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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/30553-0.txt b/30553-0.txt new file mode 100644 index 0000000..390db0b --- /dev/null +++ b/30553-0.txt @@ -0,0 +1,10858 @@ +The Project Gutenberg EBook of Les aventures du roi Pausole, by Pierre Louÿs + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les aventures du roi Pausole + +Author: Pierre Louÿs + +Release Date: November 27, 2009 [EBook #30553] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE *** + + + + +Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed +Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + +PIERRE LOUŸS + +LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE + +PARIS + +BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER + +EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR 11, RUE DE GRENELLE, 11 + +1901 + + + + +DU MÊME AUTEUR + + + Astarté, poèmes (1892) . . . Épuisé. + Les Chansons de Bilitis (1894) . . . 1 vol. + Aphrodite (1896) . . . 1 vol. + La Femme et le Pantin (1898) . . . 1 vol. + + +À PARAÎTRE + + Les Sept Flèches. + L'Orientale. + Orphée. + + +IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE: + +Format in-8º carré + + 300 exemplaires numérotés sur vélin. + 50 -- -- sur hollande. + 15 -- -- sur whatman. + 15 -- -- sur japon. + + + + +À JEAN DE TINAN + + _qui a emporté la promesse de cette simple dédicace..._ + + P. L. + + Septembre 1898. + + + + +PERSONNAGES + + + LE ROI PAUSOLE. + + * * * * * + + LA BLANCHE ALINE, fille du Roi. + MIRABELLE. + LA REINE DIANE, dite «DIANE À LA HOUPPE». + LA REINE FRANÇOISE. + LA REINE GISÈLE. + LA REINE ALBERTE. + LA REINE DENYSE. + LA PETITE REINE FANNETTE. + LE PORTRAIT DE LA REINE CHRISTIANE. + MACARIE, mule du Roi. + Mme PERCHUQUE, première dame d'honneur. + GALATÉE, jeune fille. + PHILIS, sa petite sœur. + Mme LEBIRBE. + NICOLE. + THIERRETTE, jeune laitière. + ROSINE, gardienne des framboises. + La Lectrice du Roi. + La sœur du petit paysan. + Une blanchisseuse. + Une marchande. + Une jeune fille primée. + Une jeune fille violée. + Une directrice d'hôtel. + Première femme de chambre du Roi. + Deuxième femme de chambre du Roi. + + * * * * * + + M. TAXIS, Grand-Eunuque. + GIGLIO, page du Roi. + M. LEBIRBE. + KOSMON. + HIMÈRE. + L'ÉCUYER DES CUISINES. + M. PALESTRE, ministre des Jeux publics. + Le Chef de la Sûreté. + Le Directeur du «Sauvetage de l'Enfance». + Trois orateurs. + Un métayer. + Un marin catalan. + Un petit paysan. + Un père. + Un chameau. + + * * * * * + + 366 Reines.--Écuyers.--Dames d'honneur.--Pages.--Horticulteurs.-- + Gardes.--Domestiques du palais.--Danseuses.--Policiers.--Filles de + ferme.--Invités.--Bonnes d'hôtel.--Paysans.--Paysannes.--La foule. + + + + +LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE + + +LIVRE PREMIER + + +CHAPITRE PREMIER + +COMMENT LE ROI PAUSOLE CONNUT POUR LA PREMIÈRE FOIS LES VICISSITUDES DE +L'EXISTENCE. + + Il se voit qu'ès nations où les loix de la bienséance sont plus rares + et lasches, les loix primitives de la raison commune sont mieux + observées. + + MONTAIGNE, III, 5. + + +Le Roi Pausole rendait la justice sous un cerisier, parce que, +disait-il, cet arbre-là donne de l'ombre autant qu'un autre et garde sur +le chêne séculaire l'avantage de porter des fruits fort agréables en +été. + +Bien qu'il conservât pour lui-même le grand costume historique dont +l'ampleur et la draperie lui semblaient composer au mieux la majesté de +la personne royale, il n'était pas toutefois l'ennemi d'un +perfectionnement raisonnable. On doit vivre avec son temps. Le Roi +Pausole portait une couronne de style qui dissimulait sous une mince, +mais éclatante pellicule d'or sa monture en aluminium. Il aimait à faire +remarquer discrètement combien cette coiffure était plus légère que le +chapeau haut de forme de son cousin le roi de Grèce. Certains passants +ne se trompaient point sur le métal de l'objet. Mais, disait encore le +Roi, quand on est assez malin pour discerner à distance une qualité +d'orfèvrerie, on ne saurait ressentir à la vue de la couronne, fût-elle +d'or massif et pesant, aucune impression sérieuse. Il est donc inutile +de se charger la tête. + +Le Roi Pausole était souverain absolu de Tryphême, terre admirable dont +je pourrais, au besoin, expliquer l'omission sur les atlas politiques en +hasardant cette hypothèse que, les peuples heureux n'ayant point +d'histoire, les pays prospères n'ont pas de géographie. On laisse encore +en blanc, sur les cartes récentes, bien des contrées inconnues: on a +laissé Tryphême en bleu, dans la Méditerranée. Cela paraît tout naturel. + +Eh bien, non. Telle n'est pas la raison d'une si fâcheuse lacune. + +Si Tryphême est un nom biffé de toutes les encyclopédies, si l'on +falsifie la carte d'Europe, si l'on ampute cette presqu'île verte aux +côtes de notre pays, c'est qu'on a organisé contre elle la «conspiration +du silence». + +Chacun sait qu'on appelle ainsi l'entente immédiate et clandestine qui +s'établit entre les critiques littéraires à la naissance des œuvres +fortes et qui étouffe le jeune talent au milieu de son premier sourire. +Explorateurs et géographes, montrant une âme non moins basse, se servent +du même procédé pour éloigner les touristes d'une contrée qu'ils savent +délicieuse. + +À leur aise; je ne m'occuperai pas de ces misérables combinaisons. +Tryphême est une péninsule qui prolonge les Pyrénées vers les eaux des +Baléares. Elle touche à la Catalogne et au Roussillon français. J'en +parle pour y être allé. Il est important que le lecteur ne regarde pas +comme une fiction le récit véritable et contemporain que j'écris pour +lui depuis cinq minutes. + +Ces préliminaires éclaircis, entrons dans le vif des événements. + + * * * * * + +Ce fut pendant la vingtième année de son règne, qu'un jour, après tant +de jours paisibles, le Roi Pausole ressentit les difficultés de la vie +et le poids d'une âme perplexe. + +Il s'était levé, ce matin de juin, très longtemps après le soleil, et, +doucement bercé par sa mule Macarie, il se laissait aller à sa chaire de +justice. + +De nombreux serviteurs accompagnaient sa promenade, l'un portant ses +cigarettes et l'autre son parasol, la plupart ne faisant rien. + +Aucun d'eux n'était en armes. Le Roi sortait toujours sans gardes, par +ostentation du soin qu'il prenait d'être aimé plutôt que +craint.--Crainte ne peut toujours durer, disait-il; ni endurer;--au lieu +que l'amour populaire est un sentiment perpétuel qui vit de souvenirs, +accueille les moindres gestes comme des bienfaits nouveaux et ne demande +guère autre chose que d'être vivement estimé par celui qui en est +l'objet. + +La cour de justice que le Roi tenait chaque jour sous un cerisier de ses +jardins avait su faire accepter de tous son arbitrage sans appel mais +librement consenti. Aucun autre tribunal n'avait connaissance des +affaires qui échappent au ressort des justices de paix. À force de +simplifier le Livre des Coutumes laissé par ses ancêtres, Pausole était +arrivé à édicter un code qui tenait en deux articles et qui avait au +moins le privilège de parler aux oreilles du peuple. Le voici dans son +entier: + + +CODE DE TRYPHÊME + + I.--Ne nuis pas à ton voisin. + II.--Ceci bien compris, fais ce qu'il te plaît. + +Il est superflu de rappeler au lecteur que le deuxième de ces articles +n'est admis par les lois d'aucun pays civilisé. Précisément c'était +celui auquel ce peuple tenait le plus. Je ne me dissimule pas qu'il +choque le caractère de mes concitoyens. + +Pausole se réservait le plaisir quotidien de sauver par ses arrêts +quelques libertés individuelles. Ce n'était pas un travail fatigant; et +d'ailleurs, l'excellent homme n'en eût point accepté d'autre, car sa +liberté particulière présentait à n'en pas douter un intérêt de premier +ordre et il respectait sa fantaisie qui lui conseillait d'être +paresseux. + +Ce jour-là, une douzaine de plaignants et une foule immobile +attendaient, sur la pelouse ombreuse, quand le Roi parut sous les +branches, au milieu d'un murmure de vénération, de sympathie et de +curiosité. Il répondit aux voix en agitant devant son visage, comme un +mouchoir d'accueil, une main molle et amicale. Puis il monta les trois +marches de la chaire, qui le mirent tout de suite bien au-dessus du +niveau des hommes. + + * * * * * + +Un premier plaideur s'avança. + +C'était un étranger, un marin catalan. Il tendait des bras presque noirs +hors d'une chemise aux manches troussées. + +--Sire, s'écria-t-il, justice contre ma femme! Elle est partie avec un +autre! + +--Ouais! fit le Roi.--Que veux-tu que j'y fasse? + + * * * * * + +Il cueillit une cerise au cerisier, en déchira la peau du bout des dents +et suça la pulpe juteuse avec un visible rafraîchissement. + +--Mais, sire, nous étions mariés devant l'alcade et devant le prêtre. +Elle a juré sur l'Évangile... + +--Et si elle t'avait juré de ne pas mourir avant trente ans, +l'enverrais-tu à la prison le jour où elle aurait la peste? Elle a juré, +dis-tu? C'est le seul tort que je lui reconnaisse. Encore, avec les lois +de ton singulier pays, était-ce le plus vain des serments forcés. Tu +viens justement d'en avoir la preuve. Si encore elle t'abusait! si elle +feignait de se plaire à toi pour ne pas être chassée! tu pourrais... +Mais elle ne te trompe pas, puisqu'elle est partie. Sa franchise est +irréprochable. Et pourquoi est-elle partie? Sans doute parce qu'elle a +trouvé quelqu'un de supérieur à ta personne, par la jeunesse, par la +beauté, par le caractère, ou, qui sait? peut-être même par la fortune. +Tu admets qu'une jeune fille puisse peser tous ces arguments le jour où +elle prend époux. À plus forte raison quand elle est devenue femme et +que l'expérience la conseille. + +--Il est pourtant écrit dans le code: «Tu ne nuiras pas à ton voisin». + +--C'est bien pour cela que je t'interdis de poursuivre ton successeur. +Passons à la seconde affaire. + + * * * * * + +--Majesté! fit une voix de basse, un gueux, un pasteur de chèvres, a +violé mon unique enfant. + +--Oh! oh! protesta le Roi. Ne nous pressons jamais d'attester la +résistance. Je serais curieux de voir la victime. + +On la lui présenta. + +Elle portait le costume favori des jeunes filles tryphémoises: sur les +cheveux, un mouchoir jaune soleil; aux pieds, des mules clair de lune; +et le reste du corps tout nu.--Pausole considérait, en effet, que la vue +d'une personne laide ou vieille ou infirme est une souffrance pour +certains, et il avait interdit, non seulement aux académies +défectueuses, mais encore aux visages grotesques, de paraître à +découvert. Mais comme le spectacle d'une fille jeune ou d'un homme dans +sa force ne peut éveiller que les idées les plus saines et les plus +conformes à la vertu véritable, Pausole avait fait comprendre à son +peuple qu'en dehors des quelques semaines où la Méditerranée elle-même +connaît l'hiver, il fallait se hâter de révéler à tous un don aussi +précieux, et aussi fugitif, que la beauté humaine. + +--Ami, dit le Roi, penché vers l'oreille d'un serviteur, les cerises qui +restent sont trop hautes pour que je puisse les cueillir sans peine. Et +je ne changerai pas mon arbre. Je suis habitué à celui-ci. Demain, +suspends aux branches basses une douzaine de cerises choisies. + +Puis il se retourna vers la jeune fille, qui attendait sa parole avec +plus d'espoir encore que de confusion: + +--Eh bien? fit-il. Vous plaignez-vous aussi? Car je n'entendrai votre +père que s'il réclame en votre nom. + +--Oh! sire, parlez-lui vous-même afin que je ne sois point battue. Je +suis trop émue cette semaine pour me taire deux jours de suite et je ne +serai honteuse de rien devant vous qui êtes si juste. Hier soir j'étais +allée dans la montagne chez ma sœur, avec un broc de lait pour son +petit enfant. Elle m'avait beaucoup parlé des choses qui lui font la vie +douce et qui me manquent tristement pendant mes longues nuits. Je +revenais donc par les bois, les joues peut-être un peu rouges et le +cœur bien éprouvé, quand j'ai rencontré sous les saules un chevrier de +mon âge qui paraissait tout triste, lui aussi, d'être seul. Sire, il +sortait du bain, il était si joli, si propre, si doux de toute sa +personne... il a dû voir dans mes yeux que vraiment je le trouvais +gentil. Les hommes s'imaginent toujours qu'ils nous attaquent; et +pourtant ils ne s'approchent guère de celles qui oublient de les +regarder: si l'on nous prend, même par violence, c'est après avoir lu en +nous que cela ne nous serait pas désagréable... Oh! pour moi, je vous le +jure, je ne l'ai pas fait exprès! Je ne voulais pas qu'il me touchât. Ou +du moins... je croyais ne pas vouloir. Mais enfin, j'ai regardé ce jeune +homme, à l'instant où je l'admirais le plus, et aussitôt il m'a saisi la +main... Alors mon père vous a dit vrai, Sire, j'ai résisté de toutes mes +forces. Pas un cri! car je n'aurais pour rien au monde appelé quelqu'un +à mon secours dans la position où j'étais--et d'ailleurs, j'espérais +bien me tirer de là toute seule.--J'ai lutté de mes quatre membres comme +si je défendais ma vie, depuis le coucher du soleil jusqu'à la nuit +noire. Puis, j'ai vu qu'il était trop tard pour rentrer à la maison, et +je me suis découragée; mais jusqu'au lendemain matin j'ai perdu courage +plusieurs fois ainsi et je suis déterminée à ne plus mettre aucune +énergie dans ces rencontres inégales. On demandait tout à l'heure à +Votre Majesté de protéger ma faiblesse contre de nouvelles violences: +celles de mon père sont les seules que je redoute. Je n'ai besoin de +personne pour calmer les autres. + + * * * * * + +Pausole avait écouté cette petite plaidoirie sans l'interrompre d'un +seul mot. Quand elle fut dite jusqu'au bout, il se hâta de prononcer: + +--Voici une enfant très supérieure à son père par la maturité d'esprit, +l'initiative et le sens de la vie. Allons! émancipons-la. Je ne sais pas +de quel droit je maintiendrais une autorité quelconque sur une petite +tête qui raisonne si bien. Va, jeune cervelle, tu es libre. Ne fais pas +le mal, mais vis à ta guise, selon le code de Tryphême. Appelons la +troisième affaire. + + * * * * * + +Or il arriva que la troisième affaire ne fut pas précisément celle que +le Roi eût prévue. + +Pendant le discours de la jeune fille, on distinguait dans l'allée de +magnolias qui menait au palais royal la course trébuchante et falote +d'une petite vieille qui portait ses jupes et voletait comme une +sauterelle. + +Elle approchait par bonds alternés d'une patte sur l'autre. Bientôt on +entendit gémir l'essoufflement de son désespoir. Elle se précipita vers +la chaire du Roi, pendit son bras débile à une branche afin de ne tomber +que le plus tard possible et exhala. «Sire...», mais d'une voix si +diaphane qu'on la crut déjà trépassée. + +--C'est une vieille du palais, fit l'un des serviteurs. + +--Duègne des appartements privés, expliqua un autre. + +Et comme l'étiquette de la Cour subissait des variations devant la +bonhomie du Roi, la livrée tout entière laissa deviner sa joie par ce +cri d'une âme qui s'ennuie: + +--Il s'est passé des événements. + +Le Roi s'était levé: + +--Qu'y a-t-il? + +--Sire... la blanche Aline... Ah! Sire... la Princesse votre fille... + +--Eh bien? + +--Ah!... + +Et la vieillarde s'affaissa dans un évanouissement lamentable. + +Au même instant arrivait, plus calme et portant un petit billet, une +seconde dame d'honneur qui plia son ombrelle jaune avant de s'exprimer +en ces termes choisis: + +--J'ai le regret d'annoncer à Votre Majesté que Son Altesse Royale la +Princesse Aline a quitté le palais dans des circonstances mystérieuses +qui toutefois ne laissent place à aucune inquiétude sur sa très +précieuse santé. La dame d'honneur chargée d'éveiller Son Altesse et de +lui expliquer ses rêves s'est présentée respectueusement derrière la +porte de Son Altesse et a frappé durant quatre heures sans obtenir +aucune réponse. Justement inquiète d'un silence qu'elle ne s'expliquait +point, elle a pris sur elle d'entrer, malgré la hardiesse de la +démarche: Son Altesse n'était plus dans ses appartements. La Princesse +Aline avait quitté sa chambre sans prévenir personne de son projet et +sans emporter de bagage, à part sa petite boîte à poudre, son étui de +rouge, son porte-monnaie et un objet de la toilette féminine dont la +désignation n'intéresse pas, sans doute, Votre Majesté. Nul ne sait +l'heure de son départ ni le chemin qui lui a plu. On pense seulement +qu'elle a dû sortir par la fenêtre. Au cours des recherches faites par +nos soins, nous avons découvert sur la table à coiffer un billet avec +ces mots: «Pour Papa». Je le remets en les mains de Votre Majesté. + +Pausole ne voulait pas comprendre. En vain la dame d'honneur avait-elle +construit son récit au plein midi de la clarté, Pausole demeurait +aveugle. + +--Ma chère, lui dit-il, vous extravaguez. J'entends de votre bouche des +paroles sans suite... Vous êtes en démence, cela saute aux yeux. Eh! +voyons! pourquoi ma fille m'aurait-elle quitté? Où peut-elle être mieux +qu'au palais, avec son père? Et comment, croire qu'elle soit partie sans +même m'avoir dit adieu? Ce sont des rêveries, vous dis-je. Si elle n'a +pas dormi dans sa chambre, c'est qu'il y faisait trop chaud. Elle doit +être sur les terrasses, dans son hamac à pompons. Je suis sûr qu'on n'y +a point songé. Allez donc à sa recherche au lieu d'apporter ici un +trouble déplorable à mes réflexions. + + * * * * * + +Comme il achevait, son regard tomba sur le billet qu'il tenait encore à +la main. + +Au milieu d'une enveloppe teintée, les mots: + +_Pour Papa_ + +se détachaient irréguliers, fantasques et nets. Et, en dessous, une +ligne qui aurait bien voulu être horizontale, mais qui délirait en +hauteur, s'enlevait comme une gambade. + +Le roi déchira l'enveloppe avec une hésitation silencieuse. Il en tira +une lettre qui lui parla ainsi: + + * * * * * + +«Mon petit papa, si je croyais que tu en souffres, je n'aurais jamais le +courage de m'en aller dans deux minutes; mais tu ne peux pas être +triste, puisque je suis contente, et tu m'as toujours dit que tu voulais +mon bonheur. + +«Je reviendrai dans sept mois, pour ma majorité, le jour de mes quinze +ans. Attends-moi sans inquiétude; je m'en vais avec...» + +... Non, il n'avait pas mal lu. + +«... je m'en vais avec quelqu'un de tout à fait gentil, qui veillera sur +moi comme toi-même. Je t'embrasse, si tu n'es pas fâché. + + «LINE.» + + * * * * * + +La foule s'était approchée peu à peu et, sans savoir ce qui se passait, +mais curieuse et presque bruyante, elle observait l'agitation du roi, +phénomène exceptionnel. Des plaideurs s'impatientaient. La jeune +émancipée de la dernière affaire, craignant de voir sa bonne cause +naufragée dans les conjonctures, osa demander une certitude: + +--Alors, je suis libre, Sire? Votre Majesté daignerait-elle le répéter à +mon père? + +Le Roi fit un geste violent. + +--Au diable les affaires pendantes! Valets! amenez ma monture. Ah! cela +ne se passera pas ainsi! Cette petite est folle à lier. Il faut la +reprendre au plus tôt. On n'a jamais vu pareille catastrophe. Valets! +stupide canaille, courez donc en avant! + +Et sur la mule Macarie, qui galopait pour la première fois d'une longue +et paisible existence, on vit s'enfuir le Roi Pausole dans une vague de +poudre blanche, tandis que le vent de la course enlevait la couronne +légère et, facétieux, la suspendait à une souple baguette de myrte. + + + + +CHAPITRE II + +OÙ L'ON PRÉSENTE LE ROI PAUSOLE, SON HAREM, SON GRAND-EUNUQUE ET LE +PALAIS DU GOUVERNEMENT. + + ... Mais dans mon inconstance extresme + Qui va comme flus et reflus, + Je n'ay pas si tost dit que j'ayme + Que je sens que je n'ayme plus. + + SAINT-AMANT. + + +Le jour où Pausole se connut (ce fut longtemps avant l'année où naquit +la blanche Aline), il constata qu'il possédait trois habitudes et un +défaut de caractère. + +Ses habitudes étaient, par ordre décroissant, la paresse, le plaisir et +la bienfaisance. + +Il recherchait, en premier lieu, l'inactivité. + +Puis, la satisfaction. + +Enfin, la philanthropie. + +Son défaut de caractère, qui jouera dans ce conte un rôle prépondérant, +était une irrésolution exemplaire et générale dont il ne se plaignait +jamais, car elle seule donnait par contraste une sensualité supérieure à +la paix de ses fainéantises. + +Il avait le sentiment de l'irréparable quand il fermait une fenêtre. +Choisir un fruit, une femme ou une cravate le frappait d'une perplexité +qui ressemblait à une angoisse. Jamais il ne déchirait un papier, même +une enveloppe, de peur de regretter plus tard une détermination si +inconsidérée. A peine avait-il exprimé un désir ou dicté un ordre, il +arrêtait aussitôt ceux qui se pressaient d'obéir et il avait des +«Attendez. Ce n'est pas le moment», des «Nous verrons plus tard» et des +«Laissons cela» qui maintenaient son existence dans le circonspect et le +provisoire, tant il redoutait le définitif. + +Il le redoutait; mais pour lui seul. Par une sorte de revanche sur son +hésitation intime, il discernait le devoir des autres dans une +clairvoyance tout à coup péremptoire et rendait ses arrêts publics avec +une décision remarquable. Un singulier résultat de cette assurance +devant la chicane était la réputation d'infaillibilité qui exaltait sa +justice.--La confiance personnelle se fait aisément partager; et rien +n'est plus dangereux pour un supérieur que de méditer avant de +répondre.--Pausole ne méditait jamais sous l'arbre de ses audiences, +sinon avant d'y faire choix entre deux cerises rouges comme des vierges. + +Dès que Pausole se fut renseigné de la sorte sur ses habitudes et sur +son défaut, il s'occupa non de se corriger par l'irréalisable, mais de +satisfaire à ses faiblesses et d'en tirer le meilleur parti possible +pour ses commodités personnelles et celles de ses familiers. + +C'est ainsi qu'averti par une longue expérience, il trouva plus sage de +renoncer à choisir chaque soir une compagne parmi celles qu'il avait +réunies dans le harem du palais. Il apportait des lenteurs pitoyables à +cette élection quotidienne et se laissait presque toujours circonvenir +par la plus hardie, au lieu de suivre tranquillement ses mystérieuses +préférences. Et aussitôt il regrettait d'avoir oublié la plus belle. + +Un jour, établissant une règle permanente qui lui épargnait le souci des +décisions particulières, il réduisit le nombre de ses femmes à trois +cent soixante-cinq, exactement. L'une de celles que cet arrêté renvoyait +dans leurs foyers laissa éclater sa douleur avec tant d'amour que le +Roi, toujours paternel, consentit à la garder à titre supplémentaire, +pour les années bissextiles. + +Par ce moyen, l'emploi de ses nuits était réglé d'une façon qu'il ne lui +appartenait plus d'intervertir. Chaque soir, un visage nouveau, et +pourtant connu, approuvé, peut-être même regretté depuis un an, venait +poser sur les coussins des joues qu'un long désir faisait très +précieuses. Et Pausole, délivré du soin de préparer la nuit suivante, +goûtait plus volontiers encore une joie sans élaboration. + +Les appartements des Reines occupaient, cela va sans dire, le palais +royal presque entier. Ils étaient répartis selon les quatre saisons, +dans un long bâtiment polychrome, où les mille stores de la façade +flottaient au soleil comme un pavois de fête. + +Deux pavillons, plus élevés d'un étage, flanquaient l'énorme édifice. + +Dans l'un habitait le Roi lui-même. Dans l'autre délibérait le conseil +de ses ministres. Pausole était obligé de passer par le harem pour +présider le gouvernement. + +Mieux vaut avouer sans détours que, parti du pavillon sud, il n'arrivait +jamais jusqu'au pavillon nord. + +Lui-même avait conçu cette architecture et prévu ce résultat. Puisque, +disait-il, les meilleurs monarques ont été des reines luxurieuses qui +laissaient les bureaux tranquilles, j'écarterai de mon esprit par un +artifice salutaire toute inspiration éventuelle de gérer les affaires +publiques. + +Et, de fait, tout allait pour le mieux du monde. Personne ne se +plaignait, ni le peuple, ni le souverain;--ou, du moins, les rares +mécontents accusaient «les ministères» qui, narquois derrière leur +collectivité anonyme, et d'ailleurs très satisfaits de travailler sans +direction, rendaient grâces à la destinée. + + * * * * * + +Pausole avait poussé si loin le génie abdicateur qu'il ne gouvernait +même pas ses femmes. + +À la tête du harem, et cumulant la fonction de Grand-Eunuque avec celle +de Maréchal du palais, un personnage singulier administrait au nom du +Roi. + +C'était le huguenot Taxis. + +Étriqué, méticuleux, de profil concave et d'œil fourbe, âme intraitable +et présomptueuse, Taxis jouera dans la suite du récit (disons-le pour +plus de clarté) le rôle toujours nécessaire du Personnage antipathique. +Pausole l'avait cependant choisi, et personne ne pouvait douter que le +Roi n'accordât à son fonctionnaire une part d'estime, de confiance et +presque d'admiration. + +Cet ancien répétiteur d'algèbre, ancien professeur de théologie +protestante, employé depuis avec succès à diverses missions policières, +et enfin promu Grand-Eunuque, possédait un sens de l'ordre et un respect +du principe qui dépassaient de beaucoup la simple manie. On avait vu là +des aptitudes universelles aux charges que distribue l'État, et Taxis +avait su se montrer indispensable, sinon à ses administrés, au moins à +ses supérieurs. Un seul exemple s'imposera: le harem était pacifié huit +jours après la nomination de son chef, sans que, jusque-là, Pausole eût +jamais, dans les prestiges de ses rêves bleus, compté cette chimère +lointaine. + +Il serait délicat d'insister sur les titres que Taxis avait fait valoir +pour poser sa candidature à l'eunuchat général. Délicat, et d'ailleurs +peu intéressant.--Taxis bénéficiait d'une vocation toute naturelle pour +ce poste de privilège. Le Ciel lui avait épargné les concupiscences de +la chair et les épargnait également, par un surcroît de miséricorde, à +toutes les femmes qui l'approchaient. La Providence ne voulait point +qu'inaccessible au désir il eût néanmoins la douleur de l'inspirer +autour de lui. Il n'était ni la victime, ni l'occasion du péché. + +Toutefois, il devait se résigner à ne pas faire de prosélytes parmi ses +jeunes pensionnaires. C'eût été excéder les devoirs de sa charge. Il se +limitait avec rigueur. Le Roi, ennemi de toutes les guerres, détestait +les guerres de religion; ami de toutes les libertés, il laissait les +consciences libres, fussent-elles jésuites ou francs-maçonnes. Dans +l'intérieur du harem, comme sur tout son territoire, Pausole tolérait +mille cultes et en pratiquait lui-même plusieurs, afin de connaître tour +à tour les consolations de divers paradis. + +L'autel préféré du Roi était, sur un terrain du parc, un petit temple +dédié à Dêmêtêr et Perséphone. Les deux déesses n'ayant plus +d'adorateurs sur la terre écoutaient avec bienveillance celui-ci, qui se +souvenait d'elles. À l'une il demandait surtout de bonnes moissons pour +son peuple; à l'autre la faveur de ne lui être présenté que le plus tard +qu'il se pourrait. + +Tels étaient donc Pausole, ses femmes, son Grand-Eunuque et son palais. +Quand nous aurons expliqué, plus loin, qui était la blanche Aline, nous +pourrons interrompre ici les chapitres descriptifs, c'est-à-dire +permettre aux lectrices de ne plus sauter tant de pages à la fois. + + + + +CHAPITRE III + +OÙ L'ON DÉCRIT LA BLANCHE ALINE DE LA TÊTE AUX PIEDS POUR QUE LE LECTEUR +DÉPLORE SA FUITE ET LA PARDONNE EN MÊME TEMPS. + + Si les peintres ont fait des nuditez, le péché est très grand, parce + qu'ils n'y peuvent bien réussir sans voir le naturel. + + _Examen général des conditions_, etc.--1676. + + +La blanche Aline était fille d'une Hollandaise et probablement aussi du +Roi Pausole. + +Du moins, personne n'en douta jamais. + +Ses cheveux étaient blonds, son teint clair mais sujet à des rougeurs +extrêmes, ses narines ouvertes et ses lèvres gaies. + +Je sais qu'on n'a pas coutume de tracer le portrait des jeunes filles au +delà de leur décolletage. Il n'importe: dans quelques années, nous en +sommes tous avertis, cette mode tombera en désuétude et, ne fût-ce que +pour engager les peintres dans une voie si recommandable, je ne tiendrai +aucun compte des règles établies. + +La blanche Aline, quatorze ans et cinq mois après sa naissance, prenait +le plus vif intérêt à suivre le développement de sa gracieuse personne. +Il est tout naturel que nous l'accompagnions devant sa glace, où elle se +considérait le matin avec tant d'affectueuse curiosité. + +Elle y courait dès son réveil, laissant au lit sa longue chemise et ne +gardant de sa toilette nocturne que la natte dansante de ses cheveux. +L'entrevue avec son image était une scène bien touchante. + +Cela commençait par un sourire d'accueil. Et puis éclataient des baisers +bruyants, avec les deux mains, avec les dix doigts. Pendant la première +minute, sa tendresse pour elle-même dominait. Son regard se disait des +choses inoubliables; c'était une communion d'âmes où sa beauté +n'ajoutait rien à une sympathie déjà toute dévouée. Mais, peu à peu, ce +sentiment cédait le pas devant un autre, qui se précisait en admiration. + +Elle était jeune fille depuis quelques semaines seulement. Source de +découvertes sans nombre. Ses seins, formés en si peu de temps, +conservaient entre ses mains toute leur fraîcheur de jouets nouveaux. +Familière (et imprudente), l'enfant qu'elle était demeurée attrapait ces +roses fragiles comme des ballons en caoutchouc; elle essayait de les +rapprocher; elle en chatouillait les pointes pâles; elle leur faisait +mille taquineries. Puis, changeant tout à coup de divertissement, la +jambe gauche tendue, le genou droit plié, elle mesurait des yeux le +galbe d'une hanche très jeune et qui, chaque jour, s'arrondissait.--Au +fait, que n'admirait-elle point? Par une singularité qui lui plaisait +comme le reste, elle ne portait pas encore tous les signes extérieurs de +son adolescence; mais, tout bien examiné, elle trouvait à cela quelque +chose de grec qui n'était pas messéant. + + * * * * * + +Et qui donc aurait-elle aimé si ce n'eût été sa chère image? Son père ne +lui avait pas donné d'autre amie. + +On a pu le deviner déjà: Pausole, si tolérant pour les mœurs de son +peuple, l'était moins pour celles de sa fille. + +Autant la chance lui était douce de rencontrer par les chemins de jeunes +vierges sans vêtements, autant il se souciait peu de présenter dans le +même costume la princesse héritière à ses fidèles sujets.--Non certes, +qu'il fût retenu par je ne sais quel esprit de routine; mais le soleil +du Midi est brûlant; le hâle ne va bien qu'aux brunes; il donne à la +peau des blondes certains tons de langouste cuite, et la blanche Aline +aurait perdu bientôt l'épithète homérique qui la distinguait entre +toutes les petites filles si l'on avait laissé courir son académie en +plein air sans lui donner protection.--Aussi la forçait-on de se vêtir +et même de porter ombrelle. + + * * * * * + +Des raisonnements analogues--je veux dire inspirés aussi par une +tendresse paternelle--avaient détourné Pausole d'appliquer à sa propre +fille ses théories familières sur l'éducation des enfants. + +Les moralistes ne redoutent jamais de se montrer contradictoires. Ils +pensent à bon droit qu'ils ont assez fait en prêchant la bonne parole et +que l'exemple personnel n'est pas un adjuvant nécessaire à l'influence +de leurs idées. Sans doute, se disait le Roi, j'entends qu'on élève les +marmots avec une liberté extrême et qu'on les laisse à leurs instincts, +c'est-à-dire aux premières joies de leur pauvre petite existence. Mais +ma fille est née dans des conditions très particulières. Son intérêt +commande un traitement spécial. Nulle règle n'est faite pour tout le +monde. Bref, il emprisonnait la malheureuse enfant. + +Elle avait bien entendu dire que le sort lui accordait trois cent +soixante-six belles-mères dont la plupart excellaient en esprit ou en +beauté; mais le harem lui demeurait fermé jour et nuit. Sa mère était +depuis longtemps morte. Elle n'avait pas de sœurs, pas de compagnes. +Les dames d'honneur elles-mêmes avaient ordre de ne parler à la +Princesse qu'en vue de son instruction littéraire. Toutefois, +n'imaginant qu'à peine une vie meilleure autre part, la blanche Aline +restait gaie. + +Le matin, tout le parc lui appartenait. C'était l'heure où dormaient les +Reines et le Roi. Elle jouait seule, mais avec le même entrain et la +même activité que si une foule d'enfants l'eût mêlée à sa joie. Des +arbres étaient ses amis; de petits coins ses confidents. Elle revenait +parfois haletante d'une partie de cache-cache avec un lézard vert ou +d'une lutte de vitesse avec un lapin rose. + +Et puis, brusquement, un matin, elle trouva plus intéressant de jouer au +volant avec sa rêverie et de danser le menuet avec son image. + +Environ six semaines plus tard, Pausole apprenait par sa lettre qu'elle +avait quitté le palais avec «quelqu'un de très gentil» qui prétendait +veiller sur elle. + +Ainsi, dans la solitude même où son père la tenait enfermée, la blanche +Aline avait su trouver sans conseils et tout à fait sans exemples, mais +secourue heureusement par sa jeune imagination, les camarades qu'il lui +fallait à l'âge de ses métamorphoses. + + + + +CHAPITRE IV + +COMMENT LE ROI PAUSOLE RENTRA DANS SON PALAIS ET CE QU'IL JUGEA BON D'Y +FAIRE. + + Assis sur un fagot, une pipe à la main, + Tristement accoudé contre une cheminée, + Les yeux fixés vers terre et l'âme mutinée, + Je songe aux cruautés de mon sort inhumain. + + SAINT-AMANT. + + +Devant les marches du portique, la mule Macarie s'arrêta sur ses quatre +pattes frémissantes, profondément offensée d'avoir été contrainte à une +course folle qui ne convenait ni à son âge, ni à ses habitudes, ni à son +caractère. + +Et l'on vit entrer sous les voûtes le Roi Pausole sans couronne, les +cheveux en broussailles, la robe poudreuse, les deux mains ouvertes en +haut. + +Il éternuait. Il pleurait presque. Il était soulevé, piteux, suant, +poussif et cramoisi. + +Personne ne se souciait de lui donner les premières explications. Les +couloirs, plus déserts que des galeries de musée, conduisaient à des +chambres vides. + +Les suisses avaient laissé leurs hallebardes et les dames d'honneur +leurs petits ouvrages harponnés d'un crochet hâtif. Pausole donna du +pied dans un phonographe resté seul, qui lui bêlait aux oreilles la +sérénade de Méphisto. + +Il crut que tout la monde était parti à la suite de la Princesse et que +la Cour s'était fait enlever pour lui plaire en imitant son gracieux +précédent. + +Pourtant dans l'angle d'une fenêtre une blanchisseuse se trouva prise. + +Le roi voulut lui demander: + +--Est-ce vrai? + +Sa gorge n'articula rien. D'ailleurs l'attitude effarée de la domestique +lui montrait la candeur d'une question si vaine. + +Pausole reprit sa marche à travers les appartements. + +Il traversa quinze salons où les fauteuils gardaient partout des +positions familières. Aucun d'eux n'était occupé. + +Il passa dans la salle des portraits et s'arrêta devant celui qui +rappelait encore un peu à sa mémoire confuse la très souple Reine +Christiane, mère de la Princesse Aline. + +Il l'interrogea: + +--Malheureuse! Est-ce donc là ton sang? ta race? + +Mais la Reine Christiane que le peintre avait représentée sous la figure +de Danaé, continua de sourire et d'ouvrir les genoux sans que la moindre +honte émût son front si blanc. + +Alors le Roi pénétra dans le harem silencieux. + +C'était l'heure de la sieste. + +La grande salle respirait avec l'haleine de trois cents rêves. + + * * * * * + +Toutes les femmes gisaient encore où le sommeil les avait prises. Elles +couvraient les nattes de jonc froid, elles brochaient sur les étoffes, +elles emplissaient de leur croupe des hamacs aux mailles larges. Pausole +ne pouvait ni marcher, ni s'asseoir, ni lever la tête sans toucher une +dormeuse nue. Un divan seul en portait quinze. Un filet suspendu en +réunissait deux et les pressait l'une contre l'autre. Celles qui +souffraient de la chaleur s'étaient couchées dans le bassin plat, et, la +tête sur le bord de marbre, elles allongeaient leurs jambes sous l'eau +jusqu'à la sirène centrale, pistil de la tulipe ouverte que formaient +leurs corps rayonnants. + +Au milieu de ce vaste silence, Pausole s'apaisa peu à peu. La paix, +comme le trouble, est contagieuse. Le calme et l'ombre du harem +s'étendirent sur ses pensées. + +Jetant les yeux sur sa toilette, il vit qu'elle était déplorable, et +déjà son esprit se retrouvait assez libre pour lui conseiller de changer +de vêtement. + +Ce qu'il fit. Et non sans peine. + +Car la blanchisseuse avait eu le temps de répandre par tout le palais le +bruit que le Roi était revenu sans couronne, sans voix, sans raison; +qu'il avait failli l'étrangler; qu'elle en était tombée malade deux +jours plus tôt qu'à l'ordinaire. + +Aussi, le premier valet qui parut dans la fente d'une portière plissée, +pour répondre à l'appel du Roi, y vint certes par curiosité au moins +autant que par mépris de la mort; mais il défaillit de surprise quand il +entendit Pausole, avec sa bonne voix si connue, demander «sa robe de +chambre turque et son coffret à cigarettes». + + * * * * * + +Le souverain de Tryphême, pour s'être sitôt ressaisi, avait fait ses +réflexions. + +Il ne suffisait pas de déclarer qu'on poursuivrait la blanche Aline. Et +cela même était une décision qu'on ne pouvait prendre à la légère. En +admettant qu'on arrivât jusqu'à cette extrémité, comment régler le +programme d'une recherche si délicate? + +Qui charger de son exécution? + +Et--toujours en supposant ces difficultés résolues--quelles instructions +donner au parlementaire dans le cas, facile à prévoir, où la Princesse +refuserait de se rendre aux instances, aux pressants appels, voire aux +sommations respectueuses qu'il faudrait sans doute lui adresser? + +Évidemment, tous ces problèmes ne pouvaient se traiter en cinq minutes. + +Et, d'ailleurs, rien ne pressait. + +Dans quel dessein brusquer les choses? + +Tout faisait croire que, pour protéger la blanche Aline contre le péril +le plus fâcheux, il était déjà trop tard. + +Mais pour la ramener au palais il serait toujours assez tôt. + +Puisqu'on ne pouvait rien changer au fait accompli, puisqu'il était +patent, scandaleux, connu de tous, mieux valait ne s'occuper que des +suites et en chercher le remède à tête reposée. + + * * * * * + +Ayant ainsi décidé de ne décider rien sur l'heure, Pausole prit un bain, +fuma deux cigarettes et mangea quelques biscuits imbibés de vieux porto. + +Une image cependant l'obsédait. Il se disait qu'à l'instant précis où il +prenait dans sa chambre ce temps de repos et de réflexion, sa fille +accomplissait sans doute l'acte le plus important de sa première +adolescence. Il la voyait malgré lui, dans une attitude, hélas! trop +facile à imaginer, et toutes les phases de la scène connue se +reproduisaient dans sa pensée avec la vraisemblance la plus désagréable. + +D'une façon particulière il était choqué de n'avoir aucun renseignement +sur le second des deux personnages qui jouaient un rôle dans l'aventure. +On troublait sa vie; on causait un préjudice capital à sa tranquillité +d'esprit, et il ne savait même pas sur qui pester! Un tel événement +n'aurait pas dû se produire sans qu'il y prît au moins une part de +conseil. À toute branche d'éducation convient un professeur spécial dont +l'aptitude et la compétence ne peuvent guère être appréciées par l'élève +lui-même. Pausole ne comprenait pas comment, le jour où sa fille +abordait pour la première fois une matière aussi classique, elle avait +pris un initiateur de son choix en négligeant toute enquête sur la +question de savoir s'il était qualifié pour lui donner des leçons. + +Oui. C'était bien une faute. + +Mais elle ne pouvait plus être réparée. + +Il fallait donc l'accepter de bonne grâce. + +À critiquer l'irrémédiable on perd son temps. + +Le Roi se remit en mémoire cette maxime et plusieurs autres également +fécondes en consolations. + +Perdre son temps...--se «pausoler», comme il aimait à dire lui-même,--un +autre jour il y aurait consenti sans peine. Ce soir-là, ses rêveries lui +parurent déplaisantes. + +Il retourna dans le harem. + + + + +CHAPITRE V + +DU CONSEIL QUE TINT LE ROI CHEZ LES FEMMES DE SON HAREM ET DU CHOIX +QU'IL SUT FAIRE ENTRE PLUSIEURS AVIS. + + Pourquoy sont si contentes les dames quand on leur dit que les autres + dames font l'amour comme elles?--Pour ce que leur faute s'amoindrit. + + _Questions diverses et responces d'icelles._--1617. + + +Tandis que Pausole méditait ainsi, quatre heures avaient sonné à toutes +les horloges, et avant que le dernier coup n'eût fait vibrer le dernier +timbre, Taxis, une petite sonnette en main, arpentait déjà la grande +salle, à pas méthodiques et déterminés. + +Toutes les femmes s'éveillèrent à regret. La plupart, se retournant avec +un soupir maussade, essayaient de reprendre le rêve interrompu, mais +sans espoir qu'on le leur permît. + +--Mesdames, dit le Grand-Eunuque, voici l'heure du réveil. Le droit de +dormir ne vous appartient plus. Debout! debout! + +--Non... zut... firent des voix suppliantes. + +--Rien ne sert de lutter contre le règlement, dit Taxis. L'Écriture nous +enseigne: «Il y a temps pour tout sous les cieux: un temps pour naître +et un temps pour mourir; un temps pour tuer et un temps pour guérir; un +temps pour abattre et un temps pour bâtir[1].» Il y a un temps pour +rêver et un temps pour vivre: debout! + + [1] _Ecclésiaste_, III, 1-3. + +S'arrêtant, il examina un coin tout encombré de corps longs et las. + +--Ah! fit-il impatienté, il règne ici un désordre scandaleux. Dès ce +soir, je veux assigner à chacune de Vos Majestés une place rigoureuse et +invariable dont il ne lui appartiendra pas de s'écarter à l'heure de la +sieste. + +Un murmure bruyant s'éleva, aussitôt dompté par un regard plein de +menaces: + +--Silence! cria Taxis. Mes paroles sont inspirées d'abord par des +considérations d'hygiène, de police et de décence; mais ne le +fussent-elles point qu'elles seraient encore selon la sagesse, car il +est écrit: «Tu vivras par les lois et par les ordonnances[2].» Ce qui +est élu par la fantaisie est exécrable; ce qui est conçu par l'autorité +est judicieux. Ainsi doit s'exprimer une voix saine, stricte et droite. + + [2] _Lévitique_, XVIII, 5. + +--Pardon, monsieur, dit une jeune fille, pourquoi ne pas nous laisser +choisir? Moi, j'aime mieux dormir sur une natte et ma sœur sur un +tapis. Si vous nous ordonnez le contraire, cela ne fera plaisir à +personne et nous en serons désolées. + +--Il n'importe. Vous ne savez pas quel est votre bien. L'autorité le +sait pour vous et vous le donne à votre insu, malgré vous, c'est là son +rôle. + +--Quand personne ne la réclame? + +--L'autorité s'exerce. Elle ne défère point. Elle seule discute son +droit, limite son domaine et décide son action. + +--Au nom de qui? + +--Au nom des principes. + +Puis, coupant court à la dispute, il se dirigea rapidement vers le hamac +où restaient couchées les deux amies languissantes: + +--Je vois, dit-il, par cet exemple, qu'il est urgent de légiférer, +puisque mes conseils ne servent de rien. Ne vous avais-je pas signalé +tout ce qu'une telle attitude offre d'incorrect et de pernicieux? Vous +ne tenez nul compte de mes opinions. C'est bien. J'établirai la règle +jusque-là. + +Mais l'une des apostrophées laissa tomber un bras faible hors du hamac +qui pencha, et comme elle était juive, elle sut lui répondre: + +--Il est écrit, monsieur: «Si deux couchent ensemble, ils auront chaud. +Mais une personne seule, comment se chauffera-t-elle[3]?» Ce que la +Bible nous enseigne, vous le démentiriez ici? + + [3] _Ecclésiaste_, IV, 11. + +--Madame, dit Taxis offusqué, puisque vous connaissez si bien l'Ancien +Testament, vous feriez mieux d'y choisir des textes d'un sens plus clair +et... + +--Oh! c'est très clair. + +--... Et moins sujets à controverses. Où vous ne voyez qu'une phrase +concrète et brutale, l'exégète voit un sens mystique dont la hauteur +échappe à votre entendement. Mais laissons cela. Je vous avais +recommandé de ne jamais dormir deux à deux afin d'éviter les occasions +de vous égarer en certaines démences que je ne suis pas autorisé par le +Roi lui-même à vous interdire, mais que je déclare néanmoins, de mon +chef, abominables. + +--Cela n'est pas interdit par le Pentateuque. + +--Parce qu'on n'a pas osé prévoir une aberration si profonde. + +--Oh! on en a prévu de bien plus singulières... On les a prévues toutes, +excepté celle-là. Laissez-nous penser qu'on la permettait. + +--Elle n'existait point. + +--Comment dites-vous? Elle n'existait point?... Ah! cher monsieur!... +vous êtes inimitable! + +Au milieu des éclats de rire, Taxis allait répliquer, quand une autre +infraction le fit bondir ailleurs. + +--Des bonbons? dit-il. Vous mangez des bonbons, maintenant? Des bonbons +à quatre heures dix! Le goûter ne commence qu'à cinq heures. Cela est +imprimé dans l'Emploi du Temps. Défense absolue de prendre aucune espèce +de nourriture en dehors des repas. J'ai le regret d'informer Votre +Majesté qu'elle sera privée de promenade au parc durant quatre jours à +dater de demain. + +Il s'élança de nouveau plus loin. + +--Même châtiment pour vous, madame, qui avez pris un livre. La lecture +n'est permise qu'à cinq heures et demie. De quatre à cinq, réveil, +toilette et entretiens, vous devriez le savoir. + +La jeune Reine ainsi punie ne supporta pas sa peine en silence. Usant de +la licence que le Roi entendait laisser à ses femmes en matière de tenue +et de discours, elle s'approcha en souriant: + +--N'appréhendez rien, dit-elle, je ne vous dirai pas ce que je pense de +votre personne, car je me mettrais dans le cas d'être punie de nouveau; +mais je sais à quel point la pudeur vous est chère; aussi vais-je +l'enfreindre sous vos propres yeux, impunément, monsieur le +Grand-Eunuque, avec les ressources toujours nouvelles de ma petite +imagination. + +--Madame... + +--Préparez-vous. J'ai daigné vous avertir. + +Et, faisant comme elle avait dit, elle accentua sa pantomime avec des +paroles si lyriquement sensuelles, que Taxis, hagard, hérissé, recula +d'horreur vers le mur... + +--Madame... par pitié... + +--Tout ce que je viens de dire est fort joli. Pourquoi le prenez-vous +ainsi? + +--Vous ne sentez donc pas, malheureuse enfant, dans quel gouffre d'enfer +et de damnation vous jetez votre âme éternelle! + +--Hélas, non! dit la jeune femme. + +Elle ajouta même: + +--Je continue. + +Mais Taxis, désarmé contre cette intrépide et sereine luxure dont la +flamme léchait à chaque mot toutes les âmes de la multitude, n'en put +souffrir davantage. Il s'enfuit dans le vent du scandale. + +Une acclamation salua son éclipse: au même instant Pausole se montrait, +et se croyant la cause d'une si touchante allégresse, le bon Roi +s'inclina, comblé. + + * * * * * + +La même ombre chaude emplissait encore la grande salle maintenant +bruyante; mais la lumière basse du soleil couchant y soufflait des +nuages de pourpre transparente et de longs rayons de cuivre où montaient +des poussières. Les femmes apparaissaient vêtues de gaze d'or. Il y en +avait qui, debout, plongeaient du front dans la nuit. D'autres, couchées +sur les nattes, semblaient peintes des pieds à la tête comme des émaux +sous les flammes. + + * * * * * + +Pausole ne s'arrêta guère à des contemplations que les circonstances ne +comportaient point. + +Il s'étendit sur un divan, et les sept Reines désignées à ses tendresses +de la semaine l'entourèrent aussitôt d'une sympathie agitée qui n'allait +pas sans bavardage. + +--Eh bien? + +--Comment donc! + +--Quelle nouvelle! + +--Qui l'eût dit? + +--Ce n'est pas possible! + +--Et que s'est-il passé? + +--Nous ne savons rien! + +--En est-on bien sûr? + +--Dit-on avec qui? + +--Êtes-vous sur leur piste? + +--Où sont-ils cachés? + +Le Roi haussa les épaules. + +--Je n'en sais pas plus que vous. + +--Mais qu'a-t-on décidé? + +--On ne peut rien décider aujourd'hui; ce serait absurde. + +--Pourquoi? + +--Parce que les plans irréfléchis déterminent les pires catastrophes. + +--Mais le temps passe et la Princesse fuit. + +--Fadaises. Elle ne quittera pas Tryphême, soyez-en sûres. Si je me +résous à la faire traquer (et cette perspective m'est odieuse), cela +sera possible demain; encore possible le jour suivant. C'est une vérité +qui saute aux yeux. + +--Et alors? + +--Alors, je viens prendre vos conseils. Je ne sais pas si je les +suivrai. Peut-être l'une de vous pourra-t-elle découvrir l'artifice dont +j'ai besoin. + +Les femmes s'empressèrent. + +--Oh! moi... dit l'une. + +--Moi... interrompit la seconde. + +Mais, avant qu'elles eussent parlé, la Reine Denyse avait glissé, de sa +petite voix persuasive: + +--Sire, vous devriez écrire à saint Antoine. Voyez-vous, quand on a +perdu quelqu'un ou quelque chose, c'est le seul moyen de le retrouver. + +Autour d'elle on parut douter. + +Elle rougit, s'entêta: + +--Mais si! + +Et elle développa le récit complet d'une anecdote personnelle qui, on +doit l'avouer, était péremptoire. + +Pausole, pendant ce témoignage, regardait avec insistance une Reine très +jeune, encore toute pure, qui jusque-là n'avait rien dit. + +Il l'interrogea finement. + +--Où serais-tu, à l'heure qu'il est, si pareille aventure t'avait +enlevée à moi? Quel moyen aurais-tu pris pour t'enfuir, et quel chemin? +Courrais-tu loin d'ici pour gagner de vitesse, ou resterais-tu près, +pour tromper les soupçons? Dis-moi tout cela, Gisèle; et réfléchis bien: +c'est intéressant. + +Gisèle se tut, très étonnée. + +--Oui, sourit le Roi. Je comprends. Tu ne veux pas vendre tes ruses... + +--Oh! fit-elle, piquée du reproche. Je n'en aurai jamais à prendre! Si +j'hésitais, c'est qu'on ne peut guère répondre à une question pareille. +Nous menons les hommes jusqu'à nos bras, mais ensuite, ce sont eux qui +nous mènent. J'ai vu cela dans les romans, Sire, car je n'en ai pas +d'autre expérience. Pourtant, même ignorante, je trouve que cela va de +soi. J'ai quitté mon père et ma mère pour venir où vous me voyez, et je +vous suivrais ailleurs s'il vous plaisait ainsi. Soyez sûr que la +Princesse a plus de confiance que de présomption. Vous qui connaissez +les hommes mieux que moi, cherchez ce qu'a pu faire son amant: c'est le +meilleur moyen de savoir où elle est. + +--Plus tard, dit le Roi. Il est inutile que je me donne moi-même une +peine qui peut être prise très dignement autour de moi. Lorsqu'il se +présente un cas difficile et sujet à méditations, on ne fait le tour des +banalités nécessaires qu'après un travail considérable. C'est un premier +effort dont je ne me mêle jamais. Dans quelques jours, la question sera +déblayée sans qu'il m'en ait coûté même un froncement de sourcil. Je +verrai alors s'il est urgent que je réfléchisse à mon tour; mais plus +probablement je me contenterai de faire un choix entre les avis les plus +sages, à moins que cette tâche elle-même ne me semble trop délicate. + +--Alors qu'arriverait-il? + +--Nous verrons cela. Aujourd'hui, c'est à vous de penser pour moi. Je +suis impatient de vous entendre. + +--Puis-je parler? demanda la Reine Françoise. + +--Je le demande, répéta Pausole. + +--Eh bien, dans un enlèvement, le premier jour est celui des +imprudences, et le second celui des malices. La Princesse est à deux pas +d'ici; je le sais comme si je la voyais. Le jeune imbécile qui +l'accompagne se croit caché par un buisson ou par les rideaux de son +lit. Il l'a conduite au plus près, c'est évident, cela ne laisse pas un +doute. Demain il s'apercevra qu'il a fait une bêtise. Et après-demain il +aura pris tant de précautions que toute la police du royaume ne pourra +plus trouver sa trace. C'est aujourd'hui qu'il faut agir, et tout de +suite, sans perdre une heure. Est-ce que vous ne le sentez pas? + +--Bien, remercia le Roi. Voici une première banalité. Je suis ravi +qu'elle soit dite: je n'aurai plus à m'occuper d'elle. D'ailleurs, le +conseil ne me plaît en aucune façon; mais vous avez, Françoise, la peau +si nuancée autour de la ceinture et si fine entre les seins que je veux +vous donner raison au moins pendant cinq minutes. + +--Vous vous moquez de moi. + +--Vous êtes seule à le penser. + +--Sire, fit la Reine Diane, je voudrais parler aussi. + +Diane, qu'on nommait au harem Diane à la Houppe, afin de la désigner par +ses attributs entre plusieurs belles homonymes, Diane à la Houppe +tremblait un peu. C'était elle qui devait, ce soir-là, enviée par trois +cent soixante-cinq rivales, partager le lit du Roi. On disait, on +savait, il était clair, enfin, que l'année d'espoirs et de souvenirs +dont elle voyait le terme si proche avait duré plus de jours que sa +résignation. Elle était donc émue, et balbutia non sans rougeur: + +--Sire, on vous abuse. Le premier jour d'un enlèvement est celui de tous +les mystères, et le second celui des oublis. L'inconnu qui conseille la +Princesse Aline a pu lui faire quitter le palais au milieu de cinq cents +personnes, sans éveiller une attention. Il avait un plan fort habile et +fort bien exécuté. Soyez sûr qu'il le suit encore. Ce soir il doit +penser que tout le monde est à ses trousses: il n'aura garde de se +laisser prendre; et s'il se terre sous un buisson, c'est que ce buisson +est bien le dernier où l'on imagine sa retraite... Mais il faudra qu'il +en sorte... Attendez-le au passage. Mieux vous lui démontrerez d'ici là +qu'il a pris trop de précautions, plus il sera imprudent par la suite. +Sa capture ne dépend que de votre réserve. Si personne ne le chasse, +dans huit jours vous le trouverez sur les grandes routes ou dans une +loge à l'Opéra. Ainsi, non seulement vous pouvez l'attendre, mais il est +très important que vous restiez tranquille ce soir. + +--Je suis comblé, fit le Roi. Cet avis est aussi banal, aussi sage, +aussi nécessaire que le premier. En outre, comme il le contredit +exactement, il le balance avec justesse et je ne me sens l'esprit chargé +par aucun de leurs deux poids égaux. + +Après un court silence, il conclut de la sorte: + +--C'est donc avec une liberté exquise et déliée même d'inquiétude que +j'adopterai pour le mien, Diane à la Houppe, ton sentiment. +Redis-le-moi, car il me plaît. Ainsi, cher visage, tu m'affirmes... + +--Que le meilleur est de ne rien faire et que vous pouvez aller au lit. + +Pausole approuva de la main. + +La belle Diane eut un soupir, et, achevant son conseil, sa phrase, sa +pensée: + +--Avec moi, fit-elle en souriant. + + + + +CHAPITRE VI + +COMMENT DIANE À LA HOUPPE ET LE ROI PAUSOLE VIRENT ENTRER QUELQU'UN +QU'ILS N'ATTENDAIENT POINT. + + Sa seule nudité descouvre sa richesse; + Plus on voit de son corps, plus on voit de beauté; + Sa pompe est toute en elle, et comme une déesse + Elle doit son éclat à sa propre clarté. + + MALLEVILLE.--1634. + + +Diane à la Houppe, gardée par une servante, copiait un Bacchus de +Velasquez dans le salon carré du musée Pausole, quand le Roi, estimant +la perfection de son goût, et pressentant celle de ses formes, lui +demanda, non sans égards, toutes les grâces qu'elle pouvait donner. + +La jeune fille accepta sur l'heure. Sa bonne elle-même, consultée, n'y +vit aucun inconvénient. Seuls, les parents eussent volontiers retenu +leur enfant chez eux, mais ils savaient au nom de quel principe sacré +Pausole entendait protéger les libertés individuelles, et ils ne +tentèrent point d'exprimer en public leur égoïsme inexcusable. + + * * * * * + +Introduite dans une des chambres qui précédaient le harem, Diane jeta +sur la chaise longue, avec un soulagement très vif, les vêtements qu'on +lui avait imposés pendant ses années de servitude familiale. + +Et Pausole observait debout les révélations successives d'un corps +teinté, ferme et vivace, tandis qu'elle ouvrait tour à tour la +chemisette bossue, la jupe monastique, le difforme pantalon blanc. + +Elle était plus belle encore que jolie; son adolescence valait une +maturité. Un torse rond, des épaules droites, des seins gorgés comme des +pastèques, des jambes longues et bien en chair se délivrèrent agilement +d'un multiple linge importun. Toute sa peau apparut, très brune, pleine +et fertile, duveteuse même au creux des reins et sur la rondeur des +cuisses, tandis que la chevelure noire, démordue de ses écailles +dentées, recourbait sur le dos les plumes de son aile. + + * * * * * + +Les autres femmes du harem, quand on leur présenta cette beauté... +ombreuse, trouvèrent qu'elle prêtait à rire et ne surent que lui imposer +un surnom volontiers narquois. Les femmes ont des théories très +particulières sur l'esthétique de leurs rivales. Diane à la Houppe ne se +fâcha point. Elle avait bon caractère. Et puis sa première conversation +avec le Roi l'avait mise du soir au matin en humeur de trouver tout le +palais charmant. + +Hélas! il n'en fut pas ainsi des douze mois qui suivirent cette unique +entrevue. Pausole en vain lui exposa que s'il ne la revoyait plus, s'il +fallait qu'elle entrât dans la règle commune, c'était parce qu'il avait +grand'peur de devenir amoureux d'elle, catastrophe qui aurait compromis +à la fois sa tranquillité d'âme et les intérêts de l'État. Diane ne +comprenait pas du tout ce raisonnement. Elle ne partageait pas non plus +l'indifférence de ses compagnes, lesquelles considéraient la cérémonie +annuelle comme une occasion excellente d'obtenir des soies de Manille ou +des pantoufles de Paris. Diane à la Houppe, tel saint Augustin au temps +de sa jeunesse dispose, aimait à aimer et ne cherchait rien d'autre. +Privée du Roi, elle ne voulut même pas apprendre les jeux variés et +traditionnels dont les autres Reines lui donnaient l'exemple à toute +heure et qu'elles vantaient en sa présence ou comme suffisants ou comme +incomparables, selon la tournure de leur esprit. + +La pauvre fille vécut un an dans l'attente. Année de larmes et de +pensées. Le dernier jour en faillit être, on le devine, le plus +déchirant. La Princesse royale disparue ce matin-là, Diane épouvantée +vit pendant plusieurs heures, avec l'imagination du désespoir, le Roi +lui-même partir à sa recherche... + +--Ah! Sire, s'écria-t-elle dès que la portière de la chambre à coucher +fut retombée sur elle et lui, ne regardez pas trop mes yeux. J'ai tant +pleuré depuis ce matin! + +--Houppe, tu es charmante, répondit Pausole. En effet, tes paupières se +gonflent et tes yeux sont encore humides; mais cela donne à leurs +regards l'expression de la Volupté même. Tu serais épuisée des suites du +plaisir et à la limite de l'évanouissement, tes yeux, ma Houppe, +luiraient du même éclat. Ne me détrompe pas: dans un instant, je pourrai +croire qu'ils me le doivent. + +Diane pencha la tête et sourit malgré elle. + + * * * * * + +La nuit pleine de clartés entrait dans la chambre obscure par une très +large baie ouverte sur une terrasse. Sous le store levé au linteau, +entre les portes ramenées au mur, Tryphême bleue et blanche apparaissait +mollement.--C'était une campagne onduleuse semée de bois et de maisons +plates, avec une grande route plantée d'arbres, chemin qu'aurait pris le +Roi pour aller à sa capitale s'il n'avait pas eu cent raisons (et même +trois cent soixante-six) de ne pas quitter son palais. Un énorme figuier +faisait retomber comme un tapis par-dessus la balustrade ses branches +cachées par les feuilles plates et ses fruits poudrés de lilas. Vers la +gauche, le parc se massait, avec ses magnolias déjà défleuris, ses +eucalyptus frissonnants, ses palmiers trapus du Japon, ses magnifiques +sagoutiers lunaires. Une défense d'aloès ourlait le jardin sombre et la +plaine s'étendait au delà jusqu'aux étoiles. + + * * * * * + +--Comme cette nuit ressemble à celle de mes noces! murmura Diane. Il n'y +a pas eu d'autre belle nuit depuis un an. Celle-ci est tout à fait la +sœur de la première. N'est-ce pas qu'il y a des nuits étranges où le +paysage qui nous regarde a l'air de contenir tout le bonheur que nous +voudrions enfermer en nous? + +Pausole ne répondit rien. + +--On a frappé, reprit la Reine. + +--Ce doit être pour le dîner, dit Pausole. Il fait grand'faim. + +Et il cria: + +--Entrez! Entrez! + + * * * * * + +Mais, au lieu du Grand-Échanson, ce fut le Grand-Eunuque qui montra, +tout à coup, entre les portières, sa vilaine physionomie de personnage +antipathique. + +--Ah! qu'est-ce encore? fit le Roi, du ton le plus maussade. Je n'ai +aucun besoin de vous, Taxis, j'ai affaire. + +--Allez-vous-en, dit la belle Diane, vous n'avez rien à voir ici. + +--C'est l'heure de mon repas, continua Pausole. Je n'ai pas d'autres +papiers à lire que le menu. + +--Avez-vous le menu? répéta Diane à la Houppe. Non? Alors allez-vous-en! + +--Mon ami, reprit le Roi, si vous empiétez sur les attributions des +autres officiers de la cour, nous courons à l'anarchie. Allez dire au +Grand-Échanson que pour ce soir encore je le prie de bien vouloir +choisir en mon nom le vin que je dois préférer. J'ai trop de tracas pour +rien décider sur ce point, et à plus forte raison pour vous entendre. +Allez! + +--Mais allez-vous-en donc! cria Diane, au comble de l'agacement. + +Et comme Taxis, respectueux mais entêté, ne faisait aucun geste +d'obéissance, Diane le prit par les deux épaules et lui dit en face, du +ton le plus sérieux: + +--Vilain parpaillot! Si vous obtenez de la bonté du Roi la permission de +parler ici, je vous forcerai de partir avant que vous ayez prononcé un +mot; si ce n'est pas par la violence, ce sera par un moyen que vous +connaissez bien! + +Le Roi leva les bras: + +--Allons! fit-il. Un conflit! Houppe, tiens-toi tranquille. Taxis va +s'en aller. Il est homme de sens. Il doit avoir déjà compris que nous ne +souhaitons pas en ce moment son entretien. + +Taxis eut un sourire mielleux, qui s'acheva en importance. + +--En effet, dit-il. Et si la voix inflexible de ma conscience, si +l'unique souci d'un devoir souvent ingrat, si la passion de la vérité ne +m'appelaient où je suis, croyez, Sire, que j'aurais déjà déféré au désir +que m'exprime Votre Majesté. Mais ma tâche est plus haute que mon +intérêt personnel, et dussé-je en souffrir, je ferai mon devoir jusqu'au +bout. Je n'empiète pas, quoique Votre Majesté m'en fît tout à l'heure le +cruel reproche, sur les attributions de mes collègues. Je suis maréchal +du palais, et comme tel, je devais m'occuper du grave incident qui s'est +produit ce matin au rez-de-chaussée du pavillon sud. Mon initiative ne +s'est pas trouvée en défaut. J'ai fait rechercher la Princesse Aline. + +--Hélas! gémit la Reine Diane. + +Mais, ressaisie aussitôt, et debout, elle interpella: + +--Qui vous en a donné l'ordre? + +--Le Roi m'a confié la mission sacrée de prévenir, de suspendre, de +réprimer au besoin la turbulence et les excès dans l'enceinte de la +demeure royale. + +--Ah! de prévenir!... Eh bien, il paraît que vous n'avez pas «prévenu», +puisqu'un étranger a pu s'introduire ici comme chez lui... Vous n'avez +n'avez pas non plus «suspendu», puisque la Princesse est partie à votre +barbe et que personne n'en a rien su pendant six heures. Maintenant vous +voulez «réprimer»? Le Roi vous le défend, seigneur Grand-Eunuque. + +--Sa Majesté... + +--Le Roi désapprouve. C'est tout. Cela suffit. Tournez les talons. Le +Roi vient de prendre une décision qui est admirable et sur laquelle il +ne reviendra certainement pas pour écouter vos lubies. Il vaut mieux ne +rien faire pendant un jour au moins; on ne vous expliquera pas pourquoi, +mais tel est l'ordre: suivez-le. Allez-vous-en! Rappelez vos hommes. +Gardez le silence sur l'événement et disparaissez jusqu'à demain soir. +M'entendez-vous? + +Taxis tendit en frémissant les trois papiers qu'il avait en main. + +--Mais, Sire, voici les rapports. Le suborneur est découvert. La +Princesse ne l'a pas quitté. Leur asile est gardé à vue sans qu'ils le +sachent. Je n'attends qu'un mot de vous pour agir. + +--Monsieur, répondit Pausole, je n'ai pas l'habitude de me jeter à +l'étourdie au milieu des faits divers. Je n'aime pas les aventures; et +j'entends n'en pas avoir. Vous parlez et vous décidez avec une +précipitation funeste. Il n'y a ni sagesse ni méthode dans une telle +pétulance, et je ne sais où j'avais pris l'estime que je vous portais. +Taxis, vous êtes un hurluberlu. Faites cesser la surveillance que vous +avez organisée si légèrement devant la retraite où dort ma fille. Et +tenons-nous-en là pour ce soir. J'ai dit. Veuillez vous retirer. + +Taxis recula de trois pas, montra le plafond d'un doigt osseux: + +--L'Éternel appréciera! dit-il. + +Sur ces mots, il salua d'un front sec et disparut. + +Diane, restée seule avec le Roi, saisit l'occasion par le nez. + +--Ah! Sire, quand nous délivrerez-vous de cet odieux personnage? Il est +notre bourreau, vous ne pouvez savoir ce qu'il invente pour nous +exaspérer. Il règle tout, il distribue tout, il administre jusqu'à nos +pensées. Nous ne pouvons ni dormir, ni danser, ni courir au parc, ni +lire de romans, ni manger de bonbons qu'aux heures fixées par sa manie. +Le moindre oubli est puni de cellule. Un simple retard suffit. Il nous +tue!... Pour le faire fuir nous n'avons qu'un moyen: c'est celui que je +voulais employer tout à l'heure; et encore si vous ne lui aviez pas +interdit de nous parler décence, il nous châtierait terriblement de +ceci, car rien ne le met en plus grande fureur que les spectacles dont +parfois il faut bien qu'on le rende témoin. Mais ce moyen-là me répugne +et je n'ai même pas toujours plaisir à le voir employer par les autres. +Aussi quelle idée singulière que de mettre un pasteur protestant à la +tête d'un harem si nu! Vous l'avez voulu, c'est donc parfait ainsi, et +je vous pose des questions, Sire, sans les résoudre. Pourquoi ne pas +nous donner de véritables eunuques, comme cela se fait en Orient? Mes +compagnes les regrettent quelquefois en disant que ces pauvres êtres +peuvent, eux aussi, donner aux femmes un plaisir complet qu'ils ne +partagent point et qui ne doit éveiller la jalousie de personne. Moi, je +ne pense guère à de pareilles choses; je n'ai de joie qu'en votre +souvenir, mais je voudrais qu'on ne m'empêchât plus d'y rêver tout à mon +aise et qu'une haïssable face ne se dressât pas tout le jour entre lui +et moi. + +--Eh! eh! dit Pausole, Taxis a du bon. + + + + +CHAPITRE VII + +QUI EST CONSIDÉRABLEMENT ÉCOURTÉ EU ÉGARD AUX LOIS EN VIGUEUR. + + Ô mourir agréable! ô trépas bienheureux! + S'il y a quelque chose en ce monde d'heureux, + C'est un tombeau tout nud d'une cuisse yvoirine. + Ces esprits vont au ciel d'un ravissement doux. + + THÉOPHILE DE VIAU.--1625. + + +Je ne décrirai point le repas qui suivit. + +On m'a dit, en effet, que les lois de notre pays permettent aux +romanciers de proposer en exemple tous les crimes de leurs personnages +mais non point le détail de leurs voluptés, tant le massacre est aux +yeux du législateur un moindre péché que le plaisir. + +Et comme je ne sais plus exactement si l'on bannit de nos œuvres les +voluptés du lit ou celles de la table; comme d'ailleurs, en consultant +toute ma conscience et toute ma sincérité, il m'est impossible d'augurer +lequel est le plus pendable de manger une tartine ou de créer un enfant, +j'aime mieux prendre mes précautions et ne parler ici ni de seins ni de +grenades. + + * * * * * + +On saura donc en peu de mots que le dîner du Roi Pausole et de la belle +Diane à la Houppe comprenait: + + Des hors-d'œuvre. + Une première entrée. + Un relevé. + Une deuxième entrée. + Un rôti. + Une salade. + Un légume. + Un entremets. + Des fruits et des confiseries. + Les vins X... Y... et Z... + +C'était un petit dîner. N'en disons pas plus. + +Voilons de la même manière ce qui s'ensuivit. + +Diane, privée du Roi depuis une année et cloîtrée dans le harem après un +seul matin d'amour, était redevenue jeune fille.--Comprenne qui peut. Je +n'explique rien.--Bref le Roi trouva lui aussi que cette seconde +entrevue intime ressemblait beaucoup à la première. + +Un peu avant le lever du soleil, tous deux allèrent prendre le frais sur +la terrasse semée de tapis; et pour cueillir les plus hautes figues, +Diane à la Houppe levant les bras s'étirait douloureusement, lisse comme +une fleur et trois fois tachée de noir. + + + + +CHAPITRE VIII + +OÙ PAUSOLE EXAMINE DES RÉVÉLATIONS SUR UNE LETTRE DONT L'IMPORTANCE +N'ÉCHAPPERA POINT AU LECTEUR. + + On devine ce qu'un jeune homme assez fat et habitué aux succès faciles + peut dire à une jeune fille lorsqu'il a monté sept étages pour arriver + jusqu'à elle et qu'il se croit attendu. + + Mme ANCELOT.--1839. + + +Vers midi, Pausole s'éveilla, simplement, comme de coutume. Il n'avait +pas de petit lever. Les cérémonies inutiles n'embarrassaient point sa +vie. + +Son coup de sonnette fit accourir une camérière qui débutait, ce +matin-là, dans le service de la chambre. La jeune personne, en tremblant +des deux mains, trébucha, heurta des chaises et rougit avec violence +lorsqu'elle aperçut près du Roi Diane immodeste et endormie. + +--Chut! fit Pausole. Parlez bas. Quelle heure est-il? + +--Oui, Sire... Non, non... Je ne sais pas, balbutia la pauvre enfant. + +--Donnez-moi ma robe de chambre et faites préparer mon bain. Prévenez +aussi ma lectrice et l'écuyer des cuisines. Et maintenant fermez les +rideaux pour que la Reine dorme le plus longtemps possible. + +Puis, avec mille précautions il mit ses pieds l'un après l'autre, et +silencieusement, sur le sol. La perspective de dire adieu pour une +seconde année à la redoutable Diane ne le retenait en aucune façon. + +Il s'esquiva. + + * * * * * + +Peu après, couché dans une eau parfumée, il admit à six pas de sa +baignoire la lectrice ordinaire qui venait chaque matin lui donner un +aperçu des nouvelles télégraphiques et le résumé des principaux +feuilletons. En vertu de l'article premier du code en usage à Tryphême +(Tu ne nuiras pas à ton voisin) il était interdit aux journaux d'insérer +les nouvelles scandaleuses ou diffamatoires. Aussi pas une feuille ne +publiait-elle la fuite de la blanche Aline; et si quelques-unes, çà et +là, s'étaient permis des allusions, la lectrice eut le tact de ne pas +les comprendre. + +Cependant Pausole demeurait distrait. Quand sa toilette fut achevée, +quand l'écuyer des cuisines eut fait servir dans un cabinet de repos le +premier déjeuner fumant et quand Pausole s'en fut nourri--enfin, quand +il eut fumé deux cigarettes de tabac frais, il sortit et pénétra seul +dans la chambre où avait grandi sa fille. + + * * * * * + +Rien n'y était rangé. La pièce conservait l'aspect mouvementé d'une fin +de toilette et d'un départ rapide. À sa suite, la salle d'étude, le +cabinet de coiffure, le boudoir et les bains offraient un mélange +singulier de tire-boutons, de géographies, de bas noirs et de raquettes. +Un exemplaire de _Télémaque_ flottait sur l'eau calme du tub. + +Pausole erra mélancoliquement de chambre en chambre pendant un quart +d'heure. Il ouvrit les cahiers de style, souleva les petits corsages, +déroula une ceinture de cuir et remit dans leur boîte trois épingles à +cheveux. + +Puis il appuya le médius de la main droite sur le bouton d'une sonnette +et dit au valet survenant: + +--Faites prévenir M. le maréchal du palais que je l'attends ici et +désire lui parler. + +Taxis entra. + +--Monsieur, dit Pausole, j'estime votre zèle et votre méthode, en ce +qu'elles me délivrent chaque jour de vingt soucis dont je n'ai que +faire. Mais votre enquête d'hier marchait dans le domaine de +l'intempestif, surtout si l'on considère l'heure et le lieu où vous avez +cru pouvoir m'en offrir le compte rendu. Je vous avais pourtant signifié +qu'entre cinq heures du soir et deux heures de l'après-midi, je ne +voulais méditer nulle entreprise. Vous avez outrepassé vos instructions +en prenant une initiative dans un cas où votre compétence était plus que +douteuse et en me demandant mes ordres sans que j'eusse manifesté le +dessein de vous en donner aucun. + +Ici, fort posément, il alluma une cigarette, s'assit, plaça le coude +droit sur le bras large du fauteuil, inclina la tête du même côté, +croisa les jambes, fit un geste et dit: + +--Maintenant, lisez votre rapport. + +Taxis n'avait pas bronché. Les conseils que porte la nuit ayant eu sur +son empressement une influence pacifiante, il avait cessé de crier que +l'intérêt de sa carrière cédait le pas à celui de sa tâche. En outre, +consultant sa Bible, il s'était arrêté à ce passage catégorique: + +«Vous clamerez contre le roi que vous vous serez choisi, mais l'Éternel +ne vous exaucera point»[4]. + + [4] Samuel, VIII, 22. + +Ceci levait tous les scrupules. Il redevint courtisan. + +--Sire, voici l'affaire en deux mots. La minute et l'expédition de mes +rapports sont dans ce portefeuille, mais je crois préférable de les +résumer. + +Il s'approcha de la fenêtre ouverte. + +--Hier matin, vraisemblablement vers quatre heures, Son Altesse Royale +la Princesse Aline s'est assise tout habillée sur le marbre de cette +fenêtre. Ayant levé les jambes et opéré de droite à gauche un mouvement +de rotation qui a laissé trace dans la poussière, elle a sauté d'une +hauteur d'environ soixante-quinze centimètres au milieu de la +platebande. Ses deux pieds ont marqué là leurs empreintes parallèles, +puis alternées--et il n'y a pas d'autres vestiges. Son Altesse est donc +partie seule. + +Sur cette révélation, Taxis croisa les mains devant son maigre ventre, +et prit un temps. + +--Hier soir, continua-t-il, la Princesse se préparait à passer la nuit +dans une auberge appelée «Hôtel du Coq» et située à 3 kil. 2, sur la +route de la capitale. Elle y était arrivée à 3 h. 40, venant d'un petit +bois voisin et accompagnée d'un jeune homme dont je possède le +signalement, mais qui est inconnu dans la région. + +--Quel âge a-t-il? dit Pausole. + +--Très jeune. Dix-sept ans au plus. + +--Allons, c'est gentil, fit le Roi. + +--Si Votre Majesté l'avait voulu, le suborneur était arrêté dès hier et +la Princesse ramenée au palais. + +--Par des policiers, n'est-ce pas? + +--Ou par des envoyés spéciaux. + +--Et lesquels? Vous ne voyez jamais, Taxis, le point délicat d'une +situation, ni la complexité qui résulte des devoirs imposés par le +scrupule affectueux. + +--Je n'insiste pas. Votre Majesté a raison contre moi. J'ai déféré à ses +ordres et la surveillance a été levée hier soir à huit heures. Depuis +lors, je me suis maintenu strictement dans l'expectative. + +--Il serait pourtant essentiel de savoir à qui nous avons affaire, et +d'abord afin de décider s'il convient de poursuivre ou de s'abstenir. +Qu'est-ce que c'est que ce galopin dont nul n'a jamais vu la tête, qui +n'appartient pas au palais, qui n'habite point aux environs et qui prend +tout à coup assez d'ascendant sur l'esprit de ma fille pour l'enlever à +notre barbe, sans même avoir la peine de venir la chercher? Il se fait +rejoindre par elle! Il l'attend et elle vient à lui! Elle qui n'avait +jamais quitté les pelouses du parc, la voici sur les grandes routes, +dans une auberge de bicyclistes, avec un écolier de seize ans qu'elle +n'a pu rencontrer nulle part avant de se jeter dans ses bras! Avouez-le, +Taxis, c'est extravagant! Je désespère d'y rien comprendre... Mais +n'avez-vous aucun indice? + +Après un sourire bref, Taxis répondit de sa voix exacte: + +--Avant-hier et le jour précédent, une troupe de danseuses françaises a +donné deux représentations à la Cour, devant Leurs Majestés du Harem. La +Princesse Aline était présente au fond de sa baignoire, autorisée pour +la première fois à pénétrer sur le théâtre. Elle a manifesté pendant +tout le ballet le plaisir le plus vif, et l'on a pu remarquer que son +émotion grandissait chaque fois qu'elle voyait danser une... pécore +nommée Mirabelle. + +Taxis prit un nouveau temps, puis articula: + +--Après le spectacle, la Princesse a fait remettre à cette personne un +don en argent--sous la forme d'un billet de banque--contenu dans une +enveloppe cachetée.--Je prie Votre Majesté de peser tous les mots de ma +phrase. À mon sens, il y a corrélation entre ce petit fait et le malheur +public qui l'a suivi de si près. + +Il y eut un silence gênant. + +Le Roi continuait de fumer. + +Taxis crut nécessaire de préciser davantage. + +--J'accuse, en un mot, reprit-il, j'accuse la ballerine nommée Mirabelle +d'avoir machiné une intrigue diabolique dans le but d'entraîner à +l'abîme une âme que tant de soins et de piété paternelle avaient +conservée à l'état de candeur. J'accuse cette coquine d'avoir été +l'entremetteuse du crime qui s'est perpétré! Le nom du suborneur, nous +le saurons plus tard; il n'importe; mais qu'il ait connu Mirabelle et +qu'elle lui ait permis d'arriver à ses fins, c'est ce que je me fais +fort de démontrer par la suite de l'instruction si Votre Majesté n'y met +pas d'obstacle. + +Pausole leva les deux mains. + +--Nous n'en sortirons pas! dit-il découragé. Cela se complique de plus +en plus. Et que sont devenues ces danseuses? + +--Parties le même jour pour Narbonne. + +--Vous le voyez bien! nous n'en sortirons pas! C'est une affaire +inextricable. + +--Pardon. Deux coupables: deux informations. L'un est en France, nous +allons télégraphier à la Place Vendôme et après les formalités +nécessaires nous obtiendrons de le faire extrader. Le détournement de +mineure est un chef d'inculpation prévu par les traités internationaux. +De ce côté, rien d'embarrassant. Quant à l'autre coupable, nous le +tenons, il est là. Dites un mot, et je l'arrête. + +Le Roi dirigea son regard vers Taxis toujours debout. + +--Vous êtes un homme dangereux, seigneur Grand-Eunuque. Utile; mais +dangereux. Si les destinées vous avaient mis à ma place, je ne donnerais +pas un rouge liard du bonheur de mon pauvre peuple. Vous êtes un caïman, +Taxis. Vous avez l'œil féroce d'un sénateur français. Et puis vous ne +me comprenez pas. + +Il secoua la cendre de sa cigarette avec un geste de lassitude. + +--Je vais réfléchir à tout ceci. Votre rapport est instructif, et s'il +conclut du possible au certain, cela ne me dispense pas de méditer les +hypothèses qu'il suggère. J'y songerai tout à loisir; dès demain je +prendrai une résolution. Attendez. Calmez-vous. + +Il se leva, et, plus franchement: + +--D'ici là, soupira-t-il, j'aurais bien besoin de penser à autre chose. +Cette préoccupation m'accable. Pour peu qu'elle persiste j'en ferai une +maladie. Parlez-moi, mon ami. Changez l'ordre de mes idées. + +Taxis enfla sa poitrine en baissant les yeux et poussa un soupir ému. Le +ton bienveillant du Roi l'enhardissait. Il crut le moment opportun pour +aborder un sujet qui lui tenait fort à cœur. + +--Oserais-je donc, fit-il, attirer l'attention de Votre Majesté sur ma +modeste personne? Et si mes services, ou du moins mes efforts, +recueillent l'auguste approbation de celui qui peut seul en juger +l'importance, me sera-t-il permis d'exprimer ici l'espoir dont je me +plais parfois à bercer mes solitudes? + +--Que signifie ce galimatias? dit Pausole. Exprimez donc. Ne préambulez +point. + +--Je ne suis que commandeur de l'ordre des Colombes. Certes, et je me +hâte de le dire, mes humbles ambitions personnelles sont comblées; mais +ma vieille mère, du fond de son hameau jurassien, aurait une joie bien +touchante et peut-être un regain de vie à me savoir grand-officier... +J'ajoute qu'à mon sens, la haute charge dont Votre Majesté a daigné me +donner l'investiture mérite une distinction honorifique à laquelle je +n'eusse point songé si le bon plaisir du Roi ne m'avait pas élevé au +sommet de la hiérarchie palatiale. Je parle ici, non pour Taxis, mais +pour le chef de la maison civile, et pour la cause de l'autorité!... Ma +demande est entièrement désintéressée. + +Pausole temporisa: + +--Nous verrons. Un peu plus tard. Vous avez aujourd'hui une affaire +délicate à mener dans la bonne voie. Si vous vous en tirez, je vous +donnerai la plaque; c'est faveur promise. Continuez vos rapports. + +--La Princesse... + +--Encore elle? Ne s'est-il rien passé depuis hier soir que vous me +fatiguiez ainsi la tête avec un événement vieux déjà de trente-six +heures? + +--Si fait. Je n'osais pas... + +--Ah! mais parlez! je vous y invite. + +--Sire, il s'agit d'un attentat injurieux et exécrable, mais dont le +caractère est grotesque. Un souffle de démence traverse le palais. Il ne +convient pas que Votre Majesté s'arrête à de telles fredaines, sujet +indigne de ses réflexions dans les circonstances actuelles. Je veillais. +J'ai puni. L'auteur de cette escapade peut attendre d'être jugé. + +--Que de peines pour obtenir l'exposé d'un fait! Je vous écoute, Taxis. +Qui est le délinquant? + +--C'est un page, le dernier nommé de la compagnie, celui-là même dont je +me suis plaint tant de fois à Votre Majesté. Il a mis le comble à ses +friponneries par un acte inqualifiable. J'ai plus de honte à le +rapporter qu'il n'en a eu à l'accomplir. + +--Enfin, qu'a-t-il fait? + +--Voici... L'honorable M. Palestre, ministre des Jeux publics, conserve +encore malgré son âge un penchant déterminé vers les amours ancillaires. +Votre Majesté l'ignore peut-être. Quant à moi, je ne l'excuse point. +Toujours est-il que cette faiblesse d'un vieillard si respectable par +ailleurs défrayait les conversations des pages. Le plus malfaisant +d'entre ces jeunes chenapans résolut de surprendre M. Palestre à +l'instant où il convenait le moins que M. Palestre fût surpris. Il se +posta sous le lit de la camérière avec qui le ministre faisait ses +déportements--votre propre camérière, Sire--et quand, à de certains +signes que je ne pourrais ni ne voudrais décrire, il estima que ses deux +victimes devaient être dans l'état de distraction favorable à ses +desseins, il sortit de sa retraite et jeta sur le couple un filet de +tennis... + +--Ha! ha! ha! fit le roi. + +--... Il le noua au pied du lit, forçant ainsi M. Palestre et la femme +de chambre à garder, quoi qu'ils en eussent, la plus licencieuse des +attitudes. + +--Ha! ha! + +--Et non content d'avoir été l'acteur et le témoin de cette triste +scène, il appela tout le corps des pages dans la chambre du scandale, le +multipliant ainsi par le nombre des spectateurs. Les incidents qui +suivirent furent d'un tel caractère que la malheureuse servante en garde +le lit pour huit jours, de fatigue et d'émotion. Voilà pourquoi ce +matin, à votre réveil, vous avez entrevu un visage nouveau... Sire, je +suis confondu que vous accueilliez avec cette gaieté sympathique une +scélératesse que j'aurais jugée digne de toutes les flétrissures, en +attendant les châtiments. + +Pausole protesta: + +--Non pas! Vous avez, Taxis, une méthode de généralisation qui vous +pousse à l'erreur facile. Vous classifiez les gestes et les actes selon +je ne sais quelle table de mathématiques morales où ils ne reconnaissent +pas leur ordonnance naturelle. Plus que vous encore je hais le grivois. +La volupté qui rit n'existe point. Le plaisir touche de plus près à la +douleur qu'à la gaieté. Ceci proclamé en principe, l'anecdote que vous +me révélez n'en est pas moins excellente. + +--Votre Majesté raille. + +--Je n'en fais rien. L'histoire est admirable et presque divine, en ce +qu'elle est d'abord renouvelée des Grecs. Ainsi fut surprise et enclose +dans un filet à mailles de fer la coupable Aphrodite chez le dieu des +batailles. Ce souvenir classique inspirant l'un de mes pages est bien +pour me satisfaire. + +--Classique? Sire, dites païen. + +--Ensuite, observez que ce jeune homme, au lieu d'imiter au hasard la +tradition olympienne, a pris un filet de tennis pour en envelopper +justement le ministre des Jeux publics. Ceci dénote un esprit personnel +et des idées indépendantes... + +--Soit. Deux tares, il me semble. + +--Enfin, je loue au plus haut point l'intention moralisatrice qui plane +sur toute la scène. Il est ridicule et odieux qu'un vieillard de +soixante-dix-huit ans aille partager le lit d'une servante qui est +peut-être son arrière-petite-fille. On ne sait jamais. Si M. Palestre se +plaint, il ne peut s'en prendre qu'à lui-même de la posture piteuse en +laquelle ces jeunes gens l'ont vu. Quant à ma camérière, elle n'a eu que +ce qu'elle méritait; la honte résulte de son acte et non pas de son +châtiment. + +--Alors que dois-je faire du coupable? + +--Le mettre en liberté sur l'heure et l'inviter à venir me voir ici +même, où je l'attends. C'est à lui que je demanderai conseil dans ma +perplexité présente. + + + + +CHAPITRE IX + +OÙ PAUSOLE SE DÉTERMINE. + + Je pense qu'Épicure étoit un philosophe fort sage, qui selon les tems + et les occasions, aimoit la volupté en repos ou la volupté en + mouvement. + + SAINT-ÉVREMOND. + + +Le costume des pages à la cour de Tryphême datait de la Renaissance. Il +comprenait un maillot de soie jaune avec un petit pont relevé par deux +aiguillettes, une toque à plume de pintade et un pourpoint bleu de roi. + +Ce fut sous ce léger uniforme que l'oiseleur de M. Palestre se présenta, +saluant de la toque et les deux jambes réunies. + +--Comment t'appelles-tu, jeune drôle? demanda Pausole. + +--Comme il vous plaira, Sire. + +--Voilà qui est déjà fort bien, dit le Roi. Je ne sais rien de plus +impertinent que la prétention d'obliger les gens à répéter un nom qui +peut ne point leur plaire. Tu m'as conquis dès le premier mot. Dis-moi +cependant le nom que tu portes, quitte à le changer si je t'y invite. + +--Sire, mon nom s'écrit G, i, g, l, i, o. Prononcez-le comme vous +voudrez, à l'italienne ou à la française. Djilio ou Giguelillot. + +--Djilio, fit Pausole, c'est un poète; et Giguelillot, c'est un fou. Je +voudrais que tu fusses l'un et l'autre. + +--Je le voudrais aussi, dit le page très sérieux. Et je le désire si +ardemment que je finirai peut-être par y arriver. + +--Pourquoi veux-tu être un poète? + +--Pour ne rien voir, fût-ce une mouche, avec l'œil de mon voisin. + +--Tu n'aimes pas ton voisin? + +--Je ne lui veux pas de mal. J'aime mieux ne pas être lui, voilà tout. + +--Et pourquoi veux-tu être un fou? + +--Si mon voisin m'appelle un fou, je comprendrai tout de suite que je ne +lui ressemble pas. + +--Mais si tu deviens pire? + +--C'est bien difficile. + +--Comment le sauras-tu? + +--À son attitude. S'il me laisse en repos, c'est que j'aurai perdu. S'il +m'attaque, c'est que je serai heureux. + +Pausole eut un geste impulsif: + +--Prends une cigarette! dit-il. + +Et il la lui tendait d'une main familière. + +--Jugeras-tu de la même manière si ton voisin est une voisine? + +--Oh! du tout. + +--Pourquoi? + +--Les femmes ne sont pas de l'espèce humaine. + +--J'espère que tu ne le leur dis pas? + +--Je ne leur dis que du bien d'elles et je le pense toujours. + +--Comment les regardes-tu? + +--Comme les meilleures créatures qui soient; les seules qui sachent +rendre le bien pour le bien. Ou même pour le mal, au besoin. Je ne leur +ai que de la reconnaissance et pourtant je n'ai rien fait pour elles, +que d'en flatter beaucoup et d'en aimer une. + +Pausole le considérait: + +--Es-tu heureux? continua-t-il. + +--Non. Ni vous non plus, Sire, cela s'entend. + +--Alors, pourquoi es-tu gai? + +--Pour me faire croire que je suis heureux. + +--Et que te manque-t-il? + +--Comme à vous, Sire, il me manque une existence imprévue, le +merveilleux, les événements. + +--Les événements... J'en ai trop. + +--Mais vous n'en profitez pas. + +--Duquel me parles-tu? + +--De celui que vous pensez. + +--Je ne vois pas du tout comment celui-là pourrait me rendre heureux si +je ne le suis point, fit Pausole d'un ton surpris. + +Le page allait répondre, mais ne sachant pas exactement si le Roi le +consultait ou le priait de s'expliquer, il attendit d'être éclairé sur +cette nuance intéressante. + +--Allons, assieds-toi, reprit Pausole. Tu m'as parlé d'un sujet scabreux +qui m'absorbe, et tu ne t'es pas dit qu'il valait mieux pour toi +paraître l'ignorer. En cela tu as montré que tu mettais les lois de la +conversation avant celles de l'étiquette et je l'approuve, mon petit +bonhomme. Écoute-moi: je ne suis pas d'avis que les vieillards soient de +bon conseil. L'expérience ne sert de rien; un même fait ne se reproduit +jamais dans les mêmes circonstances. Au contraire, il faut bien admettre +que la spontanéité sert à quelque chose, puisque à vingt ans on fait sa +vie et qu'on n'a rien de plus important à fabriquer de par la suite. +C'est pourquoi, malgré la coutume, j'aime mieux prendre ton sentiment +que de consulter, par exemple, le vénérable M. Palestre. + +Giglio resta impassible. + +Pausole, toujours plus expansif, continua comme s'il s'adressait à un +confident familier: + +--Jamais, disait-il, je ne me résoudrai à faire poursuivre cette enfant +par la police de mon royaume. Il n'est pas convenable non plus que je la +fasse ramener au palais par un envoyé spécial; car, si je la sépare de +l'inconnu qu'elle a gentiment suivi, ce n'est point certes pour la +confier à un légat tout aussi compromettant et moins sympathique à ses +yeux. Quant à lui dépêcher une femme, ce serait une pitoyable idée. Je +n'y songerai pas un instant. + +--Pourquoi ne pas aller la chercher vous-même? + +--Moi? + +--Vous! + +--Moi-même? + +--Sans doute! + +--Moi, m'en aller aux aventures à la recherche d'une petite fille qui +s'est sauvée à travers champs avec un jeune premier que personne ne +connaît? + +--Oui. + +--Mon ami, tu abuses de ta vocation de fou. + +--Pardon, Sire, ai-je le droit de vous poser une question? + +--Laquelle? + +--Désirez-vous réellement que Son Altesse rentre au palais? + +Pausole encastra son menton dans l'angle de sa main droite. + +--C'est une question que je n'avais pas encore agitée, fit-il. + +Mais après une réflexion brève: + +--Oui. J'en ai le désir sincère. Cette escapade ne lui vaut rien. + +--Vous en êtes certain? + +--Certain. + +--Eh bien, comme d'une part vous venez de découvrir que vous ne pouviez +envoyer à la poursuite de la Princesse ni un homme, ni une femme, ni une +bête de la police (c'est-à-dire, en un mot, personne), et comme d'autre +part vous êtes résolu à la prier de revenir ici, je ne vois qu'un moyen +de le lui faire savoir, c'est d'aller le lui dire vous-même. + +--Tu as l'esprit logique? + +--C'est le propre des fous. + + * * * * * + +Le Roi se leva, parcourut la chambre d'un pas large et balancé, puis +ouvrant les bras en signe d'acquiescement: + +--C'est indiscutable, dit-il. Et je serais arrivé aux mêmes conclusions +si j'avais eu le temps de songer à tout cela. + +--Alors... + +--Alors, interrompit le Roi qui s'animait visiblement dans l'influence +de son page, tout se simplifie aussitôt et je n'ai plus qu'une +résolution à prendre!--Ou bien je laisserai cette petite faire le voyage +de sept mois dont sa lettre m'annonce le projet;--ou bien j'irai lui +parler en personne et je la ramènerai au palais qu'elle n'aurait jamais +dû quitter! + +Le page comprit d'un coup d'œil que s'il laissait Pausole réfléchir en +silence, toute cette belle ardeur s'éteindrait dans une cendre +d'inertie. + +--Sire, il faut partir, affirma-t-il. Cela est bon, non seulement pour +Son Altesse, mais davantage encore pour vous. Si comme vous le laissez +voir vous n'êtes plus heureux, c'est qu'un homme a détruit l'avenir +nonchalant que vous vous réserviez avec tant de sagesse. Pour vous +délivrer du soin de vouloir chacun de vos actes, vous avez remis votre +existence aux mains d'un monsieur qui n'y comprend rien et qui la guide +tout de travers. C'est lui qui vous désappointe. C'est lui qui écarte de +vous un bonheur toujours possible et toujours nouveau chaque matin. Vous +périssez dans sa routine; vous mourez de monotonie. Demain, son +calendrier vous impose la Reine Denyse. L'aimez-vous? Non. Vous ne +l'aimez point. Et pourtant vous la subirez. Vous continuerez d'habiter +les mêmes chambres, le même fauteuil, de voir le même horizon dans le +cadre de la même fenêtre. Échappez donc à tout cela! Il y a si peu de +jours dans la vie: faites que pas un d'eux ne ressemble au suivant. + +--Mais alors qui me conseillera, si je me lance dans cette équipée? + +--Qui? le hasard, la fantaisie. Laissez-vous tenter par la fortune de +chaque jour et promener par la bonne étoile. Son conseil est facile à +suivre. + +--Puissé-je ne pas arriver, dit Pausole en secouant la tête, comme +Melchior ou Balthazar, devant une crèche blonde et un petit enfant... + +--Quand cela serait? vous l'aimeriez. + +--Tu as raison. Et d'ailleurs nous y serons plus tôt. Les fugitifs +dorment à deux pas. Il ne s'agit pas d'un voyage. Demain nous les +rejoindrons sans doute. + +--Vous partez? Vous partez vraiment? + +--Je pars. Viens avec moi, petit. J'ai plaisir à te regarder vivre. + +Ils sortirent côte à côte. Pausole avait mis la main sur l'épaule de son +page et marchait d'un pas énergique. + +Au tournant d'un corridor ils rencontrèrent Taxis. + +Le Roi s'arrêta, la tête droite: + +--Monsieur le Grand-Eunuque, dit-il, j'ai pris une détermination. J'irai +moi-même à la recherche de la Princesse Aline. Annoncez mon départ pour +demain matin et faites seller ma mule à dix heures et demie. Ce jeune +homme m'accompagnera. + +Taxis eut l'habileté de se taire. + +Pausole l'examina quelque temps comme s'il pesait sa propre audace, puis +d'un ton soudain radouci: + +--Au fait, conclut-il, vous viendrez avec nous. + + +FIN DU LIVRE PREMIER + + + + +LIVRE DEUXIÈME + + + + +CHAPITRE PREMIER + +COMMENT LA BLANCHE ALINE VIT DANSER UN BALLET, ET CE QUI S'ENSUIVIT. + + Une grande princesse aimoit alors une de ses damoiselles... (p. 115.) + + SAUVAL.--_Mémoires historiques et secrets._--1739. + + +L'enquête menée par le Grand-Eunuque valait par ses résultats, mais +péchait par ses conclusions. + +La blanche Aline en s'échappant, n'avait pas eu besoin des deux +complices imaginés par Taxis. + +Un seul avait suffi. + +Une seule, pour tout dire. + +Voici comment elle avait fui: + + * * * * * + +On sait déjà que l'avant-veille du jour où la Princesse quitta le +palais, une troupe de danseuses françaises était venue donner au harem +le spectacle de ses jambes roses et de ses perruques fleuries. + +Pour la première fois depuis sa naissance, la blanche Aline était admise +à suivre une représentation. Pausole entendait commencer l'éducation +théâtrale de sa fille par une soirée de ballet, jugeant qu'un sujet de +pantomime est moins aisé à découvrir et par conséquent moins dangereux à +méditer qu'une action de comédie. Au reste, les danses se déroulent +toujours dans un décor invraisemblable; on ne rencontre point dans la +vie les personnages qu'elles présentent, et l'on ne saurait imiter sans +tomber dans le ridicule les gestes gracieux sur lesquels elles rythment +de mauvaises passions. + +Tout cela était fort bien conçu; malheureusement la blanche Aline +n'avait pas besoin de comprendre pour admirer. + +Au milieu des jetés-battus, des battements, des branles et des +entretailles, la petite fille ne vit qu'une chose, c'est qu'un très joli +jeune homme (qui était peut-être bien une dame habillée en Prince +Charmant) recevait à chaque tableau les hommages enflammés de quarante +autres dames et que vraiment il les méritait. + +Elle le trouva bien pris, élégant, prestigieux. Elle compara ses gestes +avec ceux des fonctionnaires qu'elle rencontrait au palais et elle lui +donna le prix de la grâce. Il eut aussi le prix de la beauté, celui de +l'esprit, celui du cœur. Elle le regardait la bouche ouverte et la tête +penchée sur l'épaule avec une expression de tendresse si profonde que +les dames d'honneur autour d'elle en eussent été bien inquiètes si +elles-mêmes n'avaient suivi les péripéties du ballet avec tant +d'absorbante passion. + +Après le spectacle, elle demanda le nom de ce personnage éblouissant. On +lui dit que le rôle était joué par la danseuse Mirabelle. + +Où demeurait cette belle personne? Au fond du parc, lui répondit-on, +dans les bâtiments des communs et pour deux nuits encore jusqu'à son +départ. + +Comment lui exprimer qu'on était content d'elle? Par un présent, suggéra +une dame d'honneur mal inspirée. + +La blanche Aline réfléchit. + +Rentrée dans ses appartements et avant même de commencer sa minutieuse +toilette du soir, elle demanda un billet de banque afin de le mettre +sous enveloppe. + +Un peu plus tard elle s'enferma dans son cabinet tendu de zinzolin, +comme pour se livrer à une toilette intime que la dame d'honneur ne +pouvait surveiller; puis, assise devant sa table et sûre de n'être point +surprise, elle écrivit ces simples mots: + + +«Mademoiselle, + +«Vous êtes bien jolie. Voulez-vous me parler? Cette nuit, à deux heures, +je serai dans le parc, sous le grand amandier, près de la source. + +«Ne dites à personne que je vous écris. Pour tout le monde, ce message +ne contient qu'une estampe bleue. Acceptez-la aussi pour ne pas me +trahir. + + «Princesse ALINE.» + +Et puis elle glissa son estampe entre les feuilles de la lettre, écrivit +en guise d'adresse: + +«À Mademoiselle Mirabelle» + +et cacheta l'enveloppe à la cire afin qu'elle ne fût point ouverte. + +La même dame d'honneur qui avait donné, dans la naïveté de sa +vieillesse, le conseil de ce présent, voulut bien se charger par +surcroît de porter le billet à la destinataire. Disons qu'elle était +inspirée d'abord par le louable désir de faire un acte charitable; +ensuite, par la tentation peut-être non moins vive de pénétrer à l'heure +des toilettes nocturnes parmi les filles de ballet. Car, pour une +vieille demoiselle, veiller au salut de son âme en s'instruisant des +dessous galants, c'est le programme du bonheur parfait. + +Restée seule et bordée dans son petit lit frais, la blanche Aline se +sentit prise d'une émotion insoutenable. Elle essaya de se calmer +d'abord sur le côté droit, puis sur le côté gauche, sur le dos, sur la +poitrine, assise, accroupie, étendue, épanouie ou recroquevillée; mais +elle avait la fièvre dans toutes les positions et instinctivement elle +reculait jusqu'au bord de son matelas comme pour laisser place auprès +d'elle à un visiteur mystérieux. + +Bien avant l'heure, elle se leva, chaussa des mules, ouvrit les rideaux +et regarda la lune entrer jusqu'au fond de la longue chambre. + +La nuit brillait, tiède et légère. Par la fenêtre ouverte Aline +distinguait dans le lointain, au delà des pelouses brumeuses et des bois +immobiles, la terrasse blanche des communs où Mirabelle lisait sa +lettre. + +--Que va-t-elle penser de moi? se dit la petite en rêverie. +Viendra-t-elle? Peut-être que non... Peut-être qu'elle est fatiguée... +Peut-être qu'elle a peur la nuit... + +Pour occuper son attente, elle dessina sur son buvard une quantité de +petites figures sensiblement géométriques, des ronds, des barres et des +losanges, des grecques qui s'achevaient en spirales. Elle les ombrait +avec une conscience et une distraction parfaites. Et puis elle commença, +toujours au clair de lune, le portrait d'un bel inconnu qui avait trois +cheveux, quarante cils et l'œil beaucoup plus grand que la bouche. + +Mais l'art ne suffisait pas à calmer son impatience. + +Elle retourna devant sa psyché, laissa choir sa longue chemise blanche +et reprit son examen au point où elle l'avait laissé avant de rouvrir à +la dame d'honneur la porte de son cabinet. Toute jeune et ignorante +qu'elle fût, elle avait lu des contes de fées et comme il n'est question +que d'amour dans les récits du bon Perrault, elle avait compris très +vite à quel moment du rendez-vous l'amour devient ce qu'il doit être. +Elle savait que la Belle au bois dormant reçut le Prince dans son lit, +qu'on «leur tira le rideau» et qu'«ils dormirent peu», sans que l'auteur +les plaigne. Aussi, Line ayant l'instinct des caresses en même temps que +le désir d'en être l'heureux objet, elle ne doutait pas un instant que +les faveurs de son amant ne dussent aborder peu à peu à toutes les +parties de son corps où il serait doux de les attendre, et délicieux de +les retenir. + +C'est pourquoi elle voulut être digne des égards qu'elle espérait bien, +sans les connaître exactement. Elle se poudra la peau. Elle se +contempla. Sur son étagère à parfums elle choisit de la verveine, du +cédrat et du foin coupé, parce que les essences végétales convenaient +particulièrement à un rendez-vous sous les arbres, et elle en mouilla +peut-être à l'excès le petit corps nu qu'elle aimait tant. + +Deux bas à cordons furent vite mis, ainsi qu'une chemise de jour; le +corset, plus vite encore flanqué au fond d'une armoire à linge. +Là-dessus elle revêtit une robe Empire très légère, en serra la ceinture +haute avec une épingle double qui se dissimulait sous un petit nœud, et +constata que ce stratagème isolait en les soulignant les deux fruits +chaque jour plus précieux de sa poitrine adolescente. + +Enfin les trois quarts sonnèrent avant l'heure tant espérée. + +La blanche Aline mit un chapeau qui, lui aussi, était Empire, elle +enfila de longs gants sombres qui laissaient nu le haut de ses bras. + +Elle était prête. + +Alors, comme l'avait fort bien deviné le Grand-Eunuque, elle s'assit +dans la fenêtre ouverte, leva les deux jambes à la fois, tourna sur +elle-même et sauta. + +Le saut n'avait rien de périlleux, la fenêtre étant au rez-de-chaussée. + +Les pieds joints, elle tomba dans une platebande encore fraîche. Les +gardes veillaient le long du parc, mais non pas à l'intérieur. Personne +ne la vit passer. + +Pour ne faire aucun bruit et pour rester dans l'ombre, elle suivit, le +long des allées, la lisière gazonneuse des bois. + +Toute pressée qu'elle fût d'atteindre où elle allait, elle marchait avec +lenteur, comme si une petite fierté lui conseillait de ne pas arriver la +première. + +Mais on avait fait sans doute, d'autre part, le même calcul, car sous le +grand amandier elle ne trouva personne. + +Piquée, elle reprit sa promenade, erra, fit un long détour; et puis, +vaguement inquiète et commençant à douter si l'on viendrait à une heure +quelconque, elle se cacha tout près de l'arbre et regarda obstinément +dans la direction du bâtiment blanc. + +Soudain, elle eut une vision. + + * * * * * + +Mirabelle, comprenant qu'elle perdrait tout prestige si elle se montrait +en robe de ville à cette enfant qui adorait en sa personne le Prince +Charmant, avait gardé son travesti pour aller à ce rendez-vous qui lui +plaisait à plus d'un titre. + +Et la blanche Aline, extasiée, vit venir à elle du fond de la pelouse le +même jeune homme tant aimé par les quarante dames du ballet, mais +beaucoup plus bel encore, remuant son costume à paillettes dans l'aube +d'une lune enchantée, et fixant les yeux sur elle. + + + + +CHAPITRE II + +OÙ PAUSOLE, NON CONTENT D'AVOIR PRIS UNE RÉSOLUTION, VA JUSQU'À +L'EXÉCUTER. + + Vous aurez des envieuses et des ennemies; et votre beauté ne donnera + pas plus tôt de l'amour à Soliman qu'elle donnera de la haine à toutes + les sultanes. + + SCUDÉRY. _Ibrahim ou l'illustre Bassa._--1641. + + +Laissant Taxis et Giglio en présence, le Roi Pausole se rendit dans ses +appartements privés où l'attendait la Reine Denyse, la même qui lui +avait conseillé d'écrire une lettre à saint Antoine pour retrouver la +blanche Aline. + +La pauvre reine, malgré tous ses soins, n'avait pu dissimuler que bien +mal sous la crème et la poudre de riz quatre estafilades parallèles qui +lui déchiraient le sein gauche. + +Elle fit le récit de ses infortunes. + +Diane à la Houppe, ramenée au harem après son réveil solitaire, avait +été prise d'un accès de désespoir et de sanglots sur un divan. Entourée +de mauvaises amies, exaspérée par les ricanements, plaisantée à la fois +sur son curieux physique et sa passion de mauvais ton, elle s'était +redressée toute pleurante encore, la bouche amère, les mains en griffes. +Et au lieu de s'en prendre à celles qui dansaient une farandole autour +de ses larmoyades, elle avait cherché par toute la grande salle la douce +et innocente Denyse pour lui balafrer la poitrine et se venger de lui +céder sa place. + +Pausole écouta cette histoire d'une oreille souvent distraite. Il avait +pris la Reine Denyse dans un lot de douze adolescentes offertes par une +cité loyale, et s'il ne l'avait pas renvoyée à sa mère, c'était qu'un +sentiment de pitié l'avait retenu de faire affront à une jeune fille +devant ses concitoyennes; mais il ne l'aimait point; il la trouvait +insignifiante et prude, avec quelque gaucherie. Pour concilier sur sa +personne les règlements du harem et les principes de la bienséance, +Denyse avait accoutumé de porter devant elle un petit pagne de dentelles +qui la faisait ressembler à une sauvagesse élégante et qui, d'ailleurs, +instable, voletant et mal fixé, produisait le résultat justement opposé +à sa destination réelle. Pausole, qui avait, lui aussi, des principes, +favorisait le nu, mais blâmait le transparent. Le costume de la Reine +Denyse le choquait jusqu'à l'offusquer. + +Il dîna fort tard, s'en alla sur la terrasse méditer l'événement grave +auquel il s'était résolu; puis, quand minuit sonna, il fit observer à sa +pieuse compagne qu'on était arrivé au samedi de la Pentecôte et qu'il +croyait lui être agréable en ne l'égarant point au sein des voluptés un +jour de vigile et de jeûne. + +Ceci dit, il l'envoya coucher au harem afin que Diane à la Houppe en fût +consolée. + + * * * * * + +Le lendemain se leva l'aurore d'une journée trois fois solennelle. +Pausole regarda les murs de sa chambre, ses tapis, ses bibelots, ses +cadres familiers; il songea en frissonnant qu'il ne les verrait pas le +soir... Sous l'émotion du premier réveil, qui est voisin du cauchemar, +il eut le pressentiment de toutes les calamités qui attendent au coin +des routes les chercheurs d'aventures. + +Sa demeure était celle de la paix, du repos, du bonheur tranquille et de +l'égalité des heures. Quelle aberration le poussait à quitter de si +douces richesses?--Dans un souvenir pastoral, les vers d'une triste +idylle écrite par La Fontaine flottèrent devant sa mémoire rêveuse, et, +sous la forme symbolique d'un petit pigeon déplumé, le Roi Pausole se +vit périr dans un lamentable destin. + +Cette impression ne dura guère. + +Un matin radieux emplissait la chambre. La nouvelle camérière, devenue +plus hardie, parlait d'une voix fraîche et zélée, donnait des +renseignements qu'on ne lui demandait point, osait même poser des +questions. Sa Majesté aurait beau temps. Le vent venait du nord. Il +avait plu un peu. L'autre camérière était bien souffrante; les médecins +parlaient d'une métrite. Il y avait eu dans la soirée une retentissante +dispute entre M. le Grand-Eunuque et le jeune page Giglio. Sa Majesté le +savait-elle? + +Pausole, excédé, faillit la menacer de lui faire subir par toute la +compagnie des pages le même traitement qu'à son amie, mais ne sachant +s'il la frapperait de terreur ou de convoitise, il la pria tout uniment +d'aller chercher M. le Grand-Eunuque, en suivant la voie hiérarchique. + +Sur ce, il mit pied à terre et endossa une robe de chambre. + +Eh bien, Giguelillot avait eu raison, Pausole n'en doutait plus. La paix +touchait à l'ennui, le repos à l'accablement, l'égalité des heures à la +mélancolie. Cette chambre, à la bien examiner, était simplement +fastidieuse. Cet horizon, dont il croyait suivre avec intérêt les +métamorphoses nuancées, avait épuisé pour lui, depuis longtemps, la +gamme restreinte de ses lumières. Un petit esprit pouvait seul borner +ses curiosités aux quinze figues de la terrasse, aux trente aloès de la +haie. Il y avait d'autres figuiers, d'autres hampes jaunes en Tryphême. +L'excursion serait féconde en agréments inattendus. + +Ainsi Pausole connaissait l'art d'échapper à tous les regrets en +changeant la définition du bonheur sous la dictée des circonstances. + + * * * * * + +L'entrée dramatique de Taxis, interrompit ses réflexions. + +Le huguenot se plaça devant la porte comme s'il était prêt à sortir au +cas où sa requête eût reçu échec, et il réunit par le bout l'index et le +pouce de sa main droite, non point avec la signification que donnaient à +ce petit geste les courtisanes athéniennes, mais pour marquer qu'il +s'exprimait en termes d'ultimatum: + +--Sire, déclara-t-il, une question, une seule: Suis-je encore Maréchal +du Palais? + +--Je ne comprends pas, répondit Pausole. + +--Je précise d'un mot. Suis-je le chef, le collègue ou le subordonné du +page nommé Giglio? + +Pausole haussa les épaules. + +--Quelle diantre de mouche vous pique à toute heure, Taxis! La question +ne se pose point. Nous allons partir dans quelques instants. Je n'emmène +que lui et vous. Je ne vois pas dans quel but j'établirais la suprématie +d'un de mes conseillers sur l'autre, alors que tous deux sont à mes +côtés et ne relèvent chacun que de mon commandement. + +--Sire, nous allons partir, mais nous ne sommes point partis. Quelle que +soit l'aversion de Votre Majesté pour la pompe et le cérémonial, son +départ exige des préparatifs, et son absence des précautions. Or, le +jeune page dont il s'agit, animé d'un zèle inutile, prétend s'inspirer +de vos secrètes préférences pour blâmer toutes mes mesures et en +proposer d'autres. Je demande s'il est autorisé à prendre cette attitude +qui paralyse mes actes et blesse ma dignité. + +--Allons! encore un conflit! s'écria Pausole. Je ne m'en mêlerai pas! Ce +jeune homme m'a parlé. Il est plein de sens. C'est un esprit juste et +sagace. Je ne me priverai point de ses conseils. Vous, Taxis, vous avez +aussi vos qualités dont personne ne songe à faire fi. Vous êtes +déplaisant, mais indispensable, et je n'entends pas qu'on vous paralyse. +Réglez donc à l'amiable votre différend et tâchez de vous mettre +d'accord sans que j'aie à prendre parti. + +--C'est impossible. + +--Et pourquoi donc? + +--Entre les principes de ce jouvenceau et les miens propres, que Votre +Majesté semble estimer à titre égal, il y a incompatibilité absolue. Il +faut que l'un de nous deux cède, ou casse. J'attends de votre bouche, +Sire, le nom du sacrifié. + + * * * * * + +Le Roi frotta d'un geste impatient une allumette qui éclata comme +l'expression même de sa mauvaise humeur. Il fuma en silence pendant +quelques minutes, puis: + +--Alors, c'est fort simple, dit-il. Vous commanderez à tour de rôle. + +--Ah! fit sèchement Taxis. + +--Vous vous partagerez la journée. De minuit à midi, vous, Taxis, vous +aurez la haute main. Ce sont précisément les heures où je ne vous verrai +pas, mon ami. Vous veillerez sur mon sommeil et au besoin sur mes +plaisirs. Plus tard, de midi à minuit, votre successeur dirigera ma +route et inspirera mes volontés. Je crois avoir trouvé ainsi une +solution qui éloigne toute chance de froissements. + +L'œil amer, Taxis conclut en ces mots: + +--Il est écrit: «J'aurai le même sort que l'insensé; pourquoi donc ai-je +été plus sage?» + +Et, s'inclinant, il sortit. + +Trois heures après, le Roi Pausole, entre son page et son huguenot, +précédé par quarante lances et suivi de nombreux bagages, chevauchait +pour la première fois sur la route de sa capitale. + + + + +CHAPITRE III + +COMMENT LE MIROIR DES NYMPHES DEVINT CELUI DES JEUNES FILLES. + + Salvete æternum, miseræ moderamina flammæ + Humida de gelidis basia nata rosis. + + JOANNES SECUNDUS. + + +La source et le grand amandier étaient situés dans le canton le plus +reculé du parc. Seule, la blanche Aline aimait assez les longues +promenades pour aller quelquefois visiter le silence de ce refuge perdu. + +L'eau, d'une gueule de satyre aux oreilles foliesques, tombait dans une +cuve naturelle de terre rouge et d'herbes vertes où s'enracinaient des +lauriers-roses en touffes compactes. Ce n'était point la vasque moisie +et lépreuse de nos jardins où la source inutile vient inonder une terre +déjà molle de pluie. C'était une naissance de fleurs dans le sol pourpré +du Midi, une fontaine de sève, une urne génitrice d'où la vie ruisselait +en verdures mouvantes, et le vieux satyre, fils de Pan, regardait la +jeunesse des bois descendre éternellement de ses lèvres. + +Au-dessus du mascaron cornu, que la blanche Aline prenait pour le +diable, deux nymphes de marbre s'enlaçaient, debout et penchées sur le +bassin obscur. À la fin de chaque hiver l'amandier les couvrait de ses +petites églantines. L'été, elles prenaient sous le soleil toutes les +couleurs de la chair. La nuit elles redevenaient déesses. + + * * * * * + +Près de cette eau fertile et sombre qu'on nommait le Miroir des Nymphes, +la petite Princesse en robe Empire vit venir à elle son Prince Charmant +qui remuait sa veste à paillettes dans l'aube d'une lune enchantée. + +Elle l'aperçut du plus loin qu'il se montra sous les arbres, semblable à +une fine étoile blanche. Puis elle le vit grandir et se préciser. Il +marchait d'un pas tranquille, cueillait parfois des feuilles aux rameaux +et les respirait comme des corolles. Il paraissait et s'éclipsait selon +les zones d'ombre et de clarté. Line ne s'était jamais sentie aussi +émue. Si jalouse qu'elle fût de l'embrasser tout de suite, elle recula +jusqu'à la fontaine et, la main devant la bouche, n'osa pas lui dire un +mot. + +--Vous m'avez appelée; me voici, fit Mirabelle, tendrement. + +Line ouvrait des yeux énormes. Elle regardait son Prince des pieds à la +face, mais surtout dans les prunelles. + +Il était nu-tête, les cheveux foncés et coupés court et flottants autour +des oreilles. Son regard était profond et fixe avec une expression très +douce qui n'allait pas jusqu'au sourire. Elle vit le cher visage se +pencher vers le sien, et, comme elle fermait les yeux, deux lèvres +chaudes s'y posèrent. + +L'ombre noire des nymphes enlacées cachait les jeunes filles debout. +Line tremblait. Les deux lèvres avec lenteur tramèrent leur caresse +autour de sa joue et ne s'arrêtèrent que sur sa bouche. + +--Ah!... fit-elle enfin. + +Mirabelle se sépara. Cette fois un sourire léger mais toujours tendre +effilait ses yeux margés de noir... + +Elle leva les sourcils et regarda autour d'elle. + +--Non. Nous sommes seules, répondit Line. Restez. + +Puis, se reprenant: + +--Venez avec moi. + + * * * * * + +À quelques pas derrière la source, il y avait un petit temple grec, cinq +colonnes corinthiennes soutenant une coupole ronde. Les colonnes étaient +murées jusqu'à mi-hauteur. Un large banc circulaire au cœur du monument +plein d'ombre portait des coussins de varech, et le lieu était si +confidentiel qu'à peine assise près de la danseuse, Line s'enhardit +jusqu'à lui parler. + +--On vous a remis ma lettre? + +--Vous le voyez. + +--Savez-vous pourquoi je vous ai demandé de venir? + +Mirabelle fut très prudente. + +--Pour causer avec moi, dit-elle. + +--Mais oui.... Et vous êtes là, et je n'ai plus rien à vous dire... + +Mirabelle lui prit la main. Line crut sentir qu'elle tremblait à son +tour. + +--Je voulais aussi vous voir de tout près, continua-t-elle. Vous êtes si +jolie!... jolie comme un jeune homme... Pendant tout le ballet je n'ai +regardé que vos yeux... Et je vous envie, si vous saviez! Je suis bien +triste d'être blonde; j'aurais voulu être brune comme vous; mais +vraiment tout à fait comme vous; être votre sœur... + +Mirabelle jugea inutile de protester. + +Line tendit elle-même ses lèvres. + +--Embrassez-moi comme tout à l'heure, voulez-vous? + +Et quand leurs bouches se désunirent: + +--Comme c'est délicieux! reprit-elle. Qui a pu vous apprendre cela? + +--Je l'ai inventé, dit la danseuse. + +--Oh! que c'est bien! Quel âge avez-vous? + +--Dix-huit ans. Et vous? + +--Quatorze... Voulez-vous recommencer? + +Le jeu était dangereux pour la jeune Mirabelle. Si maîtresse qu'elle fût +de son attitude, si décidée à ne rien brusquer, à préparer ses voies par +le ménagement, la lenteur et l'insinuation, il y eut dans sa pensée un +moment de trouble où elle ne put se contenir. Elle tâtonna d'abord la +robe à l'endroit où les petits seins en gonflaient l'étoffe mince et +chaude; puis, profitant des facilités exceptionnelles que l'habillement +de la blanche Aline offrait aux gestes sympathiques, elle risqua +certaines recherches qui témoignaient, sinon encore de ses +complaisances, au moins de ses curiosités. + +Line, docile et instinctive, se prêtait volontiers à tout. Mirabelle en +perdit l'esprit. Encouragée par les ténèbres, certaine qu'on ne verrait +point le sang des voluptés affluer à son visage, elle s'abandonna +mystérieuse au frisson qu'elle sentait proche et ne sut en modérer ni +l'ondulation, ni le soupir, ni les soubresauts. Déjà elle reprenait +conscience quand Line, inquiète, mais rassurante, lui demanda: + +--Vous avez froid, mon amie? Vous grelottez... + +--Une petite faiblesse... dit Mirabelle. Ce n'est rien... J'y suis +habituée... + +--Voulez-vous marcher un peu? + +--Oui... + +--Venez. Le parc est désert. Nous irons où il vous plaira. + +Line laissa retomber sa jupe et se leva pour sortir. + + * * * * * + +Toutes deux reparurent sous le clair de lune. + +La robe verte et la veste à paillettes errèrent ainsi quelque temps +autour de la source gloussante.--L'une était d'émeraude et l'autre +d'argent, mais, quand elles voulurent mirer dans le bassin leurs formes +enlacées d'après les nymphes de marbre, elles virent que la nuit +assemblait leurs couleurs à la teinte de l'eau et des bois. + +Mirabelle ne parlait point. Son trouble et son désir, à peine suspendus, +renaissaient. Elle connut qu'elle était éprise. + +Dès lors elle ne songea plus qu'aux moyens de l'être avec succès. +Assurément quelques heures lui appartenaient encore, mais c'eût été les +perdre que de les employer selon ses tentations présentes. Une idée +romanesque lui traversa l'esprit; elle l'examina en silence, la trouva +réalisable et avant de l'exprimer voulut la suggérer, tant elle avait +d'artifice. + +--Adieu, dit-elle soudain. Je ne vous reverrai plus. + +La blanche Aline devint toute pâle. + +--Oh! pas encore... supplia-t-elle. + +--Il le faut. + +--Mais je ne vous ai pas vue, je ne vous ai rien dit... Vous venez, et +puis tout de suite vous voulez partir... Je vous ennuie peut-être; vous +ne comprenez pas pourquoi je vous ai appelée? Moi-même je ne le sais +qu'à peine, mais je suis bien heureuse quand je vous prends la main. + +Mirabelle la serra dans ses bras. + +--Restez là, je vous en prie, continua la jeune fille. Restez, ou alors +revenez demain à la même heure... Je vous attendrai... + +--Demain? Mais nous partons à l'aube. + +Line devint encore plus pâle et peu à peu se mit à pleurer. + +--C'est vrai?... C'est vrai, vous partez? Et quand reviendrez-vous? + +--Jamais... + +--Mais je n'ai que vous à aimer; ne le savez-vous pas? Hier au théâtre +j'ai bien compris qu'il y avait quelque chose entre vous et moi et qu'il +fallait nous réunir et que vous seriez mon amie. Je vous appelle, je +vous attends, nous mêlons nos bouches, et puis c'est fini pour toujours? +Si vous vous en allez, je m'en vais avec vous. + +L'étreinte de Mirabelle se dénoua. + +--Eh bien, partons! Je vous emmène. + +--Vraiment? Vous voulez bien? + +--Venez. + +--Avec vous seule? + +--Oui. Je quitterai mes camarades. Nous serons l'une à l'autre, et +seules toujours. + +--Oh!... Et pour où partons-nous? + +--Pour mon pays. + +--Non! non! Restons à Tryphême. + +--Ce n'est pas possible. Demain vous seriez découverte. + +--Comment? + +--Par les ordres du Roi. + +--Papa? Vous ne le connaissez guère! C'est une grave décision que de +m'envoyer chercher. Quand il la prendra, nous serons loin! + + + + +CHAPITRE IV + +OÙ PAUSOLE ET SES CONSEILLERS MANIFESTENT LEURS CONTRASTES. + + Tu dis que j'ay vescu maintenant escolier + Maintenant courtisan et maintenant guerrier + Et que plusieurs mestiers ont esbatu ma vie? + Tu dis vray, prédicant; mais je n'euz oncq'envie + De me faire ministre, ou comme toi, cafard. + + RONSARD. + + +Pausole, son page et son huguenot chevauchant de compagnie entre +l'escorte et les bagages, montaient trois animaux qui symbolisaient +assez bien les différences de leurs caractères. + +Le Roi, qui avait mis sous sa couronne légère un voile de batiste +blanche en guise de couvre-nuque, était assis dans une selle qui +ressemblait à un fauteuil, car elle avait dossier, oreillères, coussins +frais, bras moelleux et parasol. Deux tiges de métal filiforme, +invisibles à distance, soutenaient à hauteur de ses mains le sceptre et +le globe du monde; mais le globe enfermait une gourde à porto, et le +sceptre un éventail. + +La mule Macarie, personne nonchalante, portait ce faible édifice d'un +air distrait et résigné, le même air que prenait Pausole sous le poids +des charges de l'État. Elle était blanche de robe avec le bout de la +queue et le toupet gris souris. Son pas était relevé, mais lent. Jamais +elle ne dormait moins de seize heures par jour. + +Taxis montait le noir Kosmon, cheval hongre, sans vices, sans vertus et +d'ailleurs aussi stupide que seul un cheval peut être. Kosmon n'avait ni +race ni forme. Son maître l'estimait toutefois, car il partait toujours +du même pied, méprisait la senteur déshonnête que répand la queue des +pouliches et connaissait si bien le sentiment de son devoir qu'il serait +allé tout droit dans les fossés, si l'on avait oublié de lui tourner la +bride à temps. + +Giglio avait choisi dans les écuries du Roi un jeune zèbre couleur de +feu, avec quatre balzanes, le dos tigré de noir et le chanfrein étoilé. +L'animal avait nom Himère; il était pétulant et capricieux. Sa robe +allait de pair avec le costume du page et depuis la plume antenne +jusqu'aux petits sabots de la troisième paire de pattes ils avaient +l'air de composer un centaure coléoptère aux élytres de flamme et au +corselet bleu. + + * * * * * + +--Voyez, Sire, dit Taxis, en montrant les porteurs de lances, voyez +comme cette avant-garde est exacte et bien ordonnée. Les chevaux et les +cavaliers sont tous de la même taille; les lances ont passé à la toise +et les casques au gabarit. Je connais la vie de ces quarante hommes. Ce +ne sont pas là des soudards ni des coureurs de cotillons. Chacun d'eux +porte en sa besace la Bible d'Osterwald, édition expurgée. Je les ai +stylés de telle manière que si je leur demandais tout à l'heure de me +citer un verset qui les réconforte au milieu de leur tâche actuelle et +qui s'applique aux circonstances, tous ensemble citeraient le même +passage: _Fais-moi vaincre mes adversaires, mais garde-moi de l'homme +violent_, comme il est dit au psaume XVIII. + +Giglio se haussa sur la barre de ses étriers: + +--Cette escorte carrée avec ses lances en l'air est bête comme une herse +renversée sur une route. Elle n'est ni forte ni martiale. Ces gens ne +savent pas se tenir en selle; ils sont droits, mais à la façon du valet +de pied sur un siège ou de la dame de comptoir dans une salle de +restaurant. Ils tiennent leurs lances comme des chandelles et leurs +brides comme des serviettes. Il suffit de les voir de dos pour +comprendre ce qu'ils sont et qu'au premier coup de carabine ils +fileraient avec mon zèbre. Moins légèrement peut-être. + +--Les pauvres gens! dit le Roi Pausole. Que leur casque doit être chaud +et leur pique pesante à porter! Pourquoi n'ôtent-ils pas leur veste par +le temps accablant qu'il fait aujourd'hui? Ont-ils au moins leur gourde +à rhum et des pêches dans leur musette? Taxis, vous êtes impardonnable +si vous n'y avez pas songé. + +Taxis étendit sa main sèche: + +--Je leur donne, déclara-t-il, le plaisir de la privation. C'est là une +joie supérieure. Ils savent qu'il y a, dans les prés, des ruisseaux où +l'on peut boire, et, sur les bords de la route, des cabarets gorgés de +tonneaux, tandis qu'ils ont la gorge aride, la langue sèche et le ventre +creux. Ils savourent la jouissance amère de la soif. Moi qui viens, +hélas! de me désaltérer, j'envie leur bonheur dont je me prive par une +mortification double. + +À demi retourné sur sa selle, le Roi regarda son ministre. Il l'examina +en détail depuis ses souliers plats et ternes jusqu'à son chapeau de +feutre crasseux et brossé. Il observa la redingote étroite, le ruban de +la boutonnière et l'usure des huit boutons. Il remarqua les ongles +carrés, les narines plates, les cheveux longs et gras, les lèvres +verticales. + +Puis, arrêtant sa mule pour la faire pisser, et reprenant en arrière une +attitude confortable, il prononça négligemment: + +--Taxis, il fait bon pour vous que vous soyez indispensable, car vous +êtes un vilain merle. + + * * * * * + +La matinée s'achevait dans une éblouissante lumière. L'ombre des vieux +platanes qui bordaient la route s'accourcissait de plus en plus. La +poudre de la voie blanche gagnait les talus de gazon. Devant le pas des +trois montures, quelques lézards traçaient avec prestesse des zigzags de +foudre verte. + +Au delà des fossés, à droite et à gauche, les jardins des fleurs royales +offraient leurs massifs bombés et leurs serres mouillées d'eau fraîche. +On cultivait là des milliers d'espèces rares et des variétés inédites +que créait au jour le jour l'esprit ingénieux des horticulteurs. Chaque +matin on apportait au harem des brassées de corolles humides, des +feuillages légers, des palmes. Les jardiniers avaient inscrit sur des +registres noirs de ratures les caprices variables de toutes les Reines, +et chacune d'elles recevait au réveil dans un petit vase à long col sa +fleur de prédilection. + +Pausole et ses deux conseillers passaient devant la dernière serre quand +l'horloge encastrée à son fronton de mosaïque sonna les quatre quarts et +les douze coups de midi. + +Aussitôt le page, d'un talon vif, amena son zèbre nez à nez avec le +cheval de Taxis: + +--Monsieur le Grand-Eunuque, dit-il, vous connaissez le désir de Sa +Majesté. Voici l'heure où je vous succède. Veuillez me remettre le +commandement. + +--Recevez-le du Roi! répondit Taxis revêche. + +--Je te le donne, petit, fit Pausole. + +Giglio salua, ramena sa bête et cria du côté de l'escorte: + +--Demi-tour! Rassemblement! + +Les quarante gardes accoururent. + +Alors, facilement campé sur la selle, les jambes longues et la plume +haute, le page leur parla en ces termes: + +--Compagnons, monsieur, que voici, et qui commandait ce matin, vous a +mis en main des instruments dont vous n'aurez rien à faire. Les routes +sont sûres, Tryphême est en paix, le Roi est aimé de son peuple; vous +n'aurez jamais à plonger vos piques, depuis l'omoplate jusqu'à +l'épigastre, dans le large dos d'un barbare. C'est clair. Or, en art, il +faut que tout ait sa destination. Ce qui ne sert à rien est idiot. Vous +allez donc engager le fer par la fente de cette muraille et peser +jusqu'à ce que le bois en soit rompu dans la douille. Exécutez le +mouvement. + +--Sire! Mais Sire... supplia Taxis. + +--Laissez, dit Pausole. Cela est fort bien conçu. + +Les quarante gardes brisèrent tout ce qu'on voulut. + +--Gardez les hampes! dit Giglio. Et maintenant suivez-moi. + +Ils entrèrent aux Jardins des Fleurs. + +Le page parcourut les allées, inspecta les massifs, pénétra dans les +serres. Il se fit présenter par les botanistes les fleurs à longue tige, +iris, anthuriums, lis à bandes, lis tigrés, lis de Pomponne, et finit +par s'arrêter devant des tulipes gigantesques. + +--Voilà ce qu'il nous faut, dit-il. Que chacun de vous attache avec des +joncs une de ces tulipes au sommet de la hampe et la porte par les +chemins avec le même respect que si c'était le drapeau. + +Puis il offrit au Roi une rose, à Taxis une araignée. Il prit pour +lui-même un arum. + +Toute la troupe reprit sa marche le long de la route éclatante. + +--C'est admirable! dit Pausole. Mais ces gens avaient soif et je crois +qu'ils n'ont pas bu. + + + + +CHAPITRE V + +OÙ MIRABELLE DÉVOILE SA PETITE ÂME MALICIEUSE ET SENTIMENTALE. + + Sur la Sallé, la critique est perplexe: + L'un assure qu'elle a fait maint heureux, + L'autre prétend qu'elle aime mieux son sexe, + Un tiers répond qu'elle éprouve les deux... + + _Chanson sur Mlle Sallé, danseuse à l'Opéra._--Recueil de + Maurepas.--1735. + + +Décidées à fuir la nuit même, les deux jeunes filles rentrèrent chacune +dans leur chambre pour y faire les préparatifs de leur petit voyage à +pied. + +La robe Empire courut sur les pelouses noires, monta l'escalier du +perron, suivit la terrasse à galerie, se releva pour enjamber la fenêtre +ouverte d'un salon et disparut dans le palais dormant. + +Le costume à paillettes s'éloigna le long du ruisseau, puis à travers la +clairière, et les deux nymphes de marbre du haut de leur piédestal le +virent s'éteindre sous une maison lointaine, comme une petite étoile qui +se couche. + +Il se coucha en effet, et fort rudement, sous une chaise longue. On jeta +sur lui les petits souliers à boucle, les bas blancs, la chemise +elle-même. Puis la jeune Mirabelle, éclairée par une bougie et nue comme +une jeune fille seule, plongea des deux mains dans une malle à robes où +il y avait d'ailleurs plus de vestons que de corsages. + +Elle y prit une chemise à col plat, de celles qu'on laisse encore porter +à certains fils de jolies femmes quand ils feraient beaucoup mieux de +n'avoir pas seize ans. Elle se mit un caleçon rayé, un pantalon bleu +sombre, une large cravate blanche à coques, un gilet blanc, un veston +court et un canotier pour dames. + +Ainsi vêtue, les mains dans les poches et le regard derrière l'épaule, +elle se jeta devant la glace un coup d'œil qui devint un clin d'œil et +vite une petite œillade. Mirabelle avait l'œil gai. + +Elle murmura même une phrase à la fois métaphorique et familière dans la +langue sibylline dénommée «argot», phrase où elle exprimait que son +travesti la réconciliait un instant avec un sexe naïf et laid qui +n'était pas tout à fait le sien. + +Car dissimuler serait vain. Mirabelle ne se sentait pas d'inclination +vers les messieurs. La force du mâle, le cou de taureau, les biceps +comme des bouteilles et les pectoraux comme des tables... non, +évidemment ce n'était pas pour elle que les dieux avaient créé leur +chef-d'œuvre. Elle n'aimait ni la moustache, ni la barbe, ni le menton +bleu. Oh! cela ne l'empêchait pas d'accepter un ami, et même un ami +inconnu, quand on l'en priait poliment. Elle passait pour se livrer en +dehors de tout spectacle aux exercices les plus recherchés, et, là comme +en scène, sa conscience d'artiste l'obligeait à feindre une exaltation +qui ne l'agitait pas à cet instant même. Ces petits ballets particuliers +où elle mimait un rôle si tendre ne faisaient point qu'elle ne détestât +de jour en jour davantage ceux qui lui en demandaient l'effort. Elle s'y +résignait, la pauvre enfant, parce que les visites des spectateurs chez +les danseuses sont précédées et suivies de formalités invariables +auxquelles on s'accorde à trouver une grande force de persuasion. Mais +sa conception de l'amour supposait des façons encore plus délicates, et +sa conception de l'art se fondait sur la symétrie. Or, l'homme tel +qu'elle l'avait connu jusque-là s'était montré le plus souvent +sentimental comme un bilboquet (on ne saurait mieux dire que ne dit +Gavarni) et d'autre part il est regrettable mais nécessaire de constater +qu'une dame et son cavalier, à l'instant où ils se composent, forment un +couple hétéroclite, ou, pour mieux dire, dépareillé. + +Ces considérations soutenues par l'entrain d'un penchant naturel avaient +amené la petite danseuse à blottir ses voluptés dans un cercle d'amies +intimes. Prudente, elle avait commencé par ses jeunes camarades, d'abord +de l'école primaire et puis du corps de ballet. On lui répondait +toujours oui, de la voix, du geste ou du regard, selon les pudeurs +particulières. Certaines acceptaient sans dessein de cultiver là une +passion d'âme, mais aucune ne savait résister à l'attrait d'une +expérience inoffensive et clandestine. + +Six mois après ses débuts de travesti, sa réputation était grande, et +aussi celle de son théâtre. Elle invitait. Même elle avait un «jour» où +elle réunissait chez elle, dans une intimité très nue, dix ou douze de +ses familières qui jugeaient inutile de se dissimuler leurs goûts +partagés. Et cela devint assez scandaleux pour tenter les femmes +honnêtes. + +Celles-ci se déclarèrent elles-mêmes, par émissaire, par lettre ou par +abordage. Elles offraient d'estimables, de solides cadeaux, et +demandaient seulement deux promesses: la volupté, qu'elles appelaient le +vice, et le mensonge, qu'elles appelaient le mystère. + +Mirabelle, extrêmement flattée, se jeta dans les aventures. Bientôt +lasse de ses anciennes et modestes partenaires qui eussent mérité +pourtant un traitement moins cavalier, elle sauta de la scène dans la +salle avec des ailes de papillon. D'innombrables révélations +l'attendaient encore, et elle les voulait toutes. Elle les eut. Elle +connut les joies de l'adultère, l'étroitesse du fiacre, l'odeur du +meublé, l'heure trop courte, le faux nom et la poste restante. Il n'y +eut pas jusqu'à l'émotion suprême du flagrant délit que le ciel ne lui +fît apprendre, peut-être bien pour l'avertir. Un mari pénétra un jour +dans un cabinet particulier où, bien qu'il n'y eût pas d'homme--et pas +de lit--il se déclara supplanté. Mirabelle ne se tenait pas de joie; si +grande est l'inconscience du crime. + +Mais voilà déjà trop de généralités sur ce personnage ambigu. Nous +n'irons point jusqu'aux détails; aussi bien ne seraient-ils point +décents. + +Ici nous nous bornons à expliquer pourquoi Mirabelle en scène avait +distingué d'un œil infaillible la blanche Aline émue par le charme de +sa danse; pourquoi son regard, de perspicace, était devenu attirant; +pourquoi elle n'avait pas été surprise de recevoir, deux heures après, +un billet de rendez-vous; et enfin comment elle-même se laissant pincer +la patte dans le piège d'une tentation plus forte que sa prudence, elle +abandonnait sa troupe comme le Prince Charmant du ballet, pour enlever +la fille du Roi. + + * * * * * + +Pendant ce temps, la jeune Aline était rentrée dans sa chambre. Elle +avait pris sur sa coiffeuse un étui de rouge, une boîte à poudre, un +porte-monnaie qui se trouva plein, et quelques petits objets de +toilette; bref, tout ce que la dame d'honneur énuméra devant le Roi +Pausole en remplissant le triste devoir de lui remettre le billet +trouvé. + +Ce billet, Line l'écrivit en deux minutes. Elle n'espérait guère se +faire pardonner, mais elle ne voulait pas que personne fût inquiet d'une +santé aussi précieuse que la petite sienne. + +Ses sentiments intérieurs disparaissaient autour de sa joie comme les +étoiles devant la lune. Et sa joie était d'un éclat à peine retenu par +le silence. + +Si les dames d'honneur ne l'entendirent pas sauter, courir, battre des +mains et jeter son _Télémaque_ dans le tub en signe d'émancipation, ce +fut peut-être (et j'ose à peine en exprimer l'hypothèse) parce que les +coupables gardiennes avaient abandonné leurs chambres voisines pour +quémander ailleurs les douces lassitudes qui guérissent de l'insomnie. + +Quoi qu'il en soit, la blanche Aline s'enfuit dans une hâte presque +bruyante, encouragée par le mystère où son premier départ était demeuré +caché. + +Elle courut par les bois au Miroir des Nymphes, et d'abord n'y vit +personne. + + * * * * * + +L'eau ruisselait et gloussait toujours. Le mascaron diabolique et les +deux nymphes très pâles sur le fond obscur des arbres étaient les seuls +habitants de ce coin redevenu désert. + +Line remonta vers le petit temple, fit du bruit, appela doucement. + +Lente et lasse, Mirabelle sortit de l'ombre entre les colonnes. + +Elle avait changé pour un autre son costume à basques d'argent: il y eut +une brève déception; mais tout de suite on reconnut qu'elle était encore +plus jolie ainsi vêtue à la moderne, et qu'au-dessus du grand col blanc +ses cheveux plus sombres semblaient noirs. + +Elle ne souriait pas. Elle soupirait fort. Travestie en amoureux de +quinze ans, elle avait pris devant son amie l'air plaintif et désolé qui +convient à cet âge viril. Ce n'était point pourtant qu'elle voulût jouer +un rôle. Le seul poids de son émotion avait altéré son front sous une +lourde mèche de deuil. Un sentiment profond de la gravité des +circonstances et du souvenir qu'elle aurait toujours de cette heure très +juvénile arrêta son petit cœur battant. Elle se vit plus tard, +miséreuse sans doute, vendant des oranges rue Saint-Denis, ou des +crayons dans la Canebière, à l'âge où l'un et l'autre sexe après s'être +entendus longtemps pour la trouver digne de désir, continueraient à +s'accorder pour la laisser mourir de faim. Elle devinait déjà que les +femmes résument en quelques instants lumineux un immense passé plein +d'ombres, et elle savait qu'au delà de sa jeunesse elle reverrait +jusqu'à la fin par-dessus tous les oublis le décor lunaire et ténébreux +de cette nuit exaltatrice. + +Alors, elle prit par la main la petite Princesse Aline et la fit entrer +à sa suite dans le cercle d'obscurité qu'enfermaient les six colonnes +grecques. + +Elle revécut un peu plus tristement l'heure déjà morte pour toujours où +elle avait senti avec tant de frisson qu'elle engageait sa liberté. + +En souvenir, elle prit au coussin un petit nœud d'étoffe blanche et +verte. + +Plus près de la source elle cueillit une feuille odorante et une fleur +sans parfum qu'elle unit dans son mouchoir. + +Enfin, sous la bénédiction des jeunes nymphes semblables et nues qui +étendaient deux mains au-dessus de l'eau et s'unissaient par les deux +autres, Mirabelle posa lentement sur les yeux de la blanche Aline un +baiser qui lui parut délicieusement fraternel. + + * * * * * + +--Tu veux bien me suivre? + +--Oh! oui! + +Les lèvres se pressèrent. Line ferma les yeux. + +Mirabelle se raidit et murmura: + +--Tu m'aimes? + +--Oh! oui! oh! oui! + +--Répète... Dis-le toute seule... Dis-moi: «Je t'aime, Mirabelle.» + +--Je t'aime, Mirabelle. + +--Tu ne regretteras rien? + +--Je n'ai rien. + +--Tu me suivras partout? + +--Pas trop loin, si tu veux... Mais j'irai où tu seras... Tu es mon +amie... + +Mirabelle eut un grave regard et lui serra les deux bras. + +--Sais-tu ce que c'est qu'une «amie»? Non. N'importe... Tu le sauras +bientôt. Ne me quitte pas... Jure-moi que tu resteras... huit jours... +huit jours tout entiers avec Mirabelle... + +--Huit jours? Mais bien plus! Que dis-tu? + +--Jure-moi huit jours. Je n'en demande pas davantage. Si tu restes huit +jours, je te garderai bien huit ans. + +--Pourquoi as-tu l'air si triste? + +--Embrasse-moi... + +--Tiens... + +--Tu as juré? + +--Tout ce que tu voudras. + +Tendrement, Mirabelle secoua pourtant la tête. + + * * * * * + +Elle cessa de parler, leva encore une fois les yeux vers les quatre +seins blancs et jeunes que penchaient les nymphes de marbre, et enfin: + +--Partons vite, dit-elle. Où est le chemin? la porte? + +--Oh! la porte, elle est gardée. Viens par ici, je sais par quel passage +on doit pouvoir sortir du parc. + + * * * * * + +Elles s'en allèrent d'un pas rapide. Plus grande de toute la tête, +Mirabelle tenait son amie un peu au-dessus de la ceinture. Sa main prit +le petit sein gonflé, l'enveloppa des cinq phalanges, le pressa de la +paume caressante et le parcourut du bout du doigt jusqu'à ce qu'elle eût +trouvé la pointe.--Line sourit en levant les yeux. + +Elles sortirent du parc entre deux aloès; mais à travers champs, loin de +la route. En cet endroit, le remblai de terre sèche et dure portait des +empreintes de pas. Mirabelle n'y voyait plus, car la lune s'était +couchée; Line, lentement, la guida de la main et bientôt elles furent +dans le fossé. + + * * * * * + +Où aller? Elles n'en savaient rien. + +Elles suivirent un champ de maïs, puis des enclos maraîchers où +croissaient des piments rouges, des pastèques et des patates. + +Le jour s'élevait peu à peu. + +Sous les haies de cactus en raquettes séjournaient des brumes courbes +comme des montées de neige. + +--J'ai sommeil, dit Line en posant la joue sur l'épaule de son amie. +Qu'il est tard! Où nous reposerons-nous? Je n'ai pas dormi depuis tant +d'heures! + +Elles discutèrent tout en marchant. Il y avait bien, sur la route, un +hameau avec une auberge; mais comment demander une chambre avant le +lever du soleil? Elles n'avaient ni voiture, ni manteaux, ni bagages. Si +la directrice de l'hôtel allait leur poser des questions? Comment +expliquer en deux mots qu'à une heure si tardive et si fraîche de la +nuit, elles ne fussent pas encore couchées? + +--Suivons la route, dit Mirabelle. Là-bas, j'aperçois un bois d'oliviers +où nous pourrons dormir à l'ombre en attendant le milieu du jour. + +Après une marche qui parut longue à la petite Line presque endormie, et +qui cependant ne dura pas beaucoup plus de vingt-cinq minutes, elles +arrivèrent à l'entrée du bois. Quelques oliviers élevaient en effet leur +masse plate et foncée devant les autres arbres, mais derrière eux se +pressaient des pins rouges et des cyprès reliés par des broussailles +sauvages et des pentes mollement herbues. + +Line jeta ses deux bras autour de Mirabelle, lui mit un baiser de +sommeil dans le coin de la narine gauche et s'étendit les bras en rond +sans même choisir la meilleure place. Aussitôt le petit homme au sable +sema le repos sur ses paupières. + + + + +CHAPITRE VI + +OÙ PAUSOLE ET SES COMPAGNONS CAUSENT À BÂTONS ROMPUS ET S'ARRÊTENT SUR +UNE POINTE D'ÉPINGLE. + + Βάλλει καὶ μάλοισι τὸν αἰπόλον ἁ Κλεαρίστα... + + THÉOCRITE, V, 88. + + +--Il me plaît, dit Pausole, radieux, il me plaît délibérément d'être +précédé par quarante tulipes sur la route de ma capitale! Cette escorte +de gens armés allait contre tous mes vœux, et vous aviez été, Taxis, +mal inspiré en abusant de mes distractions pour me l'imposer +aujourd'hui. N'eût-on pas dit, en me découvrant derrière cet appareil +guerrier, que je m'en allais livrer bataille à mon voisin M. Loubet? Je +ne suis point un chef belliqueux, certes non. L'extermination n'est pas +mon fait. Et je n'entends pas que dans mon royaume on verse d'autre sang +que celui des vierges, ou celui des petits poulets. + +--Pauvres petits poulets, dit Giglio. J'aimerais mieux mettre à mal +cinquante jeunes filles, que d'égorger un poussin blanc. Et pourtant, +les cris des jeunes filles sont beaucoup plus épouvantables. + +--Oui, dit Pausole, mais on s'y habitue. + +Comme la chaleur devenait très forte, il ouvrit son sceptre en deux et +en tira son éventail, lequel était japonais. + +Le peintre oriental y avait tracé d'un roseau exact et sobre, avec un +réalisme qui n'oubliait rien, une jeune demoiselle nue, accroupie de +face, les cheveux très coiffés et les seins très pointus, tenant à la +main un écran dont elle voilait son épaule gauche. + +--Le privilège des courtisanes, reprit le Roi, a quelque chose de +choquant. Leur type moyen est devenu, dans l'art de presque tous les +peuples, le type de la beauté féminine, et il faut bien qu'il en soit +ainsi, puisque toutes les autres femmes s'abstiennent de concourir. +Depuis un siècle et davantage, on ne cite pas plus de quatre ou cinq +Européennes de qualité qui aient enlevé leur chemise devant un sculpteur +ou un peintre en lui permettant de révéler à d'autres les jolies choses +qu'elles y cachent, on n'a jamais su pourquoi. Partout, excepté à +Tryphême--et au Japon, disent les gazettes,--une femme nue, c'est une +prostituée. Or je veux bien que les courtisanes aient parfois plus de +génie et plus de talent que leurs peintres, qu'elles atteignent à des +raffinements d'une délicatesse admirable, et qu'au moment suprême où +l'on en ressent l'effet, on serait parfois aussi tenté de les applaudir +que de les embrasser: toujours est-il que ce sont des ouvrières, puisque +leur tâche est mécanique, et il n'y a pas de travail manuel qui ne soit +bientôt funeste à l'harmonie du corps. Ce sont même des ouvrières +servantes puisqu'elles se règlent sur nos caprices; et il n'y a pas +d'obéissance qui ne soit désastreuse pour la beauté de l'esprit. Leur +monopole esthétique en Europe est donc le fait d'une usurpation, et je +me félicite d'avoir élevé le niveau mental de mes sujets en leur +permettant de constater en paix la beauté des vierges, quand nos voisins +fondent tout leur art sur la bedaine de quelques drôlesses. + +--Vous êtes un artiste, sire, fit Giglio. + +--Non, répondit Pausole. J'aime la nature telle que les dieux l'ont +faite et j'aime tant à la voir que je ne trouve pas le temps de la +regarder par les yeux des autres, comme font les collectionneurs de +tableaux. Je ne suis pas artiste du tout. + +Sur ce, il regarda son page, comme s'il attendait de lui une approbation +nouvelle. + +--Ami, lui dit-il... mais, au fait, comment t'appellerai-je? Tu m'as dit +qu'on pouvait prononcer ton nom à l'italienne ou à la française, Djilio +ou Giguelillot. Or, je sens qu'en disant «Djilio», je ne mets point +l'accent tonique avec la force qui lui convient. Un Milanais rirait de +moi s'il m'entendait à l'instant. D'autre part, «Giguelillot» est une +prononciation aussi ridicule que «Chakesspéarre» ou «Lohangrain»; je ne +peux pas m'y habituer. Puisque le français est la langue de mon peuple, +laisse-moi franciser ton nom et t'appeler «Gilles» tout simplement. + +--Sire, je m'appelle Gilles, déclara le page. Puisque vous le voulez +ainsi, je me suis toujours appelé Gilles; je n'ai jamais porté d'autre +nom. Gilles! Gilles tout court; ou Gilles Gilles; ou Gilles ce qu'il +vous plaira. + +--Gilles tout court est plus vif, plus fou, plus semblable à ton +apparence. + +--Mais vous, Sire, quel nom porterez-vous? + +--Moi? + +--Je veux dire... devant l'histoire? + +--Comment? + +--Sire, on appelle Histoire une espèce de paysanne en robe rouge mal +drapée, assise dans un trône grec et coiffée de lauriers comme une +petite fille qui a eu des prix. Elle a des seins de femme en couches, +des épaules de portefaix et le nez de Pallas elle-même. On lui connaît +aussi la curieuse manie d'écrire le nom des hommes célèbres sur une +table d'airain que porte son genou gauche; c'est même à cela qu'elle +doit d'être appelée Histoire (demandez plutôt à vos artistes), car la +même paysanne en robe mal drapée, avec les mêmes doubles tétons et le +même nasal chevalin peut aussi bien être la Science, ou la République +Argentine, ou la Compagnie des Omnibus; cela dépend des petits meubles +qu'elle installe en équilibre sur l'extrémité de sa cuisse.--Eh bien, +quand on est un grand roi, «on comparaît devant l'histoire» suivi de +plusieurs fœtus mâles qui portent des écussons et symbolisent les +Finances non moins bien que les Arts et les Lettres. Jamais vous ne +persuaderez le contraire à un graveur en médailles. Pour cette séance +solennelle le nom du roi ne suffit point. On lui accole un surnom fameux +qu'on attribue ensuite le plus généralement à l'invention populaire. +Quel surnom désirez-vous? + +--J'y réfléchirai, dit Pausole. + +--Quand j'habitais Paris, j'ai connu là-bas un grand poète et dramaturge +qui s'amusait à donner des épithètes historiques aux présidents de son +pays. Il avait trouvé Thiers le Bref, Grévy le Gaigneur, Carnot le +Juste, Faure le Bel; d'autres encore... + +--Saint Pausole me suffirait, dit modestement le Roi. Saint Pausole +l'Aréopagite, ou Saint Pausole de Tryphême. Après ma fin, si le Trésor +n'est pas en trop mauvais état, je voudrais que mes successeurs fissent +les dépenses nécessaires à ma canonisation. Il en coûte gros, dit-on, +pour être saint. On est comte à meilleur marché. Mais je pense qu'on +fait des remises en faveur des têtes couronnées et qu'on leur épargne +bien des lenteurs. J'espère que la Sacrée Congrégation des Rites ne +verra pas trop d'empêchements à mon entrée au septième ciel. Sans doute +j'ai suivi plusieurs cultes, et je me refuse absolument à traiter comme +de vaines idoles les innombrables divinités dont le néant ne m'est pas +prouvé. Mais j'ai suivi aussi le culte catholique; j'ai même pratiqué +ses vertus; je suis doux et humble de cœur. J'aurai cherché toute ma +vie à faire que les gens soient heureux, à pacifier les folles +querelles, à réunir les mains hostiles, à répandre la paix et l'amour. +Ce sont des titres estimables; et sans avoir l'esprit hanté d'une +ambition paradisiaque, il me semble que je ferais un saint du plus +pertinent exemple. + +Taxis bondit; mais ce ne fut point en signe d'opposition, comme on +pourrait le penser. Il n'avait pas écouté les dernières paroles du Roi. +Son regard était retenu depuis une minute par un petit objet brillant, +allongé au milieu de la route. + +--Sire, cria-t-il. Un indice! + +Et, ayant mis pied à terre, il ramassa l'objet doublement précieux par +sa nature et sa provenance. Il l'examina et dit gravement: + +--Voici un petit bijou d'or qui est une épingle double. Cette épingle +porte gravé sur le cache-pointe l'A majuscule avec la couronne de +bluets, c'est-à-dire le chiffre de la Princesse Aline. J'observe en +outre que l'épingle est ouverte: donc elle est tombée directement du +vêtement qu'elle attachait, et non pas d'un nécessaire. Je conclus... + +--Taxis, vous êtes fastidieux, interrompit le bon Pausole. Nous n'allons +à la recherche ni du capitaine Grant, ni de la Longue-Carabine, et vous +ne nous ferez pas flairer dans la poussière les traces de cette petite +fille, ou compter les cassures des branches comme un chasseur de +chevelures. Pour ma part je ne me livrerai certainement pas à des +contorsions de chef apache sur la grand'route de mes États. + +--Il est néanmoins important... + +--De savoir que ma fille a passé par ici? Eh! vous ne vous en doutiez +pas? Nous connaissons le point de départ et la première étape de son +petit voyage. Entre les deux il n'y a qu'un chemin. Il faut bien qu'elle +y soit passée. Quand même elle aurait pris l'itinéraire le plus +extravagant pour aller de chez elle à l'auberge, cela ne nous +empêcherait pas de la trouver au gîte si elle y est encore et cela ne +nous éclairerait pas davantage sur la direction qu'elle suit aujourd'hui +si elle continue sa promenade. + + * * * * * + +Le ton que prit Pausole pour donner cette réponse était plein +d'enseignements. Giglio ne s'y méprit point: le Roi n'était pas pressé +d'arriver si vite au but. Et, si l'on n'y prenait garde, on allait le +désappointer en terminant trop tôt une excursion dont le principe lui +avait coûté mille efforts. + +Giguelillot (le lecteur ne voit pas d'inconvénient à ce que nous +appelions tour à tour ce personnage Giglio, Giguelillot, Djilio ou +Gilles?) Giguelillot donc, eut une idée rapide: il fallait éloigner +Taxis. + +--Pardon, dit-il sérieusement, l'épingle est tombée ouverte, dites-vous? +De quel côté se tournait la pointe? + +Il n'insista pas davantage. Taxis garda l'orgueil de découvrir tout seul +les conséquences d'une telle question. Elles ne lui en parurent que plus +graves. + +--Un instant! grogna-t-il. J'en arrivais là. C'est un point capital que +je vais établir. + +Pausole regarda Gilles, qui ne sourcilla point. À genoux sur le macadam, +Taxis chercha l'endroit exact où il avait saisi l'épingle. + +--Voici! j'ai trouvé, dit-il. L'empreinte est fort nette. La branche que +termine le fermoir est perpendiculaire à l'axe de la route; mais la +pointe s'ouvre dans la direction du palais, opposée à celle de +l'auberge. + +Il se releva. + +--Ceci, déclara-t-il, l'œil toujours froncé, détermine des conclusions +inattendues. L'épingle d'or que je tiens en main est de celles que les +femmes (je le crois) ont coutume de fixer en haut du bas (si je puis +ainsi dire) de leur dos. Elle a pour mission de fermer le bâillement +impudique de la jupe et de suspendre à la ceinture un vêtement qui ne +doit point tomber. On la plante toujours (je le suppose, cela est +logique) la pointe en dedans. Donc, si une telle épingle se détache +lentement et finit par glisser à terre, comme il n'y a pas d'apparence +qu'elle exécute des pirouettes en obéissant à la pesanteur, comme, au +contraire, il y a présomption pour qu'elle se projette sans se +retourner, sa pointe indique vraisemblablement sur le sol la direction +suivie par la dame qui a perdu le bijou. Or, dans le cas présent, la +pointe se tourne vers le palais; donc la Princesse Aline a dû revenir +sur ses pas en quittant l'hôtel du Coq et elle se dirige actuellement +dans le sens justement opposé à celui que nous suivons nous-mêmes. + +Il leva deux doigts et reprit: + +--Mais--cela n'est pas certain. + +--Ah! mais si! protesta Gilles. Vous y êtes... + +--Je le crois volontiers; toutefois une présomption n'est pas une +preuve. Et comme voici l'hôtel du Coq (c'est la sixième maison à droite +dans le hameau que vous voyez) le plus simple est de commencer là notre +enquête et de décider, immédiatement après, dans quel sens nous devons +marcher. + +--Pas du tout! fit Giguelillot. Il faut courir au plus pressé. Nous +allons nous quitter ici. Le Roi et moi-même nous mènerons l'enquête à +l'intérieur du village. Vous, seigneur, veuillez retourner en arrière, +sonder les chemins et les bois, humer le vent, scruter l'horizon, +gratter le sable; ça ne nous regarde plus. Souvenez-vous seulement que +le Roi dîne à huit heures. Huit heures pour le quart, monsieur le +Grand-Eunuque. + +--Je n'ai d'ordres à recevoir que de mon souverain. + +--Qui suis-je, dit le page humblement, sinon sa volonté, sa walküre, +seigneur Taxis? C'est lui qui vous parle par mes lèvres. + +--Je ne m'en mêle pas, fit Pausole. J'approuve en principe. +Allez-vous-en, Taxis, puisque c'est l'avis donné par mon conseiller de +jour. Il vous sera loisible d'exprimer votre sentiment dès que minuit +aura sonné. D'ici là, point de discussions. Le système n'a pas d'autre +but que d'éviter les froissements. Prouvez-moi qu'il est bien conçu. + +Taxis jeta un regard furibond sur le zèbre et son cavalier. Puis il +empoigna d'une main trépidante les rênes du chaste Kosmon, conduisit la +bête jusqu'au talus, grimpa sur la plus haute motte, exécuta non sans +effort ce que Mirabelle eût appelé dans son jargon chorégraphique des +«battements de quatrième ouverte» et enfin retomba en selle. + +Il trottait déjà vers le Jardin des Fleurs quand Pausole, priant la +bonne Macarie de bien vouloir se remettre en marche, demanda +mélancoliquement: + +--Alors, petit, voici l'auberge? + +Il allait rentrer de plain-pied dans les événements tragiques, +questionner des inconnus; apprendre ce qu'au fond il voulait ignorer; +conduire les recherches les plus scandaleuses, et au terme de tout cela +demeurer face à face avec une décision nécessaire. Sa voix manifestait +un vif déplaisir à l'approche du seuil fatal. Giguelillot détourna d'un +mot cette pénible appréhension. + +--L'auberge? dit-il. C'est un peu loin. La première maison du village +est une ferme, et si vous vouliez, Sire, nous pourrions y boire du lait +avant de commencer nos travaux. + +--Ah! que voilà une brave idée! fit le Roi. Entrons! Je le veux bien. +Nous avons sur cette route un soleil de Sicile; je me sens tout à fait +pastoral, et soufflant comme un taureau. Allons voir les brebis +laineuses! les beaux yeux des vaches! les agneaux dont la laine est +douce comme le sommeil, dit le Sicilien. Allons voir le chevrier qui +paît ses chèvres barbues... + +--Et Kléarista qui lui jette des pommes! + +--Et Kléarista qui lui jette des pommes! répéta Pausole avec ivresse. + + + + +CHAPITRE VII + +COMMENT GIGUELILLOT, APRÈS PLUSIEURS AVENTURES PENDABLES, INVENTA UN +STRATAGÈME ET RETROUVA LA BLANCHE ALINE. + + Les chutes des honnêtes femmes sont souvent d'une rapidité qui + stupéfie. + + OCTAVE FEUILLET. + + +La ferme où pénétrèrent Pausole et son page, pendant que les quarante +tulipes montaient la garde sous le porche, avait été bâtie par un +architecte qui savait peut-être Théocrite par cœur, mais ne s'en +laissait point absorber. + +Les bâtiments et le sol de la cour, recouverts et dallés de céramique, +s'unissaient au pied des murs par des encoignures arrondies où le +moindre bacille, le dernier des thallophytes, le microcoque le plus +micro, la bactérie humble entre toutes ne pouvaient mener une vie +paisible, aimer et faire leurs petits, comme au temps où Kléarista osait +glisser le long de ses lèvres une syrinx infectée de germes pathogènes. + +L'odeur champêtre du phénol et le parfum du sulfate de cuivre +s'échappaient des étables avec la senteur du foin coupé. Au fond de la +cour, sous un auvent métallique, une trentaine d'abreuvoirs particuliers +recevaient chacun l'eau d'un filtre et attendaient le mufle d'un bœuf +qui avait aussi sa baignoire à lui, prophylactique envers et contre +tout. + +--Ah! Sire! où sommes-nous entrés? fit Djilio avec désespoir. + +--Dans une fabrique de lait, de beurre et de poulets gras, répondit +Pausole. Je la trouve de fort bon aspect et me voici rassuré dès l'abord +sur le repas que nous allons y faire. Cette ferme est exactement celle +que les Grecs auraient construite s'ils avaient su ce que nous savons. +Elle est propre et géométrique. + +Le zèbre se cabra au soleil. + +--D'ailleurs, continua Pausole, les Grecs prenaient mille précautions +que nous inventons depuis dix-huit mois. J'ai lu dans les traités d'un +médecin d'Éphèse qu'ils faisaient bouillir, refroidir et rebouillir +l'eau qu'ils buvaient. Ils savaient que l'eau des fleuves est la pire de +toutes, que les puits sont dangereux dans le voisinage des thermes, et +que les accoucheurs doivent se laver les mains immédiatement avant de +puiser. Petit, ce qu'on appelle «progrès» n'est jamais qu'un retour aux +Hellènes ou un développement de leurs principes. La métairie où nous +entrons est plus près d'eux qu'elle n'en a l'air. Holà! voici le +métayer. + +Un vieil homme accourait, le chapeau de paille à la main, tremblant, +ému, orgueilleux, réjoui... Laissons au lecteur le soin de trouver +toutes les épithètes qui décrivent un vieillard rural recevant le Roi et +son page. + +Himère et Macarie, en bêtes de la couronne, furent conduites à des +stalles de choix. Pausole s'appuya familièrement sur l'épaule de son +sujet, car il ne savait jamais garder les distances, et Giguelillot, +très éveillé, s'intéressa aux filles de ferme. + +Il en vint une, deux, sept, dix, douze, les laides portant cotte et +fichu, mais les jolies sans vêtement, à la mode de Tryphême. + + * * * * * + +Giguelillot remarqua l'une d'elles qui, nue entre ses petits sabots et +le foulard de son chignon, semblait fort propre à occuper les loisirs +d'une journée de repos. + +Et, tandis que le Roi Pausole demandait bonnement au fermier ses +prévisions sur la récolte et les cours du marché aux grains, le page +s'approcha de la laitière qui le considérait d'ailleurs avec le plus +gentil sourire. + +--Tu sais traire les vaches, lui dit-il. + +--Je ne sais même que cela, répondit la jeune fille. + +Le timbre de sa voix était vif et chaud. + +--Eh bien! fit Gilles, conduis-moi. Nous allons emplir un bol de lait +pour Sa Majesté qui a soif et un pour moi qui l'imite par esprit de +courtisanerie. + +Elle courut en avant, les seins dans les mains. + +Il la rejoignit dans une étable reluisante qui semblait une écurie de +cirque. + +--Comment t'appelles-tu? + +--Thierrette, seigneur. + +--Thierrette, tu as les seins dorés comme deux mottes de beurre frais. +Porte au Roi le lait que tu voudras; mes lèvres ne veulent que du tien. + +--Je n'en ai pas, dit la brune en riant, et je ne fais rien pour qu'il +m'en vienne. + +--Tu n'en as pas? Je saurai si c'est vrai. + +--Essayez. + +Il en fit l'épreuve, à droite et à gauche, avec une insistance qui ne +paraissait pas déplaire. Il tétait en creusant les joues, comme un petit +enfant goulu et les seins augmentaient de la pointe entre ses lèvres +aspirantes; mais il n'amena que de longs frissons et des rougissements +satisfaits. + +--Rien encore, fit-il enfin. Tu me fais attendre. Approche-toi; tu m'en +donneras dans un an. + +--C'est bien tard si vous avez soif. Buvez d'abord celui-là. + +Elle s'assit auprès d'une vache blanche, soupesa la peau douce et +tremblante du pis, et, tirant l'épaisse tétine molle entre le pouce et +les deux doigts, elle darda obliquement le rayon blanc du lait. + +Giglio restait à distance, attendant qu'elle revînt à lui; mais elle +sortit d'un pas droit et lent, tenant à la main devant sa poitrine la +coupe de porcelaine où tremblait la crème lourde. + +--Je vais porter cela au Roi, dit-elle. Attendez, votre tour viendra. + +On ne l'attendit pas un instant. + +À peine était-elle entrée du fond de l'obscure étable dans la grande +lumière de la porte où ses cheveux noirs prirent des valeurs bleues, le +page était déjà parti par l'autre issue de la grande salle. + +Il traversa des couloirs clairs, des vestibules aérés, des magasins qui +ressemblaient à des expositions agricoles et qui lui parurent disposés +par le plus mauvais esprit. + +Giguelillot qui ne ressentait pas d'admiration particulière pour le +patient labeur de l'homme, et traitait les choses les plus graves avec +une déplorable légèreté, demeurait intransigeant sur la décoration des +pièces où l'on travaille, comme de celles où l'on ne travaille point. +Là-dessus, ses principes étaient d'autant plus fixes qu'ils étaient plus +récents et s'il trouvait à certains désordres une certaine grâce dans +l'imprévu, rien ne l'exaspérait davantage que le «rangement», +c'est-à-dire la succession régulière. + +Avec un zèle très actif, il dérangea tout ce qu'il put remuer. + +Il jeta les rouleaux dans les moissonneuses, les lochets et les hourres +d'acier dans les machines aratoires; il fit entrer les fourches fines, +les pelles minces, les binettes robustes dans la chaudière et la +cheminée d'une malheureuse locomobile. Traitant le carrelage comme une +simple terre de labour, il l'effondra d'un coup de pioche... + +Et le sol rouge apparut. + +--Ah! s'écria-t-il. Voilà un joli ton. + +Il recula, ferma les yeux à demi, regarda comment la salle s'éclairait, +d'où venait le jour, où se massait l'ombre; puis, choisissant, non sans +intention, un autre point de l'allée centrale, il y fit, d'un second +coup de pioche, un «rappel de vermillon». + +Il continua ainsi, très intéressé par son petit travail, et pendant plus +d'un quart d'heure s'efforça de modifier la décoration de la salle, sans +se préoccuper des règles d'Owen Jones. Certaines faux enlevées de leur +manche et disposées à plat sur le sol avec sobriété, justesse, équilibre +ornemental, répandirent leurs longues feuilles bleues qui rejetèrent le +vermillon dans la gamme des tons orangés. Des lignes arborescentes de +bâtons bout à bout donnèrent à la composition une sorte de solidité. +Deux faucilles réunies par les pointes et les douilles autour d'une +fondrière de couleur, imposèrent à l'ensemble un centre artificiel, un +foyer de rousse argile, que balançait à l'autre coin un second foyer +plus petit, mais également indispensable. + +--Ah! ah! fit-il encore, ça n'est pas vilain. Maintenant, on peut entrer +ici. Les objets sont à leur place. + +Puis, animé par ce labeur de vingt minutes, il continua sa promenade à +travers la métairie. + +Un fruitier tout rouge de fraises et de framboises s'ouvrait un peu plus +loin. + +Il y entra. + +--Bonjour, seigneur, dit une petite voix. + +Et Giglio aperçut, derrière des claies de pourpre, la ligne blanche d'un +corps de femme que relevaient des touches de blond. + +Celle-ci peut-être allait se montrer plus tendre ou moins artificieuse +que la jeune Thierrette. + +Il ne s'attarda pas à lui demander son nom, ni même à faire avec les +figues, les bananes et les mandarines des fantaisies décoratives. + +S'approchant, il déclara: + +--Rose, ou Liliane, ou Marguerite, ou quel que soit le nom floral que +vous portiez entre vos sœurs, si j'étais le maître du lieu, je ne +voudrais pas d'autres fruits que ceux de votre corps velouté comme une +prune. Donnez-moi vos oranges, vos fraises et vos prunelles, et ce cœur +de grenade qui est si bien fermé. + +À genoux devant l'une de ses lectrices, le jeune poète eût, sans doute, +cherché des comparaisons plus rares, si tant est qu'il en soit +d'inédites entre les fruits de la femme et ceux de la terre; mais la +Tryphémoise à laquelle s'adressaient de telles galanteries n'avait +jamais rien entendu qui lui parût de meilleur ton. + +Elle rougit en baissant la tête avec un sourire d'enfant, et, comme son +premier mouvement fut d'aller fermer la porte, Giglio comprit qu'il +pouvait continuer sa ballade jusques et y compris l'envoi. + + * * * * * + +Il prit la jeune fille debout entre son bras gauche et son pourpoint +bleu. D'une main qui semblait indiquer à des spectateurs invisibles une +collection d'horticulture, il toucha d'abord la bouche qui devint une +fleur de pêcher, puis les seins qui, suivant l'image, furent deux pêches +portant leurs noyaux; puis il osa des métaphores qui venaient peut-être +de Chénier, mais certainement pas de Lamartine. + +La gardienne des framboises écoutait avec sensualité cette poésie tout +orientale. Incapable d'imposer son humble et faible retenue au désir +d'un jeune homme qu'elle trouvait plein de génie, elle se laissa +conduire sans aucune résistance vers un canapé de jardin, le débarrassa +d'une centaine de fruits, et mit un point d'honneur à donner +généreusement ce qu'on voulait bien attendre d'elle. + +--Quand reviendrez-vous? soupira-t-elle après beaucoup d'autres soupirs. + +Giglio répondit imperturbable: + +--Demain. Ce soir. Après-demain. Toujours. + +--Mais vous avez des amies? + +--Aucune. + +--Vous en aurez? + +--Jamais! + +--Jurez-le-moi. + +--Je vous le jure. + +Rassurée, elle s'abandonna de nouveau à cœur ouvert, et ensuite plus +confiante, le laissa partir. + + * * * * * + +Le page traversa la cour. + +Par les fenêtres de la salle où l'on avait conduit le Roi, il vit +Pausole endormi près du métayer dans un large fauteuil de cuir. Comme il +se tournait d'un autre côté, il retrouva debout, à l'entrée du +vestibule, Thierrette qui, d'un doigt menaçant, lui défendait +d'approcher, mais oubliait de ne pas rire. + +--Ne me suivez pas! cria-t-elle en fuyant. + +Il accourut. + + * * * * * + +À la course, il monta un escalier, suivit un corridor blanc, pénétra +dans une petite pièce éclatante et lisse comme les autres. + +Elle se barricada derrière un porte-serviettes: + +--Sacripant! vous voilà dans ma chambre, maintenant! Voulez-vous sortir +ou j'appelle! + +Giglio, comédien, prenant la voix d'une dame qui visite une garçonnière, +prononça: + +--C'est gentil chez vous! Oh! les jolies fleurs! + +Il touchait du doigt le papier peint où d'invraisemblables pensées +jaunâtres inclinaient leurs mentons fendus. + +Elle fit mine de se vêtir. Il l'arrêta de la main, et tenant sa toque à +plume sous l'autre main abaissée, il lui dit avec mille grâces: + +--Belle Thierrette, je vous adore. + +--Est-ce vrai? + +--Trop. J'en suis fou. Ne le voyez-vous pas à mes yeux? + +Elle vit tout ce qu'elle voulait voir et cependant elle demanda: + +--M'aimerez-vous encore demain? + +--Toujours. + +--Toujours, c'est bien longtemps. Dites-moi un peu moins pour que je +vous croie... + +--Quatre-vingts ans. + +--Moins encore. + +--Soixante-dix-neuf ans et demi... Je vous parle du fond de mon cœur, +Thierrette; si je vous offre un amour très long, c'est que j'espère +vivre très vieux et que je vous aime pour toute une vie. + +Thierrette se laissa persuader. Son indigne et délicieux amant comprit +dès le début pourquoi elle avait refusé pendant près d'une heure la +grâce de s'étendre et d'ouvrir les bras. C'était parce qu'auparavant +elle n'avait pas jugé décent de l'accorder à personne. + + * * * * * + +Avait-elle raison de laisser Giguelillot prendre ainsi le premier la +place vide auprès d'elle? Le lecteur ne peut en douter. Thierrette en +fut cependant soucieuse, et, cet après-midi de juin, si elle se sentit +tout à coup accessible aux caresses de l'homme, la taille molle et les +seins durs, ce fut que dans le secret de sa chambre les sens vainquirent +sans combat tout ce qu'elle avait d'énergie. + +À défaut de force morale, Thierrette montra successivement du courage; +puis de la passion; puis du zèle. L'ensemble de ses qualités dépassait +et de beaucoup le niveau modeste où se maintenait la jeune fille de la +salle aux fruits. + +Elle accepta d'abord sans plainte les épreuves du premier début, allant +même au devant d'elles avec une vigueur qui fut auxiliatrice à propos; +et, peu à peu, se prenant d'enthousiasme pour la révélation qui venait +de pénétrer brusquement en elle, Thierrette manifesta qu'on ne l'en +frustrerait plus sous aucun prétexte et qu'elle ne permettrait pas même +un simple recueillement passager. Giguelillot, prisonnier courtois, fit +preuve de solidarité. + +Toutefois, au moment même où elle cherchait dans ses prunelles et se +croyait certaine d'y voir la flamme d'un amour aussi violent que le +sien, le petit page déjà distrait pensait à bien autre chose. + +Il se disait, non sans égards mais aussi non sans franchise, qu'il +perdait son temps avec une regrettable désinvolture; qu'il était devenu +non seulement le page favori, mais le conseiller du Roi Pausole; qu'en +cette posture il devait avant tout balancer l'influence de Taxis le +néfaste; que pour cela il ne suffisait pas d'envoyer cet homme grave à +six kilomètres en arrière en faisant la nique à son ombre, mais qu'il +fallait agir pendant qu'il s'égarait, faire sans lui l'enquête, mener +les événements et lui présenter à son retour, d'un geste affligé, +l'irréparable. + + * * * * * + +Ses réflexions eurent tout le temps d'arriver à leur terme et même de +porter fruit sous la forme d'une heureuse idée, car les jeunes ardeurs +de Thierrette ne mesuraient ni les minutes ni la chute du crépuscule. + +L'heureuse idée qui lui vint était une façon de stratagème, lequel lui +parut d'abord un peu complexe, un peu fragile et tiré de loin, mais non +pas trop pour réussir. + +Ce fut ainsi qu'il l'amorça: + +--Mon amour, dit-il tout à coup. Je t'ai aimée dès le premier regard, +mais maintenant je ne pourrais même plus souffrir de te quitter pour un +matin. + +--Oh! non! ne me quittez pas! + +--Tu sais que je suis page du Roi. Mon costume me fait reconnaître +partout. Comment sortir et comment me cacher?... Écoute-moi. Tu +t'habilles, l'hiver; où sont tes vêtements? + +--Pourquoi? + +--Donne-moi une jupe et un fichu, un foulard de chignon pour couvrir mes +cheveux courts et le chapeau de paille à larges bords que tu mets pour +aller aux champs. Donne-moi encore deux seaux de lait à la main et +laisse-moi sortir ainsi. J'attendrai au dehors qu'on ait fait des +recherches dans toute la ferme et que le Roi soit parti sans moi; puis +je reviendrai où tu voudras et nous ne nous quitterons plus de la nuit. + +--C'est vrai, dit Thierrette. Nous ne pouvons pas nous voir ici. Dans la +journée l'étage est vide et aujourd'hui je n'ai rien à faire puisque le +Roi est à la métairie; ce soir, si l'on vous trouvait là! + +Elle se leva. + +--Habillez-vous! vite! Le soleil est déjà couché. + +Elle l'aida, lui passa la jupe, serra des manches de toile fine sur +celles du pourpoint bleu, noua le fichu, le gonfla par devant, enroula +le foulard de soie au sommet de la tête, fixa le grand chapeau de +moissonneuse et dit: + +--Allez, maintenant! les seaux à lait sont dans la première chambre au +rez-de-chaussée. Prenez-en deux. Il fait presque nuit. Je suis sûre que +personne ne vous reconnaîtra. Ce soir je me sauverai toute seule dans le +petit bois d'oliviers, à droite en allant au palais. Et vous? + +--J'y serai. + +--Tous les soirs? + +--Tous les soirs. + +--Ah! je vous trouve si beau! + +Elle le reprit dans ses bras, et Giglio eut beaucoup de peine à prendre +un air assez obtus pour ne pas deviner que ce baiser d'adieu voulait +avoir des conséquences. + + * * * * * + +Il sortit, descendit mollement un escalier qui ne lui parut pas solide +et trouva la petite laiterie où la traite du soir attendait, fumante +encore et toute mousseuse. + +Se baissant, il souleva l'anse du premier seau, tira, fit effort, tendit +l'épaule, mais ne put jamais réussir à soulever le seau tout entier avec +sa charge de lait et de crème. + +Un syllogisme de l'espèce la plus simple et la seule qui fût accessible +à son esprit fatigué lui démontra que, «un» étant contenu dans «deux», +s'il ne pouvait soulever un seau, il serait encore moins capable de +déambuler avec la paire. + +Très calme, et toujours résolu aux expédients décisifs, il pencha le bec +de fer-blanc du côté de la porte ouverte, et sur le carrelage bleu +sombre il répandit une voie lactée. + +Il vida de la même manière le seau qui se trouva le plus voisin, puis +adapta les couvercles en ayant soin de laisser la mousse blanchir le +bord et couler en bave sur les flancs. Ensuite il souleva les cylindres +vides avec l'aisance d'un acrobate. + +--Pour ce que je veux en faire, dit-il, la couronne de mousse suffit +bien. + + * * * * * + +Impudemment il s'en alla jusqu'à la fenêtre sans rideaux par laquelle il +avait surpris le sommeil du Roi Pausole. Le Roi continuait de dormir, le +nez un peu plus bas et la barbe en volute. + +Il faisait nuit. Dans le Midi, quoi qu'en dise Voltaire, les jours d'été +sont moins longs que derrière les arbres d'Auteuil. Il n'était pas +encore huit heures quand Giglio en paysanne et portant ses seaux à la +main passa entre les quarante gardes qui dressaient toujours sous le +porche leurs tulipes un peu flétries. + +Au moment où il atteignait la route, Taxis poussiéreux et rogue le +croisa. + +--Hé! fit Giglio, monsieur! hé! monsieur! + +Taxis ne le reconnut point, car la voix était contrefaite ainsi que le +vêtement et l'allure. + +--Quoi? Que me voulez-vous? cria-t-il. + +--C'est-i que vous cherchez le Roi? + +--Cela ne vous regarde pas. + +--Sûr que non. Je disais ça... c'est parce que si vous le cherchiez... +comme il est rentré au palais... + +--Lui? + +--Même qu'il était coléreux à cause que vous n'étiez pas là. Mais ça ne +me regarde pas non plus. Bonne nuit, monsieur. Il fait bon, ce soir. +Faut prier qu'il repleuve un peu. + +Taxis eut un geste qui signifiait: + +«Voilà qui est fâcheux! fâcheux!» + +Il fit tourner bride au docile Kosmon et pour la seconde fois repartit +sur la route. + + * * * * * + +Cependant Giglio, d'un pas égal et balancé, suivait la rue du petit +village. Ses bras étaient aussi rigides que s'il avait porté vingt +litres de lait pesant à chacun de ses poings fermés. Il longeait les +maisons obscures, il évitait les passants et, pour ajouter un signe +décisif à ceux de son nouveau costume, il se tenait très en arrière +comme une fille qui porte sa faute. + +L'hôtel du Coq, où il pénétra, n'était qu'une petite auberge, entourée +d'un vieux jardin. On y entrait par la cuisine et, comme l'heure du rôti +sonnait, ni la patronne ni les servantes n'eurent le temps de +l'examiner. + +Après ses premiers saluts auxquels on ne répondit qu'à peine, il +expliqua d'une voix stupide: + +--Je suis nouvelle à la ferme. Je porte du lait pour la petite dame et +le monsieur qui dînent dans leur chambre. + +--Montez. C'est au premier. La porte à deux battants, dit une servante +affairée. + +--C'est bien la petite dame en vert? répéta-t-il avec calme. + +--Oui, qu'on vous dit. Débarrassez! + + * * * * * + +Giguelillot poussa un soupir de contement. Ses méditations dans les bras +de Thierrette n'avaient pas été mal conduites. + +Entre les hypothèses diverses qu'on pouvait indiquer au milieu du doute, +il avait mis le doigt sur la vraie: la blanche Aline, confiante dans +l'apathie du Roi, n'avait pas quitté l'hôtel de sa première nuit +amoureuse. Ceci posé, il ne fallait pas être grand clerc pour deviner +qu'elle se cachait néanmoins dans l'intimité de sa chambre, qu'elle y +prenait ses repas en secret et que, dans une auberge de route, cette +particularité suffirait à la désigner. + +Il s'en allait vers l'escalier quand la cuisinière l'arrêta et, faisant +signe du doigt vers les deux seaux: + +--Vous n'allez pas monter tout ça? dit-elle. Il y en a pour vingt-cinq +personnes. + +--Laissez donc. Ce n'est pas pesant. La dame prendra ce qu'elle voudra. + +--Et puis vous arrivez tard. Ils ont fini de dîner il y a dix minutes. +On a enlevé leur couvert. + +--Tant mieux. Ça sera pour eux la nuit. + +Sans s'émouvoir en aucune façon, il monta l'escalier du même pas +oscillant et lourd, trouva la porte à deux battants, heurta comme par +mégarde ses deux seaux vides l'un contre l'autre et cria en frappant du +doigt: + +--Madame! on vient pour faire la chambre! + + + + +CHAPITRE VIII + +OÙ LA BLANCHE ALINE PREND SON TUB VERS QUATRE HEURES DE L'APRÈS-MIDI. + + Les femmes de chambre de feue ma mère, et quelques demoiselles qu'on + me permettait de voir, telles furent les maîtresses d'iniquité qui + m'apprenoient le mal dans un âge où j'étais incapable de le faire. + + _Le Triomphe du Célibat_, par une demoiselle de condition.--1744. + + +Dans le bois d'oliviers et de pins rouges où le sommeil l'avait couchée, +la blanche Aline dormit environ dix heures, depuis l'aurore jusqu'à +vêpres. + +En s'éveillant, si elle ne murmura pas: «Où suis-je?» comme une ingénue +de féerie, ce fut parce que, le long d'elle, silencieuse et accoudée, +Mirabelle la considérait avec une tendresse vigilante et déjà presque +conjugale. + +--C'est toi? dit-elle. Et nous sommes seules? Personne ne nous a +trouvées?... Bonjour, Mirabelle. Tu as bien dormi? + +Non, la danseuse n'avait pas fermé les yeux. Habituée aux nuits sans +sommeil, elle avait passé celle-là dans l'attente, et les désirs. +Pendant la première heure du jour, elle s'était mise à genoux devant le +visage de Line pour jeter son ombre sur elle. Mais plus tard, avec le +changement de lumière, un long cyprès opaque et noir ayant bien voulu se +charger du même soin, elle s'était levée de là pour voler des figues, et +lorsque enfin la blanche Aline abandonna son dernier rêve, toutes deux +se mirent à goûter. + +Le repas était maigre et l'ombre chaude. Par-dessus les buissons de +myrte on apercevait des moissonneurs bleus dans les céréales de cuivre +et des passantes sur la route. + +--Tu vois, dit Mirabelle. Nous ne sommes pas seules du tout. Nous ne +pouvons pas rester ici. Veux-tu marcher jusqu'à Tryphême? La ville est à +deux lieues de nous, ce n'est pas long. Nous nous cacherons là bien +mieux que dans les bois. + +Line se pendit à son épaule et elles s'en allèrent par les prés. Un peu +plus loin, il leur fallait traverser le premier village. La rue était +déserte et blanche. Une auberge s'offrit à droite. + + * * * * * + +Sa façade fraîchement peinte et couleur de paille, ses tonnelles +ombreuses, son jardin, ses vieux arbres tentèrent Mirabelle tout à coup. + +À cette heure de la journée les paysans travaillaient aux champs. Il n'y +avait personne autour de la porte ouverte; si elles s'y glissaient +rapidement, aucun témoin ne pourrait les trahir. Telle fut du moins la +raison, ou plutôt le faible prétexte qui lui fit obéir si vite à la hâte +extrême de ses sens. + +--Entrons là, dit-elle. + +--Où tu veux. + + * * * * * + +On leur donna la plus belle chambre. Aussitôt, Line voulut un grand tub, +et une éponge neuve, et un panier de cerises, et du chocolat, et un +éventail, et du sirop de citron, et de la glace, beaucoup de glace, et +de l'eau chaude, beaucoup d'eau chaude. + +Elle obtint ces choses très précieuses, puis ferma les deux verrous. +Mirabelle la suivait pour l'étreindre; mais Line joignit les deux mains, +fit un sourire derrière une moue et prit une voix de petite mendiante en +expliquant qu'il faisait chaud, qu'elles étaient seules, que personne ne +les gronderait, enfin qu'elles pouvaient bien faire leur toilette +ensemble et se mettre «un peu toutes nues». + +Mirabelle eut un frisson. + +La simplicité de Line la déconcertait. Habituée à tous les expédients de +la débauche urbaine, aux résistances qui se font vaincre, aux corsages +qui cèdent d'une agrafe, aux jupons multiples et chauds, aux pantalons +hospitaliers, la danseuse ne comprenait plus l'état d'esprit de cette +petite qui demandait la nudité comme une tenue de jeu sans aucune des +transitions en usage sur les divans. + +Les personnes qui, successivement, dans les coulisses, les fiacres ou +les rez-de-chaussée avaient pris sur elles de former par des +conversations intimes sa jeune âme soumise à leurs seules influences s'y +étaient prises de telle façon que Mirabelle imaginait ses semblables +sous deux aspects toujours contraires: les femmes chastes et les femmes +sataniques. De l'extrême décence à la perversité, il n'y avait rien dans +ces conceptions du caractère féminin. Et, comme de très bonne heure une +tante nécessiteuse lui avait demandé de faire choix entre les vertus et +les vices, sans insister autrement pour qu'elle embrassât les vertus, +elle avait appris tous les vices afin de se distinguer le plus tôt +possible dans l'une des deux voies parallèles qui représentaient à ses +yeux l'avenir moral d'une jolie enfant. Qu'il y en eût une troisième et +qu'on pût être nue sans avoir dans les yeux la flamme des ancestrales +luxures (comme s'expriment nos écrivains), Mirabelle, en bonne Française +et lectrice de romans-feuilletons, ne s'en doutait pas encore, à l'aube +de ses dix-huit ans. Pour elle, le geste de la femme était uniformément +la mimique à double entente de la Statue Pudique ou Indicatrice: qui ne +masquait pas, désignait; qui ne se défendait pas, voulait provoquer. + +En écoutant la blanche Aline et en voyant ses yeux si purs, Mirabelle se +dit simplement: + +--Ce sont les mœurs de Tryphême: mais quel singulier pays! + + * * * * * + +La première, elle retira ses vêtements avec des gestes qui, tour à tour, +hésitaient ou se pressaient devant les boutons. Elle n'osa pas une fois +sourire, et même, surprise de son trouble, elle ne sut que faire de ses +bras lorsqu'elle n'eut plus rien à enlever. + +Debout, nerveuse, les deux mains sous la nuque, une jambe frémissante et +le corps souple, elle se mordait la lèvre, elle pliait son cou mobile et +changeait constamment de regard. + +Cependant, assise devant elle et le menton sur les doigts, Line achevait +de se renseigner avec un prodigieux intérêt. + +Mirabelle, impatiente, lança: + +--Je te plais? + +--Tu ressembles... veux-tu que je te dise à qui? À une statue de +Narcisse qui est au fond du parc. Mais Narcisse est un monsieur... Tu es +la première fille que je regarde ainsi; je n'ai jamais eu d'amie, tu +sais, et je ne vois que de loin les femmes de papa... Je te trouve +beaucoup plus jolie qu'elles. + +En effet, et à part un simple détail qu'il n'était pas nécessaire +d'examiner à tout moment, on pouvait à la rigueur prendre Mirabelle pour +un jeune homme. Ce n'était pas sans de bonnes raisons qu'elle jouait les +rôles travestis. Telle était l'ambiguïté de ses formes et de son +maintien, que, pour mimer les jeunes premiers avec leur vraisemblance +physique, elle n'avait besoin de vêtir ni le pourpoint ni le +haut-de-chausses. Le tutu suffisait bien. + +Elle était grande, mais légère, les flancs droits et le ventre plat. Ses +jambes de danseuse alerte prouvaient leur robustesse par une musculature +complexe et fine qui se dessinait à la surface lorsqu'elle tendait les +jarrets. Le haut du corps était plus grêle. + +Dans la peau délicate et pâle de la poitrine, deux sombres petites +chevilles marquaient seules la place des seins. Ses cheveux bruns, +bouclés et courts, se fendaient d'une raie à droite et se gonflaient en +mèche sur le front. + +Ce genre de beauté n'est pas exactement celui qui inspire le lyrisme des +poètes hindous; mais Mirabelle, qui lisait peu les stances de +Bhartrihari, se trouvait assez volontiers singulière et même «piquante», +selon le style des compliments qu'elle recevait passé minuit. Elle ne +fut donc pas offusquée d'entendre sa nouvelle amie déclarer après +beaucoup d'autres qu'elle ressemblait à un garçon. Ramenée par cette +petite phrase dans l'ordre de ses habitudes, elle vint lestement +s'asseoir sur les genoux de la blanche Aline. + +Celle-ci n'avait pas quitté sa robe verte. Mirabelle voulut la défaire +elle-même, et ce lent déshabillage fut entrecoupé de tendresses que Line +trouva du dernier galant, sans pourtant oser les rendre. + +Très gaie, elle jeta ses deux bas en l'air comme une autre eût jeté son +bonnet par-dessus des ailes de moulin, s'accroupit à la tailleur dans +l'eau flottante et claire du tub et frissonna de plaisir, les reins en +mouvement. + +Mais brusquement, reprise d'un doute et s'appuyant d'une main sur son +éponge deux fois pressée, elle demanda en levant la tête: + +--C'est bien vrai, Mirabelle, tu n'es pas un monsieur? + + + + +CHAPITRE IX + +OÙ PAUSOLE, AYANT SECOUÉ LA MÉLANCOLIE DE LA RÈGLE, ÉPROUVE LES DÉBOIRES +DE LA FANTAISIE. + + Elle est semblable à ces eaux débordées + Qui, s'éloignant du fil de la raison, + Durant la nuict, et par sourdes ondées, + Lors que tu dors entrent dans ta maison. + + LOUYS DORLÉANS.--1631. + + +Voyant que la nuit tombait et que le Roi Pausole prolongeait toujours sa +sieste réparatrice, le métayer dit à sa fille de guetter le réveil du +Roi, et lui-même monta dans sa chambre afin de passer l'habit noir de sa +jeunesse lointaine, en réglant l'ordre du festin qu'il lui fallait +improviser. + +La petite Nicole, fille cadette du fermier, était une jeune personne +dévorée d'espérances. Ses quatre sœurs s'étaient choisi, à vingt années +d'intervalle, des maris de classe différente à mesure que la richesse de +leur père devenait plus solide et plus vaste. La première avait obtenu, +disons même séduit, un jeune montreur de singes savants qui, après avoir +eu la bonté de lui accorder un enfant, était allé plus loin encore dans +la voie des concessions en se donnant lui-même pour toujours. La seconde +avait épousé un huissier. La troisième, plus difficile, un entremetteur +de la bonne société. La quatrième était préfète. Après cette montée +continue vers les honneurs et les divers salons, Nicole ne voulait pas +déchoir. + +Lorsqu'elle vit entrer le Roi dans la métairie de ses aïeux, Nicole ne +douta pas que son destin en personne ne vînt à elle, pourpre au flanc et +couronne en tête. + + * * * * * + +Pausole à peine endormi, elle intrigua pour rester seule. On ne voulut +pas d'abord y consentir; puis, les heures passant et le nez royal +penchant de plus en plus vers la barbe, le sommeil de l'insigne visiteur +prit un aspect d'éternité qui suspendit les précautions. Le métayer +s'esquiva, laissant Nicole en sentinelle. + +La petite sentit sa poitrine battre: c'était l'heure de sa destinée. + +Ah! que faire, et comment jouer le rôle que lui proposait la fortune? + +Elle ne connaissait l'étiquette des cours que par les poèmes et les +drames dont sa sœur la préfète lui faisait largesse chaque année à +l'occasion des étrennes. C'était déjà quelque chose; et bien qu'on ne +parle peut-être pas toujours au prince de Galles la langue de S. A. la +princesse Maleine, celle de Blanche Triboulet ou celle d'Hérodiade, on +n'est pas complètement ignorant du trône quand on a de la littérature, +pensait Nicole. + +Et elle le prouva. + + * * * * * + +Saisissant dans un vase de porcelaine peinte une rose en papier doré, +elle approcha du Roi, le baisa au front, étendit la main droite et +récita de sa voix la plus sage: + +--Ô Roi! sors de tes songes: éveille-toi! regarde! + +--Hun! éternua Pausole. Qu'est-ce que c'est? Que me veut-on? + +--Je suis venue, ânonna la petite, je suis venue, moi l'Inconnue, moi +l'Ingénue, la Biscornue, menue et nue, je suis venue! + +--Mon enfant, dit Pausole, encore mal éveillé, on ne fait jamais rimer +deux adjectifs ensemble et encore moins quatre ou cinq. À part cela, +c'est fort joli ce que tu me racontes. Mais qui es-tu? + + * * * * * + +Elle se troubla légèrement, puis reprit un peu plus vite: + +--Je suis l'astre qui vient d'abord. Je suis celle qu'on croit dans la +tombe et qui sort! Mon sein est inquiet, la volupté l'oppresse, et +jamais je ne pleure et jamais je ne ris! + +Le Roi, se renversant dans son fauteuil, ouvrit la bouche avec terreur. + +Nicole, de plus en plus vite, continua: + +--J'ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline. Oh! je sens que je +touche à quelque instant suprême... Ô rêve de mes nuits, cher désir de +mes jours, que je n'attendais plus, que j'espérais toujours, j'ai besoin +de te voir et de te voir encore, et puis voici mon cœur qui ne bat +que... + +--Ah çà!... + +--... pour vous. Seigneur, je n'ai jamais contemplé qu'avec crainte +l'auguste majesté sur votre front empreinte, car le jeune homme est +beau, mais le vieillard est grand. Puisque j'ai mis ma lèvre à ta coupe +encore pleine des baisers du zéphyr qui me relèvera, Pausole, prends ton +luth, regarde, je suis belle: l'aube exaltée ainsi qu'un peuple de +colombes marche à travers les champs, une fleur à la main. + +--Comment dis-tu!! hurla le Roi, d'une voix qui la fit enfin taire. + +Mais au même instant, et comme la jeune fille terrifiée restait bouche +béante, Pausole aperçut derrière la fenêtre des lueurs multipliées qui +voletaient çà et là; il vit des torches s'approcher, des gens courir, +des bras s'étendre, une sorte de gigantesque mouton baisser du niveau +des hautes vitres sa tête branlante jusqu'à terre... Brusquement, la +porte s'ouvrit et Diane à la Houppe entra. + +--Ah! cria-t-elle. J'en étais sûre! + +La pauvre petite Nicole se cacha derrière le Roi. + + * * * * * + +Pausole, frappant de sa large main une table retentissante, proféra: + +--Mais, par le tonnerre des dieux! qu'est-ce que tout cela signifie? Il +faut que je dorme encore ou que je sois devenu fou!... Taxis! où est +Taxis?... Gilles! Gilles! Djilio! Giguelillot!... Où est mon ministre? +Où est mon page? Où suis-je moi-même? et dans quelle caverne de bandits +a-t-on fomenté ce guet-apens? + +--Ah! Sire, vous êtes dans mes bras! expliqua Diane à la Houppe. + +--Tu seras à mon ombre et moi dans ta lumière, rectifia la petite +Nicole. + +--Le diantre soit des femmes et des courtisans! jura le Roi hors de lui. +Taxis! mais pourquoi ne vient-il pas? Taxis! Taxis! Giguelillot! Jamais +je ne m'en tirerai tout seul! Où sont mes gardes, mes soldats? Pourquoi +ont-ils brisé leurs lances? C'était bien le jour, en vérité! Ce +Giguelillot est un chenapan! Taxis avait cent fois raison de le flanquer +à la fourrière!... Taxis!... Mais où se cache-t-il donc? Ils m'ont tous +abandonné! livré aux folles! livré aux folles!... + +En effet, au milieu d'un tapage qui allait toujours grandissant, Diane, +tirant Nicole par le bras, lui appliquait une paire de gifles qui sonna +comme une belle rime... Des mains voulurent les séparer... + +--Taxis! Taxis! répétait Pausole. + +Et il luttait à son tour, mal reconnu par les filles de ferme qui +s'étaient précipitées au bruit de la dispute. Dans la porte, des gens se +massaient, lançaient des conseils, des exclamations. Des cris aigus +partaient de la cour, mêlés aux pleurnicheries de la petite Nicole, aux +abois de tous les chiens lâchés et au bêlement sépulcral de l'énorme +monture amenée par la sultane en fuite, lorsque, au-dessus de toutes les +clameurs, on entendit la voix plaintive du métayer qui vagissait: + +--Un chameau! Un chameau! Un dromadaire dans ma maison! + + + + +CHAPITRE X + +COMMENT GIGUELILLOT PARVINT JUSQU'AU CHEVET DE LA BLANCHE ALINE ET CE +QUI S'ENSUIVIT. + + Mulier quænam pudibunda? + --Quæ tegit faciem cum indusio suo. + + _Nugæ Venales._--1741. + + +Avant d'exposer par qui se dénoua la scène précédente, il nous faut bien +retrouver Gilles au point où nous l'avons laissé, selon les règles +fondamentales de la tradition romantique. + +Il se présentait alors sous le vêtement d'une paysanne à la porte de la +blanche Aline, en invoquant une fallacieuse raison empruntée aux +habitudes de la domesticité. + +--Entrez! Entrez! dit une voix. + +Il entra, fort posément, regarda autour de lui... + + * * * * * + +Ni dans le lit ni dans la chambre, il n'y avait plus personne. + +Cependant, le long du mur, une robe verte, un pantalon d'homme et +plusieurs dessous que nous ne détaillerons point, indiquaient au moins +deux présences. + +Très calme et haussant toutes ses voyelles jusqu'au médium des soprani: + +--Monsieur n'est pas là? fit-il. + +--Pourquoi? répondit la voix. + +--J'ai deux mots à dire à monsieur. + +Un fou rire partit du cabinet de toilette; la petite porte +s'entre-bâilla. + +--Eh bien, dites! qu'y a-t-il? + +--Monsieur ne peut pas venir une minute? + +Le fou rire redoubla. + +Puis, il y eut un silence, une sorte d'inquiétude, et, après quelques +chuchotements: + +--Vous êtes seule? reprit la voix. + +--Oui, madame. + +--Fermez la porte à clef. Je viens. + +Giguelillot ferma la serrure et, pour plus de précautions, mit la clef +dans sa poche. + + * * * * * + +Alors, tranquillement, ne se cachant pas d'une femme de chambre, la +blanche Aline s'avança. Elle tenait une grappe de muscat entre la main +et les dents, et c'était là tout son costume. + +--Monsieur ne peut pas venir, sourit-elle. Parlez-moi. + +Bien qu'il se fût dit comblé par les faveurs de Thierrette, le page +sentit renaître en lui, devant cette apparition, tous les feux dont +Pyrrhus se voyait allumé; mais, faisant preuve ce soir-là d'une réserve +exceptionnelle, il jugea dangereux de prolonger un examen qui eût nui à +d'autres projets. + +Il reprit sa voix masculine: + +--Madame, je regrette profondément d'avoir aperçu Votre Altesse... + +--Un homme! Un homme! cria Mirabelle en se jetant dans la pièce, de +l'air le plus agressif. + +--Ah! nous sommes découvertes! pleura la petite Line. + +Et elle perdit le sentiment dans les bras de sa grande amie. + + * * * * * + +Gilles, très étonné sans doute, mais préparé néanmoins par son +expérience de la vie intime à ces sortes de surprises, ouvrit la porte +du cabinet de toilette, constata que dans la chambre et dans la petite +pièce il ne voyait pas d'autre amant que cette jeune fille aux cheveux +coupés: tout s'expliquait aussitôt. + +Il fit deux gestes à part lui. + +L'un disait: + +--Voilà qui est clair. + +Et le second: + +--C'est assez gentil. + +Puis, tandis que Mirabelle, à force de soins et de caresses, ranimait sa +petite complice dont la pâleur était navrante, Giglio, dans le cabinet +fermé, quitta la jupe et le fichu, ainsi que le foulard et le chapeau de +paille. Il se coiffa, campa sa toque, brossa longuement son pourpoint +bleu, tira les jambes du maillot jaune, mit en ordre son petit pont et +se lava les mains à l'eau tiède. + +Désormais présentable, il sortit et salua. + + * * * * * + +Line poussa un nouveau cri d'angoisse: + +--Ah! mon Dieu! un page de papa! + +Mirabelle s'était levée, un éclair dans l'œil. Visiblement elle se +retenait de lancer à l'intrus tout le carquois d'injures (elle aurait +même dit «pelletée») que la langue somptueuse des coulisses fournit sans +peine aux danseuses pendant les instants de bataille. + +Mais elle se retenait très bien, car au lieu d'éclater elle saisit d'une +main tressaillante Giguelillot par le poignet, et, l'attirant de force +dans le cabinet de toilette, elle l'étreignit avec une passion dont il +vit aussitôt le dessein étranger. + +Elle le serra dans ses bras, elle moula son corps nu et chaud sur le +maillot de mince étoffe et mit sur les lèvres du page un baiser de genre +pénétrant. Puis elle lui représenta en termes concis qu'il pourrait +disposer d'elle bien au delà des bornes honnêtes et toutes les fois +qu'il le souhaiterait, s'il voulait, en revanche, se montrer charitable +envers deux malheureuses amies, ne pas dénoncer leur asile, ne pas +assister à leurs jeux et goûter l'exercice de l'une assez pour en +oublier l'autre. + +--Eh bien, fit Giguelillot, vous avez une jolie opinion de moi! Il ne +vous manque plus que de m'offrir vos bagues avec un objet d'art en +bronze peinturluré. Allons, calmez-vous. Et maintenant, demandez-moi +pardon. Mieux que cela. Les mains jointes. Les yeux baissés. Dites: +«Pardon, monsieur, je ne le ferai plus.» + +Mirabelle l'embrassa encore, mais cette fois sur les deux joues. + +--Vous ne parlerez pas? + +--Je n'y ai jamais songé. + +--Mais vous êtes page du Roi? Vous venez de sa part? + +--On ne costume pas les pages en filles de ferme pour leur confier des +missions officielles. Je vous assure que ce n'est pas dans le protocole. +Non, vraiment. + +--Alors, pourquoi venez-vous ici? + +--Parce que dans une demi-heure, si vous n'êtes pas en fuite, vous serez +en prison. + +--Ah! je le disais bien! on n'a pas voulu me croire... Mais pour qui +faites-vous cela? Qui de nous deux sauvez-vous? Ce n'est pas moi, vous +ne me connaissez pas... C'est elle?... + +--C'est évidemment vous deux. Sans cela, je me serais arrangé de façon à +vous séparer. Ayez confiance en moi. Faites ce que je vais vous dire, et +dépêchez-vous. Le temps presse pour nous tous: je vous préviens à la +dernière minute et je risque à tout moment d'être surpris dans cette +chambre. Ça nuirait à ma carrière. + + * * * * * + +Trois petits coups derrière la porte suspendirent la conversation. + +--Qu'est-ce que vous pouvez faire là dedans? demandait Line avec +inquiétude. + +Mirabelle ouvrit et rentra. + +--Il vient nous avertir, ma chérie, nous sauver. Penses-tu? On nous +poursuit déjà. + +--Qui donc? + +--Le Roi, dit Giguelillot. Il est parti ce matin avec le maréchal du +palais et moi-même. J'ai expédié le seigneur Taxis dans une direction +fantastique et j'ai laissé le Roi dormant chez un métayer du village. +Mais Taxis va revenir, le Roi va s'éveiller, et vous serez prise comme +dans une cage, Altesse, dans moins d'un quart d'heure. + +--Vite! Mirabelle, habillons-nous! Ma robe! Mes bas! Où sont mes bas? + +Le page l'arrêta du geste. + +--Ah! mais non! vous êtes signalées: on connaît vos deux costumes; il +faut en changer, c'est élémentaire. + +--C'est que nous n'en avons pas d'autre! + +--Pardon! j'en ai apporté un. Dans le pays où nous vivons, une robe +suffit pour deux personnes. + +Il pénétra vivement dans le cabinet de toilette, en sortit avec les +vêtements de la laitière, et sans plus de façons, passa la longue jupe +autour de Line ahurie. + +--Nous sommes pressés, dit-il. C'est moi qui vous habille. + +La jupe traînait sur le plancher; il releva la ceinture jusqu'au-dessus +des seins et croisa les cordons à la taille. Tout ceci fut bientôt caché +par le petit châle rose espagnol qu'il serra d'un nœud brusque au +milieu du dos. + +Le chapeau de paille à larges bords compléta le déguisement. + + * * * * * + +--À votre tour, maintenant, mademoiselle... + +--Mirabelle. + +--Ah! vraiment!... + +--Pourquoi souriez-vous? + +Mais Giglio n'avait pas le temps d'expliquer ses impertinences. + +Il fit asseoir Mirabelle, releva les cheveux coupés, y mit quatre +épingles, fixa au sommet de la tête une petite boîte ronde et vide qui +portait une marque de parfumeur et traînait sur une table en désordre; +puis il enroula tout autour le foulard de soie orangée. + +--Voilà! dit-il. Je vous ai fait un chignon: vous êtes prête. + +--C'est tout? + +Giguelillot prit une voix d'essayeuse batignollaise: + +--Vous n'allez pas vous habiller pour sortir, madame, vous vous feriez +remarquer. + +--Ah! pardon, protesta Mirabelle, je ne suis pas Tryphémoise, moi! Je +suis née à Montpellier, rue du Petit-Saint-Jean... Je mettrai mon veston +ou une robe, si vous en avez à me donner, mais je ne sortirai pas comme +ça, mon petit ami. + +--Cela n'a pourtant pas l'air de vous gêner depuis un quart d'heure! + +--Tiens! un homme dans une chambre, c'est tout naturel... Quand vous +seriez quinze, je n'irais pas me cacher... Mais dehors, sur la route, +devant n'importe qui... + +Elle s'adossa au mur et se cacha le visage dans les mains: + +--Oh! que j'ai honte! + + * * * * * + +Line s'approcha: + +--Veux-tu mon costume? Je sortirai bien toute nue, moi, qu'est-ce que +cela me fait? + +--Non! non! dit Giglio. On peut reconnaître la Princesse. C'est elle +qu'il faut cacher, et le chapeau de paysanne avec cette jupe courte ne +sont pas de trop: qu'elle les garde. Vous, au contraire, personne ne +sait qui vous êtes. Les gens de la police vous prennent pour un jeune +homme. Déroutez-les encore s'ils recommencent leur chasse. Ils l'ont +abandonnée par ordre, mais tout peut changer demain matin: je ne réponds +de rien entre minuit et midi. Sauvez-vous, il n'est que temps! Vous +allez prendre à la main chacune un des deux seaux que je viens +d'apporter. Vous sortirez sans faire de bruit, mais franchement et avec +calme. Ceux qui vous rencontreront peuvent redire aux policiers qu'ils +ont vu passer, à neuf heures, deux laitières portant leur lait: l'une +dont ils n'ont pas distingué le visage; l'autre qui était brune, grande +et nue. Je défie qui que ce soit de deviner là-dessous la blonde petite +Princesse Aline avec l'inconnu qu'on poursuit. + +--Que c'est bien imaginé! fit Line en battant des mains. Et comme vous +êtes bon, monsieur! Je vais vous embrasser, si mon amie le permet. + +--Non! dit vivement Mirabelle. Nous n'avons pas le temps. Partons vite, +puisqu'il le faut. + +--Un instant! dit Giglio. Où irez-vous, à Tryphême? Où coucherez-vous ce +soir? + +--À l'hôtel. + +--C'est cela! Pour que vous soyez signalées dans les six heures par le +service des garnis. + +--Nous ne pouvons pourtant pas entrer dans les maisons particulières ni +coucher sur un banc du Jardin-Royal. + +--Il n'en est pas question. Vous allez prendre dans l'avenue du Palais +la deuxième rue à droite, puis la première à gauche, traverser une +petite place... Vous retiendrez cela? + +--Oui, oui. + +--... Et suivre toujours tout droit jusqu'à la rue des Amandines. Sonnez +au numéro 22. C'est l'immeuble de l'Union tryphémoise pour le Sauvetage +de l'Enfance, excellente institution qui recueille les mineurs des deux +sexes lorsqu'ils déclarent être élevés avec trop de sévérité. + +--Et nous serons tranquilles, là-bas? + +--Évidemment. C'est le but de la Société. + +--Est-ce qu'il y a des garçons? demanda Mirabelle. + +--Trois sections: une pour les filles, une pour les garçons et une +section mixte. Vous choisirez... On vous demandera encore si vous voulez +le dortoir ou une chambre particulière. Ils sont très gentils dans cette +maison-là. + +--Mais s'ils veulent savoir nos noms, notre adresse? + +--Vous les refuserez. Ils sont habitués à ce que les enfants n'osent pas +dire d'où ils viennent de peur d'être rendus à leur famille. Je connais +ces bons vieillards: ils feront tout ce qu'ils pourront pour vous +protéger, même s'ils découvrent qui vous êtes. Retenez bien le numéro: +22, rue des Amandines. Et maintenant, vite! vite! partez! + + * * * * * + +Elles sortirent en hâte, Mirabelle serrant la main du page, et Line lui +jetant par derrière un long regard d'adieu, où il n'y avait pas que de +la reconnaissance. + + * * * * * + +Giguelillot resta seul. La pendule de marbre carré sonnait huit heures +et demie. + +--Je suis en retard, se dit-il. Donc ce n'est plus la peine de me +presser. + +Et il examina la chambre. + +Elle était en grand désordre. + +Un large divan qui avait sans doute paru suspect était encore recouvert +d'un drap propre mais chiffonné portant deux oreillers en pile vers le +milieu. Bien qu'on eût desservi la table, une banane gisait à portée +dans un compotier de faïence. En travers sur la glace de l'armoire, une +petite phrase tracée à la pointe d'une bague témoignait d'un bonheur +extrême et répété. Dans un coin, Giguelillot retrouva le sujet de la +pendule, un groupe de «Paul et Virginie» éloigné probablement par +Mirabelle comme étant de mauvais exemple. + +En soulevant cet objet d'art, il vit l'enveloppe blanche d'une lettre. +«À Sa Majesté le Roi Pausole», disait l'adresse. + +--Comment, murmura-t-il, elle lui écrivait! + +L'enveloppe n'était pas fermée. Giglio, devenu confident et complice des +fugitives, déplia la lettre sans hésitation, lut, cacheta et serra le +papier dans son escarcelle. + + * * * * * + +An moment où il cherchait le meilleur moyen de s'enfuir lui-même, ses +yeux tombèrent sur les vêtements suspendus à trois patères. + +On ne pouvait les abandonner. + +En cas d'enquête, c'était indiquer trop clairement que la blanche Aline +et l'inconnu avaient changé de costume. + +D'autre part, les détruire? + +Comment? + +Les dissimuler? + +Où? + +Les faire porter par d'autres, voilà qui valait mieux. On était au +samedi de la Pentecôte. Le lendemain, jour de grande fête, deux petits +paysans seraient sans doute ravis de promener aux environs ce veston +bleu et cette robe verte. De là une fausse piste, une précieuse fausse +piste. + +Giglio enleva le drap qui recouvrait le divan large, il y empaqueta les +vêtements, sortit sur le balcon, et d'un poing vigoureux envoya tout le +ballot par-dessus le mur de la cour voisine. + +Puis il se laissa descendre le long d'un pilier dans le jardin, se +glissa dans l'ombre jusqu'à la haie du fond, chercha une issue, n'en +trouva pas, en fit une et fut dehors. + + * * * * * + +Assurément, Thierrette l'attendait déjà dans le petit bois d'oliviers, +le même bois où Mirabelle avait conduit la blanche Aline quelques jours +auparavant. + +Giguelillot, assez distrait par le souvenir récent de ses deux +protégées, ne se sentait aucun désir de retrouver la pauvre Thierrette, +mais il se serait repenti de l'obliger à une attente vaine pendant les +longues heures de la nuit, comme aussi de la priver des satisfactions +dont elle manifestait si chaudement l'appétence. + +Il méditait sur cette question, lorsqu'il se trouva revenu à la porte de +la métairie. Et là, découvrant sous le porche les quarante gardes +toujours debout: + +--Ah! ah! se dit-il. Taxis s'en fait garant! «Ce ne sont pas là des +soudards ni des coureurs de cotillons!» Eh bien, c'est facile à prouver! +Holà! + +Les gardes se massèrent devant lui. + +--Holà! répéta Giguelillot. Qui de vous veut passer la nuit avec la plus +jolie fille du village? + +--Moi! Moi! Moi! crièrent-ils en foule. + +--Tout le monde accepte? + +--Oui! Oui! + +--Bon. Allez au bois d'oliviers qui est à droite de la route. Vous y +trouverez une laitière qui a nom Thierrette, si je me rappelle bien. +Dites-lui que mon service me réclame ce soir, mais que je lui envoie +quarante lanciers avec un bouquet de tulipes. Allez! et si elle résiste, +faites-lui honneur malgré elle. + +Comme ils galopaient déjà, Giguelillot cria dans la nuit: + +--Mais respectueusement, et l'un après l'autre. + + +FIN DU LIVRE DEUXIÈME + + + + +LIVRE TROISIÈME + + + + +CHAPITRE PREMIER + +COMMENT LE HAREM ABANDONNÉ LEVA L'ÉTENDARD DE LA RÉVOLTE. + + Pourquoi l'homme rougirait-il d'exposer une partie du corps plutôt + qu'une autre? + + WESTERMARCK. + + +Le harem ne poussa qu'un cri, mais un cri charivarique, lorsque Mme +Perchuque, première dame d'honneur, vint annoncer, au coup de midi, que +le Roi était en voyage. + +--En voyage? Il est malade! dit une voix irrévérencieuse. + +--La santé de Sa Majesté est heureusement florissante, répondit la +vieille dame en inclinant son bonnet noir. Et Dieu fasse qu'elle le soit +longtemps. + +--Mais pourquoi s'en va-t-il? On nous l'a changé. + +--Ah! cria Diane à la Houppe. Il est parti avec une femme! + +Mme Perchuque, les coudes au corps, leva les mains et les yeux. + +--Un adultère, Seigneur! Y pensez-vous, mesdames? Le Roi est incapable +d'agir à l'égard de Vos Majestés avec cette dépravation. Il a quitté ce +palais dans le dessein de rechercher Son Altesse la Princesse Aline qui +a mystérieusement disparu avant-hier. Quarante gardes le précèdent. Un +page le suit. M. Taxis l'accompagne. + +À ces mots, le tintamarre devint général. + +--Taxis est parti! Taxis! Plus de Taxis! répétaient trois cents voix +délirantes. + +--Mais alors nous sommes en vacances? dit la Reine Gisèle qui sortait du +couvent. + +--Aux Jardins! Aux Jardins! criait-on. + +--Non! au Théâtre! Nous jouerons des charades. + +--À la Salle des Fêtes! + +--Au Quartier des Pages! + +Épouvantée, Mme Perchuque se précipita vers la porte et la barra de son +maigre corps. + +--Mesdames! mesdames! quelle pétulance, en vérité, quel égarement! + +--Laissez-nous passer, bonne Perchuque... + +--Je ne le puis! + +--Et pourquoi, s'il vous plaît? + +--Parce que le seigneur Taxis a daigné me transmettre les devoirs de sa +charge en même temps que sa responsabilité... Je vous adjure, mesdames, +de comprendre mon émotion. Si je me montre indigne de la confiance qu'on +me témoigne, c'en est fait pour moi de la place que j'occupe à vos +pieds. Je serai chassée du palais, dégradée, exilée peut-être... + +--Tant mieux! lui répondit-on. Perchuque, nous ne vous connaissons plus. +Puisque vous remplacez Taxis, vous êtes la dernière des coquines et vous +allez payer pour lui. + +Du milieu de la salle on cria: + +--Écoutez! + +--Je demande la parole, disait une joyeuse petite voix. + +Et au-dessus du tapis noir et jaune et roux que formaient les têtes +pressées des femmes, on distingua les formes enfantines de la future +Reine Fannette, que ses compagnes traitaient comme une petite sœur et +que le Roi ne voulait point connaître à l'âge où elle-même l'eût permis. + +Juchée à cheval sur la nuque tiède de sa grande amie Alberte et croisant +ses deux flûtes sur des seins qu'elle enviait, elle dressait en l'air sa +main droite qui claquait d'un doigt contre l'autre. + +--La parole! Je demande la parole! + +--La parole à Fannette! acquiesça l'assemblée. + +On l'entoura. + +--Mes amies, cria-t-elle, on nous traite comme des enfants... + +--C'est honteux! + +--Quand on nous a prises, pauvres innocentes, dans nos internats de +jeunes filles, nous avons cru qu'on nous délivrait; mais nous n'avons +fait que changer de bagne. + +--C'est vrai! + +--Prison pour prison, j'aime mieux la première. Là-bas on nous donnait +des devoirs, je sais bien; mais comme nous ne les faisions pas... ça +n'en était que plus agréable. Là-bas on nous défendait de jouer au mari +dans les dortoirs... mais comme nous le faisions quand même... + +--Oui! oui! c'était plus gentil. + +--Là-bas, surtout, nous avions des jours de sortie, des semaines de +congé, des mois de vacances, au lieu qu'ici nous passons toute notre vie +à pleurer en retenue sans avoir rien fait! + +--C'est injuste! elle a raison. + +--Eh bien, ça ne peut pas durer. Quand l'une de nous demande par hasard +vingt-quatre heures de liberté, on lui offre toujours le même choix: la +répudiation ou la chaîne. Mettons nous en grève, et nous verrons bien si +le Roi répudie trois cent soixante-six femmes comme nous! + +D'une seule acclamation la grève fut votée; mais Fannette n'avait pas +fini. Toujours droite sur la reine Alberte qui prenait sa part des +bravos, elle reprit avec un beau geste: + +--Perchuque, voulez-vous nous laisser passer? + +--Je ne puis pas... je ne puis pas... répéta la vieille dame, hérissée +d'appréhensions. + +--Alors nous allons passer de force, mais vous aurez d'abord une +punition sévère, vieille cigogne que vous êtes! Nous allons vous +suspendre par une patte à la statue du bassin, les jupes retournées sur +la face pour cacher votre confusion et nous nous emparerons de votre +pantalon blanc comme étendard de la révolte! + +Mme Perchuque fut héroïque. + +--Victime de mon devoir? Soit! dit-elle. Me voici! J'en mourrai de +honte, mais M. Taxis n'aura pas en vain reposé sa confiance sur ma +vieille tête. + +Quelques jeunes femmes eussent voulu qu'on épargnât à la pauvre aïeule +un traitement aussi dénué du respect que l'on doit aux personnes âgées; +mais les foules et les enfants sont implacables. + +Au milieu d'un croissant vacarme on suspendit en effet Mme Perchuque par +le pied gauche à la petite statue centrale; sa robe noire eut vite fait +de voiler son visage apoplectique; et son vénérable pantalon descendit +le grand escalier piqué aux pointes d'une hallebarde tandis qu'à sa +suite une foule toute rose frappait du talon des pantoufles les cent +marches retentissantes. + + * * * * * + +Mais quand cette foule, toujours criant, parvint à la porte d'honneur, +Taxis était sur le seuil et un brusque silence émana de son regard sur +la multitude arrêtée. + +--Qu'est-ce à dire? glapit-il. + +Et ce fut assez. Aussitôt, dispersée à travers les salles, en fuite dans +les corridors, en ribambelle jusqu'en haut de l'escalier, l'armée se +laissa balayer par la tempête de la déroute. À peine sept ou huit jeunes +femmes, celles qui dans les graves circonstances tenaient tête au +Grand-Eunuque, demeurèrent-elles crânement à leur place; et mal leur en +prit, comme elles s'y attendaient du reste. + +Taxis, tirant un carnet sale: + +--J'inscris, dit-il, quelques noms. Vous, madame. Et vous. Et vous. +Celles-là seront punies pour les autres. Je me flatte de présenter au +Roi un rapport impitoyable et qui sera suivi d'effet. + + * * * * * + +Pendant ce temps, Diane à la Houppe, au lieu de perdre sa peine à +discuter avec cet homme, avait profité du trouble général pour gagner +une pièce voisine, interroger une servante, apprendre que Taxis était +revenu seul, que le Roi n'avait pas quitté la première maison du hameau, +et aussitôt, courant aux écuries qui n'avaient plus de gardes, elle s'en +était remise, pour s'enfuir, à la monture de ses promenades. + +Taxis commençait à peine son enquête dans le harem, et déjà la jeune +Reine parcourait la route, au pas allongé de son mehari. + + + + +CHAPITRE II + +OÙ M. LEBIRBE ENTRE EN SCÈNE ET OÙ PHILIS POUSSE UN PETIT CRI. + + L'une avecques ses beaux yeux vers, + Sourit, se hausse et me regarde. + + SAINT-AMANT. + + +Giguelillot suivait d'un œil fin la charge des quarante gardes vers le +petit bois d'oliviers, lorsqu'un vieillard svelte et poli se découvrit à +l'ancienne mode devant la toque et le pourpoint bleu. + +--Seigneur, demanda-t-il, vous êtes page du Roi? + +--Monsieur, j'ai cet insigne honneur. + +--Fort bien. Je suis M. Lebirbe, président de la _Ligue contre la +licence des intérieurs_, reconnue d'utilité publique par une ordonnance +royale en date du 1er juillet 1899. J'habite une maison voisine qu'on +appelle volontiers le château du village, moins à cause de son +importance que par comparaison avec l'humilité des édicules +environnants. Cette demeure n'est certes pas digne de donner asile à mon +souverain; mais j'ai appris que Sa Majesté en route pour la capitale +faisait halte non loin d'ici; je vois qu'il se fait tard, je doute que +le Roi veuille se remettre en marche à cette heure avancée du soir, et, +sans avoir la témérité de lui adresser une invitation, je voudrais +néanmoins porter à sa connaissance que tout est prêt sous mon toit pour +recevoir lui et sa suite, au cas où il daignerait passer la nuit chez +moi. Les appartements que j'oserais lui offrir attendent depuis +l'origine, sous le nom de «Chambres du Roi», la visite éventuelle que je +me complaisais à prévoir, sachant que le Roi Pausole redoute les longues +étapes et que ma demeure est à mi-chemin entre son palais et Tryphême... + +--Avez-vous des filles, monsieur? interrompit Giguelillot. + +--Oui, seigneur... Puis-je vous demander comment cette question... + +--C'est la marque, c'est la garantie d'une maison hautement respectable +et décente, monsieur Lebirbe. Je ne l'entends pas autrement. + +Puis, avec une familiarité qu'on tint pour de la bienveillance, il prit +le bras gauche du vieillard et l'entraîna en avant. + +--Conduisez-moi, dit-il. Vous arrivez à l'heure exacte où je suis chargé +par le Roi de lui préparer un lieu de repos. Assuré que vous avez tout +disposé pour le mieux du monde, je vais cependant vous accompagner afin +de présenter personnellement au retour le rapport qu'on attend de ma +vigilance. + + * * * * * + +Ils passèrent la grille de la cour au moment où Giguelillot achevait +d'articuler sa phrase qui fit excellente impression sur l'esprit de M. +Lebirbe. + +Sur l'escalier du perron, Mme Lebirbe et ses deux filles attendaient, +anxieuses, les nouvelles. + +--Eh bien? + +--J'ai bon espoir! Ce jeune seigneur est page du Roi et vient +reconnaître nos efforts. + +Ayant ainsi présenté son jeune compagnon, le vieillard nomma tour à tour +sa femme, puis sa fille aînée Galatée et sa fille cadette Philis, qui +détournaient la tête avec modestie, mais regardaient du coin de l'œil +avec curiosité. + +Galatée était grande et de corps allongé. Elle paraissait avoir un peu +plus de vingt ans. Ses cheveux d'un blond Isabelle étaient coiffés +serrés mais non sans goût, et elle se tenait toute droite dans une robe +de toile grise qui s'ouvrait en large col blanc. + +Timidement pressée à son bras, Philis offrait avec sa sœur le contraste +d'être nue--à moins qu'on ne voulût regarder comme des éléments de +costume son grand chapeau de jardin, sa chevelure flottante sur le dos, +et sa ceinture de moire écarlate qui se fermait sur le côté par un +énorme nœud à coques. Ses grands yeux ne pouvaient pas avoir plus de +quinze ans. Sa poitrine récemment fleurie portait deux jeunes seins +divergents, tout roses de trouble et de plaisir. Elle ne quittait pas +Giglio du regard. + +--Voulez-vous me permettre de vous précéder? dit M. Lebirbe en +s'inclinant de nouveau. + +--Oui, monsieur! dit Giguelillot. + +Au tournant d'un étroit couloir, le page, qui marchait le dernier, passa +les deux mains sous les bras de Mlle Philis et l'attirant par la +poitrine lui mit un baiser silencieux, mais exquis, derrière l'oreille. + +--Ah! cria-t-elle. + +--Tu t'es fait mal? demanda son père. + +--Je me suis piquée. Ce n'est rien. Ne t'arrête pas. + +Giguelillot, en cet instant, conçut l'opinion la plus favorable de tout +ce qui avait été préparé pour recevoir le Roi Pausole. Il décida que la +chambre était somptueuse, le lit vraiment royal, le cartel du meilleur +style et les tableaux dignes du musée. + +Pour témoigner sans doute encore une sympathie plus directe à la famille +de ses hôtes, il étendit sa petite enquête jusqu'aux appartements privés +et parvint à constater que les chambres des deux jeunes filles étaient +éloignées l'une de l'autre et pourvues de doubles portes, ce qu'il +n'osait pas espérer. + +Dès lors son jugement fut inébranlable. + +--Je vais dire au Roi, exprima-t-il, qu'il ne saurait trouver nulle part +de réception plus digne qu'à votre foyer, monsieur Lebirbe. + +Et ce disant, il se retira, poursuivi par un rayonnement de sourires. + + + + +CHAPITRE III + +OÙ L'ON DÉCOUVRE UN CRIME HORRIBLE. + + Je restai couchée sur l'herbe, privée de toutes mes facultés et + brûlante de mille désirs. + + Comtesse DE CHOISEUL-MEUSE.--1807. + + +Le petit sein gauche de Philis était si pétri de poésie que Giglio, seul +sur la route, se sentit harmonieux comme un alexandrin. + +--J'ai cinq minutes, se dit-il. Juste le temps de faire un sonnet. + +Et ne perdant pas un instant à chercher un sujet de poème--soin qu'il +n'avait pas l'habitude de prendre--il leva rapidement les yeux vers ses +amies les étoiles. + +À l'ouest, Vénus, perle marine, brillante comme un fragment de la lune +et telle qu'on la contemple dans les pures nuits du Sud, resplendissait. +Devant elle, sur un arc de cercle dont elle formait le centre lointain, +Sirius, Pollux, Castor, la double Chèvre et le triple Persée semblaient +graviter autour de sa flamme. Et Giglio, imaginant des lignes +mystérieuses de la planète aux étoiles, décida qu'il ferait d'abord, +avec cette girandole céleste, un éventail gemmé de neuf pierres (ceci +pour le premier tercet), puis les huit colombes qui entraînent le char +d'Aphrodite Ouranie (cela pour le quatorzième vers). + +--Maintenant, pensa-t-il, les rimes des quatrains... _lux_, _Pollux_, +_Nux_... non; si j'ajoutais _dux_, cela aurait l'air d'un thème latin. +Amenons _Capella_ dans la seconde strophe; c'est un mot tout à fait +bien;--_par delà_... suivi d'un rejet;--un passé défini;--ça y est. Pour +les rimes féminines... + + Pollux, la double Chèvre et le triple Persée. + +Avec cette rime-là, ce sera vite bâti. + +Mais tout à coup: + +--Ah! quoi? que voulez-vous? fit-il. + + * * * * * + +Deux petits bras nus se dressaient devant lui. + +--C'est moi... Rosine... N'entrez pas... Je crois qu'ils veulent vous +tuer à la ferme. + +Il reconnut la jeune personne dont il avait chanté les fleurs et les +fruits sur un canapé de jardin dans une salle toute rouge de fraises. + +--Ils veulent me tuer? Et qui cela? fit Giglio avec une paisible +curiosité. + +--Tout le monde! répondit Rosine. Il est arrivé des choses épouvantables +et on vous met tout sur le dos. Venez là, derrière les palmiers; je vous +raconterai. Asseyez-vous près de moi. + +Le page prenait soin de son maillot jaune et le talus qu'on lui offrait +ne le tenta pas. Il attendit que Rosine s'y fût placée d'abord, puis il +s'assit très confortablement sur les bonnes cuisses de la jardinière et +lui passa le bras autour du cou sous le prétexte le plus tendre, mais +aussi le plus mensonger. + +--Eh bien, raconte-moi. Que s'est-il passé? + +Elle lui fit tout connaître, mais tout à la fois, et sans se préoccuper +outre mesure de la belle clarté française qui tenait sans doute peu de +place dans ses théories littéraires. + +On avait amené un chameau, saccagé la remise des machines, brisé les +moissonneuses, faussé les fourches, crevé le carrelage, c'en était une +catastrophe... La laiterie aussi était dans l'état le plus lamentable: +le lait répandu, les seaux dérobés. Sur le chameau, il y avait une belle +dame, une très belle dame dans une grande corbeille comme une tonnelle +avec des tapis... + +--Elle a trouvé Nicole sur les genoux du Roi. Nicole jure qu'elle était +sage, mais la dame dit qu'elle a vu... Enfin, ça n'est pas clair, voilà! +La petite en est bien capable. Elle en sait long, cette gamine-là, elle +est toujours dans les livres, et elle vous raconte des histoires d'amour +comme si ça lui était arrivé... Sitôt que la dame est entrée, elle s'est +mise dans une colère de tous les diables, et le Roi aussi et tout le +monde criait, fallait voir! On n'a jamais entendu chose pareille... Et +le pire, c'est qu'il y a une victime: la laitière est assassinée! + +--Assassinée? répéta Gilles, qui pâlit un peu. + +--Assassinée. + +Puis, en paysanne de banlieue qui lit son petit journal tous les matins, +elle ajouta: + +--Le vol a été le mobile du crime. + +--Qu'est-ce que c'est que cette histoire? + +--Ah! monsieur! Faut-il qu'il y ait des gens mauvais, tout de même! +C'est pour lui prendre ses quatre nippes qu'on a égorgé cette pauvre +fille-là: juste un foulard, un fichu, une jupe d'hiver et un chapeau. On +l'avait bien entendue se plaindre à la fin de l'après-midi, mais +personne n'a osé monter. C'est le monsieur du palais qui est entré le +premier, le même qui a enfermé la dame... + +--Oh! ma tête! gémit Giguelillot. Quelle dame? Quel monsieur du palais? + +--Un monsieur tout en noir avec un chapeau plat. + +--Quand est-il arrivé? + +--Au milieu de la bataille. Il a tout calmé en cinq minutes. C'est un +ministre, il paraît, un homme qui a l'air très sérieux. Sans lui, on +n'en serait jamais venu à bout. + +--À bout de quoi? + +--De la dame. Il l'a enfermée dans une chambre à pain, avec une bougie +et un gros livre comme un bréviaire, pour la consoler, qu'il a dit. +Alors, quand tout a été fini, on est venu lui raconter comme la laiterie +était sens dessus dessous. Il a demandé la laitière. On ne la trouvait +nulle part et on n'osait pas aller la voir dans sa chambre, à cause des +geignements qu'on avait entendus. Mais lui, ça ne lui a pas fait peur. +Il y est monté tout droit. Et qu'est-ce qu'il a vu? Paraît qu'on l'a +tuée sur son lit. La moitié des draps est par terre et le reste plein de +sang. Le crime est flagrant, qu'il a dit. Et on ne peut pas retrouver le +corps. Probable que l'assassin l'aura jeté quelque part. Le monsieur du +palais va faire curer les puits. + +--Et c'est moi qu'on accuse de ce beau crime? interrompit Giglio, qui +comprenait enfin. + +--Oui, de l'assassinat et de tout le reste. Le Roi vous attend pour vous +envoyer en prison. Le monsieur du palais disait même que, pour vous, on +devrait rétablir les supplices et vous brûler tout vif sur un bûcher. + +--Un petit Servet pour passer le temps... + +Giguelillot se leva et prit une attitude dramatique: + +--Eh bien, Rosine, tu ne sais pas ce que c'est que le courage? Le héros +antique, le preux chevalier, l'indomptable paladin, le belliqueux +pandour, le lion! le lion! tu ne sais pas ce que c'est que le lion? + +Il secoua ses cheveux, se frappa la poitrine et poussa un rugissement +qui lui fit mal à la gorge. + +--Qu'est-ce que vous allez faire? dit Rosine affolée. + +--Me défendre en personne. Je vais à la métairie! + +--Mais ils vous écharperont! Mais je ne vous laisserai pas partir!... + +Giguelillot l'étreignit avec des frémissements artificiels, puis, se +dégageant d'un seul bond en arrière: + +--Souviens-toi, lui dit-il d'une voix palpitante, souviens-toi toujours +que tu as serré dans tes bras un homme pour qui le trépas n'est qu'un +mot!... Adieu! + + * * * * * + +Comme elle s'évanouissait dans l'herbe, Giguelillot s'en alla d'un pas +léger, alluma une cigarette et se remit à composer un deuxième sonnet +sur le secteur céleste qui l'intéressait. + +Il ne s'agissait plus ni de char ni d'éventail: l'astre central devint +un œil de paon et les huit autres le sommet de l'aigrette; puis +l'aigrette se posa sur le front d'une femme; la chevelure s'agrandit, +devint le ciel même, et des millions de perles y nageaient. + + + + +CHAPITRE IV + +COMMENT GIGUELILLOT SE PRÉSENTA CHEZ LE ROI, ET QUELLES PAROLES FURENT +PRONONCÉES POUR ET CONTRE SA BONNE CAUSE. + + Ipsa tulit camisia; + Die Beyn die waren weiss. + Fecerunt mirabilia + Da niemand nicht umb weiss; + Und da das Spiel gespielet war + Ambo surrexerunt: + Da ging ein jeglichs seinen Weg + Et nunquam revenerunt. + + _Chanson populaire allemande._--XVIe + + +Giguelillot ne se rendit pas directement chez le Roi. + +Il se glissa dans les écuries par une fenêtre, de peur que son entrée ne +fût guettée à la grand'porte, et en passant il vint flatter de la main +les naseaux du petit zèbre Himère, qui s'en ébroua de satisfaction. + +Comme le pauvre animal s'agitait devant une mangeoire vide, Giguelillot +retira toute la paille fraîche et bonne dont on venait d'emplir le +râtelier de Kosmon et il la fit passer très simplement de gauche à +droite. + +Ce Kosmon l'exaspérait; il paya cher ce soir-là l'honneur d'appartenir à +un cavalier huguenot. Le petit page ne se contenta pas de lui enlever sa +nourriture; il prit sous une cheville les grands ciseaux à tondre et +coupa tous les poils de la queue, qui dressa un misérable moignon +priapique et mal rasé; il tondit presque toute la crinière en laissant +pendre çà et là quelques misérables crins, puis, avec les ustensiles +dont on se servait à la ferme pour marquer le dos des bestiaux, il +composa et imprima sur la robe terne du vieux cheval le chiffre 1572, où +il pensait que le parpaillot verrait à la fois nargue, affront et +menace. + +Satisfait par les stigmates dont il avait orné le piédestal vivant du +seigneur Taxis, Giglio suivit le long couloir qui menait à la chambre à +pain. + +Comme le lui avait dit Rosine, l'infortunée Diane à la Houppe, dans +cette prison farineuse, gémissait presque sur la pâte humide. Il ne la +connaissait point, car les pages, pour des raisons qu'il est inutile +d'exposer, n'étaient pas admis d'ordinaire à prendre le thé chez les +Reines. Mais sitôt qu'il l'aperçut à la lueur de la bougie posée sur une +petite table, il déplora de ne lui avoir pas été présenté avant qu'elle +entrât au harem. Diane, ignorant qu'elle fût épiée par deux yeux fixes +derrière les vitres, avait adopté une attitude d'intérieur qui déployait +nonchalamment ses beautés si particulières. Elle reposait à l'orientale, +les mains mêlées derrière la nuque, le dos couché sur des coussins et, +sans doute pour prendre le frais après une journée torride, elle avait +disposé ses jambes en losange, les plantes des pieds l'une contre +l'autre. C'était son habitude de dormir ainsi. Giglio, bien que toujours +comblé par des souvenirs encore récents, éprouva tout à coup que son +esprit s'égarait vers des présomptions nouvelles, et il se retira, moins +pour les abaisser momentanément que pour en méditer au contraire les +chances de réussite immédiate et secrète. + + * * * * * + +Gracieux et le front aussi calme que si toutes les bombardes de la +puissance royale ne l'eussent point visé depuis une heure, il entra sans +frapper dans la salle du trône où Pausole encore frémissant achevait un +mauvais dîner. + +--Comment, te voilà? fit le Roi. Tu oses revenir? + +Taxis, qui grignotait au bas bout de la table, se précipita vers la +porte pour en barricader l'issue; mais Giguelillot vit l'intention; il +ferma lui-même la serrure et remit la clef au ministre en lui disant: + +--Voici, monsieur. + +Pausole, debout, s'appuyait du poing sur la nappe et levait une main +accusatrice: + +--Te voilà! répéta-t-il. Vraiment, ton aplomb passe encore tes crimes! +Ah! tu me fais entreprendre un voyage insensé, tu m'arraches à mon +palais pour me jeter dans cette cour de ferme et tu m'abandonnes six +heures durant, sans gardes, sans appuis, sans conseils, au milieu d'une +révolution!... Tu postes une folle à mon chevet, tu égorges une +paysanne, tu saccages la métairie et tu licencies mes soldats pour me +laisser en butte à la fureur de la foule, aux démences de je ne sais +quelle femme échappée du harem par ta faute encore!... Et à la fin de +cette journée abominable, de pillage, de meurtre et de lèse-majesté, tu +te présentes la toque en main avec un sinistre sourire!... Tu ne croyais +donc pas me rencontrer vivant? + +--Sire, répondit Giguelillot, je ne veux pas d'abord me hâter de prouver +mon innocence, car ce n'est pas de moi qu'il s'agit, mais de vous et de +votre bien-être, plus sacré cent fois à moi-même que ne l'est mon propre +salut. + +Pausole retomba sur sa chaise. + +D'une voix respectueuse et tranquille, le page continua par ces paroles +ailées: + +--Le désir le plus vif de Votre Majesté est en ce moment le repos du +lit. Monsieur que voici ne paraît pas s'être occupé de cette question +capitale. J'ai eu, à sa place, l'honneur de faire préparer aujourd'hui, +dans le château voisin, de vastes appartements pourvus d'épais rideaux +et de lits spacieux qui sont dignes en tous points de recevoir le Roi. + +Pausole simplifia d'une ride, puis de deux, le froncement de ses +sourcils. + +--Secondement, Votre Majesté ne peut oublier qu'Elle a entrepris cette +promenade dans le but de retrouver et de ramener au palais S. A. la +Princesse Aline. Nous ne possédions sur cette auguste affaire que deux +renseignements assez vagues. Son Altesse «venant d'un petit bois +d'oliviers» avait été reconnue à l'«hôtel du Coq». J'ai envoyé les +quarante gardes au petit bois d'oliviers pour y recueillir, s'il se +peut, d'autres preuves. Et j'ai mené moi-même l'enquête, dans un secret +absolu, à l'intérieur de l'hôtel. La Princesse l'a déjà quitté, mais je +rapporte de là les renseignements les plus précieux: jusqu'à une lettre +autographe. La voici. + +Ouvrant son escarcelle, il en tira une lettre et la déposa devant le +Roi, dont l'attitude se transformait de plus en plus. + + * * * * * + +--J'avais cru pouvoir éloigner les gardes, poursuivit-il. Votre Majesté +n'en demande jamais et elle n'en eut jamais besoin, tant Elle est aimée +de son peuple. S'il y a eu scandale et trouble aujourd'hui, c'est que +Monsieur le Grand-Eunuque, dont le seul devoir était d'assurer le bon +ordre au harem, avait sans doute mal pris ses dispositions puisqu'une +des Reines a pu s'enfuir dans l'appareil le moins dissimulé, pour venir +soulever ici non seulement la foule, mais les commentaires. + +--Monsieur! cria Taxis, je vous somme de prouver... + +--Allons! Allons! Laissez parler, dit Pausole. Ce petit page se défend +d'une accusation grave. Il ne s'explique pas mal du tout. Je veux +l'entendre. Vous répliquerez: c'est le droit du ministère public; mais +notre devoir est d'écouter les arguments de la défense, surtout quand +elle s'exprime avec modération et avec franchise comme c'est le cas. + +--Je n'ai plus rien à dire, reprit Giguelillot, à moins que Votre +Majesté ne m'interroge sur le détail de mon enquête. + +--Non, dit Pausole; nous verrons cela demain. + +--Et le meurtre! insista violemment Taxis. Il se garde bien d'en parler. +Une laitière nommée Thierrette a été égorgée dans son lit, au coucher du +soleil, et de la main de ce page! + +--C'est peu probable, dit Giguelillot, car elle se portait fort bien à +neuf heures du soir. Elle est en ce moment dans le bois d'oliviers, et +les gardes (vos gardes, Taxis) font calmer par elle leurs concupiscences +pendant les intervalles de recherches. + +--Mes gardes! Quelle imposture! + +--Allez-y: vous serez édifié. + +--Cela ne peut être! + +--Cela est. + +--Mes gardes sont mariés. + +--Doublement ce soir. + +--Ils surmontent la chair. + +--Je n'osais pas le dire. + +--Cette plaisanterie est basse. + +--Comme leur attitude. + +--Mais le sang? le sang répandu? le sang qui souille encore la couche de +la victime? + +--Le Roi vous a dit ce matin, monsieur, que sur la terre de Tryphême on +ne répandait pas d'autre sang que le sang voluptueux des vierges ou +celui des petits poulets. + +Et comme le Roi se désarmait par un rire brusque et sonore, Giguelillot, +les yeux baissés, articula cette conclusion: + +--Ne sommes-nous pas à la ferme? Ce doit être un petit poulet. + + + + +CHAPITRE V + +OÙ CHACUN EST TRAITÉ SELON SES VERTUS. + + _Hélène_.--Fata-lité! Fata-lité! Fata... + _Pâris_.--... li-ité! + + MEILHAC et HALÉVY. + + +--Je retiens de ta plaidoirie, dit Pausole, le premier point. Tu m'as +fait préparer un gîte confortable et tu veilles sur mon bien-être: c'est +d'un homme de gouvernement. Pendant cette terrible journée, je commence +à entrevoir que toi seul as fait effort dans tous les sens où il +convenait d'agir et que le mal m'est venu d'un autre... Taisez-vous, +Taxis, taisez-vous! vous êtes hideux et impolitique. Algébriste, vous +avez l'esprit faux; protestant, vous l'avez étroit; eunuque, vous l'avez +envieux. Je vous tiens pour une niquedouille. Allez indemniser le pauvre +métayer de tous les dégâts qui se sont faits ici, et dont, somme toute, +rien ne me dit que ce petit Gilles soit l'auteur. C'est une question qui +sera réglée en temps et lieu, demain ou après, et qui ne m'intéresse en +aucune façon, je le déclare. Occupez-vous des frais que je laisse +derrière moi; reconduisez au harem la Reine qui s'en est échappée... + +--Oh! sire, dit Giguelillot, serez-vous si cruel? + +--Eh! que veux-tu que je fasse d'une femme pendant un voyage secret? + +--Ne l'humiliez pas. Elle vous aime. Laissez-la vous suivre en silence. + +--À l'instant, tu déplorais encore qu'elle m'eût rejoint! + +--Je regrette qu'elle ait pu s'enfuir et bouleverser ainsi vos heures de +repos: mais la chose est faite. Il faut l'accepter, ne fût-ce que pour +imposer le silence aux gorges chaudes. + +--Ce n'est pas le jour de la Reine Diane, interrompit Taxis. Je m'oppose +à toute faveur qui dérogerait au règlement. + +--Que décide Votre Majesté? demanda Giguelillot sans trop d'ironie. + +--Je ne sais plus, répondit Pausole. Perds donc l'habitude de me +proposer à toute minute des résolutions qui me fatiguent. Qui est mon +conseiller à dix heures du soir? C'est toi, Gilles. Fais donc à ta guise +et sois sûr que je t'approuverai, mon ami, car il y a peut-être d'aussi +bonnes raisons pour pardonner que pour punir. J'aime mieux m'en remettre +à ton jugement que de tirer à la courte paille. Va, et parle en mon nom, +j'ai confiance en toi. + +Le page s'inclina, obtint la clef, sortit et s'en fut délivrer la +malheureuse Diane, non sans lui laisser entendre à demi-mot qu'il avait +eu l'honneur de plaider pour elle. + +Ses projets était fort simples: deux heures plus tard, selon toute +apparence, Taxis reprenant le pouvoir sur le coup de minuit casserait la +décision de son prédécesseur; mais la Reine aurait eu le temps de +s'installer au château. Giglio s'introduirait chez elle et Diane +s'imaginerait peut-être donner par reconnaissance tout ce qu'elle +offrirait par désir, et par soif de se venger sur l'heure. + + * * * * * + +En revenant auprès du Roi, elle garda un maintien silencieux et blessé. +Comme elle semblait attendre une parole de regret, le Roi lui tendit la +main, mais il y mit une affection qui redoutait visiblement d'être +accueillie avec transports. + +--Houppe, vous ne rentrerez pas au harem ce soir, comme je vous en avais +d'abord menacée. Je passe la nuit dans ce village et vous aussi; mais il +n'en est pas moins vrai que je reste mécontent de votre équipée, ainsi +que de tous les tracas dont elle fut pour moi la cause. Venez; nous +sortirons à pied. Taxis s'occupera de nos montures et mon page vous +prendra la main. En attendant, petit, donne-moi ma couronne. + +Giglio prit à la patère le manteau de pourpre et la couronne légère; +Pausole se vêtit, se coiffa et jeta l'ordre du départ. + +Quatre jeunes filles portant des torches et marchant devant le Roi, sans +autres voiles que ceux de la nuit, firent lentement les vingt-cinq pas +qui séparaient la ferme du château voisin. + +Derrière, suivait Diane à la Houppe, que le page menait la main haute et +à respectueuse distance. + +Elle regarda longtemps le Roi; puis, comme il ne se retournait point, +elle jeta les yeux sur le page. Après un examen pensif qui dura +plusieurs minutes et qui enveloppa le jeune homme de la tête jusqu'aux +talons: + +--Comment vous appelez-vous? dit-elle. + +--Djilio, madame, répondit-il. + +Et il crut devoir pousser un soupir mélancolique. + +--Djilio? fit la Reine, c'est un joli nom. + + + + +CHAPITRE VI + +OÙ M. LEBIRBE ET LE ROI PAUSOLE S'APERÇOIVENT AVEC SURPRISE QU'ILS NE +S'ENTENDENT PAS SUR TOUS LES POINTS. + + La conjonction de Vénus + Sera cause, comme il me semble, + Que aux estuves yront tous nudz + Femmes et hommes tous ensemble. + + _Prognostication de Maistre Albert._--1527. + + +Pausole fut reçu à la grille par le courtois M. Lebirbe. + +Au même instant, à la fenêtre, Philis en colère se retournait: + +--Tu vois bien, maman, c'est une gaffe! Tu nous as fait mettre des robes +et le Roi vient avec une dame qui n'en a pas! Nous allons être +ridicules! + +--Je l'avais demandé à ton père, mon enfant, c'est lui qui m'a dit de +vous habiller. + +--Tu es jeune, Philis, que tu es donc jeune! dit simplement Galatée. + +--Qu'est-ce que j'ai encore dit de si enfantin? + +--Il vaut mieux _d'abord_ avoir une robe, expliqua la sœur aînée. + +Mais Philis ne comprenait point, et, comme le Roi s'introduisait, toutes +trois, la jupe entre les doigts, glissèrent leurs révérences devant la +porte. + +Après les premières paroles, qui furent empreintes de respect, la +maîtresse de la maison se laissa entraîner par Diane à la Houppe. Elles +avaient des relations communes, et d'un fauteuil à l'autre elles +renouèrent des souvenirs. + +Giguelillot, dans un autre coin, sur un canapé à l'écart, causait avec +les deux jeunes filles. Sa voix, haute d'abord, devint plus discrète, +puis baissa jusqu'au chuchotement, et bientôt personne n'entendit plus +rien, sinon, par instants, un rire étouffé. + +Dans le cadre d'une fenêtre, M. Lebirbe pérorait: + +--Sire, la _Ligue contre la licence des intérieurs_, ligue récente dont +j'ai l'honneur d'être président, est une œuvre de moralisation et de +salubrité publique. Je sais qu'elle a votre agrément... + +--Oui certes, dit Pausole. Oui certes; cependant, rappelez moi son but. +Je ne l'ai pas présent à l'esprit. + +--Son but, son ambition unique est de mériter sa haute devise, laquelle +s'exprime en trois mots: «Exemple.--Franchise.--Solidarité.» + +--Ce sont de beaux mots, dit Pausole. Mais comment les entendez-vous? + +--Votre Majesté n'ignore point qu'à Tryphême le parti de l'opposition +affecte de s'en tenir aux anciens principes spécialement en ce qui +touche la vie intime et le costume. Dans cette société, toutes les +femmes, même les plus jolies, s'habillent jusqu'au menton pour sortir +dans la rue et ne consentent à justifier une admiration masculine que +dans le secret d'une chambre close et devant l'amant de leur choix. +C'est là le fait d'une âme égoïste, avaricieuse et dépravée. + +--D'accord, dit Pausole. + +--Les hommes de cette même société luttent avec acharnement contre la +propagation de notre influence et pour ce qu'ils appellent la décence +des rues; mais comme l'instinct de la chair ne se tait pas plus en eux +qu'en leurs adversaires ils s'en vont cacher leur vie dans des demeures +infâmes où l'amour se flétrit, se métamorphose et devient une forme de +l'ordure. + +--Ils ont tort, dit Pausole. Mais qu'est-ce que cela vous fait? + +--Sire, nous estimons qu'en agissant de la sorte, ils ne sont pas +seulement hypocrites et faux; mais, si je puis dire, accapareurs. En +notre siècle on n'admet plus qu'un amateur puisse acquérir une galerie +de tableaux et en garder la jouissance pour lui seul; tout homme qui +possède trois Rembrandt doit faire entrer la rue chez lui ou subir des +attaques dont le bien fondé ne fait de doute pour personne. Eh bien, le +même raisonnement d'où cette coutume a pris naissance devrait engendrer +chez les hommes de sens droit une conscience supérieure et bienfaisante +qui les retienne d'enfermer derrière les murs de leurs maisons tout ce +que l'oisiveté ancestrale ajoute à la beauté de la femme et tout ce dont +l'art, le luxe, l'espace, ornent l'amour entre ses bras. + +--C'est assez mon sentiment. + +--Cette société, qui se nomme elle-même la bonne et qui parvient à se +faire passer pour telle dans beaucoup d'autres milieux, donne là un +néfaste exemple dont je voudrais que Votre Majesté pénétrât le +libertinage. Mettre une robe sur le corps d'une jeune fille, c'est +proprement éveiller, chez les jeunes gens qui l'approchent, des +curiosités malsaines qu'on leur défend par ailleurs de satisfaire: c'est +de l'excitation au vice. Je reconnais que ce genre de perversité +devient, à Tryphême, de plus en plus rare. Dans presque toutes les +familles, les femmes commandent leur première robe au début de leur +première grossesse. Mais il est, je le répète, de certaines maisons où +l'on habille même les petites filles, ce qui est vraiment le comble de +la malice. L'exemple donné porte ses fruits; souvent il est discuté; +parfois il est suivi; une hésitation déplorable laisse flotter les +mœurs nationales entre deux extrémités; on ne sait plus ce que la mode +exige, et moi-même, l'avouerai-je ici? je n'ose pas toujours présenter +mes enfants dans la tenue rigoureusement pure que j'ai mission de +préconiser. Le but de notre société est de mettre un terme à cette +incertitude en unifiant les mœurs en même temps que les consciences. + +--Et comment en viendrez-vous là? + +--Par deux moyens. D'abord par la propagande. Les ressources de la Ligue +sont considérables. Nous avons obtenu pour vingt années la location d'un +vaste terrain qui fait partie du Jardin Royal à Tryphême; nous y avons +édifié en plein air une scène théâtrale sous les arbres et nous donnons +là des ballets ainsi que des pièces inédites qui attirent une foule +énorme et sont faites selon nos doctrines. + +--C'est-à-dire? + +--C'est-à-dire conformes à la vie elle-même, à sa réalité comme à sa +beauté. Quand la scène représente une discussion d'intérêt dans le +cabinet d'un notaire, les acteurs y sont vêtus de noir selon les modes +de l'endroit; mais quand, au milieu d'un duo d'amour, la chanteuse crie: +«Ô Voluptés! Extase! Ivresse!» elle est nue, selon la logique des +choses, car le contraire serait inepte. Et lorsque le ballet présente +aux spectateurs une Vénus, trois Grâces, douze Captives ou soixante +Bacchantes, c'est évidemment sans plus de mystère que n'en chercheraient +les mêmes personnages dans le cadre d'un tableau, car il est incohérent +d'avoir deux esthétiques sur un même sujet: l'une pour la peinture et +l'autre pour le théâtre. + +--Jusqu'ici nous nous entendons. + +--En outre, par le livre à bon marché, par le journal et par l'image, +nous répandons sans relâche dans le peuple le goût de la nudité humaine +avec le double sentiment qu'elle inspire, à l'esprit, d'une part, à la +chair de l'autre, si tant est qu'on puisse séparer en deux éléments +libres et distincts l'être unique soulevé par l'amour. Ces livres +s'abstiennent d'enseigner ce que décrivent la plupart des romans +populaires, c'est-à-dire le meilleur moyen de fracturer une serrure ou +d'assommer une blanche aïeule et, s'il faut aller jusqu'aux détails, +nous aimons mieux suggérer à l'ouvrière une volupté peu connue que de +lui apprendre en six colonnes comment on fait la fausse monnaie. + +--Et si cette volupté est stérile? dit Pausole. + +--Si une joie passagère est stérile, qu'importe? Le corps de la femme +renferme quatre-vingt mille ovules et ne peut guère concevoir plus de +dix-huit fois sans danger. Donc (en prenant ce chiffre de quatre-vingt +mille dans sa précision rigoureuse), il appert que l'ordre de la nature +elle-même et le dessein du Créateur confèrent à la jeune fille vers le +milieu de sa douzième année une réserve de soixante-dix-neuf mille neuf +cent quatre-vingt-deux plaisirs à la fois stériles et licites dont ils +ne seront frustrés en rien, puisqu'ils ne _pourraient pas_ leur faire +porter fruit. L'important est de maintenir la femme dans l'inclination +naturelle qui la penche vers la volupté. Qu'elle ait le désir simple ou +multiple, elle concevra un jour ou l'autre et léguera des existences qui +justifieront la sienne. Mais il est clair qu'il en sera tout autrement +si l'on propose aux vierges qui ne trouvent point de mari je ne sais +quel idéal de vie solitaire et de négation qui, lui, est fatalement +stérile, exécrable et contre nature. + +--Continuez, dit Pausole, je suis curieux de savoir où vous vous +arrêterez! + +--Je me hâte d'ajouter que si nous proposons la recherche habituelle +mais sagement pondérée de toutes les délectations qui récompensent les +amants, celles qui ont la conception pour résultat sinon pour but sont +de beaucoup les plus fréquemment décrites dans nos brochures populaires. +Ce sont aussi, quoi qu'en disent les médecins, celles qui conservent +encore la faveur générale. La preuve en est aisée à fournir: à la +fondation de notre Ligue, l'excédent des naissances sur les décès à +Triphême-Ville ne dépassait pas 4 pour 100. Il est aujourd'hui de 9 pour +100, à la troisième année de notre apostolat. Afin d'exciter et de +subventionner, si l'on peut s'exprimer ainsi, une émulation féconde dans +les basses classes de la société, nous avons institué des concours d'où +les courtisanes sont exclues comme professionnelles, et où chaque année +au printemps nous couronnons les jeunes filles qui, par leurs soins +particuliers, ont porté leur beauté physique au plus haut point de +perfection et qui par leurs talents intimes ainsi que par la chaleur de +leurs embrassements sont désignées à l'acclamation du suffrage universel +comme ayant donné chaque nuit dans leur quartier le plus recommandable +exemple. + +--Tout cela, dit Pausole, c'est de la propagande. Mais vous disposez de +deux moyens différents, si j'ai bien compris vos paroles. Quel est le +second des deux? + +--J'y arrive, répondit M. Lebirbe. Notre propagande par les +représentations publiques, par le livre, le journal, l'image et les prix +du concours annuel, s'adresse principalement, ai-je besoin de le dire? à +la jeune fille. Elle joue gros jeu à nous suivre; les peines de la +grossesse et de l'enfantement l'épouvantent et il ne faut pas chercher +ailleurs la cause profonde de sa réserve à l'égard de l'autre sexe. À +quinze ans, une fille du peuple est apprentie et fait les courses; +enceinte, elle perd sa place, elle perd même son amant dans la plupart +des cas, et, si elle est attachée à l'un ou à l'autre, il ne lui reste +au septième mois que misère, désespoir et douleur physique. Eh bien, +nous voulons qu'elle affronte tout cela, s'y expose et en triomphe! Le +pays l'exige; il lui faut des fils. Bien entendu, ce n'est pas ainsi que +nous parlons à notre élève; elle aurait le droit de nous répondre que le +pays n'en sera pas plus riche si elle lui donne un enfant, mais qu'elle +en sera beaucoup plus pauvre; et nous ne pourrons jamais lui faire +comprendre ce qu'il y a de faux dans son raisonnement. Aussi la +flattons-nous d'une espérance tout autre. Ce que nous lui disons et ce +qu'elle comprend tout de suite, c'est que le plaisir suprême des riches +appartient aux plus misérables: l'amour pour lequel on entasse les +fortunes et qui les fait écrouler ne se perfectionne pas en montant. Dès +qu'une ouvrière sait être une amante, elle peut se dire qu'elle ignore +toutes les joies de la vie, excepté la plus intense--car celle-là, elle +l'embrasse, et la tient! + +--Certes oui. + +--C'est pourquoi notre ambition est satisfaite quand nous savons +qu'après avoir lu telle de nos brochures, le soir, en quittant +l'atelier, la modiste ou la ravaudeuse passe dans la chambre voisine et +entre dans la vie grâce à nous. Car désormais nous savons que ses heures +de travail seront pleines d'un souvenir et allégées par un espoir. Nous +savons que sa journée ne sera pas tout entière sous le poids d'une tâche +sans récompense; que son lit paraîtra moins rude et sa chambre moins +froide en hiver si elle referme ses jambes nues sur un être qu'elle +chérit. Puisse-t-elle en venir à ce dernier point dès que la nature l'y +invite; mais quelle que soit la volupté qui la tente et qu'elle +choisisse, nous nous estimons heureux si elle l'apprend à notre école, +car il faut que les classes aisées partagent avec les plus pauvres non +seulement leur trop grande fortune, mais le secret trop bien gardé de +leurs mystérieux plaisirs où la foule réclame sa part. + +--Je voudrais bien savoir, répéta Pausole, quel est votre second +moyen... + +--Je me résume, dit M. Lebirbe. En combattant la licence des intérieurs, +en répandant le discrédit sur les pavillons clandestins et sur les +vieillards abjects qui ne dénigrent la nudité que pour la retrouver +moins fade entre le corset et les bas noirs, nous faisons effort +passionnément dans le sens du nu antique et pur, nous favorisons la vie +au grand jour, la franchise des mœurs, l'exemple et l'enseignement +direct de l'étreinte, en un mot l'expansion de la volupté publique sur +le territoire de Tryphême. + +--Rien ne saurait m'être plus agréable, dit Pausole, mais vos moyens? + +--Nos moyens? Nous en connaissons deux. Le premier, je vous l'ai dit, +Sire, c'est la propagande. Le second, ce serait une sanction. + +--Une sanction? s'exclama Pausole. + +--Une sanction pénale. Notre énergie se heurte contre des opposants +irréductibles. Nous avons pour nous la jeunesse et le peuple; mais nous +ne pouvons rien, ou presque rien, contre une certaine caste qui exerce +une autorité morale incontestable et nous résiste pied à pied. C'est +contre elle que je vous demande des armes, Sire, contre elle et pour +vous, pour la victoire immédiate de vos plus chères idées. Et d'abord, +laissez-moi vous parler d'une loi que nous attendons avec fièvre et que +vous pourriez signer ce soir: la loi de la nudité obligatoire pour la +jeunesse. + +--Ah! mais non! déclara Pausole. Mon cher monsieur, Tryphême n'est pas +le monde renversé; c'est un monde meilleur, je l'espère du moins, mais +je n'ai pas épargné tant de liens à mon peuple pour le faire souffrir +avec d'autres chaînes. Imposer le nu sur la voie publique! Mais voyons, +monsieur Lebirbe, ce serait aussi ridicule que de l'interdire! + +Puis, scandant ses premiers mots avec des coups de poing abaissés dans +le vide, Pausole articula lentement: + +--Monsieur, l'homme demande qu'on lui fiche la paix! Chacun est maître +de soi-même, de ses opinions, de sa tenue et de ses actes, dans la +limite de l'inoffensif. Les citoyens de l'Europe sont las de sentir à +toute heure sur leur épaule la main d'une autorité qui se rend +insupportable à force d'être toujours présente. Ils tolèrent encore que +la loi leur parle au nom de l'intérêt public, mais lorsqu'elle entend +prendre la défense de l'individu malgré lui et contre lui, lorsqu'elle +régente sa vie intime, son mariage, son divorce, ses volontés dernières, +ses lectures, ses spectacles, ses jeux et son costume, l'individu a le +droit de demander à la loi pourquoi elle entre chez lui sans que +personne l'ait invitée. + +--Sire... + +--Jamais je ne mettrai mes sujets dans le cas de me faire un tel +reproche. Je leur donne des conseils, c'est mon devoir. Certains ne les +suivent pas, c'est leur droit. Et tant que l'un d'eux n'avance pas la +main pour dérober une bourse ou donner une nasarde, je n'ai pas à +intervenir dans la vie d'un citoyen libre. Votre œuvre est bonne, +monsieur Lebirbe; faites qu'elle se répande et s'impose, mais n'attendez +pas de moi que je vous prête des gendarmes pour jeter dans les fers ceux +qui ne pensent pas comme nous. + + + + +CHAPITRE VII + +OÙ L'ON FAIT DES RÉCITS DE VOYAGE SUR UN PAYS BIEN SINGULIER. + + «Je vous diray quelques Sonnets et croy que vous ne doutez du sujet. + + --Non, respondirent ces Bergeres, ils seront de l'Amour.» + + REMY BELLEAU. + + +À cet instant, une petite voix joyeuse et presque émue osa crier du fond +de la pièce: + +--Maman! maman! quel bonheur! monsieur est un poète! + +--Un poète, Philis, est-il vrai? + +--Un poète! répéta Diane à la Houppe. Oh! dites-nous des vers, +voulez-vous? + +Giglio s'approcha, s'inclina, et répondit avec déférence: + +--Madame, il suffit que vous m'en ayez exprimé le désir pour que je +manque à tous mes serments, car je m'étais bien juré de ne jamais dire +mes vers moi-même; mais je sais que vous n'ordonnez rien qui ne soit +agréable au Roi et je voudrais être sûr de ne pas lui déplaire en +troublant son entretien... + +--Vous ne troublerez rien du tout, monsieur Djilio; regardez le Roi: il +vous écoute. + +--Dis-nous tes vers, mon petit, fit Pausole. Cela vient fort à propos +rompre ma conférence de politique intérieure, car M. Lebirbe et moi nous +commencions à ne plus nous entendre, bien que courtois l'un envers +l'autre. Mais choisis un poème court et dont tu te souviennes bien, car +les lacunes de la mémoire me font une pénible impression. + +--Sire, dit Giglio modestement, j'ai mes œuvres complètes sur moi. + +Il porta la main à sa ceinture, y fit sauter le bouton d'une courte +poche de cuir qui ressemblait à une cartouchière, et il en tira trois +petits volumes du format in-trente-deux jésus. + + * * * * * + +L'un était édité au _Mercure de France_, tiré à cent quatre-vingt-trois +exemplaires, dont quatre sur satin flamme de punch, huit sur chine gris +poussière, neuf sur papier d'emballage tirant vers le caca d'oie, sept +sur vieux buvard écrevisse, et le reste sur vergé des Indes. Cela +s'appelait _le Mannequin d'opale_. + +L'autre avait été déposé à la librairie Fischbacher. Le portrait de +l'auteur, reproduit par le curieux procédé de la photogravure, ornait la +page du titre, et le titre était celui-ci: _Larmes d'une âme_. + +Le troisième était publié par un éditeur israélite. Sur la couverture, +une jeune veuve très gaie, le voile sur l'oreille, levait sa jupe noire +jusqu'à la ceinture, probablement pour montrer qu'elle n'avait pas de +pantalon, et le titre était si scabreux que je ferais peut-être bien de +le taire. + +(Car, après tout, ce roman n'est pas lu que par des dames.) + + * * * * * + +Giguelillot sembla hésiter, il regarda ses hôtes, le Roi, Philis, +Galatée et Diane à la Houppe... Puis il remit à leur place les deux +premières plaquettes et ouvrit la troisième à la page 59. + +--Quel joli volume! fit Diane à la Houppe. Il s'intitule?... + +--_Oui_. + +--Charmant. + +--_Oui_ tout court? demanda Philis. + +--Que veux-tu donc de plus? s'écria Galatée. + +--Oh! cela dit tout! soupira Diane. + +Et, lançant un regard voilé, elle ajouta: + +--C'est un mot que vous avez entendu, monsieur? + +--Jamais, madame. Il ne s'emploie qu'en poésie. + +--Comment dit-on en prose? + +--On dit: «Non». + +--Cela revient au même? + +--Heureusement. + +--Alors, c'est une convention? + +--Une délicatesse. + +--Pourquoi? + +--En effet, madame, vous ne pouvez pas savoir... Une très vieille +coutume, chez les peuples chrétiens, veut qu'un homme ne puisse +rencontrer une dame sans être obligé de lui offrir un appartement +meublé, avec des fleurs, de la poudre, des épingles à cheveux et des +émotions. La dame répond toujours: «Non.» Si le monsieur se retire, elle +comprend qu'il a été très poli. S'il insiste, elle réprime son trouble. +Et s'il déclare qu'il en va mourir, elle fait tout ce qu'il faut pour +lui sauver la vie. Voilà, madame, ce que veut dire un «non». + +--Je ne dirai jamais ce mot-là, sourit malicieusement Philis. + +Mais Pausole battait de la main le bras de son fauteuil évasé. + +--Lis donc tes vers, mon petit. Il ne faut jamais répondre aux dames. Un +homme pose des questions d'élève; il interroge sur ce qu'il ignore. Mais +une femme pose des questions de maître et seulement sur les pages +qu'elle connaît à fond. + +--Alors, monsieur, fit Galatée, qu'est-ce que la pudeur, dites-moi? + +--À propos de quoi cette... question d'élève? dit en riant la petite +Philis. + +--M. Djilio semble croire que les femmes disent: «Non» par discrétion +d'abord, puis par miséricorde, si ce n'est par entraînement. Je lui +demande ce qu'il sait de notre pudeur et j'espère qu'il me répondra. + +--«Pudeur», mademoiselle (nous sommes en classe, n'est-ce pas?), +«pudeur» est un mot latin qui signifie «honte». C'est le sentiment +particulier qu'éprouve une dame lorsque, ayant reconnu par un impartial +examen la valeur exacte de ses formes, il lui faut révéler à d'autres ce +qu'elle aimerait mieux déplorer toute seule. Et rien n'est plus naturel. + +Philis et Galatée se consultèrent du regard; mais tandis que l'aînée +restait immobile, la cadette sortit en silence, piquée d'honneur, et +sensible au défi. + +Pausole tendait la main du côté de son page. + +--Gilles, montre-moi ton livre, dit-il. Qu'est-ce que je vois donc sur +la couverture? + +Et comme le page lui remettait le volume: + +--Oh! que c'est vilain! fit le Roi. Peux-tu publier des vers sous une +pareille estampille? M. Lebirbe me disait à l'instant que ces sortes +d'excitations s'adressaient à quelques vieillards dont nous haïssons +tous deux l'hypocrisie et la sottise. + +--À Tryphême, répondit Giglio, il en est peut-être ainsi. Mais en +France, où les vieillards dirigent les mœurs et font les lois, elles +s'adressent au peuple entier. Le retroussé est le costume national des +Françaises. On le produit partout, dans les bals publics, au +café-concert, au théâtre, à l'Élysée et même dans le monde. Au milieu +des caricatures étrangères, le retroussé désigne la France entre le lion +anglais et l'aigle d'Allemagne. Si j'ai fait graver sur mon livre une +dame entièrement vêtue de noir excepté vers le haut des jambes, c'était +pour qu'on vît tout de suite que je parlais des Parisiennes. + +--Quelle singulière mode! fit Diane rêveuse. Pourquoi plaire aux +vieillards et non aux jeunes gens? + +--Les Parisiennes veulent plaire à tout le monde, et elles ont un +respect très particulier pour les vieux messieurs... Il s'exprime +différemment selon la femme et selon l'heure du jour... + +--Oh! dites-nous! C'est si curieux, ces mœurs des pays sauvages... + +--Dans les classes inférieures, la femme exprime sa déférence envers +l'homme âgé en levant le pied à la hauteur de son œil. Ce geste est +généralement accompagné d'une exclamation ironique ou injurieuse; mais +le septuagénaire est enchanté. Si la scène se passe dans un bal public, +la police et la tradition veulent que la femme montre en même temps des +dessous multiples, beaucoup de fausses dentelles et de madapolams sales. +L'habitué du Moulin-Rouge ou du Casino de Paris n'aime que l'élégance de +la cuisse, et il distingue assez mal le linon de la cotonnade: plus il y +a de linge, plus il est content. Si, au contraire, nous sommes au +cabaret, ou dans la rue le soir, ou dans les familles simples, il ne +faut porter de linge nulle part pour ravir le septuagénaire par ce salut +de bas en haut. Les ethnologues constatent, sans les expliquer, ces +contradictions du goût français. + +--Vous avez vécu dans ce pays-là? + +--J'y suis né, madame. + +--Oh! pardon. Je vous croyais Italien. Vous disiez?... continuez donc... +cela me passionne. + +--Dans les milieux bourgeois, le geste est différent. Sur un trottoir, +par exemple, une dame se sent suivie par un membre de la Chambre Haute +pour qui elle ne peut avoir qu'une vénération toute filiale; elle la lui +témoigne par une manœuvre assez difficile à réussir et qui consiste à +tirer la jupe et à la relever de façon à mouler les formes en arrière, +tout en dévoilant le mollet gauche. Ce n'est pas intéressant du tout, +mais le septuagénaire est enchanté. + +--Je ne comprends pas... + +--Moi non plus... Dans les classes dites supérieures, le retroussé est +plus en faveur du côté du décolletage. Voici comment on l'obtient: le +vieillard étant debout et la jeune femme assise, celle-ci se penche en +serrant les bras et en bombant les épaules; la posture est disgracieuse, +mais le corsage flotte, s'élargit; l'œil du vieux monsieur s'y darde, +et quand le sein de la dame est assez complaisant pour laisser voir la +forme, la nuance et les curiosités de sa pointe, le septuagénaire ne se +sent pas de joie. + +--Mais que pensent les jeunes gens de tout cela? + +--Les jeunes gens? la plupart pensent comme leurs grands-pères... Ils +obtiennent des retroussés plus complets, voilà tout... Les autres +n'osent pas protester... + +--Et les dames? + +--Oh!...les dames en ont tellement l'habitude! Et puis c'est la mode: on +ne peut rien contre elle... Tout à l'heure, j'entendais M. Lebirbe dire +au Roi que, sur son théâtre, les amoureuses se mettaient nues avant de +chanter: «Extase! Ivresse!» Mais à Paris, monsieur Lebirbe, personne n'y +comprendrait rien. L'uniforme des courtisanes, c'est le corset noir et +les bas noirs avec ou sans pantalon; autrefois, cela se gardait même au +lit, disent les bons auteurs; maintenant cela ne se porte plus qu'à la +chambre, et voilà un point de gagné, mais le public des petits théâtres +le sait-il? Pour lui, toutes les femmes nues représentent la même +personne, la seule qu'il ait jamais vue dans les journaux illustrés: +c'est la Vérité sur M. Dreyfus. Si on le faisait venir en scène, il y +aurait des manifestations. + +--Ha! ha! dit Pausole, tu exagères un peu. + +--Je crois même qu'il invente, fit Diane inquiète. Des mœurs pareilles +ne peuvent exister nulle part. + +--Plût à Dieu! soupira M. Lebirbe. Mais elles ont pénétré jusqu'ici, +madame, et cachent leur insanité dans le secret de nos intérieurs. + +--À Tryphême? + +--À Tryphême! + +--Pas chez vous, du moins, fit Diane avec un sourire. + +Philis rentrait sans autres voiles que ceux dont la nature elle-même +commençait à la fournir. Derrière elle un domestique en livrée noisette +apportait des citronnades avec des sorbets à la mandarine. + +Elle s'assit auprès de sa sœur dans une causeuse à deux places, et +Giglio eut des distractions. + +Galatée vérifiait de la main l'ordonnance de sa coiffure. + +Philis du bout du doigt estompait sur sa hanche un peu de poudre +superflue. + +--Eh bien! s'écria Pausole, voyons, finissons-en, mon petit! Lis-nous +tes vers; tout le monde t'écoute. Mais choisis-les plus convenables que +la couverture de tes œuvres. Tu parles devant deux jeunes filles. + +--Oh! Sire, nous pouvons tout entendre, maman le permet, dit Philis. + +Et Mme Lebirbe sortit de son silence pour émettre cet aphorisme qu'elle +avait lu certainement quelque part: + +--Quand les jeunes filles comprennent... on ne leur apprend pas +grand'chose... Et quand elles ne comprennent pas... on ne leur apprend +rien du tout. + +Mais, comme Giglio rouvrait son livre, le dernier coup de minuit +sonna... + +Taxis, toujours ponctuel, se fit annoncer. + + + + +CHAPITRE VIII + +COMMENT TAXIS PRÉTENDIT SUIVRE L'EXEMPLE DE LA BELLE THIERRETTE. + + Tout ce qui met les hommes dans une dépendance les uns des autres par + rapport à leurs plaisirs contribue infiniment à donner à leurs mœurs + une impression de tendresse et d'humanité, si nécessaire au bonheur de + la société en général; aussi a-t-on remarqué que les hommes disgraciés + de la nature sont de tous les mortels les plus insociables. + + FRERON.--1776. + + +Le huguenot, d'un air à la fois obséquieux et vain, les yeux fermés et +la bouche ouverte, salua. + +Aussitôt, Diane à la Houppe s'assit de côté sur sa chaise en affectant +de lui tourner le dos. Le bras droit sur le dossier elle éleva mollement +sa main gauche vers le page et lui dit: + +--Pourquoi ne lisez-vous pas? + +--Madame, répondit Giglio, tous mes vers peuvent être mis entre les +mains des jeunes filles, car ils parlent précisément de ce qui les +intéresse le plus. Mais ils ne sont pas écrits pour M. Taxis, et, tant +que M. Taxis sera là, je vous demande la permission de ne pas lui donner +prétexte à scandale. + +--Malheur à celui par qui le scandale arrive! dit Taxis lugubrement. +Mais il faut que le scandale arrive! Mais il faut que le scandale +arrive! + +--Qui est ce monsieur? murmura Philis. + +--Il est mal tenu, dit Galatée. + +--Tu as vu ses mains? + +--Ah! et son cou! + +--Ses dents! + +--Sa barbe! + +--Et sa cravate! Oh! sa cravate! + +--Comme il serait vilain tout nu! Il fait très bien de s'habiller. + +En même temps, Taxis s'approchait du Roi: + +--Sire, dit-il à voix haute, j'ai l'honneur de vous demander un +entretien particulier. Il y va des intérêts les plus graves. J'ose vous +rappeler qu'à partir de minuit Votre Majesté daigne m'honorer de sa +confiance et j'insiste pour être entendu. + +--Nous nous retirons, fit M. Lebirbe. + +--Non, fit Pausole. Restez... + +--Dès lors, je dois me taire, dit Taxis. + +--Ah! quel ennui! répéta le Roi, quel ennui! Ne pouvez-vous prendre vos +résolutions tout seul sans venir me troubler à pareille heure? + +--Votre Majesté me donne carte blanche? + +--Bien entendu. + +--Il suffit. + +Et, se dirigeant vers le page: + +--Je vous arrête, monsieur! + +--Ciel! s'écria Mme Lebirbe. + +--Un instant! dit Pausole. Vous êtes fou, mon ami; je serai obligé de +vous destituer si vous vous comportez de cette façon grossière vis-à-vis +de mon meilleur page, chez le plus digne de mes sujets. Madame, je vous +prie d'oublier une scène déplorable et dont j'ai l'esprit soulevé! Taxis +est un fonctionnaire laborieux, parfois utile, mais d'un zèle excessif +et d'un jugement troublé par je ne sais quel moralisme extravagant et +chinois. Il s'excuse auprès de vous des paroles qu'il vient de prononcer +ici. + +Toutefois M. et Mme Lebirbe, affolés par cet esclandre, insistèrent pour +que le Roi terminât le conflit hors de leurs présences et ils se +retirèrent en emmenant leurs filles. + +Dès qu'ils eurent fermé la porte: + +--Mes amis, dit Pausole, je suis las de vous séparer et de donner raison +à l'un ou à l'autre. Arrangez votre querelle entre vous et faites +surtout qu'elle soit brève. + +Puis il traversa le salon et vint affectueusement s'asseoir auprès de +Diane à la Houppe. + +Giglio, les bras croisés derrière le dos, se réservait. + +Taxis, demeurant à distance, décocha cette vibrante apostrophe: + +--Ah ça! monsieur, c'est donc un principe? Vous vous êtes donné pour +tache de désigner chaque jour une malheureuse fille, servante ou +paysanne, et de la faire outrager par une cohue, ivre de stupre et de +luxure? + +--Outrager? dit doucement Giguelillot. + +--Hier, vous ligottiez sur sa couche une camérière du Roi pour la livrer +aux atteintes de douze polissons coup sur coup! Et ce soir c'est une +fille de ferme que vous jetez dans les bois avec quarante satyres? + +--Quarante hommes choisis par vous, monsieur Taxis! Quarante anachorètes +triés sur le volet! Et voilà ce qu'ils deviennent dès qu'on leur confie +une femme? Ah! que la chair est faible! que la chair est donc faible! + +--Le spectacle qu'il m'a fallu contempler ne sortira pas de ma mémoire. +Jamais, peut-être, pareille orgie ne s'était déroulée à la face du ciel +depuis les tristes âges du paganisme, et, si je n'avais été prévenu, je +me serais cru transporté par un songe diabolique dans les sentines de +Suburre, dans les lupanars de Capoue! La misérable fille était +écarquillée des quatre membres dans la position la plus critique au +milieu de cinq ou six reîtres qui la souillaient je ne sais comment, +mais tous à la fois, et le reste de la bande chantait une chanson de +l'enfer en dansant une ronde autour de la victime. + +--Et la victime faisait des difficultés? + +--Non, elle était stoïque! Ulcérée, je n'en doute pas, ulcérée +intérieurement des violences qu'elle subissait, et plus encore du +scandale dont ses regards étaient témoins, elle n'en laissait rien +paraître. Sa vaillance était bien d'une martyre. Sous l'outrage, elle +tendait l'autre joue, elle demandait sans cesse de nouvelles tortures. +Avait-elle des péchés à expier? Je l'ignore; mais dans les convulsions +de l'agonie, la sublime enfant se réjouissait. Elle-même me l'a +fièrement crié! + +--Vous le voyez, dit Giguelillot, les dames ne trouvent jamais qu'elles +sont trop entourées. + +Ici Diane à la Houppe soupira longuement. + +Mais Taxis trépignait de colère et agitait des doigts frénétiques. + +--Riez! dit-il. Divertissez-vous! Votre rire est sinistre, jeune homme! +Vous êtes malfaisant et lascif. Vous avez l'âme d'un Borgia! d'un +Richelieu! d'un Héliogabale!... + +Giguelillot fit un pas et interrompit: + +--Monsieur, j'ai pour Héliogabale une admiration sans bornes et je suis +ravi de lui ressembler à vos yeux... + +--Ah!... + +--... Mais vous faites vos comparaisons historiques sur un ton qui ne me +plaît en aucune façon... + +--Monsieur... + +--Et puisque le Roi nous autorise à régler notre querelle entre nous... + +--Toutefois... + +--... J'exige que vous m'articuliez des excuses... + +--Jamais! + +--... Ou que vous fixiez avec moi, sans intermédiaire ni délai, les +conditions d'une... + +--Jamais non plus! + +Taxis, d'un naturel bouillonnant mais craintif, reculait d'un pas à +chaque mot. Il se buta contre la porte, l'ouvrit, voulut disparaître... + +Giguelillot le suivait et le retint par le bras. + + * * * * * + +Dans la pièce où ils pénétrèrent ensemble, Philis et Galatée, près de +leurs dignes parents, attendaient l'issue d'une conférence dont les +éclats singuliers les frappaient douloureusement. + +--Madame, dit le page avec calme et respect, je ne devrais certainement +pas terminer en votre présence une discussion particulière, mais vous +l'avez vue naître bien malgré moi et, si vous daigniez y consentir, je +vous présenterais mon accusateur, M. le Grand-Eunuque, à qui je demande +réparation. + +Puis, se tournant vers Taxis qui était devenu livide: + +--Monsieur, poursuivit-il, je vous méprise bien sincèrement; vous êtes +sot, ambitieux, servile, vous n'avez ni tact ni courage... + +--M'insulteriez-vous? + +--Je ne crois pas. + +--Je prends acte de cette déclaration. + +--Nous disions donc, reprit Giglio en souriant, que vous manquiez à la +fois de courage et de dignité. Néanmoins, je suis prêt à vous accorder +l'honneur d'une rencontre... + +--Mais je ne le demande pas! + +--Je vous l'offre. + +--Je le décline. + +--Vous refusez de vous battre? + +--Monsieur, l'Éternel a écrit en lettres de flamme sur le sommet du +Sinaï, ce commandement: «Tu ne tueras point.» Christ l'a répété. Paul +l'a enseigné aux Gentils. Et vous attendez de moi que je touche une arme +de meurtre! Non, monsieur! c'est mal me connaître. Je veux suivre le +noble exemple qui m'a été donné ce soir dans le petit bois d'oliviers. +Moi aussi, sous l'outrage, je tends l'autre joue! Moi aussi je veux +boire l'opprobre jusqu'à la lie! Moi aussi je m'écarquille sur la claie +des afflictions! Je vous fais des excuses, monsieur! Je vous fais des +excuses publiques! Je sortirai victorieux de la lutte avec mon orgueil. +Voyez: je courbe la tête, et je sens mon cœur réconforté. + + + + +CHAPITRE IX + +COMMENT GIGUELILLOT COMPRENAIT LES DEVOIRS DE L'HOSPITALITÉ ANTIQUE. + + Il est d'usage que les jeunes filles permettent les attouchements + jusqu'à un certain point; mais la décence des mœurs actuelles ne me + permet pas de vous dire lequel. + + FISCHER. _Ueber die Probenächte..._ etc.--1780. + + +Diane à la Houppe et le Roi, guidés par leurs hôtes, gagnèrent les +appartements qui attendaient depuis tant d'années l'honneur d'une visite +souveraine. + +Taxis avait peut-être l'intention de séparer les deux époux; mais le +trouble qu'il ressentit à la suite de sa dispute fit qu'il en oublia +jusqu'aux règles fondamentales de sa politique courante. + +Le sort déjouait ainsi les calculs du petit page qui en resta tout +surpris. Ce fut pis encore lorsque en entrant avec Pausole dans la +chambre où elle allait vivre sa troisième nuit conjugale, Diane jeta +vers son mari des regards de pardon et de renaissant amour. + +Alors Giguelillot se sentit mordu par le petit serpent d'une petite +jalousie. Cette femme qu'on lui enlevait (car on la lui enlevait) acquit +à ses yeux aussitôt des séductions fascinatrices. Inquiet de lui-même, +soucieux d'enterrer son souvenir sous une bonne réalité, il se résolut à +faire diversion. + +En jeune homme pratique et déterminé, il avait ses armes sur lui. + +L'étui où il enfermait ses plaquettes était un nécessaire complet pour +aventures et habitudes, une triple trousse indispensable divisée en +trois poches d'inégale importance. + +La première contenait: + +Un tire-bouton; + +Six lacets de corset; + +Des sels; + +Un poison inoffensif; + +De la poudre blanche, de la poudre Rachel, de la poudre rose (en petites +boîtes de poche); + +Trois bâtons de rouge tout neufs; + +Des épingles noires, blanches et à tête ronde. + +Des épingles à cheveux de différentes formes; + +Des épingles doubles; + +Un petit peigne à fermoir; + +Une glace à main; + +Plusieurs produits pharmaceutiques; + +Enfin divers objets curieux, sinon véritablement usuels. + + * * * * * + +La deuxième renfermait les trois volumes de vers où Giguelillot avait +fait entrer sous forme de dédicaces, de titres ou d'acrostiches quatre +cents prénoms féminins ou noms d'animaux diminutifs rangés par ordre +alphabétique afin que la recherche en fût plus facile au milieu des +émotions. + +--Lisez! lisez!... cette élégie... à Miquette***... c'était vous, +Miquette! Je vous aimais comme un fou! Et vous ne le saviez pas! + +Le dernier compartiment était le plus précieux des trois. + +Giguelillot y conservait une collection de trente billets, déclarations +simples ou déclarations demandant rendez vous. Ces billets répondaient +par leur variété à tous les caractères, et par leur provision à toutes +les urgences: on n'a jamais ce qu'il faut pour écrire dans ces cas-là. +Il y en avait de tendres, de respectueux, d'enflammés, de littéraires, +de timides, de fort inconvenants, de désespérés et de pratiques. +Certains disaient: «Ne m'abandonnez pas!» D'autres: «Eh bien! oui je +vous aime!» D'autres encore: «Faites trois courses avant de venir pour +avoir un emploi du temps.» Certains étaient presque illisibles tant +l'encre y nageait dans les gouttes de larmes. + +Sitôt que l'un d'eux avait passé de sa case dans une main, toujours +curieuse et tremblante même en cas de refus arrêté, Giguelillot le +recopiait de mémoire pour une occasion future et la collection n'y +perdait rien. Des enveloppes de couleurs diverses, rangées dans un ordre +connu, rappelaient aisément le sujet de la lettre sans qu'il fût besoin +de l'ouvrir pour en vérifier le choix ni les termes soigneusement +vagues. + +Dans ce précieux nécessaire, Giguelillot prit à l'écart le troisième et +le quatrième billet bleu, qui, avec des nuances développaient ce thème: +«Je vous adore. J'aurai la folie de venir cette nuit jusqu'à votre +chambre. Ouvrez-moi, ne fût-ce que pour me renvoyer!» + +Et, avant de quitter ses hôtes, il put glisser aux mains de leurs +filles, secrètement, l'un et l'autre pli, afin d'avoir deux chances +contre une d'oublier Diane à la Houppe. + +Il monta dans sa chambre, défit ses bagages, en tira des objets de +toilette et s'occupa longuement de son joli physique par un sentiment de +politesse bien plutôt que de suffisance, car il n'était à vrai dire ni +vaniteux ni modeste lorsqu'il parlait avec lui-même et prenait aussi peu +de plaisir à s'adresser des compliments qu'à se dire des choses +désagréables. + +Si les dames avaient eu quelques bontés pour lui, ce n'était point, +pensait-il, par l'effet d'un charme, mais parce qu'il les avait beaucoup +entreprises, et, pour peu que l'on ait su rendre les circonstances +favorables, deux sexes faits pour s'unir oublient vite les mauvaises +raisons qu'ils croyaient avoir trouvées de ne pas se rendre leurs +devoirs. + +En une heure, les derniers bruits s'éteignirent aux derniers étages; +Giguelillot, ouvrant avec précaution la serrure de sa porte épaisse, se +glissa dans le long corridor, monta silencieusement un escalier de +marbre... + + * * * * * + +Philis vraiment n'avait pas assez d'expérience pour jouer les rôles +d'amoureuse: elle l'attendait sur la dernière marche. + +--Chut! dit-elle. Oh! que je suis contente! Venez vite! + +Ils entrèrent. Elle se retourna vers lui: + +--Vous êtes amoureux de moi? Comment cela se fait-il? + +Giglio n'eut pas le courage de jouer son rôle ordinaire, d'ailleurs +parfaitement inutile cette fois. Il prit sous les bras la petite Philis, +rouge et riante de plaisir, il lui mit un baiser dans l'œil et un autre +au coin de la bouche, mais vivement et en camarade. + +--Vous êtes très gentille, lui dit-il. + +--C'est vrai? + +--Mais oui. + +--Qu'est-ce que j'ai de gentil? + +--Vous ne le savez pas? + +--On ne m'a jamais dit... + +--Eh bien, ceci, et ceci encore; et cela, ceci, tout vous! + +Elle se remit à rire, puis pensivement: + +--Mais les autres jeunes filles sont mieux que moi. + +--Vous vous trompez bien. + +--Malheureusement non. J'ai une cousine qui vient déjeuner ici tous les +dimanches et, quand elle ôte sa robe dans ma chambre pour aller à table, +j'ai envie de la battre tant elle est plus belle que moi. C'est vilain, +ce sentiment-là, n'est-ce pas? + +--Oui, vous êtes d'une modestie ridicule, fit Giglio avec tendresse. +Comment vous croyez-vous donc faite? + +--Moi? comme une allumette-bougie... + +--Parce que vous avez la tête rose et le corps blanc? + +--Surtout parce que je suis maigre. Vous ne direz pas non. + +--Je dirai non tout de suite! Vous, une maigre? Vous êtes mince comme il +faut être. Les jeunes filles de quinze ans qui ressemblent à des +poussahs trouvent quelquefois des maris parce que leur double surface +donne l'illusion de la bigamie; mais des amants, c'est une autre +affaire: elles sont trop difficiles à enlever. + +Philis, qui avait le rire facile, fit une vocalise, puis demanda très +sérieusement: + +--Vous avez enlevé des jeunes filles, déjà? + +--Tout un pensionnat. + +La petite le regardait avec admiration: + +--Racontez-moi, dites? + +--Impossible, c'est un grand secret. + +--Alors, sans les noms?... Où cela se passait-il? + +--En France. Je ne peux pas en dire plus... + +--C'étaient des grandes ou des petites, dans cette pension-là? + +--Des deux. + +--Combien en tout? + +Giguelillot chercha un chiffre extraordinaire et admissible: + +--Trente et une, répondit-il. + +--Aucune ne vous a boudé?... Oh! je comprends ça, par exemple! Vous êtes +si joli garçon... Je vous ai dit oui comme elles, vous voyez... Et +encore, elles savaient peut-être ce qu'elles faisaient en vous suivant, +tandis que moi je ne sais pas du tout. Ou presque pas. + +--Vraiment? + +--Ma sœur ne veut jamais me répondre quand je lui demande des +renseignements. Tout ce que j'ai appris, c'est par ma cousine. Mais elle +ne m'a pas dit ce qu'il y a de plus important, j'en suis sûre. + +--Qu'est-ce qu'elle vous a dit? + +Philis hésita en souriant. + +--Vous allez vous moquer de moi si je vous le répète. + +--Certainement non. + +--J'ai retenu tout de travers, je m'en doute. Et puis je ne sais pas +tous les mots... Enfin, tant pis, vous me reprendrez; voilà. + +Et, comptant sur ses doigts pour ne rien oublier, Philis énuméra ses +petites connaissances, d'une voix basse, lente et circonspecte, levant +parfois un œil alarmé, comme une élève incertaine qui redoute le fatal +zéro. + +Giguelillot l'écoutait avec une estime croissante. Dès qu'elle eut +achevé de parler, il lui dit en joignant les mains: + +--Mais pardon, mademoiselle Philis, qu'est-ce que vous croyez ignorer? + +--Ce qui est mal, dit-elle simplement. + +Elle s'expliqua: + +--Il paraît que c'est très honteux de recevoir un jeune homme dans sa +chambre... On fait donc le mal avec lui? + +--Mais non, mais non, fit Giguelillot. + +--Si. Papa nous le défend. Il ne reçoit jamais de jeunes gens, et quand +on lui demande pourquoi, il répond qu'il a des filles. Tout ce que je +viens de vous dire, évidemment, ce sont des façons de jouer qui ne font +de mal à personne; alors ce n'est pas cela qu'on défend. + +--Bien entendu... Et je suis sûr que M. Lebirbe vous protège contre +«certains» jeunes gens; ceux qui ne savent pas jouer, vous me comprenez +bien. Mais s'il apprenait que vous jouez avec moi... + +--Vous? Mais vous surtout, grand Dieu! Ce soir je ne sais pas ce que +vous lui avez dit, il vous craignait comme le diable, et il avait fait +coucher une bonne sur un matelas dans le corridor, entre la porte de ma +sœur et la mienne. Vous savez que ma sœur dort là-bas tout au fond? +Elle a horreur des domestiques, Galatée, et elle n'aime pas être +surveillée. Elle a donné de l'argent à la bonne en la priant d'aller +coucher dans les communs comme d'habitude. Quelle chance, dites? sans +cela je n'aurais pas pu vous voir. + +Cette confidence intéressa vivement Giglio. On avait dit oui des deux +côtés. Il regarda la petite Philis et sentit un scrupule devant elle. Il +pensa qu'attendu par l'aînée, résolu à la connaître, il n'avait guère le +droit de conduire la plus jeune à d'irréparables imprudences, et qu'il +valait mieux aborder la plus responsable des deux. + +Discret, il se borna donc à donner les éclaircissements que lui demanda +la petite Philis sur un certain sujet dont elle était curieuse. Il lui +donna aussi des conseils, des méthodes de rêverie et des leçons faciles, +mais il ne lui suggéra rien dont elle ne sût les éléments. + +Il fut même si réservé qu'au moment où elle le pria de tenter avec elle +une fatale expérience, il répondit qu'au sein d'une maladie grave il +avait formé le vœu de ne jamais accomplir quoi que ce fût d'approchant, +et que d'ailleurs, selon l'avis général, ces violences n'amenaient que +déception. + +Deux heures après il se retira, feignit de descendre l'escalier, mais +revint bientôt à pas sourds et frappa deux légers coups sur la porte de +Galatée. + +La jeune fille ouvrit elle-même en robe de chambre très boutonnée. Elle +referma soigneusement la porte, s'y appuya des épaules et dit du ton le +plus froid: + +--Monsieur, je sais tout ce que vous avez fait ce soir dans une chambre +de l'hôtel du Coq... + +--Comment? s'écria Giguelillot stupéfait. + +--Et je suis décidée à ne pas le taire si vous m'approchez sans ma +permission. Maintenant écoutez bien. J'ai à vous parler. + + + + +CHAPITRE X + +OÙ GIGUELILLOT REÇOIT DE Mlle LEBIRBE UNE PROPOSITION QUI LUI SOURIT +TOUT DE SUITE. + + Ἐγὼ δὲ μόνα καθεύδω. + + ΣΑΠΦ. + + +--Vous me menacez? dit Giguelillot. + +--Je vous avertis. + +--Et que s'est-il passé, selon vos renseignements, dans cette pièce de +l'hôtel du Coq où l'on prétend que je suis entré? + +Galatée prit dans un tiroir une jumelle d'officier à long tube. + +--Je m'ennuie, dit-elle. Je passe toutes mes journées dans ma chambre et +ne sachant à quoi penser, je rêve. En payant ma maîtresse d'anglais, +j'ai réussi à me procurer quelques romans défendus; je les aime +beaucoup; mais je les sais par cœur, je les ai vécus vingt fois toute +seule. Je sais tout ce qu'André Sperelli dit sur la bouche d'Hélène, +tout ce qu'Henri de Marsay répond à Madame de Maufrigneuse, et M. de +Maupassant m'a tant de fois étreinte que j'ai envie de le renvoyer. +Alors, je me mets à ma fenêtre et par la fente des jalousies je regarde +avec cette jumelle ce qu'on fait à l'hôtel du Coq. + +--Ah! Ah! + +--Oui. On y fait beaucoup de choses et personne ne croit être vu, mais +cela aussi est monotone. J'avais quinze ans quand j'ai commencé à +regarder chaque soir ce spectacle changeant. Aujourd'hui, j'en ai +vingt-trois. Pendant les deux premières nuits, je me suis rapidement +instruite. Pendant les huit années suivantes, je n'ai rien découvert que +je n'eusse déjà vu, ou facilement imaginé. Pourtant, ces gens paraissent +heureux; plus heureux que je ne suis, croyez-moi. + +--Ah? dit Giguelillot sur un autre ton. + +--Depuis des mois je n'avais rien vu d'aussi intéressant que ce qui +s'est passé dans les trois derniers jours derrière les fenêtres de la +grande chambre. Ces petites étaient délicieuses. J'ai prétexté une +migraine et je suis restée sans cesse accoudée ici, à suivre leurs +moindres mouvements. Je me relevais la nuit pour voir si elles n'avaient +pas rallumé leurs flambeaux, et une fois ainsi, de trois à quatre heures +du matin, j'ai surpris un de leurs réveils. Quand je me suis recouchée +moi-même, je ne me suis pas rendormie... + +Elle se passa la main sur le front. + +--Je vous en ai beaucoup voulu de troubler leurs secrets et de les faire +partir. Mais votre déguisement, le leur, et le soin que vous avez pris +de jeter leurs vêtements par la fenêtre prouvent qu'elles étaient en +faute et que vous êtes leur complice. + +--C'est exact. + +--Vous l'avouez? + +--Tout de suite; je n'hésite pas. + +--Vous ne me craignez donc guère? + +--En effet. + +--Et pourquoi? + +--D'abord, parce que vous avez l'âme beaucoup moins vilaine que vous ne +le croyez. Ensuite, parce que, moi aussi, je suis armé. Ah! Ah! Brrr!... +J'ai la foudre à la main! + +--Voulez-vous me la montrer? + +--Voici: M. Lebirbe, votre vénérable père, mademoiselle, avait étendu en +travers de votre seuil une jeune esclave sans défense, afin, sans doute, +que s'il se présentait un féroce séducteur, la pauvre fille lui servît +de proie et s'offrît en sacrifice pour vous conserver l'Honneur. + +--Ce n'était pas précisément son but, mais comment le savez-vous? + +--Mystère et roman-feuilleton. + +--Continuez. + +--Vous avez mis de l'or dans la main de cette enfant... + +--Cela, c'est raide! Elle vous l'a dit? + +--... Et vous l'avez priée d'aller retrouver dans les communs le valet +de chambre ou l'aide-cuisinier qu'elle préfère, au lieu de passer une +triste nuit sans autre raison que d'obéir à son maître. + +--Et après? + +--Après? Mais comme une jeune fille ne renvoie d'ordinaire son gardien +qu'au moment où elle aurait le plus de motifs d'être sévèrement +observée, comme ma présence chez vous, à la suite de cette manœuvre, +prouve immédiatement notre entente, vous pouvez vous débattre, crier, +m'accuser de tous les crimes, personne ne croira que je ne sois pas ici +d'accord avec vous, mademoiselle, si ce n'est sur votre invitation. + +--Et vous comptez en abuser? + +--De point en point. + +--Vous n'êtes point galant. + +--Quelle funeste erreur! + +--Ah!... Expliquez-moi, je vous en prie. Vous m'avez donné, ce soir +déjà, une définition de la pudeur qui n'est pas dans les dictionnaires. +Continuez mon éducation. Dites-moi, maintenant, ce que c'est que la +galanterie. Je vous écoute. + +--Dans le sens où vous prenez le mot, mademoiselle, la galanterie est un +jeu de scène très connu, mais assez fin, qui permet d'insulter +impunément les dames en leur témoignant un respect qu'elles ont +l'étourderie de demander elles-mêmes. C'est encore un excellent moyen de +déguiser sous les dehors les plus aimables le repentir qui saisit la +plupart des hommes au moment où ils se trouvent seuls avec l'objet de +leurs longs désirs. Comme je suis fort loin d'éprouver ces sentiments +indignes de vous, et comme votre beauté ne me laisse pas le loisir de +modérer ceux qui m'agitent, je serai très «galant» tout à l'heure, mais +dans le sens justement opposé à celui que vous regardez comme bon; car +ce mot-là, lui aussi, peut signifier le contraire de ce qu'il semble +dire. + +--Et si je vous criais que je vous déteste? + +--Alors, raison de plus. + +--Vraiment! + +--Oui. Vous obéir, ce serait m'en aller, c'est-à-dire renoncer à vous, +et je perdrais ainsi tout espoir de vous faire changer d'avis. Si je +vous force, peut-être me reste-t-il une chance... + +--En attendant, vous n'en faites rien! + +--Non. Non. Ce que je vous dis là, c'est de la littérature. Je n'ai pas +le moindre désir de vous être désagréable. + +Il s'assit, prit la jumelle noire et en fit jouer la vis avec une +certaine application. + + * * * * * + +Galatée inquiète et un peu haletante le regardait de loin, cherchait à +le pénétrer. + +Ne pouvant y réussir, elle prit le volant de sa robe de chambre, +l'examina, le tendit, le retourna, regarda la lumière à travers la +dentelle... + +Le froid aurait duré très longtemps encore si Giguelillot n'avait eu au +milieu du silence un accès de gaieté affectueuse et très communicative: + +--Nous jouons bien, dit-il. + +--Nous? + +--Beaucoup de talent! + +--Quel enfant vous êtes! + +--Passons a la scène suivante, dites, elle est si jolie! + +--Qu'en savez-vous? + +--Je soupçonne le dénouement. + +--Ce n'est pas une comédie. + +--C'est une charade! J'ai trouvé! Je vous ai remis un «poulet». Il s'en +est suivi un «froid». Et mon tout est la strophe célèbre de Paul Robert: + + Si tu veux, faisons un rêve: + Montons sur un poulet froid! + Tu m'emmènes, je t'enlève... + +Voulez-vous jouer le troisième vers? Je suis précisément en costume. + +Et il fit pirouetter sa toque à l'extrémité de son doigt. + +Puis, se levant tout à coup: + +--Au fait, pourquoi m'avez-vous laissé entrer? + +--Je n'ose plus vous le dire... + +--C'était donc bien criminel? + +--Non. + +--Alors... bien inconvenant? + +--Oui. + +--Dites-moi cela tout bas? + +--Je n'ose. + +--Faites-moi les gestes. + +--C'est trop compliqué. + +--Je vous aiderai. + +--Jusqu'au bout? + +--Oui. + +--Vous le promettez? + +--Je vous le promets. + +--C'est bien. J'ai confiance en vous. + +--Maintenant, laissez-moi deviner. + +--Oh! vous ne pourrez jamais. N'essayez même pas! + +--C'est au-dessus de mon imagination? vous en êtes sûre? + +--Oui. + +--Miséricorde! qu'est-ce que cela peut être? + + * * * * * + +Galatée ne répondit pas. + +Pour adopter une contenance sous le regard curieux et souriant de +Giguelillot, elle saisit la jumelle à son tour et en caressa les tubes +familiers. + +Puis, debout dans la fenêtre ouverte, elle mit au point l'instrument sur +un petit pavillon qui dépendait de l'hôtel. + +--Fi! que c'est laid! dit Giguelillot. Voulez-vous bien ne pas regarder +ces choses-là, mademoiselle? + +--Serait-ce que... vous voulez ma place? Je vous l'offre. + +--Merci, non. + +--Vous avez tort. Je m'amuse comme une folle. Pourquoi refusez-vous? + +--Ce n'est pas encore de mon âge. + +--C'est cependant déjà du mien! + +--Je ne dis pas non. Ce genre de distractions a été mis au monde pour la +calvitie et la virginité qui ont chacune la même raison de le trouver +intéressant. Quant à moi, je vous jure qu'il m'est profondément +désagréable. + +Galatée reprit son poste d'observation. Puis, avec des impatiences dans +la main: + +--Mais j'aurais besoin de vous! Venez vite! C'est de la fantasmagorie, +ce qui se passe là-bas. Tout à l'heure il y avait un monsieur et deux +dames; maintenant je trouve une dame et deux messieurs... Personne n'est +entré ni sorti... Expliquez-moi, je vous en conjure. + +Au bout d'une demi-minute, Giglio donna cette consultation: + +--Un monsieur... avec une dame très bien... qui est laide... suivie +d'une seconde dame moins bien... qui est jolie... + +--Ah! par exemple!... mais enfin... + +Elle allait discuter, quand une rougeur subite lui monta aux joues et +elle dit simplement en secouant la tête: + +--Oui. Je vois bien que je ne sais pas tout. + +Et comme si cette constatation lui donnait l'ardeur nécessaire pour +exprimer ce qu'elle voulait dire: + +--Eh bien, cela ne peut pas durer! fit-elle. Il faut que je vous parle, +et vous allez apprendre pourquoi j'ai besoin de vous. C'est fort +inconvenant: ne me regardez donc pas. Et ce sera long peut-être: ne +soyez pas distrait. + +--Je suis vivement intéressé, au contraire. + +--J'ai vingt-trois ans, monsieur. Je ne suis pas mariée. Je mène une vie +stupide, comme toutes les jeunes filles. + +--Oui... Oui... + +--Vous me comprenez. Je vois cela. Mon père a les idées les plus larges +sur la vie intime et sur l'éducation... + +--Mais naturellement, il ne les applique pas à ses filles? + +--Naturellement? + +--C'est on ne peut plus humain. + +--Vous trouvez, vous? Pour moi, c'est de l'incohérence... + +--C'est humain et incohérent; deux fois humain. Nous sommes d'accord, + +--Ne m'interrompez plus: sans cela j'oublierai tout ce que j'ai à vous +dire avant de... + +--Avant de parler franchement? + +--Vous êtes insupportable! Je suis sûre que vous allez me condamner et +vous ne saurez pas pourquoi j'ai raison. + +--Je sais déjà très bien pourquoi vous avez tort... + +--Quand je le disais! Vous ne m'entendez pas! + +--Je vous entends d'avance, et je veux vous épargner la peine d'achever +une conversation qui vous embarrasse beaucoup... Un monsieur que je +connais et qui passe pour un esprit fin ne dit jamais que la moitié des +phrases parce qu'un interlocuteur avisé en devine le dessein dès les +premiers mots et que pendant la conclusion, l'adversaire, n'ayant pas +besoin d'écouter, préparerait trop à loisir ses arguments à +brûle-pourpoint. + +--Alors terminez mon rôle vous-même. Il faut que je sache au moins si +vous m'avez comprise. + +--Si je vous ai... Mais à votre place je ne penserais pas autrement que +vous. Et j'aurais tort. Et c'est ce que je voudrais vous dire en deux +mots, qui, bien entendu, ne serviront à rien. Je m'y attends. + +--Dites. + +--Voici. Vous avez vingt-trois ans, vous êtes belle, vous êtes jeune +fille depuis une dizaine d'années, vous avez beaucoup pleuré quand vous +avez eu quinze ans, seize, dix-sept et ainsi de suite; vous lisiez des +romans très chauds où des personnes de votre âge, parfois même un peu +plus jeunes, passaient des nuits échevelées avec des amants plus que +parfaits; votre jumelle vous a prouvé que ces romans-là n'étaient pas +des fables, et quand vous vous êtes comparée aux personnes qui vous font +envie, vous avez reconnu à des signes certains que vous pourriez faire +comme elles le bonheur de plusieurs messieurs qui pourraient aussi faire +le vôtre. + +--Ouf! dit Galatée. J'aime mieux ne pas avoir dit tout cela. Ne me +regardez pas ainsi. Vous me gênez beaucoup. + +--En lisant ma lettre, continua Giglio, vous n'avez pas cru un instant +que je vous aimais, ou plutôt vous avez espéré que je ne vous aimais +pas... + +--«Espéré» est très bien. C'est tout à fait cela. + +--... Et comme vous m'aviez vu à l'œuvre dans mon rôle de costumier, +vous avez compté sur moi pour vous aider à sortir en travesti, avec +toutes les ressources de mon beau talent. Car si aucun gendarme ne vous +retient prisonnière vous ne voudriez pas cependant vous en aller avec +éclat. Vous aimez mieux disparaître, faire en sorte que personne ne +puisse vous suivre à la piste... + +--Et sans savoir ce que je vous demanderais vous m'avez promis tout à +l'heure que vous m'aideriez jusqu'au bout. Ne l'oubliez pas, mon ami! + + * * * * * + +Giglio lui prit la main et lui dit très affectueusement: + +--Vous avez tort. + +--Non, non. + +--Vous ne connaissez pas la vie où vous courez. Là tout se passe comme +ailleurs et comme dans les familles: c'est-à-dire que le bonheur est +divisé en deux parties: presque tout pour les hommes, presque rien pour +les femmes. Cela tient, dit-on, à des événements qui se sont passés +autrefois entre une pomme et un serpent. Les femmes sont sur la terre +pour être très malheureuses; souvent sans raison aucune; mais quand une +cocotte se met à pleurer, je vous réponds qu'elle sait pourquoi. + +--Voulez-vous me le dire? + +--Parce qu'elle joue avec un amour qui ne cesse de lui échapper. Parce +qu'entre vingt hommes qu'elle déteste elle en choisit un qu'elle chérit +et que celui-là n'a qu'un désir, c'est de la quitter le plus vite +possible. Parce qu'il n'y a pas de comédie plus triste ni plus +laborieuse à jouer que celle des sentiments tendres. Parce que... + +--Mais au moins elle connaît la vie, cette femme! elle n'est pas une +chose inutile, une solitaire malgré elle, une existence sans but, sans +joies, sans liberté! + +--Pouvez-vous obtenir de monsieur votre père qu'il vous serve une +pension et vous permette de vivre sans contrainte aucune comme il le +ferait tout de suite si le ciel avait voulu que vous fussiez un fils? + +--Il ne voudra jamais. + +--La loi de l'homme! toujours la loi de l'homme! + +--Ce serait pourtant juste, en effet. + +--Devenez un garçon, comme la dame que vous regardiez tout à l'heure, et +M. Lebirbe trouvera tout simple que vous rentriez en habit vers dix ou +onze heures du matin avec des yeux couleur d'orage et des jambes de +convalescent. Même si vous étiez un peu grise, je crois qu'il aurait des +indulgences. + +--Ah! vous n'êtes pas sérieux. + +Et la jeune fille sourit tristement. + +Giglio reprit: + +--Rien de ce que je vous ai dit sur la vie de plaisir ne vous a +convaincue, n'est ce pas? + +--Rien. + +--Je le pensais bien. À quel âge avez-vous désiré partir pour la +première fois? + +--Je ne sais pas... Toujours... + +--Alors ce n'est pas une boutade? Vous avez réfléchi, vous savez ce que +vous voulez et vous êtes sûre de le vouloir? + +--Ah! Dieu, oui! + +--Ces femmes que vous observiez dans le joli voisinage que votre père +vous donne, vous les enviez? Regardez-les encore. + +Et pendant qu'elle prenait sa jumelle et la dirigeait vers le lointain, +Giguelillot considérait combien il était heureux qu'il n'aimât point +cette jeune fille, pour avoir la liberté de lui parler comme il allait +le faire. + +--Je les envie, dit Galatée. + +--Toutes les deux? + +--Toutes les deux également. Je voudrais être la bonne de l'hôtel. Je +voudrais être la petite mendiante qui dort en ce moment dans les fossés +de la route et qu'on étranglera tout à l'heure, mais pas avant de +l'avoir saisie. + +Giglio s'inclina. + +--Je n'ai plus rien à dire, mademoiselle. Et si vous voulez que je vous +aide à partir d'ici, je suis tout prêt. + +--Comment? Vous voulez bien? + +--C'est peut-être absurde; je n'en sais rien. En tout cas, cela ne me +regarde pas. Vous avez bien le droit d'exprimer une volonté après dix +ans de réflexion. J'ai dit ce que j'avais à vous dire. Maintenant, si +vous êtes déterminée, je n'insiste plus. D'ailleurs, je suis dans mon +rôle de jeune homme en jetant le désordre au milieu des familles et en +bouleversant les projets d'un père. Et puis je crois même que je vous +avais promis de vous obéir? Cela tombe admirablement bien. + +Galatée lui serra les deux mains: + +--Oh! vous êtes bon; et moi qui vous ai mal accueilli! Pardonnez-moi si +vous le pouvez. Je vous aime de tout mon cœur. Écoutez... Quelle heure +est-il?... Quatre heures dix... Les domestiques ne sont jamais levés +avant six heures et demie. Nous avons plus de deux heures à nous... Je +vous permets de ne pas m'habiller tout de suite. + + + + +CHAPITRE XI + +COMMENT LES PROJETS DE PAUSOLE ET LES RÊVES DE DIANE À LA HOUPPE +S'ACCORDAIENT EXACTEMENT. + + On dit qu'il vaut mieux, sur des feuilles de bananier + Coucher avec deux hommes à la fois + Que de dormir seule. + + _Chanson populaire annamite._ (Trad. DUMOUTIER.--1890.) + + +Pausole débout dans sa chambre, se croisa les bras et secoua la tête. + +--Que suis-je venu faire si loin? dit-il tout haut. Dans quelle escapade +me suis-je lancé? Me voilà sur les grandes routes, moi aussi, à plus de +trois kilomètres de mon palais, prêt à dormir dans un lit de hasard, +sans aucune de mes aises ni de mes habitudes familières. Quelle folie +que cette aventure! + +Mais Diane, qui avait bien des raisons de souhaiter que l'aventure parût +bonne et durât le plus longtemps possible, conduisit le Roi vers un +vaste fauteuil et s'accroupit à ses pieds. + +Elle opposait un esprit simple aux complexités de la vie, et c'eût été +la méconnaître que voir en elle une cérébrale; mais elle était, par +intuition, experte à régler sa politique sur la psychologie de l'amour, +seule partie de la sagesse où elle eût acquis des lumières. Nul autre +conseil que le sien n'avait amené le Roi à retarder son départ au moment +où elle désirait qu'il ne quittât point le palais. Il lui fallait +maintenant prolonger l'excursion, mais surtout y prendre part, +c'est-à-dire se faire pardonner sa poursuite importune et contraire aux +règlements. + +Sur ce dernier point, elle pensa que le silence lui serait d'un meilleur +secours que la contrition, car les excuses rappellent la faute plus +certainement qu'elles ne l'atténuent, et elles provoquent le +ressentiment même lorsqu'elles obtiennent les mots du pardon. + +Diane ne s'excusa donc en aucune manière. Elle compta sur la seule +influence de son bonheur personnel pour apaiser l'esprit du Roi, et elle +leva vers lui un visage dont le calme n'était troublé que par l'éclat +d'un noir regard. + +--Que je me sens bien ici, dit-elle, et quel souvenir adorable je +rappellerai en moi plus tard en songeant à cette chambre étrangère! +Voyez: notre hôte a disposé toutes choses selon vos goûts particuliers. +Il fait confortable et frais entre ces murs. Voici un divan bas; un +autre plus haut et moins ferme; et celui-ci qui est si large, et +celui-là qui est si bien placé dans l'air libre de la grande fenêtre. +Voici des citrons et du sucre. Et voici de votre porto sec. J'en avais +pris avec moi de peur qu'on ne l'eût oublié. + +--Est-il vrai? fit Pausole. + +--En voulez-vous maintenant? + +--Non. Il suffit que je le sache à ma portée. Mais cela m'aurait fort +contrarié de ne pas le voir avant de m'endormir. + +--Demain matin vous aurez votre chocolat espagnol, que j'ai recommandé +que l'on fît noir et d'une épaisseur très égale, car l'Ecuyer des +cuisines ne l'avait pas dit avec autorité. + +--Cela est bien. + +--J'ai demandé surtout que le château gardât un silence de cathédrale +tant que vous n'auriez pas daigné annoncer votre réveil. + +--C'est, en effet, très important. + +--Votre camérière est ici. Demain, à l'heure où je sonnerai pour vous, +c'est elle qui se présentera, et je lui ai fait dire de se taire; elle +vous a ennuyé ce matin, m'a-t-on dit. Enfin, j'ai demandé pour vous à +Mme Lebirbe deux oreillers de crin, parce que je sais que la plume vous +est désagréable. + +--Ah! ceci est parfait. Je veux t'embrasser, ma Houppe. Viens sur ce +divan bas. Les sièges sont, en effet, très confortables ici, et cela me +réconcilie avec ma nouvelle chambre. Dis-moi: tu as donc beaucoup parlé +avec Mme Lebirbe? + +--Beaucoup. Nous sommes un peu parentes. Sa sœur, qui a épousé un +médecin, a été la maîtresse de papa pendant trois ans. Mme Lebirbe m'a +rappelé cela tout de suite. + +--Elle est veuve, cette sœur? + +--Non. Elle a eu d'abord un enfant de son mari et puis deux fils de mon +père. + +--Je n'aime pas cela, dit Pausole. Pourquoi n'a-t-elle pas franchement +divorcé? + +--Parce que mon père était marié aussi; et maman avait le caractère très +difficile. La polygamie, avec elle, il ne pouvait pas en être question. +Je me souviens que quand papa ramenait des maîtresses chez lui, +c'étaient des scènes interminables. Il n'a jamais pu en garder une plus +de huit jours. + +--Tu tiens de ta mère, dit Pausole, car tu avais bien cruellement griffé +cette pauvre Denyse que j'ai vue ce matin... + +--Et que vous avez renvoyée, Sire! Oh! que j'ai été contente quand je +l'ai vue revenir au harem! Je me souviendrai aussi de cette joie-là... +mais celle que j'ai ce soir est plus douce. + +Pausole lui mit la main sur l'épaule. + +--Tu mènes donc au harem une vie bien triste, ma Houppe? Je vois cela +derrière toutes tes paroles. + +--Oh! oui, bien triste l'an dernier. Bien heureuse depuis deux jours. + +--C'est désolant... Que faire? Je ne veux pas te contraindre, petite, ni +toi ni aucune de mes femmes... Si je fais garder le harem avec tant de +rigueur, c'est parce qu'il me serait personnellement très désagréable +d'être trompé. Mais je ne retiens personne par la force... + +--Pouvez-vous me parler ainsi? Vous m'aimez donc bien peu? fit Diane +très pâle. + +--Houppe, je t'aime bien, et c'est pour cela que je te donnerai la +liberté le jour où tu me la demanderas. + +--Je ne vous la demanderai jamais. + +--Et tu prévois que tu resteras malheureuse? + +--Oui. Mais moins malheureuse d'un jour chaque année. + +--C'est désolant, reprit Pausole. C'est désolant. + +Diane, mécontente du point où elle avait conduit la conversation, se +demandait déjà comment elle allait persuader au Roi de consentir à voir +en elle seule trois cent soixante-cinq femmes diverses; mais le bon +Pausole remuait dans son esprit des scrupules de tout autre sorte: + +--Je devrais peut-être, fit-il, aller plus loin... J'y ai déjà songé... +Eh! qu'il est parfois délicat d'accorder son propre bonheur et sa propre +liberté avec la liberté et le bonheur des autres! C'est un idéal +impossible: il faut toujours aller jusqu'au sacrifice. Et alors la +question se pose de savoir qui doit se sacrifier... Je veux bien la +résoudre contre moi, cette question, si elle se rapproche ainsi de +l'équité... + +--Contre vous? + +--Eh! oui! Je me rends compte qu'en obligeant ces jeunes femmes à une +continence absolue pendant presque toute leur adolescence, je leur fais +acheter trop cher les satisfactions que le titre de reine peut donner à +leur tendresse ou plus souvent à leur vanité. Elles s'en accommodent. Je +le sais bien. Cela est pourtant contre la nature, et je me suis demandé +parfois si je ne devrais pas lâcher le corps des pages nuit et jour dans +le harem en fermant les yeux sur ce qui se passerait très +probablement... Je ne m'y suis pas résolu; mais je n'en repousse pas non +plus l'idée... Ce sont des enfants sans barbe dont on ne saurait être +sainement jaloux... Et si je prévois que leurs jeux m'apporteraient +quelques soucis, du moins m'y résignerais-je comme à la solution la +moins choquante de toutes, et avec le contentement d'avoir donné un peu +de joie aux petites captives volontaires qui battent de l'aile autour de +moi... Houppe, il se fait très tard. J'ai beaucoup marché à dos de mule, +et je suis las. Prenons du repos. + + * * * * * + +Vers six heures du matin, un rayon de soleil déjà chaud réveilla Diane à +la Houppe. + +Pausole dormait sur les épaules, le nez haut et la bouche en volcan. + +Elle se retourna, ouvrit les jambes, s'étira en serrant les poings et en +tendant la poitrine, puis retomba, les sourcils froncés. + +Rêvait-elle encore? c'est presque certain, car l'esprit hanté sans doute +par les dernières paroles du Roi, elle eut la vision suivante: + +La porte, restée entre-bâillée pour maintenir un courant d'air au milieu +de cette nuit trop chaude, tournait lentement sur elle-même... Un page +entrait, d'abord timide, puis rassuré, puis entreprenant... Deux mains +légères passaient délicieusement sur toute sa peau chaude et moite... +Une douce joue câline lui frôlait le sein gauche... Puis un sourire +licencieux vint effleurer le sien et se mêler à lui... Elle murmura (de +la voix des songes): «Prenez garde...» Et elle crut qu'on lui répondait: +«Rien n'éveille le Roi, madame...» Alors, comme elle se retournait sur +le côté gauche, pour mieux surveiller le sommeil qu'elle appréhendait +d'interrompre, il lui sembla que le page se comportait envers elle +beaucoup plus en mari qu'en fidèle servant... Elle tressaillit trois +fois, perdit toute conscience et tomba du haut de son rêve dans +l'anéantissement noir. + + +FIN DU LIVRE TROISIÈME + + + + +LIVRE QUATRIÈME + + + + +CHAPITRE PREMIER + +COMMENT DIANE À LA HOUPPE EXPLIQUA SON RÊVE ET THIERRETTE SES AMBITIONS. + + En général, vous verrez les femmes préférer un fat à un honnête homme, + un libertin à un amant qui a des mœurs... Cette préférence, de la + part des femmes, tient dans la nature aux convenances sexuelles + qu'elles imaginent sous un rapport plus intéressant, et dans le moral + à ce sentiment inné par lequel chacun recherche ce qui a le plus + d'identité avec lui. + + _La Femme dans l'ordre social et dans l'ordre de la nature._--1787. + + +Les cloches de la Pentecôte sonnèrent à grande volée dès neuf heures et +demie du matin, et Diane, qui avait oublié de faire prévenir le +carillonneur, s'éveilla pour la seconde fois. + +Avait-elle vraiment rêvé? + +D'abord elle n'en douta point. Les rêves de Diane à la Houppe entraient +facilement dans le voluptueux et même dans l'imaginatif. Ils lui avaient +suggéré bien des fantaisies qui, parfois, la laissaient pensive pendant +une journée entière et qu'elle ne méditait point sans une sorte de +respect, car elle eût été incapable de les construire à l'état de +veille. Leur souvenir posait des jalons dans son existence monotone. +Elle s'entendait clairement lorsqu'elle se disait que tel petit fait +s'était passé avant le rêve du tambour-major ou après celui du petit +nègre entre les deux institutrices. Aussi allait-elle se résoudre à +classer le songe du page à la suite de beaucoup d'autres lorsque, ayant +découvert des raisons d'incertitude qui ne lui étaient pas venues par la +seule réflexion, et ne pouvant, d'autre part, accepter comme +vraisemblable un événement aussi fantasque, elle plongea jusqu'au fond +dans la perplexité. + + * * * * * + +Pausole, que les éclats du bronze avaient fini par distraire de son +pesant et doux sommeil, se mit alors sur son séant, et, peu après, fut +en bas du lit. + +C'était l'heure où il s'occupait de ses affaires. + +Il lui fallait un conseiller. + +Il demanda Giguelillot. + +Le petit page se fit attendre, car il avait peu dormi après une journée +fort rude. Rosine d'abord, puis Thierrette, puis Philis, puis Galatée, +et enfin Diane à la Houppe avaient éprouvé tour à tour ce qu'il pouvait +leur offrir d'énergie, de persévérance et de bons procédés, mais cela +n'allait point pour lui sans un peu de vertige et même d'abattement. +Aussi lorsqu'il se présenta pour répondre à l'appel du Roi sans avoir +reposé plus de deux heures et demie, il était de vingt minutes en +retard. Pausole avait quitté sa chambre pour son cabinet de toilette. + +Gilles entra et, comme il était fort mal élevé, Diane vit tout de suite +à son sourire qu'il avait manifestement partagé au moins son rêve. + +Après un instant de confusion, elle prit son parti d'une aventure où +elle avait si peu de responsabilité et qui tenait du cambriolage +beaucoup plus que de l'adultère. De son lit elle fit signe au page +d'approcher, lui entoura la jambe droite d'un bras languissant et nu, et +lui dit lentement, tout bas: + +--Brigand! scélérat! canaille! petite infection! gibier de guillotine! + +Il répondit d'une voix sage qui pouvait bien avoir cinq ans: + +--Pardon, madame. + +--Je te déteste. + +--Oui, madame. + +--Qui t'a appris cela? + +--C'est ma petite sœur. + +--Ne recommence jamais... + +--Je ne le ferai plus. + +--Au moins... si imprudemment. + +--Ah! bien! + +--Et avec personne. + +--Personne. Personne. Personne. Jamais. Jamais. Jamais. + +Diane, en riant, le battit de la main et reprit presque aussitôt, mais +avec plus de sérieux: + +--J'espère que nous n'allons pas la retrouver ce soir, cette blanche +Aline? + +--Ah! vous ne voulez pas? + +--Je ne suis pas pressée. + +--Très bien. + +Puis, pour plaire à la jeune femme par une confidence qui ne lui coûtait +d'ailleurs en aucune façon: + +--Il y a une seconde fugitive, dit-il. + +--Qui cela? + +--Mlle Lebirbe, l'aînée. + +--Depuis quand? + +--Cette nuit. Elle m'a exposé que la vie de famille ne se prêtait pas à +l'inconduite, qu'elle sentait en elle toutes les frénésies, et que des +voix mystérieuses l'appelaient à la basse prostitution. Alors je l'ai +envoyée... + +--Oh! que c'est mal! + +--Je l'ai envoyée à une dame respectable qui tient un hôtel particulier +de Tryphême où un grand nombre de femmes mariées rencontrent des +messieurs--souvent mariés aussi, mais généralement pas avec elles... + +Quel petit bandit! C'est abominable... + +--Pas tant que cela! M. Lebirbe est président de la Ligue contre la +licence des intérieurs, admirable société dont l'action mollit un peu, +je crois. Quand il saura que sa fille aînée, dans un intérieur fameux, +admet toutes les licences et les prend tour à tour, voilà qui lui rendra +du zèle et de l'entrain pour la bonne cause. + + * * * * * + +L'éclat de rire de Diane fut entendu par Pausole, qui, fraîchement +baigné, se montra dans un costume du matin: + +--Ah! c'est toi, petit? Je n'ai que deux mots à te dire. Tu as fait, +hier, une enquête qui dut être clairvoyante et dont je ne te demande pas +le récit. Je viens de lire la petite lettre que tu as trouvée. Elle est +fort affectueuse, mais ne donne pas de renseignements. Sais-tu ce qu'est +devenue ma fille? Où peut-elle être aujourd'hui? Je n'en désire pas +plus. + +Giguelillot consentait de grand cœur à sauver la blanche Aline; mais +pour diverses raisons, il voulait en même temps se rapprocher d'elle. +Aussi, faisant à Diane un signe léger qui lui épargnait l'inquiétude, il +répondit: + +--À Tryphême. + +--Cela me suffit. Es-tu d'avis que nous partions aujourd'hui même vers +une nouvelle étape?... Je consulterai Taxis pour la forme, puisqu'il est +mon conseiller du matin, mais j'ai plus de confiance en toi. + +--Il vaut mieux partir, en effet. + +--Tu as raison. Et quelle heure te paraît la bonne? + +--Le milieu de l'après-midi. + +--Quelle distance parcourrons-nous? + +--Tryphême est à quatre kilomètres. On y va en trois quarts d'heure. + +--C'est beaucoup; mais nous ferons cela. Je me sens fort dispos, ce +matin. Va, et dis à Taxis de venir me parler à son tour. + +Taxis, fort agité, parut. + +--Sire, dit-il, un nouveau crime a été commis ce matin. Une vierge a été +enlevée à l'affection de ses parents... + +--Quoi? + +--Par un suborneur inconnu. La fille aînée de nos hôtes n'est plus dans +ses appartements. + +--Ha! ha! ha! fit Pausole. Ce pauvre Lebirbe! Cela devait lui arriver! + +--Je ne puis m'empêcher d'établir une corrélation entre les événements +extraordinaires qui se produisent depuis quelques jours et qui, tous, +tiennent du rapt ou de la séduction clandestine. + +--Le rapprochement est insoutenable, dit le Roi d'un ton bourru. Outre +que j'ai mes raisons de le trouver fort déplacé, il ressort du simple +bon sens qu'un même individu ne saurait séduire et enlever plus d'une +jeune fille à la fois. Vous êtes vraiment trop ignorant des choses de la +galanterie, monsieur. Les confesseurs eux-mêmes croient devoir s'en +instruire. Mais brisons là. Vous n'avez point d'autre rapport à me +présenter? + +--L'inconnu que je persiste à tenir pour l'unique auteur de tous les +attentats commis ces jours derniers est arrêté, Sire, ou sur le point de +l'être. Cette fois encore, je n'attends qu'un signe de vous... + +--Ah! s'il en est ainsi, je le donne, dit Pausole. Puisse-t-il +interrompre un voyage dont je commençais à sentir lourdement +l'importunité. Qu'on en finisse! Où est l'inculpé? + +--Sur la route de Tryphême. + +--Et qui l'accompagne? + +--La Princesse Aline. + +--Comment le savez-vous? + +--En opérant des recherches dans les appartements de Mlle Lebirbe, j'ai +trouvé une puissante jumelle dont la studieuse enfant se servait sans +doute dans un but astronomique et afin de contempler chaque nuit +l'œuvre insondable du Créateur que le firmament nous... + +--Abrégez, Taxis. Vous êtes prolixe. + +--J'ai donc saisi cette jumelle et j'en ai fait usage pour observer les +environs. La Providence a voulu que cet objet fût dans mes mains +l'instrument d'une découverte. À deux cents mètres sur la route de +Tryphême j'ai aperçu un jeune homme dont le costume répond exactement à +celui qui m'a été signalé par mes sbires comme revêtant le mystérieux +inculpé. Auprès de lui, dans la robe verte que tout le monde connaît au +palais depuis une quinzaine de jours, s'avançait la Princesse Aline. Tel +est le résultat de mes efforts. Je crois devoir prévenir Votre Majesté +que la hâte dans la décision et dans l'action est absolument nécessaire +à la réussite de ses projets, quels qu'ils soient. + +--Mon opinion, dit Pausole, est formelle sur un premier point. Personne +autre que moi-même n'aura mission d'arrêter ma fille. Je ne reviendrai +pas là-dessus; j'ai eu trop de peine à m'y résoudre. + +--En ce cas, il faut partir immédiatement. + +--Partons donc. Les bagages sont-ils prêts? + +--Pour la plupart. Et les autres suivront. J'ai fait seller les +montures, y compris mon fidèle Kosmon à qui un stupide malfaiteur a fait +subir le plus scandaleux des outrages. + +--Comment, à lui aussi? + +--Pardon... Ma pensée... + +--C'est de l'aberration! dit Pausole. En pleine campagne, dans un pays +facile et simple, où chacun peut fléchir sans peine de jolies filles +dans les champs, aller prendre pour amoureuse un bidet cagneux et +poussif comme celui que vous enfourchez! Voilà une dépravation dont je +n'avais jamais eu l'idée! + +--Je n'ai rien dit de semblable, et... + +--Votre malfaiteur est un homme plus à plaindre qu'à blâmer. Je m'oppose +à toutes poursuites... Faisons le silence autour de cela. + +--Je m'explique... + +--Vous vous expliquerez en chemin. Cela ne présente aucun intérêt. +Faites diligence, Taxis, et prenez congé de moi. + + * * * * * + +Le rassemblement s'accomplit dans la cour, où les gardes formèrent la +haie, de la grand'grille à l'escalier. + +Giglio, déjà en selle, se montrait au peuple curieux quand d'un groupe +de paysans se détacha la belle Thierrette. + +Souriante, avec un peu de fatigue dans le pli des sourcils, elle +s'avançait péniblement mais encore non sans vaillance. + +Bien qu'elle fût fille à combattre avec toute une escorte en armes, elle +se laissa intimider par le silence et l'espace qui entouraient les +cavaliers, et ce fut en rougissant qu'elle s'approcha de Giguelillot: + +--Je vous remercie bien, monsieur... Merci... Vous avez été bon pour +moi... ainsi que ces messieurs... Merci à tous... Merci bien de votre +générosité... Merci encore... Merci... Merci... + +Puis, avec un soupir qui venait du fond de sa franchise, elle dit en +hochant la tête ces simples mots: + +--Je n'oublierai pas. + + * * * * * + +Mais Giguelillot se penchait du haut de son zèbre: + +--Qu'est-ce que tu tiens donc à la main? + +--C'est la quarantième tulipe, monsieur... Je l'ai gardée pour vous... +pour qu'elle vous porte bonheur... + +--Gentille attention. Je la conserverai, ta quarantième tulipe. Que +puis-je te donner à mon tour? Dis-le-moi. + +--Monsieur... on a été bien mauvais pour moi à la métairie... Le patron +a dit comme ça que je me dérangeais... que j'avais des fréquentations... +et que je n'avais pas fait la traite du soir... et qu'il lui manquait +deux seaux... Enfin, quoi?... je suis à la porte avec six francs dans +mon foulard, et pas d'emploi pour le moment. + +--Mais, ma pauvre Thierrette, je n'en ai pas à t'offrir. + +--Oh! si!... Moi, j'en vois bien un... Ces messieurs n'ont pas de +cantinière... Le service est dur, je ne dis pas... mais je serais bien +dévouée, bien complaisante... Je ferais ce que je pourrais, vous +savez... + +--Comment? tu voudrais... + +--Oui... Mais pour les premiers jours je suivrais dans les bagages... Je +monterais à cheval un peu plus tard... si ça ne vous fait rien. + +--Accepté. Va dans les bagages, c'est une excellente précaution. Et +cache-toi bien jusqu'à midi. Ne te montre pas plus tôt, tu m'entends? + +--Oh! non... dans ce moment-ci, j'ai plus envie de dormir que de faire +la belle, monsieur... Et merci encore... Merci... Vous avez bon cœur +avec les femmes. + + + + +CHAPITRE II + +COMMENT PHILIS TROUVA UN MARI. + + Mon pere, mariez-moy + Ou je suis fille perdue. + Se vous ne me mariez, + Il me faudra courir la rue + Soit en chemise ou toute nue + Faisant du pis que je pourrai. + + _S'ensuyt plusieurs belles chansons nouvelles._--1542. + + +Trois vases des manufactures royales, un portrait avec autographe et des +libéralités aux serviteurs marquèrent le passage de Pausole chez le +malheureux M. Lebirbe. + +Mais le vieillard en perdit ses deux filles du même coup. + +Le Roi, ne sachant comment consoler son hôte après la fuite de Galatée, +et pensant avoir appris par son expérience du cœur humain que chez la +plupart des individus la vanité personnelle l'emportait bien sur +l'affection, crut alléger tous ses chagrins en l'informant de but en +blanc qu'épris par les jeunes grâces de la petite Philis, il la mettait +au rang des Reines et l'emmenait avec le convoi. + +Puis tout le cortège se mit en marche, Philis en bleu sur son poney à +droite de Pausole sur sa mule; Giguelillot à gauche sur son zèbre; Taxis +en éclaireur sur le minable Kosmon, toujours moignonneux et stigmatisé, +tandis que plus loin, mollement bercée au pas nautique de son chameau, +Diane à la Houppe, les yeux dormants, étendue sur le côté gauche, +renouait les fils de son rêve... + + + + +CHAPITRE III + +OÙ PHILIS BABILLE, ÉCOUTE ET S'INSTRUIT. + + Elle ressemble, dans les bandes + De son petit vertugadin, + Aux damoiselles de lavandes + Dans les bordures d'un jardin. + + Elle bravoit, faisant la roüe + Devant le galant qui la sert + Comme une mouche qui se joüe + Dessus la nappe d'un dessert. + + _Les Muses gaillardes recueillies des plus beaux esprits de ce + temps._--1609. + + +Philis ne pouvait y croire: + +--Sire, dit-elle, je serai une Reine comme tout le monde, bien vrai? + +--Mais oui. + +--Comme les trois cent soixante-six? Et je vivrai dans le harem? Et +j'aurai tant d'amies que cela? Oh! que je vais m'amuser! + +--À la bonne heure, dit Pausole. Voilà de bonnes dispositions. + +--Est-ce qu'il y a des Reines de mon âge? + +--Une trentaine. + +--Tant que cela? Et elles sont gentilles? + +--Très gentilles. + +--Est-ce qu'elles s'aiment bien entre elles ou est-ce qu'elles se +battent? + +--Oh! je crois qu'elles s'aiment plutôt à l'excès. + +--On ne s'aime jamais trop, d'abord. Est-ce qu'elles sont sérieuses? + +--Pas sérieuses du tout. + +Philis, avec un petit cri de gaieté, se souleva sur ses fourches et +retomba plusieurs fois assise, ce qui était sa manière d'exprimer une +joie frétillante lorsqu'elle faisait de l'équitation. + +--Enfin! dit le page. Vous aurez donc, Sire, une femme superflue, une de +plus que l'an ne compte de jours! Je suis sûr qu'à partir d'aujourd'hui, +vous avez le sentiment de la richesse en amour. + +--Non pas! Non pas! dit Pausole. Je congédie la Reine Denyse. Le harem +est pacifié. Chaque Reine a des droits égaux qui s'affirment une fois +par an. Je n'aurais pas l'extravagance de compromettre par boutade un +ordre de succession qui doit être l'ordre parfait, puisqu'il se modèle +sur les révolutions de notre planète elle-même. + +--Qu'est-ce que cela veut dire? demanda Philis. + +Puis elle se reprit: + +--Pardon, Sire. On m'a dit bien des fois qu'il ne fallait pas poser de +questions. Ce n'est pas ma faute. Je ne sais rien. + +--J'en suis ravi, dit Pausole. Mais qu'appelles-tu rien, réponds-moi? + +--La liste des Rois de Tryphême avec les sous-préfectures et la règle +des participes. + +--Tu sais tout cela? C'est admirable. + +--Je le sais, je le sais... pas très bien. + +--Et que voudrais-tu savoir de plus? + +À cette question Philis répondit si franchement que Pausole en eut un +sursaut. + +Toute confuse et l'œil bas, elle se reprit encore: + +--Pardon, Sire, j'ai dit une bêtise? Je n'aurais pas dû... surtout +devant vous... Mais c'est toujours la même chose... Papa le disait +bien... Quand je monte à cheval depuis cinq minutes je ne suis plus +tenable, il paraît... Une autre fois, je ferai attention. + +Pausole la rassura du geste: + +--C'est moi qui ai eu tort, ma petite, si je t'ai laissé croire que je +te désapprouvais, car tu as fort bien répondu. + +--Vraiment? + +--Je le crois. D'abord tu as parlé du fond du cœur. + +--Oh! oui! + +--... Et il faut toujours dire la vérité. + +--Même cette vérité-là? + +--Elle est la grande vérité des femmes et la plus belle ambition +qu'elles puissent décemment exprimer. Si tu m'avais répondu que tu +regrettais de savoir peu de chose sur la mécanique céleste ou le calcul +différentiel, j'aurais été moins satisfait; non pas qu'il n'y ait de par +le monde des mathématiciennes et des astronomes qui tiennent +convenablement leurs petits emplois; mais simplement parce que celles-là +deviennent semblables à des hommes, et prennent à plaisir les défauts +d'une moitié du genre humain qui m'inspire de l'antipathie. + +--Oh! pas à moi! dit Philis. + +Cette fois, le mot parut léger. + + * * * * * + +Giguelillot, toujours complaisant, se hâta de combler le silence: + +--Avez-vous remarqué, Sire, dit-il brusquement, combien les Tryphémois +ressemblent aux Français? + +--Quelle question baroque! Comment voudrais-tu qu'il en fût autrement? +Ce sont des Catalans et des Languedociens mêlés; il sont de race +gallo-romaine. + +--Oui; mais ce n'est pas ce que je voulais dire. Je suis venu de Paris, +croyant trouver ici un milieu tout nouveau. Vous aviez fait une +révolution complète, proclamé la liberté morale... + +--Oh! dit Pausole. Ce n'est rien, mon petit. L'importance des +révolutions se mesure à l'intérêt que peut avoir le gouvernement à +retarder leur réussite. Il n'y a jamais eu qu'une révolution improbable +avant le succès et inconcevable dans le souvenir, c'est celle qui vous a +donné la liberté religieuse, parce qu'en renonçant au droit divin, le +pouvoir s'est privé d'un soutien fondamental qui lui avait assuré +jusque-là une stabilité plusieurs fois séculaire. Mais la liberté +morale? Vous l'aurez quand vous la demanderez. + +--Qu'est-ce que c'est? hasarda Philis. + +--Tu penses bien, mon petit Gilles, dit Pausole sans répondre, que le +jour où, à Paris, le public prendra la peine de réclamer une danseuse +nue à l'Opéra, on la lui donnera tout de suite, car le ministère n'en +sera pas renversé, surtout si les abonnés savent que la danseuse est +bonne pour lui. + +--C'est possible; mais je croyais trouver ici un monde plus différent du +mien, quelque chose de bouleversé, d'inouï, un contraste absolu. Et tout +se passe pourtant comme dans le pays voisin... Les routes sont calmes, +les moissons poussent, les métayers chassent de chez eux les filles de +ferme qui se conduisent mal; les soirées sont d'une tenue grave et les +jeunes filles paraissent élevées avec une certaine rigueur. + +--Bien entendu. Rien ne change rien à l'homme, mon petit. On peut +seulement lui rendre la vie un peu plus facile et douce en le laissant +libre d'accomplir tout ce qui ne fait de mal à personne. Et voilà ce que +j'ai voulu faire. Je crois même que depuis bien des siècles, je suis le +premier législateur qui se soit donné pour principe de ne pas ennuyer +les gens. + +Philis s'agitait sur sa selle. + +--Alors, Sire, on fait tout ce qu'on veut dans le harem?... J'ai encore +posé une question... Si je suis insupportable, il faut me le dire... Je +suis habituée... On me gronde tout le temps. + +--Non, tu n'es pas insupportable, dit Pausole. Et je t'aime ainsi. +J'espère qu'au harem tu ne voudras rien faire qui n'y soit permis. En +tout cas, ce n'est pas une prison. Tant que tu seras heureuse, je t'y +garderai. Le jour où tu voudras partir, tu me diras simplement: Adieu. + +--Et vous ne me retiendrez pas? C'est bien méchant. + +Pausole se retourna vers Giguelillot. + +--Tu vois, dit-il. On ne perd jamais l'habitude de se plaindre, et sitôt +qu'on a obtenu la liberté... + + * * * * * + +Mais Taxis revenait au grand trot. + +--Ah! ah! nous allons apprendre des nouvelles, dit Giguelillot perfide +et gouailleur. Voici le seigneur Grand-Eunuque qui revient après une +fructueuse battue. Il a retrouvé la Princesse. Louées soient sur terre +et dans les cieux sa clairvoyance comme sa tactique. + +--Quelle Princesse? demanda Philis. + +--Les coupables sont arrêtés! cria Taxis du plus loin qu'il put. + +--Quoi? ma fille? Vous avez osé arrêter ma fille? + +--Oh! mais comme c'est intéressant! dit Philis tout bas. + +--Je n'ai pas eu cette témérité, répondit Taxis. Je ne tiens que les +complices, qui sont là-bas sous bonne garde. Ce sont deux petits paysans +du hameau; sans doute ils se sont entremis pour aider à l'enlèvement, +car ils portent la robe et le costume de la Princesse et de l'Inconnu. + +--Ils avouent? + +--Ils nient; c'est précisément ce qui les condamne. Le vrai coupable se +reconnaît à un signe frappant: il commence toujours par déclarer qu'il +est innocent. Sitôt cette déclaration reçue, la police donne l'ordre +d'écrou. Il y a là plus qu'une présomption, à mon sens: presque une +certitude. J'ajouterai même qu'à défaut d'autres preuves, je me +contenterais de celle-là pour condamner. + +--Faites comparaître, dit Pausole. + +Et l'on vit arriver, se tenant par la main, une jeune campagnarde et son +frère, larmoyants et livides de peur. + + * * * * * + +Ils expliquèrent en bégayant qu'ils avaient trouvé cette belle robe et +ces beaux habits dans la cour de leur cabane; que, comme c'était le jour +de la Pentecôte, ils avaient pensé que la sainte Vierge leur envoyait +ces atours de fête pour les récompenser d'avoir beaucoup peiné pendant +l'année précédente; qu'ils avaient vu là un miracle, c'est-à-dire +quelque chose de bien naturel, et que s'ils s'étaient doutés de ce qui +les attendait au milieu de la route, ils auraient plutôt jeté les +vêtements au feu que de s'en parer un seul instant. Enfin, leur maintien +fut si humble et si candide et si niais, que Pausole, levant les +épaules, s'écria: + +--Vous êtes fou, Taxis. Ces enfants sont parfaitement idiots, et par +conséquent incapables de mal faire. Le crime est un des privilèges +réservés à l'intelligence--j'entends du moins le crime complexe et +clandestin comme celui que nous poursuivons. J'espère pour l'honneur de +ma fille qu'elle a été enlevée par quelqu'un d'assez fin pour ne +demander aucune aide aux bélîtres que vous avez pris. + +--Je demande néanmoins qu'ils soient fouillés, dit le Grand-Eunuque. + +--Soit. Mais vous ne trouverez rien. Je m'en porte garant. + +Taxis déshabilla de sa propre main le frère et la sœur tout honteux, +qui se serrèrent l'un contre l'autre en mettant chacun leurs doigts dans +leur nez. + +Sur le talus poudreux de la route il étala leurs habits, fouilla les +poches, les goussets, les doublures? + +--Rien? dit Pausole. Je le pensais bien! + +--Quatre lettres, répondit Taxis. + +Et, avec une déférence qui ne laissait pas d'être orgueilleuse, il les +tendit d'un geste vif. + +--Où se trouvaient ces lettres? dit Pausole. + +--Dans la poche gauche intérieure du veston. + +--Lisez-m'en une; celle que vous voudrez. + +Et tandis que Philis, prodigieusement intriguée, amenait son petit +cheval par derrière pour suivre par-dessus l'épaule, Taxis donna lecture +du premier billet: + +«Mon petit Mimi, + +«Réveille-toi. Je casserai ta sonnette à dix heures et demie. Mon singe +fait une adjudication à la campagne. Je suis libre comme une hirondelle +et je me sens si tendre que mes yeux se ferment! Renvoie n'importe qui +si tu n'es pas seule! On m'habille et j'accours. + +«Ta bouche. + + «CAMILLE.» + +--La lettre est bien cocasse, déclara Pausole. Qui peut être ce M. +Camille qui se compare sottement à une hirondelle et possède un singe, +lequel fait des adjudications? Chez quels peuples les vieux notaires +vendent-ils leurs études à des ouistitis? Voilà qui ne se comprend +guère. + +--Dites donc, souffla Philis à l'oreille du page. C'est une écriture de +femme, vous savez. Pour moi, il y a des choses là-dessous... + +--Ah! Ah! + +--Faut-il que je le dise? + +--Non. Cela ferait mauvais effet. + +Et, suggérant à son zèbre le désir de faire volte-face, il se tourna +vers le Roi: + +--On perd un temps précieux, fit-il, à lire cette correspondance. Elle +ne peut rien nous apprendre: je sais depuis hier soir qui accompagne la +princesse... + +--Je le sais aussi, monsieur! cria Taxis. Ma découverte corrobore toutes +mes présomptions. Ces quatre lettres sont adressées à «Mlle Mirabelle». +J'affirme donc une fois de plus que cette précoce entremetteuse a servi +de truchement dans la circonstance, et que le coupable est son ami, +qu'il l'a commise et soudoyée. + +--Je prétends, dit Giguelillot, que la vérité est bien différente. + +Et, certain de la réponse qu'il allait recevoir, il ajouta: + +--C'est ce que je vais avoir l'honneur d'exposer au Roi s'il m'accorde +ici même trois heures d'entretien pendant lesquelles je lui rendrai +compte de toutes les recherches que j'ai faites pendant la journée +d'hier. + +Eh! Pourquoi? dit Pausole. C'est bien inutile. Je ne suis point un chef +de police et je n'ai nullement l'intention de me mêler à vos travaux. +Entendez-vous, je vous le répète. Votre explication d'hier, quoique +vive, a pu vous rapprocher. Menez l'enquête de concert ou chacun de +votre côté. Cela m'est parfaitement égal. Je n'interviendrai qu'à la fin +pour reprendre moi-même ma fille dans la retraite où j'espère que vous +la retrouverez. + +--Votre fille est donc partie, Sire, comme Galatée? demanda Philis. + +--Ce n'est pas du tout la même chose, dit Pausole. + + + + +CHAPITRE IV + +COMMENT TAXIS APPRIT ENFIN LA VÉRITÉ SUR TOUTE L'AFFAIRE. + + J'ai dans mon répertoire plusieurs remèdes, _Pulsatilla_, _Natrum + muriaticum_, _Belladona_, efficaces chez les gens qui se croient + damnés. + + Dr GALLAVARDIN (de Lyon).--1896. + + +Les deux petits paysans mis en liberté, tout le cortège s'ébranla de +nouveau dans la direction de Tryphême. + +Giguelillot n'aurait point voulu mystifier le Roi Pausole, car il +l'aimait très sincèrement, malgré qu'il l'eût fait cocu. Mais ses +scrupules étaient moins vifs à l'égard du seigneur Taxis; et comme il +lui fallait pallier le fâcheux épisode des lettres, il rejoignit le +Grand-Eunuque et lui dit en confidence: + +--Monsieur, pour ma part je mènerai l'enquête d'une façon impitoyable; +mais je crois devoir vous annoncer que l'inculpé est par malheur un de +vos coreligionnaires. + +--Que dites-vous? Quel scandale! + +--Ne vous effrayez pas. Sa voie est droite et ne l'égare qu'en +apparence. Voici la vérité sur toute cette affaire: un jeune homme, +choisi parmi les plus chastes d'une société qui en compte beaucoup, a +été chargé d'une mission morale à Tryphême par un groupe de protestants +qui habite Alais. + +--Alais est une ville sans tache, dit Taxis. + +--Vous le savez, monsieur, je ne partage pas vos idées, reprit +Giguelillot imperturbable; mais je trouve malgré moi une certaine +grandeur, un généreux désintéressement aux visites que font vos amis +chez les courtisanes de nos grandes villes, à l'effet, sans doute, de +les purifier. + +--N'en doutez point. + +--Tel était précisément le but du jeune homme que nous recherchons. +Depuis cinq mois, si j'en crois ses propres paroles, il a passé toutes +ses nuits et souvent même ses journées dans les lits des filles perdues, +allant sans cesse de couche en couche, de répulsion en répulsion. + +--Le noble enfant! + +--Sa méthode particulière consistait à montrer sa propre personne, qui +est en effet sans charmes, déplaisante et mal tenue. Il quittait ses +vêtements, s'approchait de la pêcheresse et articulait d'une voix +lamentable: «Voilà ce que c'est que la chair; comment n'es-tu pas +écœurée?» + +--Il en a converti beaucoup? + +--Aucune. La plupart protestaient aussitôt qu'elles n'avaient jamais +rien touché de plus tentateur que son corps, et qu'elles aimaient +beaucoup les blonds (car il est blond). D'autres lui expliquaient avec +un sourire qu'elles n'étaient pas moins aimables envers les beautés de +second rang et qu'en échange d'un double prix elles donnaient double +tendresse. Celles même qui restaient assez franches pour dire de lui ce +qu'elles en pensaient se refusaient à injurier dans le sursaut d'un égal +mépris le reste de leurs amants. Celles-là étaient les plus jeunes. +Bref, il allait partir très découragé lorsque ayant appris que la +Princesse Aline habitait non loin du harem, il jugea que nulle âme +n'était plus en péril que la sienne, et eut la gloire de la sauver. + +--Comment s'y est-il pris? + +--C'est un secret. Concurremment, monsieur, il extirpait encore du sein +du péché une pauvre danseuse nommée Mirabelle. + +--Ah! nous y voilà donc! + +--Mais cette danseuse manquait d'argent pour retourner dans son pays et +oublier là sa jeunesse d'orgies. Son conseiller ne se souciait point de +lui en remettre, car il avait en horreur toutes les prodigalités. La +Princesse Aline s'en chargea. Et c'est ainsi qu'elle put le même jour +non seulement se préserver elle-même, mais tirer du gouffre une autre +brebis. Voilà pourquoi elle écrivit et fit porter où vous savez, par la +main d'une dame d'honneur, la lettre qui vous alarmait. + +--Tout s'explique, en effet! Et ces billets trouvés... + +--Ce sont les derniers témoins d'une folle existence. Mirabelle voulait +les détruire tout d'abord; puis elle en a fait don à son bon pasteur +pour prouver un repentir sincère. + +--Et ces vêtements eux-mêmes... ce veston bleu... cette robe verte... + +--Une libéralité à de pauvres paysans. La Princesse Aline et son +compagnon ne veulent plus s'habiller que de noir. + + * * * * * + +Taxis regarda fixement le petit page. + +--Monsieur, dit-il (et je m'excuse à l'avance de ce que je vais +présumer), j'ai des raisons de penser que vous vous moqueriez de moi si +je vous en donnais l'occasion. Mais aujourd'hui je vous crois, oh! je +vous crois! La Vérité illumine ce que vous venez de m'apprendre. Je le +sens! Je le sais! Je le crie!... On n'invente pas cela!... Désormais une +lutte effrayante va se livrer en mon cœur entre mon devoir moral et mon +devoir public... Si je protège la Princesse, je trahis le Roi... Si je +la livre, j'arrache une âme à la vertu... D'un côté, c'est le forfait; +de l'autre, c'est la coulpe... Dans les deux cas, l'enfer me guette... +Que faire? Où aller? Que devenir?... Sentinelle! Sentinelle! Que dis-tu +de la nuit? + +Le poney de Philis se rua au milieu de ce désespoir. Pourpre et +haletante, la petite criait: + +--Mais vous ne voyez donc rien! Regardez devant vous... Tenez! Tenez!... +Là-bas, sur la route... + + + + +CHAPITRE V + +COMMENT LE ROI PAUSOLE FUT REÇU PAR LE PEUPLE DE TRYPHÊME. + + Le 30 janvier 1589, il se fit en la ville plusieurs processions + auxquelles il y a grande quantité d'enfans, tant fils que filles, + hommes et femmes, plus de cinq ou six cents personnes toutes nues, + tellement qu'on ne vit jamais si belle chose.--Dieu merci! + + _Journal des choses advenües à Paris, depuis le 23 décembre 1588._ + + +Sur la route, au grand soleil de juin, tout un cortège s'avançait +lentement, annoncé par un brouhaha de voix, de chants et de musiques... + +Le page et Taxis s'arrêtèrent. + +--Qu'est-ce que c'est encore que cette multitude? dit Pausole qui les +avait rejoints. + +--Je crois, dit Giguelillot, que Tryphême prépare à son bon monarque une +réception triomphale. + +--Comment? une réception? Mais je fais un voyage secret!... Peut-être +n'ai-je pas gardé en fait un rigoureux incognito, puisque j'ai la +couronne en tête; cependant, je n'avais prévenu personne et je suis +stupéfait de ce que j'aperçois. + +--Tryphême est à sept kilomètres du palais. A bicyclette, cela se fait +en un quart d'heure. La ville entière a su votre départ hier matin avant +midi. Elle a eu tout le temps de préparer un accueil cordial et pompeux, +et je crois bien que nous le subirons, Sire, quel qu'en soit notre +sentiment. + +--Tant pis, dit Pausole. Je m'y résigne. Acceptons d'un visage aimable +ce qu'on voudra nous imposer. La popularité est une lourde charge; mais +fou qui rechignerait contre elle. + + * * * * * + +Dans le centre d'un rond-point ombreux qui élargissait la route, la tête +de la procession fit halte à six pas du Roi. + +Elle était formée par deux jeunes filles à califourchon sur des juments +arabes de robe blanche et à longue queue. Leurs cheveux noirs étaient +couronnés de pivoines. Leurs jambes très brunes se fonçaient sur le poil +éclatant des bêtes, et leurs pieds petits tombaient droit, n'ayant ni +selle ni étriers. + +D'une seule main, chacune d'elles tenait les brides de moire et, de +l'autre, portait la hampe de bambou d'une bannière légère qui, tendue +entre elles deux, élevait sur le ciel ces mots de soie et d'argent: + +VIVE NOTRE BON ROI PAUSOLE! + +Plus loin, deux autres jeunes filles élevaient une seconde bannière sur +laquelle on pouvait lire: + +TRYPHÊME EST HEUREUSE. + +Un troisième couple suivait avec cette dernière inscription: + +TRYPHÊME EST RECONNAISSANTE. + +Au delà, de longues files de femmes qui portaient sur leur tête des +corbeilles de fleurs, encadraient d'abord la musique, puis les autorités +de la ville, hommes à barbe ou vieillards rasés, tous vêtus de coutil +blanc. + +Derrière, marchait une foule énorme. + +--Oh! que c'est joli! que c'est joli! dit Philis, la main au menton. +C'est pour nous, tout cela? pour nous deux? C'est une fête pour mon +mariage? + +--Oui, dit Pausole. Tu l'as deviné. + +Alors, Philis cria: + +--Vivent les Tryphémoises! + +Sa voix perçante traversa l'air même au-dessus de toutes les fanfares, +et la foule répondit: + +--Vive le Roi Pausole! + +Puis les ophicléides ayant fini leur marche sur douze cadences +parfaites, répétées selon toutes les coutumes, entonnèrent l'Hymne +Pausolien dont cent voix chantaient les paroles. + + * * * * * + +Pausole ne l'écouta pas debout. Un monsieur fort affairé, la main +fébrile et l'œil inquiet, ayant fait former le cercle à toute la +procession, conduisit le Roi jusqu'à une estrade, hâtivement échafaudée +dans l'ombre verte du rond-point. + +Philis, n'y trouvant pas de siège pour elle, s'assit en riant sur un +petit coussin. Diane à la Houppe, moins jalouse que la veille et pour de +bonnes raisons, se contenta d'un coussin semblable. Ainsi flanqué de ses +deux femmes comme une statue de marbre qu'entourent des figures +allégoriques, Pausole ouvrit les bras en inclinant la tête pour exprimer +à tous qu'il se disait comblé d'honneurs, et prit doucement place dans +son trône. + +Hélas! il prévoyait bien que l'éloquence officielle devrait être, ce +jour-là, reçue comme un fléau divin. + +Mais la Ville entendait flatter ses préférences, et le premier de tous +les discours fut fait par un homme du peuple. + +--Sire, dit cet orateur, nous vous aimons bien, nous, les gueux, les +gens sans cabane. Quand on nous trouve étendus au pied d'un mur ou sur +la planche verte d'un banc, en train de dormir ou d'aimer, on ne nous +envoie pas en prison pour nous punir de n'être pas riches. Quand nous +n'avons que deux sous pour nous acheter du pain, la loi ne nous force +pas d'aller voler six francs pour nous acheter un pantalon. Quand nous +n'avons ni sou ni maille, nous savons que nous pouvons entrer dans les +boulangeries royales où vous faites donner de quoi vivre aux loqueteux +que la faim travaille. Enfin tant que nous ne faisons rien contre ceux +qui nous laissent passer, nous avons le droit d'être gueux et de ne pas +mourir tout de même... On ne voit cela que dans notre pays. Le Roi +Pausole est un brave homme. + +Pausole étendit la main. + +--Ce discours me plaît beaucoup. Qu'on donne à ce pauvre claquedent une +maisonnette et une pension avec du tabac, du bon vin et deux ou trois +fortes filles pour chauffer ses draps en décembre. Qu'on en donne autant +aux douze gueux qu'il désignera de son plein gré. Je prends les frais de +leur entretien sur ma cassette particulière, et s'ils font des enfants, +je leur donnerai double rente. Enfin, qu'on réunisse tous les autres +errants et qu'on remette à chacun une petite pièce d'or; c'est mon don +de joyeuse entrée dans ma bonne ville de Tryphême. + +La foule poussa des acclamations. + + * * * * * + +Un autre orateur s'avança. + +--Sire, dit-il, nous vous bénissons, nous, les gens du petit commerce, +car vous nous laissez tranquilles, et nous vendons ce qu'il nous plaît, +sans patentes ni privilèges. Personne n'a le droit d'entrer chez nous de +la part du gouvernement: nos allumettes, nos cigares et même nos cartes +à jouer ne portent aucune estampille. Si l'acheteur méprise nos cravates +mais se sent du goût pour la vendeuse et le lui exprime sur-le-champ, +nous pouvons fermer les yeux sur ce qui se passe dans l'arrière-boutique +sans que l'État ouvre les siens dans un cas où personne ne réclame son +appui. Si, pour mieux joindre les deux bouts, nous déclarons teindre et +blanchir les mouchoirs que nous vendons, on ne vient pas tripler nos +impôts pour nous pousser à la faillite et ruiner du même coup vingt-cinq +pauvres gens. C'est à vous seul que nous devons, Sire, un sort que +l'Europe nous envie. Au nom de tout le petit commerce, je remercie Votre +Majesté. + +--Mon ami, dit Pausole, vous n'accepteriez pas que je vous fisse une +largesse dont vous n'avez aucun besoin, mais je donne dix hectares des +terres de la couronne avec l'argent nécessaire pour construire une +maison de retraite aux petits commerçants malchanceux. Si je pouvais +ajouter la moindre liberté à celles que vous avez déjà, je le ferais +avec allégresse, mais le code de Tryphême ne me laissant pas le droit de +vous imposer une entrave (et je l'ai bien voulu ainsi) me retire en même +temps le plaisir de vous apporter une liberté de plus. Pénétrez-vous de +vos satisfactions, puisque vous affirmez qu'elles sont véritables et +renversez mon successeur sans pitié comme sans scrupule s'il prétend +restreindre d'une ligne l'infini que je livre à vos initiatives. + +--Vous vivrez toujours! cria le peuple. + +--Je n'aime pas à en douter, répondit Pausole. + + * * * * * + +Un troisième personnage se présenta. + +Le sens de son discours se lisait dans ses yeux, et plus encore dans le +long geste par lequel il annonça le mouvement de sa première période. Au +nom des classes dirigeantes, il allait remercier le Roi des bénéfices +que ses amis savaient tirer, eux aussi, de la grande loi tryphémoise. + +Mais le Roi l'arrêta d'un mot. + +--Monsieur, ce n'est pas d'abord pour vous que j'ai changé toutes les +coutumes. Si ma loi vous plaît, voilà qui m'enchante, mais vous +conviendrez avec moi que vous pouviez atteindre au bonheur, dans la +limite des joies humaines, sans que je m'occupasse de vous taper les +joues pour vous empêcher de pleurer. La stupide charge des lois n'était +pas moindre sur vos têtes que sur les derniers de mes sujets. Leur +intérêt, cependant, passait avant le vôtre et je ne m'occupe de vous que +par-dessus le marché. Cela n'empêche point que je ne sois sensible à +votre hommage et touché de vos remerciements. Vous êtes homme, et comme +tous les hommes, vous aviez le droit strict de régler votre vie avec +indépendance. J'ai le plaisir de vous saluer. + +Les acclamations redoublèrent. + +--Bien... bien... dit Pausole, cela suffit. Je déclare la séance levée. +Le chef de la Sûreté générale est-il parmi les assistants? J'ai deux +mots à lui dire en particulier. + + * * * * * + +Pausole et tous ses compagnons reprirent leurs diverses montures. Le +cortège, les porte-bannière, la foule, les bagages et les quarante +lanciers se suivirent dans un désordre voulu par Giguelillot, qui venait +de prendre le commandement. + +Entre temps, le chef de la Sûreté, tenu à l'écart par le Roi, entendit +les paroles suivantes: + +--J'aurais préféré, monsieur, passer les portes de Tryphême sant être +reconnu ni connu, car je voyage dans un dessein que le mystère et le +silence ne sauraient trop favoriser. Mais, puisque aussi bien mon +déplacement n'est plus un secret pour personne, il ne me reste pas de +motifs raisonnables pour vous en cacher le but en me privant de vos +services dévoués. Soyez donc mon auxiliaire. + +--Ce sera mon devoir et mon honneur, répondit le fidèle agent. + +--Ma fille, la Princesse Aline, a quitté le palais jeudi. Elle a eu pour +cela ses raisons et je ne permettrai à personne de les mettre en +discussion. Un jeune homme la conseille, l'accompagne et la protège. +J'ignore où il l'a conduite et je désirerais être fixé sur ce premier +point. J'ignore également qui il est, et il serait bon que je fusse tiré +de cette seconde incertitude. + +--Votre Majesté peut-elle me donner un signalement? + +--Taxis! appela le Roi. + +Taxis, très pâle, comparut. Pausole lui dit à voix basse: + +--Le chef de la Sûreté demande le signalement de l'inconnu que nous +poursuivons... + +--Ah! + +--Eh bien?... répondez... l'avez-vous? + +Déchiré par l'obligation d'obéir, Taxis plongea une main tremblotante +dans sa poche et en tira un papier qu'il tendit. + +«Le signalement! se disait-il, le signalement!... Ah! malheureux jeune +homme!... Admirable martyr!... Ils vont le reconnaître tout de suite et +c'est moi qui l'aurai livré!» + +La pièce était ainsi conçue: + + TAILLE Moyenne. + CHEVEUX Châtains. + BARBE Néant. + YEUX Gris. + FRONT Moyen. + NEZ Ordinaire. + BOUCHE Moyenne. + MENTON Rond. + VISAGE Ovale. + SIGNES PARTICULIERS. Néant. + +--Voilà qui est parfait, dit le chef de la Sûreté. Avec ce signalement +caractéristique, nous pouvons entrer en campagne. Mais quel âge? + +--Environ seize ans, dit Pausole. + +--Oh! fit Taxis... Seize... ou dix-huit... Moins de trente ans... +Probablement moins de trente ans... Il n'a pas été vu de près... + +--Alors comment connaît-on la couleur de ses yeux? demanda le policier. + +--Heu!... on la connaît... il serait plus exact de dire qu'on la +suppose... + +--A-t-il de la barbe, enfin? Le signalement prétend que non. + +--Peu de barbe... Peu... Mais un peu... + +--Cela n'importe guère, d'ailleurs. Tel qu'il est, le document suffit, +et au delà. + +Taxis se retira très en hâte. + +--Monsieur le chef, reprit Pausole, veuillez ne m'importuner ni de +questions ni de comptes rendus. Retenez, en outre, que vous avez mission +de découvrir, mais non pas d'arrêter. Je ne vous donne qu'un mandat de +recherches. Dès que vous l'aurez su remplir, vous rédigerez un rapport +et le remettrez à mon page: vous le voyez là-bas monté sur un zèbre, aux +côtés de la Reine Philis qui lui parle et rit en ce moment. Si pourtant +vos efforts aboutissaient entre l'heure de minuit et celle de midi, vous +auriez pour supérieur mon conseiller Taxis, qui nous quitte à l'instant. +Car mon page n'a d'autorité que pendant la moitié du jour. Allez. Je +vous ai dit tout ce que vous deviez entendre. + + * * * * * + +Pendant cette conversation, Giguelillot s'était rapproché de Philis. + +--Allez-vous-en, lui dit la petite avec une moue qui voulait être +sévère. + +--Pourquoi? + +--Parce que je vous trouve de plus en plus gentil. Et il paraît que je +n'ai pas le droit de vous le dire. + +--Alors ne le dites pas... + +--Mais c'est que je le pense!... Allez-vous-en!... j'ai envie de vous +embrasser. + +--Mais non, mais non... + +--Si... là, dans le cou, derrière l'oreille où Vous m'avez mis hier un +baiser si bien fait, si bon... Je vais m'en donner un sur la main... +Faites attention!... Il est pour vous. + +--Je l'ai senti. + +--Moi aussi, allez!... + +Elle rougit beaucoup, sentant que Giglio la regardait. + +Ils se turent. + +--Mais partez donc, reprit-elle. Vous me faites dire des horreurs. + +--Ce n'est pas mon avis. + +--Vraiment?... Oh! si, tout de même... Il ne faut pas m'écouter, +voyez-vous... Je ne sais jamais ce qui est inconvenant... + +--Moi non plus. + +--Ainsi... j'ai pensé à vous tout le temps la nuit dernière quand vous +avez été parti... Est-ce que je peux vous dire ça, ou non? + +--Si c'est la vérité... + +--Oh! je vous ai fait plaisir! vous vous êtes troublé. Vous êtes très +content. Ah! Ah!... Restez là, maintenant, je vous défends de me suivre. + +Devinant avec un instinct très sûr qu'il fallait s'en aller sur ce petit +effet, elle talonna son petit poney noir qui vint en quelques bonds se +ranger aux côtés du Roi Pausole. + + * * * * * + +On entrait dans les faubourgs. + +De toutes parts, aux fenêtres, aux portes, sur les toits et sur les +arbres, une populace exultante se pressait, mêlait des rires, levait des +bras frémissants, lançait des bouquets de cris joyeux. + +Ouvriers en chemise de couleur et en panlalon de toile bleue; bourgeois +en vêtements de soleil, petites filles nues, trottins en bas rouges, +femmes en cotillons rayés se penchaient au bord des trottoirs avec des +fleurs et des branches vertes. + +On entendait des cris, des voix soudaines: + +--Je le vois!... c'est lui!... le voilà!... maman! maman!... le +voilà!... oh! je l'ai bien vu! je l'ai vraiment bien vu! + +Et d'autres qui pleuraient: + +--Papa! porte-moi!... je suis trop petite!... où est-il?... prends-moi +sous les bras!... plus haut!... plus haut!... encore plus haut!... + +Une enfant de trois ans cria en brandissant par la patte une poupée +rose: + +--Ive le Roi!... le Roi Paupaul! + +Et Pausole la prit à bout de bras pour l'embrasser sur les deux joues. + +Partout des arcs de triomphe échafaudés en une nuit se dressaient au +coin des rues, à l'entrée des places et des carrefours. Toutes les +fenêtres étaient pavoisées. Des étoffes de couleur, des feuillages, des +rameaux frissonnants, des roses, couvraient les maisons, les trottoirs, +les pavés et le ciel lui-même. Depuis les portes de la cité jusqu'à la +Grand'Place, dix-huit cents jeunes filles nues formaient une haie brune +et versaient un fleuve de roses rouges sur les pas du Roi et des Reines. +Les innombrables fleurs de juin tombaient des fenêtres dans la rue comme +des cascades au torrent. + + * * * * * + +Pausole saluait, saluait, ouvrait les bras, penchait la tête, levait +parfois une main qui semblait dire: «C'est trop!» Et sa bonne barbe et +ses bons yeux rendaient par leur expression douce à l'enthousiasme de la +foule une affection toute paternelle qui enchantait les assistants. + +Philis, auprès de lui, se tenait très raide, consciente de ses nouveaux +droits et de la part qu'elle pouvait prendre aux acclamations publiques. +Son regard était sévère et digne; mais pour se mettre dans le ton des +modes qu'elle voyait générales elle avait enlevé l'épingle qui arrêtait +à mi-buste l'ouverture de son corsage, et elle montrait au peuple ses +seins élevés à l'ombre, étant fière de leurs pointes pâles et de leur +peau transparente. + +Taxis cherchait dans sa Bible de saines distractions à un tel spectacle; +mais le hasard l'ayant fait tomber sur le second livre des Chroniques, +il ne trouvait dans la biographie de Salomon que des exemples encore +plus scandaleux des turpitudes où peut sombrer le dévergondage royal. + +Diane à la Houppe regardait la foule en soulevant le rideau de son +palanquin. + +Giguelillot, à rebours sur sa selle, tenait par les mains deux jeunes +filles dont chacune tirait en avant une farandole mouvementée de sœurs, +d'amies ou d'inconnues. Ce qu'il leur disait devait être d'un intérêt +particulier, car, sitôt qu'il avait prononcé le moindre mot, on le +répétait d'un bout à l'autre de la file avec d'assourdissants éclats, et +le cortège avançait toujours, traînant derrière son étambot où +Giguelillot était sirène, un double sillage de rires. + + + + +CHAPITRE VI + +DE LA PROMENADE QUE FIT PAUSOLE À TRAVERS SA CAPITALE. + + Deux besoins qui réuniront toujours les hommes en sociétés, le besoin + de l'ordre et celui de se perpétuer, déterminèrent ces nouveaux + habitants à demander un chef et des femmes. + + BARON DE WIMPFEN, _Voyage à Saint-Domingue_.--1789. + + +La préfecture et l'Hôtel de Ville s'étant, par hasard, entendus pour se +partager l'honneur de l'insigne présence royale, Pausole accepta le +festin des conseillers municipaux et fit porter ses bagages dans les +appartements préparés chez le préfet. + +Il y avait bien quelque part un palais de la couronne, mais comme +Pausole ne venait jamais dans sa capitale, il avait consenti à ce qu'on +transformât la vieille résidence en un jeune musée populaire. + +Aussitôt après le repas, Pausole ragaillardi et non pas fatigué par ses +deux jours de promenade, déclara qu'il ferait sur le dos de sa mule le +tour des bas quartiers de la ville. + +Macarie, d'un air placide, le reprit sur son échine et abaissa les deux +oreilles avec beaucoup de résignation. + +Le Roi, Taxis et Giguelillot s'en allèrent sans autre escorte. + +Autour d'eux, le peuple, toujours empressé, mais un peu moins bruyant +que la veille, emplissait les rues et les fenêtres. On criait toujours: +«Vive le Roi!» et même certaines voix disaient: «Bonjour, Sire!», à quoi +Pausole répondait: «Bonjour! Bonjour! mes amis!» + +Des camelots parcouraient les trottoirs en annonçant leurs feuilles +encore fraîches: + +--Demandez _la Paix_! _l'Indépendant_! + +--_La Nudité_! son édition de cinq heures! + +Un petit bonhomme, se méprenant, hurla aux oreilles de Taxis: + +--_Le Moniteur général des jeunes filles à louer_, vingt-cinq centimes +avec sa prime! + +--Qu'est-ce que c'est que la prime? demanda Guiguelillot. + +--Bon pour un baiser d'une minute à toucher dimanche prochain! + +Mais le gamin se rangea lestement pour laisser passer une +voiture-réclame où deux Tryphémoises de vingt ans allongeaient les +lignes pures de leurs corps veloutés sur une large bande d'annonce qui +portait en lettres énormes une adresse de parfumeuse. + +--Voilà de jolies personnes, dit Giguelillot fort éveillé. + +--Erreur! grommela Taxis. + +--Quelle femme saurait vous plaire? + +--Il en fut une, monsieur. + +--Oh! racontez-nous cela, rien n'est plus singulier. + +--Comment? fit le Roi presque sérieux. Mais vous m'étonnez, monsieur le +Grand-Eunuque. Vous avez aimé? Qu'est ce que cela veut dire? + +--Aimé, non! Je n'ai jamais aimé que l'Éternel, Votre Majesté ne +l'ignore point; mais j'ai un jour vivement senti la perfection de +l'œuvre divine, devant une créature du sexe. En un mot j'ai connu une +dame qui réalisait parfaitement mon idéal de la beauté. Je précise en +disant: mon idéal _physique_ de la beauté _morale_. Vous me comprenez? + +--Pas du tout; mais cela ne fait rien... Continuez. + +--Soit. Cette femme était l'unique locataire de mon père. Elle dirigeait +une petite maison toujours close et extérieurement décente, un de ces +pavillons que M. Lebirbe combat, mais que j'estime, pour ma part, +excellents en ce qu'ils concentrent sur un point les impuretés de la +ville entière, et surtout en ce qu'ils sont ennemis du scandale. Sur +cette question, les protestants, vous le savez, sont unanimes. La bonne +et digne femme me recevait souvent; mon père savait que mes principes et +ma chasteté native permettaient que j'entrasse chez elle sans y courir +aucun danger; le dimanche, en sortant du prêche, j'allais jouer avec ses +enfants... Un jour donc, comme je puisais là une salutaire horreur du +vice par sa contemplation même, nous vîmes entrer cette digne personne +que mon père estimait fort, car elle lui rapportait cinq mille francs +par an. Elle n'avait aucune chemise, et je fus frappé intérieurement. Sa +majestueuse obésité commandait avant tout le respect. On eût dit qu'elle +était enceinte de six enfants et qu'elle aurait su les nourrir tant elle +avait de vastes seins. On ne pouvait les voir sans comprendre que la +maternité est la mission première et la suprême gloire de la femme, +monsieur. Enfin, pour comble de beauté... (de beauté morale, veux-je +dire) son ventre retombait devant elle avec une pudeur charmante jusque +vers le milieu de ses jambes. Sa poitrine était un fichu; son abdomen +était une jupe: ses enfants pouvaient donc la regarder sans crime: même +nue, elle avait des voiles. + +Giguelillot lui serra les mains: + +--Ah! monsieur, j'ai le violent désir de vous prendre pour ami intime, +car nous ne nous battrons jamais à propos d'une femme qui passe. Et les +autres querelles ne comptent pas. + + * * * * * + +Pausole, qui n'écoutait plus, montra devant une boutique un écriteau +orné d'une palme: «Société Lebirbe. Grand Prix d'honneur.» + +--C'est ici, demanda-t-il, que demeure la lauréate? + +--Oui, Sire, dit un voisin. + +--Où est cette enfant? reprit le Roi. Je la veux féliciter. En effet, si +M. Lebirbe exprime parfois des vœux dont la réalisation serait funeste +pour les libertés publiques, il est plein de sens et il voit juste sur +le chapitre des principes qu'il faut répandre autour de soi. Je suis sûr +qu'il a fait un choix éclairé entre toutes les jouvencelles qui +pouvaient aspirer à la couronne de roses. Où est l'heureuse rosière? +Dites-lui que je lui fais une visite. + +La jeune fille descendit en hâte, et, dès qu'elle aperçut le Roi, elle +enleva prestement sa cotte et son fichu comme on retire un tablier pour +s'endimancher à l'office. + +Elle était jolie de la tête aux pieds. + +--On t'a couronnée? dit le Roi. + +--Oui, Sire, on a été bien bon. + +--Tu le méritais? + +--Comme beaucoup d'autres. J'ai eu de la chance, voilà tout. + +--Mais qu'avais-tu fait pour être rosière? + +--Sire, mes parents sont pâtissiers. Les quatre marmitons ont demandé ma +main et chacun d'eux a dit qu'il se tuerait si je ne la lui donnais pas. + +--C'était un cas difficile. Comment l'as-tu résolu? + +--Oh! je n'ai pas voulu de suicides dans ma petite vie. Je les ai +épousés tous les quatre. Il faut être bonne fille, n'est-ce pas, Sire? +Les hommes sont si malheureux quand on les laisse à la porte! Ils +veulent bien peu de chose! Pourquoi leur refuser? + +--Eh! si un cinquième se présente, il faudra bien que tu lui dises +non... + +--Je n'ai jamais dit non à personne, Sire, ce n'est pas dans mon +caractère. Mes maris ont compris tout de suite que j'étais gentille avec +eux et que je n'avais pas de raisons pour être mauvaise avec les autres. +Tout le monde me trouve jolie dans le quartier. Je ne dis pas que tout +le monde me plaît, mais que voulez-vous? chacun pratique la charité +comme il l'entend. On n'est pas riche à la maison, je donne ce que j'ai, +j'aime faire plaisir et le soir je m'endors contente quand je me dis que +j'ai eu bon cœur pour tous ceux qui me tendaient la main. C'est ma +petite vertu, à moi. + +Pausole demeurait rêveur. + +--Je n'aurais rien à dire, fit-il, si tu ne t'étais pas mariée. Le +mariage est une abdication volontaire de la liberté. On peut la +révoquer, cette abdication; mais alors il faut se séparer... + +--Oh! nous n'en voyons pas si long! Je me suis mariée avec les marmitons +de mes parents. Ils tiennent la maison. Moi, je fais le ménage. C'est +notre intérêt de rester ensemble, et, comme nous nous aimons bien, tout +s'arrange. Quand la nuit est passée, quand le ménage est fini, je reste +seule et je n'ai rien à faire. Mes maris sont à leur travail. Alors, +comme tant d'autres, je pourrais aller de porte en porte causer avec les +commères et dire du mal des voisins. Moi, je trouve que quand on a vingt +ans, on peut s'occuper mieux que cela. Aussitôt que j'ai posé ma jupe, +je me laisse emmener par l'un ou l'autre: au moins, ce n'est pas du +temps perdu. + +--Allons, dit Pausole, je vieillis. Je vois que je suis réactionnaire et +que les mœurs marchent en avant. Je ne te condamnerai pas, ma fille. Au +fond, tu appliques mieux mes lois que je n'ai su le faire en personne. +Jusqu'ici, j'avais pour jurisprudence de frapper toutes les femmes +adultères qui ne fuyaient pas de chez elles. Un dieu s'est montré jadis +plus indulgent que je ne le fus. Il faut que la liberté ne puisse pas +être abdiquée, même par consentement mutuel. Ton exemple me frappe, mon +enfant, car tu te passes de mes principes et tu as, comme tu dis, ta +petite vertu à toi, qui est peut-être bien la grande. Donne-moi la main, +je te félicite. + + * * * * * + +Pausole continua ses visites, il entra dans les ateliers, dans les +boutiques, dans les hangars; il questionna les vagabonds qui dormaient +le long des murs, il serra beaucoup de mains noires et vit beaucoup de +visages souriants. Personne ne se plaignait de la vie au point +d'attaquer le gouvernement. + +Rentré à la préfecture, il subit un second festin, écouta de nouveaux +discours et serra de nouvelles mains avec une croissante fatigue. + +Comme les invités se formaient par groupes dans les salons préfectoraux +ornés des portraits de Pausole et de ses Reines favorites, le chef de la +Sûreté surgit au moment où le Roi venait d'emmener dans un coin écarté +Giguelillot par le coude gauche, afin de lui parler poésie. + +S'inclinant avec une déférence qu'altérait la fierté de la tâche +réussie, le chef prononça lentement ces paroles: + +--J'ai l'honneur d'annoncer à Votre Majesté que son auguste fille, la +Princesse Aline, est retrouvée saine et sauve. + +--Déjà? s'écria Pausole. + +--Oui, Sire. Vous êtes obéi. + + + + +CHAPITRE VII + +OÙ LE LECTEUR RETROUVE HEUREUSEMENT LES HÉROÏNES DE CETTE HISTOIRE. + + Dès que je fus couchée, je lui dis: «--Approchez-vous, mon petit + cœur.» Elle ne se fit pas prier et nous nous baisâmes d'une manière + fort tendre... + + _Histoire de Mme la comtesse des Barres_, 1742. + + +Aline et Mirabelle, sortant de l'hôtel du Coq, arrivèrent à la ville +vers dix heures du soir. + +Tryphême, endormie aux heures du soleil, s'anime au crépuscule et reste +éveillée tard. Toutes les boutiques étaient ouvertes le long des rues +pleines de passants quand les deux amies se mêlèrent à la foule, et +Mirabelle en profita pour s'habiller sans plus attendre. Le sentiment de +sa nudité était le plus désagréable qu'elle eût encore éprouvé. Bien +qu'elle coudoyât beaucoup d'autres jeunes filles aussi découvertes +qu'elle-même, ses yeux croyaient voir tous les yeux fixés sur un point +de sa personne, et cela ne pouvait pas se supporter,--au moins de la +part d'une multitude. + +Elle entra donc dans une boutique et expliqua ce qu'elle désirait. + +--Oh! madame, fit la marchande, en la considérant des pieds à la tête, +ce n'est pas mon intérêt de parler comme je le fais, mais quel dommage +d'habiller madame! Quand on a la poitrine si jeune, le ventre si fin, +les jambes si bien faites, peut-on cacher des choses pareilles? + +--C'est mon caprice, dit Mirabelle. + +--Alors, mettez des transparents... Je peux faire à Madame une petite +robe Empire en linon blanc sans doublure, très collante autour des +hanches... De loin, cela fait robe, et de près, c'est comme si l'on +n'avait rien... J'ai là du linon tout ce qu'il y a de léger. On lirait +le journal à travers. Madame veut-elle essayer?... Ou bien est-ce que +madame préfère le tulle noir? mais c'est plutôt robe de bal. + +--Non, rien de tout cela. De la batiste, des bas de fil, une jupe de +toile toute faite et une chemisette bleue, voilà ce qu'il me faut. +Donnez-en autant à ma sœur qui désire s'habiller exactement comme moi. + +--Enfin... je veux bien, dit la brave femme. Vrai, c'est péché de vous +obéir. + +Habillées, elles achetèrent des canotiers quelconques, mais de paille et +de ruban semblables. Mirabelle y tenait beaucoup. + +Puis elles sortirent. + + * * * * * + +--Grande sœur, dit Line en souriant, où irons-nous passer la nuit? + +Malgré le conseil de Giguelillot, Mirabelle répondit vivement: + +--À l'hôtel. + +--Pourquoi pas dans cette maison dont le page nous a donné l'adresse? + +--Cela m'effraye, tous ces garçons et toutes ces petites filles +ensemble... + +--Ils doivent tant s'amuser! Tu ne veux pas aller voir? + +--On nous retiendrait peut-être... Je ne suis pas tranquille. L'hôtel +est plus sûr. + +--Le page disait bien le contraire. Et il est si intelligent!... +N'est-ce pas qu'il est gentil, ce petit page, Mirabelle? + +--Ah!... tu trouves? + +--Oui... J'aime beaucoup ses yeux. + +--Moi pas! + +--Oh! je t'ai fait de la peine. Tu es devenue blanche... + +--Pas le moins du monde. Je ne suis pas de ton avis, voilà tout. + +--Mais comme tu es nerveuse! Pourquoi t'ai-je dit cela?... Pardon, +Mirabelle, je ne le dirai plus... Viens dans un petit coin noir, tout de +suite... + +--Pourquoi? + +--Pour que je t'embrasse... Si tu me le permets. + +Elles prirent une rue obscure et trouvèrent l'abri souhaité: derrière un +tombereau de sable qu'on avait laissé là sur cales, les deux jeunes +filles, bouche à bouche, se prouvèrent une fidèle tendresse. + +--Viens, soupira Mirabelle. Dépêchons-nous, il est tard. Il nous faut +une chambre, tu sais. + +--Oui, dit Line, j'ai bien sommeil encore. Depuis trois jours j'ai si +peu dormi... Je me sens faible, faible, ce soir. Et j'ai mal aux +jambes... Comment cela se fait-il? Nous n'avons guère marché, pourtant? + +--C'est parce que tu grandis. Je suis contente de cela. Bon signe, ma +chérie. + +Line croyait tout ce qu'on lui disait et ne s'inquiéta pas davantage. + +Dans une avenue silencieuse, elles s'arrêtèrent devant un hôtel qui +paraissait très convenable et qui avait pour enseigne: _Hôtel du +Sein-Blanc et de Westphalie_. + +Elles y pénétrèrent. Mirabelle choisit une chambre à grand lit, très +vaste, avec des miradores qui lui assuraient une précieuse fraîcheur. + +Au moment où elles gagnaient l'ascenseur, la directrice prit à part +Mirabelle et s'excusa profondément: l'hôtel avait six attachés chargés +du service de nuit près des dames qui voyageaient seules; mais il était +venu dans l'après-midi une famille de sept Anglaises qui avaient retenu +par télégramme toute cette partie du personnel et la maison se trouvait +ainsi démunie pour quarante-huit heures. La directrice offrait de les +remplacer, au moins dans la mesure du possible, en réveillant les deux +petits grooms, qui étaient sans doute un peu jeunes, mais passaient pour +très gentils. Elle demandait, en outre, si ces dames resteraient +plusieurs jours afin de les inscrire sur-le-champ pour les premiers +attachés disponibles. + +Mirabelle la laissa parler; puis elle répondit simplement: + +--Ma petite sœur et moi, madame, nous n'avons besoin de personne. + +À peine enfermées dans leur chambre, elles se déshabillèrent avec +lassitude. Line dormait en faisant sa toilette et restait les doigts +dans ses cheveux sans pouvoir terminer sa natte. + +Mirabelle, mélancolique, mais patiente et résignée, la coucha comme une +enfant. + +--Bonsoir, Mirabelle... Dors bien... murmura Line en tendant la bouche, +mais sans pouvoir rouvrir les yeux. + +--Bonsoir, ma chérie... je ne t'éveillerai pas. + +--Bien gentille... bonne nuit. + +Mirabelle se glissa le long de son amie, prit tendrement le petit corps +entre ses belles jambes jalouses, posa la tête blonde sur sa poitrine et +ne put s'endormir que longtemps, longtemps après. + + * * * * * + +Elle s'éveilla cependant la première, sonna, sauta du lit et sortit dans +le couloir afin de donner ses ordres silencieusement. + +Il lui fallait des fleurs, des gerbes, des brassées, des bottes de +fleurs. Elle en mit partout, sur les tables, la cheminée, les divans, +les chaises, les consoles. Elle en mit derrière les cadres, dans les +marges de toutes les glaces, et jusque dans les gonds des hautes +portes-fenêtres ouvertes. Elle en joncha le tapis, elle en couvrit la +couche. Autour du cher profil de Line endormie elle en rougit l'oreiller +blanc, et Line fut éveillée par leur immense parfum. + +Les deux mains jointes sous la joue, souriante des yeux et de la bouche, +la natte ramenée sur la poitrine et un sein dans le pli du coude, elle +appela Mirabelle qui mit genou en terre comme si elle mimait un ballet +d'amour. + +Line avait l'âme reconnaissante. Elle réunit ses bras nus derrière le +cou de son amie, ébaucha quelques baisers plus sonores que voluptueux, +puis tourna doucement la tête de Mirabelle de façon à poser l'oreille +sur sa bouche et lui offrit sans détours ce que la jeune fille pouvait +désirer de plus agréable à ses tentations. + +Mirabelle ne se fit pas prier. Ayant prouvé douze heures durant toute la +discrétion dont elle était susceptible, elle jugea qu'elle avait atteint +l'extrême limite de la réserve et qu'il lui devenait permis de se +montrer enfin telle que les dieux l'avaient faite. + +Sa franchise, durant quatre heures, se montra sous tous les aspects. +Après plusieurs attendrissements qui l'ébranlèrent jusqu'au fond de sa +jeune et prompte émotion, Line avoua qu'elle était décidément souffrante +et qu'elle n'aurait pas même la force de se lever pour déjeuner sur une +chaise. + +Elle prit son repas au bord du lit. + +Cependant la journée s'avançait. Mirabelle rangea la chambre, reçut les +vêtements, les plia, en ancienne apprentie soigneuse, et, comme il +fallait bien méditer aussi les exigences de la vie pratique, elle visita +les porte-monnaie et fit le compte des richesses communes. + +Deux journées d'auberge au village, les achats de vêtements, les fleurs, +avaient absorbé les trois quarts de ce que contenaient les petites +bourses... + +Mirabelle, toute soucieuse, ébaucha des combinaisons... + +--À quoi penses-tu? demanda Line. + +--À toi, chérie... Il faut que je sorte... + +--Tu penses à moi et tu me quittes? + +--Pas pour longtemps... Deux heures peut-être... Si je n'étais pas +rentrée à l'heure du dîner, tu ne t'inquiéterais pas, le promets-tu? + +--Oh! mais comme je vais m'ennuyer! Pourquoi faut-il que tu sortes? + +--Ne me demande pas... C'est pour nous deux... Dès que je serai sortie, +ferme bien la porte, n'est-ce pas? et ne laisse entrer personne... +Puisque tu es fatiguée, tu devrais faire une longue sieste en +m'attendant... + +Elle prit des ciseaux, se coupa une boucle brune et la fixa au second +oreiller avec une épingle à cheveux. + +--Tiens, mon amour, voici un peu de moi pour que tu ne te sentes pas +seule... + + + + +CHAPITRE VIII + +OÙ LES ÉVÉNEMENTS SE PRÉCIPITENT. + + Il étoit trop poli, trop galant pour desobliger un sexe dont il avoit + toujours été l'idole. Dès qu'une jolie femme se présentoit, elle était + sûre d'être placée. + + _Le Cosmopolite._--1751. + + +--Ma fille est retrouvée? dit Pausole. C'est fort heureux pour elle. +Mais quelle heure singulière vous avez choisie, monsieur, pour une +pareille découverte! + +--Sire... je suis confondu... Nous ne choisissons guère les... + +--Comment voulez-vous que j'aille courir les rues quelques instants +avant minuit, un soir de fête, en pleine foule, au milieu des plaisirs +et sans doute des excès que toute fête conseille et même facilite, pour +une démarche aussi intime, aussi délicate, aussi scabreuse que de +pénétrer en personne dans l'appartement clandestin d'une Altesse royale +avec le dessein paternel de ressaisir son affection? La Princesse Aline +se couche à neuf heures, monsieur le chef de la Sûreté. Elle est +certainement au repos en ce moment. J'arriverais comme un personnage de +vaudeville au milieu d'un flagrant délit et cette seule idée m'est +odieuse. Vous m'en voyez tout révolté. Allez, monsieur, vous êtes un +maladroit! + +--Mais, Sire, c'est votre ministre, l'honorable, seigneur Taxis, qui m'a +conseillé de... + +--Encore lui! Toujours cet homme! Je n'apprends donc rien de +malencontreux, de brouillon, d'impolitique sans qu'il n'y ait sa part de +responsabilité! Il se rendra intolérable, et je ne sais pas vraiment si +je ne finirai point par me priver de tels services où je ne recueille +que trouble et vicissitude... Allez! vous dis-je; je suis très +mécontent... Réglez la suite avec mon page. Je ne veux plus m'occuper de +rien. + +Giguelillot emmena le malheureux. + +--Pourquoi venir parler de cela au Roi? lui dit-il. Si vous m'aviez pris +à part, je vous aurais prévenu d'un mot... Voyons, dites-moi ce que vous +savez. J'essayerai d'arranger les choses. + +Le chef de la Sûreté expliqua que la Princesse Aline avait été +retrouvée, non avec un jeune homme, comme on croyait le savoir, mais +avec une jeune fille un peu plus âgée qu'elle, hôtel du Sein-Blanc et de +Westphalie. Il ajouta que, deux agents restés pendant trois heures aux +écoutes derrière la porte avaient fait le rapport le plus singulier de +tout ce qu'ils avaient su entendre. Il insista pour obtenir que +l'arrestation fût prompte, disant que, à plusieurs reprises, Son Altesse +s'était plainte d'une lassitude extrême et que le souci de l'auguste +santé devait primer, semblait-il, toute autre considération. + +--Ne savez-vous rien de plus? demanda Giguelillot. + +--L'inconnue parlait d'une absence qu'elle avait faite dans le courant +de l'après-midi et qui a été confirmée par le portier de l'hôtel. + +--Où pouvait-elle aller? + +--Elle refusait de le dire; mais elle rapportait deux cents francs d'une +mystérieuse origine, et une bague qu'elle voulait revendre sans la +garder un seul jour. + +--C'est tout ce qu'on sait? + +--Demain lundi, de quatre à huit, elle sortira une seconde fois. + +--Ah! ah! c'est très intéressant. + +Giglio remercia le policier, lui ordonna de faire cesser la surveillance +le lendemain à quatre heures précises, et surtout de renoncer à toute +communication avec Taxis, d'une part, avec Pausole, de l'autre. + + * * * * * + +Il achevait à peine, lorsqu'un grand mouvement se fit autour de lui, + +Le Roi venait de manifester au préfet qu'il lui était agréable de se +retirer dans ses appartements avec la jeune femme qu'il avait épousée le +matin même. + +Giguelillot traversa vivement le salon, s'approcha de Diane à la Houppe +et prit en penchant la tête sur l'épaule un air suppliant et doux... + +Diane fronça les sourcils sans pouvoir en même temps s'empêcher de +sourire, et, le visage tendu en avant, elle articula nettement: + +--Oui. + +Puis, dans un rire silencieux, elle murmura non sans bravade: + +--Tu ne diras plus, petite horreur, que tu n'as jamais entendu ce +mot-là. + + * * * * * + +Il la rejoignit une heure plus tard. Elle l'attendait sur une chaise +longue; ses cheveux noirs ondulaient largement sur chacune de ses joues +et la recouvraient jusqu'à la hanche. Il ne vit de son expression que +deux yeux très brillants et une bouche humide... + +--Eh bien, madame, dit-il, je vous ai obéi. La Princesse Aline n'est pas +arrêtée. + +--Oh! tu es gentil! tu es si gentil! + +--Quelle récompense aurai-je? + +--Toutes celles que tu aimes. + +Elle ferma doucement le verrou, tandis qu'il éteignait toutes les lampes +électriques, sauf une qu'il posa sur le sol, afin de laisser le sommet +du lit dans une demi-obscurité. Il retira son costume jaune et bleu dans +le cabinet de toilette. Un flacon de parfum s'offrait: il le reconnut +aussitôt et s'en versa par attention. + +Mais lorsqu'il frissonna enfin dans les bras de la jeune femme il se +sentit presque humilié, ou, si l'on peut le dire, inutile. Son gracieux +talent ne lui servait à rien. Diane obéissait aux caresses avec un tel +empressement que toute subtilité devenait ruse perdue. Déjà elle avait +ressenti ce qu'il s'occupait de lui suggérer avec plus de méthode +qu'elle n'avait de patience. Ainsi plusieurs fois de suite elle le +déconcerta. + +Au milieu de la nuit, comme pour le dominer et le maintenir au moment où +elle attendait de lui des réponses presque solennelles, Diane à la +Houppe s'étendit avec un soupir sur celui qu'elle chérissait tant, +s'accouda de chaque côté, le frôla régulièrement de ses seins gonflés et +souples dont la caresse passait tiède et lui dit avec effort: + +--Tu m'aimes? + +--Oui. + +--Combien de temps m'aimeras-tu? + +--Toujours. + +--Alors... je peux te confier... un secret? + +--Tu peux. + +--Le Roi m'a dit qu'il songeait à permettre aux pages... d'entrer dans +le harem... et qu'il fermerait les yeux sur... ce qui se passerait... +très probablement. + +--Admirable inspiration! + +--Oh! ne ris pas!... Je suis si contente!... Nous pourrons nous +revoir... Maintenant cela m'est bien égal que la blanche Aline soit +prise... puisque cela ne nous sépare plus... + +--Amour!... + +--Mais tu vas me jurer quelque chose. + +--Tout ce que tu voudras. + +--Il y a tant de femmes au harem... Sais-je seulement si quelqu'une ne +te fera pas la cour? Souviens-toi, Djilio, souviens-toi que je me suis +soumise la première... et jure-moi que les autres n'obtiendront rien de +ta bouche... Jure-moi que personne ne t'étreindra comme je t'étreins... +avec mon corps et mon âme!... Jure, Djilio! Donne-toi comme je me donne! + +Giguelillot ne fit aucune difficulté. Il jura selon les traditions et +prit le ton qui convenait à la circonstance. Puis il quitta la belle +Diane «afin de ne pas la compromettre», ainsi qu'il le lui fit +comprendre,--et aussi pour dormir tranquille, mais il ne dit rien de +cette-raison-là. + + * * * * * + +Le lendemain, comme il passait dans le corridor préfectoral, un appel +murmuré mais pressant lui fit retourner la tête. + +Le petit visage de Philis se hasardait, timidement, derrière une porte +entre-bâillée. + +La porte s'ouvrit tout à fait, puis se referma sur eux deux. + +--Le Roi dort, dit Philis. Restons là,... Nous ne serons pas surpris. + +--Comment! à midi et demi, le Roi dort encore? + +--Pas depuis longtemps! expliqua la petite avec une certaine fierté. + +--Et vous? + +--Moi! je n'ai pas sommeil quand je pense à vous. Il y a une heure que +je vous attends derrière cette porte. + +--Que vouliez-vous de moi? + +Elle prit un air penché: + +--Une petite leçon, monsieur... Vous ne m'en avez donné qu'une et je +l'ai vite apprise par cœur, mais je ne ferai jamais de progrès si vous +ne m'enseignez qu'une règle sur quatre... + +Giguelillot la félicita de ses dispositions studieuses. Toutefois, comme +il ne trouvait ni agréable ni décent le rôle qu'on voulait lui faire +jouer, il décida que dans l'intérêt même de l'élève, la seconde leçon +devait être plus expérimentale que théorique, et, consultant ses +fantaisies plutôt que les devoirs de sa tâche, il abusa diversement de +l'acceptation préalable que Philis exprimait toujours à l'étourdie, avec +un jeune élan de confiance et parfois de curiosité. + +Philis apprit les quatre règles. Son esprit s'ouvrait peu à peu à toutes +les lumières nouvelles d'une science qui la ravissait, et qui n'était +jamais trop difficile, prétendait-elle, pour ses jeunes compréhensions. +Cependant après une heure et quart Giguelillot lui dit en ami que son +petit cerveau délicat avait assez travaillé. + +Elle le retint: + +--Vous vous en allez? + +--Jusqu'à ce soir. + +--Vous sortez en ville? + +--Oui. + +--Puis-je vous donner une commission? + +--Laquelle? + +--Écoutez... Ma sœur n'a pas toujours été gentille pour moi... mais je +l'aime bien tout de même... et je suis triste qu'elle soit partie... +Vous êtes si adroit, petit ami... Vous pourrez peut-être découvrir son +adresse... et la voir un instant... et lui parler de moi... Cherchez-la, +vous me ferez plaisir... Gardez son secret, je n'en veux pas... mais +dites-moi si elle va bien... Je ne vous demande pas autre chose... + +--Vous le saurez ce soir, dit Giguelillot. + +--C'est gentil... Encore un petit mot... Vous lui parlerez... vous lui +parlerez de tout près... Ne l'embrassez pas... + +--Je vous le promets. + +--Même si elle a l'air d'en avoir envie? + +--Les jeunes filles n'ont jamais cet air-là, mademoiselle. + +--Oh!... alors on voit bien que vous ne les connaissez pas! + + * * * * * + +Giguelillot déjeuna fort tranquillement, fit à plusieurs amis l'aveu +confidentiel de son départ pour une enquête, afin que cela fût +immédiatement répété au Roi. Puis il sortit, seul et sans canne. + +Devant l'hôtel de la préfecture, sur la planche d'un banc public, il +aperçut la belle Thierrette, qui, les deux mains croisées en poing et le +corps courbé en cerceau, posait, sans en avoir conscience, pour la +statue monumentale du Découragement silencieux. + +Il la releva par le menton. + +--Eh bien, pauvre Thierrette, cela ne va pas? dit-il. + +--Ah! monsieur! je ne peux pas suffire... Ce n'est pourtant pas faute de +bonne volonté... J'y mets tout mon cœur, vous savez... je me mets en +quatre pour contenter... mais il y a trop d'ouvrage... Je vais demander +mon compte. + +--Déjà? Déjà? Comment, toi, une forte fille, avec tes muscles et ta +santé, tu ne peux pas crier: «Vive l'armée!» pendant deux jours de +suite? Qui est-ce qui m'a flanqué une mauviette pareille, sacré nom d'un +chien? + +--Mauviette? Je voudrais bien en voir une autre à ma place!... Monsieur, +ils amènent leurs amis, maintenant!... Un régiment, passe encore, mais +toute la ville, je ne peux pas... Alors je viens vous prier... pour si +vous connaissiez une maison plus tranquille... même avec plusieurs +maîtres... pourvu qu'ils ne soient pas plus de cinquante... + +--Allons, console-toi. Je sais ce qu'il te faut. De ma propre autorité +je te nomme ribaude ordinaire à la suite du corps des pages. Nous sommes +quinze à peine... + +--Oh! si ce n'est que cela! + +--... Et nous avons tous beaucoup d'amies; mais il nous manquait... +comment dirai-je... quelqu'un qui fût à portée... Les soubrettes du Roi +ne sont jamais seules à l'heure où on leur rend visite... On ne peut pas +compter sur elles... Toi, tu seras notre petit harem particulier. C'est +entendu. Sèche tes larmes. + +La paysanne se confondit en remerciements et resta clouée sur la place. + +La quittant avec un geste d'encouragement et d'entrain, Giguelillot fut +d'abord s'acheter des cigarettes, puis il se rendit vers les lieux où il +savait pouvoir rencontrer Galatée. + +C'était un petit hôtel blanc, fort convenable d'aspect, et dont rien ne +décelait la vie intérieure. + +Le page sonna. On l'introduisit auprès d'une grande dame âgée qui avait +de parfaites façons et qui s'enquit tout de suite de ses préférences, +c'est-à-dire qu'elle lui demanda s'il fallait faire prévenir en ville +Mme X., femme d'un magistrat, personne blonde très effarouchée, ou +plutôt Mme Y., dont la photographie était sur la cheminée. + +Mais Giglio, sans y toucher, fit en quelques mots précis le portrait +d'une jeune fille idéale qui ressemblait à Galatée comme Galatée à son +miroir. + +On le laissa seul dans une chambre, et, après vingt minutes d'attente +pendant lesquelles on fit semblant d'aller quérir l'ingénue chez elle, +il vit entrer Mlle Lebirbe qui venait simplement de la chambre voisine. + +Dès qu'elle l'aperçut, elle poussa un cri et, détournant la tête, se mit +à pleurer. + +Au lieu de triompher par un «Je vous l'avais bien dit!» qui ne lui eût +pas apporté les consolations indiquées, Giglio s'approcha d'elle et lui +prit la main: + +--Qu'avez-vous? + +--Ah! vous êtes gentil d'être venu! + +Ses larmes redoublèrent. Elle reprit: + +--Vous aviez raison... vous m'avez parlé comme un ami... J'ai eu tort de +ne pas vous croire... On a été si grossier pour moi, si vous saviez!... +Je ne suis pas plus heureuse que dans ma famille... + +--Vous retourneriez chez votre père? + +--Oh! non! mais je veux sortir d'ici. + +--Personne n'a le droit de vous retenir. Où irez-vous quand vous serez +sortie? + +--Je ne sais pas... + +Puis, de plus en plus désespérée, elle sanglota: + +--Je suis amoureuse. + +Giglio ne comprenait plus. + +--Vous dites? + +Elle ne répondit rien. + +--Amoureuse de qui? + +Elle hésita encore, sourit légèrement, soupira, et dit enfin: + +--De votre amie. + + * * * * * + +Très sérieux, le page hasarda: + +--Est-ce que vous ne pourriez pas désigner plus clairement... + +--Votre amie de l'hôtel du Coq... L'aînée des deux... Elle est venue +ici... Elle avait besoin d'argent, paraît-il... Ah! si vous aviez vu ma +joie quand je l'ai aperçue... N'est-ce pas qu'il y a des hasards +providentiels et que nous étions prédestinées à nous retrouver un jour, +peut-être pour longtemps? + +--Ce n'est pas douteux, dit Giguelillot qui entrevit des machiavélismes. + +--Vous savez que j'en suis folle? reprit Galatée. Je comprends +maintenant tout ce que j'ai vu par ma fenêtre, au bout de ma lorgnette +qui tremblait... Nous sommes restées seules une demi-heure dans un salon +d'attente... Je crois bien qu'elle en aime une autre et néanmoins elle +m'a aimée... pour se purifier, disait-elle, de ce qu'elle allait faire +dans l'horrible endroit où je suis encore. Quand je pense qu'elle va +revenir dans une demi-heure et que peut-être nous ne nous reverrons +pas... + +--Vous vous reverrez, dit Giguelillot, ce soir même, et pour longtemps. + +--Je le lui ai demandé. Elle ne veut pas. + +--Elle voudra... Croyez-moi aujourd'hui puisque vous regrettez de ne +m'avoir pas cru avant-hier... Venez ici écrire une lettre. Demandez ce +qu'il faut pour cela. + +Une esclave en bonnet apporta un buvard. + +--Vous allez, dit Giguelillot, écrire à la jeune fille que vous espérez, +que vous attendez ici même. + +--Pourquoi? + +--Pour lui dire d'abord ce que vous pensez d'elle... + +--Elle le sait. + +--Elle ne le sait pas. Rien ne vaut une déclaration écrite... Dites-lui +par lettre tout ce que vous lui avez dit en pensée depuis que vous +l'avez quittée... Et enfin... + +--Mais puisqu'elle va venir? + +--Oh! il ne faut pas lui en parler. C'est très important. Vous gâteriez +tout. + +--Soit... + +--Dites-lui donc ce que vous pensez d'elle, et donnez-lui rendez-vous +pour ce soir au Jardin-Royal, sous le monument de Félicien Rops. + +--Elle y sera? + +--Elle y sera. Je m'y engage. Mais dépêchez-vous. Le temps presse. + +Galatée écrivit sa lettre, puis, la tendant: + +--À quelle adresse? + +--Je me charge de la faire parvenir. + +--Et le résultat? + +--Ce soir vous serez toute seule avec cette jeune personne et vous +l'emmènerez où il vous plaira... Je vous conseille d'aller en France. + +--Vous ne vous moquez pas de moi? + +--Voulez-vous me dire pourquoi je me moquerais de vous?... et si jusqu'à +présent je vous ai laissé croire que je faisais de fines mystifications +autour de votre personne? + +--Pardonnez-moi, mon ami. Merci... Merci de tout cœur... Vous +reverrai-je? + +--Non... ou du moins... pas cette semaine... On se revoit toujours: le +monde est si petit. Mais je vous chasse d'où vous êtes, et ne vous donne +aucun rendez-vous. C'est la meilleure preuve que je puisse vous offrir +de ma respectueuse amitié. + + + + +CHAPITRE IX + +OÙ GIGUELILLOT, LUI AUSSI, DEVIENT AMOUREUX. + + Le garçon est pour la fille, + La fille est pour le garçon; + Quoi qu'on fasse et qu'on babille, + Ce n'est, ma foi, que vétille, + Que mystère et que façon. + Le filet est pour l'anguille + Et le trou pour la cheville, + La limace à la coquille, + La coquille au limaçon. + Le garçon est pour la fille, + La fille pour le garçon. + + Le manche pour la faucille + Et la balle pour la grille, + Le fil pour la canetille + Et la pomme pour l'arçon, + L'appât est pour l'hameçon, + Le bout pour le nourrisson, + Et l'oiseau pour le buisson, + Et le garçon pour la fille. + Le cheval est pour l'étrille + Et pour le caparasson, + Le tillac est pour la quille, + La cage pour le pinson, + Et l'étang pour le poisson, + Et l'ente pour l'écusson, + Et l'épy pour la moisson, + Le rocher est pour l'anguille, + La fille pour le garçon. + . . . . . . . . . . . . + + _Virelai de CLAUDE LE PETIT._--1660. + + +Lorsque Giguelillot se rendit enfin hôtel du Sein-Blanc et de +Westphalie--car vous pensez bien qu'il y courut--Mirabelle venait de +sortir. + +Il frappa trois coups discrets, et attendit: + +--Qui est là? + +--Moi. + +--Vous?... le page de papa? dit Line tout bas, dans la serrure. + +--Puis-je entrer? + +--On m'a bien défendu d'ouvrir... Mais puisque c'est vous, il n'y a pas +de danger. + +Elle lui ouvrit, et, se haussant sur la pointe des pieds, elle lui +tendit la joue. + +--Embrassez-moi, dit-elle, je vous le permets... Sur l'autre joue +aussi... La vôtre, maintenant... + +Elle soupira. + +--J'ai bien des choses à vous dire... Asseyons-nous tout près, sur le +canapé... Comment vous appelez-vous? + +--Djilio. + +--Oh! quel joli nom! dit Line. + + * * * * * + +Et Giglio pensa une fois de plus que si chaque femme trouve à dire des +banalités diverses, selon les amants qu'elle rencontre, chaque homme +n'entend pas plus de dix phrases de la part de toutes les maîtresses, +comme si elles répétaient en secret pour lui réciter le même rôle. + + * * * * * + +--Quel hasard! s'écria Line. Je pensais justement à vous... Laissez-moi +vous regarder... Je me suis presque disputée avec mon amie à propos de +vos yeux... Je les trouvais très jolis. On a prétendu que non. Mais j'ai +raison contre elle, Djilio. Ils sont bien jolis, vos yeux. + +--Tout à fait quelconques, dit Giglio; s'ils s'animent quand ils vous +regardent, Altesse, c'est à vous qu'ils le doivent. + +--Ne m'appelez pas Altesse, vous m'intimidez. Dites-moi Line, c'est plus +gentil. + +Mais il ne la nomma d'aucune façon, car, avec un trouble apparent qui +n'était pas, cette fois, volontaire, il ne trouva plus rien qui lui +semblât digne d'être dit à la blanche Aline. + +Le premier jour où il l'avait vue, dans cette autre chambre d'hôtel où +s'étaient précipités des événements si rapides, les circonstances ne se +prêtaient guère à une contemplation tendre. Mirabelle, présente et +jalouse, ne se laissait pas oublier, Aline inquiète montrait un visage +altéré. Scène étourdissante et brève, ce quart d'heure singulier s'en +était allé en folie dans le tourbillon de son souvenir. + +Là au contraire, dans le silence, de ses yeux et si près de son visage +charmant, il la vit semblable à elle seule. + +Diane à la Houppe lui parut trop sensuelle; Philis trop exempte de +tendresse. L'une dévorait et l'autre jouait, mais aucune des deux +n'avait dans le regard cette petite flamme continue qui appelle et +retient l'amour au moment où elle le révèle. + +Il tenait les deux mains de Line, qui ne baissait pas les paupières et +qui laissait entr'ouverte, comme pour un baiser toujours prêt, sa petite +bouche plus haute que large de jeune fille encore enfant. + + * * * * * + +Il ne lui parlait point. Il n'aurait su que lui dire. Vaguement, et une +à une, les phrases qu'il avait répétées cent fois se présentèrent à son +esprit. D'abord il les rejeta, puis avec un sourire presque triste, il +pensa que sur un autre ton, ces phrases-là ne seraient plus les mêmes. +Il se dit que ses hyperboles, et les plus invraisemblables, se +trouveraient mieux que jamais en situation; que les petits mensonges de +la galanterie, excusables dans une aventure, deviendraient tout à fait +touchants au début d'une passion réelle; enfin qu'il pouvait sans faute +abuser sa nouvelle amie selon ses méthodes ordinaires, sachant qu'il lui +ferait plaisir et sentant combien cela lui était dû. + +--Qu'avez-vous? disait Line, + +--Je vous aime, fit-il. + +--Je vous aime aussi, Djilio; je vous aime de tout mon cœur. Je suis +bien heureuse en vous le disant. + +--Mais moi, je vous aime depuis si longtemps. Vous n'en saviez rien, +n'est-ce pas? + +--Depuis longtemps? répéta Line. Vous m'aimez depuis longtemps? Mais +hier matin je ne vous connaissais pas... + +--Je vous aime depuis trois ans, dit Giguelillot en soupirant. + +--Et vous ne me l'aviez jamais dit? + +--Je n'osais pas... Je pensais à vous, mais vous étiez si haut, si loin +de moi!... Comment croire que jamais vous consentiriez à m'entendre?... +Je vous aimais d'en bas... Je pensais à vous sans cesse, mais je +n'espérais pas que j'arriverais un jour, par un hasard extraordinaire, à +vous parler enfin seul à seule, la main dans la main, les yeux dans les +yeux... + +Line le regardait avec tendresse. + +Il poursuivit: + +--Vous ne me croyez pas? + +--Oh! si! + +--Tenez... J'écrivais des vers sur vous... + +--Des vers? Vous faites des vers? Oh! j'aime tant les vers! Et vous en +avez fait sur moi? c'est vrai? + +--Voulez-vous les lire? + +--Si je veux les lire?... mais oui! + +--Les voici. + +Giguelillot sortit de sa poche son premier volume de vers, feuilleta... +Agnès... Alberte... Alexandrine... Alfrède... Alice... Alix... Aline! + +--Lisez! dit-il simplement. + +Line s'empara du petit volume et lut avec avidité: + + Ah! quand vous paraissez dans le ciel du loisir, + Lumière de mes nuits si tristes et si brèves, + Idéal renaissant de mon premier désir, + Ne sentez-vous jamais mon âme vous saisir + Et fermer sur vos seins les ailes de ses rêves? + +La petite Line leva de grands yeux. + +--Mais qui me dit que ces vers sont pour moi? + +--C'est un acrostiche... Vous savez bien ce que c'est qu'un acrostiche? +Vous êtes abonnée au _Journal de la Jeunesse_? Lisez les premières +lettres de chaque vers. + +--A, L, I... Aline! s'écria-t-elle avec un sourire de joie. Oh! c'est +vrai! Et comme ils sont jolis! Je n'en ai jamais lu d'aussi jolis que +ceux-là... Mais vous avez beaucoup de talent! + +--Quand je parle de vous, Line... C'est vous seule qui m'inspirez... +Vous m'avez bien compris?... Je n'osais pas écrire votre nom dans un +volume que tout le monde pouvait lire... Je l'ai caché dans un +acrostiche... secrètement... pour vous et pour moi... Personne ne le +sait, hors nous deux! + +Line se jeta dans ses bras. Il la prit avec passion, et sans rien tenter +de plus direct envers son petit corps plié, il unit sa bouche à celle +qui se tendait, très tendrement, presque avec précaution. + +--Comment! dit Line, vous connaissez cela aussi?... Mirabelle me disait +qu'elle l'avait inventé... + +--On le lui avait appris, dit Giguelillot. + +--Comme à vous? + +--Oh! je l'aurais deviné d'instinct, le premier jour où je vous ai vue. + +--Mais alors... elle m'a trompée? + +--Elle vous a trompée gentiment. + +--C'est égal... elle m'a dit un mensonge... Je ne le lui pardonnerai de +ma vie. C'est si vilain, les mensonges, n'est-ce pas? + +--Rien n'est plus laid, dit Giguelillot. + +Line réfléchissait, les lèvres serrées. + +--Je vous aime encore plus que mon amie, dit-elle. + +Ici, Giglio cessa de se contenir. Il prit la petite Line dans ses bras, +la porta sur le lit sans quitter ses lèvres, d'autant plus facilement +qu'elle lui disait: + +--Oh! oui!... mettez-vous là... tout près... tout près... + +Et une heure plus tard, la blanche Aline avouait dans ses bras très +émus: + +--Mirabelle est une menteuse. Je vous aime plus qu'elle, beaucoup plus +qu'elle... Je vous aime... comme je n'ai jamais aimé personne au +monde... Oh! ne vous en allez pas! ne vous en allez pas! + +--Il le faut... + +--Mais pourquoi? + +--Le Roi m'attend... Mirabelle va rentrer... + +--Je ne veux plus la voir! Je n'aime que vous! que vous!... Restez là... +je voudrais vous toucher depuis les pieds jusqu'à la tête et rester +ainsi toujours, les doigts dans vos doigts, la bouche sous la vôtre... +Je ne veux pas que vous vous en alliez... Obéissez-moi, enfin! + +Giglio brusqua les choses: + +--Tout est perdu, dit-il, si nous restons ici. Mirabelle vous reprendra +dans une heure. Elle-même sera prise une heure après et nous ne pourrons +plus jamais, jamais nous revoir, car le Roi vous emprisonnera de nouveau +dans vos appartements du palais. + +--Alors, emmenez-moi, partons... Est-ce qu'il n'y a pas d'autres pays où +nous pourrions vivre tranquilles, sans que personne puisse nous +tourmenter? + +Giglio eut pitié de Pausole: + +--Vous aimez votre père, ma petite Line. Vous l'aimez beaucoup. Si vous +allez où il n'est pas, vous le regretterez bientôt. + +--Oui, j'aime papa, mais pourquoi m'enferme-t-il? Si je reviens au +palais, je ne pourrai pas vous revoir et je serai malheureuse comme +avant... Car je le sens bien maintenant... j'étais très malheureuse... +Je ne m'en doutais guère... + +--Il y a un moyen qui arrangera tout. Vous vous rappelez la maison dont +je vous avais parlé hier? la maison de ces bons vieillards qui +recueillent les enfants maltraités et les soignent? + +--Oui. 22, rue des Amandines. Je crois que je me rappelle encore +l'adresse. + +--Parfaitement. Allez-y. Allez-y tout de suite. Et quand on vous aura +donné la chambre qui vous convient (demandez la section des filles), je +me charge de vous en faire sortir avec toute votre liberté. + +--Pour toujours? + +--Pour toujours. + + + + +CHAPITRE X + +OÙ L'ON PRESSENT LA FIN. + + Διὸ δεῖ ἦχθαί πως εὐθὺς ἐκ νέων, ὡς ὁ Πλάτων φησίν, ὥστε χαίρειν τε + καὶ λυπεῖσθαι οἷς δεῖ· ἡ γὰρ ὀρθὴ παιδεία αὕτη ἐστίν. + + ARISTOTE, _Éthique_, II, 2. + + +Il était quatre heures, le lendemain, quand Pausole et ses deux +ministres furent reçus rue des Amandines, où le bon Roi, si bon qu'il +fût, ne croyait pas entrer en père. + +Giguelillot, depuis le matin, avait mis zèle et patience, d'abord à +persuader au Roi que cette visite serait pleine d'attraits; ensuite à +instruire secrètement ses hôtes, afin qu'ils lui parlassent comme il +convenait de le faire. + +Le directeur de la Société mena Pausole jusqu'à un fauteuil, s'inclina +trois fois devant lui et lut enfin, d'une voix satisfaite et ponctuée, +l'allocution que voici: + +«Sire, + +«L'Union tryphémoise pour le Sauvetage de l'Enfance ne saurait être +comparée aux œuvres similaires des pays limitrophes, pas plus que les +lois de Votre Majesté ne souffrent de rapprochement avec celles des +nations rivales. Ici, nous recueillons les enfants maltraités, +physiquement ou moralement, mais le danger moral que nous prétendons +combattre n'est pas du tout celui que redoutent nos meilleurs confrères +étrangers, lesquels n'entendent pas comme nous le bonheur des petits +enfants.» + +--Je le crois sans peine, dit Pausole. + +--«Nous estimons, avec vous-même, Sire, que le jeune être acquiert très +tôt quelque droit à la liberté. Nous estimons qu'en soumettant la +jeunesse à l'autorité paternelle pendant vingt et une années +d'existence, les vieilles lois européennes prolongent dans leur sein +l'une des nombreuses racines que l'esclavage antique y laisse encore +vivantes. Le droit du père sur le fils, comme celui du mari sur la +femme, c'est, au fond, sous un nom quelconque, la mainmise du plus fort +sur l'épaule du plus faible, et il emprunte à la tyrannie son arbitraire +sans limites, en même temps que son prétexte et son drapeau: la +protection. Le mobile qui entraîne un citoyen libre à enfermer son +enfant dans les horribles geôles qu'on nomme les internats n'est pas +différent de celui qui le pousse, pendant les vacances, à martyriser le +pauvre petit du revers de la main ou du bout de la règle. L'homme, qui +n'a plus de droits sur les libertés de l'homme et qui ne peut plus +impunément séquestrer ou frapper un esclave humain, conserve partout son +pouvoir sur la personne de l'enfant, et, comme il faut bien qu'il abuse +de tous les pouvoirs qu'on lui donne, il abuse de celui-là, pour se +dédommager d'avoir perdu les autres.» + +--Très bien pensé, dit Giguelillot. N'est-ce pas, Sire? + +--Très bien, dit Pausole. + +--«Nous considérons comme abus de pouvoir paternel toute atteinte portée +à la libre expression comme au libre exercice des volontés de l'enfant, +si ces volontés n'engagent que lui seul. Nous offrons chez nous un asile +à tous les enfants malheureux sans leur demander pourquoi ils +souffraient dans leur famille, mais en constatant avec une légitime +fierté qu'ils sont heureux dans notre sein. Nous entretenons chez eux le +goût spontané de l'étude au lieu de leur faire haïr toute espèce de +travail en les emprisonnant dans la salle de classe. Leur émulation +n'est pas moindre et nous avons constaté bien des fois que, près d'un +maître aimé, l'espoir des récompenses vaut la crainte des punitions. Les +deux sexes élevés ensemble apprennent à se connaître l'un l'autre et +sont ainsi moins exposés à se tromper cruellement plus tard. Lorsqu'il +leur plaît d'aller au jeu, ils sont libres là comme ailleurs. Rien ne +leur est défendu, hormis de se disputer. Ils se groupent comme ils le +veulent, dans la cour comme au dortoir. Respectant les lois naturelles +plutôt que les principes des hommes, nous n'enfermons pas les sens de +nos élèves dans une contrainte artificielle où ils dévieraient +fatalement, pour le plus grand dommage de leur santé fragile. Nous +favorisons au contraire l'expansion des jeunesses précoces, convaincus +qu'à retarder l'amour on ne fait que le rendre plus redoutable, et qu'à +suppléer le plaisir par le rêve on accomplit de mauvaise besogne. Ce +n'est pas là de l'éducation, au sens vraiment élevé du mot...» + +Pausjole interrompit le discours: + +--Et quand ces enfants vous demandent conseil? + +--Sire, nous leur déconseillons les amitiés particulières, mais c'est +pour leur présenter les amitiés multiples comme un meilleur emploi de +leurs jeunes tendances. L'amour, l'amour exclusif d'une personne +individuelle, l'amour enfin tel qu'on l'enseigne dans les classes de +littérature des lycées français ou allemands, est en effet une tragédie +qui aboutit le plus souvent à la folie furieuse d'Oreste, à la triste +fin de Marguerite ou au suicide lamentable de Roméo et de Juliette. Les +faits divers de tous les grands quotidiens sont remplis de pareilles +catastrophes. Pénétrés du devoir qui nous incombe et de l'influence +salutaire que nous pouvons exercer, nous enseignons à nos élèves les +dangers d'un amour unique; certes, nous apportons ici le tact et la +discrétion que de pareils sujets comportent, mais nous ne saurions +oublier devant nos petits orphelins qu'il y va de leur santé morale et +de leur avenir tout entier. + +--Je vous approuve des deux mains, dit Pausole. Débauchez! monsieur, +débauchez! On voit assez par ce qui se passe au dehors de nos frontières +les effets parallèles des deux grands systèmes. D'une part, dans les +classes supérieures, la claustration à la chambre et la continence +obligatoire de la jeunesse, contre la nature et le bon sens, ont fait +croître la race efflanquée, débile, phtisique et frappée d'anémie en qui +s'étiole aujourd'hui l'aristocratie européenne. Au contraire, d'où +viennent les ouvriers forts, les manieurs de marteaux, les porteuses de +pain? De Charonne et de l'East End, de Whitechapel et de Ménilmontant, +des longs faubourgs de Hambourg et des cloaques de Marseille, de tous +les milieux enfin où l'enfance pousse en liberté, se mêle et s'unit +selon ses instincts, sans retenue et sans contrôle... + +Pausole, fatigué d'avoir tant parlé, se reposa en interrogeant: + +--Aboutissez-vous? dit-il. + +--Pas toujours, répondit le vieillard. Nous sommes cependant satisfaits, +au moins par comparaison. Une Société d'un pays voisin (œuvre dont je +parlerai d'ailleurs avec tout le respect que mérite _a priori_ une +institution charitable) s'est donné pour mission de ne libérer ses +filles que vierges ou mariées. On ne sait pas bien pourquoi. Mais voici +des chiffres: en treize ans, cette Société a recueilli près de deux +mille cent cinquante enfants... + +Giguelillot glapit: + +--«C'est beaucoup, dit Candide.» + +Le président continua: + +--Et sur ce nombre énorme de jeunes nubilités, savez-vous combien elle a +marié de filles?... Deux. + +Giguelillot grommela: + +--«C'est beaucoup, dit Martin.» + +Mais le président restait grave: + +--Nous, au contraire, depuis sept années, sur huit cent quarante six +filles, nous en avons débauché huit cent douze. J'ose dire qu'étant +donné le but respectif des deux Sociétés... + +--Oh! la vôtre l'emporte, affirma Pausole. Cela n'est pas douteux. + +--Votre Majesté daigne reconnaître nos efforts? + +--Non seulement je vous approuve, mais je vous subventionne, dit +Pausole. J'inscris soixante mille francs pour vous à mon budget de +l'Intérieur. Si cette somme ne suffit pas aux bonnes œuvres que vous +pourriez faire, dites-le à mes ministres: elle sera augmentée. + +Le vieillard s'inclina profondément, puis d'une voix subitement altérée, +il balbutia: + +--L'accueil si bienveillant... que Votre Majesté... l'approbation, +veux-je dire... si flatteuse... que reçoivent ici nos idées... nos +tentatives... nos essais de réalisation... m'encourage à... + +--Mais parlez donc! + +--Sire, la communication que j'ai à faire ici... est d'ordre si +confidentiel... que je ne me crois pas le droit de l'exposer en ce +moment... + +--Retirez-vous, mes amis, dit Pausole à ses conseillers... Et maintenant +parlez, monsieur: nous sommes seuls. + +--Hier soir, à sept heures... nous avons vu entrer ici... une auguste +visiteuse, Sire... Son Altesse la Princesse Aline. + +Pausole bondit: + +--Ici?... Ma fille est ici?... dans ce lieu de perdition et de +proxénétisme? + +--Elle demande secours... murmura le vieillard presque défaillant. + +--Et contre qui? + +--Contre son destin, Sire, contre son destin... elle n'accuse personne. + +--Elle est seule? + +--Toute seule. + +--Dites-lui donc que je l'attends! elle se jettera dans mes bras! + +--Oui... mais auparavant... elle demande que nous lui assurions... les +libertés que vous trouviez à l'instant si équitables, Sire, et que vous +déclariez justement offertes à la jeunesse des deux sexes... + +--Allons! qu'est-ce que cela signifie?... Où est ma fille?... J'entends +la voir à l'instant même. + +On la pria d'entrer. + + * * * * * + +Comme pour affirmer par un signe extérieur toutes les libertés qu'elle +avait déjà prises, Line avait revêtu le costume national des +Tryphémoises: le mouchoir de couleur aux cheveux et les mules. + +Elle fit quelques pas, très fière de sa nudité symbolique, mais un peu +timide aussi. + +Pausole la prit dans ses bras. + +--Ma petite fille! mon petit enfant! pourquoi es-tu partie? + +--Parce que j'avais rencontré une très bonne amie, papa, et parce que +dans ton palais tu me défendais d'aimer personne. + +--Avec qui donc es-tu partie? + +--Avec une danseuse d'opéra. + +--Une danseuse? mais cela n'a aucune importance, alors? + +--Ah! dit Line. + +Pausole l'embrassa de nouveau. + +--Tu veux bien revenir avec moi, maintenant? Tu m'embrasses? + +--Oui, papa. Je te dis: «Oui» tout de suite. Je sens que je vais te +suivre partout; mais je sens aussi que tu vas me dire, et tout de suite +comme moi, dans l'oreille, quelque chose de très gentil. + +--Que je t'aime bien? + +--Et que tu me laisses libre. + +--Mais enfin pourquoi? + +--Parce que tu m'aimes bien. + +Pausole, très ému, regarda sa fille. Longtemps il resta silencieux, +comme si une lutte profonde et presque pénible se livrait sous sa +poitrine entre les divers conseils de son affection paternelle. Puis il +dit un peu tristement: + +--Eh bien, nous verrons, mon enfant. Je t'aime assez pour te rendre plus +heureuse que moi. + + + + +ÉPILOGUE + + _Sat prata biberunt_, comme dit le vieil Horace. + + _Le Temps_, 20 novembre 1900. + + +Revenu au palais le soir même par une marche très fatigante qui dura +près d'une heure et quart, le Roi Pausole passa trois jours en +silencieuses méditations. + +Tryphême après son départ reprit sa vie accoutumée. La jeune fille +primée par M. Lebirbe continua de donner chaque soir le recommandable +exemple qui lui avait valu les palmes. Mirabelle, déchirée par le +désespoir en apprenant que Pausole avait repris sa fille, se rendit +pourtant à la nuit sous le monument de Félicien Rops où elle savait +pouvoir rencontrer Galatée. Toutes deux s'unirent ce soir-là jusqu'aux +derniers vertiges de la sensation et elles ne savaient pas encore de +quel amour fidèle et tendre cette longue étreinte en larmes nouait le +premier souvenir. + +Giguelillot avait parcouru le chemin du retour en quatre bonds de son +petit zèbre, car il se devinait également incapable de cacher à la +blanche Aline les sentiments nouveaux qu'elle lui inspirait, et +d'exprimer à la belle Diane ceux qu'elle ne lui inspirait plus. + +Pendant les trois jours où le Roi, seul avec sa bonne conscience, agita +en lui des questions de morale, Line et son ami page se retrouvèrent +toutes les nuits devant le Miroir des Nymphes toujours plein d'eau +lunaire et de feuillages obscurs. + +--C'est très mal, disait Line, songeant à Mirabelle. + +--Non, disait Giguelillot, puisqu'elle n'en sait rien. + +Et il savait se faire pardonner tout ce que cette parole avait +d'abominable par tout ce qu'elle avait d'absolutoire et de consolant. + + * * * * * + +Enfin Pausole, un matin de soleil où la Reine Alberte venait de recevoir +ses faveurs courtoises mais un peu distraites, sortit du palais en +couronne et demanda sa mule Macarie. + +En même temps il fit annoncer que tous les habitants de la demeure +royale, Reines, écuyers et dames d'honneur, ministres, pages et +palefreniers, eussent à se réunir en grande assemblée devant le cerisier +de sa justice afin d'y entendre les discours qu'il jugerait bon d'y +prononcer. + + * * * * * + +Lorsqu'il fut assis là dans sa rouge robe flottante avec le sceptre et +le globe d'or: + +--Mesdames, dit-il, et vous, Messieurs, il est dur d'appliquer à sa +propre personne les principes que le sage répand comme des bienfaits. +J'ai cru longtemps qu'il me serait permis de maintenir la liberté sur +mon peuple bien-aimé sans éprouver moi-même dans certains cas ardus, ce +que cette liberté a parfois de pénible; du moins pour celui qui la +donne. Il me semblait que sur un territoire où l'on compte cinq cent +mille foyers, je pourrais sans grand dommage, en excepter un, un seul, +où une certaine autorité serait encore vivante. Il était tout naturel +que ce foyer fût le mien et que le dispensateur des indépendances ne +souffrît pas le premier de leurs excès possibles. + +Ici le Roi prit un temps, cueillit une cerise délicieuse ou plutôt en +cassa le fil qui l'attachait à portée de ses doigts, et tout en aspirant +doucement le suc du fruit juteux et tiède, il suivit d'un œil un peu +mélancolique l'agitation passionnée de la multitude qui l'écoutait. + +--Mais, reprit-il, le Roi lui-même s'instruit. Je viens de faire un +voyage secret pendant lequel j'ai beaucoup appris, tant sur le genre +humain que sur mes devoirs envers lui. J'ai vu des foules heureuses et +libres dont le bonheur tenait à la liberté par des racines déjà si +profondes que je ne puis plus douter d'avoir semé cette graine dans son +terrain d'élection. Il m'a paru qu'autour de moi, on était moins heureux +parce qu'on était moins libre et cela suffit pour me dicter une sorte +d'abdication... + +De grands cris l'empêchèrent d'achever: + +--Non! Vive le Roi! disaient les voix. Abdiquer? Nous ne le voulons pas! + +Pausole étendit la main. + +--Je resterai votre chef, ou du moins, l'arbitre choisi par votre +consentement général pour assurer le maintien des droits qui sont +l'apanage de tous, et je ne changerai rien, pour ma part, à mes +habitudes d'existence que j'ai reconnues nécessaires à ma tranquillité +d'esprit. Mais je lève désormais la contrainte relative qui pesait sur +mes familiers. Taxis, mon ami, retournez en France d'où vous êtes venu à +nous comme le corbeau dans le vent d'hiver. À l'avenir mes femmes et ma +fille se règleront selon leurs inclinations. J'émancipe leurs têtes +charmantes que la vôtre rendait plus charmantes encore par le contraste +de sa hideur. + +À ces mots il y eut dans la foule moins de joie peut-être que +d'attendrissement et, comme des enfants qui reçoivent des cadeaux +prestigieux sans oser y toucher encore, les femmes se pressèrent autour +de celui qui était si bon pour elles, et vinrent avec la blanche Aline, +fidèlement, lui baiser les mains. + + * * * * * + +Ci finit l'aventure extraordinaire du Roi Pausole, qui, pour retrouver +sa fille, alla jusqu'à parcourir sept kilomètres à dos de mule, de son +palais à sa grand'ville. + +On aura lu cette histoire ainsi qu'il convenait de la lire, si l'on a +su, de page en page, ne jamais prendre exactement la Fantaisie pour le +Rêve, ni Tryphême pour Utopie, ni le Roi Pausole pour l'Être parfait. + + +FIN + + + + +TABLE DES MATIÈRES + + +LIVRE PREMIER + +CHAPITRE PREMIER.--Comment le Roi Pausole connut pour la première +fois les vicissitudes de l'existence 1 + +CHAPITRE II.--Où l'on présente le Roi Pausole, son harem, son +Grand-Eunuque et le palais du gouvernement 16 + +CHAPITRE III.--Où l'on décrit la blanche Aline de la tête aux +pieds, pour que le lecteur déplore sa fuite et la pardonne en +même temps 23 + +CHAPITRE IV.--Comment le Roi Pausole rentra dans son palais et ce +qu'il jugea bon d'y faire 29 + +CHAPITRE V.--Du conseil que tint le Roi chez les femmes de son +harem et du choix qu'il sut faire entre plusieurs avis 36 + +CHAPITRE VI.--Comment Diane à la Houppe et le Roi Pausole virent +entrer quelqu'un qu'ils n'attendaient pas 50 + +CHAPITRE VII.--Qui est considérablement écourté, eu égard aux lois +en vigueur 61 + +CHAPITRE VIII.--Où Pausole examine des révélations sur une lettre +dont l'importance n'échappera point au lecteur 64 + +CHAPITRE IX.--Où Pausole se détermine 79 + + +LIVRE DEUXIÈME + +CHAPITRE PREMIER.--Comment la blanche Aline vit danser un ballet, +et ce qui s'ensuivit 89 + +CHAPITRE II.--Où Pausole, non content d'avoir pris une +résolution, va jusqu'à l'exécuter 98 + +CHAPITRE III.--Comment le Miroir des nymphes devint celui des +jeunes filles 106 + +CHAPITRE IV.--Où Pausole et ses conseillers manifestent leurs +contrastes 115 + +CHAPITRE V.--Où Mirabelle dévoile sa petite âme malicieuse et +sentimentale 123 + +CHAPITRE VI.--Où Pausole et ses compagnons causent à bâtons +rompus et s'arrêtent sur une pointe d'épingle 135 + +CHAPITRE VII.--Comment Giguelillot, après plusieurs aventures +pendables, inventa un stratagème et retrouva la blanche Aline 148 + +CHAPITRE VIII.--Où la blanche Aline prend son tub vers quatre +heures de l'après-midi 168 + +CHAPITRE IX.--Où Pausole, ayant secoué la mélancolie de la +Règle, éprouve les déboires de la Fantaisie 176 + +CHAPITRE X.--Comment Giguelillot parvint jusqu'au chevet de la +blanche Aline, et ce qui s'ensuivit 182 + + +LIVRE TROISIÈME + +CHAPITRE PREMIER.--Comment le harem abandonné leva l'étendard +de la révolte 197 + +CHAPITRE II.--Où M. Lebirbe entre en scène et où Philis pousse +un petit cri 204 + +CHAPITRE III.--Où l'on découvre un crime horrible 209 + +CHAPITRE IV.--Comment Giguelillot se présenta chez le Roi et +quelles paroles furent prononcées pour et contre sa bonne cause 216 + +CHAPITRE V.--Où chacun est traité selon ses vertus 224 + +CHAPITRE VI.--Où M. Lebirbe et le Roi Pausole s'aperçoivent +avec surprise qu'ils ne s'entendent pas sur tous les points 228 + +CHAPITRE VII.--Où l'on fait des récits de voyage sur un pays +bien singulier 241 + +CHAPITRE VIII.--Comment Taxis prétendit suivre l'exemple de la +belle Thierrette 252 + +CHAPITRE IX.--Comment Giguelillot comprenait les devoirs de +l'hospitalité antique 260 + +CHAPITRE X.--Où Giguelillot reçoit de Mlle Lebirbe une +proposition qui lui sourit tout de suite 271 + +CHAPITRE XI.--Comment les projets de Pausole et les rêves de +Diane à la Houppe s'accordaient exactement 287 + + +LIVRE QUATRIÈME + +CHAPITRE PREMIER.--Comment Diane à la Houppe expliqua son rêve +et Thierrette ses ambitions 295 + +CHAPITRE II.--Comment Philis trouva un mari 307 + +CHAPITRE III.--Où Philis babille, écoute et s'instruit 309 + +CHAPITRE IV.--Comment Taxis apprit enfin la vérité sur toute +l'affaire 321 + +CHAPITRE V.--Comment le Roi Pausole fut reçu par le peuple de +Tryphême 326 + +CHAPITRE VI.--De la promenade que fit Pausole à travers sa +capitale 342 + +CHAPITRE VII.--Où le lecteur retrouve heureusement les héroïnes +de cette histoire 351 + +CHAPITRE VIII.--Où les événements se précipitent 360 + +CHAPITRE IX.--Où Giguelillot, lui aussi, devient amoureux 376 + +CHAPITRE X.--Où l'on pressent la fin 385 + +ÉPILOGUE 395 + + +3403.--L.-Imprimeries réunies, 7, rue Saint-Benoît, Paris. + + + + + + +End of Project Gutenberg's Les aventures du roi Pausole, by Pierre Louÿs + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE *** + +***** This file should be named 30553-0.txt or 30553-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/3/0/5/5/30553/ + +Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed +Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les aventures du roi Pausole + +Author: Pierre Lous + +Release Date: November 27, 2009 [EBook #30553] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE *** + + + + +Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed +Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + +PIERRE LOUYS + +LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE + +PARIS + +BIBLIOTHQUE-CHARPENTIER + +EUGNE FASQUELLE, DITEUR 11, RUE DE GRENELLE, 11 + +1901 + + + + +DU MME AUTEUR + + + Astart, pomes (1892) . . . puis. + Les Chansons de Bilitis (1894) . . . 1 vol. + Aphrodite (1896) . . . 1 vol. + La Femme et le Pantin (1898) . . . 1 vol. + + + PARATRE + + Les Sept Flches. + L'Orientale. + Orphe. + + +IL A T TIR DE CET OUVRAGE: + +Format in-8 carr + + 300 exemplaires numrots sur vlin. + 50 -- -- sur hollande. + 15 -- -- sur whatman. + 15 -- -- sur japon. + + + + + JEAN DE TINAN + + _qui a emport la promesse de cette simple ddicace..._ + + P. L. + + Septembre 1898. + + + + +PERSONNAGES + + + LE ROI PAUSOLE. + + * * * * * + + LA BLANCHE ALINE, fille du Roi. + MIRABELLE. + LA REINE DIANE, dite DIANE LA HOUPPE. + LA REINE FRANOISE. + LA REINE GISLE. + LA REINE ALBERTE. + LA REINE DENYSE. + LA PETITE REINE FANNETTE. + LE PORTRAIT DE LA REINE CHRISTIANE. + MACARIE, mule du Roi. + Mme PERCHUQUE, premire dame d'honneur. + GALATE, jeune fille. + PHILIS, sa petite soeur. + Mme LEBIRBE. + NICOLE. + THIERRETTE, jeune laitire. + ROSINE, gardienne des framboises. + La Lectrice du Roi. + La soeur du petit paysan. + Une blanchisseuse. + Une marchande. + Une jeune fille prime. + Une jeune fille viole. + Une directrice d'htel. + Premire femme de chambre du Roi. + Deuxime femme de chambre du Roi. + + * * * * * + + M. TAXIS, Grand-Eunuque. + GIGLIO, page du Roi. + M. LEBIRBE. + KOSMON. + HIMRE. + L'CUYER DES CUISINES. + M. PALESTRE, ministre des Jeux publics. + Le Chef de la Sret. + Le Directeur du Sauvetage de l'Enfance. + Trois orateurs. + Un mtayer. + Un marin catalan. + Un petit paysan. + Un pre. + Un chameau. + + * * * * * + + 366 Reines.--cuyers.--Dames d'honneur.--Pages.--Horticulteurs.-- + Gardes.--Domestiques du palais.--Danseuses.--Policiers.--Filles de + ferme.--Invits.--Bonnes d'htel.--Paysans.--Paysannes.--La foule. + + + + +LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE + + +LIVRE PREMIER + + +CHAPITRE PREMIER + +COMMENT LE ROI PAUSOLE CONNUT POUR LA PREMIRE FOIS LES VICISSITUDES DE +L'EXISTENCE. + + Il se voit qu's nations o les loix de la biensance sont plus rares + et lasches, les loix primitives de la raison commune sont mieux + observes. + + MONTAIGNE, III, 5. + + +Le Roi Pausole rendait la justice sous un cerisier, parce que, +disait-il, cet arbre-l donne de l'ombre autant qu'un autre et garde sur +le chne sculaire l'avantage de porter des fruits fort agrables en +t. + +Bien qu'il conservt pour lui-mme le grand costume historique dont +l'ampleur et la draperie lui semblaient composer au mieux la majest de +la personne royale, il n'tait pas toutefois l'ennemi d'un +perfectionnement raisonnable. On doit vivre avec son temps. Le Roi +Pausole portait une couronne de style qui dissimulait sous une mince, +mais clatante pellicule d'or sa monture en aluminium. Il aimait faire +remarquer discrtement combien cette coiffure tait plus lgre que le +chapeau haut de forme de son cousin le roi de Grce. Certains passants +ne se trompaient point sur le mtal de l'objet. Mais, disait encore le +Roi, quand on est assez malin pour discerner distance une qualit +d'orfvrerie, on ne saurait ressentir la vue de la couronne, ft-elle +d'or massif et pesant, aucune impression srieuse. Il est donc inutile +de se charger la tte. + +Le Roi Pausole tait souverain absolu de Tryphme, terre admirable dont +je pourrais, au besoin, expliquer l'omission sur les atlas politiques en +hasardant cette hypothse que, les peuples heureux n'ayant point +d'histoire, les pays prospres n'ont pas de gographie. On laisse encore +en blanc, sur les cartes rcentes, bien des contres inconnues: on a +laiss Tryphme en bleu, dans la Mditerrane. Cela parat tout naturel. + +Eh bien, non. Telle n'est pas la raison d'une si fcheuse lacune. + +Si Tryphme est un nom biff de toutes les encyclopdies, si l'on +falsifie la carte d'Europe, si l'on ampute cette presqu'le verte aux +ctes de notre pays, c'est qu'on a organis contre elle la conspiration +du silence. + +Chacun sait qu'on appelle ainsi l'entente immdiate et clandestine qui +s'tablit entre les critiques littraires la naissance des oeuvres +fortes et qui touffe le jeune talent au milieu de son premier sourire. +Explorateurs et gographes, montrant une me non moins basse, se servent +du mme procd pour loigner les touristes d'une contre qu'ils savent +dlicieuse. + + leur aise; je ne m'occuperai pas de ces misrables combinaisons. +Tryphme est une pninsule qui prolonge les Pyrnes vers les eaux des +Balares. Elle touche la Catalogne et au Roussillon franais. J'en +parle pour y tre all. Il est important que le lecteur ne regarde pas +comme une fiction le rcit vritable et contemporain que j'cris pour +lui depuis cinq minutes. + +Ces prliminaires claircis, entrons dans le vif des vnements. + + * * * * * + +Ce fut pendant la vingtime anne de son rgne, qu'un jour, aprs tant +de jours paisibles, le Roi Pausole ressentit les difficults de la vie +et le poids d'une me perplexe. + +Il s'tait lev, ce matin de juin, trs longtemps aprs le soleil, et, +doucement berc par sa mule Macarie, il se laissait aller sa chaire de +justice. + +De nombreux serviteurs accompagnaient sa promenade, l'un portant ses +cigarettes et l'autre son parasol, la plupart ne faisant rien. + +Aucun d'eux n'tait en armes. Le Roi sortait toujours sans gardes, par +ostentation du soin qu'il prenait d'tre aim plutt que +craint.--Crainte ne peut toujours durer, disait-il; ni endurer;--au lieu +que l'amour populaire est un sentiment perptuel qui vit de souvenirs, +accueille les moindres gestes comme des bienfaits nouveaux et ne demande +gure autre chose que d'tre vivement estim par celui qui en est +l'objet. + +La cour de justice que le Roi tenait chaque jour sous un cerisier de ses +jardins avait su faire accepter de tous son arbitrage sans appel mais +librement consenti. Aucun autre tribunal n'avait connaissance des +affaires qui chappent au ressort des justices de paix. force de +simplifier le Livre des Coutumes laiss par ses anctres, Pausole tait +arriv dicter un code qui tenait en deux articles et qui avait au +moins le privilge de parler aux oreilles du peuple. Le voici dans son +entier: + + +CODE DE TRYPHME + + I.--Ne nuis pas ton voisin. + II.--Ceci bien compris, fais ce qu'il te plat. + +Il est superflu de rappeler au lecteur que le deuxime de ces articles +n'est admis par les lois d'aucun pays civilis. Prcisment c'tait +celui auquel ce peuple tenait le plus. Je ne me dissimule pas qu'il +choque le caractre de mes concitoyens. + +Pausole se rservait le plaisir quotidien de sauver par ses arrts +quelques liberts individuelles. Ce n'tait pas un travail fatigant; et +d'ailleurs, l'excellent homme n'en et point accept d'autre, car sa +libert particulire prsentait n'en pas douter un intrt de premier +ordre et il respectait sa fantaisie qui lui conseillait d'tre +paresseux. + +Ce jour-l, une douzaine de plaignants et une foule immobile +attendaient, sur la pelouse ombreuse, quand le Roi parut sous les +branches, au milieu d'un murmure de vnration, de sympathie et de +curiosit. Il rpondit aux voix en agitant devant son visage, comme un +mouchoir d'accueil, une main molle et amicale. Puis il monta les trois +marches de la chaire, qui le mirent tout de suite bien au-dessus du +niveau des hommes. + + * * * * * + +Un premier plaideur s'avana. + +C'tait un tranger, un marin catalan. Il tendait des bras presque noirs +hors d'une chemise aux manches trousses. + +--Sire, s'cria-t-il, justice contre ma femme! Elle est partie avec un +autre! + +--Ouais! fit le Roi.--Que veux-tu que j'y fasse? + + * * * * * + +Il cueillit une cerise au cerisier, en dchira la peau du bout des dents +et sua la pulpe juteuse avec un visible rafrachissement. + +--Mais, sire, nous tions maris devant l'alcade et devant le prtre. +Elle a jur sur l'vangile... + +--Et si elle t'avait jur de ne pas mourir avant trente ans, +l'enverrais-tu la prison le jour o elle aurait la peste? Elle a jur, +dis-tu? C'est le seul tort que je lui reconnaisse. Encore, avec les lois +de ton singulier pays, tait-ce le plus vain des serments forcs. Tu +viens justement d'en avoir la preuve. Si encore elle t'abusait! si elle +feignait de se plaire toi pour ne pas tre chasse! tu pourrais... +Mais elle ne te trompe pas, puisqu'elle est partie. Sa franchise est +irrprochable. Et pourquoi est-elle partie? Sans doute parce qu'elle a +trouv quelqu'un de suprieur ta personne, par la jeunesse, par la +beaut, par le caractre, ou, qui sait? peut-tre mme par la fortune. +Tu admets qu'une jeune fille puisse peser tous ces arguments le jour o +elle prend poux. plus forte raison quand elle est devenue femme et +que l'exprience la conseille. + +--Il est pourtant crit dans le code: Tu ne nuiras pas ton voisin. + +--C'est bien pour cela que je t'interdis de poursuivre ton successeur. +Passons la seconde affaire. + + * * * * * + +--Majest! fit une voix de basse, un gueux, un pasteur de chvres, a +viol mon unique enfant. + +--Oh! oh! protesta le Roi. Ne nous pressons jamais d'attester la +rsistance. Je serais curieux de voir la victime. + +On la lui prsenta. + +Elle portait le costume favori des jeunes filles tryphmoises: sur les +cheveux, un mouchoir jaune soleil; aux pieds, des mules clair de lune; +et le reste du corps tout nu.--Pausole considrait, en effet, que la vue +d'une personne laide ou vieille ou infirme est une souffrance pour +certains, et il avait interdit, non seulement aux acadmies +dfectueuses, mais encore aux visages grotesques, de paratre +dcouvert. Mais comme le spectacle d'une fille jeune ou d'un homme dans +sa force ne peut veiller que les ides les plus saines et les plus +conformes la vertu vritable, Pausole avait fait comprendre son +peuple qu'en dehors des quelques semaines o la Mditerrane elle-mme +connat l'hiver, il fallait se hter de rvler tous un don aussi +prcieux, et aussi fugitif, que la beaut humaine. + +--Ami, dit le Roi, pench vers l'oreille d'un serviteur, les cerises qui +restent sont trop hautes pour que je puisse les cueillir sans peine. Et +je ne changerai pas mon arbre. Je suis habitu celui-ci. Demain, +suspends aux branches basses une douzaine de cerises choisies. + +Puis il se retourna vers la jeune fille, qui attendait sa parole avec +plus d'espoir encore que de confusion: + +--Eh bien? fit-il. Vous plaignez-vous aussi? Car je n'entendrai votre +pre que s'il rclame en votre nom. + +--Oh! sire, parlez-lui vous-mme afin que je ne sois point battue. Je +suis trop mue cette semaine pour me taire deux jours de suite et je ne +serai honteuse de rien devant vous qui tes si juste. Hier soir j'tais +alle dans la montagne chez ma soeur, avec un broc de lait pour son +petit enfant. Elle m'avait beaucoup parl des choses qui lui font la vie +douce et qui me manquent tristement pendant mes longues nuits. Je +revenais donc par les bois, les joues peut-tre un peu rouges et le +coeur bien prouv, quand j'ai rencontr sous les saules un chevrier de +mon ge qui paraissait tout triste, lui aussi, d'tre seul. Sire, il +sortait du bain, il tait si joli, si propre, si doux de toute sa +personne... il a d voir dans mes yeux que vraiment je le trouvais +gentil. Les hommes s'imaginent toujours qu'ils nous attaquent; et +pourtant ils ne s'approchent gure de celles qui oublient de les +regarder: si l'on nous prend, mme par violence, c'est aprs avoir lu en +nous que cela ne nous serait pas dsagrable... Oh! pour moi, je vous le +jure, je ne l'ai pas fait exprs! Je ne voulais pas qu'il me toucht. Ou +du moins... je croyais ne pas vouloir. Mais enfin, j'ai regard ce jeune +homme, l'instant o je l'admirais le plus, et aussitt il m'a saisi la +main... Alors mon pre vous a dit vrai, Sire, j'ai rsist de toutes mes +forces. Pas un cri! car je n'aurais pour rien au monde appel quelqu'un + mon secours dans la position o j'tais--et d'ailleurs, j'esprais +bien me tirer de l toute seule.--J'ai lutt de mes quatre membres comme +si je dfendais ma vie, depuis le coucher du soleil jusqu' la nuit +noire. Puis, j'ai vu qu'il tait trop tard pour rentrer la maison, et +je me suis dcourage; mais jusqu'au lendemain matin j'ai perdu courage +plusieurs fois ainsi et je suis dtermine ne plus mettre aucune +nergie dans ces rencontres ingales. On demandait tout l'heure +Votre Majest de protger ma faiblesse contre de nouvelles violences: +celles de mon pre sont les seules que je redoute. Je n'ai besoin de +personne pour calmer les autres. + + * * * * * + +Pausole avait cout cette petite plaidoirie sans l'interrompre d'un +seul mot. Quand elle fut dite jusqu'au bout, il se hta de prononcer: + +--Voici une enfant trs suprieure son pre par la maturit d'esprit, +l'initiative et le sens de la vie. Allons! mancipons-la. Je ne sais pas +de quel droit je maintiendrais une autorit quelconque sur une petite +tte qui raisonne si bien. Va, jeune cervelle, tu es libre. Ne fais pas +le mal, mais vis ta guise, selon le code de Tryphme. Appelons la +troisime affaire. + + * * * * * + +Or il arriva que la troisime affaire ne fut pas prcisment celle que +le Roi et prvue. + +Pendant le discours de la jeune fille, on distinguait dans l'alle de +magnolias qui menait au palais royal la course trbuchante et falote +d'une petite vieille qui portait ses jupes et voletait comme une +sauterelle. + +Elle approchait par bonds alterns d'une patte sur l'autre. Bientt on +entendit gmir l'essoufflement de son dsespoir. Elle se prcipita vers +la chaire du Roi, pendit son bras dbile une branche afin de ne tomber +que le plus tard possible et exhala. Sire..., mais d'une voix si +diaphane qu'on la crut dj trpasse. + +--C'est une vieille du palais, fit l'un des serviteurs. + +--Dugne des appartements privs, expliqua un autre. + +Et comme l'tiquette de la Cour subissait des variations devant la +bonhomie du Roi, la livre tout entire laissa deviner sa joie par ce +cri d'une me qui s'ennuie: + +--Il s'est pass des vnements. + +Le Roi s'tait lev: + +--Qu'y a-t-il? + +--Sire... la blanche Aline... Ah! Sire... la Princesse votre fille... + +--Eh bien? + +--Ah!... + +Et la vieillarde s'affaissa dans un vanouissement lamentable. + +Au mme instant arrivait, plus calme et portant un petit billet, une +seconde dame d'honneur qui plia son ombrelle jaune avant de s'exprimer +en ces termes choisis: + +--J'ai le regret d'annoncer Votre Majest que Son Altesse Royale la +Princesse Aline a quitt le palais dans des circonstances mystrieuses +qui toutefois ne laissent place aucune inquitude sur sa trs +prcieuse sant. La dame d'honneur charge d'veiller Son Altesse et de +lui expliquer ses rves s'est prsente respectueusement derrire la +porte de Son Altesse et a frapp durant quatre heures sans obtenir +aucune rponse. Justement inquite d'un silence qu'elle ne s'expliquait +point, elle a pris sur elle d'entrer, malgr la hardiesse de la +dmarche: Son Altesse n'tait plus dans ses appartements. La Princesse +Aline avait quitt sa chambre sans prvenir personne de son projet et +sans emporter de bagage, part sa petite bote poudre, son tui de +rouge, son porte-monnaie et un objet de la toilette fminine dont la +dsignation n'intresse pas, sans doute, Votre Majest. Nul ne sait +l'heure de son dpart ni le chemin qui lui a plu. On pense seulement +qu'elle a d sortir par la fentre. Au cours des recherches faites par +nos soins, nous avons dcouvert sur la table coiffer un billet avec +ces mots: Pour Papa. Je le remets en les mains de Votre Majest. + +Pausole ne voulait pas comprendre. En vain la dame d'honneur avait-elle +construit son rcit au plein midi de la clart, Pausole demeurait +aveugle. + +--Ma chre, lui dit-il, vous extravaguez. J'entends de votre bouche des +paroles sans suite... Vous tes en dmence, cela saute aux yeux. Eh! +voyons! pourquoi ma fille m'aurait-elle quitt? O peut-elle tre mieux +qu'au palais, avec son pre? Et comment, croire qu'elle soit partie sans +mme m'avoir dit adieu? Ce sont des rveries, vous dis-je. Si elle n'a +pas dormi dans sa chambre, c'est qu'il y faisait trop chaud. Elle doit +tre sur les terrasses, dans son hamac pompons. Je suis sr qu'on n'y +a point song. Allez donc sa recherche au lieu d'apporter ici un +trouble dplorable mes rflexions. + + * * * * * + +Comme il achevait, son regard tomba sur le billet qu'il tenait encore +la main. + +Au milieu d'une enveloppe teinte, les mots: + +_Pour Papa_ + +se dtachaient irrguliers, fantasques et nets. Et, en dessous, une +ligne qui aurait bien voulu tre horizontale, mais qui dlirait en +hauteur, s'enlevait comme une gambade. + +Le roi dchira l'enveloppe avec une hsitation silencieuse. Il en tira +une lettre qui lui parla ainsi: + + * * * * * + +Mon petit papa, si je croyais que tu en souffres, je n'aurais jamais le +courage de m'en aller dans deux minutes; mais tu ne peux pas tre +triste, puisque je suis contente, et tu m'as toujours dit que tu voulais +mon bonheur. + +Je reviendrai dans sept mois, pour ma majorit, le jour de mes quinze +ans. Attends-moi sans inquitude; je m'en vais avec... + +... Non, il n'avait pas mal lu. + +... je m'en vais avec quelqu'un de tout fait gentil, qui veillera sur +moi comme toi-mme. Je t'embrasse, si tu n'es pas fch. + + LINE. + + * * * * * + +La foule s'tait approche peu peu et, sans savoir ce qui se passait, +mais curieuse et presque bruyante, elle observait l'agitation du roi, +phnomne exceptionnel. Des plaideurs s'impatientaient. La jeune +mancipe de la dernire affaire, craignant de voir sa bonne cause +naufrage dans les conjonctures, osa demander une certitude: + +--Alors, je suis libre, Sire? Votre Majest daignerait-elle le rpter +mon pre? + +Le Roi fit un geste violent. + +--Au diable les affaires pendantes! Valets! amenez ma monture. Ah! cela +ne se passera pas ainsi! Cette petite est folle lier. Il faut la +reprendre au plus tt. On n'a jamais vu pareille catastrophe. Valets! +stupide canaille, courez donc en avant! + +Et sur la mule Macarie, qui galopait pour la premire fois d'une longue +et paisible existence, on vit s'enfuir le Roi Pausole dans une vague de +poudre blanche, tandis que le vent de la course enlevait la couronne +lgre et, factieux, la suspendait une souple baguette de myrte. + + + + +CHAPITRE II + +O L'ON PRSENTE LE ROI PAUSOLE, SON HAREM, SON GRAND-EUNUQUE ET LE +PALAIS DU GOUVERNEMENT. + + ... Mais dans mon inconstance extresme + Qui va comme flus et reflus, + Je n'ay pas si tost dit que j'ayme + Que je sens que je n'ayme plus. + + SAINT-AMANT. + + +Le jour o Pausole se connut (ce fut longtemps avant l'anne o naquit +la blanche Aline), il constata qu'il possdait trois habitudes et un +dfaut de caractre. + +Ses habitudes taient, par ordre dcroissant, la paresse, le plaisir et +la bienfaisance. + +Il recherchait, en premier lieu, l'inactivit. + +Puis, la satisfaction. + +Enfin, la philanthropie. + +Son dfaut de caractre, qui jouera dans ce conte un rle prpondrant, +tait une irrsolution exemplaire et gnrale dont il ne se plaignait +jamais, car elle seule donnait par contraste une sensualit suprieure +la paix de ses fainantises. + +Il avait le sentiment de l'irrparable quand il fermait une fentre. +Choisir un fruit, une femme ou une cravate le frappait d'une perplexit +qui ressemblait une angoisse. Jamais il ne dchirait un papier, mme +une enveloppe, de peur de regretter plus tard une dtermination si +inconsidre. A peine avait-il exprim un dsir ou dict un ordre, il +arrtait aussitt ceux qui se pressaient d'obir et il avait des +Attendez. Ce n'est pas le moment, des Nous verrons plus tard et des +Laissons cela qui maintenaient son existence dans le circonspect et le +provisoire, tant il redoutait le dfinitif. + +Il le redoutait; mais pour lui seul. Par une sorte de revanche sur son +hsitation intime, il discernait le devoir des autres dans une +clairvoyance tout coup premptoire et rendait ses arrts publics avec +une dcision remarquable. Un singulier rsultat de cette assurance +devant la chicane tait la rputation d'infaillibilit qui exaltait sa +justice.--La confiance personnelle se fait aisment partager; et rien +n'est plus dangereux pour un suprieur que de mditer avant de +rpondre.--Pausole ne mditait jamais sous l'arbre de ses audiences, +sinon avant d'y faire choix entre deux cerises rouges comme des vierges. + +Ds que Pausole se fut renseign de la sorte sur ses habitudes et sur +son dfaut, il s'occupa non de se corriger par l'irralisable, mais de +satisfaire ses faiblesses et d'en tirer le meilleur parti possible +pour ses commodits personnelles et celles de ses familiers. + +C'est ainsi qu'averti par une longue exprience, il trouva plus sage de +renoncer choisir chaque soir une compagne parmi celles qu'il avait +runies dans le harem du palais. Il apportait des lenteurs pitoyables +cette lection quotidienne et se laissait presque toujours circonvenir +par la plus hardie, au lieu de suivre tranquillement ses mystrieuses +prfrences. Et aussitt il regrettait d'avoir oubli la plus belle. + +Un jour, tablissant une rgle permanente qui lui pargnait le souci des +dcisions particulires, il rduisit le nombre de ses femmes trois +cent soixante-cinq, exactement. L'une de celles que cet arrt renvoyait +dans leurs foyers laissa clater sa douleur avec tant d'amour que le +Roi, toujours paternel, consentit la garder titre supplmentaire, +pour les annes bissextiles. + +Par ce moyen, l'emploi de ses nuits tait rgl d'une faon qu'il ne lui +appartenait plus d'intervertir. Chaque soir, un visage nouveau, et +pourtant connu, approuv, peut-tre mme regrett depuis un an, venait +poser sur les coussins des joues qu'un long dsir faisait trs +prcieuses. Et Pausole, dlivr du soin de prparer la nuit suivante, +gotait plus volontiers encore une joie sans laboration. + +Les appartements des Reines occupaient, cela va sans dire, le palais +royal presque entier. Ils taient rpartis selon les quatre saisons, +dans un long btiment polychrome, o les mille stores de la faade +flottaient au soleil comme un pavois de fte. + +Deux pavillons, plus levs d'un tage, flanquaient l'norme difice. + +Dans l'un habitait le Roi lui-mme. Dans l'autre dlibrait le conseil +de ses ministres. Pausole tait oblig de passer par le harem pour +prsider le gouvernement. + +Mieux vaut avouer sans dtours que, parti du pavillon sud, il n'arrivait +jamais jusqu'au pavillon nord. + +Lui-mme avait conu cette architecture et prvu ce rsultat. Puisque, +disait-il, les meilleurs monarques ont t des reines luxurieuses qui +laissaient les bureaux tranquilles, j'carterai de mon esprit par un +artifice salutaire toute inspiration ventuelle de grer les affaires +publiques. + +Et, de fait, tout allait pour le mieux du monde. Personne ne se +plaignait, ni le peuple, ni le souverain;--ou, du moins, les rares +mcontents accusaient les ministres qui, narquois derrire leur +collectivit anonyme, et d'ailleurs trs satisfaits de travailler sans +direction, rendaient grces la destine. + + * * * * * + +Pausole avait pouss si loin le gnie abdicateur qu'il ne gouvernait +mme pas ses femmes. + + la tte du harem, et cumulant la fonction de Grand-Eunuque avec celle +de Marchal du palais, un personnage singulier administrait au nom du +Roi. + +C'tait le huguenot Taxis. + +triqu, mticuleux, de profil concave et d'oeil fourbe, me intraitable +et prsomptueuse, Taxis jouera dans la suite du rcit (disons-le pour +plus de clart) le rle toujours ncessaire du Personnage antipathique. +Pausole l'avait cependant choisi, et personne ne pouvait douter que le +Roi n'accordt son fonctionnaire une part d'estime, de confiance et +presque d'admiration. + +Cet ancien rptiteur d'algbre, ancien professeur de thologie +protestante, employ depuis avec succs diverses missions policires, +et enfin promu Grand-Eunuque, possdait un sens de l'ordre et un respect +du principe qui dpassaient de beaucoup la simple manie. On avait vu l +des aptitudes universelles aux charges que distribue l'tat, et Taxis +avait su se montrer indispensable, sinon ses administrs, au moins +ses suprieurs. Un seul exemple s'imposera: le harem tait pacifi huit +jours aprs la nomination de son chef, sans que, jusque-l, Pausole et +jamais, dans les prestiges de ses rves bleus, compt cette chimre +lointaine. + +Il serait dlicat d'insister sur les titres que Taxis avait fait valoir +pour poser sa candidature l'eunuchat gnral. Dlicat, et d'ailleurs +peu intressant.--Taxis bnficiait d'une vocation toute naturelle pour +ce poste de privilge. Le Ciel lui avait pargn les concupiscences de +la chair et les pargnait galement, par un surcrot de misricorde, +toutes les femmes qui l'approchaient. La Providence ne voulait point +qu'inaccessible au dsir il et nanmoins la douleur de l'inspirer +autour de lui. Il n'tait ni la victime, ni l'occasion du pch. + +Toutefois, il devait se rsigner ne pas faire de proslytes parmi ses +jeunes pensionnaires. C'et t excder les devoirs de sa charge. Il se +limitait avec rigueur. Le Roi, ennemi de toutes les guerres, dtestait +les guerres de religion; ami de toutes les liberts, il laissait les +consciences libres, fussent-elles jsuites ou francs-maonnes. Dans +l'intrieur du harem, comme sur tout son territoire, Pausole tolrait +mille cultes et en pratiquait lui-mme plusieurs, afin de connatre tour + tour les consolations de divers paradis. + +L'autel prfr du Roi tait, sur un terrain du parc, un petit temple +ddi Dmtr et Persphone. Les deux desses n'ayant plus +d'adorateurs sur la terre coutaient avec bienveillance celui-ci, qui se +souvenait d'elles. l'une il demandait surtout de bonnes moissons pour +son peuple; l'autre la faveur de ne lui tre prsent que le plus tard +qu'il se pourrait. + +Tels taient donc Pausole, ses femmes, son Grand-Eunuque et son palais. +Quand nous aurons expliqu, plus loin, qui tait la blanche Aline, nous +pourrons interrompre ici les chapitres descriptifs, c'est--dire +permettre aux lectrices de ne plus sauter tant de pages la fois. + + + + +CHAPITRE III + +O L'ON DCRIT LA BLANCHE ALINE DE LA TTE AUX PIEDS POUR QUE LE LECTEUR +DPLORE SA FUITE ET LA PARDONNE EN MME TEMPS. + + Si les peintres ont fait des nuditez, le pch est trs grand, parce + qu'ils n'y peuvent bien russir sans voir le naturel. + + _Examen gnral des conditions_, etc.--1676. + + +La blanche Aline tait fille d'une Hollandaise et probablement aussi du +Roi Pausole. + +Du moins, personne n'en douta jamais. + +Ses cheveux taient blonds, son teint clair mais sujet des rougeurs +extrmes, ses narines ouvertes et ses lvres gaies. + +Je sais qu'on n'a pas coutume de tracer le portrait des jeunes filles au +del de leur dcolletage. Il n'importe: dans quelques annes, nous en +sommes tous avertis, cette mode tombera en dsutude et, ne ft-ce que +pour engager les peintres dans une voie si recommandable, je ne tiendrai +aucun compte des rgles tablies. + +La blanche Aline, quatorze ans et cinq mois aprs sa naissance, prenait +le plus vif intrt suivre le dveloppement de sa gracieuse personne. +Il est tout naturel que nous l'accompagnions devant sa glace, o elle se +considrait le matin avec tant d'affectueuse curiosit. + +Elle y courait ds son rveil, laissant au lit sa longue chemise et ne +gardant de sa toilette nocturne que la natte dansante de ses cheveux. +L'entrevue avec son image tait une scne bien touchante. + +Cela commenait par un sourire d'accueil. Et puis clataient des baisers +bruyants, avec les deux mains, avec les dix doigts. Pendant la premire +minute, sa tendresse pour elle-mme dominait. Son regard se disait des +choses inoubliables; c'tait une communion d'mes o sa beaut +n'ajoutait rien une sympathie dj toute dvoue. Mais, peu peu, ce +sentiment cdait le pas devant un autre, qui se prcisait en admiration. + +Elle tait jeune fille depuis quelques semaines seulement. Source de +dcouvertes sans nombre. Ses seins, forms en si peu de temps, +conservaient entre ses mains toute leur fracheur de jouets nouveaux. +Familire (et imprudente), l'enfant qu'elle tait demeure attrapait ces +roses fragiles comme des ballons en caoutchouc; elle essayait de les +rapprocher; elle en chatouillait les pointes ples; elle leur faisait +mille taquineries. Puis, changeant tout coup de divertissement, la +jambe gauche tendue, le genou droit pli, elle mesurait des yeux le +galbe d'une hanche trs jeune et qui, chaque jour, s'arrondissait.--Au +fait, que n'admirait-elle point? Par une singularit qui lui plaisait +comme le reste, elle ne portait pas encore tous les signes extrieurs de +son adolescence; mais, tout bien examin, elle trouvait cela quelque +chose de grec qui n'tait pas messant. + + * * * * * + +Et qui donc aurait-elle aim si ce n'et t sa chre image? Son pre ne +lui avait pas donn d'autre amie. + +On a pu le deviner dj: Pausole, si tolrant pour les moeurs de son +peuple, l'tait moins pour celles de sa fille. + +Autant la chance lui tait douce de rencontrer par les chemins de jeunes +vierges sans vtements, autant il se souciait peu de prsenter dans le +mme costume la princesse hritire ses fidles sujets.--Non certes, +qu'il ft retenu par je ne sais quel esprit de routine; mais le soleil +du Midi est brlant; le hle ne va bien qu'aux brunes; il donne la +peau des blondes certains tons de langouste cuite, et la blanche Aline +aurait perdu bientt l'pithte homrique qui la distinguait entre +toutes les petites filles si l'on avait laiss courir son acadmie en +plein air sans lui donner protection.--Aussi la forait-on de se vtir +et mme de porter ombrelle. + + * * * * * + +Des raisonnements analogues--je veux dire inspirs aussi par une +tendresse paternelle--avaient dtourn Pausole d'appliquer sa propre +fille ses thories familires sur l'ducation des enfants. + +Les moralistes ne redoutent jamais de se montrer contradictoires. Ils +pensent bon droit qu'ils ont assez fait en prchant la bonne parole et +que l'exemple personnel n'est pas un adjuvant ncessaire l'influence +de leurs ides. Sans doute, se disait le Roi, j'entends qu'on lve les +marmots avec une libert extrme et qu'on les laisse leurs instincts, +c'est--dire aux premires joies de leur pauvre petite existence. Mais +ma fille est ne dans des conditions trs particulires. Son intrt +commande un traitement spcial. Nulle rgle n'est faite pour tout le +monde. Bref, il emprisonnait la malheureuse enfant. + +Elle avait bien entendu dire que le sort lui accordait trois cent +soixante-six belles-mres dont la plupart excellaient en esprit ou en +beaut; mais le harem lui demeurait ferm jour et nuit. Sa mre tait +depuis longtemps morte. Elle n'avait pas de soeurs, pas de compagnes. +Les dames d'honneur elles-mmes avaient ordre de ne parler la +Princesse qu'en vue de son instruction littraire. Toutefois, +n'imaginant qu' peine une vie meilleure autre part, la blanche Aline +restait gaie. + +Le matin, tout le parc lui appartenait. C'tait l'heure o dormaient les +Reines et le Roi. Elle jouait seule, mais avec le mme entrain et la +mme activit que si une foule d'enfants l'et mle sa joie. Des +arbres taient ses amis; de petits coins ses confidents. Elle revenait +parfois haletante d'une partie de cache-cache avec un lzard vert ou +d'une lutte de vitesse avec un lapin rose. + +Et puis, brusquement, un matin, elle trouva plus intressant de jouer au +volant avec sa rverie et de danser le menuet avec son image. + +Environ six semaines plus tard, Pausole apprenait par sa lettre qu'elle +avait quitt le palais avec quelqu'un de trs gentil qui prtendait +veiller sur elle. + +Ainsi, dans la solitude mme o son pre la tenait enferme, la blanche +Aline avait su trouver sans conseils et tout fait sans exemples, mais +secourue heureusement par sa jeune imagination, les camarades qu'il lui +fallait l'ge de ses mtamorphoses. + + + + +CHAPITRE IV + +COMMENT LE ROI PAUSOLE RENTRA DANS SON PALAIS ET CE QU'IL JUGEA BON D'Y +FAIRE. + + Assis sur un fagot, une pipe la main, + Tristement accoud contre une chemine, + Les yeux fixs vers terre et l'me mutine, + Je songe aux cruauts de mon sort inhumain. + + SAINT-AMANT. + + +Devant les marches du portique, la mule Macarie s'arrta sur ses quatre +pattes frmissantes, profondment offense d'avoir t contrainte une +course folle qui ne convenait ni son ge, ni ses habitudes, ni son +caractre. + +Et l'on vit entrer sous les votes le Roi Pausole sans couronne, les +cheveux en broussailles, la robe poudreuse, les deux mains ouvertes en +haut. + +Il ternuait. Il pleurait presque. Il tait soulev, piteux, suant, +poussif et cramoisi. + +Personne ne se souciait de lui donner les premires explications. Les +couloirs, plus dserts que des galeries de muse, conduisaient des +chambres vides. + +Les suisses avaient laiss leurs hallebardes et les dames d'honneur +leurs petits ouvrages harponns d'un crochet htif. Pausole donna du +pied dans un phonographe rest seul, qui lui blait aux oreilles la +srnade de Mphisto. + +Il crut que tout la monde tait parti la suite de la Princesse et que +la Cour s'tait fait enlever pour lui plaire en imitant son gracieux +prcdent. + +Pourtant dans l'angle d'une fentre une blanchisseuse se trouva prise. + +Le roi voulut lui demander: + +--Est-ce vrai? + +Sa gorge n'articula rien. D'ailleurs l'attitude effare de la domestique +lui montrait la candeur d'une question si vaine. + +Pausole reprit sa marche travers les appartements. + +Il traversa quinze salons o les fauteuils gardaient partout des +positions familires. Aucun d'eux n'tait occup. + +Il passa dans la salle des portraits et s'arrta devant celui qui +rappelait encore un peu sa mmoire confuse la trs souple Reine +Christiane, mre de la Princesse Aline. + +Il l'interrogea: + +--Malheureuse! Est-ce donc l ton sang? ta race? + +Mais la Reine Christiane que le peintre avait reprsente sous la figure +de Dana, continua de sourire et d'ouvrir les genoux sans que la moindre +honte mt son front si blanc. + +Alors le Roi pntra dans le harem silencieux. + +C'tait l'heure de la sieste. + +La grande salle respirait avec l'haleine de trois cents rves. + + * * * * * + +Toutes les femmes gisaient encore o le sommeil les avait prises. Elles +couvraient les nattes de jonc froid, elles brochaient sur les toffes, +elles emplissaient de leur croupe des hamacs aux mailles larges. Pausole +ne pouvait ni marcher, ni s'asseoir, ni lever la tte sans toucher une +dormeuse nue. Un divan seul en portait quinze. Un filet suspendu en +runissait deux et les pressait l'une contre l'autre. Celles qui +souffraient de la chaleur s'taient couches dans le bassin plat, et, la +tte sur le bord de marbre, elles allongeaient leurs jambes sous l'eau +jusqu' la sirne centrale, pistil de la tulipe ouverte que formaient +leurs corps rayonnants. + +Au milieu de ce vaste silence, Pausole s'apaisa peu peu. La paix, +comme le trouble, est contagieuse. Le calme et l'ombre du harem +s'tendirent sur ses penses. + +Jetant les yeux sur sa toilette, il vit qu'elle tait dplorable, et +dj son esprit se retrouvait assez libre pour lui conseiller de changer +de vtement. + +Ce qu'il fit. Et non sans peine. + +Car la blanchisseuse avait eu le temps de rpandre par tout le palais le +bruit que le Roi tait revenu sans couronne, sans voix, sans raison; +qu'il avait failli l'trangler; qu'elle en tait tombe malade deux +jours plus tt qu' l'ordinaire. + +Aussi, le premier valet qui parut dans la fente d'une portire plisse, +pour rpondre l'appel du Roi, y vint certes par curiosit au moins +autant que par mpris de la mort; mais il dfaillit de surprise quand il +entendit Pausole, avec sa bonne voix si connue, demander sa robe de +chambre turque et son coffret cigarettes. + + * * * * * + +Le souverain de Tryphme, pour s'tre sitt ressaisi, avait fait ses +rflexions. + +Il ne suffisait pas de dclarer qu'on poursuivrait la blanche Aline. Et +cela mme tait une dcision qu'on ne pouvait prendre la lgre. En +admettant qu'on arrivt jusqu' cette extrmit, comment rgler le +programme d'une recherche si dlicate? + +Qui charger de son excution? + +Et--toujours en supposant ces difficults rsolues--quelles instructions +donner au parlementaire dans le cas, facile prvoir, o la Princesse +refuserait de se rendre aux instances, aux pressants appels, voire aux +sommations respectueuses qu'il faudrait sans doute lui adresser? + +videmment, tous ces problmes ne pouvaient se traiter en cinq minutes. + +Et, d'ailleurs, rien ne pressait. + +Dans quel dessein brusquer les choses? + +Tout faisait croire que, pour protger la blanche Aline contre le pril +le plus fcheux, il tait dj trop tard. + +Mais pour la ramener au palais il serait toujours assez tt. + +Puisqu'on ne pouvait rien changer au fait accompli, puisqu'il tait +patent, scandaleux, connu de tous, mieux valait ne s'occuper que des +suites et en chercher le remde tte repose. + + * * * * * + +Ayant ainsi dcid de ne dcider rien sur l'heure, Pausole prit un bain, +fuma deux cigarettes et mangea quelques biscuits imbibs de vieux porto. + +Une image cependant l'obsdait. Il se disait qu' l'instant prcis o il +prenait dans sa chambre ce temps de repos et de rflexion, sa fille +accomplissait sans doute l'acte le plus important de sa premire +adolescence. Il la voyait malgr lui, dans une attitude, hlas! trop +facile imaginer, et toutes les phases de la scne connue se +reproduisaient dans sa pense avec la vraisemblance la plus dsagrable. + +D'une faon particulire il tait choqu de n'avoir aucun renseignement +sur le second des deux personnages qui jouaient un rle dans l'aventure. +On troublait sa vie; on causait un prjudice capital sa tranquillit +d'esprit, et il ne savait mme pas sur qui pester! Un tel vnement +n'aurait pas d se produire sans qu'il y prt au moins une part de +conseil. toute branche d'ducation convient un professeur spcial dont +l'aptitude et la comptence ne peuvent gure tre apprcies par l'lve +lui-mme. Pausole ne comprenait pas comment, le jour o sa fille +abordait pour la premire fois une matire aussi classique, elle avait +pris un initiateur de son choix en ngligeant toute enqute sur la +question de savoir s'il tait qualifi pour lui donner des leons. + +Oui. C'tait bien une faute. + +Mais elle ne pouvait plus tre rpare. + +Il fallait donc l'accepter de bonne grce. + + critiquer l'irrmdiable on perd son temps. + +Le Roi se remit en mmoire cette maxime et plusieurs autres galement +fcondes en consolations. + +Perdre son temps...--se pausoler, comme il aimait dire lui-mme,--un +autre jour il y aurait consenti sans peine. Ce soir-l, ses rveries lui +parurent dplaisantes. + +Il retourna dans le harem. + + + + +CHAPITRE V + +DU CONSEIL QUE TINT LE ROI CHEZ LES FEMMES DE SON HAREM ET DU CHOIX +QU'IL SUT FAIRE ENTRE PLUSIEURS AVIS. + + Pourquoy sont si contentes les dames quand on leur dit que les autres + dames font l'amour comme elles?--Pour ce que leur faute s'amoindrit. + + _Questions diverses et responces d'icelles._--1617. + + +Tandis que Pausole mditait ainsi, quatre heures avaient sonn toutes +les horloges, et avant que le dernier coup n'et fait vibrer le dernier +timbre, Taxis, une petite sonnette en main, arpentait dj la grande +salle, pas mthodiques et dtermins. + +Toutes les femmes s'veillrent regret. La plupart, se retournant avec +un soupir maussade, essayaient de reprendre le rve interrompu, mais +sans espoir qu'on le leur permt. + +--Mesdames, dit le Grand-Eunuque, voici l'heure du rveil. Le droit de +dormir ne vous appartient plus. Debout! debout! + +--Non... zut... firent des voix suppliantes. + +--Rien ne sert de lutter contre le rglement, dit Taxis. L'criture nous +enseigne: Il y a temps pour tout sous les cieux: un temps pour natre +et un temps pour mourir; un temps pour tuer et un temps pour gurir; un +temps pour abattre et un temps pour btir[1]. Il y a un temps pour +rver et un temps pour vivre: debout! + + [1] _Ecclsiaste_, III, 1-3. + +S'arrtant, il examina un coin tout encombr de corps longs et las. + +--Ah! fit-il impatient, il rgne ici un dsordre scandaleux. Ds ce +soir, je veux assigner chacune de Vos Majests une place rigoureuse et +invariable dont il ne lui appartiendra pas de s'carter l'heure de la +sieste. + +Un murmure bruyant s'leva, aussitt dompt par un regard plein de +menaces: + +--Silence! cria Taxis. Mes paroles sont inspires d'abord par des +considrations d'hygine, de police et de dcence; mais ne le +fussent-elles point qu'elles seraient encore selon la sagesse, car il +est crit: Tu vivras par les lois et par les ordonnances[2]. Ce qui +est lu par la fantaisie est excrable; ce qui est conu par l'autorit +est judicieux. Ainsi doit s'exprimer une voix saine, stricte et droite. + + [2] _Lvitique_, XVIII, 5. + +--Pardon, monsieur, dit une jeune fille, pourquoi ne pas nous laisser +choisir? Moi, j'aime mieux dormir sur une natte et ma soeur sur un +tapis. Si vous nous ordonnez le contraire, cela ne fera plaisir +personne et nous en serons dsoles. + +--Il n'importe. Vous ne savez pas quel est votre bien. L'autorit le +sait pour vous et vous le donne votre insu, malgr vous, c'est l son +rle. + +--Quand personne ne la rclame? + +--L'autorit s'exerce. Elle ne dfre point. Elle seule discute son +droit, limite son domaine et dcide son action. + +--Au nom de qui? + +--Au nom des principes. + +Puis, coupant court la dispute, il se dirigea rapidement vers le hamac +o restaient couches les deux amies languissantes: + +--Je vois, dit-il, par cet exemple, qu'il est urgent de lgifrer, +puisque mes conseils ne servent de rien. Ne vous avais-je pas signal +tout ce qu'une telle attitude offre d'incorrect et de pernicieux? Vous +ne tenez nul compte de mes opinions. C'est bien. J'tablirai la rgle +jusque-l. + +Mais l'une des apostrophes laissa tomber un bras faible hors du hamac +qui pencha, et comme elle tait juive, elle sut lui rpondre: + +--Il est crit, monsieur: Si deux couchent ensemble, ils auront chaud. +Mais une personne seule, comment se chauffera-t-elle[3]? Ce que la +Bible nous enseigne, vous le dmentiriez ici? + + [3] _Ecclsiaste_, IV, 11. + +--Madame, dit Taxis offusqu, puisque vous connaissez si bien l'Ancien +Testament, vous feriez mieux d'y choisir des textes d'un sens plus clair +et... + +--Oh! c'est trs clair. + +--... Et moins sujets controverses. O vous ne voyez qu'une phrase +concrte et brutale, l'exgte voit un sens mystique dont la hauteur +chappe votre entendement. Mais laissons cela. Je vous avais +recommand de ne jamais dormir deux deux afin d'viter les occasions +de vous garer en certaines dmences que je ne suis pas autoris par le +Roi lui-mme vous interdire, mais que je dclare nanmoins, de mon +chef, abominables. + +--Cela n'est pas interdit par le Pentateuque. + +--Parce qu'on n'a pas os prvoir une aberration si profonde. + +--Oh! on en a prvu de bien plus singulires... On les a prvues toutes, +except celle-l. Laissez-nous penser qu'on la permettait. + +--Elle n'existait point. + +--Comment dites-vous? Elle n'existait point?... Ah! cher monsieur!... +vous tes inimitable! + +Au milieu des clats de rire, Taxis allait rpliquer, quand une autre +infraction le fit bondir ailleurs. + +--Des bonbons? dit-il. Vous mangez des bonbons, maintenant? Des bonbons + quatre heures dix! Le goter ne commence qu' cinq heures. Cela est +imprim dans l'Emploi du Temps. Dfense absolue de prendre aucune espce +de nourriture en dehors des repas. J'ai le regret d'informer Votre +Majest qu'elle sera prive de promenade au parc durant quatre jours +dater de demain. + +Il s'lana de nouveau plus loin. + +--Mme chtiment pour vous, madame, qui avez pris un livre. La lecture +n'est permise qu' cinq heures et demie. De quatre cinq, rveil, +toilette et entretiens, vous devriez le savoir. + +La jeune Reine ainsi punie ne supporta pas sa peine en silence. Usant de +la licence que le Roi entendait laisser ses femmes en matire de tenue +et de discours, elle s'approcha en souriant: + +--N'apprhendez rien, dit-elle, je ne vous dirai pas ce que je pense de +votre personne, car je me mettrais dans le cas d'tre punie de nouveau; +mais je sais quel point la pudeur vous est chre; aussi vais-je +l'enfreindre sous vos propres yeux, impunment, monsieur le +Grand-Eunuque, avec les ressources toujours nouvelles de ma petite +imagination. + +--Madame... + +--Prparez-vous. J'ai daign vous avertir. + +Et, faisant comme elle avait dit, elle accentua sa pantomime avec des +paroles si lyriquement sensuelles, que Taxis, hagard, hriss, recula +d'horreur vers le mur... + +--Madame... par piti... + +--Tout ce que je viens de dire est fort joli. Pourquoi le prenez-vous +ainsi? + +--Vous ne sentez donc pas, malheureuse enfant, dans quel gouffre d'enfer +et de damnation vous jetez votre me ternelle! + +--Hlas, non! dit la jeune femme. + +Elle ajouta mme: + +--Je continue. + +Mais Taxis, dsarm contre cette intrpide et sereine luxure dont la +flamme lchait chaque mot toutes les mes de la multitude, n'en put +souffrir davantage. Il s'enfuit dans le vent du scandale. + +Une acclamation salua son clipse: au mme instant Pausole se montrait, +et se croyant la cause d'une si touchante allgresse, le bon Roi +s'inclina, combl. + + * * * * * + +La mme ombre chaude emplissait encore la grande salle maintenant +bruyante; mais la lumire basse du soleil couchant y soufflait des +nuages de pourpre transparente et de longs rayons de cuivre o montaient +des poussires. Les femmes apparaissaient vtues de gaze d'or. Il y en +avait qui, debout, plongeaient du front dans la nuit. D'autres, couches +sur les nattes, semblaient peintes des pieds la tte comme des maux +sous les flammes. + + * * * * * + +Pausole ne s'arrta gure des contemplations que les circonstances ne +comportaient point. + +Il s'tendit sur un divan, et les sept Reines dsignes ses tendresses +de la semaine l'entourrent aussitt d'une sympathie agite qui n'allait +pas sans bavardage. + +--Eh bien? + +--Comment donc! + +--Quelle nouvelle! + +--Qui l'et dit? + +--Ce n'est pas possible! + +--Et que s'est-il pass? + +--Nous ne savons rien! + +--En est-on bien sr? + +--Dit-on avec qui? + +--tes-vous sur leur piste? + +--O sont-ils cachs? + +Le Roi haussa les paules. + +--Je n'en sais pas plus que vous. + +--Mais qu'a-t-on dcid? + +--On ne peut rien dcider aujourd'hui; ce serait absurde. + +--Pourquoi? + +--Parce que les plans irrflchis dterminent les pires catastrophes. + +--Mais le temps passe et la Princesse fuit. + +--Fadaises. Elle ne quittera pas Tryphme, soyez-en sres. Si je me +rsous la faire traquer (et cette perspective m'est odieuse), cela +sera possible demain; encore possible le jour suivant. C'est une vrit +qui saute aux yeux. + +--Et alors? + +--Alors, je viens prendre vos conseils. Je ne sais pas si je les +suivrai. Peut-tre l'une de vous pourra-t-elle dcouvrir l'artifice dont +j'ai besoin. + +Les femmes s'empressrent. + +--Oh! moi... dit l'une. + +--Moi... interrompit la seconde. + +Mais, avant qu'elles eussent parl, la Reine Denyse avait gliss, de sa +petite voix persuasive: + +--Sire, vous devriez crire saint Antoine. Voyez-vous, quand on a +perdu quelqu'un ou quelque chose, c'est le seul moyen de le retrouver. + +Autour d'elle on parut douter. + +Elle rougit, s'entta: + +--Mais si! + +Et elle dveloppa le rcit complet d'une anecdote personnelle qui, on +doit l'avouer, tait premptoire. + +Pausole, pendant ce tmoignage, regardait avec insistance une Reine trs +jeune, encore toute pure, qui jusque-l n'avait rien dit. + +Il l'interrogea finement. + +--O serais-tu, l'heure qu'il est, si pareille aventure t'avait +enleve moi? Quel moyen aurais-tu pris pour t'enfuir, et quel chemin? +Courrais-tu loin d'ici pour gagner de vitesse, ou resterais-tu prs, +pour tromper les soupons? Dis-moi tout cela, Gisle; et rflchis bien: +c'est intressant. + +Gisle se tut, trs tonne. + +--Oui, sourit le Roi. Je comprends. Tu ne veux pas vendre tes ruses... + +--Oh! fit-elle, pique du reproche. Je n'en aurai jamais prendre! Si +j'hsitais, c'est qu'on ne peut gure rpondre une question pareille. +Nous menons les hommes jusqu' nos bras, mais ensuite, ce sont eux qui +nous mnent. J'ai vu cela dans les romans, Sire, car je n'en ai pas +d'autre exprience. Pourtant, mme ignorante, je trouve que cela va de +soi. J'ai quitt mon pre et ma mre pour venir o vous me voyez, et je +vous suivrais ailleurs s'il vous plaisait ainsi. Soyez sr que la +Princesse a plus de confiance que de prsomption. Vous qui connaissez +les hommes mieux que moi, cherchez ce qu'a pu faire son amant: c'est le +meilleur moyen de savoir o elle est. + +--Plus tard, dit le Roi. Il est inutile que je me donne moi-mme une +peine qui peut tre prise trs dignement autour de moi. Lorsqu'il se +prsente un cas difficile et sujet mditations, on ne fait le tour des +banalits ncessaires qu'aprs un travail considrable. C'est un premier +effort dont je ne me mle jamais. Dans quelques jours, la question sera +dblaye sans qu'il m'en ait cot mme un froncement de sourcil. Je +verrai alors s'il est urgent que je rflchisse mon tour; mais plus +probablement je me contenterai de faire un choix entre les avis les plus +sages, moins que cette tche elle-mme ne me semble trop dlicate. + +--Alors qu'arriverait-il? + +--Nous verrons cela. Aujourd'hui, c'est vous de penser pour moi. Je +suis impatient de vous entendre. + +--Puis-je parler? demanda la Reine Franoise. + +--Je le demande, rpta Pausole. + +--Eh bien, dans un enlvement, le premier jour est celui des +imprudences, et le second celui des malices. La Princesse est deux pas +d'ici; je le sais comme si je la voyais. Le jeune imbcile qui +l'accompagne se croit cach par un buisson ou par les rideaux de son +lit. Il l'a conduite au plus prs, c'est vident, cela ne laisse pas un +doute. Demain il s'apercevra qu'il a fait une btise. Et aprs-demain il +aura pris tant de prcautions que toute la police du royaume ne pourra +plus trouver sa trace. C'est aujourd'hui qu'il faut agir, et tout de +suite, sans perdre une heure. Est-ce que vous ne le sentez pas? + +--Bien, remercia le Roi. Voici une premire banalit. Je suis ravi +qu'elle soit dite: je n'aurai plus m'occuper d'elle. D'ailleurs, le +conseil ne me plat en aucune faon; mais vous avez, Franoise, la peau +si nuance autour de la ceinture et si fine entre les seins que je veux +vous donner raison au moins pendant cinq minutes. + +--Vous vous moquez de moi. + +--Vous tes seule le penser. + +--Sire, fit la Reine Diane, je voudrais parler aussi. + +Diane, qu'on nommait au harem Diane la Houppe, afin de la dsigner par +ses attributs entre plusieurs belles homonymes, Diane la Houppe +tremblait un peu. C'tait elle qui devait, ce soir-l, envie par trois +cent soixante-cinq rivales, partager le lit du Roi. On disait, on +savait, il tait clair, enfin, que l'anne d'espoirs et de souvenirs +dont elle voyait le terme si proche avait dur plus de jours que sa +rsignation. Elle tait donc mue, et balbutia non sans rougeur: + +--Sire, on vous abuse. Le premier jour d'un enlvement est celui de tous +les mystres, et le second celui des oublis. L'inconnu qui conseille la +Princesse Aline a pu lui faire quitter le palais au milieu de cinq cents +personnes, sans veiller une attention. Il avait un plan fort habile et +fort bien excut. Soyez sr qu'il le suit encore. Ce soir il doit +penser que tout le monde est ses trousses: il n'aura garde de se +laisser prendre; et s'il se terre sous un buisson, c'est que ce buisson +est bien le dernier o l'on imagine sa retraite... Mais il faudra qu'il +en sorte... Attendez-le au passage. Mieux vous lui dmontrerez d'ici l +qu'il a pris trop de prcautions, plus il sera imprudent par la suite. +Sa capture ne dpend que de votre rserve. Si personne ne le chasse, +dans huit jours vous le trouverez sur les grandes routes ou dans une +loge l'Opra. Ainsi, non seulement vous pouvez l'attendre, mais il est +trs important que vous restiez tranquille ce soir. + +--Je suis combl, fit le Roi. Cet avis est aussi banal, aussi sage, +aussi ncessaire que le premier. En outre, comme il le contredit +exactement, il le balance avec justesse et je ne me sens l'esprit charg +par aucun de leurs deux poids gaux. + +Aprs un court silence, il conclut de la sorte: + +--C'est donc avec une libert exquise et dlie mme d'inquitude que +j'adopterai pour le mien, Diane la Houppe, ton sentiment. +Redis-le-moi, car il me plat. Ainsi, cher visage, tu m'affirmes... + +--Que le meilleur est de ne rien faire et que vous pouvez aller au lit. + +Pausole approuva de la main. + +La belle Diane eut un soupir, et, achevant son conseil, sa phrase, sa +pense: + +--Avec moi, fit-elle en souriant. + + + + +CHAPITRE VI + +COMMENT DIANE LA HOUPPE ET LE ROI PAUSOLE VIRENT ENTRER QUELQU'UN +QU'ILS N'ATTENDAIENT POINT. + + Sa seule nudit descouvre sa richesse; + Plus on voit de son corps, plus on voit de beaut; + Sa pompe est toute en elle, et comme une desse + Elle doit son clat sa propre clart. + + MALLEVILLE.--1634. + + +Diane la Houppe, garde par une servante, copiait un Bacchus de +Velasquez dans le salon carr du muse Pausole, quand le Roi, estimant +la perfection de son got, et pressentant celle de ses formes, lui +demanda, non sans gards, toutes les grces qu'elle pouvait donner. + +La jeune fille accepta sur l'heure. Sa bonne elle-mme, consulte, n'y +vit aucun inconvnient. Seuls, les parents eussent volontiers retenu +leur enfant chez eux, mais ils savaient au nom de quel principe sacr +Pausole entendait protger les liberts individuelles, et ils ne +tentrent point d'exprimer en public leur gosme inexcusable. + + * * * * * + +Introduite dans une des chambres qui prcdaient le harem, Diane jeta +sur la chaise longue, avec un soulagement trs vif, les vtements qu'on +lui avait imposs pendant ses annes de servitude familiale. + +Et Pausole observait debout les rvlations successives d'un corps +teint, ferme et vivace, tandis qu'elle ouvrait tour tour la +chemisette bossue, la jupe monastique, le difforme pantalon blanc. + +Elle tait plus belle encore que jolie; son adolescence valait une +maturit. Un torse rond, des paules droites, des seins gorgs comme des +pastques, des jambes longues et bien en chair se dlivrrent agilement +d'un multiple linge importun. Toute sa peau apparut, trs brune, pleine +et fertile, duveteuse mme au creux des reins et sur la rondeur des +cuisses, tandis que la chevelure noire, dmordue de ses cailles +dentes, recourbait sur le dos les plumes de son aile. + + * * * * * + +Les autres femmes du harem, quand on leur prsenta cette beaut... +ombreuse, trouvrent qu'elle prtait rire et ne surent que lui imposer +un surnom volontiers narquois. Les femmes ont des thories trs +particulires sur l'esthtique de leurs rivales. Diane la Houppe ne se +fcha point. Elle avait bon caractre. Et puis sa premire conversation +avec le Roi l'avait mise du soir au matin en humeur de trouver tout le +palais charmant. + +Hlas! il n'en fut pas ainsi des douze mois qui suivirent cette unique +entrevue. Pausole en vain lui exposa que s'il ne la revoyait plus, s'il +fallait qu'elle entrt dans la rgle commune, c'tait parce qu'il avait +grand'peur de devenir amoureux d'elle, catastrophe qui aurait compromis + la fois sa tranquillit d'me et les intrts de l'tat. Diane ne +comprenait pas du tout ce raisonnement. Elle ne partageait pas non plus +l'indiffrence de ses compagnes, lesquelles considraient la crmonie +annuelle comme une occasion excellente d'obtenir des soies de Manille ou +des pantoufles de Paris. Diane la Houppe, tel saint Augustin au temps +de sa jeunesse dispose, aimait aimer et ne cherchait rien d'autre. +Prive du Roi, elle ne voulut mme pas apprendre les jeux varis et +traditionnels dont les autres Reines lui donnaient l'exemple toute +heure et qu'elles vantaient en sa prsence ou comme suffisants ou comme +incomparables, selon la tournure de leur esprit. + +La pauvre fille vcut un an dans l'attente. Anne de larmes et de +penses. Le dernier jour en faillit tre, on le devine, le plus +dchirant. La Princesse royale disparue ce matin-l, Diane pouvante +vit pendant plusieurs heures, avec l'imagination du dsespoir, le Roi +lui-mme partir sa recherche... + +--Ah! Sire, s'cria-t-elle ds que la portire de la chambre coucher +fut retombe sur elle et lui, ne regardez pas trop mes yeux. J'ai tant +pleur depuis ce matin! + +--Houppe, tu es charmante, rpondit Pausole. En effet, tes paupires se +gonflent et tes yeux sont encore humides; mais cela donne leurs +regards l'expression de la Volupt mme. Tu serais puise des suites du +plaisir et la limite de l'vanouissement, tes yeux, ma Houppe, +luiraient du mme clat. Ne me dtrompe pas: dans un instant, je pourrai +croire qu'ils me le doivent. + +Diane pencha la tte et sourit malgr elle. + + * * * * * + +La nuit pleine de clarts entrait dans la chambre obscure par une trs +large baie ouverte sur une terrasse. Sous le store lev au linteau, +entre les portes ramenes au mur, Tryphme bleue et blanche apparaissait +mollement.--C'tait une campagne onduleuse seme de bois et de maisons +plates, avec une grande route plante d'arbres, chemin qu'aurait pris le +Roi pour aller sa capitale s'il n'avait pas eu cent raisons (et mme +trois cent soixante-six) de ne pas quitter son palais. Un norme figuier +faisait retomber comme un tapis par-dessus la balustrade ses branches +caches par les feuilles plates et ses fruits poudrs de lilas. Vers la +gauche, le parc se massait, avec ses magnolias dj dfleuris, ses +eucalyptus frissonnants, ses palmiers trapus du Japon, ses magnifiques +sagoutiers lunaires. Une dfense d'alos ourlait le jardin sombre et la +plaine s'tendait au del jusqu'aux toiles. + + * * * * * + +--Comme cette nuit ressemble celle de mes noces! murmura Diane. Il n'y +a pas eu d'autre belle nuit depuis un an. Celle-ci est tout fait la +soeur de la premire. N'est-ce pas qu'il y a des nuits tranges o le +paysage qui nous regarde a l'air de contenir tout le bonheur que nous +voudrions enfermer en nous? + +Pausole ne rpondit rien. + +--On a frapp, reprit la Reine. + +--Ce doit tre pour le dner, dit Pausole. Il fait grand'faim. + +Et il cria: + +--Entrez! Entrez! + + * * * * * + +Mais, au lieu du Grand-chanson, ce fut le Grand-Eunuque qui montra, +tout coup, entre les portires, sa vilaine physionomie de personnage +antipathique. + +--Ah! qu'est-ce encore? fit le Roi, du ton le plus maussade. Je n'ai +aucun besoin de vous, Taxis, j'ai affaire. + +--Allez-vous-en, dit la belle Diane, vous n'avez rien voir ici. + +--C'est l'heure de mon repas, continua Pausole. Je n'ai pas d'autres +papiers lire que le menu. + +--Avez-vous le menu? rpta Diane la Houppe. Non? Alors allez-vous-en! + +--Mon ami, reprit le Roi, si vous empitez sur les attributions des +autres officiers de la cour, nous courons l'anarchie. Allez dire au +Grand-chanson que pour ce soir encore je le prie de bien vouloir +choisir en mon nom le vin que je dois prfrer. J'ai trop de tracas pour +rien dcider sur ce point, et plus forte raison pour vous entendre. +Allez! + +--Mais allez-vous-en donc! cria Diane, au comble de l'agacement. + +Et comme Taxis, respectueux mais entt, ne faisait aucun geste +d'obissance, Diane le prit par les deux paules et lui dit en face, du +ton le plus srieux: + +--Vilain parpaillot! Si vous obtenez de la bont du Roi la permission de +parler ici, je vous forcerai de partir avant que vous ayez prononc un +mot; si ce n'est pas par la violence, ce sera par un moyen que vous +connaissez bien! + +Le Roi leva les bras: + +--Allons! fit-il. Un conflit! Houppe, tiens-toi tranquille. Taxis va +s'en aller. Il est homme de sens. Il doit avoir dj compris que nous ne +souhaitons pas en ce moment son entretien. + +Taxis eut un sourire mielleux, qui s'acheva en importance. + +--En effet, dit-il. Et si la voix inflexible de ma conscience, si +l'unique souci d'un devoir souvent ingrat, si la passion de la vrit ne +m'appelaient o je suis, croyez, Sire, que j'aurais dj dfr au dsir +que m'exprime Votre Majest. Mais ma tche est plus haute que mon +intrt personnel, et duss-je en souffrir, je ferai mon devoir jusqu'au +bout. Je n'empite pas, quoique Votre Majest m'en ft tout l'heure le +cruel reproche, sur les attributions de mes collgues. Je suis marchal +du palais, et comme tel, je devais m'occuper du grave incident qui s'est +produit ce matin au rez-de-chausse du pavillon sud. Mon initiative ne +s'est pas trouve en dfaut. J'ai fait rechercher la Princesse Aline. + +--Hlas! gmit la Reine Diane. + +Mais, ressaisie aussitt, et debout, elle interpella: + +--Qui vous en a donn l'ordre? + +--Le Roi m'a confi la mission sacre de prvenir, de suspendre, de +rprimer au besoin la turbulence et les excs dans l'enceinte de la +demeure royale. + +--Ah! de prvenir!... Eh bien, il parat que vous n'avez pas prvenu, +puisqu'un tranger a pu s'introduire ici comme chez lui... Vous n'avez +n'avez pas non plus suspendu, puisque la Princesse est partie votre +barbe et que personne n'en a rien su pendant six heures. Maintenant vous +voulez rprimer? Le Roi vous le dfend, seigneur Grand-Eunuque. + +--Sa Majest... + +--Le Roi dsapprouve. C'est tout. Cela suffit. Tournez les talons. Le +Roi vient de prendre une dcision qui est admirable et sur laquelle il +ne reviendra certainement pas pour couter vos lubies. Il vaut mieux ne +rien faire pendant un jour au moins; on ne vous expliquera pas pourquoi, +mais tel est l'ordre: suivez-le. Allez-vous-en! Rappelez vos hommes. +Gardez le silence sur l'vnement et disparaissez jusqu' demain soir. +M'entendez-vous? + +Taxis tendit en frmissant les trois papiers qu'il avait en main. + +--Mais, Sire, voici les rapports. Le suborneur est dcouvert. La +Princesse ne l'a pas quitt. Leur asile est gard vue sans qu'ils le +sachent. Je n'attends qu'un mot de vous pour agir. + +--Monsieur, rpondit Pausole, je n'ai pas l'habitude de me jeter +l'tourdie au milieu des faits divers. Je n'aime pas les aventures; et +j'entends n'en pas avoir. Vous parlez et vous dcidez avec une +prcipitation funeste. Il n'y a ni sagesse ni mthode dans une telle +ptulance, et je ne sais o j'avais pris l'estime que je vous portais. +Taxis, vous tes un hurluberlu. Faites cesser la surveillance que vous +avez organise si lgrement devant la retraite o dort ma fille. Et +tenons-nous-en l pour ce soir. J'ai dit. Veuillez vous retirer. + +Taxis recula de trois pas, montra le plafond d'un doigt osseux: + +--L'ternel apprciera! dit-il. + +Sur ces mots, il salua d'un front sec et disparut. + +Diane, reste seule avec le Roi, saisit l'occasion par le nez. + +--Ah! Sire, quand nous dlivrerez-vous de cet odieux personnage? Il est +notre bourreau, vous ne pouvez savoir ce qu'il invente pour nous +exasprer. Il rgle tout, il distribue tout, il administre jusqu' nos +penses. Nous ne pouvons ni dormir, ni danser, ni courir au parc, ni +lire de romans, ni manger de bonbons qu'aux heures fixes par sa manie. +Le moindre oubli est puni de cellule. Un simple retard suffit. Il nous +tue!... Pour le faire fuir nous n'avons qu'un moyen: c'est celui que je +voulais employer tout l'heure; et encore si vous ne lui aviez pas +interdit de nous parler dcence, il nous chtierait terriblement de +ceci, car rien ne le met en plus grande fureur que les spectacles dont +parfois il faut bien qu'on le rende tmoin. Mais ce moyen-l me rpugne +et je n'ai mme pas toujours plaisir le voir employer par les autres. +Aussi quelle ide singulire que de mettre un pasteur protestant la +tte d'un harem si nu! Vous l'avez voulu, c'est donc parfait ainsi, et +je vous pose des questions, Sire, sans les rsoudre. Pourquoi ne pas +nous donner de vritables eunuques, comme cela se fait en Orient? Mes +compagnes les regrettent quelquefois en disant que ces pauvres tres +peuvent, eux aussi, donner aux femmes un plaisir complet qu'ils ne +partagent point et qui ne doit veiller la jalousie de personne. Moi, je +ne pense gure de pareilles choses; je n'ai de joie qu'en votre +souvenir, mais je voudrais qu'on ne m'empcht plus d'y rver tout mon +aise et qu'une hassable face ne se dresst pas tout le jour entre lui +et moi. + +--Eh! eh! dit Pausole, Taxis a du bon. + + + + +CHAPITRE VII + +QUI EST CONSIDRABLEMENT COURT EU GARD AUX LOIS EN VIGUEUR. + + mourir agrable! trpas bienheureux! + S'il y a quelque chose en ce monde d'heureux, + C'est un tombeau tout nud d'une cuisse yvoirine. + Ces esprits vont au ciel d'un ravissement doux. + + THOPHILE DE VIAU.--1625. + + +Je ne dcrirai point le repas qui suivit. + +On m'a dit, en effet, que les lois de notre pays permettent aux +romanciers de proposer en exemple tous les crimes de leurs personnages +mais non point le dtail de leurs volupts, tant le massacre est aux +yeux du lgislateur un moindre pch que le plaisir. + +Et comme je ne sais plus exactement si l'on bannit de nos oeuvres les +volupts du lit ou celles de la table; comme d'ailleurs, en consultant +toute ma conscience et toute ma sincrit, il m'est impossible d'augurer +lequel est le plus pendable de manger une tartine ou de crer un enfant, +j'aime mieux prendre mes prcautions et ne parler ici ni de seins ni de +grenades. + + * * * * * + +On saura donc en peu de mots que le dner du Roi Pausole et de la belle +Diane la Houppe comprenait: + + Des hors-d'oeuvre. + Une premire entre. + Un relev. + Une deuxime entre. + Un rti. + Une salade. + Un lgume. + Un entremets. + Des fruits et des confiseries. + Les vins X... Y... et Z... + +C'tait un petit dner. N'en disons pas plus. + +Voilons de la mme manire ce qui s'ensuivit. + +Diane, prive du Roi depuis une anne et clotre dans le harem aprs un +seul matin d'amour, tait redevenue jeune fille.--Comprenne qui peut. Je +n'explique rien.--Bref le Roi trouva lui aussi que cette seconde +entrevue intime ressemblait beaucoup la premire. + +Un peu avant le lever du soleil, tous deux allrent prendre le frais sur +la terrasse seme de tapis; et pour cueillir les plus hautes figues, +Diane la Houppe levant les bras s'tirait douloureusement, lisse comme +une fleur et trois fois tache de noir. + + + + +CHAPITRE VIII + +O PAUSOLE EXAMINE DES RVLATIONS SUR UNE LETTRE DONT L'IMPORTANCE +N'CHAPPERA POINT AU LECTEUR. + + On devine ce qu'un jeune homme assez fat et habitu aux succs faciles + peut dire une jeune fille lorsqu'il a mont sept tages pour arriver + jusqu' elle et qu'il se croit attendu. + + Mme ANCELOT.--1839. + + +Vers midi, Pausole s'veilla, simplement, comme de coutume. Il n'avait +pas de petit lever. Les crmonies inutiles n'embarrassaient point sa +vie. + +Son coup de sonnette fit accourir une camrire qui dbutait, ce +matin-l, dans le service de la chambre. La jeune personne, en tremblant +des deux mains, trbucha, heurta des chaises et rougit avec violence +lorsqu'elle aperut prs du Roi Diane immodeste et endormie. + +--Chut! fit Pausole. Parlez bas. Quelle heure est-il? + +--Oui, Sire... Non, non... Je ne sais pas, balbutia la pauvre enfant. + +--Donnez-moi ma robe de chambre et faites prparer mon bain. Prvenez +aussi ma lectrice et l'cuyer des cuisines. Et maintenant fermez les +rideaux pour que la Reine dorme le plus longtemps possible. + +Puis, avec mille prcautions il mit ses pieds l'un aprs l'autre, et +silencieusement, sur le sol. La perspective de dire adieu pour une +seconde anne la redoutable Diane ne le retenait en aucune faon. + +Il s'esquiva. + + * * * * * + +Peu aprs, couch dans une eau parfume, il admit six pas de sa +baignoire la lectrice ordinaire qui venait chaque matin lui donner un +aperu des nouvelles tlgraphiques et le rsum des principaux +feuilletons. En vertu de l'article premier du code en usage Tryphme +(Tu ne nuiras pas ton voisin) il tait interdit aux journaux d'insrer +les nouvelles scandaleuses ou diffamatoires. Aussi pas une feuille ne +publiait-elle la fuite de la blanche Aline; et si quelques-unes, et +l, s'taient permis des allusions, la lectrice eut le tact de ne pas +les comprendre. + +Cependant Pausole demeurait distrait. Quand sa toilette fut acheve, +quand l'cuyer des cuisines eut fait servir dans un cabinet de repos le +premier djeuner fumant et quand Pausole s'en fut nourri--enfin, quand +il eut fum deux cigarettes de tabac frais, il sortit et pntra seul +dans la chambre o avait grandi sa fille. + + * * * * * + +Rien n'y tait rang. La pice conservait l'aspect mouvement d'une fin +de toilette et d'un dpart rapide. sa suite, la salle d'tude, le +cabinet de coiffure, le boudoir et les bains offraient un mlange +singulier de tire-boutons, de gographies, de bas noirs et de raquettes. +Un exemplaire de _Tlmaque_ flottait sur l'eau calme du tub. + +Pausole erra mlancoliquement de chambre en chambre pendant un quart +d'heure. Il ouvrit les cahiers de style, souleva les petits corsages, +droula une ceinture de cuir et remit dans leur bote trois pingles +cheveux. + +Puis il appuya le mdius de la main droite sur le bouton d'une sonnette +et dit au valet survenant: + +--Faites prvenir M. le marchal du palais que je l'attends ici et +dsire lui parler. + +Taxis entra. + +--Monsieur, dit Pausole, j'estime votre zle et votre mthode, en ce +qu'elles me dlivrent chaque jour de vingt soucis dont je n'ai que +faire. Mais votre enqute d'hier marchait dans le domaine de +l'intempestif, surtout si l'on considre l'heure et le lieu o vous avez +cru pouvoir m'en offrir le compte rendu. Je vous avais pourtant signifi +qu'entre cinq heures du soir et deux heures de l'aprs-midi, je ne +voulais mditer nulle entreprise. Vous avez outrepass vos instructions +en prenant une initiative dans un cas o votre comptence tait plus que +douteuse et en me demandant mes ordres sans que j'eusse manifest le +dessein de vous en donner aucun. + +Ici, fort posment, il alluma une cigarette, s'assit, plaa le coude +droit sur le bras large du fauteuil, inclina la tte du mme ct, +croisa les jambes, fit un geste et dit: + +--Maintenant, lisez votre rapport. + +Taxis n'avait pas bronch. Les conseils que porte la nuit ayant eu sur +son empressement une influence pacifiante, il avait cess de crier que +l'intrt de sa carrire cdait le pas celui de sa tche. En outre, +consultant sa Bible, il s'tait arrt ce passage catgorique: + +Vous clamerez contre le roi que vous vous serez choisi, mais l'ternel +ne vous exaucera point[4]. + + [4] Samuel, VIII, 22. + +Ceci levait tous les scrupules. Il redevint courtisan. + +--Sire, voici l'affaire en deux mots. La minute et l'expdition de mes +rapports sont dans ce portefeuille, mais je crois prfrable de les +rsumer. + +Il s'approcha de la fentre ouverte. + +--Hier matin, vraisemblablement vers quatre heures, Son Altesse Royale +la Princesse Aline s'est assise tout habille sur le marbre de cette +fentre. Ayant lev les jambes et opr de droite gauche un mouvement +de rotation qui a laiss trace dans la poussire, elle a saut d'une +hauteur d'environ soixante-quinze centimtres au milieu de la +platebande. Ses deux pieds ont marqu l leurs empreintes parallles, +puis alternes--et il n'y a pas d'autres vestiges. Son Altesse est donc +partie seule. + +Sur cette rvlation, Taxis croisa les mains devant son maigre ventre, +et prit un temps. + +--Hier soir, continua-t-il, la Princesse se prparait passer la nuit +dans une auberge appele Htel du Coq et situe 3 kil. 2, sur la +route de la capitale. Elle y tait arrive 3 h. 40, venant d'un petit +bois voisin et accompagne d'un jeune homme dont je possde le +signalement, mais qui est inconnu dans la rgion. + +--Quel ge a-t-il? dit Pausole. + +--Trs jeune. Dix-sept ans au plus. + +--Allons, c'est gentil, fit le Roi. + +--Si Votre Majest l'avait voulu, le suborneur tait arrt ds hier et +la Princesse ramene au palais. + +--Par des policiers, n'est-ce pas? + +--Ou par des envoys spciaux. + +--Et lesquels? Vous ne voyez jamais, Taxis, le point dlicat d'une +situation, ni la complexit qui rsulte des devoirs imposs par le +scrupule affectueux. + +--Je n'insiste pas. Votre Majest a raison contre moi. J'ai dfr ses +ordres et la surveillance a t leve hier soir huit heures. Depuis +lors, je me suis maintenu strictement dans l'expectative. + +--Il serait pourtant essentiel de savoir qui nous avons affaire, et +d'abord afin de dcider s'il convient de poursuivre ou de s'abstenir. +Qu'est-ce que c'est que ce galopin dont nul n'a jamais vu la tte, qui +n'appartient pas au palais, qui n'habite point aux environs et qui prend +tout coup assez d'ascendant sur l'esprit de ma fille pour l'enlever +notre barbe, sans mme avoir la peine de venir la chercher? Il se fait +rejoindre par elle! Il l'attend et elle vient lui! Elle qui n'avait +jamais quitt les pelouses du parc, la voici sur les grandes routes, +dans une auberge de bicyclistes, avec un colier de seize ans qu'elle +n'a pu rencontrer nulle part avant de se jeter dans ses bras! Avouez-le, +Taxis, c'est extravagant! Je dsespre d'y rien comprendre... Mais +n'avez-vous aucun indice? + +Aprs un sourire bref, Taxis rpondit de sa voix exacte: + +--Avant-hier et le jour prcdent, une troupe de danseuses franaises a +donn deux reprsentations la Cour, devant Leurs Majests du Harem. La +Princesse Aline tait prsente au fond de sa baignoire, autorise pour +la premire fois pntrer sur le thtre. Elle a manifest pendant +tout le ballet le plaisir le plus vif, et l'on a pu remarquer que son +motion grandissait chaque fois qu'elle voyait danser une... pcore +nomme Mirabelle. + +Taxis prit un nouveau temps, puis articula: + +--Aprs le spectacle, la Princesse a fait remettre cette personne un +don en argent--sous la forme d'un billet de banque--contenu dans une +enveloppe cachete.--Je prie Votre Majest de peser tous les mots de ma +phrase. mon sens, il y a corrlation entre ce petit fait et le malheur +public qui l'a suivi de si prs. + +Il y eut un silence gnant. + +Le Roi continuait de fumer. + +Taxis crut ncessaire de prciser davantage. + +--J'accuse, en un mot, reprit-il, j'accuse la ballerine nomme Mirabelle +d'avoir machin une intrigue diabolique dans le but d'entraner +l'abme une me que tant de soins et de pit paternelle avaient +conserve l'tat de candeur. J'accuse cette coquine d'avoir t +l'entremetteuse du crime qui s'est perptr! Le nom du suborneur, nous +le saurons plus tard; il n'importe; mais qu'il ait connu Mirabelle et +qu'elle lui ait permis d'arriver ses fins, c'est ce que je me fais +fort de dmontrer par la suite de l'instruction si Votre Majest n'y met +pas d'obstacle. + +Pausole leva les deux mains. + +--Nous n'en sortirons pas! dit-il dcourag. Cela se complique de plus +en plus. Et que sont devenues ces danseuses? + +--Parties le mme jour pour Narbonne. + +--Vous le voyez bien! nous n'en sortirons pas! C'est une affaire +inextricable. + +--Pardon. Deux coupables: deux informations. L'un est en France, nous +allons tlgraphier la Place Vendme et aprs les formalits +ncessaires nous obtiendrons de le faire extrader. Le dtournement de +mineure est un chef d'inculpation prvu par les traits internationaux. +De ce ct, rien d'embarrassant. Quant l'autre coupable, nous le +tenons, il est l. Dites un mot, et je l'arrte. + +Le Roi dirigea son regard vers Taxis toujours debout. + +--Vous tes un homme dangereux, seigneur Grand-Eunuque. Utile; mais +dangereux. Si les destines vous avaient mis ma place, je ne donnerais +pas un rouge liard du bonheur de mon pauvre peuple. Vous tes un caman, +Taxis. Vous avez l'oeil froce d'un snateur franais. Et puis vous ne +me comprenez pas. + +Il secoua la cendre de sa cigarette avec un geste de lassitude. + +--Je vais rflchir tout ceci. Votre rapport est instructif, et s'il +conclut du possible au certain, cela ne me dispense pas de mditer les +hypothses qu'il suggre. J'y songerai tout loisir; ds demain je +prendrai une rsolution. Attendez. Calmez-vous. + +Il se leva, et, plus franchement: + +--D'ici l, soupira-t-il, j'aurais bien besoin de penser autre chose. +Cette proccupation m'accable. Pour peu qu'elle persiste j'en ferai une +maladie. Parlez-moi, mon ami. Changez l'ordre de mes ides. + +Taxis enfla sa poitrine en baissant les yeux et poussa un soupir mu. Le +ton bienveillant du Roi l'enhardissait. Il crut le moment opportun pour +aborder un sujet qui lui tenait fort coeur. + +--Oserais-je donc, fit-il, attirer l'attention de Votre Majest sur ma +modeste personne? Et si mes services, ou du moins mes efforts, +recueillent l'auguste approbation de celui qui peut seul en juger +l'importance, me sera-t-il permis d'exprimer ici l'espoir dont je me +plais parfois bercer mes solitudes? + +--Que signifie ce galimatias? dit Pausole. Exprimez donc. Ne prambulez +point. + +--Je ne suis que commandeur de l'ordre des Colombes. Certes, et je me +hte de le dire, mes humbles ambitions personnelles sont combles; mais +ma vieille mre, du fond de son hameau jurassien, aurait une joie bien +touchante et peut-tre un regain de vie me savoir grand-officier... +J'ajoute qu' mon sens, la haute charge dont Votre Majest a daign me +donner l'investiture mrite une distinction honorifique laquelle je +n'eusse point song si le bon plaisir du Roi ne m'avait pas lev au +sommet de la hirarchie palatiale. Je parle ici, non pour Taxis, mais +pour le chef de la maison civile, et pour la cause de l'autorit!... Ma +demande est entirement dsintresse. + +Pausole temporisa: + +--Nous verrons. Un peu plus tard. Vous avez aujourd'hui une affaire +dlicate mener dans la bonne voie. Si vous vous en tirez, je vous +donnerai la plaque; c'est faveur promise. Continuez vos rapports. + +--La Princesse... + +--Encore elle? Ne s'est-il rien pass depuis hier soir que vous me +fatiguiez ainsi la tte avec un vnement vieux dj de trente-six +heures? + +--Si fait. Je n'osais pas... + +--Ah! mais parlez! je vous y invite. + +--Sire, il s'agit d'un attentat injurieux et excrable, mais dont le +caractre est grotesque. Un souffle de dmence traverse le palais. Il ne +convient pas que Votre Majest s'arrte de telles fredaines, sujet +indigne de ses rflexions dans les circonstances actuelles. Je veillais. +J'ai puni. L'auteur de cette escapade peut attendre d'tre jug. + +--Que de peines pour obtenir l'expos d'un fait! Je vous coute, Taxis. +Qui est le dlinquant? + +--C'est un page, le dernier nomm de la compagnie, celui-l mme dont je +me suis plaint tant de fois Votre Majest. Il a mis le comble ses +friponneries par un acte inqualifiable. J'ai plus de honte le +rapporter qu'il n'en a eu l'accomplir. + +--Enfin, qu'a-t-il fait? + +--Voici... L'honorable M. Palestre, ministre des Jeux publics, conserve +encore malgr son ge un penchant dtermin vers les amours ancillaires. +Votre Majest l'ignore peut-tre. Quant moi, je ne l'excuse point. +Toujours est-il que cette faiblesse d'un vieillard si respectable par +ailleurs dfrayait les conversations des pages. Le plus malfaisant +d'entre ces jeunes chenapans rsolut de surprendre M. Palestre +l'instant o il convenait le moins que M. Palestre ft surpris. Il se +posta sous le lit de la camrire avec qui le ministre faisait ses +dportements--votre propre camrire, Sire--et quand, de certains +signes que je ne pourrais ni ne voudrais dcrire, il estima que ses deux +victimes devaient tre dans l'tat de distraction favorable ses +desseins, il sortit de sa retraite et jeta sur le couple un filet de +tennis... + +--Ha! ha! ha! fit le roi. + +--... Il le noua au pied du lit, forant ainsi M. Palestre et la femme +de chambre garder, quoi qu'ils en eussent, la plus licencieuse des +attitudes. + +--Ha! ha! + +--Et non content d'avoir t l'acteur et le tmoin de cette triste +scne, il appela tout le corps des pages dans la chambre du scandale, le +multipliant ainsi par le nombre des spectateurs. Les incidents qui +suivirent furent d'un tel caractre que la malheureuse servante en garde +le lit pour huit jours, de fatigue et d'motion. Voil pourquoi ce +matin, votre rveil, vous avez entrevu un visage nouveau... Sire, je +suis confondu que vous accueilliez avec cette gaiet sympathique une +sclratesse que j'aurais juge digne de toutes les fltrissures, en +attendant les chtiments. + +Pausole protesta: + +--Non pas! Vous avez, Taxis, une mthode de gnralisation qui vous +pousse l'erreur facile. Vous classifiez les gestes et les actes selon +je ne sais quelle table de mathmatiques morales o ils ne reconnaissent +pas leur ordonnance naturelle. Plus que vous encore je hais le grivois. +La volupt qui rit n'existe point. Le plaisir touche de plus prs la +douleur qu' la gaiet. Ceci proclam en principe, l'anecdote que vous +me rvlez n'en est pas moins excellente. + +--Votre Majest raille. + +--Je n'en fais rien. L'histoire est admirable et presque divine, en ce +qu'elle est d'abord renouvele des Grecs. Ainsi fut surprise et enclose +dans un filet mailles de fer la coupable Aphrodite chez le dieu des +batailles. Ce souvenir classique inspirant l'un de mes pages est bien +pour me satisfaire. + +--Classique? Sire, dites paen. + +--Ensuite, observez que ce jeune homme, au lieu d'imiter au hasard la +tradition olympienne, a pris un filet de tennis pour en envelopper +justement le ministre des Jeux publics. Ceci dnote un esprit personnel +et des ides indpendantes... + +--Soit. Deux tares, il me semble. + +--Enfin, je loue au plus haut point l'intention moralisatrice qui plane +sur toute la scne. Il est ridicule et odieux qu'un vieillard de +soixante-dix-huit ans aille partager le lit d'une servante qui est +peut-tre son arrire-petite-fille. On ne sait jamais. Si M. Palestre se +plaint, il ne peut s'en prendre qu' lui-mme de la posture piteuse en +laquelle ces jeunes gens l'ont vu. Quant ma camrire, elle n'a eu que +ce qu'elle mritait; la honte rsulte de son acte et non pas de son +chtiment. + +--Alors que dois-je faire du coupable? + +--Le mettre en libert sur l'heure et l'inviter venir me voir ici +mme, o je l'attends. C'est lui que je demanderai conseil dans ma +perplexit prsente. + + + + +CHAPITRE IX + +O PAUSOLE SE DTERMINE. + + Je pense qu'picure toit un philosophe fort sage, qui selon les tems + et les occasions, aimoit la volupt en repos ou la volupt en + mouvement. + + SAINT-VREMOND. + + +Le costume des pages la cour de Tryphme datait de la Renaissance. Il +comprenait un maillot de soie jaune avec un petit pont relev par deux +aiguillettes, une toque plume de pintade et un pourpoint bleu de roi. + +Ce fut sous ce lger uniforme que l'oiseleur de M. Palestre se prsenta, +saluant de la toque et les deux jambes runies. + +--Comment t'appelles-tu, jeune drle? demanda Pausole. + +--Comme il vous plaira, Sire. + +--Voil qui est dj fort bien, dit le Roi. Je ne sais rien de plus +impertinent que la prtention d'obliger les gens rpter un nom qui +peut ne point leur plaire. Tu m'as conquis ds le premier mot. Dis-moi +cependant le nom que tu portes, quitte le changer si je t'y invite. + +--Sire, mon nom s'crit G, i, g, l, i, o. Prononcez-le comme vous +voudrez, l'italienne ou la franaise. Djilio ou Giguelillot. + +--Djilio, fit Pausole, c'est un pote; et Giguelillot, c'est un fou. Je +voudrais que tu fusses l'un et l'autre. + +--Je le voudrais aussi, dit le page trs srieux. Et je le dsire si +ardemment que je finirai peut-tre par y arriver. + +--Pourquoi veux-tu tre un pote? + +--Pour ne rien voir, ft-ce une mouche, avec l'oeil de mon voisin. + +--Tu n'aimes pas ton voisin? + +--Je ne lui veux pas de mal. J'aime mieux ne pas tre lui, voil tout. + +--Et pourquoi veux-tu tre un fou? + +--Si mon voisin m'appelle un fou, je comprendrai tout de suite que je ne +lui ressemble pas. + +--Mais si tu deviens pire? + +--C'est bien difficile. + +--Comment le sauras-tu? + +-- son attitude. S'il me laisse en repos, c'est que j'aurai perdu. S'il +m'attaque, c'est que je serai heureux. + +Pausole eut un geste impulsif: + +--Prends une cigarette! dit-il. + +Et il la lui tendait d'une main familire. + +--Jugeras-tu de la mme manire si ton voisin est une voisine? + +--Oh! du tout. + +--Pourquoi? + +--Les femmes ne sont pas de l'espce humaine. + +--J'espre que tu ne le leur dis pas? + +--Je ne leur dis que du bien d'elles et je le pense toujours. + +--Comment les regardes-tu? + +--Comme les meilleures cratures qui soient; les seules qui sachent +rendre le bien pour le bien. Ou mme pour le mal, au besoin. Je ne leur +ai que de la reconnaissance et pourtant je n'ai rien fait pour elles, +que d'en flatter beaucoup et d'en aimer une. + +Pausole le considrait: + +--Es-tu heureux? continua-t-il. + +--Non. Ni vous non plus, Sire, cela s'entend. + +--Alors, pourquoi es-tu gai? + +--Pour me faire croire que je suis heureux. + +--Et que te manque-t-il? + +--Comme vous, Sire, il me manque une existence imprvue, le +merveilleux, les vnements. + +--Les vnements... J'en ai trop. + +--Mais vous n'en profitez pas. + +--Duquel me parles-tu? + +--De celui que vous pensez. + +--Je ne vois pas du tout comment celui-l pourrait me rendre heureux si +je ne le suis point, fit Pausole d'un ton surpris. + +Le page allait rpondre, mais ne sachant pas exactement si le Roi le +consultait ou le priait de s'expliquer, il attendit d'tre clair sur +cette nuance intressante. + +--Allons, assieds-toi, reprit Pausole. Tu m'as parl d'un sujet scabreux +qui m'absorbe, et tu ne t'es pas dit qu'il valait mieux pour toi +paratre l'ignorer. En cela tu as montr que tu mettais les lois de la +conversation avant celles de l'tiquette et je l'approuve, mon petit +bonhomme. coute-moi: je ne suis pas d'avis que les vieillards soient de +bon conseil. L'exprience ne sert de rien; un mme fait ne se reproduit +jamais dans les mmes circonstances. Au contraire, il faut bien admettre +que la spontanit sert quelque chose, puisque vingt ans on fait sa +vie et qu'on n'a rien de plus important fabriquer de par la suite. +C'est pourquoi, malgr la coutume, j'aime mieux prendre ton sentiment +que de consulter, par exemple, le vnrable M. Palestre. + +Giglio resta impassible. + +Pausole, toujours plus expansif, continua comme s'il s'adressait un +confident familier: + +--Jamais, disait-il, je ne me rsoudrai faire poursuivre cette enfant +par la police de mon royaume. Il n'est pas convenable non plus que je la +fasse ramener au palais par un envoy spcial; car, si je la spare de +l'inconnu qu'elle a gentiment suivi, ce n'est point certes pour la +confier un lgat tout aussi compromettant et moins sympathique ses +yeux. Quant lui dpcher une femme, ce serait une pitoyable ide. Je +n'y songerai pas un instant. + +--Pourquoi ne pas aller la chercher vous-mme? + +--Moi? + +--Vous! + +--Moi-mme? + +--Sans doute! + +--Moi, m'en aller aux aventures la recherche d'une petite fille qui +s'est sauve travers champs avec un jeune premier que personne ne +connat? + +--Oui. + +--Mon ami, tu abuses de ta vocation de fou. + +--Pardon, Sire, ai-je le droit de vous poser une question? + +--Laquelle? + +--Dsirez-vous rellement que Son Altesse rentre au palais? + +Pausole encastra son menton dans l'angle de sa main droite. + +--C'est une question que je n'avais pas encore agite, fit-il. + +Mais aprs une rflexion brve: + +--Oui. J'en ai le dsir sincre. Cette escapade ne lui vaut rien. + +--Vous en tes certain? + +--Certain. + +--Eh bien, comme d'une part vous venez de dcouvrir que vous ne pouviez +envoyer la poursuite de la Princesse ni un homme, ni une femme, ni une +bte de la police (c'est--dire, en un mot, personne), et comme d'autre +part vous tes rsolu la prier de revenir ici, je ne vois qu'un moyen +de le lui faire savoir, c'est d'aller le lui dire vous-mme. + +--Tu as l'esprit logique? + +--C'est le propre des fous. + + * * * * * + +Le Roi se leva, parcourut la chambre d'un pas large et balanc, puis +ouvrant les bras en signe d'acquiescement: + +--C'est indiscutable, dit-il. Et je serais arriv aux mmes conclusions +si j'avais eu le temps de songer tout cela. + +--Alors... + +--Alors, interrompit le Roi qui s'animait visiblement dans l'influence +de son page, tout se simplifie aussitt et je n'ai plus qu'une +rsolution prendre!--Ou bien je laisserai cette petite faire le voyage +de sept mois dont sa lettre m'annonce le projet;--ou bien j'irai lui +parler en personne et je la ramnerai au palais qu'elle n'aurait jamais +d quitter! + +Le page comprit d'un coup d'oeil que s'il laissait Pausole rflchir en +silence, toute cette belle ardeur s'teindrait dans une cendre +d'inertie. + +--Sire, il faut partir, affirma-t-il. Cela est bon, non seulement pour +Son Altesse, mais davantage encore pour vous. Si comme vous le laissez +voir vous n'tes plus heureux, c'est qu'un homme a dtruit l'avenir +nonchalant que vous vous rserviez avec tant de sagesse. Pour vous +dlivrer du soin de vouloir chacun de vos actes, vous avez remis votre +existence aux mains d'un monsieur qui n'y comprend rien et qui la guide +tout de travers. C'est lui qui vous dsappointe. C'est lui qui carte de +vous un bonheur toujours possible et toujours nouveau chaque matin. Vous +prissez dans sa routine; vous mourez de monotonie. Demain, son +calendrier vous impose la Reine Denyse. L'aimez-vous? Non. Vous ne +l'aimez point. Et pourtant vous la subirez. Vous continuerez d'habiter +les mmes chambres, le mme fauteuil, de voir le mme horizon dans le +cadre de la mme fentre. chappez donc tout cela! Il y a si peu de +jours dans la vie: faites que pas un d'eux ne ressemble au suivant. + +--Mais alors qui me conseillera, si je me lance dans cette quipe? + +--Qui? le hasard, la fantaisie. Laissez-vous tenter par la fortune de +chaque jour et promener par la bonne toile. Son conseil est facile +suivre. + +--Puiss-je ne pas arriver, dit Pausole en secouant la tte, comme +Melchior ou Balthazar, devant une crche blonde et un petit enfant... + +--Quand cela serait? vous l'aimeriez. + +--Tu as raison. Et d'ailleurs nous y serons plus tt. Les fugitifs +dorment deux pas. Il ne s'agit pas d'un voyage. Demain nous les +rejoindrons sans doute. + +--Vous partez? Vous partez vraiment? + +--Je pars. Viens avec moi, petit. J'ai plaisir te regarder vivre. + +Ils sortirent cte cte. Pausole avait mis la main sur l'paule de son +page et marchait d'un pas nergique. + +Au tournant d'un corridor ils rencontrrent Taxis. + +Le Roi s'arrta, la tte droite: + +--Monsieur le Grand-Eunuque, dit-il, j'ai pris une dtermination. J'irai +moi-mme la recherche de la Princesse Aline. Annoncez mon dpart pour +demain matin et faites seller ma mule dix heures et demie. Ce jeune +homme m'accompagnera. + +Taxis eut l'habilet de se taire. + +Pausole l'examina quelque temps comme s'il pesait sa propre audace, puis +d'un ton soudain radouci: + +--Au fait, conclut-il, vous viendrez avec nous. + + +FIN DU LIVRE PREMIER + + + + +LIVRE DEUXIME + + + + +CHAPITRE PREMIER + +COMMENT LA BLANCHE ALINE VIT DANSER UN BALLET, ET CE QUI S'ENSUIVIT. + + Une grande princesse aimoit alors une de ses damoiselles... (p. 115.) + + SAUVAL.--_Mmoires historiques et secrets._--1739. + + +L'enqute mene par le Grand-Eunuque valait par ses rsultats, mais +pchait par ses conclusions. + +La blanche Aline en s'chappant, n'avait pas eu besoin des deux +complices imagins par Taxis. + +Un seul avait suffi. + +Une seule, pour tout dire. + +Voici comment elle avait fui: + + * * * * * + +On sait dj que l'avant-veille du jour o la Princesse quitta le +palais, une troupe de danseuses franaises tait venue donner au harem +le spectacle de ses jambes roses et de ses perruques fleuries. + +Pour la premire fois depuis sa naissance, la blanche Aline tait admise + suivre une reprsentation. Pausole entendait commencer l'ducation +thtrale de sa fille par une soire de ballet, jugeant qu'un sujet de +pantomime est moins ais dcouvrir et par consquent moins dangereux +mditer qu'une action de comdie. Au reste, les danses se droulent +toujours dans un dcor invraisemblable; on ne rencontre point dans la +vie les personnages qu'elles prsentent, et l'on ne saurait imiter sans +tomber dans le ridicule les gestes gracieux sur lesquels elles rythment +de mauvaises passions. + +Tout cela tait fort bien conu; malheureusement la blanche Aline +n'avait pas besoin de comprendre pour admirer. + +Au milieu des jets-battus, des battements, des branles et des +entretailles, la petite fille ne vit qu'une chose, c'est qu'un trs joli +jeune homme (qui tait peut-tre bien une dame habille en Prince +Charmant) recevait chaque tableau les hommages enflamms de quarante +autres dames et que vraiment il les mritait. + +Elle le trouva bien pris, lgant, prestigieux. Elle compara ses gestes +avec ceux des fonctionnaires qu'elle rencontrait au palais et elle lui +donna le prix de la grce. Il eut aussi le prix de la beaut, celui de +l'esprit, celui du coeur. Elle le regardait la bouche ouverte et la tte +penche sur l'paule avec une expression de tendresse si profonde que +les dames d'honneur autour d'elle en eussent t bien inquites si +elles-mmes n'avaient suivi les pripties du ballet avec tant +d'absorbante passion. + +Aprs le spectacle, elle demanda le nom de ce personnage blouissant. On +lui dit que le rle tait jou par la danseuse Mirabelle. + +O demeurait cette belle personne? Au fond du parc, lui rpondit-on, +dans les btiments des communs et pour deux nuits encore jusqu' son +dpart. + +Comment lui exprimer qu'on tait content d'elle? Par un prsent, suggra +une dame d'honneur mal inspire. + +La blanche Aline rflchit. + +Rentre dans ses appartements et avant mme de commencer sa minutieuse +toilette du soir, elle demanda un billet de banque afin de le mettre +sous enveloppe. + +Un peu plus tard elle s'enferma dans son cabinet tendu de zinzolin, +comme pour se livrer une toilette intime que la dame d'honneur ne +pouvait surveiller; puis, assise devant sa table et sre de n'tre point +surprise, elle crivit ces simples mots: + + +Mademoiselle, + +Vous tes bien jolie. Voulez-vous me parler? Cette nuit, deux heures, +je serai dans le parc, sous le grand amandier, prs de la source. + +Ne dites personne que je vous cris. Pour tout le monde, ce message +ne contient qu'une estampe bleue. Acceptez-la aussi pour ne pas me +trahir. + + Princesse ALINE. + +Et puis elle glissa son estampe entre les feuilles de la lettre, crivit +en guise d'adresse: + + Mademoiselle Mirabelle + +et cacheta l'enveloppe la cire afin qu'elle ne ft point ouverte. + +La mme dame d'honneur qui avait donn, dans la navet de sa +vieillesse, le conseil de ce prsent, voulut bien se charger par +surcrot de porter le billet la destinataire. Disons qu'elle tait +inspire d'abord par le louable dsir de faire un acte charitable; +ensuite, par la tentation peut-tre non moins vive de pntrer l'heure +des toilettes nocturnes parmi les filles de ballet. Car, pour une +vieille demoiselle, veiller au salut de son me en s'instruisant des +dessous galants, c'est le programme du bonheur parfait. + +Reste seule et borde dans son petit lit frais, la blanche Aline se +sentit prise d'une motion insoutenable. Elle essaya de se calmer +d'abord sur le ct droit, puis sur le ct gauche, sur le dos, sur la +poitrine, assise, accroupie, tendue, panouie ou recroqueville; mais +elle avait la fivre dans toutes les positions et instinctivement elle +reculait jusqu'au bord de son matelas comme pour laisser place auprs +d'elle un visiteur mystrieux. + +Bien avant l'heure, elle se leva, chaussa des mules, ouvrit les rideaux +et regarda la lune entrer jusqu'au fond de la longue chambre. + +La nuit brillait, tide et lgre. Par la fentre ouverte Aline +distinguait dans le lointain, au del des pelouses brumeuses et des bois +immobiles, la terrasse blanche des communs o Mirabelle lisait sa +lettre. + +--Que va-t-elle penser de moi? se dit la petite en rverie. +Viendra-t-elle? Peut-tre que non... Peut-tre qu'elle est fatigue... +Peut-tre qu'elle a peur la nuit... + +Pour occuper son attente, elle dessina sur son buvard une quantit de +petites figures sensiblement gomtriques, des ronds, des barres et des +losanges, des grecques qui s'achevaient en spirales. Elle les ombrait +avec une conscience et une distraction parfaites. Et puis elle commena, +toujours au clair de lune, le portrait d'un bel inconnu qui avait trois +cheveux, quarante cils et l'oeil beaucoup plus grand que la bouche. + +Mais l'art ne suffisait pas calmer son impatience. + +Elle retourna devant sa psych, laissa choir sa longue chemise blanche +et reprit son examen au point o elle l'avait laiss avant de rouvrir +la dame d'honneur la porte de son cabinet. Toute jeune et ignorante +qu'elle ft, elle avait lu des contes de fes et comme il n'est question +que d'amour dans les rcits du bon Perrault, elle avait compris trs +vite quel moment du rendez-vous l'amour devient ce qu'il doit tre. +Elle savait que la Belle au bois dormant reut le Prince dans son lit, +qu'on leur tira le rideau et qu'ils dormirent peu, sans que l'auteur +les plaigne. Aussi, Line ayant l'instinct des caresses en mme temps que +le dsir d'en tre l'heureux objet, elle ne doutait pas un instant que +les faveurs de son amant ne dussent aborder peu peu toutes les +parties de son corps o il serait doux de les attendre, et dlicieux de +les retenir. + +C'est pourquoi elle voulut tre digne des gards qu'elle esprait bien, +sans les connatre exactement. Elle se poudra la peau. Elle se +contempla. Sur son tagre parfums elle choisit de la verveine, du +cdrat et du foin coup, parce que les essences vgtales convenaient +particulirement un rendez-vous sous les arbres, et elle en mouilla +peut-tre l'excs le petit corps nu qu'elle aimait tant. + +Deux bas cordons furent vite mis, ainsi qu'une chemise de jour; le +corset, plus vite encore flanqu au fond d'une armoire linge. +L-dessus elle revtit une robe Empire trs lgre, en serra la ceinture +haute avec une pingle double qui se dissimulait sous un petit noeud, et +constata que ce stratagme isolait en les soulignant les deux fruits +chaque jour plus prcieux de sa poitrine adolescente. + +Enfin les trois quarts sonnrent avant l'heure tant espre. + +La blanche Aline mit un chapeau qui, lui aussi, tait Empire, elle +enfila de longs gants sombres qui laissaient nu le haut de ses bras. + +Elle tait prte. + +Alors, comme l'avait fort bien devin le Grand-Eunuque, elle s'assit +dans la fentre ouverte, leva les deux jambes la fois, tourna sur +elle-mme et sauta. + +Le saut n'avait rien de prilleux, la fentre tant au rez-de-chausse. + +Les pieds joints, elle tomba dans une platebande encore frache. Les +gardes veillaient le long du parc, mais non pas l'intrieur. Personne +ne la vit passer. + +Pour ne faire aucun bruit et pour rester dans l'ombre, elle suivit, le +long des alles, la lisire gazonneuse des bois. + +Toute presse qu'elle ft d'atteindre o elle allait, elle marchait avec +lenteur, comme si une petite fiert lui conseillait de ne pas arriver la +premire. + +Mais on avait fait sans doute, d'autre part, le mme calcul, car sous le +grand amandier elle ne trouva personne. + +Pique, elle reprit sa promenade, erra, fit un long dtour; et puis, +vaguement inquite et commenant douter si l'on viendrait une heure +quelconque, elle se cacha tout prs de l'arbre et regarda obstinment +dans la direction du btiment blanc. + +Soudain, elle eut une vision. + + * * * * * + +Mirabelle, comprenant qu'elle perdrait tout prestige si elle se montrait +en robe de ville cette enfant qui adorait en sa personne le Prince +Charmant, avait gard son travesti pour aller ce rendez-vous qui lui +plaisait plus d'un titre. + +Et la blanche Aline, extasie, vit venir elle du fond de la pelouse le +mme jeune homme tant aim par les quarante dames du ballet, mais +beaucoup plus bel encore, remuant son costume paillettes dans l'aube +d'une lune enchante, et fixant les yeux sur elle. + + + + +CHAPITRE II + +O PAUSOLE, NON CONTENT D'AVOIR PRIS UNE RSOLUTION, VA JUSQU' +L'EXCUTER. + + Vous aurez des envieuses et des ennemies; et votre beaut ne donnera + pas plus tt de l'amour Soliman qu'elle donnera de la haine toutes + les sultanes. + + SCUDRY. _Ibrahim ou l'illustre Bassa._--1641. + + +Laissant Taxis et Giglio en prsence, le Roi Pausole se rendit dans ses +appartements privs o l'attendait la Reine Denyse, la mme qui lui +avait conseill d'crire une lettre saint Antoine pour retrouver la +blanche Aline. + +La pauvre reine, malgr tous ses soins, n'avait pu dissimuler que bien +mal sous la crme et la poudre de riz quatre estafilades parallles qui +lui dchiraient le sein gauche. + +Elle fit le rcit de ses infortunes. + +Diane la Houppe, ramene au harem aprs son rveil solitaire, avait +t prise d'un accs de dsespoir et de sanglots sur un divan. Entoure +de mauvaises amies, exaspre par les ricanements, plaisante la fois +sur son curieux physique et sa passion de mauvais ton, elle s'tait +redresse toute pleurante encore, la bouche amre, les mains en griffes. +Et au lieu de s'en prendre celles qui dansaient une farandole autour +de ses larmoyades, elle avait cherch par toute la grande salle la douce +et innocente Denyse pour lui balafrer la poitrine et se venger de lui +cder sa place. + +Pausole couta cette histoire d'une oreille souvent distraite. Il avait +pris la Reine Denyse dans un lot de douze adolescentes offertes par une +cit loyale, et s'il ne l'avait pas renvoye sa mre, c'tait qu'un +sentiment de piti l'avait retenu de faire affront une jeune fille +devant ses concitoyennes; mais il ne l'aimait point; il la trouvait +insignifiante et prude, avec quelque gaucherie. Pour concilier sur sa +personne les rglements du harem et les principes de la biensance, +Denyse avait accoutum de porter devant elle un petit pagne de dentelles +qui la faisait ressembler une sauvagesse lgante et qui, d'ailleurs, +instable, voletant et mal fix, produisait le rsultat justement oppos + sa destination relle. Pausole, qui avait, lui aussi, des principes, +favorisait le nu, mais blmait le transparent. Le costume de la Reine +Denyse le choquait jusqu' l'offusquer. + +Il dna fort tard, s'en alla sur la terrasse mditer l'vnement grave +auquel il s'tait rsolu; puis, quand minuit sonna, il fit observer sa +pieuse compagne qu'on tait arriv au samedi de la Pentecte et qu'il +croyait lui tre agrable en ne l'garant point au sein des volupts un +jour de vigile et de jene. + +Ceci dit, il l'envoya coucher au harem afin que Diane la Houppe en ft +console. + + * * * * * + +Le lendemain se leva l'aurore d'une journe trois fois solennelle. +Pausole regarda les murs de sa chambre, ses tapis, ses bibelots, ses +cadres familiers; il songea en frissonnant qu'il ne les verrait pas le +soir... Sous l'motion du premier rveil, qui est voisin du cauchemar, +il eut le pressentiment de toutes les calamits qui attendent au coin +des routes les chercheurs d'aventures. + +Sa demeure tait celle de la paix, du repos, du bonheur tranquille et de +l'galit des heures. Quelle aberration le poussait quitter de si +douces richesses?--Dans un souvenir pastoral, les vers d'une triste +idylle crite par La Fontaine flottrent devant sa mmoire rveuse, et, +sous la forme symbolique d'un petit pigeon dplum, le Roi Pausole se +vit prir dans un lamentable destin. + +Cette impression ne dura gure. + +Un matin radieux emplissait la chambre. La nouvelle camrire, devenue +plus hardie, parlait d'une voix frache et zle, donnait des +renseignements qu'on ne lui demandait point, osait mme poser des +questions. Sa Majest aurait beau temps. Le vent venait du nord. Il +avait plu un peu. L'autre camrire tait bien souffrante; les mdecins +parlaient d'une mtrite. Il y avait eu dans la soire une retentissante +dispute entre M. le Grand-Eunuque et le jeune page Giglio. Sa Majest le +savait-elle? + +Pausole, excd, faillit la menacer de lui faire subir par toute la +compagnie des pages le mme traitement qu' son amie, mais ne sachant +s'il la frapperait de terreur ou de convoitise, il la pria tout uniment +d'aller chercher M. le Grand-Eunuque, en suivant la voie hirarchique. + +Sur ce, il mit pied terre et endossa une robe de chambre. + +Eh bien, Giguelillot avait eu raison, Pausole n'en doutait plus. La paix +touchait l'ennui, le repos l'accablement, l'galit des heures la +mlancolie. Cette chambre, la bien examiner, tait simplement +fastidieuse. Cet horizon, dont il croyait suivre avec intrt les +mtamorphoses nuances, avait puis pour lui, depuis longtemps, la +gamme restreinte de ses lumires. Un petit esprit pouvait seul borner +ses curiosits aux quinze figues de la terrasse, aux trente alos de la +haie. Il y avait d'autres figuiers, d'autres hampes jaunes en Tryphme. +L'excursion serait fconde en agrments inattendus. + +Ainsi Pausole connaissait l'art d'chapper tous les regrets en +changeant la dfinition du bonheur sous la dicte des circonstances. + + * * * * * + +L'entre dramatique de Taxis, interrompit ses rflexions. + +Le huguenot se plaa devant la porte comme s'il tait prt sortir au +cas o sa requte et reu chec, et il runit par le bout l'index et le +pouce de sa main droite, non point avec la signification que donnaient +ce petit geste les courtisanes athniennes, mais pour marquer qu'il +s'exprimait en termes d'ultimatum: + +--Sire, dclara-t-il, une question, une seule: Suis-je encore Marchal +du Palais? + +--Je ne comprends pas, rpondit Pausole. + +--Je prcise d'un mot. Suis-je le chef, le collgue ou le subordonn du +page nomm Giglio? + +Pausole haussa les paules. + +--Quelle diantre de mouche vous pique toute heure, Taxis! La question +ne se pose point. Nous allons partir dans quelques instants. Je n'emmne +que lui et vous. Je ne vois pas dans quel but j'tablirais la suprmatie +d'un de mes conseillers sur l'autre, alors que tous deux sont mes +cts et ne relvent chacun que de mon commandement. + +--Sire, nous allons partir, mais nous ne sommes point partis. Quelle que +soit l'aversion de Votre Majest pour la pompe et le crmonial, son +dpart exige des prparatifs, et son absence des prcautions. Or, le +jeune page dont il s'agit, anim d'un zle inutile, prtend s'inspirer +de vos secrtes prfrences pour blmer toutes mes mesures et en +proposer d'autres. Je demande s'il est autoris prendre cette attitude +qui paralyse mes actes et blesse ma dignit. + +--Allons! encore un conflit! s'cria Pausole. Je ne m'en mlerai pas! Ce +jeune homme m'a parl. Il est plein de sens. C'est un esprit juste et +sagace. Je ne me priverai point de ses conseils. Vous, Taxis, vous avez +aussi vos qualits dont personne ne songe faire fi. Vous tes +dplaisant, mais indispensable, et je n'entends pas qu'on vous paralyse. +Rglez donc l'amiable votre diffrend et tchez de vous mettre +d'accord sans que j'aie prendre parti. + +--C'est impossible. + +--Et pourquoi donc? + +--Entre les principes de ce jouvenceau et les miens propres, que Votre +Majest semble estimer titre gal, il y a incompatibilit absolue. Il +faut que l'un de nous deux cde, ou casse. J'attends de votre bouche, +Sire, le nom du sacrifi. + + * * * * * + +Le Roi frotta d'un geste impatient une allumette qui clata comme +l'expression mme de sa mauvaise humeur. Il fuma en silence pendant +quelques minutes, puis: + +--Alors, c'est fort simple, dit-il. Vous commanderez tour de rle. + +--Ah! fit schement Taxis. + +--Vous vous partagerez la journe. De minuit midi, vous, Taxis, vous +aurez la haute main. Ce sont prcisment les heures o je ne vous verrai +pas, mon ami. Vous veillerez sur mon sommeil et au besoin sur mes +plaisirs. Plus tard, de midi minuit, votre successeur dirigera ma +route et inspirera mes volonts. Je crois avoir trouv ainsi une +solution qui loigne toute chance de froissements. + +L'oeil amer, Taxis conclut en ces mots: + +--Il est crit: J'aurai le mme sort que l'insens; pourquoi donc ai-je +t plus sage? + +Et, s'inclinant, il sortit. + +Trois heures aprs, le Roi Pausole, entre son page et son huguenot, +prcd par quarante lances et suivi de nombreux bagages, chevauchait +pour la premire fois sur la route de sa capitale. + + + + +CHAPITRE III + +COMMENT LE MIROIR DES NYMPHES DEVINT CELUI DES JEUNES FILLES. + + Salvete ternum, miser moderamina flamm + Humida de gelidis basia nata rosis. + + JOANNES SECUNDUS. + + +La source et le grand amandier taient situs dans le canton le plus +recul du parc. Seule, la blanche Aline aimait assez les longues +promenades pour aller quelquefois visiter le silence de ce refuge perdu. + +L'eau, d'une gueule de satyre aux oreilles foliesques, tombait dans une +cuve naturelle de terre rouge et d'herbes vertes o s'enracinaient des +lauriers-roses en touffes compactes. Ce n'tait point la vasque moisie +et lpreuse de nos jardins o la source inutile vient inonder une terre +dj molle de pluie. C'tait une naissance de fleurs dans le sol pourpr +du Midi, une fontaine de sve, une urne gnitrice d'o la vie ruisselait +en verdures mouvantes, et le vieux satyre, fils de Pan, regardait la +jeunesse des bois descendre ternellement de ses lvres. + +Au-dessus du mascaron cornu, que la blanche Aline prenait pour le +diable, deux nymphes de marbre s'enlaaient, debout et penches sur le +bassin obscur. la fin de chaque hiver l'amandier les couvrait de ses +petites glantines. L't, elles prenaient sous le soleil toutes les +couleurs de la chair. La nuit elles redevenaient desses. + + * * * * * + +Prs de cette eau fertile et sombre qu'on nommait le Miroir des Nymphes, +la petite Princesse en robe Empire vit venir elle son Prince Charmant +qui remuait sa veste paillettes dans l'aube d'une lune enchante. + +Elle l'aperut du plus loin qu'il se montra sous les arbres, semblable +une fine toile blanche. Puis elle le vit grandir et se prciser. Il +marchait d'un pas tranquille, cueillait parfois des feuilles aux rameaux +et les respirait comme des corolles. Il paraissait et s'clipsait selon +les zones d'ombre et de clart. Line ne s'tait jamais sentie aussi +mue. Si jalouse qu'elle ft de l'embrasser tout de suite, elle recula +jusqu' la fontaine et, la main devant la bouche, n'osa pas lui dire un +mot. + +--Vous m'avez appele; me voici, fit Mirabelle, tendrement. + +Line ouvrait des yeux normes. Elle regardait son Prince des pieds la +face, mais surtout dans les prunelles. + +Il tait nu-tte, les cheveux foncs et coups court et flottants autour +des oreilles. Son regard tait profond et fixe avec une expression trs +douce qui n'allait pas jusqu'au sourire. Elle vit le cher visage se +pencher vers le sien, et, comme elle fermait les yeux, deux lvres +chaudes s'y posrent. + +L'ombre noire des nymphes enlaces cachait les jeunes filles debout. +Line tremblait. Les deux lvres avec lenteur tramrent leur caresse +autour de sa joue et ne s'arrtrent que sur sa bouche. + +--Ah!... fit-elle enfin. + +Mirabelle se spara. Cette fois un sourire lger mais toujours tendre +effilait ses yeux margs de noir... + +Elle leva les sourcils et regarda autour d'elle. + +--Non. Nous sommes seules, rpondit Line. Restez. + +Puis, se reprenant: + +--Venez avec moi. + + * * * * * + + quelques pas derrire la source, il y avait un petit temple grec, cinq +colonnes corinthiennes soutenant une coupole ronde. Les colonnes taient +mures jusqu' mi-hauteur. Un large banc circulaire au coeur du monument +plein d'ombre portait des coussins de varech, et le lieu tait si +confidentiel qu' peine assise prs de la danseuse, Line s'enhardit +jusqu' lui parler. + +--On vous a remis ma lettre? + +--Vous le voyez. + +--Savez-vous pourquoi je vous ai demand de venir? + +Mirabelle fut trs prudente. + +--Pour causer avec moi, dit-elle. + +--Mais oui.... Et vous tes l, et je n'ai plus rien vous dire... + +Mirabelle lui prit la main. Line crut sentir qu'elle tremblait son +tour. + +--Je voulais aussi vous voir de tout prs, continua-t-elle. Vous tes si +jolie!... jolie comme un jeune homme... Pendant tout le ballet je n'ai +regard que vos yeux... Et je vous envie, si vous saviez! Je suis bien +triste d'tre blonde; j'aurais voulu tre brune comme vous; mais +vraiment tout fait comme vous; tre votre soeur... + +Mirabelle jugea inutile de protester. + +Line tendit elle-mme ses lvres. + +--Embrassez-moi comme tout l'heure, voulez-vous? + +Et quand leurs bouches se dsunirent: + +--Comme c'est dlicieux! reprit-elle. Qui a pu vous apprendre cela? + +--Je l'ai invent, dit la danseuse. + +--Oh! que c'est bien! Quel ge avez-vous? + +--Dix-huit ans. Et vous? + +--Quatorze... Voulez-vous recommencer? + +Le jeu tait dangereux pour la jeune Mirabelle. Si matresse qu'elle ft +de son attitude, si dcide ne rien brusquer, prparer ses voies par +le mnagement, la lenteur et l'insinuation, il y eut dans sa pense un +moment de trouble o elle ne put se contenir. Elle ttonna d'abord la +robe l'endroit o les petits seins en gonflaient l'toffe mince et +chaude; puis, profitant des facilits exceptionnelles que l'habillement +de la blanche Aline offrait aux gestes sympathiques, elle risqua +certaines recherches qui tmoignaient, sinon encore de ses +complaisances, au moins de ses curiosits. + +Line, docile et instinctive, se prtait volontiers tout. Mirabelle en +perdit l'esprit. Encourage par les tnbres, certaine qu'on ne verrait +point le sang des volupts affluer son visage, elle s'abandonna +mystrieuse au frisson qu'elle sentait proche et ne sut en modrer ni +l'ondulation, ni le soupir, ni les soubresauts. Dj elle reprenait +conscience quand Line, inquite, mais rassurante, lui demanda: + +--Vous avez froid, mon amie? Vous grelottez... + +--Une petite faiblesse... dit Mirabelle. Ce n'est rien... J'y suis +habitue... + +--Voulez-vous marcher un peu? + +--Oui... + +--Venez. Le parc est dsert. Nous irons o il vous plaira. + +Line laissa retomber sa jupe et se leva pour sortir. + + * * * * * + +Toutes deux reparurent sous le clair de lune. + +La robe verte et la veste paillettes errrent ainsi quelque temps +autour de la source gloussante.--L'une tait d'meraude et l'autre +d'argent, mais, quand elles voulurent mirer dans le bassin leurs formes +enlaces d'aprs les nymphes de marbre, elles virent que la nuit +assemblait leurs couleurs la teinte de l'eau et des bois. + +Mirabelle ne parlait point. Son trouble et son dsir, peine suspendus, +renaissaient. Elle connut qu'elle tait prise. + +Ds lors elle ne songea plus qu'aux moyens de l'tre avec succs. +Assurment quelques heures lui appartenaient encore, mais c'et t les +perdre que de les employer selon ses tentations prsentes. Une ide +romanesque lui traversa l'esprit; elle l'examina en silence, la trouva +ralisable et avant de l'exprimer voulut la suggrer, tant elle avait +d'artifice. + +--Adieu, dit-elle soudain. Je ne vous reverrai plus. + +La blanche Aline devint toute ple. + +--Oh! pas encore... supplia-t-elle. + +--Il le faut. + +--Mais je ne vous ai pas vue, je ne vous ai rien dit... Vous venez, et +puis tout de suite vous voulez partir... Je vous ennuie peut-tre; vous +ne comprenez pas pourquoi je vous ai appele? Moi-mme je ne le sais +qu' peine, mais je suis bien heureuse quand je vous prends la main. + +Mirabelle la serra dans ses bras. + +--Restez l, je vous en prie, continua la jeune fille. Restez, ou alors +revenez demain la mme heure... Je vous attendrai... + +--Demain? Mais nous partons l'aube. + +Line devint encore plus ple et peu peu se mit pleurer. + +--C'est vrai?... C'est vrai, vous partez? Et quand reviendrez-vous? + +--Jamais... + +--Mais je n'ai que vous aimer; ne le savez-vous pas? Hier au thtre +j'ai bien compris qu'il y avait quelque chose entre vous et moi et qu'il +fallait nous runir et que vous seriez mon amie. Je vous appelle, je +vous attends, nous mlons nos bouches, et puis c'est fini pour toujours? +Si vous vous en allez, je m'en vais avec vous. + +L'treinte de Mirabelle se dnoua. + +--Eh bien, partons! Je vous emmne. + +--Vraiment? Vous voulez bien? + +--Venez. + +--Avec vous seule? + +--Oui. Je quitterai mes camarades. Nous serons l'une l'autre, et +seules toujours. + +--Oh!... Et pour o partons-nous? + +--Pour mon pays. + +--Non! non! Restons Tryphme. + +--Ce n'est pas possible. Demain vous seriez dcouverte. + +--Comment? + +--Par les ordres du Roi. + +--Papa? Vous ne le connaissez gure! C'est une grave dcision que de +m'envoyer chercher. Quand il la prendra, nous serons loin! + + + + +CHAPITRE IV + +O PAUSOLE ET SES CONSEILLERS MANIFESTENT LEURS CONTRASTES. + + Tu dis que j'ay vescu maintenant escolier + Maintenant courtisan et maintenant guerrier + Et que plusieurs mestiers ont esbatu ma vie? + Tu dis vray, prdicant; mais je n'euz oncq'envie + De me faire ministre, ou comme toi, cafard. + + RONSARD. + + +Pausole, son page et son huguenot chevauchant de compagnie entre +l'escorte et les bagages, montaient trois animaux qui symbolisaient +assez bien les diffrences de leurs caractres. + +Le Roi, qui avait mis sous sa couronne lgre un voile de batiste +blanche en guise de couvre-nuque, tait assis dans une selle qui +ressemblait un fauteuil, car elle avait dossier, oreillres, coussins +frais, bras moelleux et parasol. Deux tiges de mtal filiforme, +invisibles distance, soutenaient hauteur de ses mains le sceptre et +le globe du monde; mais le globe enfermait une gourde porto, et le +sceptre un ventail. + +La mule Macarie, personne nonchalante, portait ce faible difice d'un +air distrait et rsign, le mme air que prenait Pausole sous le poids +des charges de l'tat. Elle tait blanche de robe avec le bout de la +queue et le toupet gris souris. Son pas tait relev, mais lent. Jamais +elle ne dormait moins de seize heures par jour. + +Taxis montait le noir Kosmon, cheval hongre, sans vices, sans vertus et +d'ailleurs aussi stupide que seul un cheval peut tre. Kosmon n'avait ni +race ni forme. Son matre l'estimait toutefois, car il partait toujours +du mme pied, mprisait la senteur dshonnte que rpand la queue des +pouliches et connaissait si bien le sentiment de son devoir qu'il serait +all tout droit dans les fosss, si l'on avait oubli de lui tourner la +bride temps. + +Giglio avait choisi dans les curies du Roi un jeune zbre couleur de +feu, avec quatre balzanes, le dos tigr de noir et le chanfrein toil. +L'animal avait nom Himre; il tait ptulant et capricieux. Sa robe +allait de pair avec le costume du page et depuis la plume antenne +jusqu'aux petits sabots de la troisime paire de pattes ils avaient +l'air de composer un centaure coloptre aux lytres de flamme et au +corselet bleu. + + * * * * * + +--Voyez, Sire, dit Taxis, en montrant les porteurs de lances, voyez +comme cette avant-garde est exacte et bien ordonne. Les chevaux et les +cavaliers sont tous de la mme taille; les lances ont pass la toise +et les casques au gabarit. Je connais la vie de ces quarante hommes. Ce +ne sont pas l des soudards ni des coureurs de cotillons. Chacun d'eux +porte en sa besace la Bible d'Osterwald, dition expurge. Je les ai +styls de telle manire que si je leur demandais tout l'heure de me +citer un verset qui les rconforte au milieu de leur tche actuelle et +qui s'applique aux circonstances, tous ensemble citeraient le mme +passage: _Fais-moi vaincre mes adversaires, mais garde-moi de l'homme +violent_, comme il est dit au psaume XVIII. + +Giglio se haussa sur la barre de ses triers: + +--Cette escorte carre avec ses lances en l'air est bte comme une herse +renverse sur une route. Elle n'est ni forte ni martiale. Ces gens ne +savent pas se tenir en selle; ils sont droits, mais la faon du valet +de pied sur un sige ou de la dame de comptoir dans une salle de +restaurant. Ils tiennent leurs lances comme des chandelles et leurs +brides comme des serviettes. Il suffit de les voir de dos pour +comprendre ce qu'ils sont et qu'au premier coup de carabine ils +fileraient avec mon zbre. Moins lgrement peut-tre. + +--Les pauvres gens! dit le Roi Pausole. Que leur casque doit tre chaud +et leur pique pesante porter! Pourquoi n'tent-ils pas leur veste par +le temps accablant qu'il fait aujourd'hui? Ont-ils au moins leur gourde + rhum et des pches dans leur musette? Taxis, vous tes impardonnable +si vous n'y avez pas song. + +Taxis tendit sa main sche: + +--Je leur donne, dclara-t-il, le plaisir de la privation. C'est l une +joie suprieure. Ils savent qu'il y a, dans les prs, des ruisseaux o +l'on peut boire, et, sur les bords de la route, des cabarets gorgs de +tonneaux, tandis qu'ils ont la gorge aride, la langue sche et le ventre +creux. Ils savourent la jouissance amre de la soif. Moi qui viens, +hlas! de me dsaltrer, j'envie leur bonheur dont je me prive par une +mortification double. + + demi retourn sur sa selle, le Roi regarda son ministre. Il l'examina +en dtail depuis ses souliers plats et ternes jusqu' son chapeau de +feutre crasseux et bross. Il observa la redingote troite, le ruban de +la boutonnire et l'usure des huit boutons. Il remarqua les ongles +carrs, les narines plates, les cheveux longs et gras, les lvres +verticales. + +Puis, arrtant sa mule pour la faire pisser, et reprenant en arrire une +attitude confortable, il pronona ngligemment: + +--Taxis, il fait bon pour vous que vous soyez indispensable, car vous +tes un vilain merle. + + * * * * * + +La matine s'achevait dans une blouissante lumire. L'ombre des vieux +platanes qui bordaient la route s'accourcissait de plus en plus. La +poudre de la voie blanche gagnait les talus de gazon. Devant le pas des +trois montures, quelques lzards traaient avec prestesse des zigzags de +foudre verte. + +Au del des fosss, droite et gauche, les jardins des fleurs royales +offraient leurs massifs bombs et leurs serres mouilles d'eau frache. +On cultivait l des milliers d'espces rares et des varits indites +que crait au jour le jour l'esprit ingnieux des horticulteurs. Chaque +matin on apportait au harem des brasses de corolles humides, des +feuillages lgers, des palmes. Les jardiniers avaient inscrit sur des +registres noirs de ratures les caprices variables de toutes les Reines, +et chacune d'elles recevait au rveil dans un petit vase long col sa +fleur de prdilection. + +Pausole et ses deux conseillers passaient devant la dernire serre quand +l'horloge encastre son fronton de mosaque sonna les quatre quarts et +les douze coups de midi. + +Aussitt le page, d'un talon vif, amena son zbre nez nez avec le +cheval de Taxis: + +--Monsieur le Grand-Eunuque, dit-il, vous connaissez le dsir de Sa +Majest. Voici l'heure o je vous succde. Veuillez me remettre le +commandement. + +--Recevez-le du Roi! rpondit Taxis revche. + +--Je te le donne, petit, fit Pausole. + +Giglio salua, ramena sa bte et cria du ct de l'escorte: + +--Demi-tour! Rassemblement! + +Les quarante gardes accoururent. + +Alors, facilement camp sur la selle, les jambes longues et la plume +haute, le page leur parla en ces termes: + +--Compagnons, monsieur, que voici, et qui commandait ce matin, vous a +mis en main des instruments dont vous n'aurez rien faire. Les routes +sont sres, Tryphme est en paix, le Roi est aim de son peuple; vous +n'aurez jamais plonger vos piques, depuis l'omoplate jusqu' +l'pigastre, dans le large dos d'un barbare. C'est clair. Or, en art, il +faut que tout ait sa destination. Ce qui ne sert rien est idiot. Vous +allez donc engager le fer par la fente de cette muraille et peser +jusqu' ce que le bois en soit rompu dans la douille. Excutez le +mouvement. + +--Sire! Mais Sire... supplia Taxis. + +--Laissez, dit Pausole. Cela est fort bien conu. + +Les quarante gardes brisrent tout ce qu'on voulut. + +--Gardez les hampes! dit Giglio. Et maintenant suivez-moi. + +Ils entrrent aux Jardins des Fleurs. + +Le page parcourut les alles, inspecta les massifs, pntra dans les +serres. Il se fit prsenter par les botanistes les fleurs longue tige, +iris, anthuriums, lis bandes, lis tigrs, lis de Pomponne, et finit +par s'arrter devant des tulipes gigantesques. + +--Voil ce qu'il nous faut, dit-il. Que chacun de vous attache avec des +joncs une de ces tulipes au sommet de la hampe et la porte par les +chemins avec le mme respect que si c'tait le drapeau. + +Puis il offrit au Roi une rose, Taxis une araigne. Il prit pour +lui-mme un arum. + +Toute la troupe reprit sa marche le long de la route clatante. + +--C'est admirable! dit Pausole. Mais ces gens avaient soif et je crois +qu'ils n'ont pas bu. + + + + +CHAPITRE V + +O MIRABELLE DVOILE SA PETITE ME MALICIEUSE ET SENTIMENTALE. + + Sur la Sall, la critique est perplexe: + L'un assure qu'elle a fait maint heureux, + L'autre prtend qu'elle aime mieux son sexe, + Un tiers rpond qu'elle prouve les deux... + + _Chanson sur Mlle Sall, danseuse l'Opra._--Recueil de + Maurepas.--1735. + + +Dcides fuir la nuit mme, les deux jeunes filles rentrrent chacune +dans leur chambre pour y faire les prparatifs de leur petit voyage +pied. + +La robe Empire courut sur les pelouses noires, monta l'escalier du +perron, suivit la terrasse galerie, se releva pour enjamber la fentre +ouverte d'un salon et disparut dans le palais dormant. + +Le costume paillettes s'loigna le long du ruisseau, puis travers la +clairire, et les deux nymphes de marbre du haut de leur pidestal le +virent s'teindre sous une maison lointaine, comme une petite toile qui +se couche. + +Il se coucha en effet, et fort rudement, sous une chaise longue. On jeta +sur lui les petits souliers boucle, les bas blancs, la chemise +elle-mme. Puis la jeune Mirabelle, claire par une bougie et nue comme +une jeune fille seule, plongea des deux mains dans une malle robes o +il y avait d'ailleurs plus de vestons que de corsages. + +Elle y prit une chemise col plat, de celles qu'on laisse encore porter + certains fils de jolies femmes quand ils feraient beaucoup mieux de +n'avoir pas seize ans. Elle se mit un caleon ray, un pantalon bleu +sombre, une large cravate blanche coques, un gilet blanc, un veston +court et un canotier pour dames. + +Ainsi vtue, les mains dans les poches et le regard derrire l'paule, +elle se jeta devant la glace un coup d'oeil qui devint un clin d'oeil et +vite une petite oeillade. Mirabelle avait l'oeil gai. + +Elle murmura mme une phrase la fois mtaphorique et familire dans la +langue sibylline dnomme argot, phrase o elle exprimait que son +travesti la rconciliait un instant avec un sexe naf et laid qui +n'tait pas tout fait le sien. + +Car dissimuler serait vain. Mirabelle ne se sentait pas d'inclination +vers les messieurs. La force du mle, le cou de taureau, les biceps +comme des bouteilles et les pectoraux comme des tables... non, +videmment ce n'tait pas pour elle que les dieux avaient cr leur +chef-d'oeuvre. Elle n'aimait ni la moustache, ni la barbe, ni le menton +bleu. Oh! cela ne l'empchait pas d'accepter un ami, et mme un ami +inconnu, quand on l'en priait poliment. Elle passait pour se livrer en +dehors de tout spectacle aux exercices les plus recherchs, et, l comme +en scne, sa conscience d'artiste l'obligeait feindre une exaltation +qui ne l'agitait pas cet instant mme. Ces petits ballets particuliers +o elle mimait un rle si tendre ne faisaient point qu'elle ne dtestt +de jour en jour davantage ceux qui lui en demandaient l'effort. Elle s'y +rsignait, la pauvre enfant, parce que les visites des spectateurs chez +les danseuses sont prcdes et suivies de formalits invariables +auxquelles on s'accorde trouver une grande force de persuasion. Mais +sa conception de l'amour supposait des faons encore plus dlicates, et +sa conception de l'art se fondait sur la symtrie. Or, l'homme tel +qu'elle l'avait connu jusque-l s'tait montr le plus souvent +sentimental comme un bilboquet (on ne saurait mieux dire que ne dit +Gavarni) et d'autre part il est regrettable mais ncessaire de constater +qu'une dame et son cavalier, l'instant o ils se composent, forment un +couple htroclite, ou, pour mieux dire, dpareill. + +Ces considrations soutenues par l'entrain d'un penchant naturel avaient +amen la petite danseuse blottir ses volupts dans un cercle d'amies +intimes. Prudente, elle avait commenc par ses jeunes camarades, d'abord +de l'cole primaire et puis du corps de ballet. On lui rpondait +toujours oui, de la voix, du geste ou du regard, selon les pudeurs +particulires. Certaines acceptaient sans dessein de cultiver l une +passion d'me, mais aucune ne savait rsister l'attrait d'une +exprience inoffensive et clandestine. + +Six mois aprs ses dbuts de travesti, sa rputation tait grande, et +aussi celle de son thtre. Elle invitait. Mme elle avait un jour o +elle runissait chez elle, dans une intimit trs nue, dix ou douze de +ses familires qui jugeaient inutile de se dissimuler leurs gots +partags. Et cela devint assez scandaleux pour tenter les femmes +honntes. + +Celles-ci se dclarrent elles-mmes, par missaire, par lettre ou par +abordage. Elles offraient d'estimables, de solides cadeaux, et +demandaient seulement deux promesses: la volupt, qu'elles appelaient le +vice, et le mensonge, qu'elles appelaient le mystre. + +Mirabelle, extrmement flatte, se jeta dans les aventures. Bientt +lasse de ses anciennes et modestes partenaires qui eussent mrit +pourtant un traitement moins cavalier, elle sauta de la scne dans la +salle avec des ailes de papillon. D'innombrables rvlations +l'attendaient encore, et elle les voulait toutes. Elle les eut. Elle +connut les joies de l'adultre, l'troitesse du fiacre, l'odeur du +meubl, l'heure trop courte, le faux nom et la poste restante. Il n'y +eut pas jusqu' l'motion suprme du flagrant dlit que le ciel ne lui +ft apprendre, peut-tre bien pour l'avertir. Un mari pntra un jour +dans un cabinet particulier o, bien qu'il n'y et pas d'homme--et pas +de lit--il se dclara supplant. Mirabelle ne se tenait pas de joie; si +grande est l'inconscience du crime. + +Mais voil dj trop de gnralits sur ce personnage ambigu. Nous +n'irons point jusqu'aux dtails; aussi bien ne seraient-ils point +dcents. + +Ici nous nous bornons expliquer pourquoi Mirabelle en scne avait +distingu d'un oeil infaillible la blanche Aline mue par le charme de +sa danse; pourquoi son regard, de perspicace, tait devenu attirant; +pourquoi elle n'avait pas t surprise de recevoir, deux heures aprs, +un billet de rendez-vous; et enfin comment elle-mme se laissant pincer +la patte dans le pige d'une tentation plus forte que sa prudence, elle +abandonnait sa troupe comme le Prince Charmant du ballet, pour enlever +la fille du Roi. + + * * * * * + +Pendant ce temps, la jeune Aline tait rentre dans sa chambre. Elle +avait pris sur sa coiffeuse un tui de rouge, une bote poudre, un +porte-monnaie qui se trouva plein, et quelques petits objets de +toilette; bref, tout ce que la dame d'honneur numra devant le Roi +Pausole en remplissant le triste devoir de lui remettre le billet +trouv. + +Ce billet, Line l'crivit en deux minutes. Elle n'esprait gure se +faire pardonner, mais elle ne voulait pas que personne ft inquiet d'une +sant aussi prcieuse que la petite sienne. + +Ses sentiments intrieurs disparaissaient autour de sa joie comme les +toiles devant la lune. Et sa joie tait d'un clat peine retenu par +le silence. + +Si les dames d'honneur ne l'entendirent pas sauter, courir, battre des +mains et jeter son _Tlmaque_ dans le tub en signe d'mancipation, ce +fut peut-tre (et j'ose peine en exprimer l'hypothse) parce que les +coupables gardiennes avaient abandonn leurs chambres voisines pour +qumander ailleurs les douces lassitudes qui gurissent de l'insomnie. + +Quoi qu'il en soit, la blanche Aline s'enfuit dans une hte presque +bruyante, encourage par le mystre o son premier dpart tait demeur +cach. + +Elle courut par les bois au Miroir des Nymphes, et d'abord n'y vit +personne. + + * * * * * + +L'eau ruisselait et gloussait toujours. Le mascaron diabolique et les +deux nymphes trs ples sur le fond obscur des arbres taient les seuls +habitants de ce coin redevenu dsert. + +Line remonta vers le petit temple, fit du bruit, appela doucement. + +Lente et lasse, Mirabelle sortit de l'ombre entre les colonnes. + +Elle avait chang pour un autre son costume basques d'argent: il y eut +une brve dception; mais tout de suite on reconnut qu'elle tait encore +plus jolie ainsi vtue la moderne, et qu'au-dessus du grand col blanc +ses cheveux plus sombres semblaient noirs. + +Elle ne souriait pas. Elle soupirait fort. Travestie en amoureux de +quinze ans, elle avait pris devant son amie l'air plaintif et dsol qui +convient cet ge viril. Ce n'tait point pourtant qu'elle voult jouer +un rle. Le seul poids de son motion avait altr son front sous une +lourde mche de deuil. Un sentiment profond de la gravit des +circonstances et du souvenir qu'elle aurait toujours de cette heure trs +juvnile arrta son petit coeur battant. Elle se vit plus tard, +misreuse sans doute, vendant des oranges rue Saint-Denis, ou des +crayons dans la Canebire, l'ge o l'un et l'autre sexe aprs s'tre +entendus longtemps pour la trouver digne de dsir, continueraient +s'accorder pour la laisser mourir de faim. Elle devinait dj que les +femmes rsument en quelques instants lumineux un immense pass plein +d'ombres, et elle savait qu'au del de sa jeunesse elle reverrait +jusqu' la fin par-dessus tous les oublis le dcor lunaire et tnbreux +de cette nuit exaltatrice. + +Alors, elle prit par la main la petite Princesse Aline et la fit entrer + sa suite dans le cercle d'obscurit qu'enfermaient les six colonnes +grecques. + +Elle revcut un peu plus tristement l'heure dj morte pour toujours o +elle avait senti avec tant de frisson qu'elle engageait sa libert. + +En souvenir, elle prit au coussin un petit noeud d'toffe blanche et +verte. + +Plus prs de la source elle cueillit une feuille odorante et une fleur +sans parfum qu'elle unit dans son mouchoir. + +Enfin, sous la bndiction des jeunes nymphes semblables et nues qui +tendaient deux mains au-dessus de l'eau et s'unissaient par les deux +autres, Mirabelle posa lentement sur les yeux de la blanche Aline un +baiser qui lui parut dlicieusement fraternel. + + * * * * * + +--Tu veux bien me suivre? + +--Oh! oui! + +Les lvres se pressrent. Line ferma les yeux. + +Mirabelle se raidit et murmura: + +--Tu m'aimes? + +--Oh! oui! oh! oui! + +--Rpte... Dis-le toute seule... Dis-moi: Je t'aime, Mirabelle. + +--Je t'aime, Mirabelle. + +--Tu ne regretteras rien? + +--Je n'ai rien. + +--Tu me suivras partout? + +--Pas trop loin, si tu veux... Mais j'irai o tu seras... Tu es mon +amie... + +Mirabelle eut un grave regard et lui serra les deux bras. + +--Sais-tu ce que c'est qu'une amie? Non. N'importe... Tu le sauras +bientt. Ne me quitte pas... Jure-moi que tu resteras... huit jours... +huit jours tout entiers avec Mirabelle... + +--Huit jours? Mais bien plus! Que dis-tu? + +--Jure-moi huit jours. Je n'en demande pas davantage. Si tu restes huit +jours, je te garderai bien huit ans. + +--Pourquoi as-tu l'air si triste? + +--Embrasse-moi... + +--Tiens... + +--Tu as jur? + +--Tout ce que tu voudras. + +Tendrement, Mirabelle secoua pourtant la tte. + + * * * * * + +Elle cessa de parler, leva encore une fois les yeux vers les quatre +seins blancs et jeunes que penchaient les nymphes de marbre, et enfin: + +--Partons vite, dit-elle. O est le chemin? la porte? + +--Oh! la porte, elle est garde. Viens par ici, je sais par quel passage +on doit pouvoir sortir du parc. + + * * * * * + +Elles s'en allrent d'un pas rapide. Plus grande de toute la tte, +Mirabelle tenait son amie un peu au-dessus de la ceinture. Sa main prit +le petit sein gonfl, l'enveloppa des cinq phalanges, le pressa de la +paume caressante et le parcourut du bout du doigt jusqu' ce qu'elle et +trouv la pointe.--Line sourit en levant les yeux. + +Elles sortirent du parc entre deux alos; mais travers champs, loin de +la route. En cet endroit, le remblai de terre sche et dure portait des +empreintes de pas. Mirabelle n'y voyait plus, car la lune s'tait +couche; Line, lentement, la guida de la main et bientt elles furent +dans le foss. + + * * * * * + +O aller? Elles n'en savaient rien. + +Elles suivirent un champ de mas, puis des enclos marachers o +croissaient des piments rouges, des pastques et des patates. + +Le jour s'levait peu peu. + +Sous les haies de cactus en raquettes sjournaient des brumes courbes +comme des montes de neige. + +--J'ai sommeil, dit Line en posant la joue sur l'paule de son amie. +Qu'il est tard! O nous reposerons-nous? Je n'ai pas dormi depuis tant +d'heures! + +Elles discutrent tout en marchant. Il y avait bien, sur la route, un +hameau avec une auberge; mais comment demander une chambre avant le +lever du soleil? Elles n'avaient ni voiture, ni manteaux, ni bagages. Si +la directrice de l'htel allait leur poser des questions? Comment +expliquer en deux mots qu' une heure si tardive et si frache de la +nuit, elles ne fussent pas encore couches? + +--Suivons la route, dit Mirabelle. L-bas, j'aperois un bois d'oliviers +o nous pourrons dormir l'ombre en attendant le milieu du jour. + +Aprs une marche qui parut longue la petite Line presque endormie, et +qui cependant ne dura pas beaucoup plus de vingt-cinq minutes, elles +arrivrent l'entre du bois. Quelques oliviers levaient en effet leur +masse plate et fonce devant les autres arbres, mais derrire eux se +pressaient des pins rouges et des cyprs relis par des broussailles +sauvages et des pentes mollement herbues. + +Line jeta ses deux bras autour de Mirabelle, lui mit un baiser de +sommeil dans le coin de la narine gauche et s'tendit les bras en rond +sans mme choisir la meilleure place. Aussitt le petit homme au sable +sema le repos sur ses paupires. + + + + +CHAPITRE VI + +O PAUSOLE ET SES COMPAGNONS CAUSENT BTONS ROMPUS ET S'ARRTENT SUR +UNE POINTE D'PINGLE. + + [Grec: Ballei kai maloisi ton aipolon a Klearista...] + + THOCRITE, V, 88. + + +--Il me plat, dit Pausole, radieux, il me plat dlibrment d'tre +prcd par quarante tulipes sur la route de ma capitale! Cette escorte +de gens arms allait contre tous mes voeux, et vous aviez t, Taxis, +mal inspir en abusant de mes distractions pour me l'imposer +aujourd'hui. N'et-on pas dit, en me dcouvrant derrire cet appareil +guerrier, que je m'en allais livrer bataille mon voisin M. Loubet? Je +ne suis point un chef belliqueux, certes non. L'extermination n'est pas +mon fait. Et je n'entends pas que dans mon royaume on verse d'autre sang +que celui des vierges, ou celui des petits poulets. + +--Pauvres petits poulets, dit Giglio. J'aimerais mieux mettre mal +cinquante jeunes filles, que d'gorger un poussin blanc. Et pourtant, +les cris des jeunes filles sont beaucoup plus pouvantables. + +--Oui, dit Pausole, mais on s'y habitue. + +Comme la chaleur devenait trs forte, il ouvrit son sceptre en deux et +en tira son ventail, lequel tait japonais. + +Le peintre oriental y avait trac d'un roseau exact et sobre, avec un +ralisme qui n'oubliait rien, une jeune demoiselle nue, accroupie de +face, les cheveux trs coiffs et les seins trs pointus, tenant la +main un cran dont elle voilait son paule gauche. + +--Le privilge des courtisanes, reprit le Roi, a quelque chose de +choquant. Leur type moyen est devenu, dans l'art de presque tous les +peuples, le type de la beaut fminine, et il faut bien qu'il en soit +ainsi, puisque toutes les autres femmes s'abstiennent de concourir. +Depuis un sicle et davantage, on ne cite pas plus de quatre ou cinq +Europennes de qualit qui aient enlev leur chemise devant un sculpteur +ou un peintre en lui permettant de rvler d'autres les jolies choses +qu'elles y cachent, on n'a jamais su pourquoi. Partout, except +Tryphme--et au Japon, disent les gazettes,--une femme nue, c'est une +prostitue. Or je veux bien que les courtisanes aient parfois plus de +gnie et plus de talent que leurs peintres, qu'elles atteignent des +raffinements d'une dlicatesse admirable, et qu'au moment suprme o +l'on en ressent l'effet, on serait parfois aussi tent de les applaudir +que de les embrasser: toujours est-il que ce sont des ouvrires, puisque +leur tche est mcanique, et il n'y a pas de travail manuel qui ne soit +bientt funeste l'harmonie du corps. Ce sont mme des ouvrires +servantes puisqu'elles se rglent sur nos caprices; et il n'y a pas +d'obissance qui ne soit dsastreuse pour la beaut de l'esprit. Leur +monopole esthtique en Europe est donc le fait d'une usurpation, et je +me flicite d'avoir lev le niveau mental de mes sujets en leur +permettant de constater en paix la beaut des vierges, quand nos voisins +fondent tout leur art sur la bedaine de quelques drlesses. + +--Vous tes un artiste, sire, fit Giglio. + +--Non, rpondit Pausole. J'aime la nature telle que les dieux l'ont +faite et j'aime tant la voir que je ne trouve pas le temps de la +regarder par les yeux des autres, comme font les collectionneurs de +tableaux. Je ne suis pas artiste du tout. + +Sur ce, il regarda son page, comme s'il attendait de lui une approbation +nouvelle. + +--Ami, lui dit-il... mais, au fait, comment t'appellerai-je? Tu m'as dit +qu'on pouvait prononcer ton nom l'italienne ou la franaise, Djilio +ou Giguelillot. Or, je sens qu'en disant Djilio, je ne mets point +l'accent tonique avec la force qui lui convient. Un Milanais rirait de +moi s'il m'entendait l'instant. D'autre part, Giguelillot est une +prononciation aussi ridicule que Chakessparre ou Lohangrain; je ne +peux pas m'y habituer. Puisque le franais est la langue de mon peuple, +laisse-moi franciser ton nom et t'appeler Gilles tout simplement. + +--Sire, je m'appelle Gilles, dclara le page. Puisque vous le voulez +ainsi, je me suis toujours appel Gilles; je n'ai jamais port d'autre +nom. Gilles! Gilles tout court; ou Gilles Gilles; ou Gilles ce qu'il +vous plaira. + +--Gilles tout court est plus vif, plus fou, plus semblable ton +apparence. + +--Mais vous, Sire, quel nom porterez-vous? + +--Moi? + +--Je veux dire... devant l'histoire? + +--Comment? + +--Sire, on appelle Histoire une espce de paysanne en robe rouge mal +drape, assise dans un trne grec et coiffe de lauriers comme une +petite fille qui a eu des prix. Elle a des seins de femme en couches, +des paules de portefaix et le nez de Pallas elle-mme. On lui connat +aussi la curieuse manie d'crire le nom des hommes clbres sur une +table d'airain que porte son genou gauche; c'est mme cela qu'elle +doit d'tre appele Histoire (demandez plutt vos artistes), car la +mme paysanne en robe mal drape, avec les mmes doubles ttons et le +mme nasal chevalin peut aussi bien tre la Science, ou la Rpublique +Argentine, ou la Compagnie des Omnibus; cela dpend des petits meubles +qu'elle installe en quilibre sur l'extrmit de sa cuisse.--Eh bien, +quand on est un grand roi, on comparat devant l'histoire suivi de +plusieurs foetus mles qui portent des cussons et symbolisent les +Finances non moins bien que les Arts et les Lettres. Jamais vous ne +persuaderez le contraire un graveur en mdailles. Pour cette sance +solennelle le nom du roi ne suffit point. On lui accole un surnom fameux +qu'on attribue ensuite le plus gnralement l'invention populaire. +Quel surnom dsirez-vous? + +--J'y rflchirai, dit Pausole. + +--Quand j'habitais Paris, j'ai connu l-bas un grand pote et dramaturge +qui s'amusait donner des pithtes historiques aux prsidents de son +pays. Il avait trouv Thiers le Bref, Grvy le Gaigneur, Carnot le +Juste, Faure le Bel; d'autres encore... + +--Saint Pausole me suffirait, dit modestement le Roi. Saint Pausole +l'Aropagite, ou Saint Pausole de Tryphme. Aprs ma fin, si le Trsor +n'est pas en trop mauvais tat, je voudrais que mes successeurs fissent +les dpenses ncessaires ma canonisation. Il en cote gros, dit-on, +pour tre saint. On est comte meilleur march. Mais je pense qu'on +fait des remises en faveur des ttes couronnes et qu'on leur pargne +bien des lenteurs. J'espre que la Sacre Congrgation des Rites ne +verra pas trop d'empchements mon entre au septime ciel. Sans doute +j'ai suivi plusieurs cultes, et je me refuse absolument traiter comme +de vaines idoles les innombrables divinits dont le nant ne m'est pas +prouv. Mais j'ai suivi aussi le culte catholique; j'ai mme pratiqu +ses vertus; je suis doux et humble de coeur. J'aurai cherch toute ma +vie faire que les gens soient heureux, pacifier les folles +querelles, runir les mains hostiles, rpandre la paix et l'amour. +Ce sont des titres estimables; et sans avoir l'esprit hant d'une +ambition paradisiaque, il me semble que je ferais un saint du plus +pertinent exemple. + +Taxis bondit; mais ce ne fut point en signe d'opposition, comme on +pourrait le penser. Il n'avait pas cout les dernires paroles du Roi. +Son regard tait retenu depuis une minute par un petit objet brillant, +allong au milieu de la route. + +--Sire, cria-t-il. Un indice! + +Et, ayant mis pied terre, il ramassa l'objet doublement prcieux par +sa nature et sa provenance. Il l'examina et dit gravement: + +--Voici un petit bijou d'or qui est une pingle double. Cette pingle +porte grav sur le cache-pointe l'A majuscule avec la couronne de +bluets, c'est--dire le chiffre de la Princesse Aline. J'observe en +outre que l'pingle est ouverte: donc elle est tombe directement du +vtement qu'elle attachait, et non pas d'un ncessaire. Je conclus... + +--Taxis, vous tes fastidieux, interrompit le bon Pausole. Nous n'allons + la recherche ni du capitaine Grant, ni de la Longue-Carabine, et vous +ne nous ferez pas flairer dans la poussire les traces de cette petite +fille, ou compter les cassures des branches comme un chasseur de +chevelures. Pour ma part je ne me livrerai certainement pas des +contorsions de chef apache sur la grand'route de mes tats. + +--Il est nanmoins important... + +--De savoir que ma fille a pass par ici? Eh! vous ne vous en doutiez +pas? Nous connaissons le point de dpart et la premire tape de son +petit voyage. Entre les deux il n'y a qu'un chemin. Il faut bien qu'elle +y soit passe. Quand mme elle aurait pris l'itinraire le plus +extravagant pour aller de chez elle l'auberge, cela ne nous +empcherait pas de la trouver au gte si elle y est encore et cela ne +nous clairerait pas davantage sur la direction qu'elle suit aujourd'hui +si elle continue sa promenade. + + * * * * * + +Le ton que prit Pausole pour donner cette rponse tait plein +d'enseignements. Giglio ne s'y mprit point: le Roi n'tait pas press +d'arriver si vite au but. Et, si l'on n'y prenait garde, on allait le +dsappointer en terminant trop tt une excursion dont le principe lui +avait cot mille efforts. + +Giguelillot (le lecteur ne voit pas d'inconvnient ce que nous +appelions tour tour ce personnage Giglio, Giguelillot, Djilio ou +Gilles?) Giguelillot donc, eut une ide rapide: il fallait loigner +Taxis. + +--Pardon, dit-il srieusement, l'pingle est tombe ouverte, dites-vous? +De quel ct se tournait la pointe? + +Il n'insista pas davantage. Taxis garda l'orgueil de dcouvrir tout seul +les consquences d'une telle question. Elles ne lui en parurent que plus +graves. + +--Un instant! grogna-t-il. J'en arrivais l. C'est un point capital que +je vais tablir. + +Pausole regarda Gilles, qui ne sourcilla point. genoux sur le macadam, +Taxis chercha l'endroit exact o il avait saisi l'pingle. + +--Voici! j'ai trouv, dit-il. L'empreinte est fort nette. La branche que +termine le fermoir est perpendiculaire l'axe de la route; mais la +pointe s'ouvre dans la direction du palais, oppose celle de +l'auberge. + +Il se releva. + +--Ceci, dclara-t-il, l'oeil toujours fronc, dtermine des conclusions +inattendues. L'pingle d'or que je tiens en main est de celles que les +femmes (je le crois) ont coutume de fixer en haut du bas (si je puis +ainsi dire) de leur dos. Elle a pour mission de fermer le billement +impudique de la jupe et de suspendre la ceinture un vtement qui ne +doit point tomber. On la plante toujours (je le suppose, cela est +logique) la pointe en dedans. Donc, si une telle pingle se dtache +lentement et finit par glisser terre, comme il n'y a pas d'apparence +qu'elle excute des pirouettes en obissant la pesanteur, comme, au +contraire, il y a prsomption pour qu'elle se projette sans se +retourner, sa pointe indique vraisemblablement sur le sol la direction +suivie par la dame qui a perdu le bijou. Or, dans le cas prsent, la +pointe se tourne vers le palais; donc la Princesse Aline a d revenir +sur ses pas en quittant l'htel du Coq et elle se dirige actuellement +dans le sens justement oppos celui que nous suivons nous-mmes. + +Il leva deux doigts et reprit: + +--Mais--cela n'est pas certain. + +--Ah! mais si! protesta Gilles. Vous y tes... + +--Je le crois volontiers; toutefois une prsomption n'est pas une +preuve. Et comme voici l'htel du Coq (c'est la sixime maison droite +dans le hameau que vous voyez) le plus simple est de commencer l notre +enqute et de dcider, immdiatement aprs, dans quel sens nous devons +marcher. + +--Pas du tout! fit Giguelillot. Il faut courir au plus press. Nous +allons nous quitter ici. Le Roi et moi-mme nous mnerons l'enqute +l'intrieur du village. Vous, seigneur, veuillez retourner en arrire, +sonder les chemins et les bois, humer le vent, scruter l'horizon, +gratter le sable; a ne nous regarde plus. Souvenez-vous seulement que +le Roi dne huit heures. Huit heures pour le quart, monsieur le +Grand-Eunuque. + +--Je n'ai d'ordres recevoir que de mon souverain. + +--Qui suis-je, dit le page humblement, sinon sa volont, sa walkre, +seigneur Taxis? C'est lui qui vous parle par mes lvres. + +--Je ne m'en mle pas, fit Pausole. J'approuve en principe. +Allez-vous-en, Taxis, puisque c'est l'avis donn par mon conseiller de +jour. Il vous sera loisible d'exprimer votre sentiment ds que minuit +aura sonn. D'ici l, point de discussions. Le systme n'a pas d'autre +but que d'viter les froissements. Prouvez-moi qu'il est bien conu. + +Taxis jeta un regard furibond sur le zbre et son cavalier. Puis il +empoigna d'une main trpidante les rnes du chaste Kosmon, conduisit la +bte jusqu'au talus, grimpa sur la plus haute motte, excuta non sans +effort ce que Mirabelle et appel dans son jargon chorgraphique des +battements de quatrime ouverte et enfin retomba en selle. + +Il trottait dj vers le Jardin des Fleurs quand Pausole, priant la +bonne Macarie de bien vouloir se remettre en marche, demanda +mlancoliquement: + +--Alors, petit, voici l'auberge? + +Il allait rentrer de plain-pied dans les vnements tragiques, +questionner des inconnus; apprendre ce qu'au fond il voulait ignorer; +conduire les recherches les plus scandaleuses, et au terme de tout cela +demeurer face face avec une dcision ncessaire. Sa voix manifestait +un vif dplaisir l'approche du seuil fatal. Giguelillot dtourna d'un +mot cette pnible apprhension. + +--L'auberge? dit-il. C'est un peu loin. La premire maison du village +est une ferme, et si vous vouliez, Sire, nous pourrions y boire du lait +avant de commencer nos travaux. + +--Ah! que voil une brave ide! fit le Roi. Entrons! Je le veux bien. +Nous avons sur cette route un soleil de Sicile; je me sens tout fait +pastoral, et soufflant comme un taureau. Allons voir les brebis +laineuses! les beaux yeux des vaches! les agneaux dont la laine est +douce comme le sommeil, dit le Sicilien. Allons voir le chevrier qui +pat ses chvres barbues... + +--Et Klarista qui lui jette des pommes! + +--Et Klarista qui lui jette des pommes! rpta Pausole avec ivresse. + + + + +CHAPITRE VII + +COMMENT GIGUELILLOT, APRS PLUSIEURS AVENTURES PENDABLES, INVENTA UN +STRATAGME ET RETROUVA LA BLANCHE ALINE. + + Les chutes des honntes femmes sont souvent d'une rapidit qui + stupfie. + + OCTAVE FEUILLET. + + +La ferme o pntrrent Pausole et son page, pendant que les quarante +tulipes montaient la garde sous le porche, avait t btie par un +architecte qui savait peut-tre Thocrite par coeur, mais ne s'en +laissait point absorber. + +Les btiments et le sol de la cour, recouverts et dalls de cramique, +s'unissaient au pied des murs par des encoignures arrondies o le +moindre bacille, le dernier des thallophytes, le microcoque le plus +micro, la bactrie humble entre toutes ne pouvaient mener une vie +paisible, aimer et faire leurs petits, comme au temps o Klarista osait +glisser le long de ses lvres une syrinx infecte de germes pathognes. + +L'odeur champtre du phnol et le parfum du sulfate de cuivre +s'chappaient des tables avec la senteur du foin coup. Au fond de la +cour, sous un auvent mtallique, une trentaine d'abreuvoirs particuliers +recevaient chacun l'eau d'un filtre et attendaient le mufle d'un boeuf +qui avait aussi sa baignoire lui, prophylactique envers et contre +tout. + +--Ah! Sire! o sommes-nous entrs? fit Djilio avec dsespoir. + +--Dans une fabrique de lait, de beurre et de poulets gras, rpondit +Pausole. Je la trouve de fort bon aspect et me voici rassur ds l'abord +sur le repas que nous allons y faire. Cette ferme est exactement celle +que les Grecs auraient construite s'ils avaient su ce que nous savons. +Elle est propre et gomtrique. + +Le zbre se cabra au soleil. + +--D'ailleurs, continua Pausole, les Grecs prenaient mille prcautions +que nous inventons depuis dix-huit mois. J'ai lu dans les traits d'un +mdecin d'phse qu'ils faisaient bouillir, refroidir et rebouillir +l'eau qu'ils buvaient. Ils savaient que l'eau des fleuves est la pire de +toutes, que les puits sont dangereux dans le voisinage des thermes, et +que les accoucheurs doivent se laver les mains immdiatement avant de +puiser. Petit, ce qu'on appelle progrs n'est jamais qu'un retour aux +Hellnes ou un dveloppement de leurs principes. La mtairie o nous +entrons est plus prs d'eux qu'elle n'en a l'air. Hol! voici le +mtayer. + +Un vieil homme accourait, le chapeau de paille la main, tremblant, +mu, orgueilleux, rjoui... Laissons au lecteur le soin de trouver +toutes les pithtes qui dcrivent un vieillard rural recevant le Roi et +son page. + +Himre et Macarie, en btes de la couronne, furent conduites des +stalles de choix. Pausole s'appuya familirement sur l'paule de son +sujet, car il ne savait jamais garder les distances, et Giguelillot, +trs veill, s'intressa aux filles de ferme. + +Il en vint une, deux, sept, dix, douze, les laides portant cotte et +fichu, mais les jolies sans vtement, la mode de Tryphme. + + * * * * * + +Giguelillot remarqua l'une d'elles qui, nue entre ses petits sabots et +le foulard de son chignon, semblait fort propre occuper les loisirs +d'une journe de repos. + +Et, tandis que le Roi Pausole demandait bonnement au fermier ses +prvisions sur la rcolte et les cours du march aux grains, le page +s'approcha de la laitire qui le considrait d'ailleurs avec le plus +gentil sourire. + +--Tu sais traire les vaches, lui dit-il. + +--Je ne sais mme que cela, rpondit la jeune fille. + +Le timbre de sa voix tait vif et chaud. + +--Eh bien! fit Gilles, conduis-moi. Nous allons emplir un bol de lait +pour Sa Majest qui a soif et un pour moi qui l'imite par esprit de +courtisanerie. + +Elle courut en avant, les seins dans les mains. + +Il la rejoignit dans une table reluisante qui semblait une curie de +cirque. + +--Comment t'appelles-tu? + +--Thierrette, seigneur. + +--Thierrette, tu as les seins dors comme deux mottes de beurre frais. +Porte au Roi le lait que tu voudras; mes lvres ne veulent que du tien. + +--Je n'en ai pas, dit la brune en riant, et je ne fais rien pour qu'il +m'en vienne. + +--Tu n'en as pas? Je saurai si c'est vrai. + +--Essayez. + +Il en fit l'preuve, droite et gauche, avec une insistance qui ne +paraissait pas dplaire. Il ttait en creusant les joues, comme un petit +enfant goulu et les seins augmentaient de la pointe entre ses lvres +aspirantes; mais il n'amena que de longs frissons et des rougissements +satisfaits. + +--Rien encore, fit-il enfin. Tu me fais attendre. Approche-toi; tu m'en +donneras dans un an. + +--C'est bien tard si vous avez soif. Buvez d'abord celui-l. + +Elle s'assit auprs d'une vache blanche, soupesa la peau douce et +tremblante du pis, et, tirant l'paisse ttine molle entre le pouce et +les deux doigts, elle darda obliquement le rayon blanc du lait. + +Giglio restait distance, attendant qu'elle revnt lui; mais elle +sortit d'un pas droit et lent, tenant la main devant sa poitrine la +coupe de porcelaine o tremblait la crme lourde. + +--Je vais porter cela au Roi, dit-elle. Attendez, votre tour viendra. + +On ne l'attendit pas un instant. + + peine tait-elle entre du fond de l'obscure table dans la grande +lumire de la porte o ses cheveux noirs prirent des valeurs bleues, le +page tait dj parti par l'autre issue de la grande salle. + +Il traversa des couloirs clairs, des vestibules ars, des magasins qui +ressemblaient des expositions agricoles et qui lui parurent disposs +par le plus mauvais esprit. + +Giguelillot qui ne ressentait pas d'admiration particulire pour le +patient labeur de l'homme, et traitait les choses les plus graves avec +une dplorable lgret, demeurait intransigeant sur la dcoration des +pices o l'on travaille, comme de celles o l'on ne travaille point. +L-dessus, ses principes taient d'autant plus fixes qu'ils taient plus +rcents et s'il trouvait certains dsordres une certaine grce dans +l'imprvu, rien ne l'exasprait davantage que le rangement, +c'est--dire la succession rgulire. + +Avec un zle trs actif, il drangea tout ce qu'il put remuer. + +Il jeta les rouleaux dans les moissonneuses, les lochets et les hourres +d'acier dans les machines aratoires; il fit entrer les fourches fines, +les pelles minces, les binettes robustes dans la chaudire et la +chemine d'une malheureuse locomobile. Traitant le carrelage comme une +simple terre de labour, il l'effondra d'un coup de pioche... + +Et le sol rouge apparut. + +--Ah! s'cria-t-il. Voil un joli ton. + +Il recula, ferma les yeux demi, regarda comment la salle s'clairait, +d'o venait le jour, o se massait l'ombre; puis, choisissant, non sans +intention, un autre point de l'alle centrale, il y fit, d'un second +coup de pioche, un rappel de vermillon. + +Il continua ainsi, trs intress par son petit travail, et pendant plus +d'un quart d'heure s'effora de modifier la dcoration de la salle, sans +se proccuper des rgles d'Owen Jones. Certaines faux enleves de leur +manche et disposes plat sur le sol avec sobrit, justesse, quilibre +ornemental, rpandirent leurs longues feuilles bleues qui rejetrent le +vermillon dans la gamme des tons orangs. Des lignes arborescentes de +btons bout bout donnrent la composition une sorte de solidit. +Deux faucilles runies par les pointes et les douilles autour d'une +fondrire de couleur, imposrent l'ensemble un centre artificiel, un +foyer de rousse argile, que balanait l'autre coin un second foyer +plus petit, mais galement indispensable. + +--Ah! ah! fit-il encore, a n'est pas vilain. Maintenant, on peut entrer +ici. Les objets sont leur place. + +Puis, anim par ce labeur de vingt minutes, il continua sa promenade +travers la mtairie. + +Un fruitier tout rouge de fraises et de framboises s'ouvrait un peu plus +loin. + +Il y entra. + +--Bonjour, seigneur, dit une petite voix. + +Et Giglio aperut, derrire des claies de pourpre, la ligne blanche d'un +corps de femme que relevaient des touches de blond. + +Celle-ci peut-tre allait se montrer plus tendre ou moins artificieuse +que la jeune Thierrette. + +Il ne s'attarda pas lui demander son nom, ni mme faire avec les +figues, les bananes et les mandarines des fantaisies dcoratives. + +S'approchant, il dclara: + +--Rose, ou Liliane, ou Marguerite, ou quel que soit le nom floral que +vous portiez entre vos soeurs, si j'tais le matre du lieu, je ne +voudrais pas d'autres fruits que ceux de votre corps velout comme une +prune. Donnez-moi vos oranges, vos fraises et vos prunelles, et ce coeur +de grenade qui est si bien ferm. + + genoux devant l'une de ses lectrices, le jeune pote et, sans doute, +cherch des comparaisons plus rares, si tant est qu'il en soit +d'indites entre les fruits de la femme et ceux de la terre; mais la +Tryphmoise laquelle s'adressaient de telles galanteries n'avait +jamais rien entendu qui lui part de meilleur ton. + +Elle rougit en baissant la tte avec un sourire d'enfant, et, comme son +premier mouvement fut d'aller fermer la porte, Giglio comprit qu'il +pouvait continuer sa ballade jusques et y compris l'envoi. + + * * * * * + +Il prit la jeune fille debout entre son bras gauche et son pourpoint +bleu. D'une main qui semblait indiquer des spectateurs invisibles une +collection d'horticulture, il toucha d'abord la bouche qui devint une +fleur de pcher, puis les seins qui, suivant l'image, furent deux pches +portant leurs noyaux; puis il osa des mtaphores qui venaient peut-tre +de Chnier, mais certainement pas de Lamartine. + +La gardienne des framboises coutait avec sensualit cette posie tout +orientale. Incapable d'imposer son humble et faible retenue au dsir +d'un jeune homme qu'elle trouvait plein de gnie, elle se laissa +conduire sans aucune rsistance vers un canap de jardin, le dbarrassa +d'une centaine de fruits, et mit un point d'honneur donner +gnreusement ce qu'on voulait bien attendre d'elle. + +--Quand reviendrez-vous? soupira-t-elle aprs beaucoup d'autres soupirs. + +Giglio rpondit imperturbable: + +--Demain. Ce soir. Aprs-demain. Toujours. + +--Mais vous avez des amies? + +--Aucune. + +--Vous en aurez? + +--Jamais! + +--Jurez-le-moi. + +--Je vous le jure. + +Rassure, elle s'abandonna de nouveau coeur ouvert, et ensuite plus +confiante, le laissa partir. + + * * * * * + +Le page traversa la cour. + +Par les fentres de la salle o l'on avait conduit le Roi, il vit +Pausole endormi prs du mtayer dans un large fauteuil de cuir. Comme il +se tournait d'un autre ct, il retrouva debout, l'entre du +vestibule, Thierrette qui, d'un doigt menaant, lui dfendait +d'approcher, mais oubliait de ne pas rire. + +--Ne me suivez pas! cria-t-elle en fuyant. + +Il accourut. + + * * * * * + + la course, il monta un escalier, suivit un corridor blanc, pntra +dans une petite pice clatante et lisse comme les autres. + +Elle se barricada derrire un porte-serviettes: + +--Sacripant! vous voil dans ma chambre, maintenant! Voulez-vous sortir +ou j'appelle! + +Giglio, comdien, prenant la voix d'une dame qui visite une garonnire, +pronona: + +--C'est gentil chez vous! Oh! les jolies fleurs! + +Il touchait du doigt le papier peint o d'invraisemblables penses +jauntres inclinaient leurs mentons fendus. + +Elle fit mine de se vtir. Il l'arrta de la main, et tenant sa toque +plume sous l'autre main abaisse, il lui dit avec mille grces: + +--Belle Thierrette, je vous adore. + +--Est-ce vrai? + +--Trop. J'en suis fou. Ne le voyez-vous pas mes yeux? + +Elle vit tout ce qu'elle voulait voir et cependant elle demanda: + +--M'aimerez-vous encore demain? + +--Toujours. + +--Toujours, c'est bien longtemps. Dites-moi un peu moins pour que je +vous croie... + +--Quatre-vingts ans. + +--Moins encore. + +--Soixante-dix-neuf ans et demi... Je vous parle du fond de mon coeur, +Thierrette; si je vous offre un amour trs long, c'est que j'espre +vivre trs vieux et que je vous aime pour toute une vie. + +Thierrette se laissa persuader. Son indigne et dlicieux amant comprit +ds le dbut pourquoi elle avait refus pendant prs d'une heure la +grce de s'tendre et d'ouvrir les bras. C'tait parce qu'auparavant +elle n'avait pas jug dcent de l'accorder personne. + + * * * * * + +Avait-elle raison de laisser Giguelillot prendre ainsi le premier la +place vide auprs d'elle? Le lecteur ne peut en douter. Thierrette en +fut cependant soucieuse, et, cet aprs-midi de juin, si elle se sentit +tout coup accessible aux caresses de l'homme, la taille molle et les +seins durs, ce fut que dans le secret de sa chambre les sens vainquirent +sans combat tout ce qu'elle avait d'nergie. + + dfaut de force morale, Thierrette montra successivement du courage; +puis de la passion; puis du zle. L'ensemble de ses qualits dpassait +et de beaucoup le niveau modeste o se maintenait la jeune fille de la +salle aux fruits. + +Elle accepta d'abord sans plainte les preuves du premier dbut, allant +mme au devant d'elles avec une vigueur qui fut auxiliatrice propos; +et, peu peu, se prenant d'enthousiasme pour la rvlation qui venait +de pntrer brusquement en elle, Thierrette manifesta qu'on ne l'en +frustrerait plus sous aucun prtexte et qu'elle ne permettrait pas mme +un simple recueillement passager. Giguelillot, prisonnier courtois, fit +preuve de solidarit. + +Toutefois, au moment mme o elle cherchait dans ses prunelles et se +croyait certaine d'y voir la flamme d'un amour aussi violent que le +sien, le petit page dj distrait pensait bien autre chose. + +Il se disait, non sans gards mais aussi non sans franchise, qu'il +perdait son temps avec une regrettable dsinvolture; qu'il tait devenu +non seulement le page favori, mais le conseiller du Roi Pausole; qu'en +cette posture il devait avant tout balancer l'influence de Taxis le +nfaste; que pour cela il ne suffisait pas d'envoyer cet homme grave +six kilomtres en arrire en faisant la nique son ombre, mais qu'il +fallait agir pendant qu'il s'garait, faire sans lui l'enqute, mener +les vnements et lui prsenter son retour, d'un geste afflig, +l'irrparable. + + * * * * * + +Ses rflexions eurent tout le temps d'arriver leur terme et mme de +porter fruit sous la forme d'une heureuse ide, car les jeunes ardeurs +de Thierrette ne mesuraient ni les minutes ni la chute du crpuscule. + +L'heureuse ide qui lui vint tait une faon de stratagme, lequel lui +parut d'abord un peu complexe, un peu fragile et tir de loin, mais non +pas trop pour russir. + +Ce fut ainsi qu'il l'amora: + +--Mon amour, dit-il tout coup. Je t'ai aime ds le premier regard, +mais maintenant je ne pourrais mme plus souffrir de te quitter pour un +matin. + +--Oh! non! ne me quittez pas! + +--Tu sais que je suis page du Roi. Mon costume me fait reconnatre +partout. Comment sortir et comment me cacher?... coute-moi. Tu +t'habilles, l'hiver; o sont tes vtements? + +--Pourquoi? + +--Donne-moi une jupe et un fichu, un foulard de chignon pour couvrir mes +cheveux courts et le chapeau de paille larges bords que tu mets pour +aller aux champs. Donne-moi encore deux seaux de lait la main et +laisse-moi sortir ainsi. J'attendrai au dehors qu'on ait fait des +recherches dans toute la ferme et que le Roi soit parti sans moi; puis +je reviendrai o tu voudras et nous ne nous quitterons plus de la nuit. + +--C'est vrai, dit Thierrette. Nous ne pouvons pas nous voir ici. Dans la +journe l'tage est vide et aujourd'hui je n'ai rien faire puisque le +Roi est la mtairie; ce soir, si l'on vous trouvait l! + +Elle se leva. + +--Habillez-vous! vite! Le soleil est dj couch. + +Elle l'aida, lui passa la jupe, serra des manches de toile fine sur +celles du pourpoint bleu, noua le fichu, le gonfla par devant, enroula +le foulard de soie au sommet de la tte, fixa le grand chapeau de +moissonneuse et dit: + +--Allez, maintenant! les seaux lait sont dans la premire chambre au +rez-de-chausse. Prenez-en deux. Il fait presque nuit. Je suis sre que +personne ne vous reconnatra. Ce soir je me sauverai toute seule dans le +petit bois d'oliviers, droite en allant au palais. Et vous? + +--J'y serai. + +--Tous les soirs? + +--Tous les soirs. + +--Ah! je vous trouve si beau! + +Elle le reprit dans ses bras, et Giglio eut beaucoup de peine prendre +un air assez obtus pour ne pas deviner que ce baiser d'adieu voulait +avoir des consquences. + + * * * * * + +Il sortit, descendit mollement un escalier qui ne lui parut pas solide +et trouva la petite laiterie o la traite du soir attendait, fumante +encore et toute mousseuse. + +Se baissant, il souleva l'anse du premier seau, tira, fit effort, tendit +l'paule, mais ne put jamais russir soulever le seau tout entier avec +sa charge de lait et de crme. + +Un syllogisme de l'espce la plus simple et la seule qui ft accessible + son esprit fatigu lui dmontra que, un tant contenu dans deux, +s'il ne pouvait soulever un seau, il serait encore moins capable de +dambuler avec la paire. + +Trs calme, et toujours rsolu aux expdients dcisifs, il pencha le bec +de fer-blanc du ct de la porte ouverte, et sur le carrelage bleu +sombre il rpandit une voie lacte. + +Il vida de la mme manire le seau qui se trouva le plus voisin, puis +adapta les couvercles en ayant soin de laisser la mousse blanchir le +bord et couler en bave sur les flancs. Ensuite il souleva les cylindres +vides avec l'aisance d'un acrobate. + +--Pour ce que je veux en faire, dit-il, la couronne de mousse suffit +bien. + + * * * * * + +Impudemment il s'en alla jusqu' la fentre sans rideaux par laquelle il +avait surpris le sommeil du Roi Pausole. Le Roi continuait de dormir, le +nez un peu plus bas et la barbe en volute. + +Il faisait nuit. Dans le Midi, quoi qu'en dise Voltaire, les jours d't +sont moins longs que derrire les arbres d'Auteuil. Il n'tait pas +encore huit heures quand Giglio en paysanne et portant ses seaux la +main passa entre les quarante gardes qui dressaient toujours sous le +porche leurs tulipes un peu fltries. + +Au moment o il atteignait la route, Taxis poussireux et rogue le +croisa. + +--H! fit Giglio, monsieur! h! monsieur! + +Taxis ne le reconnut point, car la voix tait contrefaite ainsi que le +vtement et l'allure. + +--Quoi? Que me voulez-vous? cria-t-il. + +--C'est-i que vous cherchez le Roi? + +--Cela ne vous regarde pas. + +--Sr que non. Je disais a... c'est parce que si vous le cherchiez... +comme il est rentr au palais... + +--Lui? + +--Mme qu'il tait colreux cause que vous n'tiez pas l. Mais a ne +me regarde pas non plus. Bonne nuit, monsieur. Il fait bon, ce soir. +Faut prier qu'il repleuve un peu. + +Taxis eut un geste qui signifiait: + +Voil qui est fcheux! fcheux! + +Il fit tourner bride au docile Kosmon et pour la seconde fois repartit +sur la route. + + * * * * * + +Cependant Giglio, d'un pas gal et balanc, suivait la rue du petit +village. Ses bras taient aussi rigides que s'il avait port vingt +litres de lait pesant chacun de ses poings ferms. Il longeait les +maisons obscures, il vitait les passants et, pour ajouter un signe +dcisif ceux de son nouveau costume, il se tenait trs en arrire +comme une fille qui porte sa faute. + +L'htel du Coq, o il pntra, n'tait qu'une petite auberge, entoure +d'un vieux jardin. On y entrait par la cuisine et, comme l'heure du rti +sonnait, ni la patronne ni les servantes n'eurent le temps de +l'examiner. + +Aprs ses premiers saluts auxquels on ne rpondit qu' peine, il +expliqua d'une voix stupide: + +--Je suis nouvelle la ferme. Je porte du lait pour la petite dame et +le monsieur qui dnent dans leur chambre. + +--Montez. C'est au premier. La porte deux battants, dit une servante +affaire. + +--C'est bien la petite dame en vert? rpta-t-il avec calme. + +--Oui, qu'on vous dit. Dbarrassez! + + * * * * * + +Giguelillot poussa un soupir de contement. Ses mditations dans les bras +de Thierrette n'avaient pas t mal conduites. + +Entre les hypothses diverses qu'on pouvait indiquer au milieu du doute, +il avait mis le doigt sur la vraie: la blanche Aline, confiante dans +l'apathie du Roi, n'avait pas quitt l'htel de sa premire nuit +amoureuse. Ceci pos, il ne fallait pas tre grand clerc pour deviner +qu'elle se cachait nanmoins dans l'intimit de sa chambre, qu'elle y +prenait ses repas en secret et que, dans une auberge de route, cette +particularit suffirait la dsigner. + +Il s'en allait vers l'escalier quand la cuisinire l'arrta et, faisant +signe du doigt vers les deux seaux: + +--Vous n'allez pas monter tout a? dit-elle. Il y en a pour vingt-cinq +personnes. + +--Laissez donc. Ce n'est pas pesant. La dame prendra ce qu'elle voudra. + +--Et puis vous arrivez tard. Ils ont fini de dner il y a dix minutes. +On a enlev leur couvert. + +--Tant mieux. a sera pour eux la nuit. + +Sans s'mouvoir en aucune faon, il monta l'escalier du mme pas +oscillant et lourd, trouva la porte deux battants, heurta comme par +mgarde ses deux seaux vides l'un contre l'autre et cria en frappant du +doigt: + +--Madame! on vient pour faire la chambre! + + + + +CHAPITRE VIII + +O LA BLANCHE ALINE PREND SON TUB VERS QUATRE HEURES DE L'APRS-MIDI. + + Les femmes de chambre de feue ma mre, et quelques demoiselles qu'on + me permettait de voir, telles furent les matresses d'iniquit qui + m'apprenoient le mal dans un ge o j'tais incapable de le faire. + + _Le Triomphe du Clibat_, par une demoiselle de condition.--1744. + + +Dans le bois d'oliviers et de pins rouges o le sommeil l'avait couche, +la blanche Aline dormit environ dix heures, depuis l'aurore jusqu' +vpres. + +En s'veillant, si elle ne murmura pas: O suis-je? comme une ingnue +de ferie, ce fut parce que, le long d'elle, silencieuse et accoude, +Mirabelle la considrait avec une tendresse vigilante et dj presque +conjugale. + +--C'est toi? dit-elle. Et nous sommes seules? Personne ne nous a +trouves?... Bonjour, Mirabelle. Tu as bien dormi? + +Non, la danseuse n'avait pas ferm les yeux. Habitue aux nuits sans +sommeil, elle avait pass celle-l dans l'attente, et les dsirs. +Pendant la premire heure du jour, elle s'tait mise genoux devant le +visage de Line pour jeter son ombre sur elle. Mais plus tard, avec le +changement de lumire, un long cyprs opaque et noir ayant bien voulu se +charger du mme soin, elle s'tait leve de l pour voler des figues, et +lorsque enfin la blanche Aline abandonna son dernier rve, toutes deux +se mirent goter. + +Le repas tait maigre et l'ombre chaude. Par-dessus les buissons de +myrte on apercevait des moissonneurs bleus dans les crales de cuivre +et des passantes sur la route. + +--Tu vois, dit Mirabelle. Nous ne sommes pas seules du tout. Nous ne +pouvons pas rester ici. Veux-tu marcher jusqu' Tryphme? La ville est +deux lieues de nous, ce n'est pas long. Nous nous cacherons l bien +mieux que dans les bois. + +Line se pendit son paule et elles s'en allrent par les prs. Un peu +plus loin, il leur fallait traverser le premier village. La rue tait +dserte et blanche. Une auberge s'offrit droite. + + * * * * * + +Sa faade frachement peinte et couleur de paille, ses tonnelles +ombreuses, son jardin, ses vieux arbres tentrent Mirabelle tout coup. + + cette heure de la journe les paysans travaillaient aux champs. Il n'y +avait personne autour de la porte ouverte; si elles s'y glissaient +rapidement, aucun tmoin ne pourrait les trahir. Telle fut du moins la +raison, ou plutt le faible prtexte qui lui fit obir si vite la hte +extrme de ses sens. + +--Entrons l, dit-elle. + +--O tu veux. + + * * * * * + +On leur donna la plus belle chambre. Aussitt, Line voulut un grand tub, +et une ponge neuve, et un panier de cerises, et du chocolat, et un +ventail, et du sirop de citron, et de la glace, beaucoup de glace, et +de l'eau chaude, beaucoup d'eau chaude. + +Elle obtint ces choses trs prcieuses, puis ferma les deux verrous. +Mirabelle la suivait pour l'treindre; mais Line joignit les deux mains, +fit un sourire derrire une moue et prit une voix de petite mendiante en +expliquant qu'il faisait chaud, qu'elles taient seules, que personne ne +les gronderait, enfin qu'elles pouvaient bien faire leur toilette +ensemble et se mettre un peu toutes nues. + +Mirabelle eut un frisson. + +La simplicit de Line la dconcertait. Habitue tous les expdients de +la dbauche urbaine, aux rsistances qui se font vaincre, aux corsages +qui cdent d'une agrafe, aux jupons multiples et chauds, aux pantalons +hospitaliers, la danseuse ne comprenait plus l'tat d'esprit de cette +petite qui demandait la nudit comme une tenue de jeu sans aucune des +transitions en usage sur les divans. + +Les personnes qui, successivement, dans les coulisses, les fiacres ou +les rez-de-chausse avaient pris sur elles de former par des +conversations intimes sa jeune me soumise leurs seules influences s'y +taient prises de telle faon que Mirabelle imaginait ses semblables +sous deux aspects toujours contraires: les femmes chastes et les femmes +sataniques. De l'extrme dcence la perversit, il n'y avait rien dans +ces conceptions du caractre fminin. Et, comme de trs bonne heure une +tante ncessiteuse lui avait demand de faire choix entre les vertus et +les vices, sans insister autrement pour qu'elle embrasst les vertus, +elle avait appris tous les vices afin de se distinguer le plus tt +possible dans l'une des deux voies parallles qui reprsentaient ses +yeux l'avenir moral d'une jolie enfant. Qu'il y en et une troisime et +qu'on pt tre nue sans avoir dans les yeux la flamme des ancestrales +luxures (comme s'expriment nos crivains), Mirabelle, en bonne Franaise +et lectrice de romans-feuilletons, ne s'en doutait pas encore, l'aube +de ses dix-huit ans. Pour elle, le geste de la femme tait uniformment +la mimique double entente de la Statue Pudique ou Indicatrice: qui ne +masquait pas, dsignait; qui ne se dfendait pas, voulait provoquer. + +En coutant la blanche Aline et en voyant ses yeux si purs, Mirabelle se +dit simplement: + +--Ce sont les moeurs de Tryphme: mais quel singulier pays! + + * * * * * + +La premire, elle retira ses vtements avec des gestes qui, tour tour, +hsitaient ou se pressaient devant les boutons. Elle n'osa pas une fois +sourire, et mme, surprise de son trouble, elle ne sut que faire de ses +bras lorsqu'elle n'eut plus rien enlever. + +Debout, nerveuse, les deux mains sous la nuque, une jambe frmissante et +le corps souple, elle se mordait la lvre, elle pliait son cou mobile et +changeait constamment de regard. + +Cependant, assise devant elle et le menton sur les doigts, Line achevait +de se renseigner avec un prodigieux intrt. + +Mirabelle, impatiente, lana: + +--Je te plais? + +--Tu ressembles... veux-tu que je te dise qui? une statue de +Narcisse qui est au fond du parc. Mais Narcisse est un monsieur... Tu es +la premire fille que je regarde ainsi; je n'ai jamais eu d'amie, tu +sais, et je ne vois que de loin les femmes de papa... Je te trouve +beaucoup plus jolie qu'elles. + +En effet, et part un simple dtail qu'il n'tait pas ncessaire +d'examiner tout moment, on pouvait la rigueur prendre Mirabelle pour +un jeune homme. Ce n'tait pas sans de bonnes raisons qu'elle jouait les +rles travestis. Telle tait l'ambigut de ses formes et de son +maintien, que, pour mimer les jeunes premiers avec leur vraisemblance +physique, elle n'avait besoin de vtir ni le pourpoint ni le +haut-de-chausses. Le tutu suffisait bien. + +Elle tait grande, mais lgre, les flancs droits et le ventre plat. Ses +jambes de danseuse alerte prouvaient leur robustesse par une musculature +complexe et fine qui se dessinait la surface lorsqu'elle tendait les +jarrets. Le haut du corps tait plus grle. + +Dans la peau dlicate et ple de la poitrine, deux sombres petites +chevilles marquaient seules la place des seins. Ses cheveux bruns, +boucls et courts, se fendaient d'une raie droite et se gonflaient en +mche sur le front. + +Ce genre de beaut n'est pas exactement celui qui inspire le lyrisme des +potes hindous; mais Mirabelle, qui lisait peu les stances de +Bhartrihari, se trouvait assez volontiers singulire et mme piquante, +selon le style des compliments qu'elle recevait pass minuit. Elle ne +fut donc pas offusque d'entendre sa nouvelle amie dclarer aprs +beaucoup d'autres qu'elle ressemblait un garon. Ramene par cette +petite phrase dans l'ordre de ses habitudes, elle vint lestement +s'asseoir sur les genoux de la blanche Aline. + +Celle-ci n'avait pas quitt sa robe verte. Mirabelle voulut la dfaire +elle-mme, et ce lent dshabillage fut entrecoup de tendresses que Line +trouva du dernier galant, sans pourtant oser les rendre. + +Trs gaie, elle jeta ses deux bas en l'air comme une autre et jet son +bonnet par-dessus des ailes de moulin, s'accroupit la tailleur dans +l'eau flottante et claire du tub et frissonna de plaisir, les reins en +mouvement. + +Mais brusquement, reprise d'un doute et s'appuyant d'une main sur son +ponge deux fois presse, elle demanda en levant la tte: + +--C'est bien vrai, Mirabelle, tu n'es pas un monsieur? + + + + +CHAPITRE IX + +O PAUSOLE, AYANT SECOU LA MLANCOLIE DE LA RGLE, PROUVE LES DBOIRES +DE LA FANTAISIE. + + Elle est semblable ces eaux dbordes + Qui, s'loignant du fil de la raison, + Durant la nuict, et par sourdes ondes, + Lors que tu dors entrent dans ta maison. + + LOUYS DORLANS.--1631. + + +Voyant que la nuit tombait et que le Roi Pausole prolongeait toujours sa +sieste rparatrice, le mtayer dit sa fille de guetter le rveil du +Roi, et lui-mme monta dans sa chambre afin de passer l'habit noir de sa +jeunesse lointaine, en rglant l'ordre du festin qu'il lui fallait +improviser. + +La petite Nicole, fille cadette du fermier, tait une jeune personne +dvore d'esprances. Ses quatre soeurs s'taient choisi, vingt annes +d'intervalle, des maris de classe diffrente mesure que la richesse de +leur pre devenait plus solide et plus vaste. La premire avait obtenu, +disons mme sduit, un jeune montreur de singes savants qui, aprs avoir +eu la bont de lui accorder un enfant, tait all plus loin encore dans +la voie des concessions en se donnant lui-mme pour toujours. La seconde +avait pous un huissier. La troisime, plus difficile, un entremetteur +de la bonne socit. La quatrime tait prfte. Aprs cette monte +continue vers les honneurs et les divers salons, Nicole ne voulait pas +dchoir. + +Lorsqu'elle vit entrer le Roi dans la mtairie de ses aeux, Nicole ne +douta pas que son destin en personne ne vnt elle, pourpre au flanc et +couronne en tte. + + * * * * * + +Pausole peine endormi, elle intrigua pour rester seule. On ne voulut +pas d'abord y consentir; puis, les heures passant et le nez royal +penchant de plus en plus vers la barbe, le sommeil de l'insigne visiteur +prit un aspect d'ternit qui suspendit les prcautions. Le mtayer +s'esquiva, laissant Nicole en sentinelle. + +La petite sentit sa poitrine battre: c'tait l'heure de sa destine. + +Ah! que faire, et comment jouer le rle que lui proposait la fortune? + +Elle ne connaissait l'tiquette des cours que par les pomes et les +drames dont sa soeur la prfte lui faisait largesse chaque anne +l'occasion des trennes. C'tait dj quelque chose; et bien qu'on ne +parle peut-tre pas toujours au prince de Galles la langue de S. A. la +princesse Maleine, celle de Blanche Triboulet ou celle d'Hrodiade, on +n'est pas compltement ignorant du trne quand on a de la littrature, +pensait Nicole. + +Et elle le prouva. + + * * * * * + +Saisissant dans un vase de porcelaine peinte une rose en papier dor, +elle approcha du Roi, le baisa au front, tendit la main droite et +rcita de sa voix la plus sage: + +-- Roi! sors de tes songes: veille-toi! regarde! + +--Hun! ternua Pausole. Qu'est-ce que c'est? Que me veut-on? + +--Je suis venue, nonna la petite, je suis venue, moi l'Inconnue, moi +l'Ingnue, la Biscornue, menue et nue, je suis venue! + +--Mon enfant, dit Pausole, encore mal veill, on ne fait jamais rimer +deux adjectifs ensemble et encore moins quatre ou cinq. part cela, +c'est fort joli ce que tu me racontes. Mais qui es-tu? + + * * * * * + +Elle se troubla lgrement, puis reprit un peu plus vite: + +--Je suis l'astre qui vient d'abord. Je suis celle qu'on croit dans la +tombe et qui sort! Mon sein est inquiet, la volupt l'oppresse, et +jamais je ne pleure et jamais je ne ris! + +Le Roi, se renversant dans son fauteuil, ouvrit la bouche avec terreur. + +Nicole, de plus en plus vite, continua: + +--J'ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline. Oh! je sens que je +touche quelque instant suprme... rve de mes nuits, cher dsir de +mes jours, que je n'attendais plus, que j'esprais toujours, j'ai besoin +de te voir et de te voir encore, et puis voici mon coeur qui ne bat +que... + +--Ah !... + +--... pour vous. Seigneur, je n'ai jamais contempl qu'avec crainte +l'auguste majest sur votre front empreinte, car le jeune homme est +beau, mais le vieillard est grand. Puisque j'ai mis ma lvre ta coupe +encore pleine des baisers du zphyr qui me relvera, Pausole, prends ton +luth, regarde, je suis belle: l'aube exalte ainsi qu'un peuple de +colombes marche travers les champs, une fleur la main. + +--Comment dis-tu!! hurla le Roi, d'une voix qui la fit enfin taire. + +Mais au mme instant, et comme la jeune fille terrifie restait bouche +bante, Pausole aperut derrire la fentre des lueurs multiplies qui +voletaient et l; il vit des torches s'approcher, des gens courir, +des bras s'tendre, une sorte de gigantesque mouton baisser du niveau +des hautes vitres sa tte branlante jusqu' terre... Brusquement, la +porte s'ouvrit et Diane la Houppe entra. + +--Ah! cria-t-elle. J'en tais sre! + +La pauvre petite Nicole se cacha derrire le Roi. + + * * * * * + +Pausole, frappant de sa large main une table retentissante, profra: + +--Mais, par le tonnerre des dieux! qu'est-ce que tout cela signifie? Il +faut que je dorme encore ou que je sois devenu fou!... Taxis! o est +Taxis?... Gilles! Gilles! Djilio! Giguelillot!... O est mon ministre? +O est mon page? O suis-je moi-mme? et dans quelle caverne de bandits +a-t-on foment ce guet-apens? + +--Ah! Sire, vous tes dans mes bras! expliqua Diane la Houppe. + +--Tu seras mon ombre et moi dans ta lumire, rectifia la petite +Nicole. + +--Le diantre soit des femmes et des courtisans! jura le Roi hors de lui. +Taxis! mais pourquoi ne vient-il pas? Taxis! Taxis! Giguelillot! Jamais +je ne m'en tirerai tout seul! O sont mes gardes, mes soldats? Pourquoi +ont-ils bris leurs lances? C'tait bien le jour, en vrit! Ce +Giguelillot est un chenapan! Taxis avait cent fois raison de le flanquer + la fourrire!... Taxis!... Mais o se cache-t-il donc? Ils m'ont tous +abandonn! livr aux folles! livr aux folles!... + +En effet, au milieu d'un tapage qui allait toujours grandissant, Diane, +tirant Nicole par le bras, lui appliquait une paire de gifles qui sonna +comme une belle rime... Des mains voulurent les sparer... + +--Taxis! Taxis! rptait Pausole. + +Et il luttait son tour, mal reconnu par les filles de ferme qui +s'taient prcipites au bruit de la dispute. Dans la porte, des gens se +massaient, lanaient des conseils, des exclamations. Des cris aigus +partaient de la cour, mls aux pleurnicheries de la petite Nicole, aux +abois de tous les chiens lchs et au blement spulcral de l'norme +monture amene par la sultane en fuite, lorsque, au-dessus de toutes les +clameurs, on entendit la voix plaintive du mtayer qui vagissait: + +--Un chameau! Un chameau! Un dromadaire dans ma maison! + + + + +CHAPITRE X + +COMMENT GIGUELILLOT PARVINT JUSQU'AU CHEVET DE LA BLANCHE ALINE ET CE +QUI S'ENSUIVIT. + + Mulier qunam pudibunda? + --Qu tegit faciem cum indusio suo. + + _Nug Venales._--1741. + + +Avant d'exposer par qui se dnoua la scne prcdente, il nous faut bien +retrouver Gilles au point o nous l'avons laiss, selon les rgles +fondamentales de la tradition romantique. + +Il se prsentait alors sous le vtement d'une paysanne la porte de la +blanche Aline, en invoquant une fallacieuse raison emprunte aux +habitudes de la domesticit. + +--Entrez! Entrez! dit une voix. + +Il entra, fort posment, regarda autour de lui... + + * * * * * + +Ni dans le lit ni dans la chambre, il n'y avait plus personne. + +Cependant, le long du mur, une robe verte, un pantalon d'homme et +plusieurs dessous que nous ne dtaillerons point, indiquaient au moins +deux prsences. + +Trs calme et haussant toutes ses voyelles jusqu'au mdium des soprani: + +--Monsieur n'est pas l? fit-il. + +--Pourquoi? rpondit la voix. + +--J'ai deux mots dire monsieur. + +Un fou rire partit du cabinet de toilette; la petite porte +s'entre-billa. + +--Eh bien, dites! qu'y a-t-il? + +--Monsieur ne peut pas venir une minute? + +Le fou rire redoubla. + +Puis, il y eut un silence, une sorte d'inquitude, et, aprs quelques +chuchotements: + +--Vous tes seule? reprit la voix. + +--Oui, madame. + +--Fermez la porte clef. Je viens. + +Giguelillot ferma la serrure et, pour plus de prcautions, mit la clef +dans sa poche. + + * * * * * + +Alors, tranquillement, ne se cachant pas d'une femme de chambre, la +blanche Aline s'avana. Elle tenait une grappe de muscat entre la main +et les dents, et c'tait l tout son costume. + +--Monsieur ne peut pas venir, sourit-elle. Parlez-moi. + +Bien qu'il se ft dit combl par les faveurs de Thierrette, le page +sentit renatre en lui, devant cette apparition, tous les feux dont +Pyrrhus se voyait allum; mais, faisant preuve ce soir-l d'une rserve +exceptionnelle, il jugea dangereux de prolonger un examen qui et nui +d'autres projets. + +Il reprit sa voix masculine: + +--Madame, je regrette profondment d'avoir aperu Votre Altesse... + +--Un homme! Un homme! cria Mirabelle en se jetant dans la pice, de +l'air le plus agressif. + +--Ah! nous sommes dcouvertes! pleura la petite Line. + +Et elle perdit le sentiment dans les bras de sa grande amie. + + * * * * * + +Gilles, trs tonn sans doute, mais prpar nanmoins par son +exprience de la vie intime ces sortes de surprises, ouvrit la porte +du cabinet de toilette, constata que dans la chambre et dans la petite +pice il ne voyait pas d'autre amant que cette jeune fille aux cheveux +coups: tout s'expliquait aussitt. + +Il fit deux gestes part lui. + +L'un disait: + +--Voil qui est clair. + +Et le second: + +--C'est assez gentil. + +Puis, tandis que Mirabelle, force de soins et de caresses, ranimait sa +petite complice dont la pleur tait navrante, Giglio, dans le cabinet +ferm, quitta la jupe et le fichu, ainsi que le foulard et le chapeau de +paille. Il se coiffa, campa sa toque, brossa longuement son pourpoint +bleu, tira les jambes du maillot jaune, mit en ordre son petit pont et +se lava les mains l'eau tide. + +Dsormais prsentable, il sortit et salua. + + * * * * * + +Line poussa un nouveau cri d'angoisse: + +--Ah! mon Dieu! un page de papa! + +Mirabelle s'tait leve, un clair dans l'oeil. Visiblement elle se +retenait de lancer l'intrus tout le carquois d'injures (elle aurait +mme dit pellete) que la langue somptueuse des coulisses fournit sans +peine aux danseuses pendant les instants de bataille. + +Mais elle se retenait trs bien, car au lieu d'clater elle saisit d'une +main tressaillante Giguelillot par le poignet, et, l'attirant de force +dans le cabinet de toilette, elle l'treignit avec une passion dont il +vit aussitt le dessein tranger. + +Elle le serra dans ses bras, elle moula son corps nu et chaud sur le +maillot de mince toffe et mit sur les lvres du page un baiser de genre +pntrant. Puis elle lui reprsenta en termes concis qu'il pourrait +disposer d'elle bien au del des bornes honntes et toutes les fois +qu'il le souhaiterait, s'il voulait, en revanche, se montrer charitable +envers deux malheureuses amies, ne pas dnoncer leur asile, ne pas +assister leurs jeux et goter l'exercice de l'une assez pour en +oublier l'autre. + +--Eh bien, fit Giguelillot, vous avez une jolie opinion de moi! Il ne +vous manque plus que de m'offrir vos bagues avec un objet d'art en +bronze peinturlur. Allons, calmez-vous. Et maintenant, demandez-moi +pardon. Mieux que cela. Les mains jointes. Les yeux baisss. Dites: +Pardon, monsieur, je ne le ferai plus. + +Mirabelle l'embrassa encore, mais cette fois sur les deux joues. + +--Vous ne parlerez pas? + +--Je n'y ai jamais song. + +--Mais vous tes page du Roi? Vous venez de sa part? + +--On ne costume pas les pages en filles de ferme pour leur confier des +missions officielles. Je vous assure que ce n'est pas dans le protocole. +Non, vraiment. + +--Alors, pourquoi venez-vous ici? + +--Parce que dans une demi-heure, si vous n'tes pas en fuite, vous serez +en prison. + +--Ah! je le disais bien! on n'a pas voulu me croire... Mais pour qui +faites-vous cela? Qui de nous deux sauvez-vous? Ce n'est pas moi, vous +ne me connaissez pas... C'est elle?... + +--C'est videmment vous deux. Sans cela, je me serais arrang de faon +vous sparer. Ayez confiance en moi. Faites ce que je vais vous dire, et +dpchez-vous. Le temps presse pour nous tous: je vous prviens la +dernire minute et je risque tout moment d'tre surpris dans cette +chambre. a nuirait ma carrire. + + * * * * * + +Trois petits coups derrire la porte suspendirent la conversation. + +--Qu'est-ce que vous pouvez faire l dedans? demandait Line avec +inquitude. + +Mirabelle ouvrit et rentra. + +--Il vient nous avertir, ma chrie, nous sauver. Penses-tu? On nous +poursuit dj. + +--Qui donc? + +--Le Roi, dit Giguelillot. Il est parti ce matin avec le marchal du +palais et moi-mme. J'ai expdi le seigneur Taxis dans une direction +fantastique et j'ai laiss le Roi dormant chez un mtayer du village. +Mais Taxis va revenir, le Roi va s'veiller, et vous serez prise comme +dans une cage, Altesse, dans moins d'un quart d'heure. + +--Vite! Mirabelle, habillons-nous! Ma robe! Mes bas! O sont mes bas? + +Le page l'arrta du geste. + +--Ah! mais non! vous tes signales: on connat vos deux costumes; il +faut en changer, c'est lmentaire. + +--C'est que nous n'en avons pas d'autre! + +--Pardon! j'en ai apport un. Dans le pays o nous vivons, une robe +suffit pour deux personnes. + +Il pntra vivement dans le cabinet de toilette, en sortit avec les +vtements de la laitire, et sans plus de faons, passa la longue jupe +autour de Line ahurie. + +--Nous sommes presss, dit-il. C'est moi qui vous habille. + +La jupe tranait sur le plancher; il releva la ceinture jusqu'au-dessus +des seins et croisa les cordons la taille. Tout ceci fut bientt cach +par le petit chle rose espagnol qu'il serra d'un noeud brusque au +milieu du dos. + +Le chapeau de paille larges bords complta le dguisement. + + * * * * * + +-- votre tour, maintenant, mademoiselle... + +--Mirabelle. + +--Ah! vraiment!... + +--Pourquoi souriez-vous? + +Mais Giglio n'avait pas le temps d'expliquer ses impertinences. + +Il fit asseoir Mirabelle, releva les cheveux coups, y mit quatre +pingles, fixa au sommet de la tte une petite bote ronde et vide qui +portait une marque de parfumeur et tranait sur une table en dsordre; +puis il enroula tout autour le foulard de soie orange. + +--Voil! dit-il. Je vous ai fait un chignon: vous tes prte. + +--C'est tout? + +Giguelillot prit une voix d'essayeuse batignollaise: + +--Vous n'allez pas vous habiller pour sortir, madame, vous vous feriez +remarquer. + +--Ah! pardon, protesta Mirabelle, je ne suis pas Tryphmoise, moi! Je +suis ne Montpellier, rue du Petit-Saint-Jean... Je mettrai mon veston +ou une robe, si vous en avez me donner, mais je ne sortirai pas comme +a, mon petit ami. + +--Cela n'a pourtant pas l'air de vous gner depuis un quart d'heure! + +--Tiens! un homme dans une chambre, c'est tout naturel... Quand vous +seriez quinze, je n'irais pas me cacher... Mais dehors, sur la route, +devant n'importe qui... + +Elle s'adossa au mur et se cacha le visage dans les mains: + +--Oh! que j'ai honte! + + * * * * * + +Line s'approcha: + +--Veux-tu mon costume? Je sortirai bien toute nue, moi, qu'est-ce que +cela me fait? + +--Non! non! dit Giglio. On peut reconnatre la Princesse. C'est elle +qu'il faut cacher, et le chapeau de paysanne avec cette jupe courte ne +sont pas de trop: qu'elle les garde. Vous, au contraire, personne ne +sait qui vous tes. Les gens de la police vous prennent pour un jeune +homme. Droutez-les encore s'ils recommencent leur chasse. Ils l'ont +abandonne par ordre, mais tout peut changer demain matin: je ne rponds +de rien entre minuit et midi. Sauvez-vous, il n'est que temps! Vous +allez prendre la main chacune un des deux seaux que je viens +d'apporter. Vous sortirez sans faire de bruit, mais franchement et avec +calme. Ceux qui vous rencontreront peuvent redire aux policiers qu'ils +ont vu passer, neuf heures, deux laitires portant leur lait: l'une +dont ils n'ont pas distingu le visage; l'autre qui tait brune, grande +et nue. Je dfie qui que ce soit de deviner l-dessous la blonde petite +Princesse Aline avec l'inconnu qu'on poursuit. + +--Que c'est bien imagin! fit Line en battant des mains. Et comme vous +tes bon, monsieur! Je vais vous embrasser, si mon amie le permet. + +--Non! dit vivement Mirabelle. Nous n'avons pas le temps. Partons vite, +puisqu'il le faut. + +--Un instant! dit Giglio. O irez-vous, Tryphme? O coucherez-vous ce +soir? + +-- l'htel. + +--C'est cela! Pour que vous soyez signales dans les six heures par le +service des garnis. + +--Nous ne pouvons pourtant pas entrer dans les maisons particulires ni +coucher sur un banc du Jardin-Royal. + +--Il n'en est pas question. Vous allez prendre dans l'avenue du Palais +la deuxime rue droite, puis la premire gauche, traverser une +petite place... Vous retiendrez cela? + +--Oui, oui. + +--... Et suivre toujours tout droit jusqu' la rue des Amandines. Sonnez +au numro 22. C'est l'immeuble de l'Union tryphmoise pour le Sauvetage +de l'Enfance, excellente institution qui recueille les mineurs des deux +sexes lorsqu'ils dclarent tre levs avec trop de svrit. + +--Et nous serons tranquilles, l-bas? + +--videmment. C'est le but de la Socit. + +--Est-ce qu'il y a des garons? demanda Mirabelle. + +--Trois sections: une pour les filles, une pour les garons et une +section mixte. Vous choisirez... On vous demandera encore si vous voulez +le dortoir ou une chambre particulire. Ils sont trs gentils dans cette +maison-l. + +--Mais s'ils veulent savoir nos noms, notre adresse? + +--Vous les refuserez. Ils sont habitus ce que les enfants n'osent pas +dire d'o ils viennent de peur d'tre rendus leur famille. Je connais +ces bons vieillards: ils feront tout ce qu'ils pourront pour vous +protger, mme s'ils dcouvrent qui vous tes. Retenez bien le numro: +22, rue des Amandines. Et maintenant, vite! vite! partez! + + * * * * * + +Elles sortirent en hte, Mirabelle serrant la main du page, et Line lui +jetant par derrire un long regard d'adieu, o il n'y avait pas que de +la reconnaissance. + + * * * * * + +Giguelillot resta seul. La pendule de marbre carr sonnait huit heures +et demie. + +--Je suis en retard, se dit-il. Donc ce n'est plus la peine de me +presser. + +Et il examina la chambre. + +Elle tait en grand dsordre. + +Un large divan qui avait sans doute paru suspect tait encore recouvert +d'un drap propre mais chiffonn portant deux oreillers en pile vers le +milieu. Bien qu'on et desservi la table, une banane gisait porte +dans un compotier de faence. En travers sur la glace de l'armoire, une +petite phrase trace la pointe d'une bague tmoignait d'un bonheur +extrme et rpt. Dans un coin, Giguelillot retrouva le sujet de la +pendule, un groupe de Paul et Virginie loign probablement par +Mirabelle comme tant de mauvais exemple. + +En soulevant cet objet d'art, il vit l'enveloppe blanche d'une lettre. + Sa Majest le Roi Pausole, disait l'adresse. + +--Comment, murmura-t-il, elle lui crivait! + +L'enveloppe n'tait pas ferme. Giglio, devenu confident et complice des +fugitives, dplia la lettre sans hsitation, lut, cacheta et serra le +papier dans son escarcelle. + + * * * * * + +An moment o il cherchait le meilleur moyen de s'enfuir lui-mme, ses +yeux tombrent sur les vtements suspendus trois patres. + +On ne pouvait les abandonner. + +En cas d'enqute, c'tait indiquer trop clairement que la blanche Aline +et l'inconnu avaient chang de costume. + +D'autre part, les dtruire? + +Comment? + +Les dissimuler? + +O? + +Les faire porter par d'autres, voil qui valait mieux. On tait au +samedi de la Pentecte. Le lendemain, jour de grande fte, deux petits +paysans seraient sans doute ravis de promener aux environs ce veston +bleu et cette robe verte. De l une fausse piste, une prcieuse fausse +piste. + +Giglio enleva le drap qui recouvrait le divan large, il y empaqueta les +vtements, sortit sur le balcon, et d'un poing vigoureux envoya tout le +ballot par-dessus le mur de la cour voisine. + +Puis il se laissa descendre le long d'un pilier dans le jardin, se +glissa dans l'ombre jusqu' la haie du fond, chercha une issue, n'en +trouva pas, en fit une et fut dehors. + + * * * * * + +Assurment, Thierrette l'attendait dj dans le petit bois d'oliviers, +le mme bois o Mirabelle avait conduit la blanche Aline quelques jours +auparavant. + +Giguelillot, assez distrait par le souvenir rcent de ses deux +protges, ne se sentait aucun dsir de retrouver la pauvre Thierrette, +mais il se serait repenti de l'obliger une attente vaine pendant les +longues heures de la nuit, comme aussi de la priver des satisfactions +dont elle manifestait si chaudement l'apptence. + +Il mditait sur cette question, lorsqu'il se trouva revenu la porte de +la mtairie. Et l, dcouvrant sous le porche les quarante gardes +toujours debout: + +--Ah! ah! se dit-il. Taxis s'en fait garant! Ce ne sont pas l des +soudards ni des coureurs de cotillons! Eh bien, c'est facile prouver! +Hol! + +Les gardes se massrent devant lui. + +--Hol! rpta Giguelillot. Qui de vous veut passer la nuit avec la plus +jolie fille du village? + +--Moi! Moi! Moi! crirent-ils en foule. + +--Tout le monde accepte? + +--Oui! Oui! + +--Bon. Allez au bois d'oliviers qui est droite de la route. Vous y +trouverez une laitire qui a nom Thierrette, si je me rappelle bien. +Dites-lui que mon service me rclame ce soir, mais que je lui envoie +quarante lanciers avec un bouquet de tulipes. Allez! et si elle rsiste, +faites-lui honneur malgr elle. + +Comme ils galopaient dj, Giguelillot cria dans la nuit: + +--Mais respectueusement, et l'un aprs l'autre. + + +FIN DU LIVRE DEUXIME + + + + +LIVRE TROISIME + + + + +CHAPITRE PREMIER + +COMMENT LE HAREM ABANDONN LEVA L'TENDARD DE LA RVOLTE. + + Pourquoi l'homme rougirait-il d'exposer une partie du corps plutt + qu'une autre? + + WESTERMARCK. + + +Le harem ne poussa qu'un cri, mais un cri charivarique, lorsque Mme +Perchuque, premire dame d'honneur, vint annoncer, au coup de midi, que +le Roi tait en voyage. + +--En voyage? Il est malade! dit une voix irrvrencieuse. + +--La sant de Sa Majest est heureusement florissante, rpondit la +vieille dame en inclinant son bonnet noir. Et Dieu fasse qu'elle le soit +longtemps. + +--Mais pourquoi s'en va-t-il? On nous l'a chang. + +--Ah! cria Diane la Houppe. Il est parti avec une femme! + +Mme Perchuque, les coudes au corps, leva les mains et les yeux. + +--Un adultre, Seigneur! Y pensez-vous, mesdames? Le Roi est incapable +d'agir l'gard de Vos Majests avec cette dpravation. Il a quitt ce +palais dans le dessein de rechercher Son Altesse la Princesse Aline qui +a mystrieusement disparu avant-hier. Quarante gardes le prcdent. Un +page le suit. M. Taxis l'accompagne. + + ces mots, le tintamarre devint gnral. + +--Taxis est parti! Taxis! Plus de Taxis! rptaient trois cents voix +dlirantes. + +--Mais alors nous sommes en vacances? dit la Reine Gisle qui sortait du +couvent. + +--Aux Jardins! Aux Jardins! criait-on. + +--Non! au Thtre! Nous jouerons des charades. + +-- la Salle des Ftes! + +--Au Quartier des Pages! + +pouvante, Mme Perchuque se prcipita vers la porte et la barra de son +maigre corps. + +--Mesdames! mesdames! quelle ptulance, en vrit, quel garement! + +--Laissez-nous passer, bonne Perchuque... + +--Je ne le puis! + +--Et pourquoi, s'il vous plat? + +--Parce que le seigneur Taxis a daign me transmettre les devoirs de sa +charge en mme temps que sa responsabilit... Je vous adjure, mesdames, +de comprendre mon motion. Si je me montre indigne de la confiance qu'on +me tmoigne, c'en est fait pour moi de la place que j'occupe vos +pieds. Je serai chasse du palais, dgrade, exile peut-tre... + +--Tant mieux! lui rpondit-on. Perchuque, nous ne vous connaissons plus. +Puisque vous remplacez Taxis, vous tes la dernire des coquines et vous +allez payer pour lui. + +Du milieu de la salle on cria: + +--coutez! + +--Je demande la parole, disait une joyeuse petite voix. + +Et au-dessus du tapis noir et jaune et roux que formaient les ttes +presses des femmes, on distingua les formes enfantines de la future +Reine Fannette, que ses compagnes traitaient comme une petite soeur et +que le Roi ne voulait point connatre l'ge o elle-mme l'et permis. + +Juche cheval sur la nuque tide de sa grande amie Alberte et croisant +ses deux fltes sur des seins qu'elle enviait, elle dressait en l'air sa +main droite qui claquait d'un doigt contre l'autre. + +--La parole! Je demande la parole! + +--La parole Fannette! acquiesa l'assemble. + +On l'entoura. + +--Mes amies, cria-t-elle, on nous traite comme des enfants... + +--C'est honteux! + +--Quand on nous a prises, pauvres innocentes, dans nos internats de +jeunes filles, nous avons cru qu'on nous dlivrait; mais nous n'avons +fait que changer de bagne. + +--C'est vrai! + +--Prison pour prison, j'aime mieux la premire. L-bas on nous donnait +des devoirs, je sais bien; mais comme nous ne les faisions pas... a +n'en tait que plus agrable. L-bas on nous dfendait de jouer au mari +dans les dortoirs... mais comme nous le faisions quand mme... + +--Oui! oui! c'tait plus gentil. + +--L-bas, surtout, nous avions des jours de sortie, des semaines de +cong, des mois de vacances, au lieu qu'ici nous passons toute notre vie + pleurer en retenue sans avoir rien fait! + +--C'est injuste! elle a raison. + +--Eh bien, a ne peut pas durer. Quand l'une de nous demande par hasard +vingt-quatre heures de libert, on lui offre toujours le mme choix: la +rpudiation ou la chane. Mettons nous en grve, et nous verrons bien si +le Roi rpudie trois cent soixante-six femmes comme nous! + +D'une seule acclamation la grve fut vote; mais Fannette n'avait pas +fini. Toujours droite sur la reine Alberte qui prenait sa part des +bravos, elle reprit avec un beau geste: + +--Perchuque, voulez-vous nous laisser passer? + +--Je ne puis pas... je ne puis pas... rpta la vieille dame, hrisse +d'apprhensions. + +--Alors nous allons passer de force, mais vous aurez d'abord une +punition svre, vieille cigogne que vous tes! Nous allons vous +suspendre par une patte la statue du bassin, les jupes retournes sur +la face pour cacher votre confusion et nous nous emparerons de votre +pantalon blanc comme tendard de la rvolte! + +Mme Perchuque fut hroque. + +--Victime de mon devoir? Soit! dit-elle. Me voici! J'en mourrai de +honte, mais M. Taxis n'aura pas en vain repos sa confiance sur ma +vieille tte. + +Quelques jeunes femmes eussent voulu qu'on pargnt la pauvre aeule +un traitement aussi dnu du respect que l'on doit aux personnes ges; +mais les foules et les enfants sont implacables. + +Au milieu d'un croissant vacarme on suspendit en effet Mme Perchuque par +le pied gauche la petite statue centrale; sa robe noire eut vite fait +de voiler son visage apoplectique; et son vnrable pantalon descendit +le grand escalier piqu aux pointes d'une hallebarde tandis qu' sa +suite une foule toute rose frappait du talon des pantoufles les cent +marches retentissantes. + + * * * * * + +Mais quand cette foule, toujours criant, parvint la porte d'honneur, +Taxis tait sur le seuil et un brusque silence mana de son regard sur +la multitude arrte. + +--Qu'est-ce dire? glapit-il. + +Et ce fut assez. Aussitt, disperse travers les salles, en fuite dans +les corridors, en ribambelle jusqu'en haut de l'escalier, l'arme se +laissa balayer par la tempte de la droute. peine sept ou huit jeunes +femmes, celles qui dans les graves circonstances tenaient tte au +Grand-Eunuque, demeurrent-elles crnement leur place; et mal leur en +prit, comme elles s'y attendaient du reste. + +Taxis, tirant un carnet sale: + +--J'inscris, dit-il, quelques noms. Vous, madame. Et vous. Et vous. +Celles-l seront punies pour les autres. Je me flatte de prsenter au +Roi un rapport impitoyable et qui sera suivi d'effet. + + * * * * * + +Pendant ce temps, Diane la Houppe, au lieu de perdre sa peine +discuter avec cet homme, avait profit du trouble gnral pour gagner +une pice voisine, interroger une servante, apprendre que Taxis tait +revenu seul, que le Roi n'avait pas quitt la premire maison du hameau, +et aussitt, courant aux curies qui n'avaient plus de gardes, elle s'en +tait remise, pour s'enfuir, la monture de ses promenades. + +Taxis commenait peine son enqute dans le harem, et dj la jeune +Reine parcourait la route, au pas allong de son mehari. + + + + +CHAPITRE II + +O M. LEBIRBE ENTRE EN SCNE ET O PHILIS POUSSE UN PETIT CRI. + + L'une avecques ses beaux yeux vers, + Sourit, se hausse et me regarde. + + SAINT-AMANT. + + +Giguelillot suivait d'un oeil fin la charge des quarante gardes vers le +petit bois d'oliviers, lorsqu'un vieillard svelte et poli se dcouvrit +l'ancienne mode devant la toque et le pourpoint bleu. + +--Seigneur, demanda-t-il, vous tes page du Roi? + +--Monsieur, j'ai cet insigne honneur. + +--Fort bien. Je suis M. Lebirbe, prsident de la _Ligue contre la +licence des intrieurs_, reconnue d'utilit publique par une ordonnance +royale en date du 1er juillet 1899. J'habite une maison voisine qu'on +appelle volontiers le chteau du village, moins cause de son +importance que par comparaison avec l'humilit des dicules +environnants. Cette demeure n'est certes pas digne de donner asile mon +souverain; mais j'ai appris que Sa Majest en route pour la capitale +faisait halte non loin d'ici; je vois qu'il se fait tard, je doute que +le Roi veuille se remettre en marche cette heure avance du soir, et, +sans avoir la tmrit de lui adresser une invitation, je voudrais +nanmoins porter sa connaissance que tout est prt sous mon toit pour +recevoir lui et sa suite, au cas o il daignerait passer la nuit chez +moi. Les appartements que j'oserais lui offrir attendent depuis +l'origine, sous le nom de Chambres du Roi, la visite ventuelle que je +me complaisais prvoir, sachant que le Roi Pausole redoute les longues +tapes et que ma demeure est mi-chemin entre son palais et Tryphme... + +--Avez-vous des filles, monsieur? interrompit Giguelillot. + +--Oui, seigneur... Puis-je vous demander comment cette question... + +--C'est la marque, c'est la garantie d'une maison hautement respectable +et dcente, monsieur Lebirbe. Je ne l'entends pas autrement. + +Puis, avec une familiarit qu'on tint pour de la bienveillance, il prit +le bras gauche du vieillard et l'entrana en avant. + +--Conduisez-moi, dit-il. Vous arrivez l'heure exacte o je suis charg +par le Roi de lui prparer un lieu de repos. Assur que vous avez tout +dispos pour le mieux du monde, je vais cependant vous accompagner afin +de prsenter personnellement au retour le rapport qu'on attend de ma +vigilance. + + * * * * * + +Ils passrent la grille de la cour au moment o Giguelillot achevait +d'articuler sa phrase qui fit excellente impression sur l'esprit de M. +Lebirbe. + +Sur l'escalier du perron, Mme Lebirbe et ses deux filles attendaient, +anxieuses, les nouvelles. + +--Eh bien? + +--J'ai bon espoir! Ce jeune seigneur est page du Roi et vient +reconnatre nos efforts. + +Ayant ainsi prsent son jeune compagnon, le vieillard nomma tour tour +sa femme, puis sa fille ane Galate et sa fille cadette Philis, qui +dtournaient la tte avec modestie, mais regardaient du coin de l'oeil +avec curiosit. + +Galate tait grande et de corps allong. Elle paraissait avoir un peu +plus de vingt ans. Ses cheveux d'un blond Isabelle taient coiffs +serrs mais non sans got, et elle se tenait toute droite dans une robe +de toile grise qui s'ouvrait en large col blanc. + +Timidement presse son bras, Philis offrait avec sa soeur le contraste +d'tre nue-- moins qu'on ne voult regarder comme des lments de +costume son grand chapeau de jardin, sa chevelure flottante sur le dos, +et sa ceinture de moire carlate qui se fermait sur le ct par un +norme noeud coques. Ses grands yeux ne pouvaient pas avoir plus de +quinze ans. Sa poitrine rcemment fleurie portait deux jeunes seins +divergents, tout roses de trouble et de plaisir. Elle ne quittait pas +Giglio du regard. + +--Voulez-vous me permettre de vous prcder? dit M. Lebirbe en +s'inclinant de nouveau. + +--Oui, monsieur! dit Giguelillot. + +Au tournant d'un troit couloir, le page, qui marchait le dernier, passa +les deux mains sous les bras de Mlle Philis et l'attirant par la +poitrine lui mit un baiser silencieux, mais exquis, derrire l'oreille. + +--Ah! cria-t-elle. + +--Tu t'es fait mal? demanda son pre. + +--Je me suis pique. Ce n'est rien. Ne t'arrte pas. + +Giguelillot, en cet instant, conut l'opinion la plus favorable de tout +ce qui avait t prpar pour recevoir le Roi Pausole. Il dcida que la +chambre tait somptueuse, le lit vraiment royal, le cartel du meilleur +style et les tableaux dignes du muse. + +Pour tmoigner sans doute encore une sympathie plus directe la famille +de ses htes, il tendit sa petite enqute jusqu'aux appartements privs +et parvint constater que les chambres des deux jeunes filles taient +loignes l'une de l'autre et pourvues de doubles portes, ce qu'il +n'osait pas esprer. + +Ds lors son jugement fut inbranlable. + +--Je vais dire au Roi, exprima-t-il, qu'il ne saurait trouver nulle part +de rception plus digne qu' votre foyer, monsieur Lebirbe. + +Et ce disant, il se retira, poursuivi par un rayonnement de sourires. + + + + +CHAPITRE III + +O L'ON DCOUVRE UN CRIME HORRIBLE. + + Je restai couche sur l'herbe, prive de toutes mes facults et + brlante de mille dsirs. + + Comtesse DE CHOISEUL-MEUSE.--1807. + + +Le petit sein gauche de Philis tait si ptri de posie que Giglio, seul +sur la route, se sentit harmonieux comme un alexandrin. + +--J'ai cinq minutes, se dit-il. Juste le temps de faire un sonnet. + +Et ne perdant pas un instant chercher un sujet de pome--soin qu'il +n'avait pas l'habitude de prendre--il leva rapidement les yeux vers ses +amies les toiles. + + l'ouest, Vnus, perle marine, brillante comme un fragment de la lune +et telle qu'on la contemple dans les pures nuits du Sud, resplendissait. +Devant elle, sur un arc de cercle dont elle formait le centre lointain, +Sirius, Pollux, Castor, la double Chvre et le triple Perse semblaient +graviter autour de sa flamme. Et Giglio, imaginant des lignes +mystrieuses de la plante aux toiles, dcida qu'il ferait d'abord, +avec cette girandole cleste, un ventail gemm de neuf pierres (ceci +pour le premier tercet), puis les huit colombes qui entranent le char +d'Aphrodite Ouranie (cela pour le quatorzime vers). + +--Maintenant, pensa-t-il, les rimes des quatrains... _lux_, _Pollux_, +_Nux_... non; si j'ajoutais _dux_, cela aurait l'air d'un thme latin. +Amenons _Capella_ dans la seconde strophe; c'est un mot tout fait +bien;--_par del_... suivi d'un rejet;--un pass dfini;--a y est. Pour +les rimes fminines... + + Pollux, la double Chvre et le triple Perse. + +Avec cette rime-l, ce sera vite bti. + +Mais tout coup: + +--Ah! quoi? que voulez-vous? fit-il. + + * * * * * + +Deux petits bras nus se dressaient devant lui. + +--C'est moi... Rosine... N'entrez pas... Je crois qu'ils veulent vous +tuer la ferme. + +Il reconnut la jeune personne dont il avait chant les fleurs et les +fruits sur un canap de jardin dans une salle toute rouge de fraises. + +--Ils veulent me tuer? Et qui cela? fit Giglio avec une paisible +curiosit. + +--Tout le monde! rpondit Rosine. Il est arriv des choses pouvantables +et on vous met tout sur le dos. Venez l, derrire les palmiers; je vous +raconterai. Asseyez-vous prs de moi. + +Le page prenait soin de son maillot jaune et le talus qu'on lui offrait +ne le tenta pas. Il attendit que Rosine s'y ft place d'abord, puis il +s'assit trs confortablement sur les bonnes cuisses de la jardinire et +lui passa le bras autour du cou sous le prtexte le plus tendre, mais +aussi le plus mensonger. + +--Eh bien, raconte-moi. Que s'est-il pass? + +Elle lui fit tout connatre, mais tout la fois, et sans se proccuper +outre mesure de la belle clart franaise qui tenait sans doute peu de +place dans ses thories littraires. + +On avait amen un chameau, saccag la remise des machines, bris les +moissonneuses, fauss les fourches, crev le carrelage, c'en tait une +catastrophe... La laiterie aussi tait dans l'tat le plus lamentable: +le lait rpandu, les seaux drobs. Sur le chameau, il y avait une belle +dame, une trs belle dame dans une grande corbeille comme une tonnelle +avec des tapis... + +--Elle a trouv Nicole sur les genoux du Roi. Nicole jure qu'elle tait +sage, mais la dame dit qu'elle a vu... Enfin, a n'est pas clair, voil! +La petite en est bien capable. Elle en sait long, cette gamine-l, elle +est toujours dans les livres, et elle vous raconte des histoires d'amour +comme si a lui tait arriv... Sitt que la dame est entre, elle s'est +mise dans une colre de tous les diables, et le Roi aussi et tout le +monde criait, fallait voir! On n'a jamais entendu chose pareille... Et +le pire, c'est qu'il y a une victime: la laitire est assassine! + +--Assassine? rpta Gilles, qui plit un peu. + +--Assassine. + +Puis, en paysanne de banlieue qui lit son petit journal tous les matins, +elle ajouta: + +--Le vol a t le mobile du crime. + +--Qu'est-ce que c'est que cette histoire? + +--Ah! monsieur! Faut-il qu'il y ait des gens mauvais, tout de mme! +C'est pour lui prendre ses quatre nippes qu'on a gorg cette pauvre +fille-l: juste un foulard, un fichu, une jupe d'hiver et un chapeau. On +l'avait bien entendue se plaindre la fin de l'aprs-midi, mais +personne n'a os monter. C'est le monsieur du palais qui est entr le +premier, le mme qui a enferm la dame... + +--Oh! ma tte! gmit Giguelillot. Quelle dame? Quel monsieur du palais? + +--Un monsieur tout en noir avec un chapeau plat. + +--Quand est-il arriv? + +--Au milieu de la bataille. Il a tout calm en cinq minutes. C'est un +ministre, il parat, un homme qui a l'air trs srieux. Sans lui, on +n'en serait jamais venu bout. + +-- bout de quoi? + +--De la dame. Il l'a enferme dans une chambre pain, avec une bougie +et un gros livre comme un brviaire, pour la consoler, qu'il a dit. +Alors, quand tout a t fini, on est venu lui raconter comme la laiterie +tait sens dessus dessous. Il a demand la laitire. On ne la trouvait +nulle part et on n'osait pas aller la voir dans sa chambre, cause des +geignements qu'on avait entendus. Mais lui, a ne lui a pas fait peur. +Il y est mont tout droit. Et qu'est-ce qu'il a vu? Parat qu'on l'a +tue sur son lit. La moiti des draps est par terre et le reste plein de +sang. Le crime est flagrant, qu'il a dit. Et on ne peut pas retrouver le +corps. Probable que l'assassin l'aura jet quelque part. Le monsieur du +palais va faire curer les puits. + +--Et c'est moi qu'on accuse de ce beau crime? interrompit Giglio, qui +comprenait enfin. + +--Oui, de l'assassinat et de tout le reste. Le Roi vous attend pour vous +envoyer en prison. Le monsieur du palais disait mme que, pour vous, on +devrait rtablir les supplices et vous brler tout vif sur un bcher. + +--Un petit Servet pour passer le temps... + +Giguelillot se leva et prit une attitude dramatique: + +--Eh bien, Rosine, tu ne sais pas ce que c'est que le courage? Le hros +antique, le preux chevalier, l'indomptable paladin, le belliqueux +pandour, le lion! le lion! tu ne sais pas ce que c'est que le lion? + +Il secoua ses cheveux, se frappa la poitrine et poussa un rugissement +qui lui fit mal la gorge. + +--Qu'est-ce que vous allez faire? dit Rosine affole. + +--Me dfendre en personne. Je vais la mtairie! + +--Mais ils vous charperont! Mais je ne vous laisserai pas partir!... + +Giguelillot l'treignit avec des frmissements artificiels, puis, se +dgageant d'un seul bond en arrire: + +--Souviens-toi, lui dit-il d'une voix palpitante, souviens-toi toujours +que tu as serr dans tes bras un homme pour qui le trpas n'est qu'un +mot!... Adieu! + + * * * * * + +Comme elle s'vanouissait dans l'herbe, Giguelillot s'en alla d'un pas +lger, alluma une cigarette et se remit composer un deuxime sonnet +sur le secteur cleste qui l'intressait. + +Il ne s'agissait plus ni de char ni d'ventail: l'astre central devint +un oeil de paon et les huit autres le sommet de l'aigrette; puis +l'aigrette se posa sur le front d'une femme; la chevelure s'agrandit, +devint le ciel mme, et des millions de perles y nageaient. + + + + +CHAPITRE IV + +COMMENT GIGUELILLOT SE PRSENTA CHEZ LE ROI, ET QUELLES PAROLES FURENT +PRONONCES POUR ET CONTRE SA BONNE CAUSE. + + Ipsa tulit camisia; + Die Beyn die waren weiss. + Fecerunt mirabilia + Da niemand nicht umb weiss; + Und da das Spiel gespielet war + Ambo surrexerunt: + Da ging ein jeglichs seinen Weg + Et nunquam revenerunt. + + _Chanson populaire allemande._--XVIe + + +Giguelillot ne se rendit pas directement chez le Roi. + +Il se glissa dans les curies par une fentre, de peur que son entre ne +ft guette la grand'porte, et en passant il vint flatter de la main +les naseaux du petit zbre Himre, qui s'en broua de satisfaction. + +Comme le pauvre animal s'agitait devant une mangeoire vide, Giguelillot +retira toute la paille frache et bonne dont on venait d'emplir le +rtelier de Kosmon et il la fit passer trs simplement de gauche +droite. + +Ce Kosmon l'exasprait; il paya cher ce soir-l l'honneur d'appartenir +un cavalier huguenot. Le petit page ne se contenta pas de lui enlever sa +nourriture; il prit sous une cheville les grands ciseaux tondre et +coupa tous les poils de la queue, qui dressa un misrable moignon +priapique et mal ras; il tondit presque toute la crinire en laissant +pendre et l quelques misrables crins, puis, avec les ustensiles +dont on se servait la ferme pour marquer le dos des bestiaux, il +composa et imprima sur la robe terne du vieux cheval le chiffre 1572, o +il pensait que le parpaillot verrait la fois nargue, affront et +menace. + +Satisfait par les stigmates dont il avait orn le pidestal vivant du +seigneur Taxis, Giglio suivit le long couloir qui menait la chambre +pain. + +Comme le lui avait dit Rosine, l'infortune Diane la Houppe, dans +cette prison farineuse, gmissait presque sur la pte humide. Il ne la +connaissait point, car les pages, pour des raisons qu'il est inutile +d'exposer, n'taient pas admis d'ordinaire prendre le th chez les +Reines. Mais sitt qu'il l'aperut la lueur de la bougie pose sur une +petite table, il dplora de ne lui avoir pas t prsent avant qu'elle +entrt au harem. Diane, ignorant qu'elle ft pie par deux yeux fixes +derrire les vitres, avait adopt une attitude d'intrieur qui dployait +nonchalamment ses beauts si particulires. Elle reposait l'orientale, +les mains mles derrire la nuque, le dos couch sur des coussins et, +sans doute pour prendre le frais aprs une journe torride, elle avait +dispos ses jambes en losange, les plantes des pieds l'une contre +l'autre. C'tait son habitude de dormir ainsi. Giglio, bien que toujours +combl par des souvenirs encore rcents, prouva tout coup que son +esprit s'garait vers des prsomptions nouvelles, et il se retira, moins +pour les abaisser momentanment que pour en mditer au contraire les +chances de russite immdiate et secrte. + + * * * * * + +Gracieux et le front aussi calme que si toutes les bombardes de la +puissance royale ne l'eussent point vis depuis une heure, il entra sans +frapper dans la salle du trne o Pausole encore frmissant achevait un +mauvais dner. + +--Comment, te voil? fit le Roi. Tu oses revenir? + +Taxis, qui grignotait au bas bout de la table, se prcipita vers la +porte pour en barricader l'issue; mais Giguelillot vit l'intention; il +ferma lui-mme la serrure et remit la clef au ministre en lui disant: + +--Voici, monsieur. + +Pausole, debout, s'appuyait du poing sur la nappe et levait une main +accusatrice: + +--Te voil! rpta-t-il. Vraiment, ton aplomb passe encore tes crimes! +Ah! tu me fais entreprendre un voyage insens, tu m'arraches mon +palais pour me jeter dans cette cour de ferme et tu m'abandonnes six +heures durant, sans gardes, sans appuis, sans conseils, au milieu d'une +rvolution!... Tu postes une folle mon chevet, tu gorges une +paysanne, tu saccages la mtairie et tu licencies mes soldats pour me +laisser en butte la fureur de la foule, aux dmences de je ne sais +quelle femme chappe du harem par ta faute encore!... Et la fin de +cette journe abominable, de pillage, de meurtre et de lse-majest, tu +te prsentes la toque en main avec un sinistre sourire!... Tu ne croyais +donc pas me rencontrer vivant? + +--Sire, rpondit Giguelillot, je ne veux pas d'abord me hter de prouver +mon innocence, car ce n'est pas de moi qu'il s'agit, mais de vous et de +votre bien-tre, plus sacr cent fois moi-mme que ne l'est mon propre +salut. + +Pausole retomba sur sa chaise. + +D'une voix respectueuse et tranquille, le page continua par ces paroles +ailes: + +--Le dsir le plus vif de Votre Majest est en ce moment le repos du +lit. Monsieur que voici ne parat pas s'tre occup de cette question +capitale. J'ai eu, sa place, l'honneur de faire prparer aujourd'hui, +dans le chteau voisin, de vastes appartements pourvus d'pais rideaux +et de lits spacieux qui sont dignes en tous points de recevoir le Roi. + +Pausole simplifia d'une ride, puis de deux, le froncement de ses +sourcils. + +--Secondement, Votre Majest ne peut oublier qu'Elle a entrepris cette +promenade dans le but de retrouver et de ramener au palais S. A. la +Princesse Aline. Nous ne possdions sur cette auguste affaire que deux +renseignements assez vagues. Son Altesse venant d'un petit bois +d'oliviers avait t reconnue l'htel du Coq. J'ai envoy les +quarante gardes au petit bois d'oliviers pour y recueillir, s'il se +peut, d'autres preuves. Et j'ai men moi-mme l'enqute, dans un secret +absolu, l'intrieur de l'htel. La Princesse l'a dj quitt, mais je +rapporte de l les renseignements les plus prcieux: jusqu' une lettre +autographe. La voici. + +Ouvrant son escarcelle, il en tira une lettre et la dposa devant le +Roi, dont l'attitude se transformait de plus en plus. + + * * * * * + +--J'avais cru pouvoir loigner les gardes, poursuivit-il. Votre Majest +n'en demande jamais et elle n'en eut jamais besoin, tant Elle est aime +de son peuple. S'il y a eu scandale et trouble aujourd'hui, c'est que +Monsieur le Grand-Eunuque, dont le seul devoir tait d'assurer le bon +ordre au harem, avait sans doute mal pris ses dispositions puisqu'une +des Reines a pu s'enfuir dans l'appareil le moins dissimul, pour venir +soulever ici non seulement la foule, mais les commentaires. + +--Monsieur! cria Taxis, je vous somme de prouver... + +--Allons! Allons! Laissez parler, dit Pausole. Ce petit page se dfend +d'une accusation grave. Il ne s'explique pas mal du tout. Je veux +l'entendre. Vous rpliquerez: c'est le droit du ministre public; mais +notre devoir est d'couter les arguments de la dfense, surtout quand +elle s'exprime avec modration et avec franchise comme c'est le cas. + +--Je n'ai plus rien dire, reprit Giguelillot, moins que Votre +Majest ne m'interroge sur le dtail de mon enqute. + +--Non, dit Pausole; nous verrons cela demain. + +--Et le meurtre! insista violemment Taxis. Il se garde bien d'en parler. +Une laitire nomme Thierrette a t gorge dans son lit, au coucher du +soleil, et de la main de ce page! + +--C'est peu probable, dit Giguelillot, car elle se portait fort bien +neuf heures du soir. Elle est en ce moment dans le bois d'oliviers, et +les gardes (vos gardes, Taxis) font calmer par elle leurs concupiscences +pendant les intervalles de recherches. + +--Mes gardes! Quelle imposture! + +--Allez-y: vous serez difi. + +--Cela ne peut tre! + +--Cela est. + +--Mes gardes sont maris. + +--Doublement ce soir. + +--Ils surmontent la chair. + +--Je n'osais pas le dire. + +--Cette plaisanterie est basse. + +--Comme leur attitude. + +--Mais le sang? le sang rpandu? le sang qui souille encore la couche de +la victime? + +--Le Roi vous a dit ce matin, monsieur, que sur la terre de Tryphme on +ne rpandait pas d'autre sang que le sang voluptueux des vierges ou +celui des petits poulets. + +Et comme le Roi se dsarmait par un rire brusque et sonore, Giguelillot, +les yeux baisss, articula cette conclusion: + +--Ne sommes-nous pas la ferme? Ce doit tre un petit poulet. + + + + +CHAPITRE V + +O CHACUN EST TRAIT SELON SES VERTUS. + + _Hlne_.--Fata-lit! Fata-lit! Fata... + _Pris_.--... li-it! + + MEILHAC et HALVY. + + +--Je retiens de ta plaidoirie, dit Pausole, le premier point. Tu m'as +fait prparer un gte confortable et tu veilles sur mon bien-tre: c'est +d'un homme de gouvernement. Pendant cette terrible journe, je commence + entrevoir que toi seul as fait effort dans tous les sens o il +convenait d'agir et que le mal m'est venu d'un autre... Taisez-vous, +Taxis, taisez-vous! vous tes hideux et impolitique. Algbriste, vous +avez l'esprit faux; protestant, vous l'avez troit; eunuque, vous l'avez +envieux. Je vous tiens pour une niquedouille. Allez indemniser le pauvre +mtayer de tous les dgts qui se sont faits ici, et dont, somme toute, +rien ne me dit que ce petit Gilles soit l'auteur. C'est une question qui +sera rgle en temps et lieu, demain ou aprs, et qui ne m'intresse en +aucune faon, je le dclare. Occupez-vous des frais que je laisse +derrire moi; reconduisez au harem la Reine qui s'en est chappe... + +--Oh! sire, dit Giguelillot, serez-vous si cruel? + +--Eh! que veux-tu que je fasse d'une femme pendant un voyage secret? + +--Ne l'humiliez pas. Elle vous aime. Laissez-la vous suivre en silence. + +-- l'instant, tu dplorais encore qu'elle m'et rejoint! + +--Je regrette qu'elle ait pu s'enfuir et bouleverser ainsi vos heures de +repos: mais la chose est faite. Il faut l'accepter, ne ft-ce que pour +imposer le silence aux gorges chaudes. + +--Ce n'est pas le jour de la Reine Diane, interrompit Taxis. Je m'oppose + toute faveur qui drogerait au rglement. + +--Que dcide Votre Majest? demanda Giguelillot sans trop d'ironie. + +--Je ne sais plus, rpondit Pausole. Perds donc l'habitude de me +proposer toute minute des rsolutions qui me fatiguent. Qui est mon +conseiller dix heures du soir? C'est toi, Gilles. Fais donc ta guise +et sois sr que je t'approuverai, mon ami, car il y a peut-tre d'aussi +bonnes raisons pour pardonner que pour punir. J'aime mieux m'en remettre + ton jugement que de tirer la courte paille. Va, et parle en mon nom, +j'ai confiance en toi. + +Le page s'inclina, obtint la clef, sortit et s'en fut dlivrer la +malheureuse Diane, non sans lui laisser entendre demi-mot qu'il avait +eu l'honneur de plaider pour elle. + +Ses projets tait fort simples: deux heures plus tard, selon toute +apparence, Taxis reprenant le pouvoir sur le coup de minuit casserait la +dcision de son prdcesseur; mais la Reine aurait eu le temps de +s'installer au chteau. Giglio s'introduirait chez elle et Diane +s'imaginerait peut-tre donner par reconnaissance tout ce qu'elle +offrirait par dsir, et par soif de se venger sur l'heure. + + * * * * * + +En revenant auprs du Roi, elle garda un maintien silencieux et bless. +Comme elle semblait attendre une parole de regret, le Roi lui tendit la +main, mais il y mit une affection qui redoutait visiblement d'tre +accueillie avec transports. + +--Houppe, vous ne rentrerez pas au harem ce soir, comme je vous en avais +d'abord menace. Je passe la nuit dans ce village et vous aussi; mais il +n'en est pas moins vrai que je reste mcontent de votre quipe, ainsi +que de tous les tracas dont elle fut pour moi la cause. Venez; nous +sortirons pied. Taxis s'occupera de nos montures et mon page vous +prendra la main. En attendant, petit, donne-moi ma couronne. + +Giglio prit la patre le manteau de pourpre et la couronne lgre; +Pausole se vtit, se coiffa et jeta l'ordre du dpart. + +Quatre jeunes filles portant des torches et marchant devant le Roi, sans +autres voiles que ceux de la nuit, firent lentement les vingt-cinq pas +qui sparaient la ferme du chteau voisin. + +Derrire, suivait Diane la Houppe, que le page menait la main haute et + respectueuse distance. + +Elle regarda longtemps le Roi; puis, comme il ne se retournait point, +elle jeta les yeux sur le page. Aprs un examen pensif qui dura +plusieurs minutes et qui enveloppa le jeune homme de la tte jusqu'aux +talons: + +--Comment vous appelez-vous? dit-elle. + +--Djilio, madame, rpondit-il. + +Et il crut devoir pousser un soupir mlancolique. + +--Djilio? fit la Reine, c'est un joli nom. + + + + +CHAPITRE VI + +O M. LEBIRBE ET LE ROI PAUSOLE S'APEROIVENT AVEC SURPRISE QU'ILS NE +S'ENTENDENT PAS SUR TOUS LES POINTS. + + La conjonction de Vnus + Sera cause, comme il me semble, + Que aux estuves yront tous nudz + Femmes et hommes tous ensemble. + + _Prognostication de Maistre Albert._--1527. + + +Pausole fut reu la grille par le courtois M. Lebirbe. + +Au mme instant, la fentre, Philis en colre se retournait: + +--Tu vois bien, maman, c'est une gaffe! Tu nous as fait mettre des robes +et le Roi vient avec une dame qui n'en a pas! Nous allons tre +ridicules! + +--Je l'avais demand ton pre, mon enfant, c'est lui qui m'a dit de +vous habiller. + +--Tu es jeune, Philis, que tu es donc jeune! dit simplement Galate. + +--Qu'est-ce que j'ai encore dit de si enfantin? + +--Il vaut mieux _d'abord_ avoir une robe, expliqua la soeur ane. + +Mais Philis ne comprenait point, et, comme le Roi s'introduisait, toutes +trois, la jupe entre les doigts, glissrent leurs rvrences devant la +porte. + +Aprs les premires paroles, qui furent empreintes de respect, la +matresse de la maison se laissa entraner par Diane la Houppe. Elles +avaient des relations communes, et d'un fauteuil l'autre elles +renourent des souvenirs. + +Giguelillot, dans un autre coin, sur un canap l'cart, causait avec +les deux jeunes filles. Sa voix, haute d'abord, devint plus discrte, +puis baissa jusqu'au chuchotement, et bientt personne n'entendit plus +rien, sinon, par instants, un rire touff. + +Dans le cadre d'une fentre, M. Lebirbe prorait: + +--Sire, la _Ligue contre la licence des intrieurs_, ligue rcente dont +j'ai l'honneur d'tre prsident, est une oeuvre de moralisation et de +salubrit publique. Je sais qu'elle a votre agrment... + +--Oui certes, dit Pausole. Oui certes; cependant, rappelez moi son but. +Je ne l'ai pas prsent l'esprit. + +--Son but, son ambition unique est de mriter sa haute devise, laquelle +s'exprime en trois mots: Exemple.--Franchise.--Solidarit. + +--Ce sont de beaux mots, dit Pausole. Mais comment les entendez-vous? + +--Votre Majest n'ignore point qu' Tryphme le parti de l'opposition +affecte de s'en tenir aux anciens principes spcialement en ce qui +touche la vie intime et le costume. Dans cette socit, toutes les +femmes, mme les plus jolies, s'habillent jusqu'au menton pour sortir +dans la rue et ne consentent justifier une admiration masculine que +dans le secret d'une chambre close et devant l'amant de leur choix. +C'est l le fait d'une me goste, avaricieuse et dprave. + +--D'accord, dit Pausole. + +--Les hommes de cette mme socit luttent avec acharnement contre la +propagation de notre influence et pour ce qu'ils appellent la dcence +des rues; mais comme l'instinct de la chair ne se tait pas plus en eux +qu'en leurs adversaires ils s'en vont cacher leur vie dans des demeures +infmes o l'amour se fltrit, se mtamorphose et devient une forme de +l'ordure. + +--Ils ont tort, dit Pausole. Mais qu'est-ce que cela vous fait? + +--Sire, nous estimons qu'en agissant de la sorte, ils ne sont pas +seulement hypocrites et faux; mais, si je puis dire, accapareurs. En +notre sicle on n'admet plus qu'un amateur puisse acqurir une galerie +de tableaux et en garder la jouissance pour lui seul; tout homme qui +possde trois Rembrandt doit faire entrer la rue chez lui ou subir des +attaques dont le bien fond ne fait de doute pour personne. Eh bien, le +mme raisonnement d'o cette coutume a pris naissance devrait engendrer +chez les hommes de sens droit une conscience suprieure et bienfaisante +qui les retienne d'enfermer derrire les murs de leurs maisons tout ce +que l'oisivet ancestrale ajoute la beaut de la femme et tout ce dont +l'art, le luxe, l'espace, ornent l'amour entre ses bras. + +--C'est assez mon sentiment. + +--Cette socit, qui se nomme elle-mme la bonne et qui parvient se +faire passer pour telle dans beaucoup d'autres milieux, donne l un +nfaste exemple dont je voudrais que Votre Majest pntrt le +libertinage. Mettre une robe sur le corps d'une jeune fille, c'est +proprement veiller, chez les jeunes gens qui l'approchent, des +curiosits malsaines qu'on leur dfend par ailleurs de satisfaire: c'est +de l'excitation au vice. Je reconnais que ce genre de perversit +devient, Tryphme, de plus en plus rare. Dans presque toutes les +familles, les femmes commandent leur premire robe au dbut de leur +premire grossesse. Mais il est, je le rpte, de certaines maisons o +l'on habille mme les petites filles, ce qui est vraiment le comble de +la malice. L'exemple donn porte ses fruits; souvent il est discut; +parfois il est suivi; une hsitation dplorable laisse flotter les +moeurs nationales entre deux extrmits; on ne sait plus ce que la mode +exige, et moi-mme, l'avouerai-je ici? je n'ose pas toujours prsenter +mes enfants dans la tenue rigoureusement pure que j'ai mission de +prconiser. Le but de notre socit est de mettre un terme cette +incertitude en unifiant les moeurs en mme temps que les consciences. + +--Et comment en viendrez-vous l? + +--Par deux moyens. D'abord par la propagande. Les ressources de la Ligue +sont considrables. Nous avons obtenu pour vingt annes la location d'un +vaste terrain qui fait partie du Jardin Royal Tryphme; nous y avons +difi en plein air une scne thtrale sous les arbres et nous donnons +l des ballets ainsi que des pices indites qui attirent une foule +norme et sont faites selon nos doctrines. + +--C'est--dire? + +--C'est--dire conformes la vie elle-mme, sa ralit comme sa +beaut. Quand la scne reprsente une discussion d'intrt dans le +cabinet d'un notaire, les acteurs y sont vtus de noir selon les modes +de l'endroit; mais quand, au milieu d'un duo d'amour, la chanteuse crie: + Volupts! Extase! Ivresse! elle est nue, selon la logique des +choses, car le contraire serait inepte. Et lorsque le ballet prsente +aux spectateurs une Vnus, trois Grces, douze Captives ou soixante +Bacchantes, c'est videmment sans plus de mystre que n'en chercheraient +les mmes personnages dans le cadre d'un tableau, car il est incohrent +d'avoir deux esthtiques sur un mme sujet: l'une pour la peinture et +l'autre pour le thtre. + +--Jusqu'ici nous nous entendons. + +--En outre, par le livre bon march, par le journal et par l'image, +nous rpandons sans relche dans le peuple le got de la nudit humaine +avec le double sentiment qu'elle inspire, l'esprit, d'une part, la +chair de l'autre, si tant est qu'on puisse sparer en deux lments +libres et distincts l'tre unique soulev par l'amour. Ces livres +s'abstiennent d'enseigner ce que dcrivent la plupart des romans +populaires, c'est--dire le meilleur moyen de fracturer une serrure ou +d'assommer une blanche aeule et, s'il faut aller jusqu'aux dtails, +nous aimons mieux suggrer l'ouvrire une volupt peu connue que de +lui apprendre en six colonnes comment on fait la fausse monnaie. + +--Et si cette volupt est strile? dit Pausole. + +--Si une joie passagre est strile, qu'importe? Le corps de la femme +renferme quatre-vingt mille ovules et ne peut gure concevoir plus de +dix-huit fois sans danger. Donc (en prenant ce chiffre de quatre-vingt +mille dans sa prcision rigoureuse), il appert que l'ordre de la nature +elle-mme et le dessein du Crateur confrent la jeune fille vers le +milieu de sa douzime anne une rserve de soixante-dix-neuf mille neuf +cent quatre-vingt-deux plaisirs la fois striles et licites dont ils +ne seront frustrs en rien, puisqu'ils ne _pourraient pas_ leur faire +porter fruit. L'important est de maintenir la femme dans l'inclination +naturelle qui la penche vers la volupt. Qu'elle ait le dsir simple ou +multiple, elle concevra un jour ou l'autre et lguera des existences qui +justifieront la sienne. Mais il est clair qu'il en sera tout autrement +si l'on propose aux vierges qui ne trouvent point de mari je ne sais +quel idal de vie solitaire et de ngation qui, lui, est fatalement +strile, excrable et contre nature. + +--Continuez, dit Pausole, je suis curieux de savoir o vous vous +arrterez! + +--Je me hte d'ajouter que si nous proposons la recherche habituelle +mais sagement pondre de toutes les dlectations qui rcompensent les +amants, celles qui ont la conception pour rsultat sinon pour but sont +de beaucoup les plus frquemment dcrites dans nos brochures populaires. +Ce sont aussi, quoi qu'en disent les mdecins, celles qui conservent +encore la faveur gnrale. La preuve en est aise fournir: la +fondation de notre Ligue, l'excdent des naissances sur les dcs +Triphme-Ville ne dpassait pas 4 pour 100. Il est aujourd'hui de 9 pour +100, la troisime anne de notre apostolat. Afin d'exciter et de +subventionner, si l'on peut s'exprimer ainsi, une mulation fconde dans +les basses classes de la socit, nous avons institu des concours d'o +les courtisanes sont exclues comme professionnelles, et o chaque anne +au printemps nous couronnons les jeunes filles qui, par leurs soins +particuliers, ont port leur beaut physique au plus haut point de +perfection et qui par leurs talents intimes ainsi que par la chaleur de +leurs embrassements sont dsignes l'acclamation du suffrage universel +comme ayant donn chaque nuit dans leur quartier le plus recommandable +exemple. + +--Tout cela, dit Pausole, c'est de la propagande. Mais vous disposez de +deux moyens diffrents, si j'ai bien compris vos paroles. Quel est le +second des deux? + +--J'y arrive, rpondit M. Lebirbe. Notre propagande par les +reprsentations publiques, par le livre, le journal, l'image et les prix +du concours annuel, s'adresse principalement, ai-je besoin de le dire? +la jeune fille. Elle joue gros jeu nous suivre; les peines de la +grossesse et de l'enfantement l'pouvantent et il ne faut pas chercher +ailleurs la cause profonde de sa rserve l'gard de l'autre sexe. +quinze ans, une fille du peuple est apprentie et fait les courses; +enceinte, elle perd sa place, elle perd mme son amant dans la plupart +des cas, et, si elle est attache l'un ou l'autre, il ne lui reste +au septime mois que misre, dsespoir et douleur physique. Eh bien, +nous voulons qu'elle affronte tout cela, s'y expose et en triomphe! Le +pays l'exige; il lui faut des fils. Bien entendu, ce n'est pas ainsi que +nous parlons notre lve; elle aurait le droit de nous rpondre que le +pays n'en sera pas plus riche si elle lui donne un enfant, mais qu'elle +en sera beaucoup plus pauvre; et nous ne pourrons jamais lui faire +comprendre ce qu'il y a de faux dans son raisonnement. Aussi la +flattons-nous d'une esprance tout autre. Ce que nous lui disons et ce +qu'elle comprend tout de suite, c'est que le plaisir suprme des riches +appartient aux plus misrables: l'amour pour lequel on entasse les +fortunes et qui les fait crouler ne se perfectionne pas en montant. Ds +qu'une ouvrire sait tre une amante, elle peut se dire qu'elle ignore +toutes les joies de la vie, except la plus intense--car celle-l, elle +l'embrasse, et la tient! + +--Certes oui. + +--C'est pourquoi notre ambition est satisfaite quand nous savons +qu'aprs avoir lu telle de nos brochures, le soir, en quittant +l'atelier, la modiste ou la ravaudeuse passe dans la chambre voisine et +entre dans la vie grce nous. Car dsormais nous savons que ses heures +de travail seront pleines d'un souvenir et allges par un espoir. Nous +savons que sa journe ne sera pas tout entire sous le poids d'une tche +sans rcompense; que son lit paratra moins rude et sa chambre moins +froide en hiver si elle referme ses jambes nues sur un tre qu'elle +chrit. Puisse-t-elle en venir ce dernier point ds que la nature l'y +invite; mais quelle que soit la volupt qui la tente et qu'elle +choisisse, nous nous estimons heureux si elle l'apprend notre cole, +car il faut que les classes aises partagent avec les plus pauvres non +seulement leur trop grande fortune, mais le secret trop bien gard de +leurs mystrieux plaisirs o la foule rclame sa part. + +--Je voudrais bien savoir, rpta Pausole, quel est votre second +moyen... + +--Je me rsume, dit M. Lebirbe. En combattant la licence des intrieurs, +en rpandant le discrdit sur les pavillons clandestins et sur les +vieillards abjects qui ne dnigrent la nudit que pour la retrouver +moins fade entre le corset et les bas noirs, nous faisons effort +passionnment dans le sens du nu antique et pur, nous favorisons la vie +au grand jour, la franchise des moeurs, l'exemple et l'enseignement +direct de l'treinte, en un mot l'expansion de la volupt publique sur +le territoire de Tryphme. + +--Rien ne saurait m'tre plus agrable, dit Pausole, mais vos moyens? + +--Nos moyens? Nous en connaissons deux. Le premier, je vous l'ai dit, +Sire, c'est la propagande. Le second, ce serait une sanction. + +--Une sanction? s'exclama Pausole. + +--Une sanction pnale. Notre nergie se heurte contre des opposants +irrductibles. Nous avons pour nous la jeunesse et le peuple; mais nous +ne pouvons rien, ou presque rien, contre une certaine caste qui exerce +une autorit morale incontestable et nous rsiste pied pied. C'est +contre elle que je vous demande des armes, Sire, contre elle et pour +vous, pour la victoire immdiate de vos plus chres ides. Et d'abord, +laissez-moi vous parler d'une loi que nous attendons avec fivre et que +vous pourriez signer ce soir: la loi de la nudit obligatoire pour la +jeunesse. + +--Ah! mais non! dclara Pausole. Mon cher monsieur, Tryphme n'est pas +le monde renvers; c'est un monde meilleur, je l'espre du moins, mais +je n'ai pas pargn tant de liens mon peuple pour le faire souffrir +avec d'autres chanes. Imposer le nu sur la voie publique! Mais voyons, +monsieur Lebirbe, ce serait aussi ridicule que de l'interdire! + +Puis, scandant ses premiers mots avec des coups de poing abaisss dans +le vide, Pausole articula lentement: + +--Monsieur, l'homme demande qu'on lui fiche la paix! Chacun est matre +de soi-mme, de ses opinions, de sa tenue et de ses actes, dans la +limite de l'inoffensif. Les citoyens de l'Europe sont las de sentir +toute heure sur leur paule la main d'une autorit qui se rend +insupportable force d'tre toujours prsente. Ils tolrent encore que +la loi leur parle au nom de l'intrt public, mais lorsqu'elle entend +prendre la dfense de l'individu malgr lui et contre lui, lorsqu'elle +rgente sa vie intime, son mariage, son divorce, ses volonts dernires, +ses lectures, ses spectacles, ses jeux et son costume, l'individu a le +droit de demander la loi pourquoi elle entre chez lui sans que +personne l'ait invite. + +--Sire... + +--Jamais je ne mettrai mes sujets dans le cas de me faire un tel +reproche. Je leur donne des conseils, c'est mon devoir. Certains ne les +suivent pas, c'est leur droit. Et tant que l'un d'eux n'avance pas la +main pour drober une bourse ou donner une nasarde, je n'ai pas +intervenir dans la vie d'un citoyen libre. Votre oeuvre est bonne, +monsieur Lebirbe; faites qu'elle se rpande et s'impose, mais n'attendez +pas de moi que je vous prte des gendarmes pour jeter dans les fers ceux +qui ne pensent pas comme nous. + + + + +CHAPITRE VII + +O L'ON FAIT DES RCITS DE VOYAGE SUR UN PAYS BIEN SINGULIER. + + Je vous diray quelques Sonnets et croy que vous ne doutez du sujet. + + --Non, respondirent ces Bergeres, ils seront de l'Amour. + + REMY BELLEAU. + + + cet instant, une petite voix joyeuse et presque mue osa crier du fond +de la pice: + +--Maman! maman! quel bonheur! monsieur est un pote! + +--Un pote, Philis, est-il vrai? + +--Un pote! rpta Diane la Houppe. Oh! dites-nous des vers, +voulez-vous? + +Giglio s'approcha, s'inclina, et rpondit avec dfrence: + +--Madame, il suffit que vous m'en ayez exprim le dsir pour que je +manque tous mes serments, car je m'tais bien jur de ne jamais dire +mes vers moi-mme; mais je sais que vous n'ordonnez rien qui ne soit +agrable au Roi et je voudrais tre sr de ne pas lui dplaire en +troublant son entretien... + +--Vous ne troublerez rien du tout, monsieur Djilio; regardez le Roi: il +vous coute. + +--Dis-nous tes vers, mon petit, fit Pausole. Cela vient fort propos +rompre ma confrence de politique intrieure, car M. Lebirbe et moi nous +commencions ne plus nous entendre, bien que courtois l'un envers +l'autre. Mais choisis un pome court et dont tu te souviennes bien, car +les lacunes de la mmoire me font une pnible impression. + +--Sire, dit Giglio modestement, j'ai mes oeuvres compltes sur moi. + +Il porta la main sa ceinture, y fit sauter le bouton d'une courte +poche de cuir qui ressemblait une cartouchire, et il en tira trois +petits volumes du format in-trente-deux jsus. + + * * * * * + +L'un tait dit au _Mercure de France_, tir cent quatre-vingt-trois +exemplaires, dont quatre sur satin flamme de punch, huit sur chine gris +poussire, neuf sur papier d'emballage tirant vers le caca d'oie, sept +sur vieux buvard crevisse, et le reste sur verg des Indes. Cela +s'appelait _le Mannequin d'opale_. + +L'autre avait t dpos la librairie Fischbacher. Le portrait de +l'auteur, reproduit par le curieux procd de la photogravure, ornait la +page du titre, et le titre tait celui-ci: _Larmes d'une me_. + +Le troisime tait publi par un diteur isralite. Sur la couverture, +une jeune veuve trs gaie, le voile sur l'oreille, levait sa jupe noire +jusqu' la ceinture, probablement pour montrer qu'elle n'avait pas de +pantalon, et le titre tait si scabreux que je ferais peut-tre bien de +le taire. + +(Car, aprs tout, ce roman n'est pas lu que par des dames.) + + * * * * * + +Giguelillot sembla hsiter, il regarda ses htes, le Roi, Philis, +Galate et Diane la Houppe... Puis il remit leur place les deux +premires plaquettes et ouvrit la troisime la page 59. + +--Quel joli volume! fit Diane la Houppe. Il s'intitule?... + +--_Oui_. + +--Charmant. + +--_Oui_ tout court? demanda Philis. + +--Que veux-tu donc de plus? s'cria Galate. + +--Oh! cela dit tout! soupira Diane. + +Et, lanant un regard voil, elle ajouta: + +--C'est un mot que vous avez entendu, monsieur? + +--Jamais, madame. Il ne s'emploie qu'en posie. + +--Comment dit-on en prose? + +--On dit: Non. + +--Cela revient au mme? + +--Heureusement. + +--Alors, c'est une convention? + +--Une dlicatesse. + +--Pourquoi? + +--En effet, madame, vous ne pouvez pas savoir... Une trs vieille +coutume, chez les peuples chrtiens, veut qu'un homme ne puisse +rencontrer une dame sans tre oblig de lui offrir un appartement +meubl, avec des fleurs, de la poudre, des pingles cheveux et des +motions. La dame rpond toujours: Non. Si le monsieur se retire, elle +comprend qu'il a t trs poli. S'il insiste, elle rprime son trouble. +Et s'il dclare qu'il en va mourir, elle fait tout ce qu'il faut pour +lui sauver la vie. Voil, madame, ce que veut dire un non. + +--Je ne dirai jamais ce mot-l, sourit malicieusement Philis. + +Mais Pausole battait de la main le bras de son fauteuil vas. + +--Lis donc tes vers, mon petit. Il ne faut jamais rpondre aux dames. Un +homme pose des questions d'lve; il interroge sur ce qu'il ignore. Mais +une femme pose des questions de matre et seulement sur les pages +qu'elle connat fond. + +--Alors, monsieur, fit Galate, qu'est-ce que la pudeur, dites-moi? + +-- propos de quoi cette... question d'lve? dit en riant la petite +Philis. + +--M. Djilio semble croire que les femmes disent: Non par discrtion +d'abord, puis par misricorde, si ce n'est par entranement. Je lui +demande ce qu'il sait de notre pudeur et j'espre qu'il me rpondra. + +--Pudeur, mademoiselle (nous sommes en classe, n'est-ce pas?), +pudeur est un mot latin qui signifie honte. C'est le sentiment +particulier qu'prouve une dame lorsque, ayant reconnu par un impartial +examen la valeur exacte de ses formes, il lui faut rvler d'autres ce +qu'elle aimerait mieux dplorer toute seule. Et rien n'est plus naturel. + +Philis et Galate se consultrent du regard; mais tandis que l'ane +restait immobile, la cadette sortit en silence, pique d'honneur, et +sensible au dfi. + +Pausole tendait la main du ct de son page. + +--Gilles, montre-moi ton livre, dit-il. Qu'est-ce que je vois donc sur +la couverture? + +Et comme le page lui remettait le volume: + +--Oh! que c'est vilain! fit le Roi. Peux-tu publier des vers sous une +pareille estampille? M. Lebirbe me disait l'instant que ces sortes +d'excitations s'adressaient quelques vieillards dont nous hassons +tous deux l'hypocrisie et la sottise. + +-- Tryphme, rpondit Giglio, il en est peut-tre ainsi. Mais en +France, o les vieillards dirigent les moeurs et font les lois, elles +s'adressent au peuple entier. Le retrouss est le costume national des +Franaises. On le produit partout, dans les bals publics, au +caf-concert, au thtre, l'lyse et mme dans le monde. Au milieu +des caricatures trangres, le retrouss dsigne la France entre le lion +anglais et l'aigle d'Allemagne. Si j'ai fait graver sur mon livre une +dame entirement vtue de noir except vers le haut des jambes, c'tait +pour qu'on vt tout de suite que je parlais des Parisiennes. + +--Quelle singulire mode! fit Diane rveuse. Pourquoi plaire aux +vieillards et non aux jeunes gens? + +--Les Parisiennes veulent plaire tout le monde, et elles ont un +respect trs particulier pour les vieux messieurs... Il s'exprime +diffremment selon la femme et selon l'heure du jour... + +--Oh! dites-nous! C'est si curieux, ces moeurs des pays sauvages... + +--Dans les classes infrieures, la femme exprime sa dfrence envers +l'homme g en levant le pied la hauteur de son oeil. Ce geste est +gnralement accompagn d'une exclamation ironique ou injurieuse; mais +le septuagnaire est enchant. Si la scne se passe dans un bal public, +la police et la tradition veulent que la femme montre en mme temps des +dessous multiples, beaucoup de fausses dentelles et de madapolams sales. +L'habitu du Moulin-Rouge ou du Casino de Paris n'aime que l'lgance de +la cuisse, et il distingue assez mal le linon de la cotonnade: plus il y +a de linge, plus il est content. Si, au contraire, nous sommes au +cabaret, ou dans la rue le soir, ou dans les familles simples, il ne +faut porter de linge nulle part pour ravir le septuagnaire par ce salut +de bas en haut. Les ethnologues constatent, sans les expliquer, ces +contradictions du got franais. + +--Vous avez vcu dans ce pays-l? + +--J'y suis n, madame. + +--Oh! pardon. Je vous croyais Italien. Vous disiez?... continuez donc... +cela me passionne. + +--Dans les milieux bourgeois, le geste est diffrent. Sur un trottoir, +par exemple, une dame se sent suivie par un membre de la Chambre Haute +pour qui elle ne peut avoir qu'une vnration toute filiale; elle la lui +tmoigne par une manoeuvre assez difficile russir et qui consiste +tirer la jupe et la relever de faon mouler les formes en arrire, +tout en dvoilant le mollet gauche. Ce n'est pas intressant du tout, +mais le septuagnaire est enchant. + +--Je ne comprends pas... + +--Moi non plus... Dans les classes dites suprieures, le retrouss est +plus en faveur du ct du dcolletage. Voici comment on l'obtient: le +vieillard tant debout et la jeune femme assise, celle-ci se penche en +serrant les bras et en bombant les paules; la posture est disgracieuse, +mais le corsage flotte, s'largit; l'oeil du vieux monsieur s'y darde, +et quand le sein de la dame est assez complaisant pour laisser voir la +forme, la nuance et les curiosits de sa pointe, le septuagnaire ne se +sent pas de joie. + +--Mais que pensent les jeunes gens de tout cela? + +--Les jeunes gens? la plupart pensent comme leurs grands-pres... Ils +obtiennent des retrousss plus complets, voil tout... Les autres +n'osent pas protester... + +--Et les dames? + +--Oh!...les dames en ont tellement l'habitude! Et puis c'est la mode: on +ne peut rien contre elle... Tout l'heure, j'entendais M. Lebirbe dire +au Roi que, sur son thtre, les amoureuses se mettaient nues avant de +chanter: Extase! Ivresse! Mais Paris, monsieur Lebirbe, personne n'y +comprendrait rien. L'uniforme des courtisanes, c'est le corset noir et +les bas noirs avec ou sans pantalon; autrefois, cela se gardait mme au +lit, disent les bons auteurs; maintenant cela ne se porte plus qu' la +chambre, et voil un point de gagn, mais le public des petits thtres +le sait-il? Pour lui, toutes les femmes nues reprsentent la mme +personne, la seule qu'il ait jamais vue dans les journaux illustrs: +c'est la Vrit sur M. Dreyfus. Si on le faisait venir en scne, il y +aurait des manifestations. + +--Ha! ha! dit Pausole, tu exagres un peu. + +--Je crois mme qu'il invente, fit Diane inquite. Des moeurs pareilles +ne peuvent exister nulle part. + +--Plt Dieu! soupira M. Lebirbe. Mais elles ont pntr jusqu'ici, +madame, et cachent leur insanit dans le secret de nos intrieurs. + +-- Tryphme? + +-- Tryphme! + +--Pas chez vous, du moins, fit Diane avec un sourire. + +Philis rentrait sans autres voiles que ceux dont la nature elle-mme +commenait la fournir. Derrire elle un domestique en livre noisette +apportait des citronnades avec des sorbets la mandarine. + +Elle s'assit auprs de sa soeur dans une causeuse deux places, et +Giglio eut des distractions. + +Galate vrifiait de la main l'ordonnance de sa coiffure. + +Philis du bout du doigt estompait sur sa hanche un peu de poudre +superflue. + +--Eh bien! s'cria Pausole, voyons, finissons-en, mon petit! Lis-nous +tes vers; tout le monde t'coute. Mais choisis-les plus convenables que +la couverture de tes oeuvres. Tu parles devant deux jeunes filles. + +--Oh! Sire, nous pouvons tout entendre, maman le permet, dit Philis. + +Et Mme Lebirbe sortit de son silence pour mettre cet aphorisme qu'elle +avait lu certainement quelque part: + +--Quand les jeunes filles comprennent... on ne leur apprend pas +grand'chose... Et quand elles ne comprennent pas... on ne leur apprend +rien du tout. + +Mais, comme Giglio rouvrait son livre, le dernier coup de minuit +sonna... + +Taxis, toujours ponctuel, se fit annoncer. + + + + +CHAPITRE VIII + +COMMENT TAXIS PRTENDIT SUIVRE L'EXEMPLE DE LA BELLE THIERRETTE. + + Tout ce qui met les hommes dans une dpendance les uns des autres par + rapport leurs plaisirs contribue infiniment donner leurs moeurs + une impression de tendresse et d'humanit, si ncessaire au bonheur de + la socit en gnral; aussi a-t-on remarqu que les hommes disgracis + de la nature sont de tous les mortels les plus insociables. + + FRERON.--1776. + + +Le huguenot, d'un air la fois obsquieux et vain, les yeux ferms et +la bouche ouverte, salua. + +Aussitt, Diane la Houppe s'assit de ct sur sa chaise en affectant +de lui tourner le dos. Le bras droit sur le dossier elle leva mollement +sa main gauche vers le page et lui dit: + +--Pourquoi ne lisez-vous pas? + +--Madame, rpondit Giglio, tous mes vers peuvent tre mis entre les +mains des jeunes filles, car ils parlent prcisment de ce qui les +intresse le plus. Mais ils ne sont pas crits pour M. Taxis, et, tant +que M. Taxis sera l, je vous demande la permission de ne pas lui donner +prtexte scandale. + +--Malheur celui par qui le scandale arrive! dit Taxis lugubrement. +Mais il faut que le scandale arrive! Mais il faut que le scandale +arrive! + +--Qui est ce monsieur? murmura Philis. + +--Il est mal tenu, dit Galate. + +--Tu as vu ses mains? + +--Ah! et son cou! + +--Ses dents! + +--Sa barbe! + +--Et sa cravate! Oh! sa cravate! + +--Comme il serait vilain tout nu! Il fait trs bien de s'habiller. + +En mme temps, Taxis s'approchait du Roi: + +--Sire, dit-il voix haute, j'ai l'honneur de vous demander un +entretien particulier. Il y va des intrts les plus graves. J'ose vous +rappeler qu' partir de minuit Votre Majest daigne m'honorer de sa +confiance et j'insiste pour tre entendu. + +--Nous nous retirons, fit M. Lebirbe. + +--Non, fit Pausole. Restez... + +--Ds lors, je dois me taire, dit Taxis. + +--Ah! quel ennui! rpta le Roi, quel ennui! Ne pouvez-vous prendre vos +rsolutions tout seul sans venir me troubler pareille heure? + +--Votre Majest me donne carte blanche? + +--Bien entendu. + +--Il suffit. + +Et, se dirigeant vers le page: + +--Je vous arrte, monsieur! + +--Ciel! s'cria Mme Lebirbe. + +--Un instant! dit Pausole. Vous tes fou, mon ami; je serai oblig de +vous destituer si vous vous comportez de cette faon grossire vis--vis +de mon meilleur page, chez le plus digne de mes sujets. Madame, je vous +prie d'oublier une scne dplorable et dont j'ai l'esprit soulev! Taxis +est un fonctionnaire laborieux, parfois utile, mais d'un zle excessif +et d'un jugement troubl par je ne sais quel moralisme extravagant et +chinois. Il s'excuse auprs de vous des paroles qu'il vient de prononcer +ici. + +Toutefois M. et Mme Lebirbe, affols par cet esclandre, insistrent pour +que le Roi termint le conflit hors de leurs prsences et ils se +retirrent en emmenant leurs filles. + +Ds qu'ils eurent ferm la porte: + +--Mes amis, dit Pausole, je suis las de vous sparer et de donner raison + l'un ou l'autre. Arrangez votre querelle entre vous et faites +surtout qu'elle soit brve. + +Puis il traversa le salon et vint affectueusement s'asseoir auprs de +Diane la Houppe. + +Giglio, les bras croiss derrire le dos, se rservait. + +Taxis, demeurant distance, dcocha cette vibrante apostrophe: + +--Ah a! monsieur, c'est donc un principe? Vous vous tes donn pour +tache de dsigner chaque jour une malheureuse fille, servante ou +paysanne, et de la faire outrager par une cohue, ivre de stupre et de +luxure? + +--Outrager? dit doucement Giguelillot. + +--Hier, vous ligottiez sur sa couche une camrire du Roi pour la livrer +aux atteintes de douze polissons coup sur coup! Et ce soir c'est une +fille de ferme que vous jetez dans les bois avec quarante satyres? + +--Quarante hommes choisis par vous, monsieur Taxis! Quarante anachortes +tris sur le volet! Et voil ce qu'ils deviennent ds qu'on leur confie +une femme? Ah! que la chair est faible! que la chair est donc faible! + +--Le spectacle qu'il m'a fallu contempler ne sortira pas de ma mmoire. +Jamais, peut-tre, pareille orgie ne s'tait droule la face du ciel +depuis les tristes ges du paganisme, et, si je n'avais t prvenu, je +me serais cru transport par un songe diabolique dans les sentines de +Suburre, dans les lupanars de Capoue! La misrable fille tait +carquille des quatre membres dans la position la plus critique au +milieu de cinq ou six retres qui la souillaient je ne sais comment, +mais tous la fois, et le reste de la bande chantait une chanson de +l'enfer en dansant une ronde autour de la victime. + +--Et la victime faisait des difficults? + +--Non, elle tait stoque! Ulcre, je n'en doute pas, ulcre +intrieurement des violences qu'elle subissait, et plus encore du +scandale dont ses regards taient tmoins, elle n'en laissait rien +paratre. Sa vaillance tait bien d'une martyre. Sous l'outrage, elle +tendait l'autre joue, elle demandait sans cesse de nouvelles tortures. +Avait-elle des pchs expier? Je l'ignore; mais dans les convulsions +de l'agonie, la sublime enfant se rjouissait. Elle-mme me l'a +firement cri! + +--Vous le voyez, dit Giguelillot, les dames ne trouvent jamais qu'elles +sont trop entoures. + +Ici Diane la Houppe soupira longuement. + +Mais Taxis trpignait de colre et agitait des doigts frntiques. + +--Riez! dit-il. Divertissez-vous! Votre rire est sinistre, jeune homme! +Vous tes malfaisant et lascif. Vous avez l'me d'un Borgia! d'un +Richelieu! d'un Hliogabale!... + +Giguelillot fit un pas et interrompit: + +--Monsieur, j'ai pour Hliogabale une admiration sans bornes et je suis +ravi de lui ressembler vos yeux... + +--Ah!... + +--... Mais vous faites vos comparaisons historiques sur un ton qui ne me +plat en aucune faon... + +--Monsieur... + +--Et puisque le Roi nous autorise rgler notre querelle entre nous... + +--Toutefois... + +--... J'exige que vous m'articuliez des excuses... + +--Jamais! + +--... Ou que vous fixiez avec moi, sans intermdiaire ni dlai, les +conditions d'une... + +--Jamais non plus! + +Taxis, d'un naturel bouillonnant mais craintif, reculait d'un pas +chaque mot. Il se buta contre la porte, l'ouvrit, voulut disparatre... + +Giguelillot le suivait et le retint par le bras. + + * * * * * + +Dans la pice o ils pntrrent ensemble, Philis et Galate, prs de +leurs dignes parents, attendaient l'issue d'une confrence dont les +clats singuliers les frappaient douloureusement. + +--Madame, dit le page avec calme et respect, je ne devrais certainement +pas terminer en votre prsence une discussion particulire, mais vous +l'avez vue natre bien malgr moi et, si vous daigniez y consentir, je +vous prsenterais mon accusateur, M. le Grand-Eunuque, qui je demande +rparation. + +Puis, se tournant vers Taxis qui tait devenu livide: + +--Monsieur, poursuivit-il, je vous mprise bien sincrement; vous tes +sot, ambitieux, servile, vous n'avez ni tact ni courage... + +--M'insulteriez-vous? + +--Je ne crois pas. + +--Je prends acte de cette dclaration. + +--Nous disions donc, reprit Giglio en souriant, que vous manquiez la +fois de courage et de dignit. Nanmoins, je suis prt vous accorder +l'honneur d'une rencontre... + +--Mais je ne le demande pas! + +--Je vous l'offre. + +--Je le dcline. + +--Vous refusez de vous battre? + +--Monsieur, l'ternel a crit en lettres de flamme sur le sommet du +Sina, ce commandement: Tu ne tueras point. Christ l'a rpt. Paul +l'a enseign aux Gentils. Et vous attendez de moi que je touche une arme +de meurtre! Non, monsieur! c'est mal me connatre. Je veux suivre le +noble exemple qui m'a t donn ce soir dans le petit bois d'oliviers. +Moi aussi, sous l'outrage, je tends l'autre joue! Moi aussi je veux +boire l'opprobre jusqu' la lie! Moi aussi je m'carquille sur la claie +des afflictions! Je vous fais des excuses, monsieur! Je vous fais des +excuses publiques! Je sortirai victorieux de la lutte avec mon orgueil. +Voyez: je courbe la tte, et je sens mon coeur rconfort. + + + + +CHAPITRE IX + +COMMENT GIGUELILLOT COMPRENAIT LES DEVOIRS DE L'HOSPITALIT ANTIQUE. + + Il est d'usage que les jeunes filles permettent les attouchements + jusqu' un certain point; mais la dcence des moeurs actuelles ne me + permet pas de vous dire lequel. + + FISCHER. _Ueber die Probenchte..._ etc.--1780. + + +Diane la Houppe et le Roi, guids par leurs htes, gagnrent les +appartements qui attendaient depuis tant d'annes l'honneur d'une visite +souveraine. + +Taxis avait peut-tre l'intention de sparer les deux poux; mais le +trouble qu'il ressentit la suite de sa dispute fit qu'il en oublia +jusqu'aux rgles fondamentales de sa politique courante. + +Le sort djouait ainsi les calculs du petit page qui en resta tout +surpris. Ce fut pis encore lorsque en entrant avec Pausole dans la +chambre o elle allait vivre sa troisime nuit conjugale, Diane jeta +vers son mari des regards de pardon et de renaissant amour. + +Alors Giguelillot se sentit mordu par le petit serpent d'une petite +jalousie. Cette femme qu'on lui enlevait (car on la lui enlevait) acquit + ses yeux aussitt des sductions fascinatrices. Inquiet de lui-mme, +soucieux d'enterrer son souvenir sous une bonne ralit, il se rsolut +faire diversion. + +En jeune homme pratique et dtermin, il avait ses armes sur lui. + +L'tui o il enfermait ses plaquettes tait un ncessaire complet pour +aventures et habitudes, une triple trousse indispensable divise en +trois poches d'ingale importance. + +La premire contenait: + +Un tire-bouton; + +Six lacets de corset; + +Des sels; + +Un poison inoffensif; + +De la poudre blanche, de la poudre Rachel, de la poudre rose (en petites +botes de poche); + +Trois btons de rouge tout neufs; + +Des pingles noires, blanches et tte ronde. + +Des pingles cheveux de diffrentes formes; + +Des pingles doubles; + +Un petit peigne fermoir; + +Une glace main; + +Plusieurs produits pharmaceutiques; + +Enfin divers objets curieux, sinon vritablement usuels. + + * * * * * + +La deuxime renfermait les trois volumes de vers o Giguelillot avait +fait entrer sous forme de ddicaces, de titres ou d'acrostiches quatre +cents prnoms fminins ou noms d'animaux diminutifs rangs par ordre +alphabtique afin que la recherche en ft plus facile au milieu des +motions. + +--Lisez! lisez!... cette lgie... Miquette***... c'tait vous, +Miquette! Je vous aimais comme un fou! Et vous ne le saviez pas! + +Le dernier compartiment tait le plus prcieux des trois. + +Giguelillot y conservait une collection de trente billets, dclarations +simples ou dclarations demandant rendez vous. Ces billets rpondaient +par leur varit tous les caractres, et par leur provision toutes +les urgences: on n'a jamais ce qu'il faut pour crire dans ces cas-l. +Il y en avait de tendres, de respectueux, d'enflamms, de littraires, +de timides, de fort inconvenants, de dsesprs et de pratiques. +Certains disaient: Ne m'abandonnez pas! D'autres: Eh bien! oui je +vous aime! D'autres encore: Faites trois courses avant de venir pour +avoir un emploi du temps. Certains taient presque illisibles tant +l'encre y nageait dans les gouttes de larmes. + +Sitt que l'un d'eux avait pass de sa case dans une main, toujours +curieuse et tremblante mme en cas de refus arrt, Giguelillot le +recopiait de mmoire pour une occasion future et la collection n'y +perdait rien. Des enveloppes de couleurs diverses, ranges dans un ordre +connu, rappelaient aisment le sujet de la lettre sans qu'il ft besoin +de l'ouvrir pour en vrifier le choix ni les termes soigneusement +vagues. + +Dans ce prcieux ncessaire, Giguelillot prit l'cart le troisime et +le quatrime billet bleu, qui, avec des nuances dveloppaient ce thme: +Je vous adore. J'aurai la folie de venir cette nuit jusqu' votre +chambre. Ouvrez-moi, ne ft-ce que pour me renvoyer! + +Et, avant de quitter ses htes, il put glisser aux mains de leurs +filles, secrtement, l'un et l'autre pli, afin d'avoir deux chances +contre une d'oublier Diane la Houppe. + +Il monta dans sa chambre, dfit ses bagages, en tira des objets de +toilette et s'occupa longuement de son joli physique par un sentiment de +politesse bien plutt que de suffisance, car il n'tait vrai dire ni +vaniteux ni modeste lorsqu'il parlait avec lui-mme et prenait aussi peu +de plaisir s'adresser des compliments qu' se dire des choses +dsagrables. + +Si les dames avaient eu quelques bonts pour lui, ce n'tait point, +pensait-il, par l'effet d'un charme, mais parce qu'il les avait beaucoup +entreprises, et, pour peu que l'on ait su rendre les circonstances +favorables, deux sexes faits pour s'unir oublient vite les mauvaises +raisons qu'ils croyaient avoir trouves de ne pas se rendre leurs +devoirs. + +En une heure, les derniers bruits s'teignirent aux derniers tages; +Giguelillot, ouvrant avec prcaution la serrure de sa porte paisse, se +glissa dans le long corridor, monta silencieusement un escalier de +marbre... + + * * * * * + +Philis vraiment n'avait pas assez d'exprience pour jouer les rles +d'amoureuse: elle l'attendait sur la dernire marche. + +--Chut! dit-elle. Oh! que je suis contente! Venez vite! + +Ils entrrent. Elle se retourna vers lui: + +--Vous tes amoureux de moi? Comment cela se fait-il? + +Giglio n'eut pas le courage de jouer son rle ordinaire, d'ailleurs +parfaitement inutile cette fois. Il prit sous les bras la petite Philis, +rouge et riante de plaisir, il lui mit un baiser dans l'oeil et un autre +au coin de la bouche, mais vivement et en camarade. + +--Vous tes trs gentille, lui dit-il. + +--C'est vrai? + +--Mais oui. + +--Qu'est-ce que j'ai de gentil? + +--Vous ne le savez pas? + +--On ne m'a jamais dit... + +--Eh bien, ceci, et ceci encore; et cela, ceci, tout vous! + +Elle se remit rire, puis pensivement: + +--Mais les autres jeunes filles sont mieux que moi. + +--Vous vous trompez bien. + +--Malheureusement non. J'ai une cousine qui vient djeuner ici tous les +dimanches et, quand elle te sa robe dans ma chambre pour aller table, +j'ai envie de la battre tant elle est plus belle que moi. C'est vilain, +ce sentiment-l, n'est-ce pas? + +--Oui, vous tes d'une modestie ridicule, fit Giglio avec tendresse. +Comment vous croyez-vous donc faite? + +--Moi? comme une allumette-bougie... + +--Parce que vous avez la tte rose et le corps blanc? + +--Surtout parce que je suis maigre. Vous ne direz pas non. + +--Je dirai non tout de suite! Vous, une maigre? Vous tes mince comme il +faut tre. Les jeunes filles de quinze ans qui ressemblent des +poussahs trouvent quelquefois des maris parce que leur double surface +donne l'illusion de la bigamie; mais des amants, c'est une autre +affaire: elles sont trop difficiles enlever. + +Philis, qui avait le rire facile, fit une vocalise, puis demanda trs +srieusement: + +--Vous avez enlev des jeunes filles, dj? + +--Tout un pensionnat. + +La petite le regardait avec admiration: + +--Racontez-moi, dites? + +--Impossible, c'est un grand secret. + +--Alors, sans les noms?... O cela se passait-il? + +--En France. Je ne peux pas en dire plus... + +--C'taient des grandes ou des petites, dans cette pension-l? + +--Des deux. + +--Combien en tout? + +Giguelillot chercha un chiffre extraordinaire et admissible: + +--Trente et une, rpondit-il. + +--Aucune ne vous a boud?... Oh! je comprends a, par exemple! Vous tes +si joli garon... Je vous ai dit oui comme elles, vous voyez... Et +encore, elles savaient peut-tre ce qu'elles faisaient en vous suivant, +tandis que moi je ne sais pas du tout. Ou presque pas. + +--Vraiment? + +--Ma soeur ne veut jamais me rpondre quand je lui demande des +renseignements. Tout ce que j'ai appris, c'est par ma cousine. Mais elle +ne m'a pas dit ce qu'il y a de plus important, j'en suis sre. + +--Qu'est-ce qu'elle vous a dit? + +Philis hsita en souriant. + +--Vous allez vous moquer de moi si je vous le rpte. + +--Certainement non. + +--J'ai retenu tout de travers, je m'en doute. Et puis je ne sais pas +tous les mots... Enfin, tant pis, vous me reprendrez; voil. + +Et, comptant sur ses doigts pour ne rien oublier, Philis numra ses +petites connaissances, d'une voix basse, lente et circonspecte, levant +parfois un oeil alarm, comme une lve incertaine qui redoute le fatal +zro. + +Giguelillot l'coutait avec une estime croissante. Ds qu'elle eut +achev de parler, il lui dit en joignant les mains: + +--Mais pardon, mademoiselle Philis, qu'est-ce que vous croyez ignorer? + +--Ce qui est mal, dit-elle simplement. + +Elle s'expliqua: + +--Il parat que c'est trs honteux de recevoir un jeune homme dans sa +chambre... On fait donc le mal avec lui? + +--Mais non, mais non, fit Giguelillot. + +--Si. Papa nous le dfend. Il ne reoit jamais de jeunes gens, et quand +on lui demande pourquoi, il rpond qu'il a des filles. Tout ce que je +viens de vous dire, videmment, ce sont des faons de jouer qui ne font +de mal personne; alors ce n'est pas cela qu'on dfend. + +--Bien entendu... Et je suis sr que M. Lebirbe vous protge contre +certains jeunes gens; ceux qui ne savent pas jouer, vous me comprenez +bien. Mais s'il apprenait que vous jouez avec moi... + +--Vous? Mais vous surtout, grand Dieu! Ce soir je ne sais pas ce que +vous lui avez dit, il vous craignait comme le diable, et il avait fait +coucher une bonne sur un matelas dans le corridor, entre la porte de ma +soeur et la mienne. Vous savez que ma soeur dort l-bas tout au fond? +Elle a horreur des domestiques, Galate, et elle n'aime pas tre +surveille. Elle a donn de l'argent la bonne en la priant d'aller +coucher dans les communs comme d'habitude. Quelle chance, dites? sans +cela je n'aurais pas pu vous voir. + +Cette confidence intressa vivement Giglio. On avait dit oui des deux +cts. Il regarda la petite Philis et sentit un scrupule devant elle. Il +pensa qu'attendu par l'ane, rsolu la connatre, il n'avait gure le +droit de conduire la plus jeune d'irrparables imprudences, et qu'il +valait mieux aborder la plus responsable des deux. + +Discret, il se borna donc donner les claircissements que lui demanda +la petite Philis sur un certain sujet dont elle tait curieuse. Il lui +donna aussi des conseils, des mthodes de rverie et des leons faciles, +mais il ne lui suggra rien dont elle ne st les lments. + +Il fut mme si rserv qu'au moment o elle le pria de tenter avec elle +une fatale exprience, il rpondit qu'au sein d'une maladie grave il +avait form le voeu de ne jamais accomplir quoi que ce ft d'approchant, +et que d'ailleurs, selon l'avis gnral, ces violences n'amenaient que +dception. + +Deux heures aprs il se retira, feignit de descendre l'escalier, mais +revint bientt pas sourds et frappa deux lgers coups sur la porte de +Galate. + +La jeune fille ouvrit elle-mme en robe de chambre trs boutonne. Elle +referma soigneusement la porte, s'y appuya des paules et dit du ton le +plus froid: + +--Monsieur, je sais tout ce que vous avez fait ce soir dans une chambre +de l'htel du Coq... + +--Comment? s'cria Giguelillot stupfait. + +--Et je suis dcide ne pas le taire si vous m'approchez sans ma +permission. Maintenant coutez bien. J'ai vous parler. + + + + +CHAPITRE X + +O GIGUELILLOT REOIT DE Mlle LEBIRBE UNE PROPOSITION QUI LUI SOURIT +TOUT DE SUITE. + + [Grec: Eg de mona katheud.] + + [Grec: SAPPH.] + + +--Vous me menacez? dit Giguelillot. + +--Je vous avertis. + +--Et que s'est-il pass, selon vos renseignements, dans cette pice de +l'htel du Coq o l'on prtend que je suis entr? + +Galate prit dans un tiroir une jumelle d'officier long tube. + +--Je m'ennuie, dit-elle. Je passe toutes mes journes dans ma chambre et +ne sachant quoi penser, je rve. En payant ma matresse d'anglais, +j'ai russi me procurer quelques romans dfendus; je les aime +beaucoup; mais je les sais par coeur, je les ai vcus vingt fois toute +seule. Je sais tout ce qu'Andr Sperelli dit sur la bouche d'Hlne, +tout ce qu'Henri de Marsay rpond Madame de Maufrigneuse, et M. de +Maupassant m'a tant de fois treinte que j'ai envie de le renvoyer. +Alors, je me mets ma fentre et par la fente des jalousies je regarde +avec cette jumelle ce qu'on fait l'htel du Coq. + +--Ah! Ah! + +--Oui. On y fait beaucoup de choses et personne ne croit tre vu, mais +cela aussi est monotone. J'avais quinze ans quand j'ai commenc +regarder chaque soir ce spectacle changeant. Aujourd'hui, j'en ai +vingt-trois. Pendant les deux premires nuits, je me suis rapidement +instruite. Pendant les huit annes suivantes, je n'ai rien dcouvert que +je n'eusse dj vu, ou facilement imagin. Pourtant, ces gens paraissent +heureux; plus heureux que je ne suis, croyez-moi. + +--Ah? dit Giguelillot sur un autre ton. + +--Depuis des mois je n'avais rien vu d'aussi intressant que ce qui +s'est pass dans les trois derniers jours derrire les fentres de la +grande chambre. Ces petites taient dlicieuses. J'ai prtext une +migraine et je suis reste sans cesse accoude ici, suivre leurs +moindres mouvements. Je me relevais la nuit pour voir si elles n'avaient +pas rallum leurs flambeaux, et une fois ainsi, de trois quatre heures +du matin, j'ai surpris un de leurs rveils. Quand je me suis recouche +moi-mme, je ne me suis pas rendormie... + +Elle se passa la main sur le front. + +--Je vous en ai beaucoup voulu de troubler leurs secrets et de les faire +partir. Mais votre dguisement, le leur, et le soin que vous avez pris +de jeter leurs vtements par la fentre prouvent qu'elles taient en +faute et que vous tes leur complice. + +--C'est exact. + +--Vous l'avouez? + +--Tout de suite; je n'hsite pas. + +--Vous ne me craignez donc gure? + +--En effet. + +--Et pourquoi? + +--D'abord, parce que vous avez l'me beaucoup moins vilaine que vous ne +le croyez. Ensuite, parce que, moi aussi, je suis arm. Ah! Ah! Brrr!... +J'ai la foudre la main! + +--Voulez-vous me la montrer? + +--Voici: M. Lebirbe, votre vnrable pre, mademoiselle, avait tendu en +travers de votre seuil une jeune esclave sans dfense, afin, sans doute, +que s'il se prsentait un froce sducteur, la pauvre fille lui servt +de proie et s'offrt en sacrifice pour vous conserver l'Honneur. + +--Ce n'tait pas prcisment son but, mais comment le savez-vous? + +--Mystre et roman-feuilleton. + +--Continuez. + +--Vous avez mis de l'or dans la main de cette enfant... + +--Cela, c'est raide! Elle vous l'a dit? + +--... Et vous l'avez prie d'aller retrouver dans les communs le valet +de chambre ou l'aide-cuisinier qu'elle prfre, au lieu de passer une +triste nuit sans autre raison que d'obir son matre. + +--Et aprs? + +--Aprs? Mais comme une jeune fille ne renvoie d'ordinaire son gardien +qu'au moment o elle aurait le plus de motifs d'tre svrement +observe, comme ma prsence chez vous, la suite de cette manoeuvre, +prouve immdiatement notre entente, vous pouvez vous dbattre, crier, +m'accuser de tous les crimes, personne ne croira que je ne sois pas ici +d'accord avec vous, mademoiselle, si ce n'est sur votre invitation. + +--Et vous comptez en abuser? + +--De point en point. + +--Vous n'tes point galant. + +--Quelle funeste erreur! + +--Ah!... Expliquez-moi, je vous en prie. Vous m'avez donn, ce soir +dj, une dfinition de la pudeur qui n'est pas dans les dictionnaires. +Continuez mon ducation. Dites-moi, maintenant, ce que c'est que la +galanterie. Je vous coute. + +--Dans le sens o vous prenez le mot, mademoiselle, la galanterie est un +jeu de scne trs connu, mais assez fin, qui permet d'insulter +impunment les dames en leur tmoignant un respect qu'elles ont +l'tourderie de demander elles-mmes. C'est encore un excellent moyen de +dguiser sous les dehors les plus aimables le repentir qui saisit la +plupart des hommes au moment o ils se trouvent seuls avec l'objet de +leurs longs dsirs. Comme je suis fort loin d'prouver ces sentiments +indignes de vous, et comme votre beaut ne me laisse pas le loisir de +modrer ceux qui m'agitent, je serai trs galant tout l'heure, mais +dans le sens justement oppos celui que vous regardez comme bon; car +ce mot-l, lui aussi, peut signifier le contraire de ce qu'il semble +dire. + +--Et si je vous criais que je vous dteste? + +--Alors, raison de plus. + +--Vraiment! + +--Oui. Vous obir, ce serait m'en aller, c'est--dire renoncer vous, +et je perdrais ainsi tout espoir de vous faire changer d'avis. Si je +vous force, peut-tre me reste-t-il une chance... + +--En attendant, vous n'en faites rien! + +--Non. Non. Ce que je vous dis l, c'est de la littrature. Je n'ai pas +le moindre dsir de vous tre dsagrable. + +Il s'assit, prit la jumelle noire et en fit jouer la vis avec une +certaine application. + + * * * * * + +Galate inquite et un peu haletante le regardait de loin, cherchait +le pntrer. + +Ne pouvant y russir, elle prit le volant de sa robe de chambre, +l'examina, le tendit, le retourna, regarda la lumire travers la +dentelle... + +Le froid aurait dur trs longtemps encore si Giguelillot n'avait eu au +milieu du silence un accs de gaiet affectueuse et trs communicative: + +--Nous jouons bien, dit-il. + +--Nous? + +--Beaucoup de talent! + +--Quel enfant vous tes! + +--Passons a la scne suivante, dites, elle est si jolie! + +--Qu'en savez-vous? + +--Je souponne le dnouement. + +--Ce n'est pas une comdie. + +--C'est une charade! J'ai trouv! Je vous ai remis un poulet. Il s'en +est suivi un froid. Et mon tout est la strophe clbre de Paul Robert: + + Si tu veux, faisons un rve: + Montons sur un poulet froid! + Tu m'emmnes, je t'enlve... + +Voulez-vous jouer le troisime vers? Je suis prcisment en costume. + +Et il fit pirouetter sa toque l'extrmit de son doigt. + +Puis, se levant tout coup: + +--Au fait, pourquoi m'avez-vous laiss entrer? + +--Je n'ose plus vous le dire... + +--C'tait donc bien criminel? + +--Non. + +--Alors... bien inconvenant? + +--Oui. + +--Dites-moi cela tout bas? + +--Je n'ose. + +--Faites-moi les gestes. + +--C'est trop compliqu. + +--Je vous aiderai. + +--Jusqu'au bout? + +--Oui. + +--Vous le promettez? + +--Je vous le promets. + +--C'est bien. J'ai confiance en vous. + +--Maintenant, laissez-moi deviner. + +--Oh! vous ne pourrez jamais. N'essayez mme pas! + +--C'est au-dessus de mon imagination? vous en tes sre? + +--Oui. + +--Misricorde! qu'est-ce que cela peut tre? + + * * * * * + +Galate ne rpondit pas. + +Pour adopter une contenance sous le regard curieux et souriant de +Giguelillot, elle saisit la jumelle son tour et en caressa les tubes +familiers. + +Puis, debout dans la fentre ouverte, elle mit au point l'instrument sur +un petit pavillon qui dpendait de l'htel. + +--Fi! que c'est laid! dit Giguelillot. Voulez-vous bien ne pas regarder +ces choses-l, mademoiselle? + +--Serait-ce que... vous voulez ma place? Je vous l'offre. + +--Merci, non. + +--Vous avez tort. Je m'amuse comme une folle. Pourquoi refusez-vous? + +--Ce n'est pas encore de mon ge. + +--C'est cependant dj du mien! + +--Je ne dis pas non. Ce genre de distractions a t mis au monde pour la +calvitie et la virginit qui ont chacune la mme raison de le trouver +intressant. Quant moi, je vous jure qu'il m'est profondment +dsagrable. + +Galate reprit son poste d'observation. Puis, avec des impatiences dans +la main: + +--Mais j'aurais besoin de vous! Venez vite! C'est de la fantasmagorie, +ce qui se passe l-bas. Tout l'heure il y avait un monsieur et deux +dames; maintenant je trouve une dame et deux messieurs... Personne n'est +entr ni sorti... Expliquez-moi, je vous en conjure. + +Au bout d'une demi-minute, Giglio donna cette consultation: + +--Un monsieur... avec une dame trs bien... qui est laide... suivie +d'une seconde dame moins bien... qui est jolie... + +--Ah! par exemple!... mais enfin... + +Elle allait discuter, quand une rougeur subite lui monta aux joues et +elle dit simplement en secouant la tte: + +--Oui. Je vois bien que je ne sais pas tout. + +Et comme si cette constatation lui donnait l'ardeur ncessaire pour +exprimer ce qu'elle voulait dire: + +--Eh bien, cela ne peut pas durer! fit-elle. Il faut que je vous parle, +et vous allez apprendre pourquoi j'ai besoin de vous. C'est fort +inconvenant: ne me regardez donc pas. Et ce sera long peut-tre: ne +soyez pas distrait. + +--Je suis vivement intress, au contraire. + +--J'ai vingt-trois ans, monsieur. Je ne suis pas marie. Je mne une vie +stupide, comme toutes les jeunes filles. + +--Oui... Oui... + +--Vous me comprenez. Je vois cela. Mon pre a les ides les plus larges +sur la vie intime et sur l'ducation... + +--Mais naturellement, il ne les applique pas ses filles? + +--Naturellement? + +--C'est on ne peut plus humain. + +--Vous trouvez, vous? Pour moi, c'est de l'incohrence... + +--C'est humain et incohrent; deux fois humain. Nous sommes d'accord, + +--Ne m'interrompez plus: sans cela j'oublierai tout ce que j'ai vous +dire avant de... + +--Avant de parler franchement? + +--Vous tes insupportable! Je suis sre que vous allez me condamner et +vous ne saurez pas pourquoi j'ai raison. + +--Je sais dj trs bien pourquoi vous avez tort... + +--Quand je le disais! Vous ne m'entendez pas! + +--Je vous entends d'avance, et je veux vous pargner la peine d'achever +une conversation qui vous embarrasse beaucoup... Un monsieur que je +connais et qui passe pour un esprit fin ne dit jamais que la moiti des +phrases parce qu'un interlocuteur avis en devine le dessein ds les +premiers mots et que pendant la conclusion, l'adversaire, n'ayant pas +besoin d'couter, prparerait trop loisir ses arguments +brle-pourpoint. + +--Alors terminez mon rle vous-mme. Il faut que je sache au moins si +vous m'avez comprise. + +--Si je vous ai... Mais votre place je ne penserais pas autrement que +vous. Et j'aurais tort. Et c'est ce que je voudrais vous dire en deux +mots, qui, bien entendu, ne serviront rien. Je m'y attends. + +--Dites. + +--Voici. Vous avez vingt-trois ans, vous tes belle, vous tes jeune +fille depuis une dizaine d'annes, vous avez beaucoup pleur quand vous +avez eu quinze ans, seize, dix-sept et ainsi de suite; vous lisiez des +romans trs chauds o des personnes de votre ge, parfois mme un peu +plus jeunes, passaient des nuits cheveles avec des amants plus que +parfaits; votre jumelle vous a prouv que ces romans-l n'taient pas +des fables, et quand vous vous tes compare aux personnes qui vous font +envie, vous avez reconnu des signes certains que vous pourriez faire +comme elles le bonheur de plusieurs messieurs qui pourraient aussi faire +le vtre. + +--Ouf! dit Galate. J'aime mieux ne pas avoir dit tout cela. Ne me +regardez pas ainsi. Vous me gnez beaucoup. + +--En lisant ma lettre, continua Giglio, vous n'avez pas cru un instant +que je vous aimais, ou plutt vous avez espr que je ne vous aimais +pas... + +--Espr est trs bien. C'est tout fait cela. + +--... Et comme vous m'aviez vu l'oeuvre dans mon rle de costumier, +vous avez compt sur moi pour vous aider sortir en travesti, avec +toutes les ressources de mon beau talent. Car si aucun gendarme ne vous +retient prisonnire vous ne voudriez pas cependant vous en aller avec +clat. Vous aimez mieux disparatre, faire en sorte que personne ne +puisse vous suivre la piste... + +--Et sans savoir ce que je vous demanderais vous m'avez promis tout +l'heure que vous m'aideriez jusqu'au bout. Ne l'oubliez pas, mon ami! + + * * * * * + +Giglio lui prit la main et lui dit trs affectueusement: + +--Vous avez tort. + +--Non, non. + +--Vous ne connaissez pas la vie o vous courez. L tout se passe comme +ailleurs et comme dans les familles: c'est--dire que le bonheur est +divis en deux parties: presque tout pour les hommes, presque rien pour +les femmes. Cela tient, dit-on, des vnements qui se sont passs +autrefois entre une pomme et un serpent. Les femmes sont sur la terre +pour tre trs malheureuses; souvent sans raison aucune; mais quand une +cocotte se met pleurer, je vous rponds qu'elle sait pourquoi. + +--Voulez-vous me le dire? + +--Parce qu'elle joue avec un amour qui ne cesse de lui chapper. Parce +qu'entre vingt hommes qu'elle dteste elle en choisit un qu'elle chrit +et que celui-l n'a qu'un dsir, c'est de la quitter le plus vite +possible. Parce qu'il n'y a pas de comdie plus triste ni plus +laborieuse jouer que celle des sentiments tendres. Parce que... + +--Mais au moins elle connat la vie, cette femme! elle n'est pas une +chose inutile, une solitaire malgr elle, une existence sans but, sans +joies, sans libert! + +--Pouvez-vous obtenir de monsieur votre pre qu'il vous serve une +pension et vous permette de vivre sans contrainte aucune comme il le +ferait tout de suite si le ciel avait voulu que vous fussiez un fils? + +--Il ne voudra jamais. + +--La loi de l'homme! toujours la loi de l'homme! + +--Ce serait pourtant juste, en effet. + +--Devenez un garon, comme la dame que vous regardiez tout l'heure, et +M. Lebirbe trouvera tout simple que vous rentriez en habit vers dix ou +onze heures du matin avec des yeux couleur d'orage et des jambes de +convalescent. Mme si vous tiez un peu grise, je crois qu'il aurait des +indulgences. + +--Ah! vous n'tes pas srieux. + +Et la jeune fille sourit tristement. + +Giglio reprit: + +--Rien de ce que je vous ai dit sur la vie de plaisir ne vous a +convaincue, n'est ce pas? + +--Rien. + +--Je le pensais bien. quel ge avez-vous dsir partir pour la +premire fois? + +--Je ne sais pas... Toujours... + +--Alors ce n'est pas une boutade? Vous avez rflchi, vous savez ce que +vous voulez et vous tes sre de le vouloir? + +--Ah! Dieu, oui! + +--Ces femmes que vous observiez dans le joli voisinage que votre pre +vous donne, vous les enviez? Regardez-les encore. + +Et pendant qu'elle prenait sa jumelle et la dirigeait vers le lointain, +Giguelillot considrait combien il tait heureux qu'il n'aimt point +cette jeune fille, pour avoir la libert de lui parler comme il allait +le faire. + +--Je les envie, dit Galate. + +--Toutes les deux? + +--Toutes les deux galement. Je voudrais tre la bonne de l'htel. Je +voudrais tre la petite mendiante qui dort en ce moment dans les fosss +de la route et qu'on tranglera tout l'heure, mais pas avant de +l'avoir saisie. + +Giglio s'inclina. + +--Je n'ai plus rien dire, mademoiselle. Et si vous voulez que je vous +aide partir d'ici, je suis tout prt. + +--Comment? Vous voulez bien? + +--C'est peut-tre absurde; je n'en sais rien. En tout cas, cela ne me +regarde pas. Vous avez bien le droit d'exprimer une volont aprs dix +ans de rflexion. J'ai dit ce que j'avais vous dire. Maintenant, si +vous tes dtermine, je n'insiste plus. D'ailleurs, je suis dans mon +rle de jeune homme en jetant le dsordre au milieu des familles et en +bouleversant les projets d'un pre. Et puis je crois mme que je vous +avais promis de vous obir? Cela tombe admirablement bien. + +Galate lui serra les deux mains: + +--Oh! vous tes bon; et moi qui vous ai mal accueilli! Pardonnez-moi si +vous le pouvez. Je vous aime de tout mon coeur. coutez... Quelle heure +est-il?... Quatre heures dix... Les domestiques ne sont jamais levs +avant six heures et demie. Nous avons plus de deux heures nous... Je +vous permets de ne pas m'habiller tout de suite. + + + + +CHAPITRE XI + +COMMENT LES PROJETS DE PAUSOLE ET LES RVES DE DIANE LA HOUPPE +S'ACCORDAIENT EXACTEMENT. + + On dit qu'il vaut mieux, sur des feuilles de bananier + Coucher avec deux hommes la fois + Que de dormir seule. + + _Chanson populaire annamite._ (Trad. DUMOUTIER.--1890.) + + +Pausole dbout dans sa chambre, se croisa les bras et secoua la tte. + +--Que suis-je venu faire si loin? dit-il tout haut. Dans quelle escapade +me suis-je lanc? Me voil sur les grandes routes, moi aussi, plus de +trois kilomtres de mon palais, prt dormir dans un lit de hasard, +sans aucune de mes aises ni de mes habitudes familires. Quelle folie +que cette aventure! + +Mais Diane, qui avait bien des raisons de souhaiter que l'aventure part +bonne et durt le plus longtemps possible, conduisit le Roi vers un +vaste fauteuil et s'accroupit ses pieds. + +Elle opposait un esprit simple aux complexits de la vie, et c'et t +la mconnatre que voir en elle une crbrale; mais elle tait, par +intuition, experte rgler sa politique sur la psychologie de l'amour, +seule partie de la sagesse o elle et acquis des lumires. Nul autre +conseil que le sien n'avait amen le Roi retarder son dpart au moment +o elle dsirait qu'il ne quittt point le palais. Il lui fallait +maintenant prolonger l'excursion, mais surtout y prendre part, +c'est--dire se faire pardonner sa poursuite importune et contraire aux +rglements. + +Sur ce dernier point, elle pensa que le silence lui serait d'un meilleur +secours que la contrition, car les excuses rappellent la faute plus +certainement qu'elles ne l'attnuent, et elles provoquent le +ressentiment mme lorsqu'elles obtiennent les mots du pardon. + +Diane ne s'excusa donc en aucune manire. Elle compta sur la seule +influence de son bonheur personnel pour apaiser l'esprit du Roi, et elle +leva vers lui un visage dont le calme n'tait troubl que par l'clat +d'un noir regard. + +--Que je me sens bien ici, dit-elle, et quel souvenir adorable je +rappellerai en moi plus tard en songeant cette chambre trangre! +Voyez: notre hte a dispos toutes choses selon vos gots particuliers. +Il fait confortable et frais entre ces murs. Voici un divan bas; un +autre plus haut et moins ferme; et celui-ci qui est si large, et +celui-l qui est si bien plac dans l'air libre de la grande fentre. +Voici des citrons et du sucre. Et voici de votre porto sec. J'en avais +pris avec moi de peur qu'on ne l'et oubli. + +--Est-il vrai? fit Pausole. + +--En voulez-vous maintenant? + +--Non. Il suffit que je le sache ma porte. Mais cela m'aurait fort +contrari de ne pas le voir avant de m'endormir. + +--Demain matin vous aurez votre chocolat espagnol, que j'ai recommand +que l'on ft noir et d'une paisseur trs gale, car l'Ecuyer des +cuisines ne l'avait pas dit avec autorit. + +--Cela est bien. + +--J'ai demand surtout que le chteau gardt un silence de cathdrale +tant que vous n'auriez pas daign annoncer votre rveil. + +--C'est, en effet, trs important. + +--Votre camrire est ici. Demain, l'heure o je sonnerai pour vous, +c'est elle qui se prsentera, et je lui ai fait dire de se taire; elle +vous a ennuy ce matin, m'a-t-on dit. Enfin, j'ai demand pour vous +Mme Lebirbe deux oreillers de crin, parce que je sais que la plume vous +est dsagrable. + +--Ah! ceci est parfait. Je veux t'embrasser, ma Houppe. Viens sur ce +divan bas. Les siges sont, en effet, trs confortables ici, et cela me +rconcilie avec ma nouvelle chambre. Dis-moi: tu as donc beaucoup parl +avec Mme Lebirbe? + +--Beaucoup. Nous sommes un peu parentes. Sa soeur, qui a pous un +mdecin, a t la matresse de papa pendant trois ans. Mme Lebirbe m'a +rappel cela tout de suite. + +--Elle est veuve, cette soeur? + +--Non. Elle a eu d'abord un enfant de son mari et puis deux fils de mon +pre. + +--Je n'aime pas cela, dit Pausole. Pourquoi n'a-t-elle pas franchement +divorc? + +--Parce que mon pre tait mari aussi; et maman avait le caractre trs +difficile. La polygamie, avec elle, il ne pouvait pas en tre question. +Je me souviens que quand papa ramenait des matresses chez lui, +c'taient des scnes interminables. Il n'a jamais pu en garder une plus +de huit jours. + +--Tu tiens de ta mre, dit Pausole, car tu avais bien cruellement griff +cette pauvre Denyse que j'ai vue ce matin... + +--Et que vous avez renvoye, Sire! Oh! que j'ai t contente quand je +l'ai vue revenir au harem! Je me souviendrai aussi de cette joie-l... +mais celle que j'ai ce soir est plus douce. + +Pausole lui mit la main sur l'paule. + +--Tu mnes donc au harem une vie bien triste, ma Houppe? Je vois cela +derrire toutes tes paroles. + +--Oh! oui, bien triste l'an dernier. Bien heureuse depuis deux jours. + +--C'est dsolant... Que faire? Je ne veux pas te contraindre, petite, ni +toi ni aucune de mes femmes... Si je fais garder le harem avec tant de +rigueur, c'est parce qu'il me serait personnellement trs dsagrable +d'tre tromp. Mais je ne retiens personne par la force... + +--Pouvez-vous me parler ainsi? Vous m'aimez donc bien peu? fit Diane +trs ple. + +--Houppe, je t'aime bien, et c'est pour cela que je te donnerai la +libert le jour o tu me la demanderas. + +--Je ne vous la demanderai jamais. + +--Et tu prvois que tu resteras malheureuse? + +--Oui. Mais moins malheureuse d'un jour chaque anne. + +--C'est dsolant, reprit Pausole. C'est dsolant. + +Diane, mcontente du point o elle avait conduit la conversation, se +demandait dj comment elle allait persuader au Roi de consentir voir +en elle seule trois cent soixante-cinq femmes diverses; mais le bon +Pausole remuait dans son esprit des scrupules de tout autre sorte: + +--Je devrais peut-tre, fit-il, aller plus loin... J'y ai dj song... +Eh! qu'il est parfois dlicat d'accorder son propre bonheur et sa propre +libert avec la libert et le bonheur des autres! C'est un idal +impossible: il faut toujours aller jusqu'au sacrifice. Et alors la +question se pose de savoir qui doit se sacrifier... Je veux bien la +rsoudre contre moi, cette question, si elle se rapproche ainsi de +l'quit... + +--Contre vous? + +--Eh! oui! Je me rends compte qu'en obligeant ces jeunes femmes une +continence absolue pendant presque toute leur adolescence, je leur fais +acheter trop cher les satisfactions que le titre de reine peut donner +leur tendresse ou plus souvent leur vanit. Elles s'en accommodent. Je +le sais bien. Cela est pourtant contre la nature, et je me suis demand +parfois si je ne devrais pas lcher le corps des pages nuit et jour dans +le harem en fermant les yeux sur ce qui se passerait trs +probablement... Je ne m'y suis pas rsolu; mais je n'en repousse pas non +plus l'ide... Ce sont des enfants sans barbe dont on ne saurait tre +sainement jaloux... Et si je prvois que leurs jeux m'apporteraient +quelques soucis, du moins m'y rsignerais-je comme la solution la +moins choquante de toutes, et avec le contentement d'avoir donn un peu +de joie aux petites captives volontaires qui battent de l'aile autour de +moi... Houppe, il se fait trs tard. J'ai beaucoup march dos de mule, +et je suis las. Prenons du repos. + + * * * * * + +Vers six heures du matin, un rayon de soleil dj chaud rveilla Diane +la Houppe. + +Pausole dormait sur les paules, le nez haut et la bouche en volcan. + +Elle se retourna, ouvrit les jambes, s'tira en serrant les poings et en +tendant la poitrine, puis retomba, les sourcils froncs. + +Rvait-elle encore? c'est presque certain, car l'esprit hant sans doute +par les dernires paroles du Roi, elle eut la vision suivante: + +La porte, reste entre-bille pour maintenir un courant d'air au milieu +de cette nuit trop chaude, tournait lentement sur elle-mme... Un page +entrait, d'abord timide, puis rassur, puis entreprenant... Deux mains +lgres passaient dlicieusement sur toute sa peau chaude et moite... +Une douce joue cline lui frlait le sein gauche... Puis un sourire +licencieux vint effleurer le sien et se mler lui... Elle murmura (de +la voix des songes): Prenez garde... Et elle crut qu'on lui rpondait: +Rien n'veille le Roi, madame... Alors, comme elle se retournait sur +le ct gauche, pour mieux surveiller le sommeil qu'elle apprhendait +d'interrompre, il lui sembla que le page se comportait envers elle +beaucoup plus en mari qu'en fidle servant... Elle tressaillit trois +fois, perdit toute conscience et tomba du haut de son rve dans +l'anantissement noir. + + +FIN DU LIVRE TROISIME + + + + +LIVRE QUATRIME + + + + +CHAPITRE PREMIER + +COMMENT DIANE LA HOUPPE EXPLIQUA SON RVE ET THIERRETTE SES AMBITIONS. + + En gnral, vous verrez les femmes prfrer un fat un honnte homme, + un libertin un amant qui a des moeurs... Cette prfrence, de la + part des femmes, tient dans la nature aux convenances sexuelles + qu'elles imaginent sous un rapport plus intressant, et dans le moral + ce sentiment inn par lequel chacun recherche ce qui a le plus + d'identit avec lui. + + _La Femme dans l'ordre social et dans l'ordre de la nature._--1787. + + +Les cloches de la Pentecte sonnrent grande vole ds neuf heures et +demie du matin, et Diane, qui avait oubli de faire prvenir le +carillonneur, s'veilla pour la seconde fois. + +Avait-elle vraiment rv? + +D'abord elle n'en douta point. Les rves de Diane la Houppe entraient +facilement dans le voluptueux et mme dans l'imaginatif. Ils lui avaient +suggr bien des fantaisies qui, parfois, la laissaient pensive pendant +une journe entire et qu'elle ne mditait point sans une sorte de +respect, car elle et t incapable de les construire l'tat de +veille. Leur souvenir posait des jalons dans son existence monotone. +Elle s'entendait clairement lorsqu'elle se disait que tel petit fait +s'tait pass avant le rve du tambour-major ou aprs celui du petit +ngre entre les deux institutrices. Aussi allait-elle se rsoudre +classer le songe du page la suite de beaucoup d'autres lorsque, ayant +dcouvert des raisons d'incertitude qui ne lui taient pas venues par la +seule rflexion, et ne pouvant, d'autre part, accepter comme +vraisemblable un vnement aussi fantasque, elle plongea jusqu'au fond +dans la perplexit. + + * * * * * + +Pausole, que les clats du bronze avaient fini par distraire de son +pesant et doux sommeil, se mit alors sur son sant, et, peu aprs, fut +en bas du lit. + +C'tait l'heure o il s'occupait de ses affaires. + +Il lui fallait un conseiller. + +Il demanda Giguelillot. + +Le petit page se fit attendre, car il avait peu dormi aprs une journe +fort rude. Rosine d'abord, puis Thierrette, puis Philis, puis Galate, +et enfin Diane la Houppe avaient prouv tour tour ce qu'il pouvait +leur offrir d'nergie, de persvrance et de bons procds, mais cela +n'allait point pour lui sans un peu de vertige et mme d'abattement. +Aussi lorsqu'il se prsenta pour rpondre l'appel du Roi sans avoir +repos plus de deux heures et demie, il tait de vingt minutes en +retard. Pausole avait quitt sa chambre pour son cabinet de toilette. + +Gilles entra et, comme il tait fort mal lev, Diane vit tout de suite + son sourire qu'il avait manifestement partag au moins son rve. + +Aprs un instant de confusion, elle prit son parti d'une aventure o +elle avait si peu de responsabilit et qui tenait du cambriolage +beaucoup plus que de l'adultre. De son lit elle fit signe au page +d'approcher, lui entoura la jambe droite d'un bras languissant et nu, et +lui dit lentement, tout bas: + +--Brigand! sclrat! canaille! petite infection! gibier de guillotine! + +Il rpondit d'une voix sage qui pouvait bien avoir cinq ans: + +--Pardon, madame. + +--Je te dteste. + +--Oui, madame. + +--Qui t'a appris cela? + +--C'est ma petite soeur. + +--Ne recommence jamais... + +--Je ne le ferai plus. + +--Au moins... si imprudemment. + +--Ah! bien! + +--Et avec personne. + +--Personne. Personne. Personne. Jamais. Jamais. Jamais. + +Diane, en riant, le battit de la main et reprit presque aussitt, mais +avec plus de srieux: + +--J'espre que nous n'allons pas la retrouver ce soir, cette blanche +Aline? + +--Ah! vous ne voulez pas? + +--Je ne suis pas presse. + +--Trs bien. + +Puis, pour plaire la jeune femme par une confidence qui ne lui cotait +d'ailleurs en aucune faon: + +--Il y a une seconde fugitive, dit-il. + +--Qui cela? + +--Mlle Lebirbe, l'ane. + +--Depuis quand? + +--Cette nuit. Elle m'a expos que la vie de famille ne se prtait pas +l'inconduite, qu'elle sentait en elle toutes les frnsies, et que des +voix mystrieuses l'appelaient la basse prostitution. Alors je l'ai +envoye... + +--Oh! que c'est mal! + +--Je l'ai envoye une dame respectable qui tient un htel particulier +de Tryphme o un grand nombre de femmes maries rencontrent des +messieurs--souvent maris aussi, mais gnralement pas avec elles... + +Quel petit bandit! C'est abominable... + +--Pas tant que cela! M. Lebirbe est prsident de la Ligue contre la +licence des intrieurs, admirable socit dont l'action mollit un peu, +je crois. Quand il saura que sa fille ane, dans un intrieur fameux, +admet toutes les licences et les prend tour tour, voil qui lui rendra +du zle et de l'entrain pour la bonne cause. + + * * * * * + +L'clat de rire de Diane fut entendu par Pausole, qui, frachement +baign, se montra dans un costume du matin: + +--Ah! c'est toi, petit? Je n'ai que deux mots te dire. Tu as fait, +hier, une enqute qui dut tre clairvoyante et dont je ne te demande pas +le rcit. Je viens de lire la petite lettre que tu as trouve. Elle est +fort affectueuse, mais ne donne pas de renseignements. Sais-tu ce qu'est +devenue ma fille? O peut-elle tre aujourd'hui? Je n'en dsire pas +plus. + +Giguelillot consentait de grand coeur sauver la blanche Aline; mais +pour diverses raisons, il voulait en mme temps se rapprocher d'elle. +Aussi, faisant Diane un signe lger qui lui pargnait l'inquitude, il +rpondit: + +-- Tryphme. + +--Cela me suffit. Es-tu d'avis que nous partions aujourd'hui mme vers +une nouvelle tape?... Je consulterai Taxis pour la forme, puisqu'il est +mon conseiller du matin, mais j'ai plus de confiance en toi. + +--Il vaut mieux partir, en effet. + +--Tu as raison. Et quelle heure te parat la bonne? + +--Le milieu de l'aprs-midi. + +--Quelle distance parcourrons-nous? + +--Tryphme est quatre kilomtres. On y va en trois quarts d'heure. + +--C'est beaucoup; mais nous ferons cela. Je me sens fort dispos, ce +matin. Va, et dis Taxis de venir me parler son tour. + +Taxis, fort agit, parut. + +--Sire, dit-il, un nouveau crime a t commis ce matin. Une vierge a t +enleve l'affection de ses parents... + +--Quoi? + +--Par un suborneur inconnu. La fille ane de nos htes n'est plus dans +ses appartements. + +--Ha! ha! ha! fit Pausole. Ce pauvre Lebirbe! Cela devait lui arriver! + +--Je ne puis m'empcher d'tablir une corrlation entre les vnements +extraordinaires qui se produisent depuis quelques jours et qui, tous, +tiennent du rapt ou de la sduction clandestine. + +--Le rapprochement est insoutenable, dit le Roi d'un ton bourru. Outre +que j'ai mes raisons de le trouver fort dplac, il ressort du simple +bon sens qu'un mme individu ne saurait sduire et enlever plus d'une +jeune fille la fois. Vous tes vraiment trop ignorant des choses de la +galanterie, monsieur. Les confesseurs eux-mmes croient devoir s'en +instruire. Mais brisons l. Vous n'avez point d'autre rapport me +prsenter? + +--L'inconnu que je persiste tenir pour l'unique auteur de tous les +attentats commis ces jours derniers est arrt, Sire, ou sur le point de +l'tre. Cette fois encore, je n'attends qu'un signe de vous... + +--Ah! s'il en est ainsi, je le donne, dit Pausole. Puisse-t-il +interrompre un voyage dont je commenais sentir lourdement +l'importunit. Qu'on en finisse! O est l'inculp? + +--Sur la route de Tryphme. + +--Et qui l'accompagne? + +--La Princesse Aline. + +--Comment le savez-vous? + +--En oprant des recherches dans les appartements de Mlle Lebirbe, j'ai +trouv une puissante jumelle dont la studieuse enfant se servait sans +doute dans un but astronomique et afin de contempler chaque nuit +l'oeuvre insondable du Crateur que le firmament nous... + +--Abrgez, Taxis. Vous tes prolixe. + +--J'ai donc saisi cette jumelle et j'en ai fait usage pour observer les +environs. La Providence a voulu que cet objet ft dans mes mains +l'instrument d'une dcouverte. deux cents mtres sur la route de +Tryphme j'ai aperu un jeune homme dont le costume rpond exactement +celui qui m'a t signal par mes sbires comme revtant le mystrieux +inculp. Auprs de lui, dans la robe verte que tout le monde connat au +palais depuis une quinzaine de jours, s'avanait la Princesse Aline. Tel +est le rsultat de mes efforts. Je crois devoir prvenir Votre Majest +que la hte dans la dcision et dans l'action est absolument ncessaire + la russite de ses projets, quels qu'ils soient. + +--Mon opinion, dit Pausole, est formelle sur un premier point. Personne +autre que moi-mme n'aura mission d'arrter ma fille. Je ne reviendrai +pas l-dessus; j'ai eu trop de peine m'y rsoudre. + +--En ce cas, il faut partir immdiatement. + +--Partons donc. Les bagages sont-ils prts? + +--Pour la plupart. Et les autres suivront. J'ai fait seller les +montures, y compris mon fidle Kosmon qui un stupide malfaiteur a fait +subir le plus scandaleux des outrages. + +--Comment, lui aussi? + +--Pardon... Ma pense... + +--C'est de l'aberration! dit Pausole. En pleine campagne, dans un pays +facile et simple, o chacun peut flchir sans peine de jolies filles +dans les champs, aller prendre pour amoureuse un bidet cagneux et +poussif comme celui que vous enfourchez! Voil une dpravation dont je +n'avais jamais eu l'ide! + +--Je n'ai rien dit de semblable, et... + +--Votre malfaiteur est un homme plus plaindre qu' blmer. Je m'oppose + toutes poursuites... Faisons le silence autour de cela. + +--Je m'explique... + +--Vous vous expliquerez en chemin. Cela ne prsente aucun intrt. +Faites diligence, Taxis, et prenez cong de moi. + + * * * * * + +Le rassemblement s'accomplit dans la cour, o les gardes formrent la +haie, de la grand'grille l'escalier. + +Giglio, dj en selle, se montrait au peuple curieux quand d'un groupe +de paysans se dtacha la belle Thierrette. + +Souriante, avec un peu de fatigue dans le pli des sourcils, elle +s'avanait pniblement mais encore non sans vaillance. + +Bien qu'elle ft fille combattre avec toute une escorte en armes, elle +se laissa intimider par le silence et l'espace qui entouraient les +cavaliers, et ce fut en rougissant qu'elle s'approcha de Giguelillot: + +--Je vous remercie bien, monsieur... Merci... Vous avez t bon pour +moi... ainsi que ces messieurs... Merci tous... Merci bien de votre +gnrosit... Merci encore... Merci... Merci... + +Puis, avec un soupir qui venait du fond de sa franchise, elle dit en +hochant la tte ces simples mots: + +--Je n'oublierai pas. + + * * * * * + +Mais Giguelillot se penchait du haut de son zbre: + +--Qu'est-ce que tu tiens donc la main? + +--C'est la quarantime tulipe, monsieur... Je l'ai garde pour vous... +pour qu'elle vous porte bonheur... + +--Gentille attention. Je la conserverai, ta quarantime tulipe. Que +puis-je te donner mon tour? Dis-le-moi. + +--Monsieur... on a t bien mauvais pour moi la mtairie... Le patron +a dit comme a que je me drangeais... que j'avais des frquentations... +et que je n'avais pas fait la traite du soir... et qu'il lui manquait +deux seaux... Enfin, quoi?... je suis la porte avec six francs dans +mon foulard, et pas d'emploi pour le moment. + +--Mais, ma pauvre Thierrette, je n'en ai pas t'offrir. + +--Oh! si!... Moi, j'en vois bien un... Ces messieurs n'ont pas de +cantinire... Le service est dur, je ne dis pas... mais je serais bien +dvoue, bien complaisante... Je ferais ce que je pourrais, vous +savez... + +--Comment? tu voudrais... + +--Oui... Mais pour les premiers jours je suivrais dans les bagages... Je +monterais cheval un peu plus tard... si a ne vous fait rien. + +--Accept. Va dans les bagages, c'est une excellente prcaution. Et +cache-toi bien jusqu' midi. Ne te montre pas plus tt, tu m'entends? + +--Oh! non... dans ce moment-ci, j'ai plus envie de dormir que de faire +la belle, monsieur... Et merci encore... Merci... Vous avez bon coeur +avec les femmes. + + + + +CHAPITRE II + +COMMENT PHILIS TROUVA UN MARI. + + Mon pere, mariez-moy + Ou je suis fille perdue. + Se vous ne me mariez, + Il me faudra courir la rue + Soit en chemise ou toute nue + Faisant du pis que je pourrai. + + _S'ensuyt plusieurs belles chansons nouvelles._--1542. + + +Trois vases des manufactures royales, un portrait avec autographe et des +libralits aux serviteurs marqurent le passage de Pausole chez le +malheureux M. Lebirbe. + +Mais le vieillard en perdit ses deux filles du mme coup. + +Le Roi, ne sachant comment consoler son hte aprs la fuite de Galate, +et pensant avoir appris par son exprience du coeur humain que chez la +plupart des individus la vanit personnelle l'emportait bien sur +l'affection, crut allger tous ses chagrins en l'informant de but en +blanc qu'pris par les jeunes grces de la petite Philis, il la mettait +au rang des Reines et l'emmenait avec le convoi. + +Puis tout le cortge se mit en marche, Philis en bleu sur son poney +droite de Pausole sur sa mule; Giguelillot gauche sur son zbre; Taxis +en claireur sur le minable Kosmon, toujours moignonneux et stigmatis, +tandis que plus loin, mollement berce au pas nautique de son chameau, +Diane la Houppe, les yeux dormants, tendue sur le ct gauche, +renouait les fils de son rve... + + + + +CHAPITRE III + +O PHILIS BABILLE, COUTE ET S'INSTRUIT. + + Elle ressemble, dans les bandes + De son petit vertugadin, + Aux damoiselles de lavandes + Dans les bordures d'un jardin. + + Elle bravoit, faisant la roe + Devant le galant qui la sert + Comme une mouche qui se joe + Dessus la nappe d'un dessert. + + _Les Muses gaillardes recueillies des plus beaux esprits de ce + temps._--1609. + + +Philis ne pouvait y croire: + +--Sire, dit-elle, je serai une Reine comme tout le monde, bien vrai? + +--Mais oui. + +--Comme les trois cent soixante-six? Et je vivrai dans le harem? Et +j'aurai tant d'amies que cela? Oh! que je vais m'amuser! + +-- la bonne heure, dit Pausole. Voil de bonnes dispositions. + +--Est-ce qu'il y a des Reines de mon ge? + +--Une trentaine. + +--Tant que cela? Et elles sont gentilles? + +--Trs gentilles. + +--Est-ce qu'elles s'aiment bien entre elles ou est-ce qu'elles se +battent? + +--Oh! je crois qu'elles s'aiment plutt l'excs. + +--On ne s'aime jamais trop, d'abord. Est-ce qu'elles sont srieuses? + +--Pas srieuses du tout. + +Philis, avec un petit cri de gaiet, se souleva sur ses fourches et +retomba plusieurs fois assise, ce qui tait sa manire d'exprimer une +joie frtillante lorsqu'elle faisait de l'quitation. + +--Enfin! dit le page. Vous aurez donc, Sire, une femme superflue, une de +plus que l'an ne compte de jours! Je suis sr qu' partir d'aujourd'hui, +vous avez le sentiment de la richesse en amour. + +--Non pas! Non pas! dit Pausole. Je congdie la Reine Denyse. Le harem +est pacifi. Chaque Reine a des droits gaux qui s'affirment une fois +par an. Je n'aurais pas l'extravagance de compromettre par boutade un +ordre de succession qui doit tre l'ordre parfait, puisqu'il se modle +sur les rvolutions de notre plante elle-mme. + +--Qu'est-ce que cela veut dire? demanda Philis. + +Puis elle se reprit: + +--Pardon, Sire. On m'a dit bien des fois qu'il ne fallait pas poser de +questions. Ce n'est pas ma faute. Je ne sais rien. + +--J'en suis ravi, dit Pausole. Mais qu'appelles-tu rien, rponds-moi? + +--La liste des Rois de Tryphme avec les sous-prfectures et la rgle +des participes. + +--Tu sais tout cela? C'est admirable. + +--Je le sais, je le sais... pas trs bien. + +--Et que voudrais-tu savoir de plus? + + cette question Philis rpondit si franchement que Pausole en eut un +sursaut. + +Toute confuse et l'oeil bas, elle se reprit encore: + +--Pardon, Sire, j'ai dit une btise? Je n'aurais pas d... surtout +devant vous... Mais c'est toujours la mme chose... Papa le disait +bien... Quand je monte cheval depuis cinq minutes je ne suis plus +tenable, il parat... Une autre fois, je ferai attention. + +Pausole la rassura du geste: + +--C'est moi qui ai eu tort, ma petite, si je t'ai laiss croire que je +te dsapprouvais, car tu as fort bien rpondu. + +--Vraiment? + +--Je le crois. D'abord tu as parl du fond du coeur. + +--Oh! oui! + +--... Et il faut toujours dire la vrit. + +--Mme cette vrit-l? + +--Elle est la grande vrit des femmes et la plus belle ambition +qu'elles puissent dcemment exprimer. Si tu m'avais rpondu que tu +regrettais de savoir peu de chose sur la mcanique cleste ou le calcul +diffrentiel, j'aurais t moins satisfait; non pas qu'il n'y ait de par +le monde des mathmaticiennes et des astronomes qui tiennent +convenablement leurs petits emplois; mais simplement parce que celles-l +deviennent semblables des hommes, et prennent plaisir les dfauts +d'une moiti du genre humain qui m'inspire de l'antipathie. + +--Oh! pas moi! dit Philis. + +Cette fois, le mot parut lger. + + * * * * * + +Giguelillot, toujours complaisant, se hta de combler le silence: + +--Avez-vous remarqu, Sire, dit-il brusquement, combien les Tryphmois +ressemblent aux Franais? + +--Quelle question baroque! Comment voudrais-tu qu'il en ft autrement? +Ce sont des Catalans et des Languedociens mls; il sont de race +gallo-romaine. + +--Oui; mais ce n'est pas ce que je voulais dire. Je suis venu de Paris, +croyant trouver ici un milieu tout nouveau. Vous aviez fait une +rvolution complte, proclam la libert morale... + +--Oh! dit Pausole. Ce n'est rien, mon petit. L'importance des +rvolutions se mesure l'intrt que peut avoir le gouvernement +retarder leur russite. Il n'y a jamais eu qu'une rvolution improbable +avant le succs et inconcevable dans le souvenir, c'est celle qui vous a +donn la libert religieuse, parce qu'en renonant au droit divin, le +pouvoir s'est priv d'un soutien fondamental qui lui avait assur +jusque-l une stabilit plusieurs fois sculaire. Mais la libert +morale? Vous l'aurez quand vous la demanderez. + +--Qu'est-ce que c'est? hasarda Philis. + +--Tu penses bien, mon petit Gilles, dit Pausole sans rpondre, que le +jour o, Paris, le public prendra la peine de rclamer une danseuse +nue l'Opra, on la lui donnera tout de suite, car le ministre n'en +sera pas renvers, surtout si les abonns savent que la danseuse est +bonne pour lui. + +--C'est possible; mais je croyais trouver ici un monde plus diffrent du +mien, quelque chose de boulevers, d'inou, un contraste absolu. Et tout +se passe pourtant comme dans le pays voisin... Les routes sont calmes, +les moissons poussent, les mtayers chassent de chez eux les filles de +ferme qui se conduisent mal; les soires sont d'une tenue grave et les +jeunes filles paraissent leves avec une certaine rigueur. + +--Bien entendu. Rien ne change rien l'homme, mon petit. On peut +seulement lui rendre la vie un peu plus facile et douce en le laissant +libre d'accomplir tout ce qui ne fait de mal personne. Et voil ce que +j'ai voulu faire. Je crois mme que depuis bien des sicles, je suis le +premier lgislateur qui se soit donn pour principe de ne pas ennuyer +les gens. + +Philis s'agitait sur sa selle. + +--Alors, Sire, on fait tout ce qu'on veut dans le harem?... J'ai encore +pos une question... Si je suis insupportable, il faut me le dire... Je +suis habitue... On me gronde tout le temps. + +--Non, tu n'es pas insupportable, dit Pausole. Et je t'aime ainsi. +J'espre qu'au harem tu ne voudras rien faire qui n'y soit permis. En +tout cas, ce n'est pas une prison. Tant que tu seras heureuse, je t'y +garderai. Le jour o tu voudras partir, tu me diras simplement: Adieu. + +--Et vous ne me retiendrez pas? C'est bien mchant. + +Pausole se retourna vers Giguelillot. + +--Tu vois, dit-il. On ne perd jamais l'habitude de se plaindre, et sitt +qu'on a obtenu la libert... + + * * * * * + +Mais Taxis revenait au grand trot. + +--Ah! ah! nous allons apprendre des nouvelles, dit Giguelillot perfide +et gouailleur. Voici le seigneur Grand-Eunuque qui revient aprs une +fructueuse battue. Il a retrouv la Princesse. Loues soient sur terre +et dans les cieux sa clairvoyance comme sa tactique. + +--Quelle Princesse? demanda Philis. + +--Les coupables sont arrts! cria Taxis du plus loin qu'il put. + +--Quoi? ma fille? Vous avez os arrter ma fille? + +--Oh! mais comme c'est intressant! dit Philis tout bas. + +--Je n'ai pas eu cette tmrit, rpondit Taxis. Je ne tiens que les +complices, qui sont l-bas sous bonne garde. Ce sont deux petits paysans +du hameau; sans doute ils se sont entremis pour aider l'enlvement, +car ils portent la robe et le costume de la Princesse et de l'Inconnu. + +--Ils avouent? + +--Ils nient; c'est prcisment ce qui les condamne. Le vrai coupable se +reconnat un signe frappant: il commence toujours par dclarer qu'il +est innocent. Sitt cette dclaration reue, la police donne l'ordre +d'crou. Il y a l plus qu'une prsomption, mon sens: presque une +certitude. J'ajouterai mme qu' dfaut d'autres preuves, je me +contenterais de celle-l pour condamner. + +--Faites comparatre, dit Pausole. + +Et l'on vit arriver, se tenant par la main, une jeune campagnarde et son +frre, larmoyants et livides de peur. + + * * * * * + +Ils expliqurent en bgayant qu'ils avaient trouv cette belle robe et +ces beaux habits dans la cour de leur cabane; que, comme c'tait le jour +de la Pentecte, ils avaient pens que la sainte Vierge leur envoyait +ces atours de fte pour les rcompenser d'avoir beaucoup pein pendant +l'anne prcdente; qu'ils avaient vu l un miracle, c'est--dire +quelque chose de bien naturel, et que s'ils s'taient douts de ce qui +les attendait au milieu de la route, ils auraient plutt jet les +vtements au feu que de s'en parer un seul instant. Enfin, leur maintien +fut si humble et si candide et si niais, que Pausole, levant les +paules, s'cria: + +--Vous tes fou, Taxis. Ces enfants sont parfaitement idiots, et par +consquent incapables de mal faire. Le crime est un des privilges +rservs l'intelligence--j'entends du moins le crime complexe et +clandestin comme celui que nous poursuivons. J'espre pour l'honneur de +ma fille qu'elle a t enleve par quelqu'un d'assez fin pour ne +demander aucune aide aux bltres que vous avez pris. + +--Je demande nanmoins qu'ils soient fouills, dit le Grand-Eunuque. + +--Soit. Mais vous ne trouverez rien. Je m'en porte garant. + +Taxis dshabilla de sa propre main le frre et la soeur tout honteux, +qui se serrrent l'un contre l'autre en mettant chacun leurs doigts dans +leur nez. + +Sur le talus poudreux de la route il tala leurs habits, fouilla les +poches, les goussets, les doublures? + +--Rien? dit Pausole. Je le pensais bien! + +--Quatre lettres, rpondit Taxis. + +Et, avec une dfrence qui ne laissait pas d'tre orgueilleuse, il les +tendit d'un geste vif. + +--O se trouvaient ces lettres? dit Pausole. + +--Dans la poche gauche intrieure du veston. + +--Lisez-m'en une; celle que vous voudrez. + +Et tandis que Philis, prodigieusement intrigue, amenait son petit +cheval par derrire pour suivre par-dessus l'paule, Taxis donna lecture +du premier billet: + +Mon petit Mimi, + +Rveille-toi. Je casserai ta sonnette dix heures et demie. Mon singe +fait une adjudication la campagne. Je suis libre comme une hirondelle +et je me sens si tendre que mes yeux se ferment! Renvoie n'importe qui +si tu n'es pas seule! On m'habille et j'accours. + +Ta bouche. + + CAMILLE. + +--La lettre est bien cocasse, dclara Pausole. Qui peut tre ce M. +Camille qui se compare sottement une hirondelle et possde un singe, +lequel fait des adjudications? Chez quels peuples les vieux notaires +vendent-ils leurs tudes des ouistitis? Voil qui ne se comprend +gure. + +--Dites donc, souffla Philis l'oreille du page. C'est une criture de +femme, vous savez. Pour moi, il y a des choses l-dessous... + +--Ah! Ah! + +--Faut-il que je le dise? + +--Non. Cela ferait mauvais effet. + +Et, suggrant son zbre le dsir de faire volte-face, il se tourna +vers le Roi: + +--On perd un temps prcieux, fit-il, lire cette correspondance. Elle +ne peut rien nous apprendre: je sais depuis hier soir qui accompagne la +princesse... + +--Je le sais aussi, monsieur! cria Taxis. Ma dcouverte corrobore toutes +mes prsomptions. Ces quatre lettres sont adresses Mlle Mirabelle. +J'affirme donc une fois de plus que cette prcoce entremetteuse a servi +de truchement dans la circonstance, et que le coupable est son ami, +qu'il l'a commise et soudoye. + +--Je prtends, dit Giguelillot, que la vrit est bien diffrente. + +Et, certain de la rponse qu'il allait recevoir, il ajouta: + +--C'est ce que je vais avoir l'honneur d'exposer au Roi s'il m'accorde +ici mme trois heures d'entretien pendant lesquelles je lui rendrai +compte de toutes les recherches que j'ai faites pendant la journe +d'hier. + +Eh! Pourquoi? dit Pausole. C'est bien inutile. Je ne suis point un chef +de police et je n'ai nullement l'intention de me mler vos travaux. +Entendez-vous, je vous le rpte. Votre explication d'hier, quoique +vive, a pu vous rapprocher. Menez l'enqute de concert ou chacun de +votre ct. Cela m'est parfaitement gal. Je n'interviendrai qu' la fin +pour reprendre moi-mme ma fille dans la retraite o j'espre que vous +la retrouverez. + +--Votre fille est donc partie, Sire, comme Galate? demanda Philis. + +--Ce n'est pas du tout la mme chose, dit Pausole. + + + + +CHAPITRE IV + +COMMENT TAXIS APPRIT ENFIN LA VRIT SUR TOUTE L'AFFAIRE. + + J'ai dans mon rpertoire plusieurs remdes, _Pulsatilla_, _Natrum + muriaticum_, _Belladona_, efficaces chez les gens qui se croient + damns. + + Dr GALLAVARDIN (de Lyon).--1896. + + +Les deux petits paysans mis en libert, tout le cortge s'branla de +nouveau dans la direction de Tryphme. + +Giguelillot n'aurait point voulu mystifier le Roi Pausole, car il +l'aimait trs sincrement, malgr qu'il l'et fait cocu. Mais ses +scrupules taient moins vifs l'gard du seigneur Taxis; et comme il +lui fallait pallier le fcheux pisode des lettres, il rejoignit le +Grand-Eunuque et lui dit en confidence: + +--Monsieur, pour ma part je mnerai l'enqute d'une faon impitoyable; +mais je crois devoir vous annoncer que l'inculp est par malheur un de +vos coreligionnaires. + +--Que dites-vous? Quel scandale! + +--Ne vous effrayez pas. Sa voie est droite et ne l'gare qu'en +apparence. Voici la vrit sur toute cette affaire: un jeune homme, +choisi parmi les plus chastes d'une socit qui en compte beaucoup, a +t charg d'une mission morale Tryphme par un groupe de protestants +qui habite Alais. + +--Alais est une ville sans tache, dit Taxis. + +--Vous le savez, monsieur, je ne partage pas vos ides, reprit +Giguelillot imperturbable; mais je trouve malgr moi une certaine +grandeur, un gnreux dsintressement aux visites que font vos amis +chez les courtisanes de nos grandes villes, l'effet, sans doute, de +les purifier. + +--N'en doutez point. + +--Tel tait prcisment le but du jeune homme que nous recherchons. +Depuis cinq mois, si j'en crois ses propres paroles, il a pass toutes +ses nuits et souvent mme ses journes dans les lits des filles perdues, +allant sans cesse de couche en couche, de rpulsion en rpulsion. + +--Le noble enfant! + +--Sa mthode particulire consistait montrer sa propre personne, qui +est en effet sans charmes, dplaisante et mal tenue. Il quittait ses +vtements, s'approchait de la pcheresse et articulait d'une voix +lamentable: Voil ce que c'est que la chair; comment n'es-tu pas +coeure? + +--Il en a converti beaucoup? + +--Aucune. La plupart protestaient aussitt qu'elles n'avaient jamais +rien touch de plus tentateur que son corps, et qu'elles aimaient +beaucoup les blonds (car il est blond). D'autres lui expliquaient avec +un sourire qu'elles n'taient pas moins aimables envers les beauts de +second rang et qu'en change d'un double prix elles donnaient double +tendresse. Celles mme qui restaient assez franches pour dire de lui ce +qu'elles en pensaient se refusaient injurier dans le sursaut d'un gal +mpris le reste de leurs amants. Celles-l taient les plus jeunes. +Bref, il allait partir trs dcourag lorsque ayant appris que la +Princesse Aline habitait non loin du harem, il jugea que nulle me +n'tait plus en pril que la sienne, et eut la gloire de la sauver. + +--Comment s'y est-il pris? + +--C'est un secret. Concurremment, monsieur, il extirpait encore du sein +du pch une pauvre danseuse nomme Mirabelle. + +--Ah! nous y voil donc! + +--Mais cette danseuse manquait d'argent pour retourner dans son pays et +oublier l sa jeunesse d'orgies. Son conseiller ne se souciait point de +lui en remettre, car il avait en horreur toutes les prodigalits. La +Princesse Aline s'en chargea. Et c'est ainsi qu'elle put le mme jour +non seulement se prserver elle-mme, mais tirer du gouffre une autre +brebis. Voil pourquoi elle crivit et fit porter o vous savez, par la +main d'une dame d'honneur, la lettre qui vous alarmait. + +--Tout s'explique, en effet! Et ces billets trouvs... + +--Ce sont les derniers tmoins d'une folle existence. Mirabelle voulait +les dtruire tout d'abord; puis elle en a fait don son bon pasteur +pour prouver un repentir sincre. + +--Et ces vtements eux-mmes... ce veston bleu... cette robe verte... + +--Une libralit de pauvres paysans. La Princesse Aline et son +compagnon ne veulent plus s'habiller que de noir. + + * * * * * + +Taxis regarda fixement le petit page. + +--Monsieur, dit-il (et je m'excuse l'avance de ce que je vais +prsumer), j'ai des raisons de penser que vous vous moqueriez de moi si +je vous en donnais l'occasion. Mais aujourd'hui je vous crois, oh! je +vous crois! La Vrit illumine ce que vous venez de m'apprendre. Je le +sens! Je le sais! Je le crie!... On n'invente pas cela!... Dsormais une +lutte effrayante va se livrer en mon coeur entre mon devoir moral et mon +devoir public... Si je protge la Princesse, je trahis le Roi... Si je +la livre, j'arrache une me la vertu... D'un ct, c'est le forfait; +de l'autre, c'est la coulpe... Dans les deux cas, l'enfer me guette... +Que faire? O aller? Que devenir?... Sentinelle! Sentinelle! Que dis-tu +de la nuit? + +Le poney de Philis se rua au milieu de ce dsespoir. Pourpre et +haletante, la petite criait: + +--Mais vous ne voyez donc rien! Regardez devant vous... Tenez! Tenez!... +L-bas, sur la route... + + + + +CHAPITRE V + +COMMENT LE ROI PAUSOLE FUT REU PAR LE PEUPLE DE TRYPHME. + + Le 30 janvier 1589, il se fit en la ville plusieurs processions + auxquelles il y a grande quantit d'enfans, tant fils que filles, + hommes et femmes, plus de cinq ou six cents personnes toutes nues, + tellement qu'on ne vit jamais si belle chose.--Dieu merci! + + _Journal des choses advenes Paris, depuis le 23 dcembre 1588._ + + +Sur la route, au grand soleil de juin, tout un cortge s'avanait +lentement, annonc par un brouhaha de voix, de chants et de musiques... + +Le page et Taxis s'arrtrent. + +--Qu'est-ce que c'est encore que cette multitude? dit Pausole qui les +avait rejoints. + +--Je crois, dit Giguelillot, que Tryphme prpare son bon monarque une +rception triomphale. + +--Comment? une rception? Mais je fais un voyage secret!... Peut-tre +n'ai-je pas gard en fait un rigoureux incognito, puisque j'ai la +couronne en tte; cependant, je n'avais prvenu personne et je suis +stupfait de ce que j'aperois. + +--Tryphme est sept kilomtres du palais. A bicyclette, cela se fait +en un quart d'heure. La ville entire a su votre dpart hier matin avant +midi. Elle a eu tout le temps de prparer un accueil cordial et pompeux, +et je crois bien que nous le subirons, Sire, quel qu'en soit notre +sentiment. + +--Tant pis, dit Pausole. Je m'y rsigne. Acceptons d'un visage aimable +ce qu'on voudra nous imposer. La popularit est une lourde charge; mais +fou qui rechignerait contre elle. + + * * * * * + +Dans le centre d'un rond-point ombreux qui largissait la route, la tte +de la procession fit halte six pas du Roi. + +Elle tait forme par deux jeunes filles califourchon sur des juments +arabes de robe blanche et longue queue. Leurs cheveux noirs taient +couronns de pivoines. Leurs jambes trs brunes se fonaient sur le poil +clatant des btes, et leurs pieds petits tombaient droit, n'ayant ni +selle ni triers. + +D'une seule main, chacune d'elles tenait les brides de moire et, de +l'autre, portait la hampe de bambou d'une bannire lgre qui, tendue +entre elles deux, levait sur le ciel ces mots de soie et d'argent: + +VIVE NOTRE BON ROI PAUSOLE! + +Plus loin, deux autres jeunes filles levaient une seconde bannire sur +laquelle on pouvait lire: + +TRYPHME EST HEUREUSE. + +Un troisime couple suivait avec cette dernire inscription: + +TRYPHME EST RECONNAISSANTE. + +Au del, de longues files de femmes qui portaient sur leur tte des +corbeilles de fleurs, encadraient d'abord la musique, puis les autorits +de la ville, hommes barbe ou vieillards rass, tous vtus de coutil +blanc. + +Derrire, marchait une foule norme. + +--Oh! que c'est joli! que c'est joli! dit Philis, la main au menton. +C'est pour nous, tout cela? pour nous deux? C'est une fte pour mon +mariage? + +--Oui, dit Pausole. Tu l'as devin. + +Alors, Philis cria: + +--Vivent les Tryphmoises! + +Sa voix perante traversa l'air mme au-dessus de toutes les fanfares, +et la foule rpondit: + +--Vive le Roi Pausole! + +Puis les ophiclides ayant fini leur marche sur douze cadences +parfaites, rptes selon toutes les coutumes, entonnrent l'Hymne +Pausolien dont cent voix chantaient les paroles. + + * * * * * + +Pausole ne l'couta pas debout. Un monsieur fort affair, la main +fbrile et l'oeil inquiet, ayant fait former le cercle toute la +procession, conduisit le Roi jusqu' une estrade, htivement chafaude +dans l'ombre verte du rond-point. + +Philis, n'y trouvant pas de sige pour elle, s'assit en riant sur un +petit coussin. Diane la Houppe, moins jalouse que la veille et pour de +bonnes raisons, se contenta d'un coussin semblable. Ainsi flanqu de ses +deux femmes comme une statue de marbre qu'entourent des figures +allgoriques, Pausole ouvrit les bras en inclinant la tte pour exprimer + tous qu'il se disait combl d'honneurs, et prit doucement place dans +son trne. + +Hlas! il prvoyait bien que l'loquence officielle devrait tre, ce +jour-l, reue comme un flau divin. + +Mais la Ville entendait flatter ses prfrences, et le premier de tous +les discours fut fait par un homme du peuple. + +--Sire, dit cet orateur, nous vous aimons bien, nous, les gueux, les +gens sans cabane. Quand on nous trouve tendus au pied d'un mur ou sur +la planche verte d'un banc, en train de dormir ou d'aimer, on ne nous +envoie pas en prison pour nous punir de n'tre pas riches. Quand nous +n'avons que deux sous pour nous acheter du pain, la loi ne nous force +pas d'aller voler six francs pour nous acheter un pantalon. Quand nous +n'avons ni sou ni maille, nous savons que nous pouvons entrer dans les +boulangeries royales o vous faites donner de quoi vivre aux loqueteux +que la faim travaille. Enfin tant que nous ne faisons rien contre ceux +qui nous laissent passer, nous avons le droit d'tre gueux et de ne pas +mourir tout de mme... On ne voit cela que dans notre pays. Le Roi +Pausole est un brave homme. + +Pausole tendit la main. + +--Ce discours me plat beaucoup. Qu'on donne ce pauvre claquedent une +maisonnette et une pension avec du tabac, du bon vin et deux ou trois +fortes filles pour chauffer ses draps en dcembre. Qu'on en donne autant +aux douze gueux qu'il dsignera de son plein gr. Je prends les frais de +leur entretien sur ma cassette particulire, et s'ils font des enfants, +je leur donnerai double rente. Enfin, qu'on runisse tous les autres +errants et qu'on remette chacun une petite pice d'or; c'est mon don +de joyeuse entre dans ma bonne ville de Tryphme. + +La foule poussa des acclamations. + + * * * * * + +Un autre orateur s'avana. + +--Sire, dit-il, nous vous bnissons, nous, les gens du petit commerce, +car vous nous laissez tranquilles, et nous vendons ce qu'il nous plat, +sans patentes ni privilges. Personne n'a le droit d'entrer chez nous de +la part du gouvernement: nos allumettes, nos cigares et mme nos cartes + jouer ne portent aucune estampille. Si l'acheteur mprise nos cravates +mais se sent du got pour la vendeuse et le lui exprime sur-le-champ, +nous pouvons fermer les yeux sur ce qui se passe dans l'arrire-boutique +sans que l'tat ouvre les siens dans un cas o personne ne rclame son +appui. Si, pour mieux joindre les deux bouts, nous dclarons teindre et +blanchir les mouchoirs que nous vendons, on ne vient pas tripler nos +impts pour nous pousser la faillite et ruiner du mme coup vingt-cinq +pauvres gens. C'est vous seul que nous devons, Sire, un sort que +l'Europe nous envie. Au nom de tout le petit commerce, je remercie Votre +Majest. + +--Mon ami, dit Pausole, vous n'accepteriez pas que je vous fisse une +largesse dont vous n'avez aucun besoin, mais je donne dix hectares des +terres de la couronne avec l'argent ncessaire pour construire une +maison de retraite aux petits commerants malchanceux. Si je pouvais +ajouter la moindre libert celles que vous avez dj, je le ferais +avec allgresse, mais le code de Tryphme ne me laissant pas le droit de +vous imposer une entrave (et je l'ai bien voulu ainsi) me retire en mme +temps le plaisir de vous apporter une libert de plus. Pntrez-vous de +vos satisfactions, puisque vous affirmez qu'elles sont vritables et +renversez mon successeur sans piti comme sans scrupule s'il prtend +restreindre d'une ligne l'infini que je livre vos initiatives. + +--Vous vivrez toujours! cria le peuple. + +--Je n'aime pas en douter, rpondit Pausole. + + * * * * * + +Un troisime personnage se prsenta. + +Le sens de son discours se lisait dans ses yeux, et plus encore dans le +long geste par lequel il annona le mouvement de sa premire priode. Au +nom des classes dirigeantes, il allait remercier le Roi des bnfices +que ses amis savaient tirer, eux aussi, de la grande loi tryphmoise. + +Mais le Roi l'arrta d'un mot. + +--Monsieur, ce n'est pas d'abord pour vous que j'ai chang toutes les +coutumes. Si ma loi vous plat, voil qui m'enchante, mais vous +conviendrez avec moi que vous pouviez atteindre au bonheur, dans la +limite des joies humaines, sans que je m'occupasse de vous taper les +joues pour vous empcher de pleurer. La stupide charge des lois n'tait +pas moindre sur vos ttes que sur les derniers de mes sujets. Leur +intrt, cependant, passait avant le vtre et je ne m'occupe de vous que +par-dessus le march. Cela n'empche point que je ne sois sensible +votre hommage et touch de vos remerciements. Vous tes homme, et comme +tous les hommes, vous aviez le droit strict de rgler votre vie avec +indpendance. J'ai le plaisir de vous saluer. + +Les acclamations redoublrent. + +--Bien... bien... dit Pausole, cela suffit. Je dclare la sance leve. +Le chef de la Sret gnrale est-il parmi les assistants? J'ai deux +mots lui dire en particulier. + + * * * * * + +Pausole et tous ses compagnons reprirent leurs diverses montures. Le +cortge, les porte-bannire, la foule, les bagages et les quarante +lanciers se suivirent dans un dsordre voulu par Giguelillot, qui venait +de prendre le commandement. + +Entre temps, le chef de la Sret, tenu l'cart par le Roi, entendit +les paroles suivantes: + +--J'aurais prfr, monsieur, passer les portes de Tryphme sant tre +reconnu ni connu, car je voyage dans un dessein que le mystre et le +silence ne sauraient trop favoriser. Mais, puisque aussi bien mon +dplacement n'est plus un secret pour personne, il ne me reste pas de +motifs raisonnables pour vous en cacher le but en me privant de vos +services dvous. Soyez donc mon auxiliaire. + +--Ce sera mon devoir et mon honneur, rpondit le fidle agent. + +--Ma fille, la Princesse Aline, a quitt le palais jeudi. Elle a eu pour +cela ses raisons et je ne permettrai personne de les mettre en +discussion. Un jeune homme la conseille, l'accompagne et la protge. +J'ignore o il l'a conduite et je dsirerais tre fix sur ce premier +point. J'ignore galement qui il est, et il serait bon que je fusse tir +de cette seconde incertitude. + +--Votre Majest peut-elle me donner un signalement? + +--Taxis! appela le Roi. + +Taxis, trs ple, comparut. Pausole lui dit voix basse: + +--Le chef de la Sret demande le signalement de l'inconnu que nous +poursuivons... + +--Ah! + +--Eh bien?... rpondez... l'avez-vous? + +Dchir par l'obligation d'obir, Taxis plongea une main tremblotante +dans sa poche et en tira un papier qu'il tendit. + +Le signalement! se disait-il, le signalement!... Ah! malheureux jeune +homme!... Admirable martyr!... Ils vont le reconnatre tout de suite et +c'est moi qui l'aurai livr! + +La pice tait ainsi conue: + + TAILLE Moyenne. + CHEVEUX Chtains. + BARBE Nant. + YEUX Gris. + FRONT Moyen. + NEZ Ordinaire. + BOUCHE Moyenne. + MENTON Rond. + VISAGE Ovale. + SIGNES PARTICULIERS. Nant. + +--Voil qui est parfait, dit le chef de la Sret. Avec ce signalement +caractristique, nous pouvons entrer en campagne. Mais quel ge? + +--Environ seize ans, dit Pausole. + +--Oh! fit Taxis... Seize... ou dix-huit... Moins de trente ans... +Probablement moins de trente ans... Il n'a pas t vu de prs... + +--Alors comment connat-on la couleur de ses yeux? demanda le policier. + +--Heu!... on la connat... il serait plus exact de dire qu'on la +suppose... + +--A-t-il de la barbe, enfin? Le signalement prtend que non. + +--Peu de barbe... Peu... Mais un peu... + +--Cela n'importe gure, d'ailleurs. Tel qu'il est, le document suffit, +et au del. + +Taxis se retira trs en hte. + +--Monsieur le chef, reprit Pausole, veuillez ne m'importuner ni de +questions ni de comptes rendus. Retenez, en outre, que vous avez mission +de dcouvrir, mais non pas d'arrter. Je ne vous donne qu'un mandat de +recherches. Ds que vous l'aurez su remplir, vous rdigerez un rapport +et le remettrez mon page: vous le voyez l-bas mont sur un zbre, aux +cts de la Reine Philis qui lui parle et rit en ce moment. Si pourtant +vos efforts aboutissaient entre l'heure de minuit et celle de midi, vous +auriez pour suprieur mon conseiller Taxis, qui nous quitte l'instant. +Car mon page n'a d'autorit que pendant la moiti du jour. Allez. Je +vous ai dit tout ce que vous deviez entendre. + + * * * * * + +Pendant cette conversation, Giguelillot s'tait rapproch de Philis. + +--Allez-vous-en, lui dit la petite avec une moue qui voulait tre +svre. + +--Pourquoi? + +--Parce que je vous trouve de plus en plus gentil. Et il parat que je +n'ai pas le droit de vous le dire. + +--Alors ne le dites pas... + +--Mais c'est que je le pense!... Allez-vous-en!... j'ai envie de vous +embrasser. + +--Mais non, mais non... + +--Si... l, dans le cou, derrire l'oreille o Vous m'avez mis hier un +baiser si bien fait, si bon... Je vais m'en donner un sur la main... +Faites attention!... Il est pour vous. + +--Je l'ai senti. + +--Moi aussi, allez!... + +Elle rougit beaucoup, sentant que Giglio la regardait. + +Ils se turent. + +--Mais partez donc, reprit-elle. Vous me faites dire des horreurs. + +--Ce n'est pas mon avis. + +--Vraiment?... Oh! si, tout de mme... Il ne faut pas m'couter, +voyez-vous... Je ne sais jamais ce qui est inconvenant... + +--Moi non plus. + +--Ainsi... j'ai pens vous tout le temps la nuit dernire quand vous +avez t parti... Est-ce que je peux vous dire a, ou non? + +--Si c'est la vrit... + +--Oh! je vous ai fait plaisir! vous vous tes troubl. Vous tes trs +content. Ah! Ah!... Restez l, maintenant, je vous dfends de me suivre. + +Devinant avec un instinct trs sr qu'il fallait s'en aller sur ce petit +effet, elle talonna son petit poney noir qui vint en quelques bonds se +ranger aux cts du Roi Pausole. + + * * * * * + +On entrait dans les faubourgs. + +De toutes parts, aux fentres, aux portes, sur les toits et sur les +arbres, une populace exultante se pressait, mlait des rires, levait des +bras frmissants, lanait des bouquets de cris joyeux. + +Ouvriers en chemise de couleur et en panlalon de toile bleue; bourgeois +en vtements de soleil, petites filles nues, trottins en bas rouges, +femmes en cotillons rays se penchaient au bord des trottoirs avec des +fleurs et des branches vertes. + +On entendait des cris, des voix soudaines: + +--Je le vois!... c'est lui!... le voil!... maman! maman!... le +voil!... oh! je l'ai bien vu! je l'ai vraiment bien vu! + +Et d'autres qui pleuraient: + +--Papa! porte-moi!... je suis trop petite!... o est-il?... prends-moi +sous les bras!... plus haut!... plus haut!... encore plus haut!... + +Une enfant de trois ans cria en brandissant par la patte une poupe +rose: + +--Ive le Roi!... le Roi Paupaul! + +Et Pausole la prit bout de bras pour l'embrasser sur les deux joues. + +Partout des arcs de triomphe chafauds en une nuit se dressaient au +coin des rues, l'entre des places et des carrefours. Toutes les +fentres taient pavoises. Des toffes de couleur, des feuillages, des +rameaux frissonnants, des roses, couvraient les maisons, les trottoirs, +les pavs et le ciel lui-mme. Depuis les portes de la cit jusqu' la +Grand'Place, dix-huit cents jeunes filles nues formaient une haie brune +et versaient un fleuve de roses rouges sur les pas du Roi et des Reines. +Les innombrables fleurs de juin tombaient des fentres dans la rue comme +des cascades au torrent. + + * * * * * + +Pausole saluait, saluait, ouvrait les bras, penchait la tte, levait +parfois une main qui semblait dire: C'est trop! Et sa bonne barbe et +ses bons yeux rendaient par leur expression douce l'enthousiasme de la +foule une affection toute paternelle qui enchantait les assistants. + +Philis, auprs de lui, se tenait trs raide, consciente de ses nouveaux +droits et de la part qu'elle pouvait prendre aux acclamations publiques. +Son regard tait svre et digne; mais pour se mettre dans le ton des +modes qu'elle voyait gnrales elle avait enlev l'pingle qui arrtait + mi-buste l'ouverture de son corsage, et elle montrait au peuple ses +seins levs l'ombre, tant fire de leurs pointes ples et de leur +peau transparente. + +Taxis cherchait dans sa Bible de saines distractions un tel spectacle; +mais le hasard l'ayant fait tomber sur le second livre des Chroniques, +il ne trouvait dans la biographie de Salomon que des exemples encore +plus scandaleux des turpitudes o peut sombrer le dvergondage royal. + +Diane la Houppe regardait la foule en soulevant le rideau de son +palanquin. + +Giguelillot, rebours sur sa selle, tenait par les mains deux jeunes +filles dont chacune tirait en avant une farandole mouvemente de soeurs, +d'amies ou d'inconnues. Ce qu'il leur disait devait tre d'un intrt +particulier, car, sitt qu'il avait prononc le moindre mot, on le +rptait d'un bout l'autre de la file avec d'assourdissants clats, et +le cortge avanait toujours, tranant derrire son tambot o +Giguelillot tait sirne, un double sillage de rires. + + + + +CHAPITRE VI + +DE LA PROMENADE QUE FIT PAUSOLE TRAVERS SA CAPITALE. + + Deux besoins qui runiront toujours les hommes en socits, le besoin + de l'ordre et celui de se perptuer, dterminrent ces nouveaux + habitants demander un chef et des femmes. + + BARON DE WIMPFEN, _Voyage Saint-Domingue_.--1789. + + +La prfecture et l'Htel de Ville s'tant, par hasard, entendus pour se +partager l'honneur de l'insigne prsence royale, Pausole accepta le +festin des conseillers municipaux et fit porter ses bagages dans les +appartements prpars chez le prfet. + +Il y avait bien quelque part un palais de la couronne, mais comme +Pausole ne venait jamais dans sa capitale, il avait consenti ce qu'on +transformt la vieille rsidence en un jeune muse populaire. + +Aussitt aprs le repas, Pausole ragaillardi et non pas fatigu par ses +deux jours de promenade, dclara qu'il ferait sur le dos de sa mule le +tour des bas quartiers de la ville. + +Macarie, d'un air placide, le reprit sur son chine et abaissa les deux +oreilles avec beaucoup de rsignation. + +Le Roi, Taxis et Giguelillot s'en allrent sans autre escorte. + +Autour d'eux, le peuple, toujours empress, mais un peu moins bruyant +que la veille, emplissait les rues et les fentres. On criait toujours: +Vive le Roi! et mme certaines voix disaient: Bonjour, Sire!, quoi +Pausole rpondait: Bonjour! Bonjour! mes amis! + +Des camelots parcouraient les trottoirs en annonant leurs feuilles +encore fraches: + +--Demandez _la Paix_! _l'Indpendant_! + +--_La Nudit_! son dition de cinq heures! + +Un petit bonhomme, se mprenant, hurla aux oreilles de Taxis: + +--_Le Moniteur gnral des jeunes filles louer_, vingt-cinq centimes +avec sa prime! + +--Qu'est-ce que c'est que la prime? demanda Guiguelillot. + +--Bon pour un baiser d'une minute toucher dimanche prochain! + +Mais le gamin se rangea lestement pour laisser passer une +voiture-rclame o deux Tryphmoises de vingt ans allongeaient les +lignes pures de leurs corps velouts sur une large bande d'annonce qui +portait en lettres normes une adresse de parfumeuse. + +--Voil de jolies personnes, dit Giguelillot fort veill. + +--Erreur! grommela Taxis. + +--Quelle femme saurait vous plaire? + +--Il en fut une, monsieur. + +--Oh! racontez-nous cela, rien n'est plus singulier. + +--Comment? fit le Roi presque srieux. Mais vous m'tonnez, monsieur le +Grand-Eunuque. Vous avez aim? Qu'est ce que cela veut dire? + +--Aim, non! Je n'ai jamais aim que l'ternel, Votre Majest ne +l'ignore point; mais j'ai un jour vivement senti la perfection de +l'oeuvre divine, devant une crature du sexe. En un mot j'ai connu une +dame qui ralisait parfaitement mon idal de la beaut. Je prcise en +disant: mon idal _physique_ de la beaut _morale_. Vous me comprenez? + +--Pas du tout; mais cela ne fait rien... Continuez. + +--Soit. Cette femme tait l'unique locataire de mon pre. Elle dirigeait +une petite maison toujours close et extrieurement dcente, un de ces +pavillons que M. Lebirbe combat, mais que j'estime, pour ma part, +excellents en ce qu'ils concentrent sur un point les impurets de la +ville entire, et surtout en ce qu'ils sont ennemis du scandale. Sur +cette question, les protestants, vous le savez, sont unanimes. La bonne +et digne femme me recevait souvent; mon pre savait que mes principes et +ma chastet native permettaient que j'entrasse chez elle sans y courir +aucun danger; le dimanche, en sortant du prche, j'allais jouer avec ses +enfants... Un jour donc, comme je puisais l une salutaire horreur du +vice par sa contemplation mme, nous vmes entrer cette digne personne +que mon pre estimait fort, car elle lui rapportait cinq mille francs +par an. Elle n'avait aucune chemise, et je fus frapp intrieurement. Sa +majestueuse obsit commandait avant tout le respect. On et dit qu'elle +tait enceinte de six enfants et qu'elle aurait su les nourrir tant elle +avait de vastes seins. On ne pouvait les voir sans comprendre que la +maternit est la mission premire et la suprme gloire de la femme, +monsieur. Enfin, pour comble de beaut... (de beaut morale, veux-je +dire) son ventre retombait devant elle avec une pudeur charmante jusque +vers le milieu de ses jambes. Sa poitrine tait un fichu; son abdomen +tait une jupe: ses enfants pouvaient donc la regarder sans crime: mme +nue, elle avait des voiles. + +Giguelillot lui serra les mains: + +--Ah! monsieur, j'ai le violent dsir de vous prendre pour ami intime, +car nous ne nous battrons jamais propos d'une femme qui passe. Et les +autres querelles ne comptent pas. + + * * * * * + +Pausole, qui n'coutait plus, montra devant une boutique un criteau +orn d'une palme: Socit Lebirbe. Grand Prix d'honneur. + +--C'est ici, demanda-t-il, que demeure la laurate? + +--Oui, Sire, dit un voisin. + +--O est cette enfant? reprit le Roi. Je la veux fliciter. En effet, si +M. Lebirbe exprime parfois des voeux dont la ralisation serait funeste +pour les liberts publiques, il est plein de sens et il voit juste sur +le chapitre des principes qu'il faut rpandre autour de soi. Je suis sr +qu'il a fait un choix clair entre toutes les jouvencelles qui +pouvaient aspirer la couronne de roses. O est l'heureuse rosire? +Dites-lui que je lui fais une visite. + +La jeune fille descendit en hte, et, ds qu'elle aperut le Roi, elle +enleva prestement sa cotte et son fichu comme on retire un tablier pour +s'endimancher l'office. + +Elle tait jolie de la tte aux pieds. + +--On t'a couronne? dit le Roi. + +--Oui, Sire, on a t bien bon. + +--Tu le mritais? + +--Comme beaucoup d'autres. J'ai eu de la chance, voil tout. + +--Mais qu'avais-tu fait pour tre rosire? + +--Sire, mes parents sont ptissiers. Les quatre marmitons ont demand ma +main et chacun d'eux a dit qu'il se tuerait si je ne la lui donnais pas. + +--C'tait un cas difficile. Comment l'as-tu rsolu? + +--Oh! je n'ai pas voulu de suicides dans ma petite vie. Je les ai +pouss tous les quatre. Il faut tre bonne fille, n'est-ce pas, Sire? +Les hommes sont si malheureux quand on les laisse la porte! Ils +veulent bien peu de chose! Pourquoi leur refuser? + +--Eh! si un cinquime se prsente, il faudra bien que tu lui dises +non... + +--Je n'ai jamais dit non personne, Sire, ce n'est pas dans mon +caractre. Mes maris ont compris tout de suite que j'tais gentille avec +eux et que je n'avais pas de raisons pour tre mauvaise avec les autres. +Tout le monde me trouve jolie dans le quartier. Je ne dis pas que tout +le monde me plat, mais que voulez-vous? chacun pratique la charit +comme il l'entend. On n'est pas riche la maison, je donne ce que j'ai, +j'aime faire plaisir et le soir je m'endors contente quand je me dis que +j'ai eu bon coeur pour tous ceux qui me tendaient la main. C'est ma +petite vertu, moi. + +Pausole demeurait rveur. + +--Je n'aurais rien dire, fit-il, si tu ne t'tais pas marie. Le +mariage est une abdication volontaire de la libert. On peut la +rvoquer, cette abdication; mais alors il faut se sparer... + +--Oh! nous n'en voyons pas si long! Je me suis marie avec les marmitons +de mes parents. Ils tiennent la maison. Moi, je fais le mnage. C'est +notre intrt de rester ensemble, et, comme nous nous aimons bien, tout +s'arrange. Quand la nuit est passe, quand le mnage est fini, je reste +seule et je n'ai rien faire. Mes maris sont leur travail. Alors, +comme tant d'autres, je pourrais aller de porte en porte causer avec les +commres et dire du mal des voisins. Moi, je trouve que quand on a vingt +ans, on peut s'occuper mieux que cela. Aussitt que j'ai pos ma jupe, +je me laisse emmener par l'un ou l'autre: au moins, ce n'est pas du +temps perdu. + +--Allons, dit Pausole, je vieillis. Je vois que je suis ractionnaire et +que les moeurs marchent en avant. Je ne te condamnerai pas, ma fille. Au +fond, tu appliques mieux mes lois que je n'ai su le faire en personne. +Jusqu'ici, j'avais pour jurisprudence de frapper toutes les femmes +adultres qui ne fuyaient pas de chez elles. Un dieu s'est montr jadis +plus indulgent que je ne le fus. Il faut que la libert ne puisse pas +tre abdique, mme par consentement mutuel. Ton exemple me frappe, mon +enfant, car tu te passes de mes principes et tu as, comme tu dis, ta +petite vertu toi, qui est peut-tre bien la grande. Donne-moi la main, +je te flicite. + + * * * * * + +Pausole continua ses visites, il entra dans les ateliers, dans les +boutiques, dans les hangars; il questionna les vagabonds qui dormaient +le long des murs, il serra beaucoup de mains noires et vit beaucoup de +visages souriants. Personne ne se plaignait de la vie au point +d'attaquer le gouvernement. + +Rentr la prfecture, il subit un second festin, couta de nouveaux +discours et serra de nouvelles mains avec une croissante fatigue. + +Comme les invits se formaient par groupes dans les salons prfectoraux +orns des portraits de Pausole et de ses Reines favorites, le chef de la +Sret surgit au moment o le Roi venait d'emmener dans un coin cart +Giguelillot par le coude gauche, afin de lui parler posie. + +S'inclinant avec une dfrence qu'altrait la fiert de la tche +russie, le chef pronona lentement ces paroles: + +--J'ai l'honneur d'annoncer Votre Majest que son auguste fille, la +Princesse Aline, est retrouve saine et sauve. + +--Dj? s'cria Pausole. + +--Oui, Sire. Vous tes obi. + + + + +CHAPITRE VII + +O LE LECTEUR RETROUVE HEUREUSEMENT LES HRONES DE CETTE HISTOIRE. + + Ds que je fus couche, je lui dis: --Approchez-vous, mon petit + coeur. Elle ne se fit pas prier et nous nous baismes d'une manire + fort tendre... + + _Histoire de Mme la comtesse des Barres_, 1742. + + +Aline et Mirabelle, sortant de l'htel du Coq, arrivrent la ville +vers dix heures du soir. + +Tryphme, endormie aux heures du soleil, s'anime au crpuscule et reste +veille tard. Toutes les boutiques taient ouvertes le long des rues +pleines de passants quand les deux amies se mlrent la foule, et +Mirabelle en profita pour s'habiller sans plus attendre. Le sentiment de +sa nudit tait le plus dsagrable qu'elle et encore prouv. Bien +qu'elle coudoyt beaucoup d'autres jeunes filles aussi dcouvertes +qu'elle-mme, ses yeux croyaient voir tous les yeux fixs sur un point +de sa personne, et cela ne pouvait pas se supporter,--au moins de la +part d'une multitude. + +Elle entra donc dans une boutique et expliqua ce qu'elle dsirait. + +--Oh! madame, fit la marchande, en la considrant des pieds la tte, +ce n'est pas mon intrt de parler comme je le fais, mais quel dommage +d'habiller madame! Quand on a la poitrine si jeune, le ventre si fin, +les jambes si bien faites, peut-on cacher des choses pareilles? + +--C'est mon caprice, dit Mirabelle. + +--Alors, mettez des transparents... Je peux faire Madame une petite +robe Empire en linon blanc sans doublure, trs collante autour des +hanches... De loin, cela fait robe, et de prs, c'est comme si l'on +n'avait rien... J'ai l du linon tout ce qu'il y a de lger. On lirait +le journal travers. Madame veut-elle essayer?... Ou bien est-ce que +madame prfre le tulle noir? mais c'est plutt robe de bal. + +--Non, rien de tout cela. De la batiste, des bas de fil, une jupe de +toile toute faite et une chemisette bleue, voil ce qu'il me faut. +Donnez-en autant ma soeur qui dsire s'habiller exactement comme moi. + +--Enfin... je veux bien, dit la brave femme. Vrai, c'est pch de vous +obir. + +Habilles, elles achetrent des canotiers quelconques, mais de paille et +de ruban semblables. Mirabelle y tenait beaucoup. + +Puis elles sortirent. + + * * * * * + +--Grande soeur, dit Line en souriant, o irons-nous passer la nuit? + +Malgr le conseil de Giguelillot, Mirabelle rpondit vivement: + +-- l'htel. + +--Pourquoi pas dans cette maison dont le page nous a donn l'adresse? + +--Cela m'effraye, tous ces garons et toutes ces petites filles +ensemble... + +--Ils doivent tant s'amuser! Tu ne veux pas aller voir? + +--On nous retiendrait peut-tre... Je ne suis pas tranquille. L'htel +est plus sr. + +--Le page disait bien le contraire. Et il est si intelligent!... +N'est-ce pas qu'il est gentil, ce petit page, Mirabelle? + +--Ah!... tu trouves? + +--Oui... J'aime beaucoup ses yeux. + +--Moi pas! + +--Oh! je t'ai fait de la peine. Tu es devenue blanche... + +--Pas le moins du monde. Je ne suis pas de ton avis, voil tout. + +--Mais comme tu es nerveuse! Pourquoi t'ai-je dit cela?... Pardon, +Mirabelle, je ne le dirai plus... Viens dans un petit coin noir, tout de +suite... + +--Pourquoi? + +--Pour que je t'embrasse... Si tu me le permets. + +Elles prirent une rue obscure et trouvrent l'abri souhait: derrire un +tombereau de sable qu'on avait laiss l sur cales, les deux jeunes +filles, bouche bouche, se prouvrent une fidle tendresse. + +--Viens, soupira Mirabelle. Dpchons-nous, il est tard. Il nous faut +une chambre, tu sais. + +--Oui, dit Line, j'ai bien sommeil encore. Depuis trois jours j'ai si +peu dormi... Je me sens faible, faible, ce soir. Et j'ai mal aux +jambes... Comment cela se fait-il? Nous n'avons gure march, pourtant? + +--C'est parce que tu grandis. Je suis contente de cela. Bon signe, ma +chrie. + +Line croyait tout ce qu'on lui disait et ne s'inquita pas davantage. + +Dans une avenue silencieuse, elles s'arrtrent devant un htel qui +paraissait trs convenable et qui avait pour enseigne: _Htel du +Sein-Blanc et de Westphalie_. + +Elles y pntrrent. Mirabelle choisit une chambre grand lit, trs +vaste, avec des miradores qui lui assuraient une prcieuse fracheur. + +Au moment o elles gagnaient l'ascenseur, la directrice prit part +Mirabelle et s'excusa profondment: l'htel avait six attachs chargs +du service de nuit prs des dames qui voyageaient seules; mais il tait +venu dans l'aprs-midi une famille de sept Anglaises qui avaient retenu +par tlgramme toute cette partie du personnel et la maison se trouvait +ainsi dmunie pour quarante-huit heures. La directrice offrait de les +remplacer, au moins dans la mesure du possible, en rveillant les deux +petits grooms, qui taient sans doute un peu jeunes, mais passaient pour +trs gentils. Elle demandait, en outre, si ces dames resteraient +plusieurs jours afin de les inscrire sur-le-champ pour les premiers +attachs disponibles. + +Mirabelle la laissa parler; puis elle rpondit simplement: + +--Ma petite soeur et moi, madame, nous n'avons besoin de personne. + + peine enfermes dans leur chambre, elles se dshabillrent avec +lassitude. Line dormait en faisant sa toilette et restait les doigts +dans ses cheveux sans pouvoir terminer sa natte. + +Mirabelle, mlancolique, mais patiente et rsigne, la coucha comme une +enfant. + +--Bonsoir, Mirabelle... Dors bien... murmura Line en tendant la bouche, +mais sans pouvoir rouvrir les yeux. + +--Bonsoir, ma chrie... je ne t'veillerai pas. + +--Bien gentille... bonne nuit. + +Mirabelle se glissa le long de son amie, prit tendrement le petit corps +entre ses belles jambes jalouses, posa la tte blonde sur sa poitrine et +ne put s'endormir que longtemps, longtemps aprs. + + * * * * * + +Elle s'veilla cependant la premire, sonna, sauta du lit et sortit dans +le couloir afin de donner ses ordres silencieusement. + +Il lui fallait des fleurs, des gerbes, des brasses, des bottes de +fleurs. Elle en mit partout, sur les tables, la chemine, les divans, +les chaises, les consoles. Elle en mit derrire les cadres, dans les +marges de toutes les glaces, et jusque dans les gonds des hautes +portes-fentres ouvertes. Elle en joncha le tapis, elle en couvrit la +couche. Autour du cher profil de Line endormie elle en rougit l'oreiller +blanc, et Line fut veille par leur immense parfum. + +Les deux mains jointes sous la joue, souriante des yeux et de la bouche, +la natte ramene sur la poitrine et un sein dans le pli du coude, elle +appela Mirabelle qui mit genou en terre comme si elle mimait un ballet +d'amour. + +Line avait l'me reconnaissante. Elle runit ses bras nus derrire le +cou de son amie, baucha quelques baisers plus sonores que voluptueux, +puis tourna doucement la tte de Mirabelle de faon poser l'oreille +sur sa bouche et lui offrit sans dtours ce que la jeune fille pouvait +dsirer de plus agrable ses tentations. + +Mirabelle ne se fit pas prier. Ayant prouv douze heures durant toute la +discrtion dont elle tait susceptible, elle jugea qu'elle avait atteint +l'extrme limite de la rserve et qu'il lui devenait permis de se +montrer enfin telle que les dieux l'avaient faite. + +Sa franchise, durant quatre heures, se montra sous tous les aspects. +Aprs plusieurs attendrissements qui l'branlrent jusqu'au fond de sa +jeune et prompte motion, Line avoua qu'elle tait dcidment souffrante +et qu'elle n'aurait pas mme la force de se lever pour djeuner sur une +chaise. + +Elle prit son repas au bord du lit. + +Cependant la journe s'avanait. Mirabelle rangea la chambre, reut les +vtements, les plia, en ancienne apprentie soigneuse, et, comme il +fallait bien mditer aussi les exigences de la vie pratique, elle visita +les porte-monnaie et fit le compte des richesses communes. + +Deux journes d'auberge au village, les achats de vtements, les fleurs, +avaient absorb les trois quarts de ce que contenaient les petites +bourses... + +Mirabelle, toute soucieuse, baucha des combinaisons... + +-- quoi penses-tu? demanda Line. + +-- toi, chrie... Il faut que je sorte... + +--Tu penses moi et tu me quittes? + +--Pas pour longtemps... Deux heures peut-tre... Si je n'tais pas +rentre l'heure du dner, tu ne t'inquiterais pas, le promets-tu? + +--Oh! mais comme je vais m'ennuyer! Pourquoi faut-il que tu sortes? + +--Ne me demande pas... C'est pour nous deux... Ds que je serai sortie, +ferme bien la porte, n'est-ce pas? et ne laisse entrer personne... +Puisque tu es fatigue, tu devrais faire une longue sieste en +m'attendant... + +Elle prit des ciseaux, se coupa une boucle brune et la fixa au second +oreiller avec une pingle cheveux. + +--Tiens, mon amour, voici un peu de moi pour que tu ne te sentes pas +seule... + + + + +CHAPITRE VIII + +O LES VNEMENTS SE PRCIPITENT. + + Il toit trop poli, trop galant pour desobliger un sexe dont il avoit + toujours t l'idole. Ds qu'une jolie femme se prsentoit, elle tait + sre d'tre place. + + _Le Cosmopolite._--1751. + + +--Ma fille est retrouve? dit Pausole. C'est fort heureux pour elle. +Mais quelle heure singulire vous avez choisie, monsieur, pour une +pareille dcouverte! + +--Sire... je suis confondu... Nous ne choisissons gure les... + +--Comment voulez-vous que j'aille courir les rues quelques instants +avant minuit, un soir de fte, en pleine foule, au milieu des plaisirs +et sans doute des excs que toute fte conseille et mme facilite, pour +une dmarche aussi intime, aussi dlicate, aussi scabreuse que de +pntrer en personne dans l'appartement clandestin d'une Altesse royale +avec le dessein paternel de ressaisir son affection? La Princesse Aline +se couche neuf heures, monsieur le chef de la Sret. Elle est +certainement au repos en ce moment. J'arriverais comme un personnage de +vaudeville au milieu d'un flagrant dlit et cette seule ide m'est +odieuse. Vous m'en voyez tout rvolt. Allez, monsieur, vous tes un +maladroit! + +--Mais, Sire, c'est votre ministre, l'honorable, seigneur Taxis, qui m'a +conseill de... + +--Encore lui! Toujours cet homme! Je n'apprends donc rien de +malencontreux, de brouillon, d'impolitique sans qu'il n'y ait sa part de +responsabilit! Il se rendra intolrable, et je ne sais pas vraiment si +je ne finirai point par me priver de tels services o je ne recueille +que trouble et vicissitude... Allez! vous dis-je; je suis trs +mcontent... Rglez la suite avec mon page. Je ne veux plus m'occuper de +rien. + +Giguelillot emmena le malheureux. + +--Pourquoi venir parler de cela au Roi? lui dit-il. Si vous m'aviez pris + part, je vous aurais prvenu d'un mot... Voyons, dites-moi ce que vous +savez. J'essayerai d'arranger les choses. + +Le chef de la Sret expliqua que la Princesse Aline avait t +retrouve, non avec un jeune homme, comme on croyait le savoir, mais +avec une jeune fille un peu plus ge qu'elle, htel du Sein-Blanc et de +Westphalie. Il ajouta que, deux agents rests pendant trois heures aux +coutes derrire la porte avaient fait le rapport le plus singulier de +tout ce qu'ils avaient su entendre. Il insista pour obtenir que +l'arrestation ft prompte, disant que, plusieurs reprises, Son Altesse +s'tait plainte d'une lassitude extrme et que le souci de l'auguste +sant devait primer, semblait-il, toute autre considration. + +--Ne savez-vous rien de plus? demanda Giguelillot. + +--L'inconnue parlait d'une absence qu'elle avait faite dans le courant +de l'aprs-midi et qui a t confirme par le portier de l'htel. + +--O pouvait-elle aller? + +--Elle refusait de le dire; mais elle rapportait deux cents francs d'une +mystrieuse origine, et une bague qu'elle voulait revendre sans la +garder un seul jour. + +--C'est tout ce qu'on sait? + +--Demain lundi, de quatre huit, elle sortira une seconde fois. + +--Ah! ah! c'est trs intressant. + +Giglio remercia le policier, lui ordonna de faire cesser la surveillance +le lendemain quatre heures prcises, et surtout de renoncer toute +communication avec Taxis, d'une part, avec Pausole, de l'autre. + + * * * * * + +Il achevait peine, lorsqu'un grand mouvement se fit autour de lui, + +Le Roi venait de manifester au prfet qu'il lui tait agrable de se +retirer dans ses appartements avec la jeune femme qu'il avait pouse le +matin mme. + +Giguelillot traversa vivement le salon, s'approcha de Diane la Houppe +et prit en penchant la tte sur l'paule un air suppliant et doux... + +Diane frona les sourcils sans pouvoir en mme temps s'empcher de +sourire, et, le visage tendu en avant, elle articula nettement: + +--Oui. + +Puis, dans un rire silencieux, elle murmura non sans bravade: + +--Tu ne diras plus, petite horreur, que tu n'as jamais entendu ce +mot-l. + + * * * * * + +Il la rejoignit une heure plus tard. Elle l'attendait sur une chaise +longue; ses cheveux noirs ondulaient largement sur chacune de ses joues +et la recouvraient jusqu' la hanche. Il ne vit de son expression que +deux yeux trs brillants et une bouche humide... + +--Eh bien, madame, dit-il, je vous ai obi. La Princesse Aline n'est pas +arrte. + +--Oh! tu es gentil! tu es si gentil! + +--Quelle rcompense aurai-je? + +--Toutes celles que tu aimes. + +Elle ferma doucement le verrou, tandis qu'il teignait toutes les lampes +lectriques, sauf une qu'il posa sur le sol, afin de laisser le sommet +du lit dans une demi-obscurit. Il retira son costume jaune et bleu dans +le cabinet de toilette. Un flacon de parfum s'offrait: il le reconnut +aussitt et s'en versa par attention. + +Mais lorsqu'il frissonna enfin dans les bras de la jeune femme il se +sentit presque humili, ou, si l'on peut le dire, inutile. Son gracieux +talent ne lui servait rien. Diane obissait aux caresses avec un tel +empressement que toute subtilit devenait ruse perdue. Dj elle avait +ressenti ce qu'il s'occupait de lui suggrer avec plus de mthode +qu'elle n'avait de patience. Ainsi plusieurs fois de suite elle le +dconcerta. + +Au milieu de la nuit, comme pour le dominer et le maintenir au moment o +elle attendait de lui des rponses presque solennelles, Diane la +Houppe s'tendit avec un soupir sur celui qu'elle chrissait tant, +s'accouda de chaque ct, le frla rgulirement de ses seins gonfls et +souples dont la caresse passait tide et lui dit avec effort: + +--Tu m'aimes? + +--Oui. + +--Combien de temps m'aimeras-tu? + +--Toujours. + +--Alors... je peux te confier... un secret? + +--Tu peux. + +--Le Roi m'a dit qu'il songeait permettre aux pages... d'entrer dans +le harem... et qu'il fermerait les yeux sur... ce qui se passerait... +trs probablement. + +--Admirable inspiration! + +--Oh! ne ris pas!... Je suis si contente!... Nous pourrons nous +revoir... Maintenant cela m'est bien gal que la blanche Aline soit +prise... puisque cela ne nous spare plus... + +--Amour!... + +--Mais tu vas me jurer quelque chose. + +--Tout ce que tu voudras. + +--Il y a tant de femmes au harem... Sais-je seulement si quelqu'une ne +te fera pas la cour? Souviens-toi, Djilio, souviens-toi que je me suis +soumise la premire... et jure-moi que les autres n'obtiendront rien de +ta bouche... Jure-moi que personne ne t'treindra comme je t'treins... +avec mon corps et mon me!... Jure, Djilio! Donne-toi comme je me donne! + +Giguelillot ne fit aucune difficult. Il jura selon les traditions et +prit le ton qui convenait la circonstance. Puis il quitta la belle +Diane afin de ne pas la compromettre, ainsi qu'il le lui fit +comprendre,--et aussi pour dormir tranquille, mais il ne dit rien de +cette-raison-l. + + * * * * * + +Le lendemain, comme il passait dans le corridor prfectoral, un appel +murmur mais pressant lui fit retourner la tte. + +Le petit visage de Philis se hasardait, timidement, derrire une porte +entre-bille. + +La porte s'ouvrit tout fait, puis se referma sur eux deux. + +--Le Roi dort, dit Philis. Restons l,... Nous ne serons pas surpris. + +--Comment! midi et demi, le Roi dort encore? + +--Pas depuis longtemps! expliqua la petite avec une certaine fiert. + +--Et vous? + +--Moi! je n'ai pas sommeil quand je pense vous. Il y a une heure que +je vous attends derrire cette porte. + +--Que vouliez-vous de moi? + +Elle prit un air pench: + +--Une petite leon, monsieur... Vous ne m'en avez donn qu'une et je +l'ai vite apprise par coeur, mais je ne ferai jamais de progrs si vous +ne m'enseignez qu'une rgle sur quatre... + +Giguelillot la flicita de ses dispositions studieuses. Toutefois, comme +il ne trouvait ni agrable ni dcent le rle qu'on voulait lui faire +jouer, il dcida que dans l'intrt mme de l'lve, la seconde leon +devait tre plus exprimentale que thorique, et, consultant ses +fantaisies plutt que les devoirs de sa tche, il abusa diversement de +l'acceptation pralable que Philis exprimait toujours l'tourdie, avec +un jeune lan de confiance et parfois de curiosit. + +Philis apprit les quatre rgles. Son esprit s'ouvrait peu peu toutes +les lumires nouvelles d'une science qui la ravissait, et qui n'tait +jamais trop difficile, prtendait-elle, pour ses jeunes comprhensions. +Cependant aprs une heure et quart Giguelillot lui dit en ami que son +petit cerveau dlicat avait assez travaill. + +Elle le retint: + +--Vous vous en allez? + +--Jusqu' ce soir. + +--Vous sortez en ville? + +--Oui. + +--Puis-je vous donner une commission? + +--Laquelle? + +--coutez... Ma soeur n'a pas toujours t gentille pour moi... mais je +l'aime bien tout de mme... et je suis triste qu'elle soit partie... +Vous tes si adroit, petit ami... Vous pourrez peut-tre dcouvrir son +adresse... et la voir un instant... et lui parler de moi... Cherchez-la, +vous me ferez plaisir... Gardez son secret, je n'en veux pas... mais +dites-moi si elle va bien... Je ne vous demande pas autre chose... + +--Vous le saurez ce soir, dit Giguelillot. + +--C'est gentil... Encore un petit mot... Vous lui parlerez... vous lui +parlerez de tout prs... Ne l'embrassez pas... + +--Je vous le promets. + +--Mme si elle a l'air d'en avoir envie? + +--Les jeunes filles n'ont jamais cet air-l, mademoiselle. + +--Oh!... alors on voit bien que vous ne les connaissez pas! + + * * * * * + +Giguelillot djeuna fort tranquillement, fit plusieurs amis l'aveu +confidentiel de son dpart pour une enqute, afin que cela ft +immdiatement rpt au Roi. Puis il sortit, seul et sans canne. + +Devant l'htel de la prfecture, sur la planche d'un banc public, il +aperut la belle Thierrette, qui, les deux mains croises en poing et le +corps courb en cerceau, posait, sans en avoir conscience, pour la +statue monumentale du Dcouragement silencieux. + +Il la releva par le menton. + +--Eh bien, pauvre Thierrette, cela ne va pas? dit-il. + +--Ah! monsieur! je ne peux pas suffire... Ce n'est pourtant pas faute de +bonne volont... J'y mets tout mon coeur, vous savez... je me mets en +quatre pour contenter... mais il y a trop d'ouvrage... Je vais demander +mon compte. + +--Dj? Dj? Comment, toi, une forte fille, avec tes muscles et ta +sant, tu ne peux pas crier: Vive l'arme! pendant deux jours de +suite? Qui est-ce qui m'a flanqu une mauviette pareille, sacr nom d'un +chien? + +--Mauviette? Je voudrais bien en voir une autre ma place!... Monsieur, +ils amnent leurs amis, maintenant!... Un rgiment, passe encore, mais +toute la ville, je ne peux pas... Alors je viens vous prier... pour si +vous connaissiez une maison plus tranquille... mme avec plusieurs +matres... pourvu qu'ils ne soient pas plus de cinquante... + +--Allons, console-toi. Je sais ce qu'il te faut. De ma propre autorit +je te nomme ribaude ordinaire la suite du corps des pages. Nous sommes +quinze peine... + +--Oh! si ce n'est que cela! + +--... Et nous avons tous beaucoup d'amies; mais il nous manquait... +comment dirai-je... quelqu'un qui ft porte... Les soubrettes du Roi +ne sont jamais seules l'heure o on leur rend visite... On ne peut pas +compter sur elles... Toi, tu seras notre petit harem particulier. C'est +entendu. Sche tes larmes. + +La paysanne se confondit en remerciements et resta cloue sur la place. + +La quittant avec un geste d'encouragement et d'entrain, Giguelillot fut +d'abord s'acheter des cigarettes, puis il se rendit vers les lieux o il +savait pouvoir rencontrer Galate. + +C'tait un petit htel blanc, fort convenable d'aspect, et dont rien ne +dcelait la vie intrieure. + +Le page sonna. On l'introduisit auprs d'une grande dame ge qui avait +de parfaites faons et qui s'enquit tout de suite de ses prfrences, +c'est--dire qu'elle lui demanda s'il fallait faire prvenir en ville +Mme X., femme d'un magistrat, personne blonde trs effarouche, ou +plutt Mme Y., dont la photographie tait sur la chemine. + +Mais Giglio, sans y toucher, fit en quelques mots prcis le portrait +d'une jeune fille idale qui ressemblait Galate comme Galate son +miroir. + +On le laissa seul dans une chambre, et, aprs vingt minutes d'attente +pendant lesquelles on fit semblant d'aller qurir l'ingnue chez elle, +il vit entrer Mlle Lebirbe qui venait simplement de la chambre voisine. + +Ds qu'elle l'aperut, elle poussa un cri et, dtournant la tte, se mit + pleurer. + +Au lieu de triompher par un Je vous l'avais bien dit! qui ne lui et +pas apport les consolations indiques, Giglio s'approcha d'elle et lui +prit la main: + +--Qu'avez-vous? + +--Ah! vous tes gentil d'tre venu! + +Ses larmes redoublrent. Elle reprit: + +--Vous aviez raison... vous m'avez parl comme un ami... J'ai eu tort de +ne pas vous croire... On a t si grossier pour moi, si vous saviez!... +Je ne suis pas plus heureuse que dans ma famille... + +--Vous retourneriez chez votre pre? + +--Oh! non! mais je veux sortir d'ici. + +--Personne n'a le droit de vous retenir. O irez-vous quand vous serez +sortie? + +--Je ne sais pas... + +Puis, de plus en plus dsespre, elle sanglota: + +--Je suis amoureuse. + +Giglio ne comprenait plus. + +--Vous dites? + +Elle ne rpondit rien. + +--Amoureuse de qui? + +Elle hsita encore, sourit lgrement, soupira, et dit enfin: + +--De votre amie. + + * * * * * + +Trs srieux, le page hasarda: + +--Est-ce que vous ne pourriez pas dsigner plus clairement... + +--Votre amie de l'htel du Coq... L'ane des deux... Elle est venue +ici... Elle avait besoin d'argent, parat-il... Ah! si vous aviez vu ma +joie quand je l'ai aperue... N'est-ce pas qu'il y a des hasards +providentiels et que nous tions prdestines nous retrouver un jour, +peut-tre pour longtemps? + +--Ce n'est pas douteux, dit Giguelillot qui entrevit des machiavlismes. + +--Vous savez que j'en suis folle? reprit Galate. Je comprends +maintenant tout ce que j'ai vu par ma fentre, au bout de ma lorgnette +qui tremblait... Nous sommes restes seules une demi-heure dans un salon +d'attente... Je crois bien qu'elle en aime une autre et nanmoins elle +m'a aime... pour se purifier, disait-elle, de ce qu'elle allait faire +dans l'horrible endroit o je suis encore. Quand je pense qu'elle va +revenir dans une demi-heure et que peut-tre nous ne nous reverrons +pas... + +--Vous vous reverrez, dit Giguelillot, ce soir mme, et pour longtemps. + +--Je le lui ai demand. Elle ne veut pas. + +--Elle voudra... Croyez-moi aujourd'hui puisque vous regrettez de ne +m'avoir pas cru avant-hier... Venez ici crire une lettre. Demandez ce +qu'il faut pour cela. + +Une esclave en bonnet apporta un buvard. + +--Vous allez, dit Giguelillot, crire la jeune fille que vous esprez, +que vous attendez ici mme. + +--Pourquoi? + +--Pour lui dire d'abord ce que vous pensez d'elle... + +--Elle le sait. + +--Elle ne le sait pas. Rien ne vaut une dclaration crite... Dites-lui +par lettre tout ce que vous lui avez dit en pense depuis que vous +l'avez quitte... Et enfin... + +--Mais puisqu'elle va venir? + +--Oh! il ne faut pas lui en parler. C'est trs important. Vous gteriez +tout. + +--Soit... + +--Dites-lui donc ce que vous pensez d'elle, et donnez-lui rendez-vous +pour ce soir au Jardin-Royal, sous le monument de Flicien Rops. + +--Elle y sera? + +--Elle y sera. Je m'y engage. Mais dpchez-vous. Le temps presse. + +Galate crivit sa lettre, puis, la tendant: + +-- quelle adresse? + +--Je me charge de la faire parvenir. + +--Et le rsultat? + +--Ce soir vous serez toute seule avec cette jeune personne et vous +l'emmnerez o il vous plaira... Je vous conseille d'aller en France. + +--Vous ne vous moquez pas de moi? + +--Voulez-vous me dire pourquoi je me moquerais de vous?... et si jusqu' +prsent je vous ai laiss croire que je faisais de fines mystifications +autour de votre personne? + +--Pardonnez-moi, mon ami. Merci... Merci de tout coeur... Vous +reverrai-je? + +--Non... ou du moins... pas cette semaine... On se revoit toujours: le +monde est si petit. Mais je vous chasse d'o vous tes, et ne vous donne +aucun rendez-vous. C'est la meilleure preuve que je puisse vous offrir +de ma respectueuse amiti. + + + + +CHAPITRE IX + +O GIGUELILLOT, LUI AUSSI, DEVIENT AMOUREUX. + + Le garon est pour la fille, + La fille est pour le garon; + Quoi qu'on fasse et qu'on babille, + Ce n'est, ma foi, que vtille, + Que mystre et que faon. + Le filet est pour l'anguille + Et le trou pour la cheville, + La limace la coquille, + La coquille au limaon. + Le garon est pour la fille, + La fille pour le garon. + + Le manche pour la faucille + Et la balle pour la grille, + Le fil pour la canetille + Et la pomme pour l'aron, + L'appt est pour l'hameon, + Le bout pour le nourrisson, + Et l'oiseau pour le buisson, + Et le garon pour la fille. + Le cheval est pour l'trille + Et pour le caparasson, + Le tillac est pour la quille, + La cage pour le pinson, + Et l'tang pour le poisson, + Et l'ente pour l'cusson, + Et l'py pour la moisson, + Le rocher est pour l'anguille, + La fille pour le garon. + . . . . . . . . . . . . + + _Virelai de CLAUDE LE PETIT._--1660. + + +Lorsque Giguelillot se rendit enfin htel du Sein-Blanc et de +Westphalie--car vous pensez bien qu'il y courut--Mirabelle venait de +sortir. + +Il frappa trois coups discrets, et attendit: + +--Qui est l? + +--Moi. + +--Vous?... le page de papa? dit Line tout bas, dans la serrure. + +--Puis-je entrer? + +--On m'a bien dfendu d'ouvrir... Mais puisque c'est vous, il n'y a pas +de danger. + +Elle lui ouvrit, et, se haussant sur la pointe des pieds, elle lui +tendit la joue. + +--Embrassez-moi, dit-elle, je vous le permets... Sur l'autre joue +aussi... La vtre, maintenant... + +Elle soupira. + +--J'ai bien des choses vous dire... Asseyons-nous tout prs, sur le +canap... Comment vous appelez-vous? + +--Djilio. + +--Oh! quel joli nom! dit Line. + + * * * * * + +Et Giglio pensa une fois de plus que si chaque femme trouve dire des +banalits diverses, selon les amants qu'elle rencontre, chaque homme +n'entend pas plus de dix phrases de la part de toutes les matresses, +comme si elles rptaient en secret pour lui rciter le mme rle. + + * * * * * + +--Quel hasard! s'cria Line. Je pensais justement vous... Laissez-moi +vous regarder... Je me suis presque dispute avec mon amie propos de +vos yeux... Je les trouvais trs jolis. On a prtendu que non. Mais j'ai +raison contre elle, Djilio. Ils sont bien jolis, vos yeux. + +--Tout fait quelconques, dit Giglio; s'ils s'animent quand ils vous +regardent, Altesse, c'est vous qu'ils le doivent. + +--Ne m'appelez pas Altesse, vous m'intimidez. Dites-moi Line, c'est plus +gentil. + +Mais il ne la nomma d'aucune faon, car, avec un trouble apparent qui +n'tait pas, cette fois, volontaire, il ne trouva plus rien qui lui +semblt digne d'tre dit la blanche Aline. + +Le premier jour o il l'avait vue, dans cette autre chambre d'htel o +s'taient prcipits des vnements si rapides, les circonstances ne se +prtaient gure une contemplation tendre. Mirabelle, prsente et +jalouse, ne se laissait pas oublier, Aline inquite montrait un visage +altr. Scne tourdissante et brve, ce quart d'heure singulier s'en +tait all en folie dans le tourbillon de son souvenir. + +L au contraire, dans le silence, de ses yeux et si prs de son visage +charmant, il la vit semblable elle seule. + +Diane la Houppe lui parut trop sensuelle; Philis trop exempte de +tendresse. L'une dvorait et l'autre jouait, mais aucune des deux +n'avait dans le regard cette petite flamme continue qui appelle et +retient l'amour au moment o elle le rvle. + +Il tenait les deux mains de Line, qui ne baissait pas les paupires et +qui laissait entr'ouverte, comme pour un baiser toujours prt, sa petite +bouche plus haute que large de jeune fille encore enfant. + + * * * * * + +Il ne lui parlait point. Il n'aurait su que lui dire. Vaguement, et une + une, les phrases qu'il avait rptes cent fois se prsentrent son +esprit. D'abord il les rejeta, puis avec un sourire presque triste, il +pensa que sur un autre ton, ces phrases-l ne seraient plus les mmes. +Il se dit que ses hyperboles, et les plus invraisemblables, se +trouveraient mieux que jamais en situation; que les petits mensonges de +la galanterie, excusables dans une aventure, deviendraient tout fait +touchants au dbut d'une passion relle; enfin qu'il pouvait sans faute +abuser sa nouvelle amie selon ses mthodes ordinaires, sachant qu'il lui +ferait plaisir et sentant combien cela lui tait d. + +--Qu'avez-vous? disait Line, + +--Je vous aime, fit-il. + +--Je vous aime aussi, Djilio; je vous aime de tout mon coeur. Je suis +bien heureuse en vous le disant. + +--Mais moi, je vous aime depuis si longtemps. Vous n'en saviez rien, +n'est-ce pas? + +--Depuis longtemps? rpta Line. Vous m'aimez depuis longtemps? Mais +hier matin je ne vous connaissais pas... + +--Je vous aime depuis trois ans, dit Giguelillot en soupirant. + +--Et vous ne me l'aviez jamais dit? + +--Je n'osais pas... Je pensais vous, mais vous tiez si haut, si loin +de moi!... Comment croire que jamais vous consentiriez m'entendre?... +Je vous aimais d'en bas... Je pensais vous sans cesse, mais je +n'esprais pas que j'arriverais un jour, par un hasard extraordinaire, +vous parler enfin seul seule, la main dans la main, les yeux dans les +yeux... + +Line le regardait avec tendresse. + +Il poursuivit: + +--Vous ne me croyez pas? + +--Oh! si! + +--Tenez... J'crivais des vers sur vous... + +--Des vers? Vous faites des vers? Oh! j'aime tant les vers! Et vous en +avez fait sur moi? c'est vrai? + +--Voulez-vous les lire? + +--Si je veux les lire?... mais oui! + +--Les voici. + +Giguelillot sortit de sa poche son premier volume de vers, feuilleta... +Agns... Alberte... Alexandrine... Alfrde... Alice... Alix... Aline! + +--Lisez! dit-il simplement. + +Line s'empara du petit volume et lut avec avidit: + + Ah! quand vous paraissez dans le ciel du loisir, + Lumire de mes nuits si tristes et si brves, + Idal renaissant de mon premier dsir, + Ne sentez-vous jamais mon me vous saisir + Et fermer sur vos seins les ailes de ses rves? + +La petite Line leva de grands yeux. + +--Mais qui me dit que ces vers sont pour moi? + +--C'est un acrostiche... Vous savez bien ce que c'est qu'un acrostiche? +Vous tes abonne au _Journal de la Jeunesse_? Lisez les premires +lettres de chaque vers. + +--A, L, I... Aline! s'cria-t-elle avec un sourire de joie. Oh! c'est +vrai! Et comme ils sont jolis! Je n'en ai jamais lu d'aussi jolis que +ceux-l... Mais vous avez beaucoup de talent! + +--Quand je parle de vous, Line... C'est vous seule qui m'inspirez... +Vous m'avez bien compris?... Je n'osais pas crire votre nom dans un +volume que tout le monde pouvait lire... Je l'ai cach dans un +acrostiche... secrtement... pour vous et pour moi... Personne ne le +sait, hors nous deux! + +Line se jeta dans ses bras. Il la prit avec passion, et sans rien tenter +de plus direct envers son petit corps pli, il unit sa bouche celle +qui se tendait, trs tendrement, presque avec prcaution. + +--Comment! dit Line, vous connaissez cela aussi?... Mirabelle me disait +qu'elle l'avait invent... + +--On le lui avait appris, dit Giguelillot. + +--Comme vous? + +--Oh! je l'aurais devin d'instinct, le premier jour o je vous ai vue. + +--Mais alors... elle m'a trompe? + +--Elle vous a trompe gentiment. + +--C'est gal... elle m'a dit un mensonge... Je ne le lui pardonnerai de +ma vie. C'est si vilain, les mensonges, n'est-ce pas? + +--Rien n'est plus laid, dit Giguelillot. + +Line rflchissait, les lvres serres. + +--Je vous aime encore plus que mon amie, dit-elle. + +Ici, Giglio cessa de se contenir. Il prit la petite Line dans ses bras, +la porta sur le lit sans quitter ses lvres, d'autant plus facilement +qu'elle lui disait: + +--Oh! oui!... mettez-vous l... tout prs... tout prs... + +Et une heure plus tard, la blanche Aline avouait dans ses bras trs +mus: + +--Mirabelle est une menteuse. Je vous aime plus qu'elle, beaucoup plus +qu'elle... Je vous aime... comme je n'ai jamais aim personne au +monde... Oh! ne vous en allez pas! ne vous en allez pas! + +--Il le faut... + +--Mais pourquoi? + +--Le Roi m'attend... Mirabelle va rentrer... + +--Je ne veux plus la voir! Je n'aime que vous! que vous!... Restez l... +je voudrais vous toucher depuis les pieds jusqu' la tte et rester +ainsi toujours, les doigts dans vos doigts, la bouche sous la vtre... +Je ne veux pas que vous vous en alliez... Obissez-moi, enfin! + +Giglio brusqua les choses: + +--Tout est perdu, dit-il, si nous restons ici. Mirabelle vous reprendra +dans une heure. Elle-mme sera prise une heure aprs et nous ne pourrons +plus jamais, jamais nous revoir, car le Roi vous emprisonnera de nouveau +dans vos appartements du palais. + +--Alors, emmenez-moi, partons... Est-ce qu'il n'y a pas d'autres pays o +nous pourrions vivre tranquilles, sans que personne puisse nous +tourmenter? + +Giglio eut piti de Pausole: + +--Vous aimez votre pre, ma petite Line. Vous l'aimez beaucoup. Si vous +allez o il n'est pas, vous le regretterez bientt. + +--Oui, j'aime papa, mais pourquoi m'enferme-t-il? Si je reviens au +palais, je ne pourrai pas vous revoir et je serai malheureuse comme +avant... Car je le sens bien maintenant... j'tais trs malheureuse... +Je ne m'en doutais gure... + +--Il y a un moyen qui arrangera tout. Vous vous rappelez la maison dont +je vous avais parl hier? la maison de ces bons vieillards qui +recueillent les enfants maltraits et les soignent? + +--Oui. 22, rue des Amandines. Je crois que je me rappelle encore +l'adresse. + +--Parfaitement. Allez-y. Allez-y tout de suite. Et quand on vous aura +donn la chambre qui vous convient (demandez la section des filles), je +me charge de vous en faire sortir avec toute votre libert. + +--Pour toujours? + +--Pour toujours. + + + + +CHAPITRE X + +O L'ON PRESSENT LA FIN. + + [Grec: Dio dei chthai ps euthys ek nen, hs ho Platn phsin, hste + chairein te kai lypeisthai hois dei; h gar orth paideia haut + estin.] + + ARISTOTE, _thique_, II, 2. + + +Il tait quatre heures, le lendemain, quand Pausole et ses deux +ministres furent reus rue des Amandines, o le bon Roi, si bon qu'il +ft, ne croyait pas entrer en pre. + +Giguelillot, depuis le matin, avait mis zle et patience, d'abord +persuader au Roi que cette visite serait pleine d'attraits; ensuite +instruire secrtement ses htes, afin qu'ils lui parlassent comme il +convenait de le faire. + +Le directeur de la Socit mena Pausole jusqu' un fauteuil, s'inclina +trois fois devant lui et lut enfin, d'une voix satisfaite et ponctue, +l'allocution que voici: + +Sire, + +L'Union tryphmoise pour le Sauvetage de l'Enfance ne saurait tre +compare aux oeuvres similaires des pays limitrophes, pas plus que les +lois de Votre Majest ne souffrent de rapprochement avec celles des +nations rivales. Ici, nous recueillons les enfants maltraits, +physiquement ou moralement, mais le danger moral que nous prtendons +combattre n'est pas du tout celui que redoutent nos meilleurs confrres +trangers, lesquels n'entendent pas comme nous le bonheur des petits +enfants. + +--Je le crois sans peine, dit Pausole. + +--Nous estimons, avec vous-mme, Sire, que le jeune tre acquiert trs +tt quelque droit la libert. Nous estimons qu'en soumettant la +jeunesse l'autorit paternelle pendant vingt et une annes +d'existence, les vieilles lois europennes prolongent dans leur sein +l'une des nombreuses racines que l'esclavage antique y laisse encore +vivantes. Le droit du pre sur le fils, comme celui du mari sur la +femme, c'est, au fond, sous un nom quelconque, la mainmise du plus fort +sur l'paule du plus faible, et il emprunte la tyrannie son arbitraire +sans limites, en mme temps que son prtexte et son drapeau: la +protection. Le mobile qui entrane un citoyen libre enfermer son +enfant dans les horribles geles qu'on nomme les internats n'est pas +diffrent de celui qui le pousse, pendant les vacances, martyriser le +pauvre petit du revers de la main ou du bout de la rgle. L'homme, qui +n'a plus de droits sur les liberts de l'homme et qui ne peut plus +impunment squestrer ou frapper un esclave humain, conserve partout son +pouvoir sur la personne de l'enfant, et, comme il faut bien qu'il abuse +de tous les pouvoirs qu'on lui donne, il abuse de celui-l, pour se +ddommager d'avoir perdu les autres. + +--Trs bien pens, dit Giguelillot. N'est-ce pas, Sire? + +--Trs bien, dit Pausole. + +--Nous considrons comme abus de pouvoir paternel toute atteinte porte + la libre expression comme au libre exercice des volonts de l'enfant, +si ces volonts n'engagent que lui seul. Nous offrons chez nous un asile + tous les enfants malheureux sans leur demander pourquoi ils +souffraient dans leur famille, mais en constatant avec une lgitime +fiert qu'ils sont heureux dans notre sein. Nous entretenons chez eux le +got spontan de l'tude au lieu de leur faire har toute espce de +travail en les emprisonnant dans la salle de classe. Leur mulation +n'est pas moindre et nous avons constat bien des fois que, prs d'un +matre aim, l'espoir des rcompenses vaut la crainte des punitions. Les +deux sexes levs ensemble apprennent se connatre l'un l'autre et +sont ainsi moins exposs se tromper cruellement plus tard. Lorsqu'il +leur plat d'aller au jeu, ils sont libres l comme ailleurs. Rien ne +leur est dfendu, hormis de se disputer. Ils se groupent comme ils le +veulent, dans la cour comme au dortoir. Respectant les lois naturelles +plutt que les principes des hommes, nous n'enfermons pas les sens de +nos lves dans une contrainte artificielle o ils dvieraient +fatalement, pour le plus grand dommage de leur sant fragile. Nous +favorisons au contraire l'expansion des jeunesses prcoces, convaincus +qu' retarder l'amour on ne fait que le rendre plus redoutable, et qu' +suppler le plaisir par le rve on accomplit de mauvaise besogne. Ce +n'est pas l de l'ducation, au sens vraiment lev du mot... + +Pausjole interrompit le discours: + +--Et quand ces enfants vous demandent conseil? + +--Sire, nous leur dconseillons les amitis particulires, mais c'est +pour leur prsenter les amitis multiples comme un meilleur emploi de +leurs jeunes tendances. L'amour, l'amour exclusif d'une personne +individuelle, l'amour enfin tel qu'on l'enseigne dans les classes de +littrature des lyces franais ou allemands, est en effet une tragdie +qui aboutit le plus souvent la folie furieuse d'Oreste, la triste +fin de Marguerite ou au suicide lamentable de Romo et de Juliette. Les +faits divers de tous les grands quotidiens sont remplis de pareilles +catastrophes. Pntrs du devoir qui nous incombe et de l'influence +salutaire que nous pouvons exercer, nous enseignons nos lves les +dangers d'un amour unique; certes, nous apportons ici le tact et la +discrtion que de pareils sujets comportent, mais nous ne saurions +oublier devant nos petits orphelins qu'il y va de leur sant morale et +de leur avenir tout entier. + +--Je vous approuve des deux mains, dit Pausole. Dbauchez! monsieur, +dbauchez! On voit assez par ce qui se passe au dehors de nos frontires +les effets parallles des deux grands systmes. D'une part, dans les +classes suprieures, la claustration la chambre et la continence +obligatoire de la jeunesse, contre la nature et le bon sens, ont fait +crotre la race efflanque, dbile, phtisique et frappe d'anmie en qui +s'tiole aujourd'hui l'aristocratie europenne. Au contraire, d'o +viennent les ouvriers forts, les manieurs de marteaux, les porteuses de +pain? De Charonne et de l'East End, de Whitechapel et de Mnilmontant, +des longs faubourgs de Hambourg et des cloaques de Marseille, de tous +les milieux enfin o l'enfance pousse en libert, se mle et s'unit +selon ses instincts, sans retenue et sans contrle... + +Pausole, fatigu d'avoir tant parl, se reposa en interrogeant: + +--Aboutissez-vous? dit-il. + +--Pas toujours, rpondit le vieillard. Nous sommes cependant satisfaits, +au moins par comparaison. Une Socit d'un pays voisin (oeuvre dont je +parlerai d'ailleurs avec tout le respect que mrite _a priori_ une +institution charitable) s'est donn pour mission de ne librer ses +filles que vierges ou maries. On ne sait pas bien pourquoi. Mais voici +des chiffres: en treize ans, cette Socit a recueilli prs de deux +mille cent cinquante enfants... + +Giguelillot glapit: + +--C'est beaucoup, dit Candide. + +Le prsident continua: + +--Et sur ce nombre norme de jeunes nubilits, savez-vous combien elle a +mari de filles?... Deux. + +Giguelillot grommela: + +--C'est beaucoup, dit Martin. + +Mais le prsident restait grave: + +--Nous, au contraire, depuis sept annes, sur huit cent quarante six +filles, nous en avons dbauch huit cent douze. J'ose dire qu'tant +donn le but respectif des deux Socits... + +--Oh! la vtre l'emporte, affirma Pausole. Cela n'est pas douteux. + +--Votre Majest daigne reconnatre nos efforts? + +--Non seulement je vous approuve, mais je vous subventionne, dit +Pausole. J'inscris soixante mille francs pour vous mon budget de +l'Intrieur. Si cette somme ne suffit pas aux bonnes oeuvres que vous +pourriez faire, dites-le mes ministres: elle sera augmente. + +Le vieillard s'inclina profondment, puis d'une voix subitement altre, +il balbutia: + +--L'accueil si bienveillant... que Votre Majest... l'approbation, +veux-je dire... si flatteuse... que reoivent ici nos ides... nos +tentatives... nos essais de ralisation... m'encourage ... + +--Mais parlez donc! + +--Sire, la communication que j'ai faire ici... est d'ordre si +confidentiel... que je ne me crois pas le droit de l'exposer en ce +moment... + +--Retirez-vous, mes amis, dit Pausole ses conseillers... Et maintenant +parlez, monsieur: nous sommes seuls. + +--Hier soir, sept heures... nous avons vu entrer ici... une auguste +visiteuse, Sire... Son Altesse la Princesse Aline. + +Pausole bondit: + +--Ici?... Ma fille est ici?... dans ce lieu de perdition et de +proxntisme? + +--Elle demande secours... murmura le vieillard presque dfaillant. + +--Et contre qui? + +--Contre son destin, Sire, contre son destin... elle n'accuse personne. + +--Elle est seule? + +--Toute seule. + +--Dites-lui donc que je l'attends! elle se jettera dans mes bras! + +--Oui... mais auparavant... elle demande que nous lui assurions... les +liberts que vous trouviez l'instant si quitables, Sire, et que vous +dclariez justement offertes la jeunesse des deux sexes... + +--Allons! qu'est-ce que cela signifie?... O est ma fille?... J'entends +la voir l'instant mme. + +On la pria d'entrer. + + * * * * * + +Comme pour affirmer par un signe extrieur toutes les liberts qu'elle +avait dj prises, Line avait revtu le costume national des +Tryphmoises: le mouchoir de couleur aux cheveux et les mules. + +Elle fit quelques pas, trs fire de sa nudit symbolique, mais un peu +timide aussi. + +Pausole la prit dans ses bras. + +--Ma petite fille! mon petit enfant! pourquoi es-tu partie? + +--Parce que j'avais rencontr une trs bonne amie, papa, et parce que +dans ton palais tu me dfendais d'aimer personne. + +--Avec qui donc es-tu partie? + +--Avec une danseuse d'opra. + +--Une danseuse? mais cela n'a aucune importance, alors? + +--Ah! dit Line. + +Pausole l'embrassa de nouveau. + +--Tu veux bien revenir avec moi, maintenant? Tu m'embrasses? + +--Oui, papa. Je te dis: Oui tout de suite. Je sens que je vais te +suivre partout; mais je sens aussi que tu vas me dire, et tout de suite +comme moi, dans l'oreille, quelque chose de trs gentil. + +--Que je t'aime bien? + +--Et que tu me laisses libre. + +--Mais enfin pourquoi? + +--Parce que tu m'aimes bien. + +Pausole, trs mu, regarda sa fille. Longtemps il resta silencieux, +comme si une lutte profonde et presque pnible se livrait sous sa +poitrine entre les divers conseils de son affection paternelle. Puis il +dit un peu tristement: + +--Eh bien, nous verrons, mon enfant. Je t'aime assez pour te rendre plus +heureuse que moi. + + + + +PILOGUE + + _Sat prata biberunt_, comme dit le vieil Horace. + + _Le Temps_, 20 novembre 1900. + + +Revenu au palais le soir mme par une marche trs fatigante qui dura +prs d'une heure et quart, le Roi Pausole passa trois jours en +silencieuses mditations. + +Tryphme aprs son dpart reprit sa vie accoutume. La jeune fille +prime par M. Lebirbe continua de donner chaque soir le recommandable +exemple qui lui avait valu les palmes. Mirabelle, dchire par le +dsespoir en apprenant que Pausole avait repris sa fille, se rendit +pourtant la nuit sous le monument de Flicien Rops o elle savait +pouvoir rencontrer Galate. Toutes deux s'unirent ce soir-l jusqu'aux +derniers vertiges de la sensation et elles ne savaient pas encore de +quel amour fidle et tendre cette longue treinte en larmes nouait le +premier souvenir. + +Giguelillot avait parcouru le chemin du retour en quatre bonds de son +petit zbre, car il se devinait galement incapable de cacher la +blanche Aline les sentiments nouveaux qu'elle lui inspirait, et +d'exprimer la belle Diane ceux qu'elle ne lui inspirait plus. + +Pendant les trois jours o le Roi, seul avec sa bonne conscience, agita +en lui des questions de morale, Line et son ami page se retrouvrent +toutes les nuits devant le Miroir des Nymphes toujours plein d'eau +lunaire et de feuillages obscurs. + +--C'est trs mal, disait Line, songeant Mirabelle. + +--Non, disait Giguelillot, puisqu'elle n'en sait rien. + +Et il savait se faire pardonner tout ce que cette parole avait +d'abominable par tout ce qu'elle avait d'absolutoire et de consolant. + + * * * * * + +Enfin Pausole, un matin de soleil o la Reine Alberte venait de recevoir +ses faveurs courtoises mais un peu distraites, sortit du palais en +couronne et demanda sa mule Macarie. + +En mme temps il fit annoncer que tous les habitants de la demeure +royale, Reines, cuyers et dames d'honneur, ministres, pages et +palefreniers, eussent se runir en grande assemble devant le cerisier +de sa justice afin d'y entendre les discours qu'il jugerait bon d'y +prononcer. + + * * * * * + +Lorsqu'il fut assis l dans sa rouge robe flottante avec le sceptre et +le globe d'or: + +--Mesdames, dit-il, et vous, Messieurs, il est dur d'appliquer sa +propre personne les principes que le sage rpand comme des bienfaits. +J'ai cru longtemps qu'il me serait permis de maintenir la libert sur +mon peuple bien-aim sans prouver moi-mme dans certains cas ardus, ce +que cette libert a parfois de pnible; du moins pour celui qui la +donne. Il me semblait que sur un territoire o l'on compte cinq cent +mille foyers, je pourrais sans grand dommage, en excepter un, un seul, +o une certaine autorit serait encore vivante. Il tait tout naturel +que ce foyer ft le mien et que le dispensateur des indpendances ne +souffrt pas le premier de leurs excs possibles. + +Ici le Roi prit un temps, cueillit une cerise dlicieuse ou plutt en +cassa le fil qui l'attachait porte de ses doigts, et tout en aspirant +doucement le suc du fruit juteux et tide, il suivit d'un oeil un peu +mlancolique l'agitation passionne de la multitude qui l'coutait. + +--Mais, reprit-il, le Roi lui-mme s'instruit. Je viens de faire un +voyage secret pendant lequel j'ai beaucoup appris, tant sur le genre +humain que sur mes devoirs envers lui. J'ai vu des foules heureuses et +libres dont le bonheur tenait la libert par des racines dj si +profondes que je ne puis plus douter d'avoir sem cette graine dans son +terrain d'lection. Il m'a paru qu'autour de moi, on tait moins heureux +parce qu'on tait moins libre et cela suffit pour me dicter une sorte +d'abdication... + +De grands cris l'empchrent d'achever: + +--Non! Vive le Roi! disaient les voix. Abdiquer? Nous ne le voulons pas! + +Pausole tendit la main. + +--Je resterai votre chef, ou du moins, l'arbitre choisi par votre +consentement gnral pour assurer le maintien des droits qui sont +l'apanage de tous, et je ne changerai rien, pour ma part, mes +habitudes d'existence que j'ai reconnues ncessaires ma tranquillit +d'esprit. Mais je lve dsormais la contrainte relative qui pesait sur +mes familiers. Taxis, mon ami, retournez en France d'o vous tes venu +nous comme le corbeau dans le vent d'hiver. l'avenir mes femmes et ma +fille se rgleront selon leurs inclinations. J'mancipe leurs ttes +charmantes que la vtre rendait plus charmantes encore par le contraste +de sa hideur. + + ces mots il y eut dans la foule moins de joie peut-tre que +d'attendrissement et, comme des enfants qui reoivent des cadeaux +prestigieux sans oser y toucher encore, les femmes se pressrent autour +de celui qui tait si bon pour elles, et vinrent avec la blanche Aline, +fidlement, lui baiser les mains. + + * * * * * + +Ci finit l'aventure extraordinaire du Roi Pausole, qui, pour retrouver +sa fille, alla jusqu' parcourir sept kilomtres dos de mule, de son +palais sa grand'ville. + +On aura lu cette histoire ainsi qu'il convenait de la lire, si l'on a +su, de page en page, ne jamais prendre exactement la Fantaisie pour le +Rve, ni Tryphme pour Utopie, ni le Roi Pausole pour l'tre parfait. + + +FIN + + + + +TABLE DES MATIRES + + +LIVRE PREMIER + + CHAPITRE PREMIER.--Comment le Roi Pausole connut pour la premire + fois les vicissitudes de l'existence 1 + + CHAPITRE II.--O l'on prsente le Roi Pausole, son harem, son + Grand-Eunuque et le palais du gouvernement 16 + + CHAPITRE III.--O l'on dcrit la blanche Aline de la tte aux + pieds, pour que le lecteur dplore sa fuite et la pardonne en + mme temps 23 + + CHAPITRE IV.--Comment le Roi Pausole rentra dans son palais et ce + qu'il jugea bon d'y faire 29 + + CHAPITRE V.--Du conseil que tint le Roi chez les femmes de son + harem et du choix qu'il sut faire entre plusieurs avis 36 + + CHAPITRE VI.--Comment Diane la Houppe et le Roi Pausole virent + entrer quelqu'un qu'ils n'attendaient pas 50 + + CHAPITRE VII.--Qui est considrablement court, eu gard aux lois + en vigueur 61 + + CHAPITRE VIII.--O Pausole examine des rvlations sur une lettre + dont l'importance n'chappera point au lecteur 64 + + CHAPITRE IX.--O Pausole se dtermine 79 + + +LIVRE DEUXIME + + CHAPITRE PREMIER.--Comment la blanche Aline vit danser un ballet, + et ce qui s'ensuivit 89 + + CHAPITRE II.--O Pausole, non content d'avoir pris une + rsolution, va jusqu' l'excuter 98 + + CHAPITRE III.--Comment le Miroir des nymphes devint celui des + jeunes filles 106 + + CHAPITRE IV.--O Pausole et ses conseillers manifestent leurs + contrastes 115 + + CHAPITRE V.--O Mirabelle dvoile sa petite me malicieuse et + sentimentale 123 + + CHAPITRE VI.--O Pausole et ses compagnons causent btons + rompus et s'arrtent sur une pointe d'pingle 135 + + CHAPITRE VII.--Comment Giguelillot, aprs plusieurs aventures + pendables, inventa un stratagme et retrouva la blanche Aline 148 + + CHAPITRE VIII.--O la blanche Aline prend son tub vers quatre + heures de l'aprs-midi 168 + + CHAPITRE IX.--O Pausole, ayant secou la mlancolie de la + Rgle, prouve les dboires de la Fantaisie 176 + + CHAPITRE X.--Comment Giguelillot parvint jusqu'au chevet de la + blanche Aline, et ce qui s'ensuivit 182 + + +LIVRE TROISIME + + CHAPITRE PREMIER.--Comment le harem abandonn leva l'tendard + de la rvolte 197 + + CHAPITRE II.--O M. Lebirbe entre en scne et o Philis pousse + un petit cri 204 + + CHAPITRE III.--O l'on dcouvre un crime horrible 209 + + CHAPITRE IV.--Comment Giguelillot se prsenta chez le Roi et + quelles paroles furent prononces pour et contre sa bonne cause 216 + + CHAPITRE V.--O chacun est trait selon ses vertus 224 + + CHAPITRE VI.--O M. Lebirbe et le Roi Pausole s'aperoivent + avec surprise qu'ils ne s'entendent pas sur tous les points 228 + + CHAPITRE VII.--O l'on fait des rcits de voyage sur un pays + bien singulier 241 + + CHAPITRE VIII.--Comment Taxis prtendit suivre l'exemple de la + belle Thierrette 252 + + CHAPITRE IX.--Comment Giguelillot comprenait les devoirs de + l'hospitalit antique 260 + + CHAPITRE X.--O Giguelillot reoit de Mlle Lebirbe une + proposition qui lui sourit tout de suite 271 + + CHAPITRE XI.--Comment les projets de Pausole et les rves de + Diane la Houppe s'accordaient exactement 287 + + +LIVRE QUATRIME + + CHAPITRE PREMIER.--Comment Diane la Houppe expliqua son rve + et Thierrette ses ambitions 295 + + CHAPITRE II.--Comment Philis trouva un mari 307 + + CHAPITRE III.--O Philis babille, coute et s'instruit 309 + + CHAPITRE IV.--Comment Taxis apprit enfin la vrit sur toute + l'affaire 321 + + CHAPITRE V.--Comment le Roi Pausole fut reu par le peuple de + Tryphme 326 + + CHAPITRE VI.--De la promenade que fit Pausole travers sa + capitale 342 + + CHAPITRE VII.--O le lecteur retrouve heureusement les hrones + de cette histoire 351 + + CHAPITRE VIII.--O les vnements se prcipitent 360 + + CHAPITRE IX.--O Giguelillot, lui aussi, devient amoureux 376 + + CHAPITRE X.--O l'on pressent la fin 385 + + PILOGUE 395 + + +3403.--L.-Imprimeries runies, 7, rue Saint-Benot, Paris. + + + + + +End of Project Gutenberg's Les aventures du roi Pausole, by Pierre Lous + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE *** + +***** This file should be named 30553-8.txt or 30553-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/3/0/5/5/30553/ + +Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed +Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit https://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/30553-8.zip b/30553-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..3636b55 --- /dev/null +++ b/30553-8.zip diff --git a/30553-h.zip b/30553-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..3190408 --- /dev/null +++ b/30553-h.zip diff --git a/30553-h/30553-h.htm b/30553-h/30553-h.htm new file mode 100644 index 0000000..87fb5c1 --- /dev/null +++ b/30553-h/30553-h.htm @@ -0,0 +1,13666 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html lang="fr"> +<head> + <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=UTF-8"> + <title>The Project Gutenberg ebook of Les aventures du roi Pausole, by Pierre Louÿs.</title> + +<style type="text/css"> +<!-- + +ul { list-style: none; /* margin-top: 1em; margin-bottom: 1em; */ } +li { list-style: none; } + + +body { margin-left: 10%; margin-right: 10%; } +h1, h2, h3, .c, .t1 { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; } +h1, .t1 { font-size: 160%; margin-top: 2em; } +h2 { font-size: 140%; margin-top: 2em; } +h3 { font-size: 120%; margin-top: 2em; } + +p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; + margin: .4em 0 0 0;} +.sc { font-variant: small-caps; } + +hr { text-align: center; width: 30%; margin-left: auto; margin-right: auto; + margin-top: 1.2em; margin-bottom: 1.2em; } + +.poem { text-align: left; margin-left: 5%; width: 90%; position: relative; } +.stanza { margin-top: 1em; } +.stanza br { display: none; } +.i0 { display: block; margin: 0 0 0 2em; text-indent: -2em; } + +.fnanchor { font-size: 80%; vertical-align: 0.35em; padding: 0 .15em; + text-decoration: none; +} +.footnote { font-size: 90%; margin-top: 1em; margin-bottom: 1em; margin-left: 20%; } + +.footnote .label { float: left; text-align: left; width: 2em; } +.footnote a { text-decoration: none; } + +.epi { margin-left: 40%; font-size: 90%; margin-top: 1em; + margin-bottom: 2em; } +.d { text-align: center; text-indent: 0; line-height: 1.5em; } +.i { margin-left: 10%; } +.s { text-align: right; margin-right: 10%; } +.noindent { text-indent: 0; } + +--> +</style> +</head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Les aventures du roi Pausole, by Pierre Louÿs + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les aventures du roi Pausole + +Author: Pierre Louÿs + +Release Date: November 27, 2009 [EBook #30553] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE *** + + + + +Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed +Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + +<p class="c"><big>PIERRE LOUŸS</big></p> + +<h1>LES AVENTURES<br> +<small>DU</small><br> +<big>ROI PAUSOLE</big></h1> + +<p class="c">PARIS</p> + +<p class="c">BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER</p> + +<p class="c"><small>EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR<br> +11, RUE DE GRENELLE, 11</small></p> + +<p class="c">1901</p> + + + + +<h2>DU MÊME AUTEUR</h2> + + +<ul> +<li><b>Astarté</b>, poèmes (1892) . . . Épuisé.</li> +<li><b>Les Chansons de Bilitis</b> (1894) . . . 1 vol.</li> +<li><b>Aphrodite</b> (1896) . . . 1 vol.</li> +<li><b>La Femme et le Pantin</b> (1898) . . . 1 vol.</li> +</ul> + +<p class="c">À PARAÎTRE</p> + +<ul> +<li><b>Les Sept Flèches.</b></li> +<li><b>L'Orientale.</b></li> +<li><b>Orphée.</b></li> +</ul> + +<p class="c"><small>IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:</small></p> + +<p class="c">Format in-8<sup>o</sup> carré</p> + +<div class="c"> +<table summary="liste des exemplaires"> +<tr><td>300</td><td>exemplaires</td><td>numérotés</td><td>sur vélin.</td></tr> +<tr><td>50</td><td>—</td><td>—</td><td>sur hollande.</td></tr> +<tr><td>15</td><td>—</td><td>—</td><td>sur whatman.</td></tr> +<tr><td>15</td><td>—</td><td>—</td><td>sur japon.</td></tr> +</table></div> + + + + +<h2>À JEAN DE TINAN</h2> + +<p class="s"><i>qui a emporté la promesse de cette simple dédicace...</i></p> + + +<p class="s">P. L.</p> + + +<p class="s">Septembre 1898.</p> + + + + + +<h2>PERSONNAGES</h2> + + +<ul> +<li><span class="sc">Le Roi Pausole.</span></li> +</ul> +<hr> + + +<ul> +<li><span class="sc">La Blanche Aline</span>, fille du Roi.</li> +<li><span class="sc">Mirabelle.</span></li> +<li><span class="sc">La Reine Diane</span>, dite «<span class="sc">Diane à la Houppe</span>».</li> +<li><span class="sc">La Reine Françoise.</span></li> +<li><span class="sc">La Reine Gisèle.</span></li> +<li><span class="sc">La Reine Alberte.</span></li> +<li><span class="sc">La Reine Denyse.</span></li> +<li><span class="sc">La Petite Reine Fannette.</span></li> +<li><span class="sc">Le Portrait de la Reine Christiane.</span></li> +<li><span class="sc">Macarie</span>, mule du Roi.</li> +<li>M<sup>me</sup> <span class="sc">Perchuque</span>, première dame d'honneur.</li> +<li><span class="sc">Galatée</span>, jeune fille.</li> +<li><span class="sc">Philis</span>, sa petite sœur.</li> +<li>M<sup>me</sup> <span class="sc">Lebirbe</span>.</li> +<li><span class="sc">Nicole.</span></li> +<li><span class="sc">Thierrette</span>, jeune laitière.</li> +<li><span class="sc">Rosine</span>, gardienne des framboises.</li> +<li>La Lectrice du Roi.</li> +<li>La sœur du petit paysan.</li> +<li>Une blanchisseuse.</li> +<li>Une marchande.</li> +<li>Une jeune fille primée.</li> +<li>Une jeune fille violée.</li> +<li>Une directrice d'hôtel.</li> +<li>Première femme de chambre du Roi.</li> +<li>Deuxième femme de chambre du Roi.</li> +</ul> +<hr> + + +<ul> +<li><span class="sc">M. Taxis</span>, Grand-Eunuque.</li> +<li><span class="sc">Giglio</span>, page du Roi.</li> +<li><span class="sc">M. Lebirbe.</span></li> +<li><span class="sc">Kosmon.</span></li> +<li><span class="sc">Himère.</span></li> +<li><span class="sc">L'Écuyer des cuisines.</span></li> +<li><span class="sc">M. Palestre</span>, ministre des Jeux publics.</li> +<li>Le Chef de la Sûreté.</li> +<li>Le Directeur du «Sauvetage de l'Enfance».</li> +<li>Trois orateurs.</li> +<li>Un métayer.</li> +<li>Un marin catalan.</li> +<li>Un petit paysan.</li> +<li>Un père.</li> +<li>Un chameau.</li> +</ul> +<hr> + + +<p>366 Reines.—Écuyers.—Dames d'honneur.—Pages.—Horticulteurs.—Gardes.—Domestiques +du palais.—Danseuses.—Policiers.—Filles +de ferme.—Invités.—Bonnes +d'hôtel.—Paysans.—Paysannes.—La foule.</p> + + + + +<p class="t1">LES AVENTURES DU<br> +<big>ROI PAUSOLE</big></p> + + + +<h2><a name="l1c1" id="l1c1">LIVRE PREMIER</a></h2> + + +<h3>CHAPITRE PREMIER</h3> + +<p class="d">COMMENT LE ROI PAUSOLE CONNUT POUR LA PREMIÈRE +FOIS LES VICISSITUDES DE L'EXISTENCE.</p> + + +<div class="epi"> +<blockquote> +<p>Il se voit qu'ès nations où les loix +de la bienséance sont plus rares et +lasches, les loix primitives de la +raison commune sont mieux observées.</p> +</blockquote> + +<p class="s"><span class="sc">Montaigne</span>, III, 5.</p> + +</div> + + +<p>Le Roi Pausole rendait la justice sous un cerisier, +parce que, disait-il, cet arbre-là donne de +l'ombre autant qu'un autre et garde sur le chêne +séculaire l'avantage de porter des fruits fort agréables +en été.</p> + +<p>Bien qu'il conservât pour lui-même le grand +costume historique dont l'ampleur et la draperie +lui semblaient composer au mieux la majesté de la +personne royale, il n'était pas toutefois l'ennemi +d'un perfectionnement raisonnable. On doit vivre +avec son temps. Le Roi Pausole portait une couronne +de style qui dissimulait sous une mince, mais +éclatante pellicule d'or sa monture en aluminium. +Il aimait à faire remarquer discrètement combien +cette coiffure était plus légère que le chapeau haut +de forme de son cousin le roi de Grèce. Certains passants +ne se trompaient point sur le métal de l'objet. +Mais, disait encore le Roi, quand on est assez malin +pour discerner à distance une qualité d'orfèvrerie, +on ne saurait ressentir à la vue de la couronne, +fût-elle d'or massif et pesant, aucune impression +sérieuse. Il est donc inutile de se charger la tête.</p> + +<p>Le Roi Pausole était souverain absolu de Tryphême, +terre admirable dont je pourrais, au besoin, +expliquer l'omission sur les atlas politiques en hasardant +cette hypothèse que, les peuples heureux +n'ayant point d'histoire, les pays prospères n'ont +pas de géographie. On laisse encore en blanc, sur +les cartes récentes, bien des contrées inconnues: +on a laissé Tryphême en bleu, dans la Méditerranée. +Cela paraît tout naturel.</p> + +<p>Eh bien, non. Telle n'est pas la raison d'une si +fâcheuse lacune.</p> + +<p>Si Tryphême est un nom biffé de toutes les encyclopédies, +si l'on falsifie la carte d'Europe, si l'on +ampute cette presqu'île verte aux côtes de notre +pays, c'est qu'on a organisé contre elle la «conspiration +du silence».</p> + +<p>Chacun sait qu'on appelle ainsi l'entente immédiate +et clandestine qui s'établit entre les critiques +littéraires à la naissance des œuvres fortes et qui +étouffe le jeune talent au milieu de son premier +sourire. Explorateurs et géographes, montrant +une âme non moins basse, se servent du même +procédé pour éloigner les touristes d'une contrée +qu'ils savent délicieuse.</p> + +<p>À leur aise; je ne m'occuperai pas de ces +misérables combinaisons. Tryphême est une +péninsule qui prolonge les Pyrénées vers les +eaux des Baléares. Elle touche à la Catalogne et +au Roussillon français. J'en parle pour y être +allé. Il est important que le lecteur ne regarde +pas comme une fiction le récit véritable et contemporain +que j'écris pour lui depuis cinq minutes.</p> + +<p>Ces préliminaires éclaircis, entrons dans le vif +des événements.</p> + +<hr> + + +<p>Ce fut pendant la vingtième année de son règne, +qu'un jour, après tant de jours paisibles, le Roi +Pausole ressentit les difficultés de la vie et le +poids d'une âme perplexe.</p> + +<p>Il s'était levé, ce matin de juin, très longtemps +après le soleil, et, doucement bercé par sa mule +Macarie, il se laissait aller à sa chaire de justice.</p> + +<p>De nombreux serviteurs accompagnaient sa promenade, +l'un portant ses cigarettes et l'autre son +parasol, la plupart ne faisant rien.</p> + +<p>Aucun d'eux n'était en armes. Le Roi sortait +toujours sans gardes, par ostentation du soin qu'il +prenait d'être aimé plutôt que craint.—Crainte +ne peut toujours durer, disait-il; ni endurer;—au +lieu que l'amour populaire est un sentiment +perpétuel qui vit de souvenirs, accueille les +moindres gestes comme des bienfaits nouveaux et +ne demande guère autre chose que d'être vivement +estimé par celui qui en est l'objet.</p> + +<p>La cour de justice que le Roi tenait chaque jour +sous un cerisier de ses jardins avait su faire +accepter de tous son arbitrage sans appel mais librement +consenti. Aucun autre tribunal n'avait connaissance +des affaires qui échappent au ressort des +justices de paix. À force de simplifier le Livre des +Coutumes laissé par ses ancêtres, Pausole était +arrivé à édicter un code qui tenait en deux articles +et qui avait au moins le privilège de parler aux +oreilles du peuple. Le voici dans son entier:</p> + + +<p class="c"><span class="sc">Code de Tryphême</span></p> + +<ul> +<li>I.—Ne nuis pas à ton voisin.</li> +<li>II.—Ceci bien compris, fais ce qu'il te plaît.</li> +</ul> +<p>Il est superflu de rappeler au lecteur que le +deuxième de ces articles n'est admis par les lois +d'aucun pays civilisé. Précisément c'était celui auquel +ce peuple tenait le plus. Je ne me dissimule +pas qu'il choque le caractère de mes concitoyens.</p> + +<p>Pausole se réservait le plaisir quotidien de sauver +par ses arrêts quelques libertés individuelles. +Ce n'était pas un travail fatigant; et d'ailleurs, +l'excellent homme n'en eût point accepté d'autre, +car sa liberté particulière présentait à n'en pas +douter un intérêt de premier ordre et il respectait +sa fantaisie qui lui conseillait d'être paresseux.</p> + +<p>Ce jour-là, une douzaine de plaignants et une +foule immobile attendaient, sur la pelouse ombreuse, +quand le Roi parut sous les branches, au +milieu d'un murmure de vénération, de sympathie +et de curiosité. Il répondit aux voix en agitant +devant son visage, comme un mouchoir d'accueil, +une main molle et amicale. Puis il monta les trois +marches de la chaire, qui le mirent tout de suite +bien au-dessus du niveau des hommes.</p> + +<hr> + + +<p>Un premier plaideur s'avança.</p> + +<p>C'était un étranger, un marin catalan. Il tendait +des bras presque noirs hors d'une chemise aux +manches troussées.</p> + +<p>—Sire, s'écria-t-il, justice contre ma femme! +Elle est partie avec un autre!</p> + +<p>—Ouais! fit le Roi.—Que veux-tu que j'y +fasse?</p> + +<hr> + + +<p>Il cueillit une cerise au cerisier, en déchira la +peau du bout des dents et suça la pulpe juteuse +avec un visible rafraîchissement.</p> + +<p>—Mais, sire, nous étions mariés devant l'alcade +et devant le prêtre. Elle a juré sur l'Évangile...</p> + +<p>—Et si elle t'avait juré de ne pas mourir avant +trente ans, l'enverrais-tu à la prison le jour où elle +aurait la peste? Elle a juré, dis-tu? C'est le seul +tort que je lui reconnaisse. Encore, avec les lois +de ton singulier pays, était-ce le plus vain des serments +forcés. Tu viens justement d'en avoir la +preuve. Si encore elle t'abusait! si elle feignait de +se plaire à toi pour ne pas être chassée! tu pourrais... +Mais elle ne te trompe pas, puisqu'elle est +partie. Sa franchise est irréprochable. Et pourquoi +est-elle partie? Sans doute parce qu'elle a trouvé +quelqu'un de supérieur à ta personne, par la jeunesse, +par la beauté, par le caractère, ou, qui sait? +peut-être même par la fortune. Tu admets qu'une +jeune fille puisse peser tous ces arguments le jour +où elle prend époux. À plus forte raison quand +elle est devenue femme et que l'expérience la conseille.</p> + +<p>—Il est pourtant écrit dans le code: «Tu ne +nuiras pas à ton voisin».</p> + +<p>—C'est bien pour cela que je t'interdis de poursuivre +ton successeur. Passons à la seconde affaire.</p> + +<hr> + + +<p>—Majesté! fit une voix de basse, un gueux, un +pasteur de chèvres, a violé mon unique enfant.</p> + +<p>—Oh! oh! protesta le Roi. Ne nous pressons +jamais d'attester la résistance. Je serais curieux +de voir la victime.</p> + +<p>On la lui présenta.</p> + +<p>Elle portait le costume favori des jeunes filles +tryphémoises: sur les cheveux, un mouchoir jaune +soleil; aux pieds, des mules clair de lune; et le +reste du corps tout nu.—Pausole considérait, +en effet, que la vue d'une personne laide ou vieille +ou infirme est une souffrance pour certains, et il +avait interdit, non seulement aux académies défectueuses, +mais encore aux visages grotesques, de +paraître à découvert. Mais comme le spectacle +d'une fille jeune ou d'un homme dans sa force ne +peut éveiller que les idées les plus saines et les +plus conformes à la vertu véritable, Pausole avait +fait comprendre à son peuple qu'en dehors des +quelques semaines où la Méditerranée elle-même +connaît l'hiver, il fallait se hâter de révéler à tous +un don aussi précieux, et aussi fugitif, que la +beauté humaine.</p> + +<p>—Ami, dit le Roi, penché vers l'oreille d'un +serviteur, les cerises qui restent sont trop hautes +pour que je puisse les cueillir sans peine. Et je ne +changerai pas mon arbre. Je suis habitué à celui-ci. +Demain, suspends aux branches basses une douzaine +de cerises choisies.</p> + +<p>Puis il se retourna vers la jeune fille, qui attendait +sa parole avec plus d'espoir encore que de +confusion:</p> + +<p>—Eh bien? fit-il. Vous plaignez-vous aussi? +Car je n'entendrai votre père que s'il réclame en +votre nom.</p> + +<p>—Oh! sire, parlez-lui vous-même afin que je ne +sois point battue. Je suis trop émue cette semaine +pour me taire deux jours de suite et je ne serai +honteuse de rien devant vous qui êtes si juste. Hier +soir j'étais allée dans la montagne chez ma sœur, +avec un broc de lait pour son petit enfant. Elle +m'avait beaucoup parlé des choses qui lui font la +vie douce et qui me manquent tristement pendant +mes longues nuits. Je revenais donc par les bois, +les joues peut-être un peu rouges et le cœur bien +éprouvé, quand j'ai rencontré sous les saules un +chevrier de mon âge qui paraissait tout triste, lui +aussi, d'être seul. Sire, il sortait du bain, il était +si joli, si propre, si doux de toute sa personne... il +a dû voir dans mes yeux que vraiment je le trouvais +gentil. Les hommes s'imaginent toujours qu'ils +nous attaquent; et pourtant ils ne s'approchent +guère de celles qui oublient de les regarder: si +l'on nous prend, même par violence, c'est après +avoir lu en nous que cela ne nous serait pas désagréable... +Oh! pour moi, je vous le jure, je ne l'ai +pas fait exprès! Je ne voulais pas qu'il me touchât. +Ou du moins... je croyais ne pas vouloir. Mais +enfin, j'ai regardé ce jeune homme, à l'instant où +je l'admirais le plus, et aussitôt il m'a saisi la +main... Alors mon père vous a dit vrai, Sire, j'ai +résisté de toutes mes forces. Pas un cri! car je +n'aurais pour rien au monde appelé quelqu'un à +mon secours dans la position où j'étais—et d'ailleurs, +j'espérais bien me tirer de là toute seule.—J'ai +lutté de mes quatre membres comme si je défendais +ma vie, depuis le coucher du soleil jusqu'à +la nuit noire. Puis, j'ai vu qu'il était trop tard pour +rentrer à la maison, et je me suis découragée; mais +jusqu'au lendemain matin j'ai perdu courage plusieurs +fois ainsi et je suis déterminée à ne plus +mettre aucune énergie dans ces rencontres inégales. +On demandait tout à l'heure à Votre Majesté +de protéger ma faiblesse contre de nouvelles violences: +celles de mon père sont les seules que je +redoute. Je n'ai besoin de personne pour calmer +les autres.</p> + +<hr> + + +<p>Pausole avait écouté cette petite plaidoirie sans +l'interrompre d'un seul mot. Quand elle fut dite +jusqu'au bout, il se hâta de prononcer:</p> + +<p>—Voici une enfant très supérieure à son père +par la maturité d'esprit, l'initiative et le sens de +la vie. Allons! émancipons-la. Je ne sais pas de quel +droit je maintiendrais une autorité quelconque sur +une petite tête qui raisonne si bien. Va, jeune cervelle, +tu es libre. Ne fais pas le mal, mais vis à ta +guise, selon le code de Tryphême. Appelons la +troisième affaire.</p> + +<hr> + + +<p>Or il arriva que la troisième affaire ne fut pas +précisément celle que le Roi eût prévue.</p> + +<p>Pendant le discours de la jeune fille, on distinguait +dans l'allée de magnolias qui menait au palais +royal la course trébuchante et falote d'une petite +vieille qui portait ses jupes et voletait comme une +sauterelle.</p> + +<p>Elle approchait par bonds alternés d'une patte sur +l'autre. Bientôt on entendit gémir l'essoufflement +de son désespoir. Elle se précipita vers la chaire +du Roi, pendit son bras débile à une branche afin +de ne tomber que le plus tard possible et +exhala. «Sire...», mais d'une voix si diaphane +qu'on la crut déjà trépassée.</p> + +<p>—C'est une vieille du palais, fit l'un des serviteurs.</p> + +<p>—Duègne des appartements privés, expliqua un +autre.</p> + +<p>Et comme l'étiquette de la Cour subissait des variations +devant la bonhomie du Roi, la livrée tout +entière laissa deviner sa joie par ce cri d'une âme +qui s'ennuie:</p> + +<p>—Il s'est passé des événements.</p> + +<p>Le Roi s'était levé:</p> + +<p>—Qu'y a-t-il?</p> + +<p>—Sire... la blanche Aline... Ah! Sire... la Princesse +votre fille...</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Ah!...</p> + +<p>Et la vieillarde s'affaissa dans un évanouissement +lamentable.</p> + +<p>Au même instant arrivait, plus calme et portant +un petit billet, une seconde dame d'honneur qui +plia son ombrelle jaune avant de s'exprimer en ces +termes choisis:</p> + +<p>—J'ai le regret d'annoncer à Votre Majesté +que Son Altesse Royale la Princesse Aline a quitté +le palais dans des circonstances mystérieuses qui +toutefois ne laissent place à aucune inquiétude sur +sa très précieuse santé. La dame d'honneur chargée +d'éveiller Son Altesse et de lui expliquer ses +rêves s'est présentée respectueusement derrière la +porte de Son Altesse et a frappé durant quatre +heures sans obtenir aucune réponse. Justement inquiète +d'un silence qu'elle ne s'expliquait point, +elle a pris sur elle d'entrer, malgré la hardiesse de +la démarche: Son Altesse n'était plus dans ses appartements. +La Princesse Aline avait quitté sa +chambre sans prévenir personne de son projet et +sans emporter de bagage, à part sa petite boîte à +poudre, son étui de rouge, son porte-monnaie et +un objet de la toilette féminine dont la désignation +n'intéresse pas, sans doute, Votre Majesté. Nul ne +sait l'heure de son départ ni le chemin qui lui a +plu. On pense seulement qu'elle a dû sortir par la +fenêtre. Au cours des recherches faites par nos +soins, nous avons découvert sur la table à coiffer +un billet avec ces mots: «Pour Papa». Je le +remets en les mains de Votre Majesté.</p> + +<p>Pausole ne voulait pas comprendre. En vain la +dame d'honneur avait-elle construit son récit au +plein midi de la clarté, Pausole demeurait +aveugle.</p> + +<p>—Ma chère, lui dit-il, vous extravaguez. J'entends +de votre bouche des paroles sans suite... +Vous êtes en démence, cela saute aux yeux. Eh! +voyons! pourquoi ma fille m'aurait-elle quitté? Où +peut-elle être mieux qu'au palais, avec son père? +Et comment, croire qu'elle soit partie sans même +m'avoir dit adieu? Ce sont des rêveries, vous dis-je. +Si elle n'a pas dormi dans sa chambre, c'est qu'il y +faisait trop chaud. Elle doit être sur les terrasses, +dans son hamac à pompons. Je suis sûr qu'on n'y a +point songé. Allez donc à sa recherche au lieu +d'apporter ici un trouble déplorable à mes +réflexions.</p> + +<hr> + + +<p>Comme il achevait, son regard tomba sur le billet +qu'il tenait encore à la main.</p> + +<p>Au milieu d'une enveloppe teintée, les mots:</p> + +<p class="c"><i>Pour Papa</i></p> + +<p class="noindent">se détachaient irréguliers, fantasques et nets. Et, +en dessous, une ligne qui aurait bien voulu être +horizontale, mais qui délirait en hauteur, s'enlevait +comme une gambade.</p> + + +<p>Le roi déchira l'enveloppe avec une hésitation +silencieuse. Il en tira une lettre qui lui parla +ainsi:</p> + +<hr> + + +<p>«Mon petit papa, si je croyais que tu en souffres, +je n'aurais jamais le courage de m'en aller dans +deux minutes; mais tu ne peux pas être triste, +puisque je suis contente, et tu m'as toujours dit +que tu voulais mon bonheur.</p> + +<p>«Je reviendrai dans sept mois, pour ma majorité, +le jour de mes quinze ans. Attends-moi sans +inquiétude; je m'en vais avec...»</p> + +<p>... Non, il n'avait pas mal lu.</p> + +<p>«... je m'en vais avec quelqu'un de tout à fait +gentil, qui veillera sur moi comme toi-même. Je +t'embrasse, si tu n'es pas fâché.</p> + +<p class="s">«<span class="sc">Line.</span>»</p> + + +<hr> + + +<p>La foule s'était approchée peu à peu et, sans +savoir ce qui se passait, mais curieuse et presque +bruyante, elle observait l'agitation du roi, phénomène +exceptionnel. Des plaideurs s'impatientaient. +La jeune émancipée de la dernière affaire, craignant +de voir sa bonne cause naufragée dans les +conjonctures, osa demander une certitude:</p> + +<p>—Alors, je suis libre, Sire? Votre Majesté daignerait-elle +le répéter à mon père?</p> + +<p>Le Roi fit un geste violent.</p> + +<p>—Au diable les affaires pendantes! Valets! amenez +ma monture. Ah! cela ne se passera pas ainsi! +Cette petite est folle à lier. Il faut la reprendre au +plus tôt. On n'a jamais vu pareille catastrophe. Valets! +stupide canaille, courez donc en avant!</p> + +<p>Et sur la mule Macarie, qui galopait pour la première +fois d'une longue et paisible existence, on +vit s'enfuir le Roi Pausole dans une vague de +poudre blanche, tandis que le vent de la course +enlevait la couronne légère et, facétieux, la suspendait +à une souple baguette de myrte.</p> + + + + +<h3><a name="l1c2" id="l1c2">CHAPITRE II</a></h3> + +<p class="d">OÙ L'ON PRÉSENTE LE ROI PAUSOLE, SON HAREM, +SON GRAND-EUNUQUE ET LE PALAIS DU GOUVERNEMENT.</p> + + +<div class="epi"> +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">... Mais dans mon inconstance extresme</span><br> + <span class="i0">Qui va comme flus et reflus,</span><br> + <span class="i0">Je n'ay pas si tost dit que j'ayme</span><br> + <span class="i0">Que je sens que je n'ayme plus.</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="s"><span class="sc">Saint-Amant.</span></p> + +</div> + + +<p>Le jour où Pausole se connut (ce fut longtemps +avant l'année où naquit la blanche Aline), il constata +qu'il possédait trois habitudes et un défaut de +caractère.</p> + +<p>Ses habitudes étaient, par ordre décroissant, la +paresse, le plaisir et la bienfaisance.</p> + +<p>Il recherchait, en premier lieu, l'inactivité.</p> + +<p>Puis, la satisfaction.</p> + +<p>Enfin, la philanthropie.</p> + +<p>Son défaut de caractère, qui jouera dans ce +conte un rôle prépondérant, était une irrésolution +exemplaire et générale dont il ne se plaignait jamais, +car elle seule donnait par contraste une sensualité +supérieure à la paix de ses fainéantises.</p> + +<p>Il avait le sentiment de l'irréparable quand il +fermait une fenêtre. Choisir un fruit, une femme +ou une cravate le frappait d'une perplexité qui ressemblait +à une angoisse. Jamais il ne déchirait un +papier, même une enveloppe, de peur de regretter +plus tard une détermination si inconsidérée. A +peine avait-il exprimé un désir ou dicté un ordre, +il arrêtait aussitôt ceux qui se pressaient d'obéir et +il avait des «Attendez. Ce n'est pas le moment», +des «Nous verrons plus tard» et des «Laissons +cela» qui maintenaient son existence dans le circonspect +et le provisoire, tant il redoutait le définitif.</p> + +<p>Il le redoutait; mais pour lui seul. Par une sorte +de revanche sur son hésitation intime, il discernait +le devoir des autres dans une clairvoyance +tout à coup péremptoire et rendait ses arrêts publics +avec une décision remarquable. Un singulier +résultat de cette assurance devant la chicane était +la réputation d'infaillibilité qui exaltait sa justice.—La +confiance personnelle se fait aisément partager; +et rien n'est plus dangereux pour un +supérieur que de méditer avant de répondre.—Pausole +ne méditait jamais sous l'arbre de ses +audiences, sinon avant d'y faire choix entre deux +cerises rouges comme des vierges.</p> + +<p>Dès que Pausole se fut renseigné de la sorte sur +ses habitudes et sur son défaut, il s'occupa non de +se corriger par l'irréalisable, mais de satisfaire à +ses faiblesses et d'en tirer le meilleur parti possible +pour ses commodités personnelles et celles +de ses familiers.</p> + +<p>C'est ainsi qu'averti par une longue expérience, +il trouva plus sage de renoncer à choisir chaque +soir une compagne parmi celles qu'il avait réunies +dans le harem du palais. Il apportait des +lenteurs pitoyables à cette élection quotidienne et +se laissait presque toujours circonvenir par la +plus hardie, au lieu de suivre tranquillement ses +mystérieuses préférences. Et aussitôt il regrettait +d'avoir oublié la plus belle.</p> + +<p>Un jour, établissant une règle permanente qui +lui épargnait le souci des décisions particulières, +il réduisit le nombre de ses femmes à trois cent +soixante-cinq, exactement. L'une de celles que cet +arrêté renvoyait dans leurs foyers laissa éclater +sa douleur avec tant d'amour que le Roi, toujours +paternel, consentit à la garder à titre supplémentaire, +pour les années bissextiles.</p> + +<p>Par ce moyen, l'emploi de ses nuits était réglé +d'une façon qu'il ne lui appartenait plus d'intervertir. +Chaque soir, un visage nouveau, et pourtant +connu, approuvé, peut-être même regretté +depuis un an, venait poser sur les coussins des +joues qu'un long désir faisait très précieuses. Et +Pausole, délivré du soin de préparer la nuit suivante, +goûtait plus volontiers encore une joie sans +élaboration.</p> + +<p>Les appartements des Reines occupaient, cela +va sans dire, le palais royal presque entier. Ils +étaient répartis selon les quatre saisons, dans un +long bâtiment polychrome, où les mille stores de +la façade flottaient au soleil comme un pavois de +fête.</p> + +<p>Deux pavillons, plus élevés d'un étage, flanquaient +l'énorme édifice.</p> + +<p>Dans l'un habitait le Roi lui-même. Dans l'autre +délibérait le conseil de ses ministres. Pausole +était obligé de passer par le harem pour présider +le gouvernement.</p> + +<p>Mieux vaut avouer sans détours que, parti du +pavillon sud, il n'arrivait jamais jusqu'au pavillon +nord.</p> + +<p>Lui-même avait conçu cette architecture et prévu +ce résultat. Puisque, disait-il, les meilleurs monarques +ont été des reines luxurieuses qui laissaient +les bureaux tranquilles, j'écarterai de mon esprit +par un artifice salutaire toute inspiration éventuelle +de gérer les affaires publiques.</p> + +<p>Et, de fait, tout allait pour le mieux du monde. +Personne ne se plaignait, ni le peuple, ni le souverain;—ou, +du moins, les rares mécontents +accusaient «les ministères» qui, narquois derrière +leur collectivité anonyme, et d'ailleurs très +satisfaits de travailler sans direction, rendaient +grâces à la destinée.</p> + +<hr> + + +<p>Pausole avait poussé si loin le génie abdicateur +qu'il ne gouvernait même pas ses femmes.</p> + +<p>À la tête du harem, et cumulant la fonction de +Grand-Eunuque avec celle de Maréchal du palais, +un personnage singulier administrait au nom du +Roi.</p> + +<p>C'était le huguenot Taxis.</p> + +<p>Étriqué, méticuleux, de profil concave et d'œil +fourbe, âme intraitable et présomptueuse, Taxis +jouera dans la suite du récit (disons-le pour plus +de clarté) le rôle toujours nécessaire du Personnage +antipathique. Pausole l'avait cependant +choisi, et personne ne pouvait douter que le Roi +n'accordât à son fonctionnaire une part d'estime, +de confiance et presque d'admiration.</p> + +<p>Cet ancien répétiteur d'algèbre, ancien professeur +de théologie protestante, employé depuis +avec succès à diverses missions policières, et enfin +promu Grand-Eunuque, possédait un sens de +l'ordre et un respect du principe qui dépassaient +de beaucoup la simple manie. On avait vu là des +aptitudes universelles aux charges que distribue +l'État, et Taxis avait su se montrer indispensable, +sinon à ses administrés, au moins à ses supérieurs. +Un seul exemple s'imposera: le harem était pacifié +huit jours après la nomination de son chef, sans +que, jusque-là, Pausole eût jamais, dans les prestiges +de ses rêves bleus, compté cette chimère lointaine.</p> + +<p>Il serait délicat d'insister sur les titres que Taxis +avait fait valoir pour poser sa candidature à l'eunuchat +général. Délicat, et d'ailleurs peu intéressant.—Taxis +bénéficiait d'une vocation toute naturelle +pour ce poste de privilège. Le Ciel lui avait épargné +les concupiscences de la chair et les épargnait +également, par un surcroît de miséricorde, à +toutes les femmes qui l'approchaient. La Providence +ne voulait point qu'inaccessible au désir il +eût néanmoins la douleur de l'inspirer autour de +lui. Il n'était ni la victime, ni l'occasion du péché.</p> + +<p>Toutefois, il devait se résigner à ne pas faire de +prosélytes parmi ses jeunes pensionnaires. C'eût +été excéder les devoirs de sa charge. Il se limitait +avec rigueur. Le Roi, ennemi de toutes les guerres, +détestait les guerres de religion; ami de toutes les +libertés, il laissait les consciences libres, fussent-elles +jésuites ou francs-maçonnes. Dans l'intérieur +du harem, comme sur tout son territoire, Pausole +tolérait mille cultes et en pratiquait lui-même plusieurs, +afin de connaître tour à tour les consolations +de divers paradis.</p> + +<p>L'autel préféré du Roi était, sur un terrain du +parc, un petit temple dédié à Dêmêtêr et Perséphone. +Les deux déesses n'ayant plus d'adorateurs +sur la terre écoutaient avec bienveillance celui-ci, +qui se souvenait d'elles. À l'une il demandait surtout +de bonnes moissons pour son peuple; à l'autre +la faveur de ne lui être présenté que le plus tard +qu'il se pourrait.</p> + +<p>Tels étaient donc Pausole, ses femmes, son +Grand-Eunuque et son palais. Quand nous aurons +expliqué, plus loin, qui était la blanche Aline, +nous pourrons interrompre ici les chapitres +descriptifs, c'est-à-dire permettre aux lectrices de +ne plus sauter tant de pages à la fois.</p> + + + + +<h3><a name="l1c3" id="l1c3">CHAPITRE III</a></h3> + +<p class="d">OÙ L'ON DÉCRIT LA BLANCHE ALINE DE LA TÊTE AUX +PIEDS POUR QUE LE LECTEUR DÉPLORE SA FUITE ET +LA PARDONNE EN MÊME TEMPS.</p> + + +<div class="epi"> +<blockquote> +<p>Si les peintres ont fait des nuditez, +le péché est très grand, parce qu'ils +n'y peuvent bien réussir sans voir +le naturel.</p> +</blockquote> + +<p class="s"><i>Examen général des conditions</i>, +etc.—1676.</p> + +</div> + + +<p>La blanche Aline était fille d'une Hollandaise et +probablement aussi du Roi Pausole.</p> + +<p>Du moins, personne n'en douta jamais.</p> + +<p>Ses cheveux étaient blonds, son teint clair mais +sujet à des rougeurs extrêmes, ses narines ouvertes +et ses lèvres gaies.</p> + +<p>Je sais qu'on n'a pas coutume de tracer le portrait +des jeunes filles au delà de leur décolletage. Il +n'importe: dans quelques années, nous en sommes +tous avertis, cette mode tombera en désuétude +et, ne fût-ce que pour engager les peintres dans +une voie si recommandable, je ne tiendrai aucun +compte des règles établies.</p> + +<p>La blanche Aline, quatorze ans et cinq mois +après sa naissance, prenait le plus vif intérêt à +suivre le développement de sa gracieuse personne. +Il est tout naturel que nous l'accompagnions devant +sa glace, où elle se considérait le matin avec tant +d'affectueuse curiosité.</p> + +<p>Elle y courait dès son réveil, laissant au lit sa +longue chemise et ne gardant de sa toilette nocturne +que la natte dansante de ses cheveux. L'entrevue +avec son image était une scène bien touchante.</p> + +<p>Cela commençait par un sourire d'accueil. Et +puis éclataient des baisers bruyants, avec les deux +mains, avec les dix doigts. Pendant la première +minute, sa tendresse pour elle-même dominait. +Son regard se disait des choses inoubliables; +c'était une communion d'âmes où sa beauté +n'ajoutait rien à une sympathie déjà toute dévouée. +Mais, peu à peu, ce sentiment cédait le pas devant +un autre, qui se précisait en admiration.</p> + +<p>Elle était jeune fille depuis quelques semaines +seulement. Source de découvertes sans nombre. +Ses seins, formés en si peu de temps, conservaient +entre ses mains toute leur fraîcheur de jouets nouveaux. +Familière (et imprudente), l'enfant qu'elle +était demeurée attrapait ces roses fragiles comme +des ballons en caoutchouc; elle essayait de les +rapprocher; elle en chatouillait les pointes pâles; +elle leur faisait mille taquineries. Puis, changeant +tout à coup de divertissement, la jambe gauche +tendue, le genou droit plié, elle mesurait des +yeux le galbe d'une hanche très jeune et qui, chaque +jour, s'arrondissait.—Au fait, que n'admirait-elle +point? Par une singularité qui lui plaisait comme +le reste, elle ne portait pas encore tous les signes +extérieurs de son adolescence; mais, tout bien +examiné, elle trouvait à cela quelque chose de +grec qui n'était pas messéant.</p> + +<hr> + + +<p>Et qui donc aurait-elle aimé si ce n'eût été sa +chère image? Son père ne lui avait pas donné +d'autre amie.</p> + +<p>On a pu le deviner déjà: Pausole, si tolérant +pour les mœurs de son peuple, l'était moins pour +celles de sa fille.</p> + +<p>Autant la chance lui était douce de rencontrer +par les chemins de jeunes vierges sans vêtements, +autant il se souciait peu de présenter dans le même +costume la princesse héritière à ses fidèles sujets.—Non +certes, qu'il fût retenu par je ne sais quel +esprit de routine; mais le soleil du Midi est brûlant; +le hâle ne va bien qu'aux brunes; il donne à +la peau des blondes certains tons de langouste +cuite, et la blanche Aline aurait perdu bientôt +l'épithète homérique qui la distinguait entre toutes +les petites filles si l'on avait laissé courir son académie +en plein air sans lui donner protection.—Aussi +la forçait-on de se vêtir et même de porter +ombrelle.</p> + +<hr> + + +<p>Des raisonnements analogues—je veux dire +inspirés aussi par une tendresse paternelle—avaient +détourné Pausole d'appliquer à sa propre +fille ses théories familières sur l'éducation des +enfants.</p> + +<p>Les moralistes ne redoutent jamais de se +montrer contradictoires. Ils pensent à bon droit +qu'ils ont assez fait en prêchant la bonne parole et +que l'exemple personnel n'est pas un adjuvant +nécessaire à l'influence de leurs idées. Sans doute, +se disait le Roi, j'entends qu'on élève les marmots +avec une liberté extrême et qu'on les laisse à leurs +instincts, c'est-à-dire aux premières joies de leur +pauvre petite existence. Mais ma fille est née dans +des conditions très particulières. Son intérêt commande +un traitement spécial. Nulle règle n'est faite +pour tout le monde. Bref, il emprisonnait la +malheureuse enfant.</p> + +<p>Elle avait bien entendu dire que le sort lui +accordait trois cent soixante-six belles-mères dont +la plupart excellaient en esprit ou en beauté; mais +le harem lui demeurait fermé jour et nuit. Sa +mère était depuis longtemps morte. Elle n'avait +pas de sœurs, pas de compagnes. Les dames +d'honneur elles-mêmes avaient ordre de ne parler +à la Princesse qu'en vue de son instruction littéraire. +Toutefois, n'imaginant qu'à peine une vie +meilleure autre part, la blanche Aline restait +gaie.</p> + +<p>Le matin, tout le parc lui appartenait. C'était +l'heure où dormaient les Reines et le Roi. Elle +jouait seule, mais avec le même entrain et la même +activité que si une foule d'enfants l'eût mêlée à sa +joie. Des arbres étaient ses amis; de petits coins +ses confidents. Elle revenait parfois haletante d'une +partie de cache-cache avec un lézard vert ou d'une +lutte de vitesse avec un lapin rose.</p> + +<p>Et puis, brusquement, un matin, elle trouva +plus intéressant de jouer au volant avec sa rêverie +et de danser le menuet avec son image.</p> + +<p>Environ six semaines plus tard, Pausole apprenait +par sa lettre qu'elle avait quitté le palais avec +«quelqu'un de très gentil» qui prétendait veiller +sur elle.</p> + +<p>Ainsi, dans la solitude même où son père la +tenait enfermée, la blanche Aline avait su trouver +sans conseils et tout à fait sans exemples, mais +secourue heureusement par sa jeune imagination, +les camarades qu'il lui fallait à l'âge de ses métamorphoses.</p> + + + + +<h3><a name="l1c4" id="l1c4">CHAPITRE IV</a></h3> + +<p class="d">COMMENT LE ROI PAUSOLE RENTRA DANS SON PALAIS +ET CE QU'IL JUGEA BON D'Y FAIRE.</p> + + +<div class="epi"> +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Assis sur un fagot, une pipe à la main,</span><br> + <span class="i0">Tristement accoudé contre une cheminée,</span><br> + <span class="i0">Les yeux fixés vers terre et l'âme mutinée,</span><br> + <span class="i0">Je songe aux cruautés de mon sort inhumain.</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="s"><span class="sc">Saint-Amant.</span></p> + +</div> + + +<p>Devant les marches du portique, la mule +Macarie s'arrêta sur ses quatre pattes frémissantes, +profondément offensée d'avoir été contrainte à +une course folle qui ne convenait ni à son âge, ni +à ses habitudes, ni à son caractère.</p> + +<p>Et l'on vit entrer sous les voûtes le Roi Pausole +sans couronne, les cheveux en broussailles, la robe +poudreuse, les deux mains ouvertes en haut.</p> + +<p>Il éternuait. Il pleurait presque. Il était soulevé, +piteux, suant, poussif et cramoisi.</p> + +<p>Personne ne se souciait de lui donner les premières +explications. Les couloirs, plus déserts que +des galeries de musée, conduisaient à des chambres +vides.</p> + +<p>Les suisses avaient laissé leurs hallebardes et les +dames d'honneur leurs petits ouvrages harponnés +d'un crochet hâtif. Pausole donna du pied dans un +phonographe resté seul, qui lui bêlait aux oreilles +la sérénade de Méphisto.</p> + +<p>Il crut que tout la monde était parti à la suite +de la Princesse et que la Cour s'était fait enlever +pour lui plaire en imitant son gracieux précédent.</p> + +<p>Pourtant dans l'angle d'une fenêtre une blanchisseuse +se trouva prise.</p> + +<p>Le roi voulut lui demander:</p> + +<p>—Est-ce vrai?</p> + +<p>Sa gorge n'articula rien. D'ailleurs l'attitude +effarée de la domestique lui montrait la candeur +d'une question si vaine.</p> + +<p>Pausole reprit sa marche à travers les appartements.</p> + +<p>Il traversa quinze salons où les fauteuils gardaient +partout des positions familières. Aucun d'eux +n'était occupé.</p> + +<p>Il passa dans la salle des portraits et s'arrêta +devant celui qui rappelait encore un peu à sa +mémoire confuse la très souple Reine Christiane, +mère de la Princesse Aline.</p> + +<p>Il l'interrogea:</p> + +<p>—Malheureuse! Est-ce donc là ton sang? ta +race?</p> + +<p>Mais la Reine Christiane que le peintre avait +représentée sous la figure de Danaé, continua de +sourire et d'ouvrir les genoux sans que la moindre +honte émût son front si blanc.</p> + +<p>Alors le Roi pénétra dans le harem silencieux.</p> + +<p>C'était l'heure de la sieste.</p> + +<p>La grande salle respirait avec l'haleine de trois +cents rêves.</p> + +<hr> + + +<p>Toutes les femmes gisaient encore où le sommeil +les avait prises. Elles couvraient les nattes de +jonc froid, elles brochaient sur les étoffes, elles +emplissaient de leur croupe des hamacs aux +mailles larges. Pausole ne pouvait ni marcher, +ni s'asseoir, ni lever la tête sans toucher une dormeuse +nue. Un divan seul en portait quinze. Un +filet suspendu en réunissait deux et les pressait +l'une contre l'autre. Celles qui souffraient de la +chaleur s'étaient couchées dans le bassin plat, et, +la tête sur le bord de marbre, elles allongeaient +leurs jambes sous l'eau jusqu'à la sirène centrale, +pistil de la tulipe ouverte que formaient leurs +corps rayonnants.</p> + +<p>Au milieu de ce vaste silence, Pausole s'apaisa +peu à peu. La paix, comme le trouble, est contagieuse. +Le calme et l'ombre du harem s'étendirent +sur ses pensées.</p> + +<p>Jetant les yeux sur sa toilette, il vit qu'elle +était déplorable, et déjà son esprit se retrouvait +assez libre pour lui conseiller de changer de +vêtement.</p> + +<p>Ce qu'il fit. Et non sans peine.</p> + +<p>Car la blanchisseuse avait eu le temps de +répandre par tout le palais le bruit que le Roi +était revenu sans couronne, sans voix, sans raison; +qu'il avait failli l'étrangler; qu'elle en était tombée +malade deux jours plus tôt qu'à l'ordinaire.</p> + +<p>Aussi, le premier valet qui parut dans la fente +d'une portière plissée, pour répondre à l'appel +du Roi, y vint certes par curiosité au moins autant +que par mépris de la mort; mais il défaillit de +surprise quand il entendit Pausole, avec sa bonne +voix si connue, demander «sa robe de chambre +turque et son coffret à cigarettes».</p> + +<hr> + + +<p>Le souverain de Tryphême, pour s'être sitôt +ressaisi, avait fait ses réflexions.</p> + +<p>Il ne suffisait pas de déclarer qu'on poursuivrait +la blanche Aline. Et cela même était une décision +qu'on ne pouvait prendre à la légère. En admettant +qu'on arrivât jusqu'à cette extrémité, comment +régler le programme d'une recherche si délicate?</p> + +<p>Qui charger de son exécution?</p> + +<p>Et—toujours en supposant ces difficultés +résolues—quelles instructions donner au parlementaire +dans le cas, facile à prévoir, où la Princesse +refuserait de se rendre aux instances, aux +pressants appels, voire aux sommations respectueuses +qu'il faudrait sans doute lui adresser?</p> + +<p>Évidemment, tous ces problèmes ne pouvaient +se traiter en cinq minutes.</p> + +<p>Et, d'ailleurs, rien ne pressait.</p> + +<p>Dans quel dessein brusquer les choses?</p> + +<p>Tout faisait croire que, pour protéger la blanche +Aline contre le péril le plus fâcheux, il était déjà +trop tard.</p> + +<p>Mais pour la ramener au palais il serait toujours +assez tôt.</p> + +<p>Puisqu'on ne pouvait rien changer au fait accompli, +puisqu'il était patent, scandaleux, connu +de tous, mieux valait ne s'occuper que des suites +et en chercher le remède à tête reposée.</p> + +<hr> + + +<p>Ayant ainsi décidé de ne décider rien sur l'heure, +Pausole prit un bain, fuma deux cigarettes et +mangea quelques biscuits imbibés de vieux porto.</p> + +<p>Une image cependant l'obsédait. Il se disait qu'à +l'instant précis où il prenait dans sa chambre ce +temps de repos et de réflexion, sa fille accomplissait +sans doute l'acte le plus important de sa première +adolescence. Il la voyait malgré lui, dans une attitude, +hélas! trop facile à imaginer, et toutes les +phases de la scène connue se reproduisaient dans +sa pensée avec la vraisemblance la plus désagréable.</p> + +<p>D'une façon particulière il était choqué de +n'avoir aucun renseignement sur le second des +deux personnages qui jouaient un rôle dans l'aventure. +On troublait sa vie; on causait un préjudice +capital à sa tranquillité d'esprit, et il ne savait +même pas sur qui pester! Un tel événement n'aurait +pas dû se produire sans qu'il y prît au moins +une part de conseil. À toute branche d'éducation +convient un professeur spécial dont l'aptitude et +la compétence ne peuvent guère être appréciées +par l'élève lui-même. Pausole ne comprenait pas +comment, le jour où sa fille abordait pour la +première fois une matière aussi classique, elle +avait pris un initiateur de son choix en négligeant +toute enquête sur la question de savoir s'il était +qualifié pour lui donner des leçons.</p> + +<p>Oui. C'était bien une faute.</p> + +<p>Mais elle ne pouvait plus être réparée.</p> + +<p>Il fallait donc l'accepter de bonne grâce.</p> + +<p>À critiquer l'irrémédiable on perd son temps.</p> + +<p>Le Roi se remit en mémoire cette maxime et +plusieurs autres également fécondes en consolations.</p> + +<p>Perdre son temps...—se «pausoler», +comme il aimait à dire lui-même,—un autre +jour il y aurait consenti sans peine. Ce soir-là, ses +rêveries lui parurent déplaisantes.</p> + +<p>Il retourna dans le harem.</p> + + + + +<h3><a name="l1c5" id="l1c5">CHAPITRE V</a></h3> + +<p class="d">DU CONSEIL QUE TINT LE ROI CHEZ LES FEMMES DE SON +HAREM ET DU CHOIX QU'IL SUT FAIRE ENTRE PLUSIEURS +AVIS.</p> + + +<div class="epi"> +<blockquote> +<p>Pourquoy sont si contentes les dames +quand on leur dit que les autres dames +font l'amour comme elles?—Pour ce +que leur faute s'amoindrit.</p> +</blockquote> + +<p class="s"><i>Questions diverses et responces +d'icelles.</i>—1617.</p> + +</div> + + +<p>Tandis que Pausole méditait ainsi, quatre heures +avaient sonné à toutes les horloges, et avant que le +dernier coup n'eût fait vibrer le dernier timbre, +Taxis, une petite sonnette en main, arpentait +déjà la grande salle, à pas méthodiques et déterminés.</p> + +<p>Toutes les femmes s'éveillèrent à regret. La plupart, +se retournant avec un soupir maussade, +essayaient de reprendre le rêve interrompu, mais +sans espoir qu'on le leur permît.</p> + +<p>—Mesdames, dit le Grand-Eunuque, voici +l'heure du réveil. Le droit de dormir ne vous appartient +plus. Debout! debout!</p> + +<p>—Non... zut... firent des voix suppliantes.</p> + +<p>—Rien ne sert de lutter contre le règlement, +dit Taxis. L'Écriture nous enseigne: «Il y a temps +pour tout sous les cieux: un temps pour naître et +un temps pour mourir; un temps pour tuer et un +temps pour guérir; un temps pour abattre et un +temps pour bâtir<a id="FNanchor_1" name="FNanchor_1"></a><a href="#Footnote_1" class="fnanchor">1</a>.» Il y a un temps pour rêver +et un temps pour vivre: debout!</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1" id="Footnote_1"></a> +<a href="#FNanchor_1"> +<span class="label">[1]</span></a> <i>Ecclésiaste</i>, III, 1-3.</p> +</div> +<p>S'arrêtant, il examina un coin tout encombré de +corps longs et las.</p> + +<p>—Ah! fit-il impatienté, il règne ici un désordre +scandaleux. Dès ce soir, je veux assigner à chacune +de Vos Majestés une place rigoureuse et invariable +dont il ne lui appartiendra pas de s'écarter à l'heure +de la sieste.</p> + +<p>Un murmure bruyant s'éleva, aussitôt dompté +par un regard plein de menaces:</p> + +<p>—Silence! cria Taxis. Mes paroles sont inspirées +d'abord par des considérations d'hygiène, de +police et de décence; mais ne le fussent-elles point +qu'elles seraient encore selon la sagesse, car il est +écrit: «Tu vivras par les lois et par les ordonnances<a id="FNanchor_2" name="FNanchor_2"></a><a href="#Footnote_2" class="fnanchor">2</a>.» +Ce qui est élu par la fantaisie est exécrable; +ce qui est conçu par l'autorité est judicieux. +Ainsi doit s'exprimer une voix saine, stricte et +droite.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2" id="Footnote_2"></a> +<a href="#FNanchor_2"> +<span class="label">[2]</span></a> <i>Lévitique</i>, XVIII, 5.</p> +</div> +<p>—Pardon, monsieur, dit une jeune fille, pourquoi +ne pas nous laisser choisir? Moi, j'aime mieux +dormir sur une natte et ma sœur sur un tapis. Si +vous nous ordonnez le contraire, cela ne fera +plaisir à personne et nous en serons désolées.</p> + +<p>—Il n'importe. Vous ne savez pas quel est votre +bien. L'autorité le sait pour vous et vous le donne +à votre insu, malgré vous, c'est là son rôle.</p> + +<p>—Quand personne ne la réclame?</p> + +<p>—L'autorité s'exerce. Elle ne défère point. Elle +seule discute son droit, limite son domaine et décide +son action.</p> + +<p>—Au nom de qui?</p> + +<p>—Au nom des principes.</p> + +<p>Puis, coupant court à la dispute, il se dirigea rapidement +vers le hamac où restaient couchées les +deux amies languissantes:</p> + +<p>—Je vois, dit-il, par cet exemple, qu'il est +urgent de légiférer, puisque mes conseils ne servent +de rien. Ne vous avais-je pas signalé tout ce +qu'une telle attitude offre d'incorrect et de pernicieux? +Vous ne tenez nul compte de mes opinions. +C'est bien. J'établirai la règle jusque-là.</p> + +<p>Mais l'une des apostrophées laissa tomber un +bras faible hors du hamac qui pencha, et comme +elle était juive, elle sut lui répondre:</p> + +<p>—Il est écrit, monsieur: «Si deux couchent +ensemble, ils auront chaud. Mais une personne +seule, comment se chauffera-t-elle<a id="FNanchor_3" name="FNanchor_3"></a><a href="#Footnote_3" class="fnanchor">3</a>?» Ce que +la Bible nous enseigne, vous le démentiriez ici?</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3" id="Footnote_3"></a> +<a href="#FNanchor_3"> +<span class="label">[3]</span></a> <i>Ecclésiaste</i>, IV, 11.</p> +</div> +<p>—Madame, dit Taxis offusqué, puisque vous +connaissez si bien l'Ancien Testament, vous feriez +mieux d'y choisir des textes d'un sens plus clair +et...</p> + +<p>—Oh! c'est très clair.</p> + +<p>—... Et moins sujets à controverses. Où vous ne +voyez qu'une phrase concrète et brutale, l'exégète +voit un sens mystique dont la hauteur échappe à +votre entendement. Mais laissons cela. Je vous +avais recommandé de ne jamais dormir deux à +deux afin d'éviter les occasions de vous égarer en +certaines démences que je ne suis pas autorisé par +le Roi lui-même à vous interdire, mais que je +déclare néanmoins, de mon chef, abominables.</p> + +<p>—Cela n'est pas interdit par le Pentateuque.</p> + +<p>—Parce qu'on n'a pas osé prévoir une aberration +si profonde.</p> + +<p>—Oh! on en a prévu de bien plus singulières... +On les a prévues toutes, excepté celle-là. Laissez-nous +penser qu'on la permettait.</p> + +<p>—Elle n'existait point.</p> + +<p>—Comment dites-vous? Elle n'existait point?... +Ah! cher monsieur!... vous êtes inimitable!</p> + +<p>Au milieu des éclats de rire, Taxis allait répliquer, +quand une autre infraction le fit bondir +ailleurs.</p> + +<p>—Des bonbons? dit-il. Vous mangez des bonbons, +maintenant? Des bonbons à quatre heures +dix! Le goûter ne commence qu'à cinq heures. +Cela est imprimé dans l'Emploi du Temps. Défense +absolue de prendre aucune espèce de nourriture +en dehors des repas. J'ai le regret d'informer +Votre Majesté qu'elle sera privée de promenade +au parc durant quatre jours à dater de demain.</p> + +<p>Il s'élança de nouveau plus loin.</p> + +<p>—Même châtiment pour vous, madame, qui +avez pris un livre. La lecture n'est permise qu'à +cinq heures et demie. De quatre à cinq, réveil, +toilette et entretiens, vous devriez le savoir.</p> + +<p>La jeune Reine ainsi punie ne supporta pas sa +peine en silence. Usant de la licence que le Roi +entendait laisser à ses femmes en matière de tenue +et de discours, elle s'approcha en souriant:</p> + +<p>—N'appréhendez rien, dit-elle, je ne vous +dirai pas ce que je pense de votre personne, car +je me mettrais dans le cas d'être punie de nouveau; +mais je sais à quel point la pudeur vous est +chère; aussi vais-je l'enfreindre sous vos propres +yeux, impunément, monsieur le Grand-Eunuque, +avec les ressources toujours nouvelles de ma +petite imagination.</p> + +<p>—Madame...</p> + +<p>—Préparez-vous. J'ai daigné vous avertir.</p> + +<p>Et, faisant comme elle avait dit, elle accentua +sa pantomime avec des paroles si lyriquement +sensuelles, que Taxis, hagard, hérissé, recula +d'horreur vers le mur...</p> + +<p>—Madame... par pitié...</p> + +<p>—Tout ce que je viens de dire est fort joli. +Pourquoi le prenez-vous ainsi?</p> + +<p>—Vous ne sentez donc pas, malheureuse enfant, +dans quel gouffre d'enfer et de damnation +vous jetez votre âme éternelle!</p> + +<p>—Hélas, non! dit la jeune femme.</p> + +<p>Elle ajouta même:</p> + +<p>—Je continue.</p> + +<p>Mais Taxis, désarmé contre cette intrépide et +sereine luxure dont la flamme léchait à chaque +mot toutes les âmes de la multitude, n'en put +souffrir davantage. Il s'enfuit dans le vent du +scandale.</p> + +<p>Une acclamation salua son éclipse: au même +instant Pausole se montrait, et se croyant la cause +d'une si touchante allégresse, le bon Roi s'inclina, +comblé.</p> + +<hr> + + +<p>La même ombre chaude emplissait encore la +grande salle maintenant bruyante; mais la lumière +basse du soleil couchant y soufflait des nuages +de pourpre transparente et de longs rayons de +cuivre où montaient des poussières. Les femmes +apparaissaient vêtues de gaze d'or. Il y en avait +qui, debout, plongeaient du front dans la nuit. +D'autres, couchées sur les nattes, semblaient +peintes des pieds à la tête comme des émaux sous +les flammes.</p> + +<hr> + + +<p>Pausole ne s'arrêta guère à des contemplations +que les circonstances ne comportaient point.</p> + +<p>Il s'étendit sur un divan, et les sept Reines désignées +à ses tendresses de la semaine l'entourèrent +aussitôt d'une sympathie agitée qui n'allait pas +sans bavardage.</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Comment donc!</p> + +<p>—Quelle nouvelle!</p> + +<p>—Qui l'eût dit?</p> + +<p>—Ce n'est pas possible!</p> + +<p>—Et que s'est-il passé?</p> + +<p>—Nous ne savons rien!</p> + +<p>—En est-on bien sûr?</p> + +<p>—Dit-on avec qui?</p> + +<p>—Êtes-vous sur leur piste?</p> + +<p>—Où sont-ils cachés?</p> + +<p>Le Roi haussa les épaules.</p> + +<p>—Je n'en sais pas plus que vous.</p> + +<p>—Mais qu'a-t-on décidé?</p> + +<p>—On ne peut rien décider aujourd'hui; ce +serait absurde.</p> + +<p>—Pourquoi?</p> + +<p>—Parce que les plans irréfléchis déterminent +les pires catastrophes.</p> + +<p>—Mais le temps passe et la Princesse fuit.</p> + +<p>—Fadaises. Elle ne quittera pas Tryphême, +soyez-en sûres. Si je me résous à la faire traquer +(et cette perspective m'est odieuse), cela sera possible +demain; encore possible le jour suivant. +C'est une vérité qui saute aux yeux.</p> + +<p>—Et alors?</p> + +<p>—Alors, je viens prendre vos conseils. Je ne +sais pas si je les suivrai. Peut-être l'une de vous +pourra-t-elle découvrir l'artifice dont j'ai besoin.</p> + +<p>Les femmes s'empressèrent.</p> + +<p>—Oh! moi... dit l'une.</p> + +<p>—Moi... interrompit la seconde.</p> + +<p>Mais, avant qu'elles eussent parlé, la Reine Denyse +avait glissé, de sa petite voix persuasive:</p> + +<p>—Sire, vous devriez écrire à saint Antoine. +Voyez-vous, quand on a perdu quelqu'un ou +quelque chose, c'est le seul moyen de le retrouver.</p> + +<p>Autour d'elle on parut douter.</p> + +<p>Elle rougit, s'entêta:</p> + +<p>—Mais si!</p> + +<p>Et elle développa le récit complet d'une anecdote +personnelle qui, on doit l'avouer, était péremptoire.</p> + +<p>Pausole, pendant ce témoignage, regardait avec +insistance une Reine très jeune, encore toute pure, +qui jusque-là n'avait rien dit.</p> + +<p>Il l'interrogea finement.</p> + +<p>—Où serais-tu, à l'heure qu'il est, si pareille +aventure t'avait enlevée à moi? Quel moyen aurais-tu +pris pour t'enfuir, et quel chemin? Courrais-tu +loin d'ici pour gagner de vitesse, ou resterais-tu +près, pour tromper les soupçons? Dis-moi tout +cela, Gisèle; et réfléchis bien: c'est intéressant.</p> + +<p>Gisèle se tut, très étonnée.</p> + +<p>—Oui, sourit le Roi. Je comprends. Tu ne veux +pas vendre tes ruses...</p> + +<p>—Oh! fit-elle, piquée du reproche. Je n'en +aurai jamais à prendre! Si j'hésitais, c'est qu'on +ne peut guère répondre à une question pareille. +Nous menons les hommes jusqu'à nos bras, mais +ensuite, ce sont eux qui nous mènent. J'ai vu cela +dans les romans, Sire, car je n'en ai pas d'autre +expérience. Pourtant, même ignorante, je trouve +que cela va de soi. J'ai quitté mon père et ma +mère pour venir où vous me voyez, et je vous +suivrais ailleurs s'il vous plaisait ainsi. Soyez sûr +que la Princesse a plus de confiance que de présomption. +Vous qui connaissez les hommes mieux +que moi, cherchez ce qu'a pu faire son amant: +c'est le meilleur moyen de savoir où elle est.</p> + +<p>—Plus tard, dit le Roi. Il est inutile que je me +donne moi-même une peine qui peut être prise +très dignement autour de moi. Lorsqu'il se présente +un cas difficile et sujet à méditations, on ne +fait le tour des banalités nécessaires qu'après un +travail considérable. C'est un premier effort dont +je ne me mêle jamais. Dans quelques jours, la +question sera déblayée sans qu'il m'en ait coûté +même un froncement de sourcil. Je verrai alors s'il +est urgent que je réfléchisse à mon tour; mais +plus probablement je me contenterai de faire un +choix entre les avis les plus sages, à moins que +cette tâche elle-même ne me semble trop délicate.</p> + +<p>—Alors qu'arriverait-il?</p> + +<p>—Nous verrons cela. Aujourd'hui, c'est à vous +de penser pour moi. Je suis impatient de vous +entendre.</p> + +<p>—Puis-je parler? demanda la Reine Françoise.</p> + +<p>—Je le demande, répéta Pausole.</p> + +<p>—Eh bien, dans un enlèvement, le premier +jour est celui des imprudences, et le second celui +des malices. La Princesse est à deux pas d'ici; je +le sais comme si je la voyais. Le jeune imbécile qui +l'accompagne se croit caché par un buisson ou par +les rideaux de son lit. Il l'a conduite au plus près, +c'est évident, cela ne laisse pas un doute. Demain +il s'apercevra qu'il a fait une bêtise. Et après-demain +il aura pris tant de précautions que toute +la police du royaume ne pourra plus trouver sa +trace. C'est aujourd'hui qu'il faut agir, et tout de +suite, sans perdre une heure. Est-ce que vous ne +le sentez pas?</p> + +<p>—Bien, remercia le Roi. Voici une première +banalité. Je suis ravi qu'elle soit dite: je n'aurai +plus à m'occuper d'elle. D'ailleurs, le conseil ne +me plaît en aucune façon; mais vous avez, Françoise, +la peau si nuancée autour de la ceinture et +si fine entre les seins que je veux vous donner +raison au moins pendant cinq minutes.</p> + +<p>—Vous vous moquez de moi.</p> + +<p>—Vous êtes seule à le penser.</p> + +<p>—Sire, fit la Reine Diane, je voudrais parler +aussi.</p> + +<p>Diane, qu'on nommait au harem Diane à la +Houppe, afin de la désigner par ses attributs entre +plusieurs belles homonymes, Diane à la Houppe +tremblait un peu. C'était elle qui devait, ce soir-là, +enviée par trois cent soixante-cinq rivales, partager +le lit du Roi. On disait, on savait, il était clair, +enfin, que l'année d'espoirs et de souvenirs dont +elle voyait le terme si proche avait duré plus de +jours que sa résignation. Elle était donc émue, et +balbutia non sans rougeur:</p> + +<p>—Sire, on vous abuse. Le premier jour d'un +enlèvement est celui de tous les mystères, et le +second celui des oublis. L'inconnu qui conseille +la Princesse Aline a pu lui faire quitter le palais +au milieu de cinq cents personnes, sans éveiller +une attention. Il avait un plan fort habile et fort +bien exécuté. Soyez sûr qu'il le suit encore. Ce soir +il doit penser que tout le monde est à ses trousses: +il n'aura garde de se laisser prendre; et s'il se +terre sous un buisson, c'est que ce buisson est bien +le dernier où l'on imagine sa retraite... Mais il +faudra qu'il en sorte... Attendez-le au passage. +Mieux vous lui démontrerez d'ici là qu'il a pris trop +de précautions, plus il sera imprudent par la suite. +Sa capture ne dépend que de votre réserve. Si +personne ne le chasse, dans huit jours vous le +trouverez sur les grandes routes ou dans une loge +à l'Opéra. Ainsi, non seulement vous pouvez l'attendre, +mais il est très important que vous restiez +tranquille ce soir.</p> + +<p>—Je suis comblé, fit le Roi. Cet avis est aussi +banal, aussi sage, aussi nécessaire que le premier. +En outre, comme il le contredit exactement, il le +balance avec justesse et je ne me sens l'esprit +chargé par aucun de leurs deux poids égaux.</p> + +<p>Après un court silence, il conclut de la sorte:</p> + +<p>—C'est donc avec une liberté exquise et déliée +même d'inquiétude que j'adopterai pour le mien, +Diane à la Houppe, ton sentiment. Redis-le-moi, +car il me plaît. Ainsi, cher visage, tu m'affirmes...</p> + +<p>—Que le meilleur est de ne rien faire et que +vous pouvez aller au lit.</p> + +<p>Pausole approuva de la main.</p> + +<p>La belle Diane eut un soupir, et, achevant son +conseil, sa phrase, sa pensée:</p> + +<p>—Avec moi, fit-elle en souriant.</p> + + + + +<h3><a name="l1c6" id="l1c6">CHAPITRE VI</a></h3> + +<p class="d">COMMENT DIANE À LA HOUPPE ET LE ROI PAUSOLE +VIRENT ENTRER QUELQU'UN QU'ILS N'ATTENDAIENT +POINT.</p> + + +<div class="epi"> +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Sa seule nudité descouvre sa richesse;</span><br> + <span class="i0">Plus on voit de son corps, plus on voit de beauté;</span><br> + <span class="i0">Sa pompe est toute en elle, et comme une déesse</span><br> + <span class="i0">Elle doit son éclat à sa propre clarté.</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="s"><span class="sc">Malleville.</span>—1634.</p> + +</div> + + +<p>Diane à la Houppe, gardée par une servante, +copiait un Bacchus de Velasquez dans le salon +carré du musée Pausole, quand le Roi, estimant la +perfection de son goût, et pressentant celle de ses +formes, lui demanda, non sans égards, toutes les +grâces qu'elle pouvait donner.</p> + +<p>La jeune fille accepta sur l'heure. Sa bonne elle-même, +consultée, n'y vit aucun inconvénient. Seuls, +les parents eussent volontiers retenu leur enfant +chez eux, mais ils savaient au nom de quel principe +sacré Pausole entendait protéger les libertés +individuelles, et ils ne tentèrent point d'exprimer +en public leur égoïsme inexcusable.</p> + +<hr> + + +<p>Introduite dans une des chambres qui précédaient +le harem, Diane jeta sur la chaise longue, +avec un soulagement très vif, les vêtements qu'on +lui avait imposés pendant ses années de servitude +familiale.</p> + +<p>Et Pausole observait debout les révélations successives +d'un corps teinté, ferme et vivace, tandis +qu'elle ouvrait tour à tour la chemisette bossue, la +jupe monastique, le difforme pantalon blanc.</p> + +<p>Elle était plus belle encore que jolie; son adolescence +valait une maturité. Un torse rond, des +épaules droites, des seins gorgés comme des pastèques, +des jambes longues et bien en chair se +délivrèrent agilement d'un multiple linge importun. +Toute sa peau apparut, très brune, pleine et fertile, +duveteuse même au creux des reins et sur la rondeur +des cuisses, tandis que la chevelure noire, +démordue de ses écailles dentées, recourbait sur le +dos les plumes de son aile.</p> + +<hr> + + +<p>Les autres femmes du harem, quand on leur +présenta cette beauté... ombreuse, trouvèrent +qu'elle prêtait à rire et ne surent que lui imposer +un surnom volontiers narquois. Les femmes ont +des théories très particulières sur l'esthétique de +leurs rivales. Diane à la Houppe ne se fâcha point. +Elle avait bon caractère. Et puis sa première conversation +avec le Roi l'avait mise du soir au matin +en humeur de trouver tout le palais charmant.</p> + +<p>Hélas! il n'en fut pas ainsi des douze mois qui +suivirent cette unique entrevue. Pausole en vain +lui exposa que s'il ne la revoyait plus, s'il fallait +qu'elle entrât dans la règle commune, c'était parce +qu'il avait grand'peur de devenir amoureux d'elle, +catastrophe qui aurait compromis à la fois sa tranquillité +d'âme et les intérêts de l'État. Diane ne +comprenait pas du tout ce raisonnement. Elle ne +partageait pas non plus l'indifférence de ses compagnes, +lesquelles considéraient la cérémonie annuelle +comme une occasion excellente d'obtenir +des soies de Manille ou des pantoufles de Paris. +Diane à la Houppe, tel saint Augustin au temps de +sa jeunesse dispose, aimait à aimer et ne cherchait +rien d'autre. Privée du Roi, elle ne voulut +même pas apprendre les jeux variés et traditionnels +dont les autres Reines lui donnaient l'exemple +à toute heure et qu'elles vantaient en sa présence +ou comme suffisants ou comme incomparables, +selon la tournure de leur esprit.</p> + +<p>La pauvre fille vécut un an dans l'attente. Année +de larmes et de pensées. Le dernier jour en faillit +être, on le devine, le plus déchirant. La Princesse +royale disparue ce matin-là, Diane épouvantée vit +pendant plusieurs heures, avec l'imagination du +désespoir, le Roi lui-même partir à sa recherche...</p> + +<p>—Ah! Sire, s'écria-t-elle dès que la portière +de la chambre à coucher fut retombée sur elle et +lui, ne regardez pas trop mes yeux. J'ai tant pleuré +depuis ce matin!</p> + +<p>—Houppe, tu es charmante, répondit Pausole. +En effet, tes paupières se gonflent et tes yeux sont +encore humides; mais cela donne à leurs regards +l'expression de la Volupté même. Tu serais épuisée +des suites du plaisir et à la limite de l'évanouissement, +tes yeux, ma Houppe, luiraient du même +éclat. Ne me détrompe pas: dans un instant, je +pourrai croire qu'ils me le doivent.</p> + +<p>Diane pencha la tête et sourit malgré elle.</p> + +<hr> + + +<p>La nuit pleine de clartés entrait dans la chambre +obscure par une très large baie ouverte sur une +terrasse. Sous le store levé au linteau, entre les +portes ramenées au mur, Tryphême bleue et blanche +apparaissait mollement.—C'était une campagne +onduleuse semée de bois et de maisons +plates, avec une grande route plantée d'arbres, +chemin qu'aurait pris le Roi pour aller à sa capitale +s'il n'avait pas eu cent raisons (et même trois +cent soixante-six) de ne pas quitter son palais. +Un énorme figuier faisait retomber comme un +tapis par-dessus la balustrade ses branches cachées +par les feuilles plates et ses fruits poudrés de lilas. +Vers la gauche, le parc se massait, avec ses magnolias +déjà défleuris, ses eucalyptus frissonnants, +ses palmiers trapus du Japon, ses magnifiques +sagoutiers lunaires. Une défense d'aloès ourlait le +jardin sombre et la plaine s'étendait au delà jusqu'aux +étoiles.</p> + +<hr> + + +<p>—Comme cette nuit ressemble à celle de mes +noces! murmura Diane. Il n'y a pas eu d'autre belle +nuit depuis un an. Celle-ci est tout à fait la sœur +de la première. N'est-ce pas qu'il y a des nuits +étranges où le paysage qui nous regarde a l'air de +contenir tout le bonheur que nous voudrions enfermer +en nous?</p> + +<p>Pausole ne répondit rien.</p> + +<p>—On a frappé, reprit la Reine.</p> + +<p>—Ce doit être pour le dîner, dit Pausole. Il fait +grand'faim.</p> + +<p>Et il cria:</p> + +<p>—Entrez! Entrez!</p> + +<hr> + + +<p>Mais, au lieu du Grand-Échanson, ce fut le Grand-Eunuque +qui montra, tout à coup, entre les portières, +sa vilaine physionomie de personnage antipathique.</p> + +<p>—Ah! qu'est-ce encore? fit le Roi, du ton le +plus maussade. Je n'ai aucun besoin de vous, Taxis, +j'ai affaire.</p> + +<p>—Allez-vous-en, dit la belle Diane, vous n'avez +rien à voir ici.</p> + +<p>—C'est l'heure de mon repas, continua Pausole. +Je n'ai pas d'autres papiers à lire que le +menu.</p> + +<p>—Avez-vous le menu? répéta Diane à la Houppe. +Non? Alors allez-vous-en!</p> + +<p>—Mon ami, reprit le Roi, si vous empiétez sur +les attributions des autres officiers de la cour, +nous courons à l'anarchie. Allez dire au Grand-Échanson +que pour ce soir encore je le prie de +bien vouloir choisir en mon nom le vin que je dois +préférer. J'ai trop de tracas pour rien décider sur +ce point, et à plus forte raison pour vous entendre. +Allez!</p> + +<p>—Mais allez-vous-en donc! cria Diane, au +comble de l'agacement.</p> + +<p>Et comme Taxis, respectueux mais entêté, ne +faisait aucun geste d'obéissance, Diane le prit par +les deux épaules et lui dit en face, du ton le plus +sérieux:</p> + +<p>—Vilain parpaillot! Si vous obtenez de la bonté +du Roi la permission de parler ici, je vous forcerai +de partir avant que vous ayez prononcé un mot; +si ce n'est pas par la violence, ce sera par un +moyen que vous connaissez bien!</p> + +<p>Le Roi leva les bras:</p> + +<p>—Allons! fit-il. Un conflit! Houppe, tiens-toi +tranquille. Taxis va s'en aller. Il est homme de +sens. Il doit avoir déjà compris que nous ne souhaitons +pas en ce moment son entretien.</p> + +<p>Taxis eut un sourire mielleux, qui s'acheva en +importance.</p> + +<p>—En effet, dit-il. Et si la voix inflexible de ma +conscience, si l'unique souci d'un devoir souvent +ingrat, si la passion de la vérité ne m'appelaient +où je suis, croyez, Sire, que j'aurais déjà déféré +au désir que m'exprime Votre Majesté. Mais ma +tâche est plus haute que mon intérêt personnel, et +dussé-je en souffrir, je ferai mon devoir jusqu'au +bout. Je n'empiète pas, quoique Votre Majesté +m'en fît tout à l'heure le cruel reproche, sur les +attributions de mes collègues. Je suis maréchal du +palais, et comme tel, je devais m'occuper du grave +incident qui s'est produit ce matin au rez-de-chaussée +du pavillon sud. Mon initiative ne s'est pas +trouvée en défaut. J'ai fait rechercher la Princesse +Aline.</p> + +<p>—Hélas! gémit la Reine Diane.</p> + +<p>Mais, ressaisie aussitôt, et debout, elle interpella:</p> + +<p>—Qui vous en a donné l'ordre?</p> + +<p>—Le Roi m'a confié la mission sacrée de prévenir, +de suspendre, de réprimer au besoin la +turbulence et les excès dans l'enceinte de la demeure +royale.</p> + +<p>—Ah! de prévenir!... Eh bien, il paraît que +vous n'avez pas «prévenu», puisqu'un étranger a +pu s'introduire ici comme chez lui... Vous n'avez +n'avez pas non plus «suspendu», puisque la Princesse +est partie à votre barbe et que personne n'en +a rien su pendant six heures. Maintenant vous +voulez «réprimer»? Le Roi vous le défend, +seigneur Grand-Eunuque.</p> + +<p>—Sa Majesté...</p> + +<p>—Le Roi désapprouve. C'est tout. Cela suffit. +Tournez les talons. Le Roi vient de prendre une +décision qui est admirable et sur laquelle il ne +reviendra certainement pas pour écouter vos lubies. +Il vaut mieux ne rien faire pendant un jour au +moins; on ne vous expliquera pas pourquoi, mais +tel est l'ordre: suivez-le. Allez-vous-en! Rappelez +vos hommes. Gardez le silence sur l'événement et +disparaissez jusqu'à demain soir. M'entendez-vous?</p> + +<p>Taxis tendit en frémissant les trois papiers qu'il +avait en main.</p> + +<p>—Mais, Sire, voici les rapports. Le suborneur +est découvert. La Princesse ne l'a pas quitté. Leur +asile est gardé à vue sans qu'ils le sachent. Je n'attends +qu'un mot de vous pour agir.</p> + +<p>—Monsieur, répondit Pausole, je n'ai pas +l'habitude de me jeter à l'étourdie au milieu des +faits divers. Je n'aime pas les aventures; et j'entends +n'en pas avoir. Vous parlez et vous décidez +avec une précipitation funeste. Il n'y a ni sagesse +ni méthode dans une telle pétulance, et je ne sais +où j'avais pris l'estime que je vous portais. Taxis, +vous êtes un hurluberlu. Faites cesser la surveillance +que vous avez organisée si légèrement +devant la retraite où dort ma fille. Et tenons-nous-en +là pour ce soir. J'ai dit. Veuillez vous retirer.</p> + +<p>Taxis recula de trois pas, montra le plafond d'un +doigt osseux:</p> + +<p>—L'Éternel appréciera! dit-il.</p> + +<p>Sur ces mots, il salua d'un front sec et disparut.</p> + +<p>Diane, restée seule avec le Roi, saisit l'occasion +par le nez.</p> + +<p>—Ah! Sire, quand nous délivrerez-vous de cet +odieux personnage? Il est notre bourreau, vous ne +pouvez savoir ce qu'il invente pour nous exaspérer. +Il règle tout, il distribue tout, il administre jusqu'à +nos pensées. Nous ne pouvons ni dormir, ni danser, +ni courir au parc, ni lire de romans, ni manger +de bonbons qu'aux heures fixées par sa manie. Le +moindre oubli est puni de cellule. Un simple retard +suffit. Il nous tue!... Pour le faire fuir nous +n'avons qu'un moyen: c'est celui que je voulais +employer tout à l'heure; et encore si vous ne lui +aviez pas interdit de nous parler décence, il nous +châtierait terriblement de ceci, car rien ne le met +en plus grande fureur que les spectacles dont +parfois il faut bien qu'on le rende témoin. Mais ce +moyen-là me répugne et je n'ai même pas toujours +plaisir à le voir employer par les autres. Aussi +quelle idée singulière que de mettre un pasteur +protestant à la tête d'un harem si nu! Vous l'avez +voulu, c'est donc parfait ainsi, et je vous pose des +questions, Sire, sans les résoudre. Pourquoi ne +pas nous donner de véritables eunuques, comme +cela se fait en Orient? Mes compagnes les regrettent +quelquefois en disant que ces pauvres êtres peuvent, +eux aussi, donner aux femmes un plaisir complet +qu'ils ne partagent point et qui ne doit éveiller la +jalousie de personne. Moi, je ne pense guère à de +pareilles choses; je n'ai de joie qu'en votre souvenir, +mais je voudrais qu'on ne m'empêchât plus +d'y rêver tout à mon aise et qu'une haïssable face +ne se dressât pas tout le jour entre lui et moi.</p> + +<p>—Eh! eh! dit Pausole, Taxis a du bon.</p> + + + + +<h2><a name="l1c7" id="l1c7">CHAPITRE VII</a></h2> + +<p class="d">QUI EST CONSIDÉRABLEMENT ÉCOURTÉ +EU ÉGARD AUX LOIS EN VIGUEUR.</p> + + +<div class="epi"> +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Ô mourir agréable! ô trépas bienheureux!</span><br> + <span class="i0">S'il y a quelque chose en ce monde d'heureux,</span><br> + <span class="i0">C'est un tombeau tout nud d'une cuisse yvoirine.</span><br> + <span class="i0">Ces esprits vont au ciel d'un ravissement doux.</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="s"><span class="sc">Théophile de Viau.</span>—1625.</p> + +</div> + + +<p>Je ne décrirai point le repas qui suivit.</p> + +<p>On m'a dit, en effet, que les lois de notre pays +permettent aux romanciers de proposer en exemple +tous les crimes de leurs personnages mais non +point le détail de leurs voluptés, tant le massacre +est aux yeux du législateur un moindre péché que +le plaisir.</p> + +<p>Et comme je ne sais plus exactement si l'on +bannit de nos œuvres les voluptés du lit ou celles +de la table; comme d'ailleurs, en consultant toute +ma conscience et toute ma sincérité, il m'est impossible +d'augurer lequel est le plus pendable de +manger une tartine ou de créer un enfant, j'aime +mieux prendre mes précautions et ne parler ici ni +de seins ni de grenades.</p> + +<hr> + + +<p>On saura donc en peu de mots que le dîner du +Roi Pausole et de la belle Diane à la Houppe comprenait:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Des hors-d'œuvre.</span><br> + <span class="i0">Une première entrée.</span><br> + <span class="i0">Un relevé.</span><br> + <span class="i0">Une deuxième entrée.</span><br> + <span class="i0">Un rôti.</span><br> + <span class="i0">Une salade.</span><br> + <span class="i0">Un légume.</span><br> + <span class="i0">Un entremets.</span><br> + <span class="i0">Des fruits et des confiseries.</span><br> + <span class="i0">Les vins X... Y... et Z...</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p>C'était un petit dîner. N'en disons pas plus.</p> + +<p>Voilons de la même manière ce qui s'ensuivit.</p> + +<p>Diane, privée du Roi depuis une année et cloîtrée +dans le harem après un seul matin d'amour, +était redevenue jeune fille.—Comprenne qui peut. +Je n'explique rien.—Bref le Roi trouva lui aussi +que cette seconde entrevue intime ressemblait +beaucoup à la première.</p> + +<p>Un peu avant le lever du soleil, tous deux +allèrent prendre le frais sur la terrasse semée de +tapis; et pour cueillir les plus hautes figues, Diane +à la Houppe levant les bras s'étirait douloureusement, +lisse comme une fleur et trois fois tachée de +noir.</p> + + + + +<h3><a name="l1c8" id="l1c8">CHAPITRE VIII</a></h3> + +<p class="d">OÙ PAUSOLE EXAMINE DES RÉVÉLATIONS SUR UNE +LETTRE DONT L'IMPORTANCE N'ÉCHAPPERA POINT +AU LECTEUR.</p> + + +<div class="epi"> +<blockquote> +<p>On devine ce qu'un jeune homme +assez fat et habitué aux succès faciles +peut dire à une jeune fille lorsqu'il a +monté sept étages pour arriver jusqu'à +elle et qu'il se croit attendu.</p> +</blockquote> + +<p class="s">M<sup>me</sup> <span class="sc">Ancelot</span>.—1839.</p> + +</div> + + +<p>Vers midi, Pausole s'éveilla, simplement, comme +de coutume. Il n'avait pas de petit lever. Les cérémonies +inutiles n'embarrassaient point sa vie.</p> + +<p>Son coup de sonnette fit accourir une camérière +qui débutait, ce matin-là, dans le service de la +chambre. La jeune personne, en tremblant des +deux mains, trébucha, heurta des chaises et rougit +avec violence lorsqu'elle aperçut près du Roi Diane +immodeste et endormie.</p> + +<p>—Chut! fit Pausole. Parlez bas. Quelle heure +est-il?</p> + +<p>—Oui, Sire... Non, non... Je ne sais pas, balbutia +la pauvre enfant.</p> + +<p>—Donnez-moi ma robe de chambre et faites +préparer mon bain. Prévenez aussi ma lectrice et +l'écuyer des cuisines. Et maintenant fermez les +rideaux pour que la Reine dorme le plus longtemps +possible.</p> + +<p>Puis, avec mille précautions il mit ses pieds +l'un après l'autre, et silencieusement, sur le sol. +La perspective de dire adieu pour une seconde +année à la redoutable Diane ne le retenait en +aucune façon.</p> + +<p>Il s'esquiva.</p> + +<hr> + + +<p>Peu après, couché dans une eau parfumée, il +admit à six pas de sa baignoire la lectrice ordinaire +qui venait chaque matin lui donner un aperçu +des nouvelles télégraphiques et le résumé des principaux +feuilletons. En vertu de l'article premier +du code en usage à Tryphême (Tu ne nuiras pas à +ton voisin) il était interdit aux journaux d'insérer +les nouvelles scandaleuses ou diffamatoires. Aussi +pas une feuille ne publiait-elle la fuite de la +blanche Aline; et si quelques-unes, çà et là, +s'étaient permis des allusions, la lectrice eut le tact +de ne pas les comprendre.</p> + +<p>Cependant Pausole demeurait distrait. Quand sa +toilette fut achevée, quand l'écuyer des cuisines +eut fait servir dans un cabinet de repos le premier +déjeuner fumant et quand Pausole s'en fut nourri—enfin, +quand il eut fumé deux cigarettes de +tabac frais, il sortit et pénétra seul dans la chambre +où avait grandi sa fille.</p> + +<hr> + + +<p>Rien n'y était rangé. La pièce conservait l'aspect +mouvementé d'une fin de toilette et d'un départ +rapide. À sa suite, la salle d'étude, le cabinet de +coiffure, le boudoir et les bains offraient un +mélange singulier de tire-boutons, de géographies, +de bas noirs et de raquettes. Un exemplaire de +<i>Télémaque</i> flottait sur l'eau calme du tub.</p> + +<p>Pausole erra mélancoliquement de chambre en +chambre pendant un quart d'heure. Il ouvrit les +cahiers de style, souleva les petits corsages, déroula +une ceinture de cuir et remit dans leur boîte trois +épingles à cheveux.</p> + +<p>Puis il appuya le médius de la main droite sur +le bouton d'une sonnette et dit au valet survenant:</p> + +<p>—Faites prévenir M. le maréchal du palais que +je l'attends ici et désire lui parler.</p> + +<p>Taxis entra.</p> + +<p>—Monsieur, dit Pausole, j'estime votre zèle et +votre méthode, en ce qu'elles me délivrent chaque +jour de vingt soucis dont je n'ai que faire. Mais +votre enquête d'hier marchait dans le domaine de +l'intempestif, surtout si l'on considère l'heure et +le lieu où vous avez cru pouvoir m'en offrir le +compte rendu. Je vous avais pourtant signifié +qu'entre cinq heures du soir et deux heures de +l'après-midi, je ne voulais méditer nulle entreprise. +Vous avez outrepassé vos instructions en +prenant une initiative dans un cas où votre compétence +était plus que douteuse et en me demandant +mes ordres sans que j'eusse manifesté le dessein +de vous en donner aucun.</p> + +<p>Ici, fort posément, il alluma une cigarette, +s'assit, plaça le coude droit sur le bras large du +fauteuil, inclina la tête du même côté, croisa les +jambes, fit un geste et dit:</p> + +<p>—Maintenant, lisez votre rapport.</p> + +<p>Taxis n'avait pas bronché. Les conseils que porte +la nuit ayant eu sur son empressement une influence +pacifiante, il avait cessé de crier que l'intérêt de sa +carrière cédait le pas à celui de sa tâche. En outre, +consultant sa Bible, il s'était arrêté à ce passage +catégorique:</p> + +<p>«Vous clamerez contre le roi que vous vous +serez choisi, mais l'Éternel ne vous exaucera +point»<a id="FNanchor_4" name="FNanchor_4"></a><a href="#Footnote_4" class="fnanchor">4</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4" id="Footnote_4"></a> +<a href="#FNanchor_4"> +<span class="label">[4]</span></a> Samuel, VIII, 22.</p> +</div> +<p>Ceci levait tous les scrupules. Il redevint courtisan.</p> + +<p>—Sire, voici l'affaire en deux mots. La minute +et l'expédition de mes rapports sont dans ce portefeuille, +mais je crois préférable de les résumer.</p> + +<p>Il s'approcha de la fenêtre ouverte.</p> + +<p>—Hier matin, vraisemblablement vers quatre +heures, Son Altesse Royale la Princesse Aline s'est +assise tout habillée sur le marbre de cette fenêtre. +Ayant levé les jambes et opéré de droite à gauche +un mouvement de rotation qui a laissé trace dans +la poussière, elle a sauté d'une hauteur d'environ +soixante-quinze centimètres au milieu de la platebande. +Ses deux pieds ont marqué là leurs empreintes +parallèles, puis alternées—et il n'y a +pas d'autres vestiges. Son Altesse est donc partie +seule.</p> + +<p>Sur cette révélation, Taxis croisa les mains +devant son maigre ventre, et prit un temps.</p> + +<p>—Hier soir, continua-t-il, la Princesse se préparait +à passer la nuit dans une auberge appelée +«Hôtel du Coq» et située à 3 kil. 2, sur la route +de la capitale. Elle y était arrivée à 3 h. 40, +venant d'un petit bois voisin et accompagnée d'un +jeune homme dont je possède le signalement, +mais qui est inconnu dans la région.</p> + +<p>—Quel âge a-t-il? dit Pausole.</p> + +<p>—Très jeune. Dix-sept ans au plus.</p> + +<p>—Allons, c'est gentil, fit le Roi.</p> + +<p>—Si Votre Majesté l'avait voulu, le suborneur +était arrêté dès hier et la Princesse ramenée au +palais.</p> + +<p>—Par des policiers, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Ou par des envoyés spéciaux.</p> + +<p>—Et lesquels? Vous ne voyez jamais, Taxis, le +point délicat d'une situation, ni la complexité qui +résulte des devoirs imposés par le scrupule affectueux.</p> + +<p>—Je n'insiste pas. Votre Majesté a raison contre +moi. J'ai déféré à ses ordres et la surveillance a été +levée hier soir à huit heures. Depuis lors, je me +suis maintenu strictement dans l'expectative.</p> + +<p>—Il serait pourtant essentiel de savoir à qui +nous avons affaire, et d'abord afin de décider s'il +convient de poursuivre ou de s'abstenir. Qu'est-ce +que c'est que ce galopin dont nul n'a jamais vu la +tête, qui n'appartient pas au palais, qui n'habite +point aux environs et qui prend tout à coup assez +d'ascendant sur l'esprit de ma fille pour l'enlever +à notre barbe, sans même avoir la peine de +venir la chercher? Il se fait rejoindre par elle! Il +l'attend et elle vient à lui! Elle qui n'avait jamais +quitté les pelouses du parc, la voici sur les grandes +routes, dans une auberge de bicyclistes, avec un +écolier de seize ans qu'elle n'a pu rencontrer nulle +part avant de se jeter dans ses bras! Avouez-le, +Taxis, c'est extravagant! Je désespère d'y rien comprendre... +Mais n'avez-vous aucun indice?</p> + +<p>Après un sourire bref, Taxis répondit de sa voix +exacte:</p> + +<p>—Avant-hier et le jour précédent, une troupe +de danseuses françaises a donné deux représentations +à la Cour, devant Leurs Majestés du Harem. +La Princesse Aline était présente au fond de sa baignoire, +autorisée pour la première fois à pénétrer +sur le théâtre. Elle a manifesté pendant tout le +ballet le plaisir le plus vif, et l'on a pu remarquer +que son émotion grandissait chaque fois qu'elle +voyait danser une... pécore nommée Mirabelle.</p> + +<p>Taxis prit un nouveau temps, puis articula:</p> + +<p>—Après le spectacle, la Princesse a fait remettre +à cette personne un don en argent—sous la forme +d'un billet de banque—contenu dans une enveloppe +cachetée.—Je prie Votre Majesté de peser +tous les mots de ma phrase. À mon sens, il y a +corrélation entre ce petit fait et le malheur public +qui l'a suivi de si près.</p> + +<p>Il y eut un silence gênant.</p> + +<p>Le Roi continuait de fumer.</p> + +<p>Taxis crut nécessaire de préciser davantage.</p> + +<p>—J'accuse, en un mot, reprit-il, j'accuse la +ballerine nommée Mirabelle d'avoir machiné une +intrigue diabolique dans le but d'entraîner à +l'abîme une âme que tant de soins et de piété +paternelle avaient conservée à l'état de candeur. +J'accuse cette coquine d'avoir été l'entremetteuse +du crime qui s'est perpétré! Le nom du suborneur, +nous le saurons plus tard; il n'importe; mais qu'il +ait connu Mirabelle et qu'elle lui ait permis +d'arriver à ses fins, c'est ce que je me fais fort de +démontrer par la suite de l'instruction si Votre +Majesté n'y met pas d'obstacle.</p> + +<p>Pausole leva les deux mains.</p> + +<p>—Nous n'en sortirons pas! dit-il découragé. +Cela se complique de plus en plus. Et que sont devenues +ces danseuses?</p> + +<p>—Parties le même jour pour Narbonne.</p> + +<p>—Vous le voyez bien! nous n'en sortirons pas! +C'est une affaire inextricable.</p> + +<p>—Pardon. Deux coupables: deux informations. +L'un est en France, nous allons télégraphier à la +Place Vendôme et après les formalités nécessaires +nous obtiendrons de le faire extrader. Le détournement +de mineure est un chef d'inculpation prévu +par les traités internationaux. De ce côté, rien +d'embarrassant. Quant à l'autre coupable, nous +le tenons, il est là. Dites un mot, et je l'arrête.</p> + +<p>Le Roi dirigea son regard vers Taxis toujours +debout.</p> + +<p>—Vous êtes un homme dangereux, seigneur +Grand-Eunuque. Utile; mais dangereux. Si les +destinées vous avaient mis à ma place, je ne donnerais +pas un rouge liard du bonheur de mon pauvre +peuple. Vous êtes un caïman, Taxis. Vous avez +l'œil féroce d'un sénateur français. Et puis vous ne +me comprenez pas.</p> + +<p>Il secoua la cendre de sa cigarette avec un geste +de lassitude.</p> + +<p>—Je vais réfléchir à tout ceci. Votre rapport +est instructif, et s'il conclut du possible au certain, +cela ne me dispense pas de méditer les hypothèses +qu'il suggère. J'y songerai tout à loisir; dès +demain je prendrai une résolution. Attendez. Calmez-vous.</p> + +<p>Il se leva, et, plus franchement:</p> + +<p>—D'ici là, soupira-t-il, j'aurais bien besoin de +penser à autre chose. Cette préoccupation m'accable. +Pour peu qu'elle persiste j'en ferai une maladie. +Parlez-moi, mon ami. Changez l'ordre de +mes idées.</p> + +<p>Taxis enfla sa poitrine en baissant les yeux et +poussa un soupir ému. Le ton bienveillant du Roi +l'enhardissait. Il crut le moment opportun pour +aborder un sujet qui lui tenait fort à cœur.</p> + +<p>—Oserais-je donc, fit-il, attirer l'attention de +Votre Majesté sur ma modeste personne? Et si mes +services, ou du moins mes efforts, recueillent l'auguste +approbation de celui qui peut seul en juger +l'importance, me sera-t-il permis d'exprimer ici +l'espoir dont je me plais parfois à bercer mes solitudes?</p> + +<p>—Que signifie ce galimatias? dit Pausole. +Exprimez donc. Ne préambulez point.</p> + +<p>—Je ne suis que commandeur de l'ordre des +Colombes. Certes, et je me hâte de le dire, mes +humbles ambitions personnelles sont comblées; +mais ma vieille mère, du fond de son hameau jurassien, +aurait une joie bien touchante et peut-être +un regain de vie à me savoir grand-officier... J'ajoute +qu'à mon sens, la haute charge dont Votre +Majesté a daigné me donner l'investiture mérite +une distinction honorifique à laquelle je n'eusse +point songé si le bon plaisir du Roi ne m'avait pas +élevé au sommet de la hiérarchie palatiale. Je +parle ici, non pour Taxis, mais pour le chef de la +maison civile, et pour la cause de l'autorité!... Ma +demande est entièrement désintéressée.</p> + +<p>Pausole temporisa:</p> + +<p>—Nous verrons. Un peu plus tard. Vous avez aujourd'hui +une affaire délicate à mener dans la +bonne voie. Si vous vous en tirez, je vous donnerai +la plaque; c'est faveur promise. Continuez vos +rapports.</p> + +<p>—La Princesse...</p> + +<p>—Encore elle? Ne s'est-il rien passé depuis +hier soir que vous me fatiguiez ainsi la tête avec +un événement vieux déjà de trente-six heures?</p> + +<p>—Si fait. Je n'osais pas...</p> + +<p>—Ah! mais parlez! je vous y invite.</p> + +<p>—Sire, il s'agit d'un attentat injurieux et exécrable, +mais dont le caractère est grotesque. Un +souffle de démence traverse le palais. Il ne convient +pas que Votre Majesté s'arrête à de telles fredaines, +sujet indigne de ses réflexions dans les circonstances +actuelles. Je veillais. J'ai puni. L'auteur de +cette escapade peut attendre d'être jugé.</p> + +<p>—Que de peines pour obtenir l'exposé d'un fait! +Je vous écoute, Taxis. Qui est le délinquant?</p> + +<p>—C'est un page, le dernier nommé de la compagnie, +celui-là même dont je me suis plaint tant de +fois à Votre Majesté. Il a mis le comble à ses friponneries +par un acte inqualifiable. J'ai plus de honte +à le rapporter qu'il n'en a eu à l'accomplir.</p> + +<p>—Enfin, qu'a-t-il fait?</p> + +<p>—Voici... L'honorable M. Palestre, ministre +des Jeux publics, conserve encore malgré son âge +un penchant déterminé vers les amours ancillaires. +Votre Majesté l'ignore peut-être. Quant à moi, je ne +l'excuse point. Toujours est-il que cette faiblesse +d'un vieillard si respectable par ailleurs défrayait +les conversations des pages. Le plus malfaisant +d'entre ces jeunes chenapans résolut de surprendre +M. Palestre à l'instant où il convenait le moins que +M. Palestre fût surpris. Il se posta sous le lit de la +camérière avec qui le ministre faisait ses déportements—votre +propre camérière, Sire—et quand, +à de certains signes que je ne pourrais ni ne voudrais +décrire, il estima que ses deux victimes +devaient être dans l'état de distraction favorable à +ses desseins, il sortit de sa retraite et jeta sur le +couple un filet de tennis...</p> + +<p>—Ha! ha! ha! fit le roi.</p> + +<p>—... Il le noua au pied du lit, forçant ainsi +M. Palestre et la femme de chambre à garder, quoi +qu'ils en eussent, la plus licencieuse des attitudes.</p> + +<p>—Ha! ha!</p> + +<p>—Et non content d'avoir été l'acteur et le témoin +de cette triste scène, il appela tout le corps +des pages dans la chambre du scandale, le multipliant +ainsi par le nombre des spectateurs. Les +incidents qui suivirent furent d'un tel caractère +que la malheureuse servante en garde le lit pour +huit jours, de fatigue et d'émotion. Voilà pourquoi +ce matin, à votre réveil, vous avez entrevu un +visage nouveau... Sire, je suis confondu que vous +accueilliez avec cette gaieté sympathique une scélératesse +que j'aurais jugée digne de toutes les flétrissures, +en attendant les châtiments.</p> + +<p>Pausole protesta:</p> + +<p>—Non pas! Vous avez, Taxis, une méthode de +généralisation qui vous pousse à l'erreur facile. +Vous classifiez les gestes et les actes selon je ne +sais quelle table de mathématiques morales où ils +ne reconnaissent pas leur ordonnance naturelle. +Plus que vous encore je hais le grivois. La volupté +qui rit n'existe point. Le plaisir touche de plus +près à la douleur qu'à la gaieté. Ceci proclamé en +principe, l'anecdote que vous me révélez n'en est +pas moins excellente.</p> + +<p>—Votre Majesté raille.</p> + +<p>—Je n'en fais rien. L'histoire est admirable et +presque divine, en ce qu'elle est d'abord renouvelée +des Grecs. Ainsi fut surprise et enclose dans +un filet à mailles de fer la coupable Aphrodite chez +le dieu des batailles. Ce souvenir classique inspirant +l'un de mes pages est bien pour me satisfaire.</p> + +<p>—Classique? Sire, dites païen.</p> + +<p>—Ensuite, observez que ce jeune homme, au +lieu d'imiter au hasard la tradition olympienne, a +pris un filet de tennis pour en envelopper justement +le ministre des Jeux publics. Ceci dénote un +esprit personnel et des idées indépendantes...</p> + +<p>—Soit. Deux tares, il me semble.</p> + +<p>—Enfin, je loue au plus haut point l'intention +moralisatrice qui plane sur toute la scène. Il est ridicule +et odieux qu'un vieillard de soixante-dix-huit +ans aille partager le lit d'une servante qui est +peut-être son arrière-petite-fille. On ne sait jamais. +Si M. Palestre se plaint, il ne peut s'en prendre +qu'à lui-même de la posture piteuse en laquelle +ces jeunes gens l'ont vu. Quant à ma camérière, elle +n'a eu que ce qu'elle méritait; la honte résulte de +son acte et non pas de son châtiment.</p> + +<p>—Alors que dois-je faire du coupable?</p> + +<p>—Le mettre en liberté sur l'heure et l'inviter à +venir me voir ici même, où je l'attends. C'est à lui +que je demanderai conseil dans ma perplexité présente.</p> + + + + +<h3><a name="l1c9" id="l1c9">CHAPITRE IX</a></h3> + +<p class="d">OÙ PAUSOLE SE DÉTERMINE.</p> + + +<div class="epi"> +<blockquote> +<p>Je pense qu'Épicure étoit un philosophe +fort sage, qui selon les tems et +les occasions, aimoit la volupté en repos +ou la volupté en mouvement.</p> +</blockquote> + +<p class="s"><span class="sc">Saint-Évremond</span>.</p> + +</div> + + +<p>Le costume des pages à la cour de Tryphême +datait de la Renaissance. Il comprenait un maillot +de soie jaune avec un petit pont relevé par deux +aiguillettes, une toque à plume de pintade et un +pourpoint bleu de roi.</p> + +<p>Ce fut sous ce léger uniforme que l'oiseleur de +M. Palestre se présenta, saluant de la toque et les +deux jambes réunies.</p> + +<p>—Comment t'appelles-tu, jeune drôle? demanda +Pausole.</p> + +<p>—Comme il vous plaira, Sire.</p> + +<p>—Voilà qui est déjà fort bien, dit le Roi. Je ne +sais rien de plus impertinent que la prétention d'obliger +les gens à répéter un nom qui peut ne point +leur plaire. Tu m'as conquis dès le premier mot. +Dis-moi cependant le nom que tu portes, quitte à +le changer si je t'y invite.</p> + +<p>—Sire, mon nom s'écrit G, i, g, l, i, o. Prononcez-le +comme vous voudrez, à l'italienne ou à la +française. Djilio ou Giguelillot.</p> + +<p>—Djilio, fit Pausole, c'est un poète; et Giguelillot, +c'est un fou. Je voudrais que tu fusses l'un +et l'autre.</p> + +<p>—Je le voudrais aussi, dit le page très sérieux. +Et je le désire si ardemment que je finirai peut-être +par y arriver.</p> + +<p>—Pourquoi veux-tu être un poète?</p> + +<p>—Pour ne rien voir, fût-ce une mouche, avec +l'œil de mon voisin.</p> + +<p>—Tu n'aimes pas ton voisin?</p> + +<p>—Je ne lui veux pas de mal. J'aime mieux ne +pas être lui, voilà tout.</p> + +<p>—Et pourquoi veux-tu être un fou?</p> + +<p>—Si mon voisin m'appelle un fou, je comprendrai +tout de suite que je ne lui ressemble pas.</p> + +<p>—Mais si tu deviens pire?</p> + +<p>—C'est bien difficile.</p> + +<p>—Comment le sauras-tu?</p> + +<p>—À son attitude. S'il me laisse en repos, c'est +que j'aurai perdu. S'il m'attaque, c'est que je serai +heureux.</p> + +<p>Pausole eut un geste impulsif:</p> + +<p>—Prends une cigarette! dit-il.</p> + +<p>Et il la lui tendait d'une main familière.</p> + +<p>—Jugeras-tu de la même manière si ton voisin +est une voisine?</p> + +<p>—Oh! du tout.</p> + +<p>—Pourquoi?</p> + +<p>—Les femmes ne sont pas de l'espèce humaine.</p> + +<p>—J'espère que tu ne le leur dis pas?</p> + +<p>—Je ne leur dis que du bien d'elles et je le +pense toujours.</p> + +<p>—Comment les regardes-tu?</p> + +<p>—Comme les meilleures créatures qui soient; +les seules qui sachent rendre le bien pour le bien. +Ou même pour le mal, au besoin. Je ne leur ai que +de la reconnaissance et pourtant je n'ai rien fait +pour elles, que d'en flatter beaucoup et d'en aimer +une.</p> + +<p>Pausole le considérait:</p> + +<p>—Es-tu heureux? continua-t-il.</p> + +<p>—Non. Ni vous non plus, Sire, cela s'entend.</p> + +<p>—Alors, pourquoi es-tu gai?</p> + +<p>—Pour me faire croire que je suis heureux.</p> + +<p>—Et que te manque-t-il?</p> + +<p>—Comme à vous, Sire, il me manque une existence +imprévue, le merveilleux, les événements.</p> + +<p>—Les événements... J'en ai trop.</p> + +<p>—Mais vous n'en profitez pas.</p> + +<p>—Duquel me parles-tu?</p> + +<p>—De celui que vous pensez.</p> + +<p>—Je ne vois pas du tout comment celui-là +pourrait me rendre heureux si je ne le suis point, +fit Pausole d'un ton surpris.</p> + +<p>Le page allait répondre, mais ne sachant pas +exactement si le Roi le consultait ou le priait de +s'expliquer, il attendit d'être éclairé sur cette +nuance intéressante.</p> + +<p>—Allons, assieds-toi, reprit Pausole. Tu m'as +parlé d'un sujet scabreux qui m'absorbe, et tu ne +t'es pas dit qu'il valait mieux pour toi paraître +l'ignorer. En cela tu as montré que tu mettais +les lois de la conversation avant celles de l'étiquette +et je l'approuve, mon petit bonhomme. +Écoute-moi: je ne suis pas d'avis que les vieillards +soient de bon conseil. L'expérience ne sert de rien; +un même fait ne se reproduit jamais dans les +mêmes circonstances. Au contraire, il faut bien +admettre que la spontanéité sert à quelque chose, +puisque à vingt ans on fait sa vie et qu'on n'a rien +de plus important à fabriquer de par la suite. C'est +pourquoi, malgré la coutume, j'aime mieux +prendre ton sentiment que de consulter, par +exemple, le vénérable M. Palestre.</p> + +<p>Giglio resta impassible.</p> + +<p>Pausole, toujours plus expansif, continua comme +s'il s'adressait à un confident familier:</p> + +<p>—Jamais, disait-il, je ne me résoudrai à faire +poursuivre cette enfant par la police de mon +royaume. Il n'est pas convenable non plus que je +la fasse ramener au palais par un envoyé spécial; +car, si je la sépare de l'inconnu qu'elle a gentiment +suivi, ce n'est point certes pour la confier à +un légat tout aussi compromettant et moins sympathique +à ses yeux. Quant à lui dépêcher une +femme, ce serait une pitoyable idée. Je n'y songerai +pas un instant.</p> + +<p>—Pourquoi ne pas aller la chercher vous-même?</p> + +<p>—Moi?</p> + +<p>—Vous!</p> + +<p>—Moi-même?</p> + +<p>—Sans doute!</p> + +<p>—Moi, m'en aller aux aventures à la recherche +d'une petite fille qui s'est sauvée à travers champs +avec un jeune premier que personne ne connaît?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Mon ami, tu abuses de ta vocation de fou.</p> + +<p>—Pardon, Sire, ai-je le droit de vous poser une +question?</p> + +<p>—Laquelle?</p> + +<p>—Désirez-vous réellement que Son Altesse +rentre au palais?</p> + +<p>Pausole encastra son menton dans l'angle de sa +main droite.</p> + +<p>—C'est une question que je n'avais pas encore +agitée, fit-il.</p> + +<p>Mais après une réflexion brève:</p> + +<p>—Oui. J'en ai le désir sincère. Cette escapade +ne lui vaut rien.</p> + +<p>—Vous en êtes certain?</p> + +<p>—Certain.</p> + +<p>—Eh bien, comme d'une part vous venez de découvrir +que vous ne pouviez envoyer à la poursuite +de la Princesse ni un homme, ni une femme, ni +une bête de la police (c'est-à-dire, en un mot, +personne), et comme d'autre part vous êtes résolu +à la prier de revenir ici, je ne vois qu'un moyen +de le lui faire savoir, c'est d'aller le lui dire vous-même.</p> + +<p>—Tu as l'esprit logique?</p> + +<p>—C'est le propre des fous.</p> + +<hr> + + +<p>Le Roi se leva, parcourut la chambre d'un pas +large et balancé, puis ouvrant les bras en signe +d'acquiescement:</p> + +<p>—C'est indiscutable, dit-il. Et je serais arrivé +aux mêmes conclusions si j'avais eu le temps de +songer à tout cela.</p> + +<p>—Alors...</p> + +<p>—Alors, interrompit le Roi qui s'animait visiblement +dans l'influence de son page, tout se simplifie +aussitôt et je n'ai plus qu'une résolution à +prendre!—Ou bien je laisserai cette petite faire +le voyage de sept mois dont sa lettre m'annonce le +projet;—ou bien j'irai lui parler en personne et +je la ramènerai au palais qu'elle n'aurait jamais +dû quitter!</p> + +<p>Le page comprit d'un coup d'œil que s'il laissait +Pausole réfléchir en silence, toute cette belle +ardeur s'éteindrait dans une cendre d'inertie.</p> + +<p>—Sire, il faut partir, affirma-t-il. Cela est bon, +non seulement pour Son Altesse, mais davantage +encore pour vous. Si comme vous le laissez voir +vous n'êtes plus heureux, c'est qu'un homme a détruit +l'avenir nonchalant que vous vous réserviez +avec tant de sagesse. Pour vous délivrer du soin de +vouloir chacun de vos actes, vous avez remis votre +existence aux mains d'un monsieur qui n'y comprend +rien et qui la guide tout de travers. C'est lui +qui vous désappointe. C'est lui qui écarte de vous +un bonheur toujours possible et toujours nouveau +chaque matin. Vous périssez dans sa routine; vous +mourez de monotonie. Demain, son calendrier vous +impose la Reine Denyse. L'aimez-vous? Non. Vous +ne l'aimez point. Et pourtant vous la subirez. Vous +continuerez d'habiter les mêmes chambres, le +même fauteuil, de voir le même horizon dans le +cadre de la même fenêtre. Échappez donc à tout +cela! Il y a si peu de jours dans la vie: faites que +pas un d'eux ne ressemble au suivant.</p> + +<p>—Mais alors qui me conseillera, si je me lance +dans cette équipée?</p> + +<p>—Qui? le hasard, la fantaisie. Laissez-vous +tenter par la fortune de chaque jour et promener +par la bonne étoile. Son conseil est facile à +suivre.</p> + +<p>—Puissé-je ne pas arriver, dit Pausole en secouant +la tête, comme Melchior ou Balthazar, devant +une crèche blonde et un petit enfant...</p> + +<p>—Quand cela serait? vous l'aimeriez.</p> + +<p>—Tu as raison. Et d'ailleurs nous y serons plus +tôt. Les fugitifs dorment à deux pas. Il ne s'agit +pas d'un voyage. Demain nous les rejoindrons sans +doute.</p> + +<p>—Vous partez? Vous partez vraiment?</p> + +<p>—Je pars. Viens avec moi, petit. J'ai plaisir à te +regarder vivre.</p> + +<p>Ils sortirent côte à côte. Pausole avait mis la main +sur l'épaule de son page et marchait d'un pas énergique.</p> + +<p>Au tournant d'un corridor ils rencontrèrent +Taxis.</p> + +<p>Le Roi s'arrêta, la tête droite:</p> + +<p>—Monsieur le Grand-Eunuque, dit-il, j'ai pris +une détermination. J'irai moi-même à la recherche +de la Princesse Aline. Annoncez mon départ pour +demain matin et faites seller ma mule à dix heures +et demie. Ce jeune homme m'accompagnera.</p> + +<p>Taxis eut l'habileté de se taire.</p> + +<p>Pausole l'examina quelque temps comme s'il +pesait sa propre audace, puis d'un ton soudain radouci:</p> + +<p>—Au fait, conclut-il, vous viendrez avec nous.</p> + + +<p class="c">FIN DU LIVRE PREMIER</p> + + + + +<h2><a name="l2c1" id="l2c1">LIVRE DEUXIÈME</a></h2> + + + + +<h3>CHAPITRE PREMIER</h3> + +<p class="d">COMMENT LA BLANCHE ALINE VIT DANSER UN BALLET, +ET CE QUI S'ENSUIVIT.</p> + + +<div class="epi"> +<blockquote> +<p>Une grande princesse aimoit alors +une de ses damoiselles... (p. 115.)</p> +</blockquote> + +<p class="s"><span class="sc">Sauval</span>.—<i>Mémoires historiques +et secrets.</i>—1739.</p> + +</div> + + +<p>L'enquête menée par le Grand-Eunuque valait +par ses résultats, mais péchait par ses conclusions.</p> + +<p>La blanche Aline en s'échappant, n'avait pas eu +besoin des deux complices imaginés par Taxis.</p> + +<p>Un seul avait suffi.</p> + +<p>Une seule, pour tout dire.</p> + +<p>Voici comment elle avait fui:</p> + +<hr> + + +<p>On sait déjà que l'avant-veille du jour où la +Princesse quitta le palais, une troupe de danseuses +françaises était venue donner au harem le +spectacle de ses jambes roses et de ses perruques +fleuries.</p> + +<p>Pour la première fois depuis sa naissance, la +blanche Aline était admise à suivre une représentation. +Pausole entendait commencer l'éducation +théâtrale de sa fille par une soirée de ballet, +jugeant qu'un sujet de pantomime est moins aisé à +découvrir et par conséquent moins dangereux à +méditer qu'une action de comédie. Au reste, les +danses se déroulent toujours dans un décor invraisemblable; +on ne rencontre point dans la vie les +personnages qu'elles présentent, et l'on ne saurait +imiter sans tomber dans le ridicule les gestes gracieux +sur lesquels elles rythment de mauvaises +passions.</p> + +<p>Tout cela était fort bien conçu; malheureusement +la blanche Aline n'avait pas besoin de comprendre +pour admirer.</p> + +<p>Au milieu des jetés-battus, des battements, des +branles et des entretailles, la petite fille ne vit qu'une +chose, c'est qu'un très joli jeune homme (qui était +peut-être bien une dame habillée en Prince Charmant) +recevait à chaque tableau les hommages +enflammés de quarante autres dames et que vraiment +il les méritait.</p> + +<p>Elle le trouva bien pris, élégant, prestigieux. +Elle compara ses gestes avec ceux des fonctionnaires +qu'elle rencontrait au palais et elle lui +donna le prix de la grâce. Il eut aussi le prix de la +beauté, celui de l'esprit, celui du cœur. Elle le +regardait la bouche ouverte et la tête penchée sur +l'épaule avec une expression de tendresse si profonde +que les dames d'honneur autour d'elle en +eussent été bien inquiètes si elles-mêmes n'avaient +suivi les péripéties du ballet avec tant d'absorbante +passion.</p> + +<p>Après le spectacle, elle demanda le nom de ce +personnage éblouissant. On lui dit que le rôle était +joué par la danseuse Mirabelle.</p> + +<p>Où demeurait cette belle personne? Au fond du +parc, lui répondit-on, dans les bâtiments des communs +et pour deux nuits encore jusqu'à son départ.</p> + +<p>Comment lui exprimer qu'on était content +d'elle? Par un présent, suggéra une dame d'honneur +mal inspirée.</p> + +<p>La blanche Aline réfléchit.</p> + +<p>Rentrée dans ses appartements et avant même +de commencer sa minutieuse toilette du soir, elle +demanda un billet de banque afin de le mettre sous +enveloppe.</p> + +<p>Un peu plus tard elle s'enferma dans son cabinet +tendu de zinzolin, comme pour se livrer à une +toilette intime que la dame d'honneur ne pouvait +surveiller; puis, assise devant sa table et sûre de +n'être point surprise, elle écrivit ces simples mots:</p> + + +<p class="i">«Mademoiselle,</p> + + +<p>«Vous êtes bien jolie. Voulez-vous me parler? +Cette nuit, à deux heures, je serai dans le parc, +sous le grand amandier, près de la source.</p> + +<p>«Ne dites à personne que je vous écris. Pour +tout le monde, ce message ne contient qu'une +estampe bleue. Acceptez-la aussi pour ne pas me +trahir.</p> + +<p class="s">«Princesse <span class="sc">Aline</span>.»</p> + + +<p>Et puis elle glissa son estampe entre les feuilles +de la lettre, écrivit en guise d'adresse:</p> + +<p class="c">«À Mademoiselle Mirabelle»</p> + +<p class="noindent">et cacheta l'enveloppe à la cire afin qu'elle ne fût +point ouverte.</p> + + +<p>La même dame d'honneur qui avait donné, dans +la naïveté de sa vieillesse, le conseil de ce présent, +voulut bien se charger par surcroît de +porter le billet à la destinataire. Disons qu'elle +était inspirée d'abord par le louable désir de faire +un acte charitable; ensuite, par la tentation peut-être +non moins vive de pénétrer à l'heure des +toilettes nocturnes parmi les filles de ballet. Car, +pour une vieille demoiselle, veiller au salut de +son âme en s'instruisant des dessous galants, c'est +le programme du bonheur parfait.</p> + +<p>Restée seule et bordée dans son petit lit frais, la +blanche Aline se sentit prise d'une émotion insoutenable. +Elle essaya de se calmer d'abord sur le +côté droit, puis sur le côté gauche, sur le dos, sur +la poitrine, assise, accroupie, étendue, épanouie +ou recroquevillée; mais elle avait la fièvre dans +toutes les positions et instinctivement elle reculait +jusqu'au bord de son matelas comme pour +laisser place auprès d'elle à un visiteur mystérieux.</p> + +<p>Bien avant l'heure, elle se leva, chaussa des +mules, ouvrit les rideaux et regarda la lune entrer +jusqu'au fond de la longue chambre.</p> + +<p>La nuit brillait, tiède et légère. Par la fenêtre +ouverte Aline distinguait dans le lointain, au delà +des pelouses brumeuses et des bois immobiles, la +terrasse blanche des communs où Mirabelle lisait +sa lettre.</p> + +<p>—Que va-t-elle penser de moi? se dit la petite +en rêverie. Viendra-t-elle? Peut-être que non... +Peut-être qu'elle est fatiguée... Peut-être qu'elle a +peur la nuit...</p> + +<p>Pour occuper son attente, elle dessina sur son +buvard une quantité de petites figures sensiblement +géométriques, des ronds, des barres et des losanges, +des grecques qui s'achevaient en spirales. Elle les +ombrait avec une conscience et une distraction +parfaites. Et puis elle commença, toujours au clair +de lune, le portrait d'un bel inconnu qui avait trois +cheveux, quarante cils et l'œil beaucoup plus +grand que la bouche.</p> + +<p>Mais l'art ne suffisait pas à calmer son impatience.</p> + +<p>Elle retourna devant sa psyché, laissa choir sa +longue chemise blanche et reprit son examen au +point où elle l'avait laissé avant de rouvrir à la +dame d'honneur la porte de son cabinet. Toute +jeune et ignorante qu'elle fût, elle avait lu des +contes de fées et comme il n'est question que +d'amour dans les récits du bon Perrault, elle avait +compris très vite à quel moment du rendez-vous +l'amour devient ce qu'il doit être. Elle savait que la +Belle au bois dormant reçut le Prince dans son lit, +qu'on «leur tira le rideau» et qu'«ils dormirent +peu», sans que l'auteur les plaigne. Aussi, Line +ayant l'instinct des caresses en même temps que le +désir d'en être l'heureux objet, elle ne doutait pas +un instant que les faveurs de son amant ne dussent +aborder peu à peu à toutes les parties de son corps +où il serait doux de les attendre, et délicieux de +les retenir.</p> + +<p>C'est pourquoi elle voulut être digne des égards +qu'elle espérait bien, sans les connaître exactement. +Elle se poudra la peau. Elle se contempla. +Sur son étagère à parfums elle choisit de la verveine, +du cédrat et du foin coupé, parce que les +essences végétales convenaient particulièrement à +un rendez-vous sous les arbres, et elle en mouilla +peut-être à l'excès le petit corps nu qu'elle aimait +tant.</p> + +<p>Deux bas à cordons furent vite mis, ainsi qu'une +chemise de jour; le corset, plus vite encore flanqué +au fond d'une armoire à linge. Là-dessus elle +revêtit une robe Empire très légère, en serra la +ceinture haute avec une épingle double qui se dissimulait +sous un petit nœud, et constata que ce +stratagème isolait en les soulignant les deux fruits +chaque jour plus précieux de sa poitrine adolescente.</p> + +<p>Enfin les trois quarts sonnèrent avant l'heure +tant espérée.</p> + +<p>La blanche Aline mit un chapeau qui, lui aussi, +était Empire, elle enfila de longs gants sombres +qui laissaient nu le haut de ses bras.</p> + +<p>Elle était prête.</p> + +<p>Alors, comme l'avait fort bien deviné le Grand-Eunuque, +elle s'assit dans la fenêtre ouverte, leva +les deux jambes à la fois, tourna sur elle-même et +sauta.</p> + +<p>Le saut n'avait rien de périlleux, la fenêtre +étant au rez-de-chaussée.</p> + +<p>Les pieds joints, elle tomba dans une platebande +encore fraîche. Les gardes veillaient le long +du parc, mais non pas à l'intérieur. Personne ne +la vit passer.</p> + +<p>Pour ne faire aucun bruit et pour rester dans +l'ombre, elle suivit, le long des allées, la lisière +gazonneuse des bois.</p> + +<p>Toute pressée qu'elle fût d'atteindre où elle +allait, elle marchait avec lenteur, comme si une +petite fierté lui conseillait de ne pas arriver la première.</p> + +<p>Mais on avait fait sans doute, d'autre part, le +même calcul, car sous le grand amandier elle ne +trouva personne.</p> + +<p>Piquée, elle reprit sa promenade, erra, fit un +long détour; et puis, vaguement inquiète et commençant +à douter si l'on viendrait à une heure +quelconque, elle se cacha tout près de l'arbre et +regarda obstinément dans la direction du bâtiment +blanc.</p> + +<p>Soudain, elle eut une vision.</p> + +<hr> + + +<p>Mirabelle, comprenant qu'elle perdrait tout +prestige si elle se montrait en robe de ville à cette +enfant qui adorait en sa personne le Prince Charmant, +avait gardé son travesti pour aller à ce +rendez-vous qui lui plaisait à plus d'un titre.</p> + +<p>Et la blanche Aline, extasiée, vit venir à elle du +fond de la pelouse le même jeune homme tant +aimé par les quarante dames du ballet, mais +beaucoup plus bel encore, remuant son costume à +paillettes dans l'aube d'une lune enchantée, et +fixant les yeux sur elle.</p> + + + + +<h3><a name="l2c2" id="l2c2">CHAPITRE II</a></h3> + +<p class="d">OÙ PAUSOLE, NON CONTENT D'AVOIR PRIS UNE +RÉSOLUTION, VA JUSQU'À L'EXÉCUTER.</p> + + +<div class="epi"> +<blockquote> +<p>Vous aurez des envieuses et des +ennemies; et votre beauté ne donnera +pas plus tôt de l'amour à Soliman +qu'elle donnera de la haine à toutes +les sultanes.</p> +</blockquote> + +<p class="s"><span class="sc">Scudéry</span>. <i>Ibrahim ou l'illustre +Bassa.</i>—1641.</p> + +</div> + + +<p>Laissant Taxis et Giglio en présence, le Roi Pausole +se rendit dans ses appartements privés où +l'attendait la Reine Denyse, la même qui lui avait +conseillé d'écrire une lettre à saint Antoine pour +retrouver la blanche Aline.</p> + +<p>La pauvre reine, malgré tous ses soins, n'avait +pu dissimuler que bien mal sous la crème et la +poudre de riz quatre estafilades parallèles qui lui +déchiraient le sein gauche.</p> + +<p>Elle fit le récit de ses infortunes.</p> + +<p>Diane à la Houppe, ramenée au harem après +son réveil solitaire, avait été prise d'un accès de +désespoir et de sanglots sur un divan. Entourée de +mauvaises amies, exaspérée par les ricanements, +plaisantée à la fois sur son curieux physique et sa +passion de mauvais ton, elle s'était redressée toute +pleurante encore, la bouche amère, les mains en +griffes. Et au lieu de s'en prendre à celles qui dansaient +une farandole autour de ses larmoyades, +elle avait cherché par toute la grande salle la douce +et innocente Denyse pour lui balafrer la poitrine et +se venger de lui céder sa place.</p> + +<p>Pausole écouta cette histoire d'une oreille souvent +distraite. Il avait pris la Reine Denyse dans un +lot de douze adolescentes offertes par une cité +loyale, et s'il ne l'avait pas renvoyée à sa mère, +c'était qu'un sentiment de pitié l'avait retenu de +faire affront à une jeune fille devant ses concitoyennes; +mais il ne l'aimait point; il la trouvait +insignifiante et prude, avec quelque gaucherie. +Pour concilier sur sa personne les règlements du +harem et les principes de la bienséance, Denyse +avait accoutumé de porter devant elle un petit +pagne de dentelles qui la faisait ressembler à une +sauvagesse élégante et qui, d'ailleurs, instable, +voletant et mal fixé, produisait le résultat justement +opposé à sa destination réelle. Pausole, qui +avait, lui aussi, des principes, favorisait le nu, +mais blâmait le transparent. Le costume de la +Reine Denyse le choquait jusqu'à l'offusquer.</p> + +<p>Il dîna fort tard, s'en alla sur la terrasse méditer +l'événement grave auquel il s'était résolu; puis, +quand minuit sonna, il fit observer à sa pieuse +compagne qu'on était arrivé au samedi de la Pentecôte +et qu'il croyait lui être agréable en ne +l'égarant point au sein des voluptés un jour de +vigile et de jeûne.</p> + +<p>Ceci dit, il l'envoya coucher au harem afin que +Diane à la Houppe en fût consolée.</p> + +<hr> + + +<p>Le lendemain se leva l'aurore d'une journée trois +fois solennelle. Pausole regarda les murs de sa +chambre, ses tapis, ses bibelots, ses cadres familiers; +il songea en frissonnant qu'il ne les verrait +pas le soir... Sous l'émotion du premier réveil, qui +est voisin du cauchemar, il eut le pressentiment de +toutes les calamités qui attendent au coin des +routes les chercheurs d'aventures.</p> + +<p>Sa demeure était celle de la paix, du repos, +du bonheur tranquille et de l'égalité des heures. +Quelle aberration le poussait à quitter de si douces +richesses?—Dans un souvenir pastoral, les vers +d'une triste idylle écrite par La Fontaine flottèrent +devant sa mémoire rêveuse, et, sous la +forme symbolique d'un petit pigeon déplumé, le +Roi Pausole se vit périr dans un lamentable +destin.</p> + +<p>Cette impression ne dura guère.</p> + +<p>Un matin radieux emplissait la chambre. La +nouvelle camérière, devenue plus hardie, parlait +d'une voix fraîche et zélée, donnait des renseignements +qu'on ne lui demandait point, osait même +poser des questions. Sa Majesté aurait beau temps. +Le vent venait du nord. Il avait plu un peu. +L'autre camérière était bien souffrante; les médecins +parlaient d'une métrite. Il y avait eu dans la +soirée une retentissante dispute entre M. le Grand-Eunuque +et le jeune page Giglio. Sa Majesté le +savait-elle?</p> + +<p>Pausole, excédé, faillit la menacer de lui faire +subir par toute la compagnie des pages le même +traitement qu'à son amie, mais ne sachant s'il la +frapperait de terreur ou de convoitise, il la pria +tout uniment d'aller chercher M. le Grand-Eunuque, +en suivant la voie hiérarchique.</p> + +<p>Sur ce, il mit pied à terre et endossa une robe de +chambre.</p> + +<p>Eh bien, Giguelillot avait eu raison, Pausole +n'en doutait plus. La paix touchait à l'ennui, le +repos à l'accablement, l'égalité des heures à la +mélancolie. Cette chambre, à la bien examiner, +était simplement fastidieuse. Cet horizon, dont il +croyait suivre avec intérêt les métamorphoses +nuancées, avait épuisé pour lui, depuis longtemps, +la gamme restreinte de ses lumières. Un petit +esprit pouvait seul borner ses curiosités aux +quinze figues de la terrasse, aux trente aloès de la +haie. Il y avait d'autres figuiers, d'autres hampes +jaunes en Tryphême. L'excursion serait féconde en +agréments inattendus.</p> + +<p>Ainsi Pausole connaissait l'art d'échapper à tous +les regrets en changeant la définition du bonheur +sous la dictée des circonstances.</p> + +<hr> + + +<p>L'entrée dramatique de Taxis, interrompit ses +réflexions.</p> + +<p>Le huguenot se plaça devant la porte comme s'il +était prêt à sortir au cas où sa requête eût reçu +échec, et il réunit par le bout l'index et le pouce +de sa main droite, non point avec la signification +que donnaient à ce petit geste les courtisanes athéniennes, +mais pour marquer qu'il s'exprimait en +termes d'ultimatum:</p> + +<p>—Sire, déclara-t-il, une question, une seule: +Suis-je encore Maréchal du Palais?</p> + +<p>—Je ne comprends pas, répondit Pausole.</p> + +<p>—Je précise d'un mot. Suis-je le chef, le +collègue ou le subordonné du page nommé Giglio?</p> + +<p>Pausole haussa les épaules.</p> + +<p>—Quelle diantre de mouche vous pique à toute +heure, Taxis! La question ne se pose point. Nous +allons partir dans quelques instants. Je n'emmène +que lui et vous. Je ne vois pas dans quel but j'établirais +la suprématie d'un de mes conseillers sur +l'autre, alors que tous deux sont à mes côtés et ne +relèvent chacun que de mon commandement.</p> + +<p>—Sire, nous allons partir, mais nous ne sommes +point partis. Quelle que soit l'aversion de Votre +Majesté pour la pompe et le cérémonial, son +départ exige des préparatifs, et son absence des +précautions. Or, le jeune page dont il s'agit, animé +d'un zèle inutile, prétend s'inspirer de vos secrètes +préférences pour blâmer toutes mes mesures et en +proposer d'autres. Je demande s'il est autorisé à +prendre cette attitude qui paralyse mes actes et +blesse ma dignité.</p> + +<p>—Allons! encore un conflit! s'écria Pausole. +Je ne m'en mêlerai pas! Ce jeune homme m'a +parlé. Il est plein de sens. C'est un esprit juste et +sagace. Je ne me priverai point de ses conseils. +Vous, Taxis, vous avez aussi vos qualités dont personne +ne songe à faire fi. Vous êtes déplaisant, +mais indispensable, et je n'entends pas qu'on vous +paralyse. Réglez donc à l'amiable votre différend +et tâchez de vous mettre d'accord sans que j'aie à +prendre parti.</p> + +<p>—C'est impossible.</p> + +<p>—Et pourquoi donc?</p> + +<p>—Entre les principes de ce jouvenceau et les +miens propres, que Votre Majesté semble estimer +à titre égal, il y a incompatibilité absolue. Il faut +que l'un de nous deux cède, ou casse. J'attends de +votre bouche, Sire, le nom du sacrifié.</p> + +<hr> + + +<p>Le Roi frotta d'un geste impatient une allumette +qui éclata comme l'expression même de sa mauvaise +humeur. Il fuma en silence pendant quelques +minutes, puis:</p> + +<p>—Alors, c'est fort simple, dit-il. Vous commanderez +à tour de rôle.</p> + +<p>—Ah! fit sèchement Taxis.</p> + +<p>—Vous vous partagerez la journée. De minuit à +midi, vous, Taxis, vous aurez la haute main. Ce +sont précisément les heures où je ne vous verrai +pas, mon ami. Vous veillerez sur mon sommeil et au +besoin sur mes plaisirs. Plus tard, de midi à minuit, +votre successeur dirigera ma route et inspirera mes +volontés. Je crois avoir trouvé ainsi une solution +qui éloigne toute chance de froissements.</p> + +<p>L'œil amer, Taxis conclut en ces mots:</p> + +<p>—Il est écrit: «J'aurai le même sort que +l'insensé; pourquoi donc ai-je été plus sage?»</p> + +<p>Et, s'inclinant, il sortit.</p> + +<p>Trois heures après, le Roi Pausole, entre son +page et son huguenot, précédé par quarante +lances et suivi de nombreux bagages, chevauchait +pour la première fois sur la route de sa +capitale.</p> + + + + +<h3><a name="l2c3" id="l2c3">CHAPITRE III</a></h3> + +<p class="d">COMMENT LE MIROIR DES NYMPHES DEVINT +CELUI DES JEUNES FILLES.</p> + + +<div class="epi"> +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Salvete æternum, miseræ moderamina flammæ</span><br> + <span class="i0">Humida de gelidis basia nata rosis.</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="s"><span class="sc">Joannes Secundus</span>.</p> + +</div> + + +<p>La source et le grand amandier étaient situés +dans le canton le plus reculé du parc. Seule, la +blanche Aline aimait assez les longues promenades +pour aller quelquefois visiter le silence de ce refuge +perdu.</p> + +<p>L'eau, d'une gueule de satyre aux oreilles foliesques, +tombait dans une cuve naturelle de terre +rouge et d'herbes vertes où s'enracinaient des lauriers-roses +en touffes compactes. Ce n'était point +la vasque moisie et lépreuse de nos jardins où la +source inutile vient inonder une terre déjà molle +de pluie. C'était une naissance de fleurs dans le +sol pourpré du Midi, une fontaine de sève, une urne +génitrice d'où la vie ruisselait en verdures mouvantes, +et le vieux satyre, fils de Pan, regardait la +jeunesse des bois descendre éternellement de ses +lèvres.</p> + +<p>Au-dessus du mascaron cornu, que la blanche +Aline prenait pour le diable, deux nymphes de +marbre s'enlaçaient, debout et penchées sur le +bassin obscur. À la fin de chaque hiver l'amandier +les couvrait de ses petites églantines. L'été, elles +prenaient sous le soleil toutes les couleurs de la +chair. La nuit elles redevenaient déesses.</p> + +<hr> + + +<p>Près de cette eau fertile et sombre qu'on nommait +le Miroir des Nymphes, la petite Princesse en +robe Empire vit venir à elle son Prince Charmant +qui remuait sa veste à paillettes dans l'aube d'une +lune enchantée.</p> + +<p>Elle l'aperçut du plus loin qu'il se montra sous +les arbres, semblable à une fine étoile blanche. +Puis elle le vit grandir et se préciser. Il marchait +d'un pas tranquille, cueillait parfois des feuilles +aux rameaux et les respirait comme des corolles. +Il paraissait et s'éclipsait selon les zones d'ombre +et de clarté. Line ne s'était jamais sentie aussi +émue. Si jalouse qu'elle fût de l'embrasser tout de +suite, elle recula jusqu'à la fontaine et, la main +devant la bouche, n'osa pas lui dire un mot.</p> + +<p>—Vous m'avez appelée; me voici, fit Mirabelle, +tendrement.</p> + +<p>Line ouvrait des yeux énormes. Elle regardait +son Prince des pieds à la face, mais surtout dans les +prunelles.</p> + +<p>Il était nu-tête, les cheveux foncés et coupés +court et flottants autour des oreilles. Son regard +était profond et fixe avec une expression très douce +qui n'allait pas jusqu'au sourire. Elle vit le cher +visage se pencher vers le sien, et, comme elle fermait +les yeux, deux lèvres chaudes s'y posèrent.</p> + +<p>L'ombre noire des nymphes enlacées cachait les +jeunes filles debout. Line tremblait. Les deux lèvres +avec lenteur tramèrent leur caresse autour de sa +joue et ne s'arrêtèrent que sur sa bouche.</p> + +<p>—Ah!... fit-elle enfin.</p> + +<p>Mirabelle se sépara. Cette fois un sourire léger +mais toujours tendre effilait ses yeux margés de +noir...</p> + +<p>Elle leva les sourcils et regarda autour d'elle.</p> + +<p>—Non. Nous sommes seules, répondit Line. +Restez.</p> + +<p>Puis, se reprenant:</p> + +<p>—Venez avec moi.</p> + +<hr> + + +<p>À quelques pas derrière la source, il y avait un +petit temple grec, cinq colonnes corinthiennes +soutenant une coupole ronde. Les colonnes étaient +murées jusqu'à mi-hauteur. Un large banc circulaire +au cœur du monument plein d'ombre portait +des coussins de varech, et le lieu était si confidentiel +qu'à peine assise près de la danseuse, Line +s'enhardit jusqu'à lui parler.</p> + +<p>—On vous a remis ma lettre?</p> + +<p>—Vous le voyez.</p> + +<p>—Savez-vous pourquoi je vous ai demandé de +venir?</p> + +<p>Mirabelle fut très prudente.</p> + +<p>—Pour causer avec moi, dit-elle.</p> + +<p>—Mais oui.... Et vous êtes là, et je n'ai plus +rien à vous dire...</p> + +<p>Mirabelle lui prit la main. Line crut sentir +qu'elle tremblait à son tour.</p> + +<p>—Je voulais aussi vous voir de tout près, continua-t-elle. +Vous êtes si jolie!... jolie comme +un jeune homme... Pendant tout le ballet je n'ai +regardé que vos yeux... Et je vous envie, si vous +saviez! Je suis bien triste d'être blonde; j'aurais +voulu être brune comme vous; mais vraiment tout +à fait comme vous; être votre sœur...</p> + +<p>Mirabelle jugea inutile de protester.</p> + +<p>Line tendit elle-même ses lèvres.</p> + +<p>—Embrassez-moi comme tout à l'heure, voulez-vous?</p> + +<p>Et quand leurs bouches se désunirent:</p> + +<p>—Comme c'est délicieux! reprit-elle. Qui a pu +vous apprendre cela?</p> + +<p>—Je l'ai inventé, dit la danseuse.</p> + +<p>—Oh! que c'est bien! Quel âge avez-vous?</p> + +<p>—Dix-huit ans. Et vous?</p> + +<p>—Quatorze... Voulez-vous recommencer?</p> + +<p>Le jeu était dangereux pour la jeune Mirabelle. +Si maîtresse qu'elle fût de son attitude, si décidée +à ne rien brusquer, à préparer ses voies par le +ménagement, la lenteur et l'insinuation, il y eut +dans sa pensée un moment de trouble où elle ne +put se contenir. Elle tâtonna d'abord la robe à l'endroit +où les petits seins en gonflaient l'étoffe mince +et chaude; puis, profitant des facilités exceptionnelles +que l'habillement de la blanche Aline offrait +aux gestes sympathiques, elle risqua certaines +recherches qui témoignaient, sinon encore +de ses complaisances, au moins de ses curiosités.</p> + +<p>Line, docile et instinctive, se prêtait volontiers +à tout. Mirabelle en perdit l'esprit. Encouragée +par les ténèbres, certaine qu'on ne verrait point le +sang des voluptés affluer à son visage, elle s'abandonna +mystérieuse au frisson qu'elle sentait proche +et ne sut en modérer ni l'ondulation, ni le soupir, +ni les soubresauts. Déjà elle reprenait conscience +quand Line, inquiète, mais rassurante, lui demanda:</p> + +<p>—Vous avez froid, mon amie? Vous grelottez...</p> + +<p>—Une petite faiblesse... dit Mirabelle. Ce n'est +rien... J'y suis habituée...</p> + +<p>—Voulez-vous marcher un peu?</p> + +<p>—Oui...</p> + +<p>—Venez. Le parc est désert. Nous irons où il +vous plaira.</p> + +<p>Line laissa retomber sa jupe et se leva pour sortir.</p> + +<hr> + + +<p>Toutes deux reparurent sous le clair de +lune.</p> + +<p>La robe verte et la veste à paillettes errèrent ainsi +quelque temps autour de la source gloussante.—L'une +était d'émeraude et l'autre d'argent, mais, +quand elles voulurent mirer dans le bassin leurs +formes enlacées d'après les nymphes de marbre, +elles virent que la nuit assemblait leurs couleurs à +la teinte de l'eau et des bois.</p> + +<p>Mirabelle ne parlait point. Son trouble et son +désir, à peine suspendus, renaissaient. Elle connut +qu'elle était éprise.</p> + +<p>Dès lors elle ne songea plus qu'aux moyens de +l'être avec succès. Assurément quelques heures lui +appartenaient encore, mais c'eût été les perdre que +de les employer selon ses tentations présentes. +Une idée romanesque lui traversa l'esprit; elle +l'examina en silence, la trouva réalisable et avant +de l'exprimer voulut la suggérer, tant elle avait +d'artifice.</p> + +<p>—Adieu, dit-elle soudain. Je ne vous reverrai +plus.</p> + +<p>La blanche Aline devint toute pâle.</p> + +<p>—Oh! pas encore... supplia-t-elle.</p> + +<p>—Il le faut.</p> + +<p>—Mais je ne vous ai pas vue, je ne vous ai rien +dit... Vous venez, et puis tout de suite vous voulez +partir... Je vous ennuie peut-être; vous ne comprenez +pas pourquoi je vous ai appelée? Moi-même +je ne le sais qu'à peine, mais je suis bien heureuse +quand je vous prends la main.</p> + +<p>Mirabelle la serra dans ses bras.</p> + +<p>—Restez là, je vous en prie, continua la jeune +fille. Restez, ou alors revenez demain à la même +heure... Je vous attendrai...</p> + +<p>—Demain? Mais nous partons à l'aube.</p> + +<p>Line devint encore plus pâle et peu à peu se mit +à pleurer.</p> + +<p>—C'est vrai?... C'est vrai, vous partez? Et +quand reviendrez-vous?</p> + +<p>—Jamais...</p> + +<p>—Mais je n'ai que vous à aimer; ne le savez-vous +pas? Hier au théâtre j'ai bien compris qu'il y +avait quelque chose entre vous et moi et qu'il fallait +nous réunir et que vous seriez mon amie. Je +vous appelle, je vous attends, nous mêlons nos +bouches, et puis c'est fini pour toujours? Si vous +vous en allez, je m'en vais avec vous.</p> + +<p>L'étreinte de Mirabelle se dénoua.</p> + +<p>—Eh bien, partons! Je vous emmène.</p> + +<p>—Vraiment? Vous voulez bien?</p> + +<p>—Venez.</p> + +<p>—Avec vous seule?</p> + +<p>—Oui. Je quitterai mes camarades. Nous serons +l'une à l'autre, et seules toujours.</p> + +<p>—Oh!... Et pour où partons-nous?</p> + +<p>—Pour mon pays.</p> + +<p>—Non! non! Restons à Tryphême.</p> + +<p>—Ce n'est pas possible. Demain vous seriez +découverte.</p> + +<p>—Comment?</p> + +<p>—Par les ordres du Roi.</p> + +<p>—Papa? Vous ne le connaissez guère! C'est +une grave décision que de m'envoyer chercher. +Quand il la prendra, nous serons loin!</p> + + + + +<h3><a name="l2c4" id="l2c4">CHAPITRE IV</a></h3> + +<p class="d">OÙ PAUSOLE ET SES CONSEILLERS MANIFESTENT +LEURS CONTRASTES.</p> + + +<div class="epi"> +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Tu dis que j'ay vescu maintenant escolier</span><br> + <span class="i0">Maintenant courtisan et maintenant guerrier</span><br> + <span class="i0">Et que plusieurs mestiers ont esbatu ma vie?</span><br> + <span class="i0">Tu dis vray, prédicant; mais je n'euz oncq'envie</span><br> + <span class="i0">De me faire ministre, ou comme toi, cafard.</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="s"><span class="sc">Ronsard</span>.</p> + +</div> + + +<p>Pausole, son page et son huguenot chevauchant +de compagnie entre l'escorte et les bagages, montaient +trois animaux qui symbolisaient assez bien +les différences de leurs caractères.</p> + +<p>Le Roi, qui avait mis sous sa couronne légère +un voile de batiste blanche en guise de couvre-nuque, +était assis dans une selle qui ressemblait à +un fauteuil, car elle avait dossier, oreillères, coussins +frais, bras moelleux et parasol. Deux tiges de +métal filiforme, invisibles à distance, soutenaient à +hauteur de ses mains le sceptre et le globe du +monde; mais le globe enfermait une gourde à +porto, et le sceptre un éventail.</p> + +<p>La mule Macarie, personne nonchalante, portait +ce faible édifice d'un air distrait et résigné, +le même air que prenait Pausole sous le poids des +charges de l'État. Elle était blanche de robe avec +le bout de la queue et le toupet gris souris. Son +pas était relevé, mais lent. Jamais elle ne dormait +moins de seize heures par jour.</p> + +<p>Taxis montait le noir Kosmon, cheval hongre, +sans vices, sans vertus et d'ailleurs aussi stupide +que seul un cheval peut être. Kosmon n'avait ni +race ni forme. Son maître l'estimait toutefois, car +il partait toujours du même pied, méprisait la +senteur déshonnête que répand la queue des pouliches +et connaissait si bien le sentiment de son +devoir qu'il serait allé tout droit dans les fossés, +si l'on avait oublié de lui tourner la bride à +temps.</p> + +<p>Giglio avait choisi dans les écuries du Roi un +jeune zèbre couleur de feu, avec quatre balzanes, +le dos tigré de noir et le chanfrein étoilé. L'animal +avait nom Himère; il était pétulant et capricieux. +Sa robe allait de pair avec le costume du page +et depuis la plume antenne jusqu'aux petits sabots +de la troisième paire de pattes ils avaient l'air de +composer un centaure coléoptère aux élytres de +flamme et au corselet bleu.</p> + +<hr> + + +<p>—Voyez, Sire, dit Taxis, en montrant les porteurs +de lances, voyez comme cette avant-garde est +exacte et bien ordonnée. Les chevaux et les cavaliers +sont tous de la même taille; les lances ont +passé à la toise et les casques au gabarit. Je connais +la vie de ces quarante hommes. Ce ne sont pas +là des soudards ni des coureurs de cotillons. Chacun +d'eux porte en sa besace la Bible d'Osterwald, +édition expurgée. Je les ai stylés de telle manière +que si je leur demandais tout à l'heure de me citer +un verset qui les réconforte au milieu de leur +tâche actuelle et qui s'applique aux circonstances, +tous ensemble citeraient le même passage: <i>Fais-moi +vaincre mes adversaires, mais garde-moi +de l'homme violent</i>, comme il est dit au +psaume XVIII.</p> + +<p>Giglio se haussa sur la barre de ses étriers:</p> + +<p>—Cette escorte carrée avec ses lances en l'air +est bête comme une herse renversée sur une route. +Elle n'est ni forte ni martiale. Ces gens ne savent +pas se tenir en selle; ils sont droits, mais à la +façon du valet de pied sur un siège ou de la dame +de comptoir dans une salle de restaurant. Ils tiennent +leurs lances comme des chandelles et leurs +brides comme des serviettes. Il suffit de les voir +de dos pour comprendre ce qu'ils sont et qu'au +premier coup de carabine ils fileraient avec mon +zèbre. Moins légèrement peut-être.</p> + +<p>—Les pauvres gens! dit le Roi Pausole. Que +leur casque doit être chaud et leur pique pesante +à porter! Pourquoi n'ôtent-ils pas leur veste par +le temps accablant qu'il fait aujourd'hui? Ont-ils +au moins leur gourde à rhum et des pêches dans +leur musette? Taxis, vous êtes impardonnable si +vous n'y avez pas songé.</p> + +<p>Taxis étendit sa main sèche:</p> + +<p>—Je leur donne, déclara-t-il, le plaisir de la +privation. C'est là une joie supérieure. Ils savent +qu'il y a, dans les prés, des ruisseaux où l'on peut +boire, et, sur les bords de la route, des cabarets +gorgés de tonneaux, tandis qu'ils ont la gorge +aride, la langue sèche et le ventre creux. Ils savourent +la jouissance amère de la soif. Moi qui +viens, hélas! de me désaltérer, j'envie leur bonheur +dont je me prive par une mortification +double.</p> + +<p>À demi retourné sur sa selle, le Roi regarda son +ministre. Il l'examina en détail depuis ses souliers +plats et ternes jusqu'à son chapeau de feutre +crasseux et brossé. Il observa la redingote étroite, +le ruban de la boutonnière et l'usure des huit +boutons. Il remarqua les ongles carrés, les narines +plates, les cheveux longs et gras, les lèvres verticales.</p> + +<p>Puis, arrêtant sa mule pour la faire pisser, et +reprenant en arrière une attitude confortable, il +prononça négligemment:</p> + +<p>—Taxis, il fait bon pour vous que vous soyez +indispensable, car vous êtes un vilain merle.</p> + +<hr> + + +<p>La matinée s'achevait dans une éblouissante +lumière. L'ombre des vieux platanes qui bordaient +la route s'accourcissait de plus en plus. La +poudre de la voie blanche gagnait les talus de +gazon. Devant le pas des trois montures, quelques +lézards traçaient avec prestesse des zigzags de +foudre verte.</p> + +<p>Au delà des fossés, à droite et à gauche, les +jardins des fleurs royales offraient leurs massifs +bombés et leurs serres mouillées d'eau fraîche. On +cultivait là des milliers d'espèces rares et des variétés +inédites que créait au jour le jour l'esprit +ingénieux des horticulteurs. Chaque matin on +apportait au harem des brassées de corolles +humides, des feuillages légers, des palmes. Les +jardiniers avaient inscrit sur des registres noirs +de ratures les caprices variables de toutes les +Reines, et chacune d'elles recevait au réveil dans +un petit vase à long col sa fleur de prédilection.</p> + +<p>Pausole et ses deux conseillers passaient devant +la dernière serre quand l'horloge encastrée à son +fronton de mosaïque sonna les quatre quarts et +les douze coups de midi.</p> + +<p>Aussitôt le page, d'un talon vif, amena son zèbre +nez à nez avec le cheval de Taxis:</p> + +<p>—Monsieur le Grand-Eunuque, dit-il, vous +connaissez le désir de Sa Majesté. Voici l'heure où +je vous succède. Veuillez me remettre le commandement.</p> + +<p>—Recevez-le du Roi! répondit Taxis revêche.</p> + +<p>—Je te le donne, petit, fit Pausole.</p> + +<p>Giglio salua, ramena sa bête et cria du côté de +l'escorte:</p> + +<p>—Demi-tour! Rassemblement!</p> + +<p>Les quarante gardes accoururent.</p> + +<p>Alors, facilement campé sur la selle, les jambes +longues et la plume haute, le page leur parla en +ces termes:</p> + +<p>—Compagnons, monsieur, que voici, et qui +commandait ce matin, vous a mis en main des +instruments dont vous n'aurez rien à faire. Les +routes sont sûres, Tryphême est en paix, le Roi +est aimé de son peuple; vous n'aurez jamais à +plonger vos piques, depuis l'omoplate jusqu'à +l'épigastre, dans le large dos d'un barbare. C'est +clair. Or, en art, il faut que tout ait sa destination. +Ce qui ne sert à rien est idiot. Vous allez donc +engager le fer par la fente de cette muraille et +peser jusqu'à ce que le bois en soit rompu dans +la douille. Exécutez le mouvement.</p> + +<p>—Sire! Mais Sire... supplia Taxis.</p> + +<p>—Laissez, dit Pausole. Cela est fort bien conçu.</p> + +<p>Les quarante gardes brisèrent tout ce qu'on +voulut.</p> + +<p>—Gardez les hampes! dit Giglio. Et maintenant +suivez-moi.</p> + +<p>Ils entrèrent aux Jardins des Fleurs.</p> + +<p>Le page parcourut les allées, inspecta les massifs, +pénétra dans les serres. Il se fit présenter par les +botanistes les fleurs à longue tige, iris, anthuriums, +lis à bandes, lis tigrés, lis de Pomponne, +et finit par s'arrêter devant des tulipes gigantesques.</p> + +<p>—Voilà ce qu'il nous faut, dit-il. Que chacun +de vous attache avec des joncs une de ces tulipes +au sommet de la hampe et la porte par les chemins +avec le même respect que si c'était le drapeau.</p> + +<p>Puis il offrit au Roi une rose, à Taxis une araignée. +Il prit pour lui-même un arum.</p> + +<p>Toute la troupe reprit sa marche le long de la +route éclatante.</p> + +<p>—C'est admirable! dit Pausole. Mais ces gens +avaient soif et je crois qu'ils n'ont pas bu.</p> + + + + +<h3><a name="l2c5" id="l2c5">CHAPITRE V</a></h3> + +<p class="d">OÙ MIRABELLE DÉVOILE SA PETITE ÂME MALICIEUSE +ET SENTIMENTALE.</p> + + +<div class="epi"> +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Sur la Sallé, la critique est perplexe:</span><br> + <span class="i0">L'un assure qu'elle a fait maint heureux,</span><br> + <span class="i0">L'autre prétend qu'elle aime mieux son sexe,</span><br> + <span class="i0">Un tiers répond qu'elle éprouve les deux...</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="s"><i>Chanson sur M<sup>lle</sup> Sallé, danseuse à l'Opéra.</i>—Recueil +de Maurepas.—1735.</p> + +</div> + + +<p>Décidées à fuir la nuit même, les deux jeunes +filles rentrèrent chacune dans leur chambre pour +y faire les préparatifs de leur petit voyage à pied.</p> + +<p>La robe Empire courut sur les pelouses noires, +monta l'escalier du perron, suivit la terrasse à +galerie, se releva pour enjamber la fenêtre ouverte +d'un salon et disparut dans le palais dormant.</p> + +<p>Le costume à paillettes s'éloigna le long du +ruisseau, puis à travers la clairière, et les deux +nymphes de marbre du haut de leur piédestal le +virent s'éteindre sous une maison lointaine, comme +une petite étoile qui se couche.</p> + +<p>Il se coucha en effet, et fort rudement, sous une +chaise longue. On jeta sur lui les petits souliers à +boucle, les bas blancs, la chemise elle-même. Puis +la jeune Mirabelle, éclairée par une bougie et nue +comme une jeune fille seule, plongea des deux +mains dans une malle à robes où il y avait d'ailleurs +plus de vestons que de corsages.</p> + +<p>Elle y prit une chemise à col plat, de celles +qu'on laisse encore porter à certains fils de jolies +femmes quand ils feraient beaucoup mieux de n'avoir +pas seize ans. Elle se mit un caleçon rayé, un pantalon +bleu sombre, une large cravate blanche à +coques, un gilet blanc, un veston court et un canotier +pour dames.</p> + +<p>Ainsi vêtue, les mains dans les poches et le +regard derrière l'épaule, elle se jeta devant la +glace un coup d'œil qui devint un clin d'œil et +vite une petite œillade. Mirabelle avait l'œil gai.</p> + +<p>Elle murmura même une phrase à la fois métaphorique +et familière dans la langue sibylline +dénommée «argot», phrase où elle exprimait que +son travesti la réconciliait un instant avec un sexe +naïf et laid qui n'était pas tout à fait le sien.</p> + +<p>Car dissimuler serait vain. Mirabelle ne se sentait +pas d'inclination vers les messieurs. La force +du mâle, le cou de taureau, les biceps comme des +bouteilles et les pectoraux comme des tables... +non, évidemment ce n'était pas pour elle que les +dieux avaient créé leur chef-d'œuvre. Elle n'aimait +ni la moustache, ni la barbe, ni le menton bleu. +Oh! cela ne l'empêchait pas d'accepter un ami, et +même un ami inconnu, quand on l'en priait poliment. +Elle passait pour se livrer en dehors de tout +spectacle aux exercices les plus recherchés, et, là +comme en scène, sa conscience d'artiste l'obligeait +à feindre une exaltation qui ne l'agitait pas à cet +instant même. Ces petits ballets particuliers où elle +mimait un rôle si tendre ne faisaient point qu'elle +ne détestât de jour en jour davantage ceux qui lui +en demandaient l'effort. Elle s'y résignait, la pauvre +enfant, parce que les visites des spectateurs chez +les danseuses sont précédées et suivies de formalités +invariables auxquelles on s'accorde à trouver une +grande force de persuasion. Mais sa conception +de l'amour supposait des façons encore plus délicates, +et sa conception de l'art se fondait sur la +symétrie. Or, l'homme tel qu'elle l'avait connu +jusque-là s'était montré le plus souvent sentimental +comme un bilboquet (on ne saurait mieux dire que +ne dit Gavarni) et d'autre part il est regrettable +mais nécessaire de constater qu'une dame et son +cavalier, à l'instant où ils se composent, forment +un couple hétéroclite, ou, pour mieux dire, dépareillé.</p> + +<p>Ces considérations soutenues par l'entrain d'un +penchant naturel avaient amené la petite danseuse +à blottir ses voluptés dans un cercle d'amies +intimes. Prudente, elle avait commencé par ses +jeunes camarades, d'abord de l'école primaire et +puis du corps de ballet. On lui répondait toujours +oui, de la voix, du geste ou du regard, selon les +pudeurs particulières. Certaines acceptaient sans +dessein de cultiver là une passion d'âme, mais +aucune ne savait résister à l'attrait d'une expérience +inoffensive et clandestine.</p> + +<p>Six mois après ses débuts de travesti, sa réputation +était grande, et aussi celle de son théâtre. +Elle invitait. Même elle avait un «jour» où elle réunissait +chez elle, dans une intimité très nue, dix ou +douze de ses familières qui jugeaient inutile de se +dissimuler leurs goûts partagés. Et cela devint +assez scandaleux pour tenter les femmes honnêtes.</p> + +<p>Celles-ci se déclarèrent elles-mêmes, par émissaire, +par lettre ou par abordage. Elles offraient +d'estimables, de solides cadeaux, et demandaient +seulement deux promesses: la volupté, qu'elles appelaient +le vice, et le mensonge, qu'elles appelaient +le mystère.</p> + +<p>Mirabelle, extrêmement flattée, se jeta dans les +aventures. Bientôt lasse de ses anciennes et modestes +partenaires qui eussent mérité pourtant un +traitement moins cavalier, elle sauta de la scène +dans la salle avec des ailes de papillon. D'innombrables +révélations l'attendaient encore, et elle les +voulait toutes. Elle les eut. Elle connut les joies +de l'adultère, l'étroitesse du fiacre, l'odeur du +meublé, l'heure trop courte, le faux nom et la +poste restante. Il n'y eut pas jusqu'à l'émotion suprême +du flagrant délit que le ciel ne lui fît apprendre, +peut-être bien pour l'avertir. Un mari pénétra +un jour dans un cabinet particulier où, bien +qu'il n'y eût pas d'homme—et pas de lit—il se +déclara supplanté. Mirabelle ne se tenait pas de +joie; si grande est l'inconscience du crime.</p> + +<p>Mais voilà déjà trop de généralités sur ce personnage +ambigu. Nous n'irons point jusqu'aux +détails; aussi bien ne seraient-ils point décents.</p> + +<p>Ici nous nous bornons à expliquer pourquoi +Mirabelle en scène avait distingué d'un œil infaillible +la blanche Aline émue par le charme de sa +danse; pourquoi son regard, de perspicace, était +devenu attirant; pourquoi elle n'avait pas été surprise +de recevoir, deux heures après, un billet de +rendez-vous; et enfin comment elle-même se +laissant pincer la patte dans le piège d'une tentation +plus forte que sa prudence, elle abandonnait +sa troupe comme le Prince Charmant du ballet, +pour enlever la fille du Roi.</p> + +<hr> + + +<p>Pendant ce temps, la jeune Aline était rentrée +dans sa chambre. Elle avait pris sur sa coiffeuse +un étui de rouge, une boîte à poudre, un porte-monnaie +qui se trouva plein, et quelques petits +objets de toilette; bref, tout ce que la dame d'honneur +énuméra devant le Roi Pausole en remplissant +le triste devoir de lui remettre le billet trouvé.</p> + +<p>Ce billet, Line l'écrivit en deux minutes. Elle +n'espérait guère se faire pardonner, mais elle ne +voulait pas que personne fût inquiet d'une santé +aussi précieuse que la petite sienne.</p> + +<p>Ses sentiments intérieurs disparaissaient autour +de sa joie comme les étoiles devant la lune. Et sa +joie était d'un éclat à peine retenu par le silence.</p> + +<p>Si les dames d'honneur ne l'entendirent pas +sauter, courir, battre des mains et jeter son <i>Télémaque</i> +dans le tub en signe d'émancipation, ce +fut peut-être (et j'ose à peine en exprimer l'hypothèse) +parce que les coupables gardiennes avaient +abandonné leurs chambres voisines pour quémander +ailleurs les douces lassitudes qui guérissent +de l'insomnie.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, la blanche Aline s'enfuit dans +une hâte presque bruyante, encouragée par le +mystère où son premier départ était demeuré caché.</p> + +<p>Elle courut par les bois au Miroir des Nymphes, +et d'abord n'y vit personne.</p> + +<hr> + + +<p>L'eau ruisselait et gloussait toujours. Le mascaron +diabolique et les deux nymphes très pâles +sur le fond obscur des arbres étaient les seuls habitants +de ce coin redevenu désert.</p> + +<p>Line remonta vers le petit temple, fit du bruit, +appela doucement.</p> + +<p>Lente et lasse, Mirabelle sortit de l'ombre entre +les colonnes.</p> + +<p>Elle avait changé pour un autre son costume à +basques d'argent: il y eut une brève déception; +mais tout de suite on reconnut qu'elle était encore +plus jolie ainsi vêtue à la moderne, et qu'au-dessus +du grand col blanc ses cheveux plus +sombres semblaient noirs.</p> + +<p>Elle ne souriait pas. Elle soupirait fort. Travestie +en amoureux de quinze ans, elle avait pris devant +son amie l'air plaintif et désolé qui convient +à cet âge viril. Ce n'était point pourtant qu'elle +voulût jouer un rôle. Le seul poids de son émotion +avait altéré son front sous une lourde mèche de +deuil. Un sentiment profond de la gravité des circonstances +et du souvenir qu'elle aurait toujours +de cette heure très juvénile arrêta son petit cœur +battant. Elle se vit plus tard, miséreuse sans doute, +vendant des oranges rue Saint-Denis, ou des +crayons dans la Canebière, à l'âge où l'un et l'autre +sexe après s'être entendus longtemps pour la trouver +digne de désir, continueraient à s'accorder pour +la laisser mourir de faim. Elle devinait déjà que les +femmes résument en quelques instants lumineux +un immense passé plein d'ombres, et elle savait +qu'au delà de sa jeunesse elle reverrait jusqu'à la +fin par-dessus tous les oublis le décor lunaire et +ténébreux de cette nuit exaltatrice.</p> + +<p>Alors, elle prit par la main la petite Princesse +Aline et la fit entrer à sa suite dans le cercle d'obscurité +qu'enfermaient les six colonnes grecques.</p> + +<p>Elle revécut un peu plus tristement l'heure déjà +morte pour toujours où elle avait senti avec tant +de frisson qu'elle engageait sa liberté.</p> + +<p>En souvenir, elle prit au coussin un petit nœud +d'étoffe blanche et verte.</p> + +<p>Plus près de la source elle cueillit une feuille +odorante et une fleur sans parfum qu'elle unit dans +son mouchoir.</p> + +<p>Enfin, sous la bénédiction des jeunes nymphes +semblables et nues qui étendaient deux mains au-dessus +de l'eau et s'unissaient par les deux autres, +Mirabelle posa lentement sur les yeux de la blanche +Aline un baiser qui lui parut délicieusement fraternel.</p> + +<hr> + + +<p>—Tu veux bien me suivre?</p> + +<p>—Oh! oui!</p> + +<p>Les lèvres se pressèrent. Line ferma les yeux.</p> + +<p>Mirabelle se raidit et murmura:</p> + +<p>—Tu m'aimes?</p> + +<p>—Oh! oui! oh! oui!</p> + +<p>—Répète... Dis-le toute seule... Dis-moi: «Je +t'aime, Mirabelle.»</p> + +<p>—Je t'aime, Mirabelle.</p> + +<p>—Tu ne regretteras rien?</p> + +<p>—Je n'ai rien.</p> + +<p>—Tu me suivras partout?</p> + +<p>—Pas trop loin, si tu veux... Mais j'irai où tu +seras... Tu es mon amie...</p> + +<p>Mirabelle eut un grave regard et lui serra les +deux bras.</p> + +<p>—Sais-tu ce que c'est qu'une «amie»? Non. +N'importe... Tu le sauras bientôt. Ne me quitte +pas... Jure-moi que tu resteras... huit jours... huit +jours tout entiers avec Mirabelle...</p> + +<p>—Huit jours? Mais bien plus! Que dis-tu?</p> + +<p>—Jure-moi huit jours. Je n'en demande pas +davantage. Si tu restes huit jours, je te garderai +bien huit ans.</p> + +<p>—Pourquoi as-tu l'air si triste?</p> + +<p>—Embrasse-moi...</p> + +<p>—Tiens...</p> + +<p>—Tu as juré?</p> + +<p>—Tout ce que tu voudras.</p> + +<p>Tendrement, Mirabelle secoua pourtant la tête.</p> + +<hr> + + +<p>Elle cessa de parler, leva encore une fois les +yeux vers les quatre seins blancs et jeunes que penchaient +les nymphes de marbre, et enfin:</p> + +<p>—Partons vite, dit-elle. Où est le chemin? la +porte?</p> + +<p>—Oh! la porte, elle est gardée. Viens par ici, +je sais par quel passage on doit pouvoir sortir du +parc.</p> + +<hr> + + +<p>Elles s'en allèrent d'un pas rapide. Plus grande +de toute la tête, Mirabelle tenait son amie un peu +au-dessus de la ceinture. Sa main prit le petit sein +gonflé, l'enveloppa des cinq phalanges, le pressa de +la paume caressante et le parcourut du bout du +doigt jusqu'à ce qu'elle eût trouvé la pointe.—Line +sourit en levant les yeux.</p> + +<p>Elles sortirent du parc entre deux aloès; mais à +travers champs, loin de la route. En cet endroit, le +remblai de terre sèche et dure portait des empreintes +de pas. Mirabelle n'y voyait plus, car la +lune s'était couchée; Line, lentement, la guida de +la main et bientôt elles furent dans le fossé.</p> + +<hr> + + +<p>Où aller? Elles n'en savaient rien.</p> + +<p>Elles suivirent un champ de maïs, puis des enclos +maraîchers où croissaient des piments rouges, +des pastèques et des patates.</p> + +<p>Le jour s'élevait peu à peu.</p> + +<p>Sous les haies de cactus en raquettes séjournaient +des brumes courbes comme des montées de +neige.</p> + +<p>—J'ai sommeil, dit Line en posant la joue sur +l'épaule de son amie. Qu'il est tard! Où nous reposerons-nous? +Je n'ai pas dormi depuis tant +d'heures!</p> + +<p>Elles discutèrent tout en marchant. Il y avait +bien, sur la route, un hameau avec une auberge; +mais comment demander une chambre avant le lever +du soleil? Elles n'avaient ni voiture, ni manteaux, +ni bagages. Si la directrice de l'hôtel allait +leur poser des questions? Comment expliquer en +deux mots qu'à une heure si tardive et si fraîche +de la nuit, elles ne fussent pas encore couchées?</p> + +<p>—Suivons la route, dit Mirabelle. Là-bas, +j'aperçois un bois d'oliviers où nous pourrons dormir +à l'ombre en attendant le milieu du jour.</p> + +<p>Après une marche qui parut longue à la petite +Line presque endormie, et qui cependant ne dura +pas beaucoup plus de vingt-cinq minutes, elles arrivèrent +à l'entrée du bois. Quelques oliviers élevaient +en effet leur masse plate et foncée devant +les autres arbres, mais derrière eux se pressaient +des pins rouges et des cyprès reliés par des broussailles +sauvages et des pentes mollement herbues.</p> + +<p>Line jeta ses deux bras autour de Mirabelle, lui +mit un baiser de sommeil dans le coin de la narine +gauche et s'étendit les bras en rond sans même +choisir la meilleure place. Aussitôt le petit homme +au sable sema le repos sur ses paupières.</p> + + + + +<h3><a name="l2c6" id="l2c6">CHAPITRE VI</a></h3> + +<p class="d">OÙ PAUSOLE ET SES COMPAGNONS CAUSENT À BÂTONS +ROMPUS ET S'ARRÊTENT SUR UNE POINTE +D'ÉPINGLE.</p> + + +<div class="epi"> +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Βάλλει καὶ μάλοισι +τὸν αἰπόλον ἁ Κλεαρίστα</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="s"><span class="sc">Théocrite</span>, V, 88.</p> + +</div> + + +<p>—Il me plaît, dit Pausole, radieux, il me plaît +délibérément d'être précédé par quarante tulipes +sur la route de ma capitale! Cette escorte de gens +armés allait contre tous mes vœux, et vous aviez +été, Taxis, mal inspiré en abusant de mes distractions +pour me l'imposer aujourd'hui. N'eût-on pas +dit, en me découvrant derrière cet appareil guerrier, +que je m'en allais livrer bataille à mon voisin +M. Loubet? Je ne suis point un chef belliqueux, +certes non. L'extermination n'est pas mon fait. Et +je n'entends pas que dans mon royaume on verse +d'autre sang que celui des vierges, ou celui des +petits poulets.</p> + +<p>—Pauvres petits poulets, dit Giglio. J'aimerais +mieux mettre à mal cinquante jeunes filles, que +d'égorger un poussin blanc. Et pourtant, les cris +des jeunes filles sont beaucoup plus épouvantables.</p> + +<p>—Oui, dit Pausole, mais on s'y habitue.</p> + +<p>Comme la chaleur devenait très forte, il ouvrit +son sceptre en deux et en tira son éventail, lequel +était japonais.</p> + +<p>Le peintre oriental y avait tracé d'un roseau +exact et sobre, avec un réalisme qui n'oubliait rien, +une jeune demoiselle nue, accroupie de face, les +cheveux très coiffés et les seins très pointus, tenant +à la main un écran dont elle voilait son épaule +gauche.</p> + +<p>—Le privilège des courtisanes, reprit le Roi, +a quelque chose de choquant. Leur type moyen est +devenu, dans l'art de presque tous les peuples, le +type de la beauté féminine, et il faut bien qu'il en +soit ainsi, puisque toutes les autres femmes s'abstiennent +de concourir. Depuis un siècle et davantage, +on ne cite pas plus de quatre ou cinq Européennes +de qualité qui aient enlevé leur chemise +devant un sculpteur ou un peintre en lui permettant +de révéler à d'autres les jolies choses qu'elles +y cachent, on n'a jamais su pourquoi. Partout, +excepté à Tryphême—et au Japon, disent les +gazettes,—une femme nue, c'est une prostituée. +Or je veux bien que les courtisanes aient parfois +plus de génie et plus de talent que leurs peintres, +qu'elles atteignent à des raffinements d'une délicatesse +admirable, et qu'au moment suprême où +l'on en ressent l'effet, on serait parfois aussi tenté +de les applaudir que de les embrasser: toujours +est-il que ce sont des ouvrières, puisque leur tâche +est mécanique, et il n'y a pas de travail manuel +qui ne soit bientôt funeste à l'harmonie du corps. +Ce sont même des ouvrières servantes puisqu'elles +se règlent sur nos caprices; et il n'y a pas d'obéissance +qui ne soit désastreuse pour la beauté de +l'esprit. Leur monopole esthétique en Europe est +donc le fait d'une usurpation, et je me félicite +d'avoir élevé le niveau mental de mes sujets en leur +permettant de constater en paix la beauté des +vierges, quand nos voisins fondent tout leur art +sur la bedaine de quelques drôlesses.</p> + +<p>—Vous êtes un artiste, sire, fit Giglio.</p> + +<p>—Non, répondit Pausole. J'aime la nature telle +que les dieux l'ont faite et j'aime tant à la voir que +je ne trouve pas le temps de la regarder par les +yeux des autres, comme font les collectionneurs de +tableaux. Je ne suis pas artiste du tout.</p> + +<p>Sur ce, il regarda son page, comme s'il attendait +de lui une approbation nouvelle.</p> + +<p>—Ami, lui dit-il... mais, au fait, comment +t'appellerai-je? Tu m'as dit qu'on pouvait prononcer +ton nom à l'italienne ou à la française, +Djilio ou Giguelillot. Or, je sens qu'en disant +«Djilio», je ne mets point l'accent tonique avec la +force qui lui convient. Un Milanais rirait de moi +s'il m'entendait à l'instant. D'autre part, «Giguelillot» +est une prononciation aussi ridicule que +«Chakesspéarre» ou «Lohangrain»; je ne peux +pas m'y habituer. Puisque le français est la langue +de mon peuple, laisse-moi franciser ton nom et +t'appeler «Gilles» tout simplement.</p> + +<p>—Sire, je m'appelle Gilles, déclara le page. +Puisque vous le voulez ainsi, je me suis toujours +appelé Gilles; je n'ai jamais porté d'autre nom. +Gilles! Gilles tout court; ou Gilles Gilles; ou Gilles +ce qu'il vous plaira.</p> + +<p>—Gilles tout court est plus vif, plus fou, plus +semblable à ton apparence.</p> + +<p>—Mais vous, Sire, quel nom porterez-vous?</p> + +<p>—Moi?</p> + +<p>—Je veux dire... devant l'histoire?</p> + +<p>—Comment?</p> + +<p>—Sire, on appelle Histoire une espèce +de paysanne en robe rouge mal drapée, assise +dans un trône grec et coiffée de lauriers comme +une petite fille qui a eu des prix. Elle a des seins +de femme en couches, des épaules de portefaix et +le nez de Pallas elle-même. On lui connaît aussi la +curieuse manie d'écrire le nom des hommes célèbres +sur une table d'airain que porte son genou +gauche; c'est même à cela qu'elle doit d'être appelée +Histoire (demandez plutôt à vos artistes), car +la même paysanne en robe mal drapée, avec les +mêmes doubles tétons et le même nasal chevalin +peut aussi bien être la Science, ou la République +Argentine, ou la Compagnie des Omnibus; cela +dépend des petits meubles qu'elle installe en équilibre +sur l'extrémité de sa cuisse.—Eh bien, +quand on est un grand roi, «on comparaît devant +l'histoire» suivi de plusieurs fœtus mâles qui +portent des écussons et symbolisent les Finances +non moins bien que les Arts et les Lettres. Jamais +vous ne persuaderez le contraire à un graveur en +médailles. Pour cette séance solennelle le nom du +roi ne suffit point. On lui accole un surnom fameux +qu'on attribue ensuite le plus généralement à +l'invention populaire. Quel surnom désirez-vous?</p> + +<p>—J'y réfléchirai, dit Pausole.</p> + +<p>—Quand j'habitais Paris, j'ai connu là-bas un +grand poète et dramaturge qui s'amusait à donner +des épithètes historiques aux présidents de son +pays. Il avait trouvé Thiers le Bref, Grévy le +Gaigneur, Carnot le Juste, Faure le Bel; d'autres +encore...</p> + +<p>—Saint Pausole me suffirait, dit modestement +le Roi. Saint Pausole l'Aréopagite, ou Saint Pausole +de Tryphême. Après ma fin, si le Trésor n'est pas +en trop mauvais état, je voudrais que mes successeurs +fissent les dépenses nécessaires à ma canonisation. +Il en coûte gros, dit-on, pour être saint. On +est comte à meilleur marché. Mais je pense qu'on +fait des remises en faveur des têtes couronnées et +qu'on leur épargne bien des lenteurs. J'espère que +la Sacrée Congrégation des Rites ne verra pas trop +d'empêchements à mon entrée au septième ciel. +Sans doute j'ai suivi plusieurs cultes, et je me +refuse absolument à traiter comme de vaines idoles +les innombrables divinités dont le néant ne m'est +pas prouvé. Mais j'ai suivi aussi le culte catholique; +j'ai même pratiqué ses vertus; je suis doux +et humble de cœur. J'aurai cherché toute ma vie à +faire que les gens soient heureux, à pacifier les +folles querelles, à réunir les mains hostiles, à +répandre la paix et l'amour. Ce sont des titres +estimables; et sans avoir l'esprit hanté d'une ambition +paradisiaque, il me semble que je ferais un +saint du plus pertinent exemple.</p> + +<p>Taxis bondit; mais ce ne fut point en signe d'opposition, +comme on pourrait le penser. Il n'avait +pas écouté les dernières paroles du Roi. Son +regard était retenu depuis une minute par un +petit objet brillant, allongé au milieu de la route.</p> + +<p>—Sire, cria-t-il. Un indice!</p> + +<p>Et, ayant mis pied à terre, il ramassa l'objet +doublement précieux par sa nature et sa provenance. +Il l'examina et dit gravement:</p> + +<p>—Voici un petit bijou d'or qui est une épingle +double. Cette épingle porte gravé sur le cache-pointe +l'A majuscule avec la couronne de bluets, +c'est-à-dire le chiffre de la Princesse Aline. +J'observe en outre que l'épingle est ouverte: donc +elle est tombée directement du vêtement qu'elle +attachait, et non pas d'un nécessaire. Je conclus...</p> + +<p>—Taxis, vous êtes fastidieux, interrompit le bon +Pausole. Nous n'allons à la recherche ni du capitaine +Grant, ni de la Longue-Carabine, et vous ne +nous ferez pas flairer dans la poussière les traces +de cette petite fille, ou compter les cassures des +branches comme un chasseur de chevelures. Pour +ma part je ne me livrerai certainement pas à des +contorsions de chef apache sur la grand'route de +mes États.</p> + +<p>—Il est néanmoins important...</p> + +<p>—De savoir que ma fille a passé par ici? Eh! +vous ne vous en doutiez pas? Nous connaissons le +point de départ et la première étape de son petit +voyage. Entre les deux il n'y a qu'un chemin. Il +faut bien qu'elle y soit passée. Quand même elle +aurait pris l'itinéraire le plus extravagant pour +aller de chez elle à l'auberge, cela ne nous empêcherait +pas de la trouver au gîte si elle y est encore +et cela ne nous éclairerait pas davantage sur la +direction qu'elle suit aujourd'hui si elle continue +sa promenade.</p> + +<hr> + + +<p>Le ton que prit Pausole pour donner cette +réponse était plein d'enseignements. Giglio ne +s'y méprit point: le Roi n'était pas pressé d'arriver +si vite au but. Et, si l'on n'y prenait garde, on +allait le désappointer en terminant trop tôt une +excursion dont le principe lui avait coûté mille +efforts.</p> + +<p>Giguelillot (le lecteur ne voit pas d'inconvénient +à ce que nous appelions tour à tour ce personnage +Giglio, Giguelillot, Djilio ou Gilles?) Giguelillot +donc, eut une idée rapide: il fallait éloigner +Taxis.</p> + +<p>—Pardon, dit-il sérieusement, l'épingle est +tombée ouverte, dites-vous? De quel côté se tournait +la pointe?</p> + +<p>Il n'insista pas davantage. Taxis garda l'orgueil +de découvrir tout seul les conséquences d'une +telle question. Elles ne lui en parurent que plus +graves.</p> + +<p>—Un instant! grogna-t-il. J'en arrivais là. +C'est un point capital que je vais établir.</p> + +<p>Pausole regarda Gilles, qui ne sourcilla point. +À genoux sur le macadam, Taxis chercha l'endroit +exact où il avait saisi l'épingle.</p> + +<p>—Voici! j'ai trouvé, dit-il. L'empreinte est +fort nette. La branche que termine le fermoir est +perpendiculaire à l'axe de la route; mais la pointe +s'ouvre dans la direction du palais, opposée à celle +de l'auberge.</p> + +<p>Il se releva.</p> + +<p>—Ceci, déclara-t-il, l'œil toujours froncé, +détermine des conclusions inattendues. L'épingle +d'or que je tiens en main est de celles que les +femmes (je le crois) ont coutume de fixer en haut +du bas (si je puis ainsi dire) de leur dos. Elle a +pour mission de fermer le bâillement impudique +de la jupe et de suspendre à la ceinture un vêtement +qui ne doit point tomber. On la plante toujours +(je le suppose, cela est logique) la pointe en +dedans. Donc, si une telle épingle se détache lentement +et finit par glisser à terre, comme il n'y a +pas d'apparence qu'elle exécute des pirouettes en +obéissant à la pesanteur, comme, au contraire, il +y a présomption pour qu'elle se projette sans se +retourner, sa pointe indique vraisemblablement +sur le sol la direction suivie par la dame qui a +perdu le bijou. Or, dans le cas présent, la pointe +se tourne vers le palais; donc la Princesse Aline +a dû revenir sur ses pas en quittant l'hôtel du Coq +et elle se dirige actuellement dans le sens justement +opposé à celui que nous suivons nous-mêmes.</p> + +<p>Il leva deux doigts et reprit:</p> + +<p>—Mais—cela n'est pas certain.</p> + +<p>—Ah! mais si! protesta Gilles. Vous y +êtes...</p> + +<p>—Je le crois volontiers; toutefois une présomption +n'est pas une preuve. Et comme voici +l'hôtel du Coq (c'est la sixième maison à droite +dans le hameau que vous voyez) le plus simple est +de commencer là notre enquête et de décider, +immédiatement après, dans quel sens nous devons +marcher.</p> + +<p>—Pas du tout! fit Giguelillot. Il faut courir au +plus pressé. Nous allons nous quitter ici. Le Roi et +moi-même nous mènerons l'enquête à l'intérieur +du village. Vous, seigneur, veuillez retourner en +arrière, sonder les chemins et les bois, humer le +vent, scruter l'horizon, gratter le sable; ça ne +nous regarde plus. Souvenez-vous seulement que +le Roi dîne à huit heures. Huit heures pour le +quart, monsieur le Grand-Eunuque.</p> + +<p>—Je n'ai d'ordres à recevoir que de mon souverain.</p> + +<p>—Qui suis-je, dit le page humblement, sinon +sa volonté, sa walküre, seigneur Taxis? C'est lui +qui vous parle par mes lèvres.</p> + +<p>—Je ne m'en mêle pas, fit Pausole. J'approuve +en principe. Allez-vous-en, Taxis, puisque c'est +l'avis donné par mon conseiller de jour. Il vous +sera loisible d'exprimer votre sentiment dès que +minuit aura sonné. D'ici là, point de discussions. +Le système n'a pas d'autre but que d'éviter +les froissements. Prouvez-moi qu'il est bien +conçu.</p> + +<p>Taxis jeta un regard furibond sur le zèbre et +son cavalier. Puis il empoigna d'une main trépidante +les rênes du chaste Kosmon, conduisit la +bête jusqu'au talus, grimpa sur la plus haute +motte, exécuta non sans effort ce que Mirabelle eût +appelé dans son jargon chorégraphique des «battements +de quatrième ouverte» et enfin retomba +en selle.</p> + +<p>Il trottait déjà vers le Jardin des Fleurs quand +Pausole, priant la bonne Macarie de bien vouloir +se remettre en marche, demanda mélancoliquement:</p> + +<p>—Alors, petit, voici l'auberge?</p> + +<p>Il allait rentrer de plain-pied dans les événements +tragiques, questionner des inconnus; +apprendre ce qu'au fond il voulait ignorer; conduire +les recherches les plus scandaleuses, et au +terme de tout cela demeurer face à face avec une +décision nécessaire. Sa voix manifestait un vif +déplaisir à l'approche du seuil fatal. Giguelillot +détourna d'un mot cette pénible appréhension.</p> + +<p>—L'auberge? dit-il. C'est un peu loin. La première +maison du village est une ferme, et si vous +vouliez, Sire, nous pourrions y boire du lait avant +de commencer nos travaux.</p> + +<p>—Ah! que voilà une brave idée! fit le Roi. +Entrons! Je le veux bien. Nous avons sur cette +route un soleil de Sicile; je me sens tout à fait +pastoral, et soufflant comme un taureau. Allons +voir les brebis laineuses! les beaux yeux des +vaches! les agneaux dont la laine est douce comme +le sommeil, dit le Sicilien. Allons voir le chevrier +qui paît ses chèvres barbues...</p> + +<p>—Et Kléarista qui lui jette des pommes!</p> + +<p>—Et Kléarista qui lui jette des pommes! +répéta Pausole avec ivresse.</p> + + + + +<h3><a name="l2c7" id="l2c7">CHAPITRE VII</a></h3> + +<p class="d">COMMENT GIGUELILLOT, APRÈS PLUSIEURS AVENTURES +PENDABLES, INVENTA UN STRATAGÈME ET RETROUVA +LA BLANCHE ALINE.</p> + + +<div class="epi"> +<blockquote> +<p>Les chutes des honnêtes femmes sont +souvent d'une rapidité qui stupéfie.</p> +</blockquote> + +<p class="s"><span class="sc">Octave Feuillet</span>.</p> + +</div> + + +<p>La ferme où pénétrèrent Pausole et son page, +pendant que les quarante tulipes montaient la +garde sous le porche, avait été bâtie par un architecte +qui savait peut-être Théocrite par cœur, mais +ne s'en laissait point absorber.</p> + +<p>Les bâtiments et le sol de la cour, recouverts et +dallés de céramique, s'unissaient au pied des +murs par des encoignures arrondies où le moindre +bacille, le dernier des thallophytes, le microcoque +le plus micro, la bactérie humble entre toutes ne +pouvaient mener une vie paisible, aimer et faire +leurs petits, comme au temps où Kléarista osait +glisser le long de ses lèvres une syrinx infectée de +germes pathogènes.</p> + +<p>L'odeur champêtre du phénol et le parfum du +sulfate de cuivre s'échappaient des étables avec la +senteur du foin coupé. Au fond de la cour, sous un +auvent métallique, une trentaine d'abreuvoirs +particuliers recevaient chacun l'eau d'un filtre et +attendaient le mufle d'un bœuf qui avait aussi sa +baignoire à lui, prophylactique envers et contre +tout.</p> + +<p>—Ah! Sire! où sommes-nous entrés? fit Djilio +avec désespoir.</p> + +<p>—Dans une fabrique de lait, de beurre et de +poulets gras, répondit Pausole. Je la trouve de fort +bon aspect et me voici rassuré dès l'abord sur le +repas que nous allons y faire. Cette ferme est +exactement celle que les Grecs auraient construite +s'ils avaient su ce que nous savons. Elle est propre +et géométrique.</p> + +<p>Le zèbre se cabra au soleil.</p> + +<p>—D'ailleurs, continua Pausole, les Grecs prenaient +mille précautions que nous inventons depuis +dix-huit mois. J'ai lu dans les traités d'un médecin +d'Éphèse qu'ils faisaient bouillir, refroidir et +rebouillir l'eau qu'ils buvaient. Ils savaient que +l'eau des fleuves est la pire de toutes, que les +puits sont dangereux dans le voisinage des thermes, +et que les accoucheurs doivent se laver les mains +immédiatement avant de puiser. Petit, ce qu'on +appelle «progrès» n'est jamais qu'un retour aux +Hellènes ou un développement de leurs principes. +La métairie où nous entrons est plus près d'eux +qu'elle n'en a l'air. Holà! voici le métayer.</p> + +<p>Un vieil homme accourait, le chapeau de paille +à la main, tremblant, ému, orgueilleux, réjoui... +Laissons au lecteur le soin de trouver toutes les +épithètes qui décrivent un vieillard rural recevant +le Roi et son page.</p> + +<p>Himère et Macarie, en bêtes de la couronne, +furent conduites à des stalles de choix. Pausole +s'appuya familièrement sur l'épaule de son sujet, +car il ne savait jamais garder les distances, et +Giguelillot, très éveillé, s'intéressa aux filles de +ferme.</p> + +<p>Il en vint une, deux, sept, dix, douze, les laides +portant cotte et fichu, mais les jolies sans vêtement, +à la mode de Tryphême.</p> + +<hr> + + +<p>Giguelillot remarqua l'une d'elles qui, nue +entre ses petits sabots et le foulard de son chignon, +semblait fort propre à occuper les loisirs d'une +journée de repos.</p> + +<p>Et, tandis que le Roi Pausole demandait bonnement +au fermier ses prévisions sur la récolte et +les cours du marché aux grains, le page s'approcha +de la laitière qui le considérait d'ailleurs avec le +plus gentil sourire.</p> + +<p>—Tu sais traire les vaches, lui dit-il.</p> + +<p>—Je ne sais même que cela, répondit la jeune +fille.</p> + +<p>Le timbre de sa voix était vif et chaud.</p> + +<p>—Eh bien! fit Gilles, conduis-moi. Nous allons +emplir un bol de lait pour Sa Majesté qui a soif et +un pour moi qui l'imite par esprit de courtisanerie.</p> + +<p>Elle courut en avant, les seins dans les mains.</p> + +<p>Il la rejoignit dans une étable reluisante qui +semblait une écurie de cirque.</p> + +<p>—Comment t'appelles-tu?</p> + +<p>—Thierrette, seigneur.</p> + +<p>—Thierrette, tu as les seins dorés comme deux +mottes de beurre frais. Porte au Roi le lait que tu +voudras; mes lèvres ne veulent que du tien.</p> + +<p>—Je n'en ai pas, dit la brune en riant, et je ne +fais rien pour qu'il m'en vienne.</p> + +<p>—Tu n'en as pas? Je saurai si c'est vrai.</p> + +<p>—Essayez.</p> + +<p>Il en fit l'épreuve, à droite et à gauche, avec une +insistance qui ne paraissait pas déplaire. Il tétait +en creusant les joues, comme un petit enfant goulu +et les seins augmentaient de la pointe entre ses +lèvres aspirantes; mais il n'amena que de longs +frissons et des rougissements satisfaits.</p> + +<p>—Rien encore, fit-il enfin. Tu me fais attendre. +Approche-toi; tu m'en donneras dans un an.</p> + +<p>—C'est bien tard si vous avez soif. Buvez d'abord +celui-là.</p> + +<p>Elle s'assit auprès d'une vache blanche, soupesa +la peau douce et tremblante du pis, et, tirant +l'épaisse tétine molle entre le pouce et les deux +doigts, elle darda obliquement le rayon blanc du +lait.</p> + +<p>Giglio restait à distance, attendant qu'elle revînt +à lui; mais elle sortit d'un pas droit et lent, tenant +à la main devant sa poitrine la coupe de porcelaine +où tremblait la crème lourde.</p> + +<p>—Je vais porter cela au Roi, dit-elle. Attendez, +votre tour viendra.</p> + +<p>On ne l'attendit pas un instant.</p> + +<p>À peine était-elle entrée du fond de l'obscure +étable dans la grande lumière de la porte où ses +cheveux noirs prirent des valeurs bleues, le page +était déjà parti par l'autre issue de la grande +salle.</p> + +<p>Il traversa des couloirs clairs, des vestibules +aérés, des magasins qui ressemblaient à des expositions +agricoles et qui lui parurent disposés par le +plus mauvais esprit.</p> + +<p>Giguelillot qui ne ressentait pas d'admiration +particulière pour le patient labeur de l'homme, et +traitait les choses les plus graves avec une déplorable +légèreté, demeurait intransigeant sur la décoration +des pièces où l'on travaille, comme de +celles où l'on ne travaille point. Là-dessus, ses +principes étaient d'autant plus fixes qu'ils étaient +plus récents et s'il trouvait à certains désordres +une certaine grâce dans l'imprévu, rien ne l'exaspérait +davantage que le «rangement», c'est-à-dire +la succession régulière.</p> + +<p>Avec un zèle très actif, il dérangea tout ce qu'il +put remuer.</p> + +<p>Il jeta les rouleaux dans les moissonneuses, les +lochets et les hourres d'acier dans les machines +aratoires; il fit entrer les fourches fines, les pelles +minces, les binettes robustes dans la chaudière et +la cheminée d'une malheureuse locomobile. Traitant +le carrelage comme une simple terre de labour, +il l'effondra d'un coup de pioche...</p> + +<p>Et le sol rouge apparut.</p> + +<p>—Ah! s'écria-t-il. Voilà un joli ton.</p> + +<p>Il recula, ferma les yeux à demi, regarda comment +la salle s'éclairait, d'où venait le jour, où se +massait l'ombre; puis, choisissant, non sans intention, +un autre point de l'allée centrale, il y fit, +d'un second coup de pioche, un «rappel de vermillon».</p> + +<p>Il continua ainsi, très intéressé par son petit travail, +et pendant plus d'un quart d'heure s'efforça +de modifier la décoration de la salle, sans se préoccuper +des règles d'Owen Jones. Certaines faux enlevées +de leur manche et disposées à plat sur le sol +avec sobriété, justesse, équilibre ornemental, répandirent +leurs longues feuilles bleues qui rejetèrent +le vermillon dans la gamme des tons orangés. +Des lignes arborescentes de bâtons bout à bout +donnèrent à la composition une sorte de solidité. +Deux faucilles réunies par les pointes et les +douilles autour d'une fondrière de couleur, imposèrent +à l'ensemble un centre artificiel, un foyer de +rousse argile, que balançait à l'autre coin un second +foyer plus petit, mais également indispensable.</p> + +<p>—Ah! ah! fit-il encore, ça n'est pas vilain. +Maintenant, on peut entrer ici. Les objets sont à +leur place.</p> + +<p>Puis, animé par ce labeur de vingt minutes, il +continua sa promenade à travers la métairie.</p> + +<p>Un fruitier tout rouge de fraises et de framboises +s'ouvrait un peu plus loin.</p> + +<p>Il y entra.</p> + +<p>—Bonjour, seigneur, dit une petite voix.</p> + +<p>Et Giglio aperçut, derrière des claies de pourpre, +la ligne blanche d'un corps de femme que relevaient +des touches de blond.</p> + +<p>Celle-ci peut-être allait se montrer plus +tendre ou moins artificieuse que la jeune Thierrette.</p> + +<p>Il ne s'attarda pas à lui demander son nom, ni +même à faire avec les figues, les bananes et les mandarines +des fantaisies décoratives.</p> + +<p>S'approchant, il déclara:</p> + +<p>—Rose, ou Liliane, ou Marguerite, ou quel que +soit le nom floral que vous portiez entre vos sœurs, si +j'étais le maître du lieu, je ne voudrais pas d'autres +fruits que ceux de votre corps velouté comme une +prune. Donnez-moi vos oranges, vos fraises et vos +prunelles, et ce cœur de grenade qui est si bien +fermé.</p> + +<p>À genoux devant l'une de ses lectrices, le jeune +poète eût, sans doute, cherché des comparaisons +plus rares, si tant est qu'il en soit d'inédites entre +les fruits de la femme et ceux de la terre; mais la +Tryphémoise à laquelle s'adressaient de telles galanteries +n'avait jamais rien entendu qui lui parût +de meilleur ton.</p> + +<p>Elle rougit en baissant la tête avec un sourire +d'enfant, et, comme son premier mouvement fut +d'aller fermer la porte, Giglio comprit qu'il +pouvait continuer sa ballade jusques et y compris +l'envoi.</p> + +<hr> + + +<p>Il prit la jeune fille debout entre son bras gauche +et son pourpoint bleu. D'une main qui semblait +indiquer à des spectateurs invisibles une collection +d'horticulture, il toucha d'abord la bouche qui +devint une fleur de pêcher, puis les seins qui, suivant +l'image, furent deux pêches portant leurs +noyaux; puis il osa des métaphores qui venaient +peut-être de Chénier, mais certainement pas de +Lamartine.</p> + +<p>La gardienne des framboises écoutait avec sensualité +cette poésie tout orientale. Incapable d'imposer +son humble et faible retenue au désir d'un +jeune homme qu'elle trouvait plein de génie, elle +se laissa conduire sans aucune résistance vers un +canapé de jardin, le débarrassa d'une centaine de +fruits, et mit un point d'honneur à donner généreusement +ce qu'on voulait bien attendre d'elle.</p> + +<p>—Quand reviendrez-vous? soupira-t-elle après +beaucoup d'autres soupirs.</p> + +<p>Giglio répondit imperturbable:</p> + +<p>—Demain. Ce soir. Après-demain. Toujours.</p> + +<p>—Mais vous avez des amies?</p> + +<p>—Aucune.</p> + +<p>—Vous en aurez?</p> + +<p>—Jamais!</p> + +<p>—Jurez-le-moi.</p> + +<p>—Je vous le jure.</p> + +<p>Rassurée, elle s'abandonna de nouveau à cœur +ouvert, et ensuite plus confiante, le laissa +partir.</p> + +<hr> + + +<p>Le page traversa la cour.</p> + +<p>Par les fenêtres de la salle où l'on avait conduit le +Roi, il vit Pausole endormi près du métayer dans +un large fauteuil de cuir. Comme il se tournait +d'un autre côté, il retrouva debout, à l'entrée du +vestibule, Thierrette qui, d'un doigt menaçant, lui +défendait d'approcher, mais oubliait de ne pas +rire.</p> + +<p>—Ne me suivez pas! cria-t-elle en fuyant.</p> + +<p>Il accourut.</p> + +<hr> + + +<p>À la course, il monta un escalier, suivit un corridor +blanc, pénétra dans une petite pièce éclatante +et lisse comme les autres.</p> + +<p>Elle se barricada derrière un porte-serviettes:</p> + +<p>—Sacripant! vous voilà dans ma chambre, +maintenant! Voulez-vous sortir ou j'appelle!</p> + +<p>Giglio, comédien, prenant la voix d'une dame +qui visite une garçonnière, prononça:</p> + +<p>—C'est gentil chez vous! Oh! les jolies fleurs!</p> + +<p>Il touchait du doigt le papier peint où d'invraisemblables +pensées jaunâtres inclinaient leurs +mentons fendus.</p> + +<p>Elle fit mine de se vêtir. Il l'arrêta de la main, +et tenant sa toque à plume sous l'autre main abaissée, +il lui dit avec mille grâces:</p> + +<p>—Belle Thierrette, je vous adore.</p> + +<p>—Est-ce vrai?</p> + +<p>—Trop. J'en suis fou. Ne le voyez-vous pas à +mes yeux?</p> + +<p>Elle vit tout ce qu'elle voulait voir et cependant +elle demanda:</p> + +<p>—M'aimerez-vous encore demain?</p> + +<p>—Toujours.</p> + +<p>—Toujours, c'est bien longtemps. Dites-moi +un peu moins pour que je vous croie...</p> + +<p>—Quatre-vingts ans.</p> + +<p>—Moins encore.</p> + +<p>—Soixante-dix-neuf ans et demi... Je vous +parle du fond de mon cœur, Thierrette; si je vous +offre un amour très long, c'est que j'espère vivre +très vieux et que je vous aime pour toute une +vie.</p> + +<p>Thierrette se laissa persuader. Son indigne et +délicieux amant comprit dès le début pourquoi elle +avait refusé pendant près d'une heure la grâce de +s'étendre et d'ouvrir les bras. C'était parce qu'auparavant +elle n'avait pas jugé décent de l'accorder à +personne.</p> + +<hr> + + +<p>Avait-elle raison de laisser Giguelillot prendre +ainsi le premier la place vide auprès d'elle? Le lecteur +ne peut en douter. Thierrette en fut cependant +soucieuse, et, cet après-midi de juin, si elle +se sentit tout à coup accessible aux caresses de +l'homme, la taille molle et les seins durs, ce fut +que dans le secret de sa chambre les sens vainquirent +sans combat tout ce qu'elle avait d'énergie.</p> + +<p>À défaut de force morale, Thierrette montra +successivement du courage; puis de la passion; +puis du zèle. L'ensemble de ses qualités dépassait +et de beaucoup le niveau modeste où se maintenait +la jeune fille de la salle aux fruits.</p> + +<p>Elle accepta d'abord sans plainte les épreuves du +premier début, allant même au devant d'elles avec +une vigueur qui fut auxiliatrice à propos; et, peu +à peu, se prenant d'enthousiasme pour la révélation +qui venait de pénétrer brusquement en +elle, Thierrette manifesta qu'on ne l'en frustrerait +plus sous aucun prétexte et qu'elle ne permettrait +pas même un simple recueillement passager. +Giguelillot, prisonnier courtois, fit preuve de +solidarité.</p> + +<p>Toutefois, au moment même où elle cherchait +dans ses prunelles et se croyait certaine d'y voir +la flamme d'un amour aussi violent que le sien, le +petit page déjà distrait pensait à bien autre +chose.</p> + +<p>Il se disait, non sans égards mais aussi non sans +franchise, qu'il perdait son temps avec une regrettable +désinvolture; qu'il était devenu non seulement +le page favori, mais le conseiller du Roi +Pausole; qu'en cette posture il devait avant tout +balancer l'influence de Taxis le néfaste; que pour +cela il ne suffisait pas d'envoyer cet homme grave +à six kilomètres en arrière en faisant la nique à +son ombre, mais qu'il fallait agir pendant qu'il +s'égarait, faire sans lui l'enquête, mener les événements +et lui présenter à son retour, d'un geste +affligé, l'irréparable.</p> + +<hr> + + +<p>Ses réflexions eurent tout le temps d'arriver à +leur terme et même de porter fruit sous la forme +d'une heureuse idée, car les jeunes ardeurs de +Thierrette ne mesuraient ni les minutes ni la chute +du crépuscule.</p> + +<p>L'heureuse idée qui lui vint était une façon de +stratagème, lequel lui parut d'abord un peu complexe, +un peu fragile et tiré de loin, mais non pas +trop pour réussir.</p> + +<p>Ce fut ainsi qu'il l'amorça:</p> + +<p>—Mon amour, dit-il tout à coup. Je t'ai aimée +dès le premier regard, mais maintenant je ne +pourrais même plus souffrir de te quitter pour un +matin.</p> + +<p>—Oh! non! ne me quittez pas!</p> + +<p>—Tu sais que je suis page du Roi. Mon costume +me fait reconnaître partout. Comment sortir +et comment me cacher?... Écoute-moi. Tu t'habilles, +l'hiver; où sont tes vêtements?</p> + +<p>—Pourquoi?</p> + +<p>—Donne-moi une jupe et un fichu, un foulard +de chignon pour couvrir mes cheveux courts et le +chapeau de paille à larges bords que tu mets pour +aller aux champs. Donne-moi encore deux seaux de +lait à la main et laisse-moi sortir ainsi. J'attendrai +au dehors qu'on ait fait des recherches dans toute +la ferme et que le Roi soit parti sans moi; puis +je reviendrai où tu voudras et nous ne nous +quitterons plus de la nuit.</p> + +<p>—C'est vrai, dit Thierrette. Nous ne pouvons +pas nous voir ici. Dans la journée l'étage est vide +et aujourd'hui je n'ai rien à faire puisque le Roi +est à la métairie; ce soir, si l'on vous trouvait +là!</p> + +<p>Elle se leva.</p> + +<p>—Habillez-vous! vite! Le soleil est déjà couché.</p> + +<p>Elle l'aida, lui passa la jupe, serra des manches +de toile fine sur celles du pourpoint bleu, noua le +fichu, le gonfla par devant, enroula le foulard de +soie au sommet de la tête, fixa le grand chapeau de +moissonneuse et dit:</p> + +<p>—Allez, maintenant! les seaux à lait sont dans +la première chambre au rez-de-chaussée. Prenez-en +deux. Il fait presque nuit. Je suis sûre que +personne ne vous reconnaîtra. Ce soir je me sauverai +toute seule dans le petit bois d'oliviers, à +droite en allant au palais. Et vous?</p> + +<p>—J'y serai.</p> + +<p>—Tous les soirs?</p> + +<p>—Tous les soirs.</p> + +<p>—Ah! je vous trouve si beau!</p> + +<p>Elle le reprit dans ses bras, et Giglio eut beaucoup +de peine à prendre un air assez obtus pour +ne pas deviner que ce baiser d'adieu voulait avoir +des conséquences.</p> + +<hr> + + +<p>Il sortit, descendit mollement un escalier qui ne +lui parut pas solide et trouva la petite laiterie où +la traite du soir attendait, fumante encore et toute +mousseuse.</p> + +<p>Se baissant, il souleva l'anse du premier seau, +tira, fit effort, tendit l'épaule, mais ne put jamais +réussir à soulever le seau tout entier avec sa charge +de lait et de crème.</p> + +<p>Un syllogisme de l'espèce la plus simple et la +seule qui fût accessible à son esprit fatigué lui démontra +que, «un» étant contenu dans «deux», +s'il ne pouvait soulever un seau, il serait +encore moins capable de déambuler avec la paire.</p> + +<p>Très calme, et toujours résolu aux expédients +décisifs, il pencha le bec de fer-blanc du côté de +la porte ouverte, et sur le carrelage bleu sombre +il répandit une voie lactée.</p> + +<p>Il vida de la même manière le seau qui se trouva +le plus voisin, puis adapta les couvercles en ayant +soin de laisser la mousse blanchir le bord et couler +en bave sur les flancs. Ensuite il souleva les +cylindres vides avec l'aisance d'un acrobate.</p> + +<p>—Pour ce que je veux en faire, dit-il, la couronne +de mousse suffit bien.</p> + +<hr> + + +<p>Impudemment il s'en alla jusqu'à la fenêtre sans +rideaux par laquelle il avait surpris le sommeil du +Roi Pausole. Le Roi continuait de dormir, le nez +un peu plus bas et la barbe en volute.</p> + +<p>Il faisait nuit. Dans le Midi, quoi qu'en dise +Voltaire, les jours d'été sont moins longs que +derrière les arbres d'Auteuil. Il n'était pas encore +huit heures quand Giglio en paysanne et portant +ses seaux à la main passa entre les quarante +gardes qui dressaient toujours sous le porche leurs +tulipes un peu flétries.</p> + +<p>Au moment où il atteignait la route, Taxis poussiéreux +et rogue le croisa.</p> + +<p>—Hé! fit Giglio, monsieur! hé! monsieur!</p> + +<p>Taxis ne le reconnut point, car la voix était contrefaite +ainsi que le vêtement et l'allure.</p> + +<p>—Quoi? Que me voulez-vous? cria-t-il.</p> + +<p>—C'est-i que vous cherchez le Roi?</p> + +<p>—Cela ne vous regarde pas.</p> + +<p>—Sûr que non. Je disais ça... c'est parce que si +vous le cherchiez... comme il est rentré au palais...</p> + +<p>—Lui?</p> + +<p>—Même qu'il était coléreux à cause que vous +n'étiez pas là. Mais ça ne me regarde pas non plus. +Bonne nuit, monsieur. Il fait bon, ce soir. Faut +prier qu'il repleuve un peu.</p> + +<p>Taxis eut un geste qui signifiait:</p> + +<p>«Voilà qui est fâcheux! fâcheux!»</p> + +<p>Il fit tourner bride au docile Kosmon et pour la +seconde fois repartit sur la route.</p> + +<hr> + + +<p>Cependant Giglio, d'un pas égal et balancé, suivait +la rue du petit village. Ses bras étaient aussi +rigides que s'il avait porté vingt litres de lait +pesant à chacun de ses poings fermés. Il longeait +les maisons obscures, il évitait les passants et, pour +ajouter un signe décisif à ceux de son nouveau +costume, il se tenait très en arrière comme une +fille qui porte sa faute.</p> + +<p>L'hôtel du Coq, où il pénétra, n'était qu'une +petite auberge, entourée d'un vieux jardin. On y +entrait par la cuisine et, comme l'heure du rôti +sonnait, ni la patronne ni les servantes n'eurent +le temps de l'examiner.</p> + +<p>Après ses premiers saluts auxquels on ne répondit +qu'à peine, il expliqua d'une voix stupide:</p> + +<p>—Je suis nouvelle à la ferme. Je porte du lait +pour la petite dame et le monsieur qui dînent dans +leur chambre.</p> + +<p>—Montez. C'est au premier. La porte à deux +battants, dit une servante affairée.</p> + +<p>—C'est bien la petite dame en vert? répéta-t-il +avec calme.</p> + +<p>—Oui, qu'on vous dit. Débarrassez!</p> + +<hr> + + +<p>Giguelillot poussa un soupir de contement. Ses +méditations dans les bras de Thierrette n'avaient +pas été mal conduites.</p> + +<p>Entre les hypothèses diverses qu'on pouvait indiquer +au milieu du doute, il avait mis le doigt +sur la vraie: la blanche Aline, confiante dans +l'apathie du Roi, n'avait pas quitté l'hôtel de sa +première nuit amoureuse. Ceci posé, il ne fallait +pas être grand clerc pour deviner qu'elle se cachait +néanmoins dans l'intimité de sa chambre, qu'elle +y prenait ses repas en secret et que, dans une +auberge de route, cette particularité suffirait à la +désigner.</p> + +<p>Il s'en allait vers l'escalier quand la cuisinière +l'arrêta et, faisant signe du doigt vers les deux +seaux:</p> + +<p>—Vous n'allez pas monter tout ça? dit-elle. Il +y en a pour vingt-cinq personnes.</p> + +<p>—Laissez donc. Ce n'est pas pesant. La dame +prendra ce qu'elle voudra.</p> + +<p>—Et puis vous arrivez tard. Ils ont fini de +dîner il y a dix minutes. On a enlevé leur couvert.</p> + +<p>—Tant mieux. Ça sera pour eux la nuit.</p> + +<p>Sans s'émouvoir en aucune façon, il monta +l'escalier du même pas oscillant et lourd, trouva la +porte à deux battants, heurta comme par mégarde +ses deux seaux vides l'un contre l'autre et cria en +frappant du doigt:</p> + +<p>—Madame! on vient pour faire la chambre!</p> + + + + +<h3><a name="l2c8" id="l2c8">CHAPITRE VIII</a></h3> + +<p class="d">OÙ LA BLANCHE ALINE PREND SON TUB VERS +QUATRE HEURES DE L'APRÈS-MIDI.</p> + + +<div class="epi"> +<blockquote> +<p>Les femmes de chambre de feue ma +mère, et quelques demoiselles qu'on me +permettait de voir, telles furent les maîtresses +d'iniquité qui m'apprenoient le +mal dans un âge où j'étais incapable de +le faire.</p> +</blockquote> + +<p class="s"><i>Le Triomphe du Célibat</i>, par une +demoiselle de condition.—1744.</p> + +</div> + + +<p>Dans le bois d'oliviers et de pins rouges où le +sommeil l'avait couchée, la blanche Aline dormit +environ dix heures, depuis l'aurore jusqu'à vêpres.</p> + +<p>En s'éveillant, si elle ne murmura pas: «Où +suis-je?» comme une ingénue de féerie, ce fut +parce que, le long d'elle, silencieuse et accoudée, +Mirabelle la considérait avec une tendresse vigilante +et déjà presque conjugale.</p> + +<p>—C'est toi? dit-elle. Et nous sommes seules? +Personne ne nous a trouvées?... Bonjour, Mirabelle. +Tu as bien dormi?</p> + +<p>Non, la danseuse n'avait pas fermé les yeux. +Habituée aux nuits sans sommeil, elle avait passé +celle-là dans l'attente, et les désirs. Pendant la +première heure du jour, elle s'était mise à genoux +devant le visage de Line pour jeter son ombre sur +elle. Mais plus tard, avec le changement de lumière, +un long cyprès opaque et noir ayant bien +voulu se charger du même soin, elle s'était levée +de là pour voler des figues, et lorsque enfin la +blanche Aline abandonna son dernier rêve, toutes +deux se mirent à goûter.</p> + +<p>Le repas était maigre et l'ombre chaude. Par-dessus +les buissons de myrte on apercevait des +moissonneurs bleus dans les céréales de cuivre et +des passantes sur la route.</p> + +<p>—Tu vois, dit Mirabelle. Nous ne sommes pas +seules du tout. Nous ne pouvons pas rester ici. +Veux-tu marcher jusqu'à Tryphême? La ville est à +deux lieues de nous, ce n'est pas long. Nous nous +cacherons là bien mieux que dans les bois.</p> + +<p>Line se pendit à son épaule et elles s'en allèrent +par les prés. Un peu plus loin, il leur fallait traverser +le premier village. La rue était déserte et +blanche. Une auberge s'offrit à droite.</p> + +<hr> + + +<p>Sa façade fraîchement peinte et couleur de +paille, ses tonnelles ombreuses, son jardin, ses +vieux arbres tentèrent Mirabelle tout à coup.</p> + +<p>À cette heure de la journée les paysans travaillaient +aux champs. Il n'y avait personne autour de +la porte ouverte; si elles s'y glissaient rapidement, +aucun témoin ne pourrait les trahir. Telle fut du +moins la raison, ou plutôt le faible prétexte qui +lui fit obéir si vite à la hâte extrême de ses sens.</p> + +<p>—Entrons là, dit-elle.</p> + +<p>—Où tu veux.</p> + +<hr> + + +<p>On leur donna la plus belle chambre. Aussitôt, +Line voulut un grand tub, et une éponge neuve, et +un panier de cerises, et du chocolat, et un éventail, +et du sirop de citron, et de la glace, beaucoup de +glace, et de l'eau chaude, beaucoup d'eau chaude.</p> + +<p>Elle obtint ces choses très précieuses, puis ferma +les deux verrous. Mirabelle la suivait pour +l'étreindre; mais Line joignit les deux mains, fit +un sourire derrière une moue et prit une voix de +petite mendiante en expliquant qu'il faisait chaud, +qu'elles étaient seules, que personne ne les gronderait, +enfin qu'elles pouvaient bien faire leur toilette +ensemble et se mettre «un peu toutes nues».</p> + +<p>Mirabelle eut un frisson.</p> + +<p>La simplicité de Line la déconcertait. Habituée à +tous les expédients de la débauche urbaine, aux +résistances qui se font vaincre, aux corsages qui +cèdent d'une agrafe, aux jupons multiples et +chauds, aux pantalons hospitaliers, la danseuse ne +comprenait plus l'état d'esprit de cette petite qui +demandait la nudité comme une tenue de jeu sans +aucune des transitions en usage sur les divans.</p> + +<p>Les personnes qui, successivement, dans les +coulisses, les fiacres ou les rez-de-chaussée avaient +pris sur elles de former par des conversations intimes +sa jeune âme soumise à leurs seules influences +s'y étaient prises de telle façon que Mirabelle +imaginait ses semblables sous deux aspects toujours +contraires: les femmes chastes et les femmes +sataniques. De l'extrême décence à la perversité, il +n'y avait rien dans ces conceptions du caractère +féminin. Et, comme de très bonne heure une tante +nécessiteuse lui avait demandé de faire choix entre +les vertus et les vices, sans insister autrement pour +qu'elle embrassât les vertus, elle avait appris tous +les vices afin de se distinguer le plus tôt possible +dans l'une des deux voies parallèles qui représentaient +à ses yeux l'avenir moral d'une jolie enfant. +Qu'il y en eût une troisième et qu'on pût être nue +sans avoir dans les yeux la flamme des ancestrales +luxures (comme s'expriment nos écrivains), Mirabelle, +en bonne Française et lectrice de romans-feuilletons, +ne s'en doutait pas encore, à l'aube de +ses dix-huit ans. Pour elle, le geste de la femme +était uniformément la mimique à double entente +de la Statue Pudique ou Indicatrice: qui ne masquait +pas, désignait; qui ne se défendait pas, voulait +provoquer.</p> + +<p>En écoutant la blanche Aline et en voyant ses +yeux si purs, Mirabelle se dit simplement:</p> + +<p>—Ce sont les mœurs de Tryphême: mais quel +singulier pays!</p> + +<hr> + + +<p>La première, elle retira ses vêtements avec des +gestes qui, tour à tour, hésitaient ou se pressaient +devant les boutons. Elle n'osa pas une fois sourire, +et même, surprise de son trouble, elle ne sut que +faire de ses bras lorsqu'elle n'eut plus rien à enlever.</p> + +<p>Debout, nerveuse, les deux mains sous la nuque, +une jambe frémissante et le corps souple, elle se +mordait la lèvre, elle pliait son cou mobile et changeait +constamment de regard.</p> + +<p>Cependant, assise devant elle et le menton sur +les doigts, Line achevait de se renseigner avec un +prodigieux intérêt.</p> + +<p>Mirabelle, impatiente, lança:</p> + +<p>—Je te plais?</p> + +<p>—Tu ressembles... veux-tu que je te dise à +qui? À une statue de Narcisse qui est au fond du +parc. Mais Narcisse est un monsieur... Tu es la +première fille que je regarde ainsi; je n'ai jamais +eu d'amie, tu sais, et je ne vois que de loin les +femmes de papa... Je te trouve beaucoup plus +jolie qu'elles.</p> + +<p>En effet, et à part un simple détail qu'il n'était +pas nécessaire d'examiner à tout moment, on +pouvait à la rigueur prendre Mirabelle pour un +jeune homme. Ce n'était pas sans de bonnes raisons +qu'elle jouait les rôles travestis. Telle était +l'ambiguïté de ses formes et de son maintien, que, +pour mimer les jeunes premiers avec leur vraisemblance +physique, elle n'avait besoin de vêtir ni +le pourpoint ni le haut-de-chausses. Le tutu suffisait +bien.</p> + +<p>Elle était grande, mais légère, les flancs droits et +le ventre plat. Ses jambes de danseuse alerte prouvaient +leur robustesse par une musculature complexe +et fine qui se dessinait à la surface lorsqu'elle +tendait les jarrets. Le haut du corps était plus +grêle.</p> + +<p>Dans la peau délicate et pâle de la poitrine, deux +sombres petites chevilles marquaient seules la place +des seins. Ses cheveux bruns, bouclés et courts, se +fendaient d'une raie à droite et se gonflaient en +mèche sur le front.</p> + +<p>Ce genre de beauté n'est pas exactement celui +qui inspire le lyrisme des poètes hindous; mais +Mirabelle, qui lisait peu les stances de Bhartrihari, +se trouvait assez volontiers singulière et même +«piquante», selon le style des compliments qu'elle +recevait passé minuit. Elle ne fut donc pas offusquée +d'entendre sa nouvelle amie déclarer après +beaucoup d'autres qu'elle ressemblait à un garçon. +Ramenée par cette petite phrase dans l'ordre de +ses habitudes, elle vint lestement s'asseoir sur les +genoux de la blanche Aline.</p> + +<p>Celle-ci n'avait pas quitté sa robe verte. Mirabelle +voulut la défaire elle-même, et ce lent déshabillage +fut entrecoupé de tendresses que Line +trouva du dernier galant, sans pourtant oser les +rendre.</p> + +<p>Très gaie, elle jeta ses deux bas en l'air comme +une autre eût jeté son bonnet par-dessus des ailes +de moulin, s'accroupit à la tailleur dans l'eau flottante +et claire du tub et frissonna de plaisir, les +reins en mouvement.</p> + +<p>Mais brusquement, reprise d'un doute et s'appuyant +d'une main sur son éponge deux fois pressée, +elle demanda en levant la tête:</p> + +<p>—C'est bien vrai, Mirabelle, tu n'es pas un +monsieur?</p> + + + + +<h3><a name="l2c9" id="l2c9">CHAPITRE IX</a></h3> + +<p class="d">OÙ PAUSOLE, AYANT SECOUÉ LA MÉLANCOLIE DE LA +RÈGLE, ÉPROUVE LES DÉBOIRES DE LA FANTAISIE.</p> + + +<div class="epi"> +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Elle est semblable à ces eaux débordées</span><br> + <span class="i0">Qui, s'éloignant du fil de la raison,</span><br> + <span class="i0">Durant la nuict, et par sourdes ondées,</span><br> + <span class="i0">Lors que tu dors entrent dans ta maison.</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="s"><span class="sc">Louys Dorléans</span>.—1631.</p> + +</div> + + +<p>Voyant que la nuit tombait et que le Roi Pausole +prolongeait toujours sa sieste réparatrice, le +métayer dit à sa fille de guetter le réveil du Roi, +et lui-même monta dans sa chambre afin de passer +l'habit noir de sa jeunesse lointaine, en réglant +l'ordre du festin qu'il lui fallait improviser.</p> + +<p>La petite Nicole, fille cadette du fermier, était +une jeune personne dévorée d'espérances. Ses +quatre sœurs s'étaient choisi, à vingt années d'intervalle, +des maris de classe différente à mesure +que la richesse de leur père devenait plus solide +et plus vaste. La première avait obtenu, disons +même séduit, un jeune montreur de singes savants +qui, après avoir eu la bonté de lui accorder un +enfant, était allé plus loin encore dans la voie des +concessions en se donnant lui-même pour toujours. +La seconde avait épousé un huissier. La troisième, +plus difficile, un entremetteur de la bonne société. +La quatrième était préfète. Après cette montée +continue vers les honneurs et les divers salons, +Nicole ne voulait pas déchoir.</p> + +<p>Lorsqu'elle vit entrer le Roi dans la métairie de +ses aïeux, Nicole ne douta pas que son destin en +personne ne vînt à elle, pourpre au flanc et couronne +en tête.</p> + +<hr> + + +<p>Pausole à peine endormi, elle intrigua pour +rester seule. On ne voulut pas d'abord y consentir; +puis, les heures passant et le nez royal penchant +de plus en plus vers la barbe, le sommeil de +l'insigne visiteur prit un aspect d'éternité qui suspendit +les précautions. Le métayer s'esquiva, +laissant Nicole en sentinelle.</p> + +<p>La petite sentit sa poitrine battre: c'était l'heure +de sa destinée.</p> + +<p>Ah! que faire, et comment jouer le rôle que +lui proposait la fortune?</p> + +<p>Elle ne connaissait l'étiquette des cours que +par les poèmes et les drames dont sa sœur la +préfète lui faisait largesse chaque année à l'occasion +des étrennes. C'était déjà quelque chose; et +bien qu'on ne parle peut-être pas toujours au +prince de Galles la langue de S. A. la princesse +Maleine, celle de Blanche Triboulet ou celle d'Hérodiade, +on n'est pas complètement ignorant du trône +quand on a de la littérature, pensait Nicole.</p> + +<p>Et elle le prouva.</p> + +<hr> + + +<p>Saisissant dans un vase de porcelaine peinte une +rose en papier doré, elle approcha du Roi, le baisa +au front, étendit la main droite et récita de sa voix +la plus sage:</p> + +<p>—Ô Roi! sors de tes songes: éveille-toi! regarde!</p> + +<p>—Hun! éternua Pausole. Qu'est-ce que c'est? +Que me veut-on?</p> + +<p>—Je suis venue, ânonna la petite, je suis venue, +moi l'Inconnue, moi l'Ingénue, la Biscornue, +menue et nue, je suis venue!</p> + +<p>—Mon enfant, dit Pausole, encore mal éveillé, +on ne fait jamais rimer deux adjectifs ensemble et +encore moins quatre ou cinq. À part cela, c'est fort +joli ce que tu me racontes. Mais qui es-tu?</p> + +<hr> + + +<p>Elle se troubla légèrement, puis reprit un peu +plus vite:</p> + +<p>—Je suis l'astre qui vient d'abord. Je suis celle +qu'on croit dans la tombe et qui sort! Mon sein +est inquiet, la volupté l'oppresse, et jamais je ne +pleure et jamais je ne ris!</p> + +<p>Le Roi, se renversant dans son fauteuil, ouvrit +la bouche avec terreur.</p> + +<p>Nicole, de plus en plus vite, continua:</p> + +<p>—J'ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline. +Oh! je sens que je touche à quelque instant +suprême... Ô rêve de mes nuits, cher désir de mes +jours, que je n'attendais plus, que j'espérais toujours, +j'ai besoin de te voir et de te voir encore, et +puis voici mon cœur qui ne bat que...</p> + +<p>—Ah çà!...</p> + +<p>—... pour vous. Seigneur, je n'ai jamais contemplé +qu'avec crainte l'auguste majesté sur votre +front empreinte, car le jeune homme est beau, +mais le vieillard est grand. Puisque j'ai mis ma +lèvre à ta coupe encore pleine des baisers du zéphyr +qui me relèvera, Pausole, prends ton luth, regarde, +je suis belle: l'aube exaltée ainsi qu'un peuple de +colombes marche à travers les champs, une fleur à +la main.</p> + +<p>—Comment dis-tu!! hurla le Roi, d'une voix +qui la fit enfin taire.</p> + +<p>Mais au même instant, et comme la jeune fille +terrifiée restait bouche béante, Pausole aperçut +derrière la fenêtre des lueurs multipliées qui +voletaient çà et là; il vit des torches s'approcher, +des gens courir, des bras s'étendre, une sorte de +gigantesque mouton baisser du niveau des hautes +vitres sa tête branlante jusqu'à terre... Brusquement, +la porte s'ouvrit et Diane à la Houppe entra.</p> + +<p>—Ah! cria-t-elle. J'en étais sûre!</p> + +<p>La pauvre petite Nicole se cacha derrière le Roi.</p> + +<hr> + + +<p>Pausole, frappant de sa large main une table +retentissante, proféra:</p> + +<p>—Mais, par le tonnerre des dieux! qu'est-ce que +tout cela signifie? Il faut que je dorme encore ou +que je sois devenu fou!... Taxis! où est Taxis?... +Gilles! Gilles! Djilio! Giguelillot!... Où est mon +ministre? Où est mon page? Où suis-je moi-même? +et dans quelle caverne de bandits a-t-on +fomenté ce guet-apens?</p> + +<p>—Ah! Sire, vous êtes dans mes bras! expliqua +Diane à la Houppe.</p> + +<p>—Tu seras à mon ombre et moi dans ta +lumière, rectifia la petite Nicole.</p> + +<p>—Le diantre soit des femmes et des courtisans! +jura le Roi hors de lui. Taxis! mais pourquoi ne +vient-il pas? Taxis! Taxis! Giguelillot! Jamais je +ne m'en tirerai tout seul! Où sont mes gardes, +mes soldats? Pourquoi ont-ils brisé leurs lances? +C'était bien le jour, en vérité! Ce Giguelillot est +un chenapan! Taxis avait cent fois raison de le +flanquer à la fourrière!... Taxis!... Mais où se +cache-t-il donc? Ils m'ont tous abandonné! livré +aux folles! livré aux folles!...</p> + +<p>En effet, au milieu d'un tapage qui allait toujours +grandissant, Diane, tirant Nicole par le bras, +lui appliquait une paire de gifles qui sonna comme +une belle rime... Des mains voulurent les séparer...</p> + +<p>—Taxis! Taxis! répétait Pausole.</p> + +<p>Et il luttait à son tour, mal reconnu par les +filles de ferme qui s'étaient précipitées au bruit de +la dispute. Dans la porte, des gens se massaient, +lançaient des conseils, des exclamations. Des cris +aigus partaient de la cour, mêlés aux pleurnicheries +de la petite Nicole, aux abois de tous les chiens +lâchés et au bêlement sépulcral de l'énorme monture +amenée par la sultane en fuite, lorsque, au-dessus +de toutes les clameurs, on entendit la voix +plaintive du métayer qui vagissait:</p> + +<p>—Un chameau! Un chameau! Un dromadaire +dans ma maison!</p> + + + + +<h3><a name="l2c10" id="l2c10">CHAPITRE X</a></h3> + +<p class="d">COMMENT GIGUELILLOT PARVINT JUSQU'AU CHEVET +DE LA BLANCHE ALINE ET CE QUI S'ENSUIVIT.</p> + + +<div class="epi"> +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Mulier quænam pudibunda?</span><br> + <span class="i0">—Quæ tegit faciem cum indusio suo.</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="s"><i>Nugæ Venales.</i>—1741.</p> + +</div> + + +<p>Avant d'exposer par qui se dénoua la scène +précédente, il nous faut bien retrouver Gilles au +point où nous l'avons laissé, selon les règles fondamentales +de la tradition romantique.</p> + +<p>Il se présentait alors sous le vêtement d'une +paysanne à la porte de la blanche Aline, en invoquant +une fallacieuse raison empruntée aux habitudes +de la domesticité.</p> + +<p>—Entrez! Entrez! dit une voix.</p> + +<p>Il entra, fort posément, regarda autour de lui...</p> + +<hr> + + +<p>Ni dans le lit ni dans la chambre, il n'y avait +plus personne.</p> + +<p>Cependant, le long du mur, une robe verte, un +pantalon d'homme et plusieurs dessous que nous +ne détaillerons point, indiquaient au moins deux +présences.</p> + +<p>Très calme et haussant toutes ses voyelles jusqu'au +médium des soprani:</p> + +<p>—Monsieur n'est pas là? fit-il.</p> + +<p>—Pourquoi? répondit la voix.</p> + +<p>—J'ai deux mots à dire à monsieur.</p> + +<p>Un fou rire partit du cabinet de toilette; la petite +porte s'entre-bâilla.</p> + +<p>—Eh bien, dites! qu'y a-t-il?</p> + +<p>—Monsieur ne peut pas venir une minute?</p> + +<p>Le fou rire redoubla.</p> + +<p>Puis, il y eut un silence, une sorte d'inquiétude, +et, après quelques chuchotements:</p> + +<p>—Vous êtes seule? reprit la voix.</p> + +<p>—Oui, madame.</p> + +<p>—Fermez la porte à clef. Je viens.</p> + +<p>Giguelillot ferma la serrure et, pour plus de +précautions, mit la clef dans sa poche.</p> + +<hr> + + +<p>Alors, tranquillement, ne se cachant pas d'une +femme de chambre, la blanche Aline s'avança. +Elle tenait une grappe de muscat entre la main et +les dents, et c'était là tout son costume.</p> + +<p>—Monsieur ne peut pas venir, sourit-elle. Parlez-moi.</p> + +<p>Bien qu'il se fût dit comblé par les faveurs de +Thierrette, le page sentit renaître en lui, devant +cette apparition, tous les feux dont Pyrrhus se +voyait allumé; mais, faisant preuve ce soir-là d'une +réserve exceptionnelle, il jugea dangereux de prolonger +un examen qui eût nui à d'autres projets.</p> + +<p>Il reprit sa voix masculine:</p> + +<p>—Madame, je regrette profondément d'avoir +aperçu Votre Altesse...</p> + +<p>—Un homme! Un homme! cria Mirabelle en +se jetant dans la pièce, de l'air le plus agressif.</p> + +<p>—Ah! nous sommes découvertes! pleura la +petite Line.</p> + +<p>Et elle perdit le sentiment dans les bras de sa +grande amie.</p> + +<hr> + + +<p>Gilles, très étonné sans doute, mais préparé +néanmoins par son expérience de la vie intime à +ces sortes de surprises, ouvrit la porte du cabinet +de toilette, constata que dans la chambre et dans +la petite pièce il ne voyait pas d'autre amant que +cette jeune fille aux cheveux coupés: tout s'expliquait +aussitôt.</p> + +<p>Il fit deux gestes à part lui.</p> + +<p>L'un disait:</p> + +<p>—Voilà qui est clair.</p> + +<p>Et le second:</p> + +<p>—C'est assez gentil.</p> + +<p>Puis, tandis que Mirabelle, à force de soins et de +caresses, ranimait sa petite complice dont la pâleur +était navrante, Giglio, dans le cabinet fermé, quitta +la jupe et le fichu, ainsi que le foulard et le chapeau +de paille. Il se coiffa, campa sa toque, brossa +longuement son pourpoint bleu, tira les jambes +du maillot jaune, mit en ordre son petit pont et se +lava les mains à l'eau tiède.</p> + +<p>Désormais présentable, il sortit et salua.</p> + +<hr> + + +<p>Line poussa un nouveau cri d'angoisse:</p> + +<p>—Ah! mon Dieu! un page de papa!</p> + +<p>Mirabelle s'était levée, un éclair dans l'œil. +Visiblement elle se retenait de lancer à l'intrus tout +le carquois d'injures (elle aurait même dit «pelletée») +que la langue somptueuse des coulisses fournit +sans peine aux danseuses pendant les instants +de bataille.</p> + +<p>Mais elle se retenait très bien, car au lieu d'éclater +elle saisit d'une main tressaillante Giguelillot +par le poignet, et, l'attirant de force dans le cabinet +de toilette, elle l'étreignit avec une passion dont +il vit aussitôt le dessein étranger.</p> + +<p>Elle le serra dans ses bras, elle moula son corps +nu et chaud sur le maillot de mince étoffe et mit +sur les lèvres du page un baiser de genre pénétrant. +Puis elle lui représenta en termes concis +qu'il pourrait disposer d'elle bien au delà des +bornes honnêtes et toutes les fois qu'il le souhaiterait, +s'il voulait, en revanche, se montrer charitable +envers deux malheureuses amies, ne pas dénoncer +leur asile, ne pas assister à leurs jeux et goûter +l'exercice de l'une assez pour en oublier l'autre.</p> + +<p>—Eh bien, fit Giguelillot, vous avez une jolie +opinion de moi! Il ne vous manque plus que de +m'offrir vos bagues avec un objet d'art en bronze +peinturluré. Allons, calmez-vous. Et maintenant, +demandez-moi pardon. Mieux que cela. Les mains +jointes. Les yeux baissés. Dites: «Pardon, monsieur, +je ne le ferai plus.»</p> + +<p>Mirabelle l'embrassa encore, mais cette fois sur +les deux joues.</p> + +<p>—Vous ne parlerez pas?</p> + +<p>—Je n'y ai jamais songé.</p> + +<p>—Mais vous êtes page du Roi? Vous venez de sa +part?</p> + +<p>—On ne costume pas les pages en filles de +ferme pour leur confier des missions officielles. Je +vous assure que ce n'est pas dans le protocole. +Non, vraiment.</p> + +<p>—Alors, pourquoi venez-vous ici?</p> + +<p>—Parce que dans une demi-heure, si vous +n'êtes pas en fuite, vous serez en prison.</p> + +<p>—Ah! je le disais bien! on n'a pas voulu me +croire... Mais pour qui faites-vous cela? Qui de +nous deux sauvez-vous? Ce n'est pas moi, vous ne +me connaissez pas... C'est elle?...</p> + +<p>—C'est évidemment vous deux. Sans cela, je me +serais arrangé de façon à vous séparer. Ayez confiance +en moi. Faites ce que je vais vous dire, et +dépêchez-vous. Le temps presse pour nous tous: +je vous préviens à la dernière minute et je risque à +tout moment d'être surpris dans cette chambre. +Ça nuirait à ma carrière.</p> + +<hr> + + +<p>Trois petits coups derrière la porte suspendirent +la conversation.</p> + +<p>—Qu'est-ce que vous pouvez faire là dedans? +demandait Line avec inquiétude.</p> + +<p>Mirabelle ouvrit et rentra.</p> + +<p>—Il vient nous avertir, ma chérie, nous sauver. +Penses-tu? On nous poursuit déjà.</p> + +<p>—Qui donc?</p> + +<p>—Le Roi, dit Giguelillot. Il est parti ce matin +avec le maréchal du palais et moi-même. J'ai +expédié le seigneur Taxis dans une direction fantastique +et j'ai laissé le Roi dormant chez un métayer +du village. Mais Taxis va revenir, le Roi va +s'éveiller, et vous serez prise comme dans une +cage, Altesse, dans moins d'un quart d'heure.</p> + +<p>—Vite! Mirabelle, habillons-nous! Ma robe! +Mes bas! Où sont mes bas?</p> + +<p>Le page l'arrêta du geste.</p> + +<p>—Ah! mais non! vous êtes signalées: on connaît +vos deux costumes; il faut en changer, c'est +élémentaire.</p> + +<p>—C'est que nous n'en avons pas d'autre!</p> + +<p>—Pardon! j'en ai apporté un. Dans le pays +où nous vivons, une robe suffit pour deux personnes.</p> + +<p>Il pénétra vivement dans le cabinet de toilette, +en sortit avec les vêtements de la laitière, et sans +plus de façons, passa la longue jupe autour de Line +ahurie.</p> + +<p>—Nous sommes pressés, dit-il. C'est moi qui +vous habille.</p> + +<p>La jupe traînait sur le plancher; il releva la +ceinture jusqu'au-dessus des seins et croisa les +cordons à la taille. Tout ceci fut bientôt caché par +le petit châle rose espagnol qu'il serra d'un nœud +brusque au milieu du dos.</p> + +<p>Le chapeau de paille à larges bords compléta le +déguisement.</p> + +<hr> + + +<p>—À votre tour, maintenant, mademoiselle...</p> + +<p>—Mirabelle.</p> + +<p>—Ah! vraiment!...</p> + +<p>—Pourquoi souriez-vous?</p> + +<p>Mais Giglio n'avait pas le temps d'expliquer ses +impertinences.</p> + +<p>Il fit asseoir Mirabelle, releva les cheveux coupés, +y mit quatre épingles, fixa au sommet de la +tête une petite boîte ronde et vide qui portait une +marque de parfumeur et traînait sur une table en +désordre; puis il enroula tout autour le foulard de +soie orangée.</p> + +<p>—Voilà! dit-il. Je vous ai fait un chignon: +vous êtes prête.</p> + +<p>—C'est tout?</p> + +<p>Giguelillot prit une voix d'essayeuse batignollaise:</p> + +<p>—Vous n'allez pas vous habiller pour sortir, +madame, vous vous feriez remarquer.</p> + +<p>—Ah! pardon, protesta Mirabelle, je ne suis +pas Tryphémoise, moi! Je suis née à Montpellier, +rue du Petit-Saint-Jean... Je mettrai mon veston +ou une robe, si vous en avez à me donner, mais je +ne sortirai pas comme ça, mon petit ami.</p> + +<p>—Cela n'a pourtant pas l'air de vous gêner depuis +un quart d'heure!</p> + +<p>—Tiens! un homme dans une chambre, c'est +tout naturel... Quand vous seriez quinze, je n'irais +pas me cacher... Mais dehors, sur la route, devant +n'importe qui...</p> + +<p>Elle s'adossa au mur et se cacha le visage dans +les mains:</p> + +<p>—Oh! que j'ai honte!</p> + +<hr> + + +<p>Line s'approcha:</p> + +<p>—Veux-tu mon costume? Je sortirai bien toute +nue, moi, qu'est-ce que cela me fait?</p> + +<p>—Non! non! dit Giglio. On peut reconnaître +la Princesse. C'est elle qu'il faut cacher, et le chapeau +de paysanne avec cette jupe courte ne sont +pas de trop: qu'elle les garde. Vous, au contraire, +personne ne sait qui vous êtes. Les gens de la +police vous prennent pour un jeune homme. +Déroutez-les encore s'ils recommencent leur chasse. +Ils l'ont abandonnée par ordre, mais tout peut +changer demain matin: je ne réponds de rien +entre minuit et midi. Sauvez-vous, il n'est que +temps! Vous allez prendre à la main chacune un +des deux seaux que je viens d'apporter. Vous sortirez +sans faire de bruit, mais franchement et avec +calme. Ceux qui vous rencontreront peuvent redire +aux policiers qu'ils ont vu passer, à neuf heures, +deux laitières portant leur lait: l'une dont ils +n'ont pas distingué le visage; l'autre qui était +brune, grande et nue. Je défie qui que ce soit de +deviner là-dessous la blonde petite Princesse Aline +avec l'inconnu qu'on poursuit.</p> + +<p>—Que c'est bien imaginé! fit Line en battant +des mains. Et comme vous êtes bon, monsieur! +Je vais vous embrasser, si mon amie le +permet.</p> + +<p>—Non! dit vivement Mirabelle. Nous n'avons +pas le temps. Partons vite, puisqu'il le faut.</p> + +<p>—Un instant! dit Giglio. Où irez-vous, à Tryphême? +Où coucherez-vous ce soir?</p> + +<p>—À l'hôtel.</p> + +<p>—C'est cela! Pour que vous soyez signalées +dans les six heures par le service des garnis.</p> + +<p>—Nous ne pouvons pourtant pas entrer dans +les maisons particulières ni coucher sur un banc +du Jardin-Royal.</p> + +<p>—Il n'en est pas question. Vous allez prendre +dans l'avenue du Palais la deuxième rue à droite, +puis la première à gauche, traverser une petite +place... Vous retiendrez cela?</p> + +<p>—Oui, oui.</p> + +<p>—... Et suivre toujours tout droit jusqu'à la +rue des Amandines. Sonnez au numéro 22. C'est +l'immeuble de l'Union tryphémoise pour le Sauvetage +de l'Enfance, excellente institution qui recueille +les mineurs des deux sexes lorsqu'ils +déclarent être élevés avec trop de sévérité.</p> + +<p>—Et nous serons tranquilles, là-bas?</p> + +<p>—Évidemment. C'est le but de la Société.</p> + +<p>—Est-ce qu'il y a des garçons? demanda Mirabelle.</p> + +<p>—Trois sections: une pour les filles, une pour +les garçons et une section mixte. Vous choisirez... +On vous demandera encore si vous voulez le dortoir +ou une chambre particulière. Ils sont très gentils +dans cette maison-là.</p> + +<p>—Mais s'ils veulent savoir nos noms, notre +adresse?</p> + +<p>—Vous les refuserez. Ils sont habitués à ce que +les enfants n'osent pas dire d'où ils viennent de +peur d'être rendus à leur famille. Je connais ces +bons vieillards: ils feront tout ce qu'ils pourront +pour vous protéger, même s'ils découvrent qui +vous êtes. Retenez bien le numéro: 22, rue +des Amandines. Et maintenant, vite! vite! +partez!</p> + +<hr> + + +<p>Elles sortirent en hâte, Mirabelle serrant la +main du page, et Line lui jetant par derrière un +long regard d'adieu, où il n'y avait pas que de la +reconnaissance.</p> + +<hr> + + +<p>Giguelillot resta seul. La pendule de marbre +carré sonnait huit heures et demie.</p> + +<p>—Je suis en retard, se dit-il. Donc ce n'est plus +la peine de me presser.</p> + +<p>Et il examina la chambre.</p> + +<p>Elle était en grand désordre.</p> + +<p>Un large divan qui avait sans doute paru suspect +était encore recouvert d'un drap propre mais +chiffonné portant deux oreillers en pile vers le +milieu. Bien qu'on eût desservi la table, une +banane gisait à portée dans un compotier de +faïence. En travers sur la glace de l'armoire, une +petite phrase tracée à la pointe d'une bague témoignait +d'un bonheur extrême et répété. Dans un +coin, Giguelillot retrouva le sujet de la pendule, +un groupe de «Paul et Virginie» éloigné probablement +par Mirabelle comme étant de mauvais +exemple.</p> + +<p>En soulevant cet objet d'art, il vit l'enveloppe +blanche d'une lettre. «À Sa Majesté le Roi Pausole», +disait l'adresse.</p> + +<p>—Comment, murmura-t-il, elle lui écrivait!</p> + +<p>L'enveloppe n'était pas fermée. Giglio, devenu +confident et complice des fugitives, déplia la lettre +sans hésitation, lut, cacheta et serra le papier +dans son escarcelle.</p> + +<hr> + + +<p>An moment où il cherchait le meilleur moyen de +s'enfuir lui-même, ses yeux tombèrent sur les +vêtements suspendus à trois patères.</p> + +<p>On ne pouvait les abandonner.</p> + +<p>En cas d'enquête, c'était indiquer trop clairement +que la blanche Aline et l'inconnu avaient +changé de costume.</p> + +<p>D'autre part, les détruire?</p> + +<p>Comment?</p> + +<p>Les dissimuler?</p> + +<p>Où?</p> + +<p>Les faire porter par d'autres, voilà qui valait +mieux. On était au samedi de la Pentecôte. Le +lendemain, jour de grande fête, deux petits paysans +seraient sans doute ravis de promener aux environs +ce veston bleu et cette robe verte. De là une +fausse piste, une précieuse fausse piste.</p> + +<p>Giglio enleva le drap qui recouvrait le divan +large, il y empaqueta les vêtements, sortit sur le +balcon, et d'un poing vigoureux envoya tout le +ballot par-dessus le mur de la cour voisine.</p> + +<p>Puis il se laissa descendre le long d'un pilier +dans le jardin, se glissa dans l'ombre jusqu'à la +haie du fond, chercha une issue, n'en trouva pas, +en fit une et fut dehors.</p> + +<hr> + + +<p>Assurément, Thierrette l'attendait déjà dans le +petit bois d'oliviers, le même bois où Mirabelle +avait conduit la blanche Aline quelques jours +auparavant.</p> + +<p>Giguelillot, assez distrait par le souvenir récent +de ses deux protégées, ne se sentait aucun désir +de retrouver la pauvre Thierrette, mais il se serait +repenti de l'obliger à une attente vaine pendant +les longues heures de la nuit, comme aussi de la +priver des satisfactions dont elle manifestait si +chaudement l'appétence.</p> + +<p>Il méditait sur cette question, lorsqu'il se trouva +revenu à la porte de la métairie. Et là, découvrant +sous le porche les quarante gardes toujours debout:</p> + +<p>—Ah! ah! se dit-il. Taxis s'en fait garant! «Ce +ne sont pas là des soudards ni des coureurs de +cotillons!» Eh bien, c'est facile à prouver! Holà!</p> + +<p>Les gardes se massèrent devant lui.</p> + +<p>—Holà! répéta Giguelillot. Qui de vous veut +passer la nuit avec la plus jolie fille du village?</p> + +<p>—Moi! Moi! Moi! crièrent-ils en foule.</p> + +<p>—Tout le monde accepte?</p> + +<p>—Oui! Oui!</p> + +<p>—Bon. Allez au bois d'oliviers qui est à droite +de la route. Vous y trouverez une laitière qui a +nom Thierrette, si je me rappelle bien. Dites-lui +que mon service me réclame ce soir, mais que je +lui envoie quarante lanciers avec un bouquet de +tulipes. Allez! et si elle résiste, faites-lui honneur +malgré elle.</p> + +<p>Comme ils galopaient déjà, Giguelillot cria dans +la nuit:</p> + +<p>—Mais respectueusement, et l'un après l'autre.</p> + + +<p class="c">FIN DU LIVRE DEUXIÈME</p> + + + + +<h2><a name="l3c1" id="l3c1">LIVRE TROISIÈME</a></h2> + + + + +<h3>CHAPITRE PREMIER</h3> + +<p class="d">COMMENT LE HAREM ABANDONNÉ LEVA L'ÉTENDARD +DE LA RÉVOLTE.</p> + + +<div class="epi"> +<blockquote> +<p>Pourquoi l'homme rougirait-il +d'exposer une partie du corps +plutôt qu'une autre?</p> +</blockquote> + +<p class="s"><span class="sc">Westermarck.</span></p> + +</div> + + +<p>Le harem ne poussa qu'un cri, mais un cri charivarique, +lorsque M<sup>me</sup> Perchuque, première dame +d'honneur, vint annoncer, au coup de midi, que le +Roi était en voyage.</p> + +<p>—En voyage? Il est malade! dit une voix irrévérencieuse.</p> + +<p>—La santé de Sa Majesté est heureusement florissante, +répondit la vieille dame en inclinant son +bonnet noir. Et Dieu fasse qu'elle le soit longtemps.</p> + +<p>—Mais pourquoi s'en va-t-il? On nous l'a +changé.</p> + +<p>—Ah! cria Diane à la Houppe. Il est parti avec +une femme!</p> + +<p>M<sup>me</sup> Perchuque, les coudes au corps, leva les +mains et les yeux.</p> + +<p>—Un adultère, Seigneur! Y pensez-vous, mesdames? +Le Roi est incapable d'agir à l'égard de +Vos Majestés avec cette dépravation. Il a quitté ce +palais dans le dessein de rechercher Son Altesse la +Princesse Aline qui a mystérieusement disparu +avant-hier. Quarante gardes le précèdent. Un page +le suit. M. Taxis l'accompagne.</p> + +<p>À ces mots, le tintamarre devint général.</p> + +<p>—Taxis est parti! Taxis! Plus de Taxis! répétaient +trois cents voix délirantes.</p> + +<p>—Mais alors nous sommes en vacances? dit la +Reine Gisèle qui sortait du couvent.</p> + +<p>—Aux Jardins! Aux Jardins! criait-on.</p> + +<p>—Non! au Théâtre! Nous jouerons des charades.</p> + +<p>—À la Salle des Fêtes!</p> + +<p>—Au Quartier des Pages!</p> + +<p>Épouvantée, M<sup>me</sup> Perchuque se précipita vers la +porte et la barra de son maigre corps.</p> + +<p>—Mesdames! mesdames! quelle pétulance, en +vérité, quel égarement!</p> + +<p>—Laissez-nous passer, bonne Perchuque...</p> + +<p>—Je ne le puis!</p> + +<p>—Et pourquoi, s'il vous plaît?</p> + +<p>—Parce que le seigneur Taxis a daigné me +transmettre les devoirs de sa charge en même +temps que sa responsabilité... Je vous adjure, mesdames, +de comprendre mon émotion. Si je me +montre indigne de la confiance qu'on me témoigne, +c'en est fait pour moi de la place que j'occupe à +vos pieds. Je serai chassée du palais, dégradée, +exilée peut-être...</p> + +<p>—Tant mieux! lui répondit-on. Perchuque, +nous ne vous connaissons plus. Puisque vous remplacez +Taxis, vous êtes la dernière des coquines et +vous allez payer pour lui.</p> + +<p>Du milieu de la salle on cria:</p> + +<p>—Écoutez!</p> + +<p>—Je demande la parole, disait une joyeuse +petite voix.</p> + +<p>Et au-dessus du tapis noir et jaune et roux que +formaient les têtes pressées des femmes, on distingua +les formes enfantines de la future Reine Fannette, +que ses compagnes traitaient comme une +petite sœur et que le Roi ne voulait point connaître +à l'âge où elle-même l'eût permis.</p> + +<p>Juchée à cheval sur la nuque tiède de sa grande +amie Alberte et croisant ses deux flûtes sur des +seins qu'elle enviait, elle dressait en l'air sa main +droite qui claquait d'un doigt contre l'autre.</p> + +<p>—La parole! Je demande la parole!</p> + +<p>—La parole à Fannette! acquiesça l'assemblée.</p> + +<p>On l'entoura.</p> + +<p>—Mes amies, cria-t-elle, on nous traite comme +des enfants...</p> + +<p>—C'est honteux!</p> + +<p>—Quand on nous a prises, pauvres innocentes, +dans nos internats de jeunes filles, nous avons cru +qu'on nous délivrait; mais nous n'avons fait que +changer de bagne.</p> + +<p>—C'est vrai!</p> + +<p>—Prison pour prison, j'aime mieux la première. +Là-bas on nous donnait des devoirs, je sais +bien; mais comme nous ne les faisions pas... ça +n'en était que plus agréable. Là-bas on nous défendait +de jouer au mari dans les dortoirs... mais +comme nous le faisions quand même...</p> + +<p>—Oui! oui! c'était plus gentil.</p> + +<p>—Là-bas, surtout, nous avions des jours de +sortie, des semaines de congé, des mois de vacances, +au lieu qu'ici nous passons toute notre vie à pleurer +en retenue sans avoir rien fait!</p> + +<p>—C'est injuste! elle a raison.</p> + +<p>—Eh bien, ça ne peut pas durer. Quand l'une +de nous demande par hasard vingt-quatre heures +de liberté, on lui offre toujours le même choix: +la répudiation ou la chaîne. Mettons nous en grève, +et nous verrons bien si le Roi répudie trois cent +soixante-six femmes comme nous!</p> + +<p>D'une seule acclamation la grève fut votée; mais +Fannette n'avait pas fini. Toujours droite sur la +reine Alberte qui prenait sa part des bravos, elle +reprit avec un beau geste:</p> + +<p>—Perchuque, voulez-vous nous laisser passer?</p> + +<p>—Je ne puis pas... je ne puis pas... répéta la +vieille dame, hérissée d'appréhensions.</p> + +<p>—Alors nous allons passer de force, mais vous +aurez d'abord une punition sévère, vieille cigogne +que vous êtes! Nous allons vous suspendre par une +patte à la statue du bassin, les jupes retournées +sur la face pour cacher votre confusion et nous +nous emparerons de votre pantalon blanc comme +étendard de la révolte!</p> + +<p>M<sup>me</sup> Perchuque fut héroïque.</p> + +<p>—Victime de mon devoir? Soit! dit-elle. Me +voici! J'en mourrai de honte, mais M. Taxis n'aura +pas en vain reposé sa confiance sur ma vieille tête.</p> + +<p>Quelques jeunes femmes eussent voulu qu'on +épargnât à la pauvre aïeule un traitement aussi +dénué du respect que l'on doit aux personnes +âgées; mais les foules et les enfants sont implacables.</p> + +<p>Au milieu d'un croissant vacarme on suspendit +en effet M<sup>me</sup> Perchuque par le pied gauche à +la petite statue centrale; sa robe noire eut vite fait +de voiler son visage apoplectique; et son vénérable +pantalon descendit le grand escalier piqué aux +pointes d'une hallebarde tandis qu'à sa suite une +foule toute rose frappait du talon des pantoufles +les cent marches retentissantes.</p> + +<hr> + + +<p>Mais quand cette foule, toujours criant, parvint +à la porte d'honneur, Taxis était sur le seuil et +un brusque silence émana de son regard sur la +multitude arrêtée.</p> + +<p>—Qu'est-ce à dire? glapit-il.</p> + +<p>Et ce fut assez. Aussitôt, dispersée à travers les +salles, en fuite dans les corridors, en ribambelle +jusqu'en haut de l'escalier, l'armée se laissa balayer +par la tempête de la déroute. À peine sept ou huit +jeunes femmes, celles qui dans les graves circonstances +tenaient tête au Grand-Eunuque, demeurèrent-elles +crânement à leur place; et mal leur en +prit, comme elles s'y attendaient du reste.</p> + +<p>Taxis, tirant un carnet sale:</p> + +<p>—J'inscris, dit-il, quelques noms. Vous, +madame. Et vous. Et vous. Celles-là seront punies +pour les autres. Je me flatte de présenter au Roi +un rapport impitoyable et qui sera suivi d'effet.</p> + +<hr> + + +<p>Pendant ce temps, Diane à la Houppe, au lieu +de perdre sa peine à discuter avec cet homme, +avait profité du trouble général pour gagner une +pièce voisine, interroger une servante, apprendre +que Taxis était revenu seul, que le Roi n'avait pas +quitté la première maison du hameau, et aussitôt, +courant aux écuries qui n'avaient plus de gardes, +elle s'en était remise, pour s'enfuir, à la monture +de ses promenades.</p> + +<p>Taxis commençait à peine son enquête dans le +harem, et déjà la jeune Reine parcourait la route, +au pas allongé de son mehari.</p> + + + + +<h3><a name="l3c2" id="l3c2">CHAPITRE II</a></h3> + +<p class="d">OÙ M. LEBIRBE ENTRE EN SCÈNE ET OÙ PHILIS POUSSE +UN PETIT CRI.</p> + + +<div class="epi"> +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">L'une avecques ses beaux yeux vers,</span><br> + <span class="i0">Sourit, se hausse et me regarde.</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="s"><span class="sc">Saint-Amant.</span></p> + +</div> + + +<p>Giguelillot suivait d'un œil fin la charge des +quarante gardes vers le petit bois d'oliviers, lorsqu'un +vieillard svelte et poli se découvrit à l'ancienne +mode devant la toque et le pourpoint bleu.</p> + +<p>—Seigneur, demanda-t-il, vous êtes page du +Roi?</p> + +<p>—Monsieur, j'ai cet insigne honneur.</p> + +<p>—Fort bien. Je suis M. Lebirbe, président de la +<i>Ligue contre la licence des intérieurs</i>, reconnue +d'utilité publique par une ordonnance royale en +date du 1<sup>er</sup> juillet 1899. J'habite une maison voisine +qu'on appelle volontiers le château du village, +moins à cause de son importance que par comparaison +avec l'humilité des édicules environnants. +Cette demeure n'est certes pas digne de donner +asile à mon souverain; mais j'ai appris que Sa Majesté +en route pour la capitale faisait halte non +loin d'ici; je vois qu'il se fait tard, je doute que le +Roi veuille se remettre en marche à cette heure +avancée du soir, et, sans avoir la témérité de lui +adresser une invitation, je voudrais néanmoins +porter à sa connaissance que tout est prêt sous +mon toit pour recevoir lui et sa suite, au cas où +il daignerait passer la nuit chez moi. Les appartements +que j'oserais lui offrir attendent depuis +l'origine, sous le nom de «Chambres du Roi», la +visite éventuelle que je me complaisais à prévoir, +sachant que le Roi Pausole redoute les longues étapes +et que ma demeure est à mi-chemin entre son +palais et Tryphême...</p> + +<p>—Avez-vous des filles, monsieur? interrompit +Giguelillot.</p> + +<p>—Oui, seigneur... Puis-je vous demander +comment cette question...</p> + +<p>—C'est la marque, c'est la garantie d'une maison +hautement respectable et décente, monsieur +Lebirbe. Je ne l'entends pas autrement.</p> + +<p>Puis, avec une familiarité qu'on tint pour de la +bienveillance, il prit le bras gauche du vieillard et +l'entraîna en avant.</p> + +<p>—Conduisez-moi, dit-il. Vous arrivez à l'heure +exacte où je suis chargé par le Roi de lui préparer +un lieu de repos. Assuré que vous avez tout disposé +pour le mieux du monde, je vais cependant +vous accompagner afin de présenter personnellement +au retour le rapport qu'on attend de ma vigilance.</p> + +<hr> + + +<p>Ils passèrent la grille de la cour au moment +où Giguelillot achevait d'articuler sa phrase qui +fit excellente impression sur l'esprit de M. Lebirbe.</p> + +<p>Sur l'escalier du perron, Mme Lebirbe et ses +deux filles attendaient, anxieuses, les nouvelles.</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—J'ai bon espoir! Ce jeune seigneur est page +du Roi et vient reconnaître nos efforts.</p> + +<p>Ayant ainsi présenté son jeune compagnon, le +vieillard nomma tour à tour sa femme, puis sa +fille aînée Galatée et sa fille cadette Philis, qui détournaient +la tête avec modestie, mais regardaient +du coin de l'œil avec curiosité.</p> + +<p>Galatée était grande et de corps allongé. Elle +paraissait avoir un peu plus de vingt ans. Ses cheveux +d'un blond Isabelle étaient coiffés serrés +mais non sans goût, et elle se tenait toute droite +dans une robe de toile grise qui s'ouvrait en large +col blanc.</p> + +<p>Timidement pressée à son bras, Philis offrait +avec sa sœur le contraste d'être nue—à moins +qu'on ne voulût regarder comme des éléments de +costume son grand chapeau de jardin, sa chevelure +flottante sur le dos, et sa ceinture de moire écarlate +qui se fermait sur le côté par un énorme nœud à +coques. Ses grands yeux ne pouvaient pas avoir +plus de quinze ans. Sa poitrine récemment fleurie +portait deux jeunes seins divergents, tout roses de +trouble et de plaisir. Elle ne quittait pas Giglio du +regard.</p> + +<p>—Voulez-vous me permettre de vous précéder? +dit M. Lebirbe en s'inclinant de nouveau.</p> + +<p>—Oui, monsieur! dit Giguelillot.</p> + +<p>Au tournant d'un étroit couloir, le page, qui +marchait le dernier, passa les deux mains sous les +bras de M<sup>lle</sup> Philis et l'attirant par la poitrine lui +mit un baiser silencieux, mais exquis, derrière +l'oreille.</p> + +<p>—Ah! cria-t-elle.</p> + +<p>—Tu t'es fait mal? demanda son père.</p> + +<p>—Je me suis piquée. Ce n'est rien. Ne t'arrête +pas.</p> + +<p>Giguelillot, en cet instant, conçut l'opinion la +plus favorable de tout ce qui avait été préparé +pour recevoir le Roi Pausole. Il décida que la chambre +était somptueuse, le lit vraiment royal, le cartel +du meilleur style et les tableaux dignes du +musée.</p> + +<p>Pour témoigner sans doute encore une sympathie +plus directe à la famille de ses hôtes, il étendit sa +petite enquête jusqu'aux appartements privés et +parvint à constater que les chambres des deux +jeunes filles étaient éloignées l'une de l'autre et +pourvues de doubles portes, ce qu'il n'osait pas +espérer.</p> + +<p>Dès lors son jugement fut inébranlable.</p> + +<p>—Je vais dire au Roi, exprima-t-il, qu'il ne +saurait trouver nulle part de réception plus digne +qu'à votre foyer, monsieur Lebirbe.</p> + +<p>Et ce disant, il se retira, poursuivi par un rayonnement +de sourires.</p> + + + + +<h3><a name="l3c3" id="l3c3">CHAPITRE III</a></h3> + +<p class="d">OÙ L'ON DÉCOUVRE UN CRIME HORRIBLE.</p> + + +<div class="epi"> +<blockquote> +<p>Je restai couchée sur l'herbe, privée +de toutes mes facultés et brûlante de +mille désirs.</p> +</blockquote> + +<p class="s">C<sup>tesse</sup> <span class="sc">de Choiseul-Meuse</span>.—1807.</p> + +</div> + + +<p>Le petit sein gauche de Philis était si pétri de +poésie que Giglio, seul sur la route, se sentit harmonieux +comme un alexandrin.</p> + +<p>—J'ai cinq minutes, se dit-il. Juste le temps +de faire un sonnet.</p> + +<p>Et ne perdant pas un instant à chercher un +sujet de poème—soin qu'il n'avait pas l'habitude +de prendre—il leva rapidement les yeux +vers ses amies les étoiles.</p> + +<p>À l'ouest, Vénus, perle marine, brillante comme +un fragment de la lune et telle qu'on la contemple +dans les pures nuits du Sud, resplendissait. Devant +elle, sur un arc de cercle dont elle formait le centre +lointain, Sirius, Pollux, Castor, la double Chèvre +et le triple Persée semblaient graviter autour de sa +flamme. Et Giglio, imaginant des lignes mystérieuses +de la planète aux étoiles, décida qu'il ferait +d'abord, avec cette girandole céleste, un éventail +gemmé de neuf pierres (ceci pour le premier tercet), +puis les huit colombes qui entraînent le char +d'Aphrodite Ouranie (cela pour le quatorzième +vers).</p> + +<p>—Maintenant, pensa-t-il, les rimes des quatrains... +<i>lux</i>, <i>Pollux</i>, <i>Nux</i>... non; si j'ajoutais +<i>dux</i>, cela aurait l'air d'un thème latin. Amenons +<i>Capella</i> dans la seconde strophe; c'est un mot tout +à fait bien;—<i>par delà</i>... suivi d'un rejet;—un +passé défini;—ça y est. Pour les rimes féminines...</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Pollux, la double Chèvre et le triple Persée.</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="noindent">Avec cette rime-là, ce sera vite bâti.</p> + + +<p>Mais tout à coup:</p> + +<p>—Ah! quoi? que voulez-vous? fit-il.</p> + +<hr> + + +<p>Deux petits bras nus se dressaient devant lui.</p> + +<p>—C'est moi... Rosine... N'entrez pas... Je crois +qu'ils veulent vous tuer à la ferme.</p> + +<p>Il reconnut la jeune personne dont il avait chanté +les fleurs et les fruits sur un canapé de jardin dans +une salle toute rouge de fraises.</p> + +<p>—Ils veulent me tuer? Et qui cela? fit Giglio +avec une paisible curiosité.</p> + +<p>—Tout le monde! répondit Rosine. Il est arrivé +des choses épouvantables et on vous met tout sur +le dos. Venez là, derrière les palmiers; je vous +raconterai. Asseyez-vous près de moi.</p> + +<p>Le page prenait soin de son maillot jaune et le +talus qu'on lui offrait ne le tenta pas. Il attendit +que Rosine s'y fût placée d'abord, puis il s'assit +très confortablement sur les bonnes cuisses de la +jardinière et lui passa le bras autour du cou sous +le prétexte le plus tendre, mais aussi le plus mensonger.</p> + +<p>—Eh bien, raconte-moi. Que s'est-il passé?</p> + +<p>Elle lui fit tout connaître, mais tout à la fois, et +sans se préoccuper outre mesure de la belle clarté +française qui tenait sans doute peu de place dans +ses théories littéraires.</p> + +<p>On avait amené un chameau, saccagé la remise +des machines, brisé les moissonneuses, faussé les +fourches, crevé le carrelage, c'en était une catastrophe... +La laiterie aussi était dans l'état le plus +lamentable: le lait répandu, les seaux dérobés. +Sur le chameau, il y avait une belle dame, une très +belle dame dans une grande corbeille comme une +tonnelle avec des tapis...</p> + +<p>—Elle a trouvé Nicole sur les genoux du Roi. +Nicole jure qu'elle était sage, mais la dame dit +qu'elle a vu... Enfin, ça n'est pas clair, voilà! La +petite en est bien capable. Elle en sait long, cette +gamine-là, elle est toujours dans les livres, et elle +vous raconte des histoires d'amour comme si ça +lui était arrivé... Sitôt que la dame est entrée, elle +s'est mise dans une colère de tous les diables, et le +Roi aussi et tout le monde criait, fallait voir! On +n'a jamais entendu chose pareille... Et le pire, +c'est qu'il y a une victime: la laitière est assassinée!</p> + +<p>—Assassinée? répéta Gilles, qui pâlit un peu.</p> + +<p>—Assassinée.</p> + +<p>Puis, en paysanne de banlieue qui lit son petit +journal tous les matins, elle ajouta:</p> + +<p>—Le vol a été le mobile du crime.</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est que cette histoire?</p> + +<p>—Ah! monsieur! Faut-il qu'il y ait des gens +mauvais, tout de même! C'est pour lui prendre +ses quatre nippes qu'on a égorgé cette pauvre fille-là: +juste un foulard, un fichu, une jupe d'hiver +et un chapeau. On l'avait bien entendue se plaindre +à la fin de l'après-midi, mais personne n'a osé +monter. C'est le monsieur du palais qui est entré +le premier, le même qui a enfermé la dame...</p> + +<p>—Oh! ma tête! gémit Giguelillot. Quelle dame? +Quel monsieur du palais?</p> + +<p>—Un monsieur tout en noir avec un chapeau plat.</p> + +<p>—Quand est-il arrivé?</p> + +<p>—Au milieu de la bataille. Il a tout calmé en +cinq minutes. C'est un ministre, il paraît, un +homme qui a l'air très sérieux. Sans lui, on n'en +serait jamais venu à bout.</p> + +<p>—À bout de quoi?</p> + +<p>—De la dame. Il l'a enfermée dans une chambre +à pain, avec une bougie et un gros livre comme un +bréviaire, pour la consoler, qu'il a dit. Alors, +quand tout a été fini, on est venu lui raconter +comme la laiterie était sens dessus dessous. Il a +demandé la laitière. On ne la trouvait nulle part et +on n'osait pas aller la voir dans sa chambre, à +cause des geignements qu'on avait entendus. Mais +lui, ça ne lui a pas fait peur. Il y est monté tout +droit. Et qu'est-ce qu'il a vu? Paraît qu'on l'a tuée +sur son lit. La moitié des draps est par terre et le +reste plein de sang. Le crime est flagrant, qu'il a +dit. Et on ne peut pas retrouver le corps. Probable +que l'assassin l'aura jeté quelque part. Le monsieur +du palais va faire curer les puits.</p> + +<p>—Et c'est moi qu'on accuse de ce beau crime? +interrompit Giglio, qui comprenait enfin.</p> + +<p>—Oui, de l'assassinat et de tout le reste. Le +Roi vous attend pour vous envoyer en prison. Le +monsieur du palais disait même que, pour vous, on +devrait rétablir les supplices et vous brûler tout vif +sur un bûcher.</p> + +<p>—Un petit Servet pour passer le temps...</p> + +<p>Giguelillot se leva et prit une attitude dramatique:</p> + +<p>—Eh bien, Rosine, tu ne sais pas ce que c'est +que le courage? Le héros antique, le preux chevalier, +l'indomptable paladin, le belliqueux pandour, +le lion! le lion! tu ne sais pas ce que c'est que le +lion?</p> + +<p>Il secoua ses cheveux, se frappa la poitrine et +poussa un rugissement qui lui fit mal à la gorge.</p> + +<p>—Qu'est-ce que vous allez faire? dit Rosine +affolée.</p> + +<p>—Me défendre en personne. Je vais à la métairie!</p> + +<p>—Mais ils vous écharperont! Mais je ne vous +laisserai pas partir!...</p> + +<p>Giguelillot l'étreignit avec des frémissements +artificiels, puis, se dégageant d'un seul bond en +arrière:</p> + +<p>—Souviens-toi, lui dit-il d'une voix palpitante, +souviens-toi toujours que tu as serré dans tes bras +un homme pour qui le trépas n'est qu'un mot!... +Adieu!</p> + +<hr> + + +<p>Comme elle s'évanouissait dans l'herbe, Giguelillot +s'en alla d'un pas léger, alluma une cigarette +et se remit à composer un deuxième sonnet sur le +secteur céleste qui l'intéressait.</p> + +<p>Il ne s'agissait plus ni de char ni d'éventail: +l'astre central devint un œil de paon et les huit +autres le sommet de l'aigrette; puis l'aigrette se +posa sur le front d'une femme; la chevelure +s'agrandit, devint le ciel même, et des millions de +perles y nageaient.</p> + + + + +<h3><a name="l3c4" id="l3c4">CHAPITRE IV</a></h3> + +<p class="d">COMMENT GIGUELILLOT SE PRÉSENTA CHEZ LE ROI, +ET QUELLES PAROLES FURENT PRONONCÉES POUR +ET CONTRE SA BONNE CAUSE.</p> + + +<div class="epi"> +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Ipsa tulit camisia;</span><br> + <span class="i0">Die Beyn die waren weiss.</span><br> + <span class="i0">Fecerunt mirabilia</span><br> + <span class="i0">Da niemand nicht umb weiss;</span><br> + <span class="i0">Und da das Spiel gespielet war</span><br> + <span class="i0">Ambo surrexerunt:</span><br> + <span class="i0">Da ging ein jeglichs seinen Weg</span><br> + <span class="i0">Et nunquam revenerunt.</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="s"><i>Chanson populaire allemande.</i>—<small>XVI</small><sup>e</sup></p> + +</div> + + +<p>Giguelillot ne se rendit pas directement chez le +Roi.</p> + +<p>Il se glissa dans les écuries par une fenêtre, de +peur que son entrée ne fût guettée à la grand'porte, +et en passant il vint flatter de la main les naseaux +du petit zèbre Himère, qui s'en ébroua de satisfaction.</p> + +<p>Comme le pauvre animal s'agitait devant une +mangeoire vide, Giguelillot retira toute la paille +fraîche et bonne dont on venait d'emplir le râtelier +de Kosmon et il la fit passer très simplement de +gauche à droite.</p> + +<p>Ce Kosmon l'exaspérait; il paya cher ce soir-là +l'honneur d'appartenir à un cavalier huguenot. Le +petit page ne se contenta pas de lui enlever sa +nourriture; il prit sous une cheville les grands +ciseaux à tondre et coupa tous les poils de la queue, +qui dressa un misérable moignon priapique et mal +rasé; il tondit presque toute la crinière en laissant +pendre çà et là quelques misérables crins, puis, +avec les ustensiles dont on se servait à la ferme +pour marquer le dos des bestiaux, il composa et +imprima sur la robe terne du vieux cheval le chiffre +1572, où il pensait que le parpaillot verrait à la fois +nargue, affront et menace.</p> + +<p>Satisfait par les stigmates dont il avait orné le +piédestal vivant du seigneur Taxis, Giglio suivit le +long couloir qui menait à la chambre à pain.</p> + +<p>Comme le lui avait dit Rosine, l'infortunée Diane +à la Houppe, dans cette prison farineuse, gémissait +presque sur la pâte humide. Il ne la connaissait +point, car les pages, pour des raisons qu'il est +inutile d'exposer, n'étaient pas admis d'ordinaire +à prendre le thé chez les Reines. Mais sitôt qu'il +l'aperçut à la lueur de la bougie posée sur une +petite table, il déplora de ne lui avoir pas été présenté +avant qu'elle entrât au harem. Diane, ignorant +qu'elle fût épiée par deux yeux fixes derrière +les vitres, avait adopté une attitude d'intérieur qui +déployait nonchalamment ses beautés si particulières. +Elle reposait à l'orientale, les mains mêlées +derrière la nuque, le dos couché sur des coussins +et, sans doute pour prendre le frais après une +journée torride, elle avait disposé ses jambes en +losange, les plantes des pieds l'une contre l'autre. +C'était son habitude de dormir ainsi. Giglio, bien +que toujours comblé par des souvenirs encore +récents, éprouva tout à coup que son esprit s'égarait +vers des présomptions nouvelles, et il se retira, +moins pour les abaisser momentanément que pour +en méditer au contraire les chances de réussite +immédiate et secrète.</p> + +<hr> + + +<p>Gracieux et le front aussi calme que si toutes les +bombardes de la puissance royale ne l'eussent +point visé depuis une heure, il entra sans frapper +dans la salle du trône où Pausole encore frémissant +achevait un mauvais dîner.</p> + +<p>—Comment, te voilà? fit le Roi. Tu oses revenir?</p> + +<p>Taxis, qui grignotait au bas bout de la table, se +précipita vers la porte pour en barricader l'issue; +mais Giguelillot vit l'intention; il ferma lui-même +la serrure et remit la clef au ministre en lui disant:</p> + +<p>—Voici, monsieur.</p> + +<p>Pausole, debout, s'appuyait du poing sur la nappe +et levait une main accusatrice:</p> + +<p>—Te voilà! répéta-t-il. Vraiment, ton aplomb +passe encore tes crimes! Ah! tu me fais entreprendre +un voyage insensé, tu m'arraches à mon +palais pour me jeter dans cette cour de ferme et tu +m'abandonnes six heures durant, sans gardes, sans +appuis, sans conseils, au milieu d'une révolution!... +Tu postes une folle à mon chevet, tu égorges une +paysanne, tu saccages la métairie et tu licencies +mes soldats pour me laisser en butte à la fureur de +la foule, aux démences de je ne sais quelle femme +échappée du harem par ta faute encore!... Et à la +fin de cette journée abominable, de pillage, de +meurtre et de lèse-majesté, tu te présentes la toque +en main avec un sinistre sourire!... Tu ne croyais +donc pas me rencontrer vivant?</p> + +<p>—Sire, répondit Giguelillot, je ne veux pas +d'abord me hâter de prouver mon innocence, car +ce n'est pas de moi qu'il s'agit, mais de vous et de +votre bien-être, plus sacré cent fois à moi-même +que ne l'est mon propre salut.</p> + +<p>Pausole retomba sur sa chaise.</p> + +<p>D'une voix respectueuse et tranquille, le page +continua par ces paroles ailées:</p> + +<p>—Le désir le plus vif de Votre Majesté est en ce +moment le repos du lit. Monsieur que voici ne +paraît pas s'être occupé de cette question capitale. +J'ai eu, à sa place, l'honneur de faire préparer +aujourd'hui, dans le château voisin, de vastes +appartements pourvus d'épais rideaux et de lits +spacieux qui sont dignes en tous points de recevoir +le Roi.</p> + +<p>Pausole simplifia d'une ride, puis de deux, le +froncement de ses sourcils.</p> + +<p>—Secondement, Votre Majesté ne peut oublier +qu'Elle a entrepris cette promenade dans le but de +retrouver et de ramener au palais S. A. la Princesse +Aline. Nous ne possédions sur cette auguste +affaire que deux renseignements assez vagues. Son +Altesse «venant d'un petit bois d'oliviers» avait +été reconnue à l'«hôtel du Coq». J'ai envoyé +les quarante gardes au petit bois d'oliviers pour +y recueillir, s'il se peut, d'autres preuves. Et +j'ai mené moi-même l'enquête, dans un secret +absolu, à l'intérieur de l'hôtel. La Princesse l'a +déjà quitté, mais je rapporte de là les renseignements +les plus précieux: jusqu'à une lettre autographe. +La voici.</p> + +<p>Ouvrant son escarcelle, il en tira une lettre et la +déposa devant le Roi, dont l'attitude se transformait +de plus en plus.</p> + +<hr> + + +<p>—J'avais cru pouvoir éloigner les gardes, poursuivit-il. +Votre Majesté n'en demande jamais et +elle n'en eut jamais besoin, tant Elle est aimée de +son peuple. S'il y a eu scandale et trouble aujourd'hui, +c'est que Monsieur le Grand-Eunuque, dont +le seul devoir était d'assurer le bon ordre au harem, +avait sans doute mal pris ses dispositions puisqu'une +des Reines a pu s'enfuir dans l'appareil le moins +dissimulé, pour venir soulever ici non seulement la +foule, mais les commentaires.</p> + +<p>—Monsieur! cria Taxis, je vous somme de +prouver...</p> + +<p>—Allons! Allons! Laissez parler, dit Pausole. +Ce petit page se défend d'une accusation grave. Il +ne s'explique pas mal du tout. Je veux l'entendre. +Vous répliquerez: c'est le droit du ministère public; +mais notre devoir est d'écouter les arguments de la +défense, surtout quand elle s'exprime avec modération +et avec franchise comme c'est le cas.</p> + +<p>—Je n'ai plus rien à dire, reprit Giguelillot, à +moins que Votre Majesté ne m'interroge sur le +détail de mon enquête.</p> + +<p>—Non, dit Pausole; nous verrons cela demain.</p> + +<p>—Et le meurtre! insista violemment Taxis. Il +se garde bien d'en parler. Une laitière nommée +Thierrette a été égorgée dans son lit, au coucher +du soleil, et de la main de ce page!</p> + +<p>—C'est peu probable, dit Giguelillot, car elle +se portait fort bien à neuf heures du soir. Elle est +en ce moment dans le bois d'oliviers, et les gardes +(vos gardes, Taxis) font calmer par elle leurs concupiscences +pendant les intervalles de recherches.</p> + +<p>—Mes gardes! Quelle imposture!</p> + +<p>—Allez-y: vous serez édifié.</p> + +<p>—Cela ne peut être!</p> + +<p>—Cela est.</p> + +<p>—Mes gardes sont mariés.</p> + +<p>—Doublement ce soir.</p> + +<p>—Ils surmontent la chair.</p> + +<p>—Je n'osais pas le dire.</p> + +<p>—Cette plaisanterie est basse.</p> + +<p>—Comme leur attitude.</p> + +<p>—Mais le sang? le sang répandu? le sang qui +souille encore la couche de la victime?</p> + +<p>—Le Roi vous a dit ce matin, monsieur, que +sur la terre de Tryphême on ne répandait pas +d'autre sang que le sang voluptueux des vierges ou +celui des petits poulets.</p> + +<p>Et comme le Roi se désarmait par un rire brusque +et sonore, Giguelillot, les yeux baissés, articula +cette conclusion:</p> + +<p>—Ne sommes-nous pas à la ferme? Ce doit être +un petit poulet.</p> + + + + +<h3><a name="l3c5" id="l3c5">CHAPITRE V</a></h3> + +<p class="d">OÙ CHACUN EST TRAITÉ SELON SES VERTUS.</p> + + +<div class="epi"> +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0"><i>Hélène</i>.—Fata-lité! Fata-lité! Fata...</span><br> + <span class="i0"><i>Pâris</i>.—... li-ité!</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="s"><span class="sc">Meilhac</span> et <span class="sc">Halévy</span>.</p> + +</div> + + +<p>—Je retiens de ta plaidoirie, dit Pausole, le +premier point. Tu m'as fait préparer un gîte confortable +et tu veilles sur mon bien-être: c'est d'un +homme de gouvernement. Pendant cette terrible +journée, je commence à entrevoir que toi seul as fait +effort dans tous les sens où il convenait d'agir et +que le mal m'est venu d'un autre... Taisez-vous, +Taxis, taisez-vous! vous êtes hideux et impolitique. +Algébriste, vous avez l'esprit faux; protestant, +vous l'avez étroit; eunuque, vous l'avez envieux. +Je vous tiens pour une niquedouille. Allez indemniser +le pauvre métayer de tous les dégâts qui se +sont faits ici, et dont, somme toute, rien ne me +dit que ce petit Gilles soit l'auteur. C'est une +question qui sera réglée en temps et lieu, demain +ou après, et qui ne m'intéresse en aucune façon, je +le déclare. Occupez-vous des frais que je laisse +derrière moi; reconduisez au harem la Reine qui +s'en est échappée...</p> + +<p>—Oh! sire, dit Giguelillot, serez-vous si +cruel?</p> + +<p>—Eh! que veux-tu que je fasse d'une femme +pendant un voyage secret?</p> + +<p>—Ne l'humiliez pas. Elle vous aime. Laissez-la +vous suivre en silence.</p> + +<p>—À l'instant, tu déplorais encore qu'elle m'eût +rejoint!</p> + +<p>—Je regrette qu'elle ait pu s'enfuir et bouleverser +ainsi vos heures de repos: mais la chose est +faite. Il faut l'accepter, ne fût-ce que pour imposer +le silence aux gorges chaudes.</p> + +<p>—Ce n'est pas le jour de la Reine Diane, interrompit +Taxis. Je m'oppose à toute faveur qui +dérogerait au règlement.</p> + +<p>—Que décide Votre Majesté? demanda Giguelillot +sans trop d'ironie.</p> + +<p>—Je ne sais plus, répondit Pausole. Perds donc +l'habitude de me proposer à toute minute des +résolutions qui me fatiguent. Qui est mon conseiller +à dix heures du soir? C'est toi, Gilles. Fais donc à ta +guise et sois sûr que je t'approuverai, mon ami, car +il y a peut-être d'aussi bonnes raisons pour pardonner +que pour punir. J'aime mieux m'en +remettre à ton jugement que de tirer à la courte +paille. Va, et parle en mon nom, j'ai confiance en +toi.</p> + +<p>Le page s'inclina, obtint la clef, sortit et s'en +fut délivrer la malheureuse Diane, non sans lui +laisser entendre à demi-mot qu'il avait eu l'honneur +de plaider pour elle.</p> + +<p>Ses projets était fort simples: deux heures plus +tard, selon toute apparence, Taxis reprenant le +pouvoir sur le coup de minuit casserait la décision +de son prédécesseur; mais la Reine aurait eu le +temps de s'installer au château. Giglio s'introduirait +chez elle et Diane s'imaginerait peut-être +donner par reconnaissance tout ce qu'elle offrirait +par désir, et par soif de se venger sur l'heure.</p> + +<hr> + + +<p>En revenant auprès du Roi, elle garda un maintien +silencieux et blessé. Comme elle semblait +attendre une parole de regret, le Roi lui tendit la +main, mais il y mit une affection qui redoutait +visiblement d'être accueillie avec transports.</p> + +<p>—Houppe, vous ne rentrerez pas au harem ce +soir, comme je vous en avais d'abord menacée. Je +passe la nuit dans ce village et vous aussi; mais il +n'en est pas moins vrai que je reste mécontent de +votre équipée, ainsi que de tous les tracas dont +elle fut pour moi la cause. Venez; nous sortirons +à pied. Taxis s'occupera de nos montures et +mon page vous prendra la main. En attendant, +petit, donne-moi ma couronne.</p> + +<p>Giglio prit à la patère le manteau de pourpre +et la couronne légère; Pausole se vêtit, se coiffa et +jeta l'ordre du départ.</p> + +<p>Quatre jeunes filles portant des torches et marchant +devant le Roi, sans autres voiles que ceux de +la nuit, firent lentement les vingt-cinq pas qui séparaient +la ferme du château voisin.</p> + +<p>Derrière, suivait Diane à la Houppe, que le +page menait la main haute et à respectueuse distance.</p> + +<p>Elle regarda longtemps le Roi; puis, comme il +ne se retournait point, elle jeta les yeux sur le +page. Après un examen pensif qui dura plusieurs +minutes et qui enveloppa le jeune homme de la +tête jusqu'aux talons:</p> + +<p>—Comment vous appelez-vous? dit-elle.</p> + +<p>—Djilio, madame, répondit-il.</p> + +<p>Et il crut devoir pousser un soupir mélancolique.</p> + +<p>—Djilio? fit la Reine, c'est un joli nom.</p> + + + + +<h3><a name="l3c6" id="l3c6">CHAPITRE VI</a></h3> + +<p class="d">OÙ M. LEBIRBE ET LE ROI PAUSOLE S'APERÇOIVENT +AVEC SURPRISE QU'ILS NE S'ENTENDENT PAS SUR +TOUS LES POINTS.</p> + + +<div class="epi"> +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">La conjonction de Vénus</span><br> + <span class="i0">Sera cause, comme il me semble,</span><br> + <span class="i0">Que aux estuves yront tous nudz</span><br> + <span class="i0">Femmes et hommes tous ensemble.</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="s"><i>Prognostication de +Maistre Albert.</i>—1527.</p> + +</div> + + +<p>Pausole fut reçu à la grille par le courtois +M. Lebirbe.</p> + +<p>Au même instant, à la fenêtre, Philis en colère +se retournait:</p> + +<p>—Tu vois bien, maman, c'est une gaffe! Tu +nous as fait mettre des robes et le Roi vient avec +une dame qui n'en a pas! Nous allons être ridicules!</p> + +<p>—Je l'avais demandé à ton père, mon enfant, +c'est lui qui m'a dit de vous habiller.</p> + +<p>—Tu es jeune, Philis, que tu es donc jeune! +dit simplement Galatée.</p> + +<p>—Qu'est-ce que j'ai encore dit de si enfantin?</p> + +<p>—Il vaut mieux <i>d'abord</i> avoir une robe, expliqua +la sœur aînée.</p> + +<p>Mais Philis ne comprenait point, et, comme le +Roi s'introduisait, toutes trois, la jupe entre les +doigts, glissèrent leurs révérences devant la porte.</p> + +<p>Après les premières paroles, qui furent +empreintes de respect, la maîtresse de la maison +se laissa entraîner par Diane à la Houppe. Elles +avaient des relations communes, et d'un fauteuil +à l'autre elles renouèrent des souvenirs.</p> + +<p>Giguelillot, dans un autre coin, sur un canapé +à l'écart, causait avec les deux jeunes filles. Sa +voix, haute d'abord, devint plus discrète, puis +baissa jusqu'au chuchotement, et bientôt personne +n'entendit plus rien, sinon, par instants, un rire +étouffé.</p> + +<p>Dans le cadre d'une fenêtre, M. Lebirbe pérorait:</p> + +<p>—Sire, la <i>Ligue contre la licence des intérieurs</i>, +ligue récente dont j'ai l'honneur d'être +président, est une œuvre de moralisation et de salubrité +publique. Je sais qu'elle a votre agrément...</p> + +<p>—Oui certes, dit Pausole. Oui certes; cependant, +rappelez moi son but. Je ne l'ai pas présent à +l'esprit.</p> + +<p>—Son but, son ambition unique est de mériter +sa haute devise, laquelle s'exprime en trois mots: +«Exemple.—Franchise.—Solidarité.»</p> + +<p>—Ce sont de beaux mots, dit Pausole. Mais +comment les entendez-vous?</p> + +<p>—Votre Majesté n'ignore point qu'à Tryphême +le parti de l'opposition affecte de s'en tenir aux +anciens principes spécialement en ce qui touche la +vie intime et le costume. Dans cette société, toutes +les femmes, même les plus jolies, s'habillent jusqu'au +menton pour sortir dans la rue et ne consentent +à justifier une admiration masculine que +dans le secret d'une chambre close et devant l'amant +de leur choix. C'est là le fait d'une âme égoïste, +avaricieuse et dépravée.</p> + +<p>—D'accord, dit Pausole.</p> + +<p>—Les hommes de cette même société luttent +avec acharnement contre la propagation de notre +influence et pour ce qu'ils appellent la décence des +rues; mais comme l'instinct de la chair ne se tait +pas plus en eux qu'en leurs adversaires ils s'en +vont cacher leur vie dans des demeures infâmes où +l'amour se flétrit, se métamorphose et devient une +forme de l'ordure.</p> + +<p>—Ils ont tort, dit Pausole. Mais qu'est-ce que +cela vous fait?</p> + +<p>—Sire, nous estimons qu'en agissant de la +sorte, ils ne sont pas seulement hypocrites et faux; +mais, si je puis dire, accapareurs. En notre siècle +on n'admet plus qu'un amateur puisse acquérir +une galerie de tableaux et en garder la jouissance +pour lui seul; tout homme qui possède trois Rembrandt +doit faire entrer la rue chez lui ou subir +des attaques dont le bien fondé ne fait de doute +pour personne. Eh bien, le même raisonnement +d'où cette coutume a pris naissance devrait engendrer +chez les hommes de sens droit une conscience +supérieure et bienfaisante qui les retienne d'enfermer +derrière les murs de leurs maisons tout ce +que l'oisiveté ancestrale ajoute à la beauté de la +femme et tout ce dont l'art, le luxe, l'espace, +ornent l'amour entre ses bras.</p> + +<p>—C'est assez mon sentiment.</p> + +<p>—Cette société, qui se nomme elle-même la +bonne et qui parvient à se faire passer pour telle +dans beaucoup d'autres milieux, donne là un néfaste +exemple dont je voudrais que Votre Majesté pénétrât +le libertinage. Mettre une robe sur le corps +d'une jeune fille, c'est proprement éveiller, chez +les jeunes gens qui l'approchent, des curiosités +malsaines qu'on leur défend par ailleurs de satisfaire: +c'est de l'excitation au vice. Je reconnais que +ce genre de perversité devient, à Tryphême, de +plus en plus rare. Dans presque toutes les familles, +les femmes commandent leur première robe au +début de leur première grossesse. Mais il est, je le +répète, de certaines maisons où l'on habille même +les petites filles, ce qui est vraiment le comble de +la malice. L'exemple donné porte ses fruits; souvent +il est discuté; parfois il est suivi; une hésitation +déplorable laisse flotter les mœurs nationales +entre deux extrémités; on ne sait plus ce que la +mode exige, et moi-même, l'avouerai-je ici? je +n'ose pas toujours présenter mes enfants dans la +tenue rigoureusement pure que j'ai mission de préconiser. +Le but de notre société est de mettre un +terme à cette incertitude en unifiant les mœurs en +même temps que les consciences.</p> + +<p>—Et comment en viendrez-vous là?</p> + +<p>—Par deux moyens. D'abord par la propagande. +Les ressources de la Ligue sont considérables. +Nous avons obtenu pour vingt années la +location d'un vaste terrain qui fait partie du Jardin +Royal à Tryphême; nous y avons édifié en plein air +une scène théâtrale sous les arbres et nous donnons +là des ballets ainsi que des pièces inédites qui +attirent une foule énorme et sont faites selon nos +doctrines.</p> + +<p>—C'est-à-dire?</p> + +<p>—C'est-à-dire conformes à la vie elle-même, à +sa réalité comme à sa beauté. Quand la scène +représente une discussion d'intérêt dans le cabinet +d'un notaire, les acteurs y sont vêtus de noir selon +les modes de l'endroit; mais quand, au milieu d'un +duo d'amour, la chanteuse crie: «Ô Voluptés! +Extase! Ivresse!» elle est nue, selon la logique +des choses, car le contraire serait inepte. Et lorsque +le ballet présente aux spectateurs une Vénus, trois +Grâces, douze Captives ou soixante Bacchantes, +c'est évidemment sans plus de mystère que n'en +chercheraient les mêmes personnages dans le +cadre d'un tableau, car il est incohérent d'avoir +deux esthétiques sur un même sujet: l'une pour la +peinture et l'autre pour le théâtre.</p> + +<p>—Jusqu'ici nous nous entendons.</p> + +<p>—En outre, par le livre à bon marché, par +le journal et par l'image, nous répandons sans +relâche dans le peuple le goût de la nudité humaine +avec le double sentiment qu'elle inspire, à l'esprit, +d'une part, à la chair de l'autre, si tant est qu'on +puisse séparer en deux éléments libres et distincts +l'être unique soulevé par l'amour. Ces livres +s'abstiennent d'enseigner ce que décrivent la plupart +des romans populaires, c'est-à-dire le meilleur +moyen de fracturer une serrure ou d'assommer +une blanche aïeule et, s'il faut aller jusqu'aux détails, +nous aimons mieux suggérer à l'ouvrière une +volupté peu connue que de lui apprendre en six +colonnes comment on fait la fausse monnaie.</p> + +<p>—Et si cette volupté est stérile? dit Pausole.</p> + +<p>—Si une joie passagère est stérile, qu'importe? +Le corps de la femme renferme quatre-vingt mille +ovules et ne peut guère concevoir plus de dix-huit +fois sans danger. Donc (en prenant ce chiffre de +quatre-vingt mille dans sa précision rigoureuse), +il appert que l'ordre de la nature elle-même et le +dessein du Créateur confèrent à la jeune fille vers +le milieu de sa douzième année une réserve de +soixante-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-deux +plaisirs à la fois stériles et licites dont ils ne +seront frustrés en rien, puisqu'ils ne <i>pourraient +pas</i> leur faire porter fruit. L'important est de maintenir +la femme dans l'inclination naturelle qui la +penche vers la volupté. Qu'elle ait le désir simple +ou multiple, elle concevra un jour ou l'autre et +léguera des existences qui justifieront la sienne. +Mais il est clair qu'il en sera tout autrement si l'on +propose aux vierges qui ne trouvent point de +mari je ne sais quel idéal de vie solitaire et de +négation qui, lui, est fatalement stérile, exécrable +et contre nature.</p> + +<p>—Continuez, dit Pausole, je suis curieux de +savoir où vous vous arrêterez!</p> + +<p>—Je me hâte d'ajouter que si nous proposons +la recherche habituelle mais sagement pondérée de +toutes les délectations qui récompensent les +amants, celles qui ont la conception pour résultat +sinon pour but sont de beaucoup les plus fréquemment +décrites dans nos brochures populaires. +Ce sont aussi, quoi qu'en disent les médecins, +celles qui conservent encore la faveur générale. +La preuve en est aisée à fournir: à la fondation de +notre Ligue, l'excédent des naissances sur les décès +à Triphême-Ville ne dépassait pas 4 pour 100. Il +est aujourd'hui de 9 pour 100, à la troisième +année de notre apostolat. Afin d'exciter et de subventionner, +si l'on peut s'exprimer ainsi, une +émulation féconde dans les basses classes de la +société, nous avons institué des concours d'où les +courtisanes sont exclues comme professionnelles, +et où chaque année au printemps nous couronnons +les jeunes filles qui, par leurs soins particuliers, +ont porté leur beauté physique au plus haut point +de perfection et qui par leurs talents intimes ainsi +que par la chaleur de leurs embrassements sont +désignées à l'acclamation du suffrage universel +comme ayant donné chaque nuit dans leur quartier +le plus recommandable exemple.</p> + +<p>—Tout cela, dit Pausole, c'est de la propagande. +Mais vous disposez de deux moyens différents, +si j'ai bien compris vos paroles. Quel est le +second des deux?</p> + +<p>—J'y arrive, répondit M. Lebirbe. Notre propagande +par les représentations publiques, par le +livre, le journal, l'image et les prix du concours +annuel, s'adresse principalement, ai-je besoin de +le dire? à la jeune fille. Elle joue gros jeu à nous +suivre; les peines de la grossesse et de l'enfantement +l'épouvantent et il ne faut pas chercher ailleurs +la cause profonde de sa réserve à l'égard de +l'autre sexe. À quinze ans, une fille du peuple est +apprentie et fait les courses; enceinte, elle perd sa +place, elle perd même son amant dans la plupart +des cas, et, si elle est attachée à l'un ou à l'autre, +il ne lui reste au septième mois que misère, désespoir +et douleur physique. Eh bien, nous voulons +qu'elle affronte tout cela, s'y expose et en triomphe! +Le pays l'exige; il lui faut des fils. Bien entendu, +ce n'est pas ainsi que nous parlons à notre élève; +elle aurait le droit de nous répondre que le pays +n'en sera pas plus riche si elle lui donne un enfant, +mais qu'elle en sera beaucoup plus pauvre; et +nous ne pourrons jamais lui faire comprendre ce +qu'il y a de faux dans son raisonnement. Aussi la +flattons-nous d'une espérance tout autre. Ce que +nous lui disons et ce qu'elle comprend tout de +suite, c'est que le plaisir suprême des riches appartient +aux plus misérables: l'amour pour lequel +on entasse les fortunes et qui les fait écrouler ne +se perfectionne pas en montant. Dès qu'une ouvrière +sait être une amante, elle peut se dire qu'elle +ignore toutes les joies de la vie, excepté la plus +intense—car celle-là, elle l'embrasse, et la tient!</p> + +<p>—Certes oui.</p> + +<p>—C'est pourquoi notre ambition est satisfaite +quand nous savons qu'après avoir lu telle de nos +brochures, le soir, en quittant l'atelier, la modiste +ou la ravaudeuse passe dans la chambre voisine et +entre dans la vie grâce à nous. Car désormais +nous savons que ses heures de travail seront +pleines d'un souvenir et allégées par un espoir. +Nous savons que sa journée ne sera pas tout +entière sous le poids d'une tâche sans récompense; +que son lit paraîtra moins rude et sa chambre +moins froide en hiver si elle referme ses jambes +nues sur un être qu'elle chérit. Puisse-t-elle en +venir à ce dernier point dès que la nature l'y invite; +mais quelle que soit la volupté qui la tente et +qu'elle choisisse, nous nous estimons heureux si +elle l'apprend à notre école, car il faut que les +classes aisées partagent avec les plus pauvres non +seulement leur trop grande fortune, mais le secret +trop bien gardé de leurs mystérieux plaisirs où la +foule réclame sa part.</p> + +<p>—Je voudrais bien savoir, répéta Pausole, quel +est votre second moyen...</p> + +<p>—Je me résume, dit M. Lebirbe. En combattant +la licence des intérieurs, en répandant le discrédit +sur les pavillons clandestins et sur les vieillards +abjects qui ne dénigrent la nudité que pour +la retrouver moins fade entre le corset et les bas +noirs, nous faisons effort passionnément dans le +sens du nu antique et pur, nous favorisons la vie +au grand jour, la franchise des mœurs, l'exemple +et l'enseignement direct de l'étreinte, en un mot +l'expansion de la volupté publique sur le territoire +de Tryphême.</p> + +<p>—Rien ne saurait m'être plus agréable, dit +Pausole, mais vos moyens?</p> + +<p>—Nos moyens? Nous en connaissons deux. Le +premier, je vous l'ai dit, Sire, c'est la propagande. +Le second, ce serait une sanction.</p> + +<p>—Une sanction? s'exclama Pausole.</p> + +<p>—Une sanction pénale. Notre énergie se heurte +contre des opposants irréductibles. Nous avons +pour nous la jeunesse et le peuple; mais nous ne +pouvons rien, ou presque rien, contre une certaine +caste qui exerce une autorité morale incontestable +et nous résiste pied à pied. C'est contre elle que je +vous demande des armes, Sire, contre elle et pour +vous, pour la victoire immédiate de vos plus chères +idées. Et d'abord, laissez-moi vous parler d'une +loi que nous attendons avec fièvre et que vous +pourriez signer ce soir: la loi de la nudité obligatoire +pour la jeunesse.</p> + +<p>—Ah! mais non! déclara Pausole. Mon cher +monsieur, Tryphême n'est pas le monde renversé; +c'est un monde meilleur, je l'espère du moins, +mais je n'ai pas épargné tant de liens à mon peuple +pour le faire souffrir avec d'autres chaînes. Imposer +le nu sur la voie publique! Mais voyons, +monsieur Lebirbe, ce serait aussi ridicule que de +l'interdire!</p> + +<p>Puis, scandant ses premiers mots avec des coups +de poing abaissés dans le vide, Pausole articula +lentement:</p> + +<p>—Monsieur, l'homme demande qu'on lui fiche +la paix! Chacun est maître de soi-même, de ses +opinions, de sa tenue et de ses actes, dans la limite +de l'inoffensif. Les citoyens de l'Europe sont las de +sentir à toute heure sur leur épaule la main d'une +autorité qui se rend insupportable à force d'être +toujours présente. Ils tolèrent encore que la loi +leur parle au nom de l'intérêt public, mais lorsqu'elle +entend prendre la défense de l'individu +malgré lui et contre lui, lorsqu'elle régente sa vie +intime, son mariage, son divorce, ses volontés +dernières, ses lectures, ses spectacles, ses jeux et +son costume, l'individu a le droit de demander à la +loi pourquoi elle entre chez lui sans que personne +l'ait invitée.</p> + +<p>—Sire...</p> + +<p>—Jamais je ne mettrai mes sujets dans le cas +de me faire un tel reproche. Je leur donne des +conseils, c'est mon devoir. Certains ne les suivent +pas, c'est leur droit. Et tant que l'un d'eux n'avance +pas la main pour dérober une bourse ou donner +une nasarde, je n'ai pas à intervenir dans la vie +d'un citoyen libre. Votre œuvre est bonne, monsieur +Lebirbe; faites qu'elle se répande et s'impose, +mais n'attendez pas de moi que je vous prête +des gendarmes pour jeter dans les fers ceux qui ne +pensent pas comme nous.</p> + + + + +<h3><a name="l3c7" id="l3c7">CHAPITRE VII</a></h3> + +<p class="d">OÙ L'ON FAIT DES RÉCITS DE VOYAGE +SUR UN PAYS BIEN SINGULIER.</p> + + +<div class="epi"> +<blockquote> +<p>«Je vous diray quelques Sonnets et +croy que vous ne doutez du sujet.</p> + +<p>—Non, respondirent ces Bergeres, +ils seront de l'Amour.»</p> +</blockquote> + +<p class="s"><span class="sc">Remy Belleau</span>.</p> + +</div> + + +<p>À cet instant, une petite voix joyeuse et presque +émue osa crier du fond de la pièce:</p> + +<p>—Maman! maman! quel bonheur! monsieur +est un poète!</p> + +<p>—Un poète, Philis, est-il vrai?</p> + +<p>—Un poète! répéta Diane à la Houppe. Oh! +dites-nous des vers, voulez-vous?</p> + +<p>Giglio s'approcha, s'inclina, et répondit avec +déférence:</p> + +<p>—Madame, il suffit que vous m'en ayez exprimé +le désir pour que je manque à tous mes +serments, car je m'étais bien juré de ne jamais +dire mes vers moi-même; mais je sais que vous +n'ordonnez rien qui ne soit agréable au Roi et je +voudrais être sûr de ne pas lui déplaire en troublant +son entretien...</p> + +<p>—Vous ne troublerez rien du tout, monsieur +Djilio; regardez le Roi: il vous écoute.</p> + +<p>—Dis-nous tes vers, mon petit, fit Pausole. +Cela vient fort à propos rompre ma conférence de +politique intérieure, car M. Lebirbe et moi nous +commencions à ne plus nous entendre, bien que +courtois l'un envers l'autre. Mais choisis un +poème court et dont tu te souviennes bien, car les +lacunes de la mémoire me font une pénible impression.</p> + +<p>—Sire, dit Giglio modestement, j'ai mes œuvres +complètes sur moi.</p> + +<p>Il porta la main à sa ceinture, y fit sauter le +bouton d'une courte poche de cuir qui ressemblait +à une cartouchière, et il en tira trois petits +volumes du format in-trente-deux jésus.</p> + +<hr> + + +<p>L'un était édité au <i>Mercure de France</i>, tiré à +cent quatre-vingt-trois exemplaires, dont quatre +sur satin flamme de punch, huit sur chine gris +poussière, neuf sur papier d'emballage tirant vers +le caca d'oie, sept sur vieux buvard écrevisse, et le +reste sur vergé des Indes. Cela s'appelait <i>le Mannequin +d'opale</i>.</p> + +<p>L'autre avait été déposé à la librairie Fischbacher. +Le portrait de l'auteur, reproduit par le +curieux procédé de la photogravure, ornait la +page du titre, et le titre était celui-ci: <i>Larmes +d'une âme</i>.</p> + +<p>Le troisième était publié par un éditeur israélite. +Sur la couverture, une jeune veuve très gaie, le +voile sur l'oreille, levait sa jupe noire jusqu'à la +ceinture, probablement pour montrer qu'elle +n'avait pas de pantalon, et le titre était si scabreux +que je ferais peut-être bien de le taire.</p> + +<p>(Car, après tout, ce roman n'est pas lu que par +des dames.)</p> + +<hr> + + +<p>Giguelillot sembla hésiter, il regarda ses hôtes, +le Roi, Philis, Galatée et Diane à la Houppe... Puis +il remit à leur place les deux premières plaquettes +et ouvrit la troisième à la page 59.</p> + +<p>—Quel joli volume! fit Diane à la Houppe. Il +s'intitule?...</p> + +<p>—<i>Oui</i>.</p> + +<p>—Charmant.</p> + +<p>—<i>Oui</i> tout court? demanda Philis.</p> + +<p>—Que veux-tu donc de plus? s'écria Galatée.</p> + +<p>—Oh! cela dit tout! soupira Diane.</p> + +<p>Et, lançant un regard voilé, elle ajouta:</p> + +<p>—C'est un mot que vous avez entendu, monsieur?</p> + +<p>—Jamais, madame. Il ne s'emploie qu'en +poésie.</p> + +<p>—Comment dit-on en prose?</p> + +<p>—On dit: «Non».</p> + +<p>—Cela revient au même?</p> + +<p>—Heureusement.</p> + +<p>—Alors, c'est une convention?</p> + +<p>—Une délicatesse.</p> + +<p>—Pourquoi?</p> + +<p>—En effet, madame, vous ne pouvez pas savoir... +Une très vieille coutume, chez les peuples +chrétiens, veut qu'un homme ne puisse rencontrer +une dame sans être obligé de lui offrir un appartement +meublé, avec des fleurs, de la poudre, des +épingles à cheveux et des émotions. La dame répond +toujours: «Non.» Si le monsieur se retire, +elle comprend qu'il a été très poli. S'il insiste, elle +réprime son trouble. Et s'il déclare qu'il en va +mourir, elle fait tout ce qu'il faut pour lui sauver +la vie. Voilà, madame, ce que veut dire un «non».</p> + +<p>—Je ne dirai jamais ce mot-là, sourit malicieusement +Philis.</p> + +<p>Mais Pausole battait de la main le bras de son +fauteuil évasé.</p> + +<p>—Lis donc tes vers, mon petit. Il ne faut +jamais répondre aux dames. Un homme pose des +questions d'élève; il interroge sur ce qu'il ignore. +Mais une femme pose des questions de maître et +seulement sur les pages qu'elle connaît à fond.</p> + +<p>—Alors, monsieur, fit Galatée, qu'est-ce que la +pudeur, dites-moi?</p> + +<p>—À propos de quoi cette... question d'élève? +dit en riant la petite Philis.</p> + +<p>—M. Djilio semble croire que les femmes +disent: «Non» par discrétion d'abord, puis par +miséricorde, si ce n'est par entraînement. Je lui +demande ce qu'il sait de notre pudeur et j'espère +qu'il me répondra.</p> + +<p>—«Pudeur», mademoiselle (nous sommes en +classe, n'est-ce pas?), «pudeur» est un mot latin +qui signifie «honte». C'est le sentiment particulier +qu'éprouve une dame lorsque, ayant reconnu par +un impartial examen la valeur exacte de ses formes, +il lui faut révéler à d'autres ce qu'elle aimerait +mieux déplorer toute seule. Et rien n'est plus naturel.</p> + +<p>Philis et Galatée se consultèrent du regard; +mais tandis que l'aînée restait immobile, la cadette +sortit en silence, piquée d'honneur, et sensible au +défi.</p> + +<p>Pausole tendait la main du côté de son page.</p> + +<p>—Gilles, montre-moi ton livre, dit-il. Qu'est-ce +que je vois donc sur la couverture?</p> + +<p>Et comme le page lui remettait le volume:</p> + +<p>—Oh! que c'est vilain! fit le Roi. Peux-tu publier +des vers sous une pareille estampille? M. Lebirbe +me disait à l'instant que ces sortes d'excitations s'adressaient +à quelques vieillards dont nous haïssons +tous deux l'hypocrisie et la sottise.</p> + +<p>—À Tryphême, répondit Giglio, il en est peut-être +ainsi. Mais en France, où les vieillards dirigent +les mœurs et font les lois, elles s'adressent au +peuple entier. Le retroussé est le costume national +des Françaises. On le produit partout, dans les bals +publics, au café-concert, au théâtre, à l'Élysée et +même dans le monde. Au milieu des caricatures +étrangères, le retroussé désigne la France entre le +lion anglais et l'aigle d'Allemagne. Si j'ai fait graver +sur mon livre une dame entièrement vêtue de noir +excepté vers le haut des jambes, c'était pour qu'on +vît tout de suite que je parlais des Parisiennes.</p> + +<p>—Quelle singulière mode! fit Diane rêveuse. +Pourquoi plaire aux vieillards et non aux jeunes +gens?</p> + +<p>—Les Parisiennes veulent plaire à tout le monde, +et elles ont un respect très particulier pour les +vieux messieurs... Il s'exprime différemment selon +la femme et selon l'heure du jour...</p> + +<p>—Oh! dites-nous! C'est si curieux, ces mœurs +des pays sauvages...</p> + +<p>—Dans les classes inférieures, la femme exprime +sa déférence envers l'homme âgé en levant le +pied à la hauteur de son œil. Ce geste est généralement +accompagné d'une exclamation ironique ou +injurieuse; mais le septuagénaire est enchanté. Si +la scène se passe dans un bal public, la police et la +tradition veulent que la femme montre en même +temps des dessous multiples, beaucoup de fausses +dentelles et de madapolams sales. L'habitué du +Moulin-Rouge ou du Casino de Paris n'aime que +l'élégance de la cuisse, et il distingue assez mal le +linon de la cotonnade: plus il y a de linge, plus il +est content. Si, au contraire, nous sommes au cabaret, +ou dans la rue le soir, ou dans les familles +simples, il ne faut porter de linge nulle part pour +ravir le septuagénaire par ce salut de bas en haut. +Les ethnologues constatent, sans les expliquer, +ces contradictions du goût français.</p> + +<p>—Vous avez vécu dans ce pays-là?</p> + +<p>—J'y suis né, madame.</p> + +<p>—Oh! pardon. Je vous croyais Italien. Vous +disiez?... continuez donc... cela me passionne.</p> + +<p>—Dans les milieux bourgeois, le geste est différent. +Sur un trottoir, par exemple, une dame se +sent suivie par un membre de la Chambre Haute +pour qui elle ne peut avoir qu'une vénération toute +filiale; elle la lui témoigne par une manœuvre +assez difficile à réussir et qui consiste à tirer la +jupe et à la relever de façon à mouler les formes +en arrière, tout en dévoilant le mollet gauche. Ce +n'est pas intéressant du tout, mais le septuagénaire +est enchanté.</p> + +<p>—Je ne comprends pas...</p> + +<p>—Moi non plus... Dans les classes dites supérieures, +le retroussé est plus en faveur du côté du +décolletage. Voici comment on l'obtient: le vieillard +étant debout et la jeune femme assise, celle-ci +se penche en serrant les bras et en bombant les +épaules; la posture est disgracieuse, mais le corsage +flotte, s'élargit; l'œil du vieux monsieur s'y +darde, et quand le sein de la dame est assez complaisant +pour laisser voir la forme, la nuance et +les curiosités de sa pointe, le septuagénaire ne se +sent pas de joie.</p> + +<p>—Mais que pensent les jeunes gens de tout +cela?</p> + +<p>—Les jeunes gens? la plupart pensent comme +leurs grands-pères... Ils obtiennent des retroussés +plus complets, voilà tout... Les autres n'osent pas +protester...</p> + +<p>—Et les dames?</p> + +<p>—Oh!...les dames en ont tellement l'habitude! +Et puis c'est la mode: on ne peut rien contre elle... +Tout à l'heure, j'entendais M. Lebirbe dire au Roi +que, sur son théâtre, les amoureuses se mettaient +nues avant de chanter: «Extase! Ivresse!» Mais à +Paris, monsieur Lebirbe, personne n'y comprendrait +rien. L'uniforme des courtisanes, c'est le +corset noir et les bas noirs avec ou sans pantalon; +autrefois, cela se gardait même au lit, disent les +bons auteurs; maintenant cela ne se porte plus +qu'à la chambre, et voilà un point de gagné, mais +le public des petits théâtres le sait-il? Pour lui, +toutes les femmes nues représentent la même personne, +la seule qu'il ait jamais vue dans les journaux +illustrés: c'est la Vérité sur M. Dreyfus. Si +on le faisait venir en scène, il y aurait des manifestations.</p> + +<p>—Ha! ha! dit Pausole, tu exagères un peu.</p> + +<p>—Je crois même qu'il invente, fit Diane inquiète. +Des mœurs pareilles ne peuvent exister +nulle part.</p> + +<p>—Plût à Dieu! soupira M. Lebirbe. Mais elles +ont pénétré jusqu'ici, madame, et cachent leur insanité +dans le secret de nos intérieurs.</p> + +<p>—À Tryphême?</p> + +<p>—À Tryphême!</p> + +<p>—Pas chez vous, du moins, fit Diane avec un +sourire.</p> + +<p>Philis rentrait sans autres voiles que ceux dont +la nature elle-même commençait à la fournir. Derrière +elle un domestique en livrée noisette apportait +des citronnades avec des sorbets à la mandarine.</p> + +<p>Elle s'assit auprès de sa sœur dans une causeuse +à deux places, et Giglio eut des distractions.</p> + +<p>Galatée vérifiait de la main l'ordonnance de sa +coiffure.</p> + +<p>Philis du bout du doigt estompait sur sa hanche +un peu de poudre superflue.</p> + +<p>—Eh bien! s'écria Pausole, voyons, finissons-en, +mon petit! Lis-nous tes vers; tout le monde t'écoute. +Mais choisis-les plus convenables que la +couverture de tes œuvres. Tu parles devant deux +jeunes filles.</p> + +<p>—Oh! Sire, nous pouvons tout entendre, maman +le permet, dit Philis.</p> + +<p>Et M<sup>me</sup> Lebirbe sortit de son silence pour émettre +cet aphorisme qu'elle avait lu certainement quelque +part:</p> + +<p>—Quand les jeunes filles comprennent... on ne +leur apprend pas grand'chose... Et quand elles ne +comprennent pas... on ne leur apprend rien du +tout.</p> + +<p>Mais, comme Giglio rouvrait son livre, le dernier +coup de minuit sonna...</p> + +<p>Taxis, toujours ponctuel, se fit annoncer.</p> + + + + +<h3><a name="l3c8" id="l3c8">CHAPITRE VIII</a></h3> + +<p class="d">COMMENT TAXIS PRÉTENDIT SUIVRE L'EXEMPLE +DE LA BELLE THIERRETTE.</p> + + +<div class="epi"> +<blockquote> +<p>Tout ce qui met les hommes dans une +dépendance les uns des autres par rapport +à leurs plaisirs contribue infiniment +à donner à leurs mœurs une impression +de tendresse et d'humanité, si nécessaire +au bonheur de la société en général; +aussi a-t-on remarqué que les hommes +disgraciés de la nature sont de tous les +mortels les plus insociables.</p> +</blockquote> + +<p class="s"><span class="sc">Freron</span>.—1776.</p> + +</div> + + +<p>Le huguenot, d'un air à la fois obséquieux et +vain, les yeux fermés et la bouche ouverte, salua.</p> + +<p>Aussitôt, Diane à la Houppe s'assit de côté sur sa +chaise en affectant de lui tourner le dos. Le bras +droit sur le dossier elle éleva mollement sa main +gauche vers le page et lui dit:</p> + +<p>—Pourquoi ne lisez-vous pas?</p> + +<p>—Madame, répondit Giglio, tous mes vers peuvent +être mis entre les mains des jeunes filles, car +ils parlent précisément de ce qui les intéresse le +plus. Mais ils ne sont pas écrits pour M. Taxis, et, +tant que M. Taxis sera là, je vous demande la permission +de ne pas lui donner prétexte à scandale.</p> + +<p>—Malheur à celui par qui le scandale arrive! +dit Taxis lugubrement. Mais il faut que le scandale +arrive! Mais il faut que le scandale arrive!</p> + +<p>—Qui est ce monsieur? murmura Philis.</p> + +<p>—Il est mal tenu, dit Galatée.</p> + +<p>—Tu as vu ses mains?</p> + +<p>—Ah! et son cou!</p> + +<p>—Ses dents!</p> + +<p>—Sa barbe!</p> + +<p>—Et sa cravate! Oh! sa cravate!</p> + +<p>—Comme il serait vilain tout nu! Il fait très +bien de s'habiller.</p> + +<p>En même temps, Taxis s'approchait du Roi:</p> + +<p>—Sire, dit-il à voix haute, j'ai l'honneur de +vous demander un entretien particulier. Il y va des +intérêts les plus graves. J'ose vous rappeler qu'à +partir de minuit Votre Majesté daigne m'honorer de +sa confiance et j'insiste pour être entendu.</p> + +<p>—Nous nous retirons, fit M. Lebirbe.</p> + +<p>—Non, fit Pausole. Restez...</p> + +<p>—Dès lors, je dois me taire, dit Taxis.</p> + +<p>—Ah! quel ennui! répéta le Roi, quel ennui! Ne +pouvez-vous prendre vos résolutions tout seul sans +venir me troubler à pareille heure?</p> + +<p>—Votre Majesté me donne carte blanche?</p> + +<p>—Bien entendu.</p> + +<p>—Il suffit.</p> + +<p>Et, se dirigeant vers le page:</p> + +<p>—Je vous arrête, monsieur!</p> + +<p>—Ciel! s'écria M<sup>me</sup> Lebirbe.</p> + +<p>—Un instant! dit Pausole. Vous êtes fou, mon +ami; je serai obligé de vous destituer si vous vous +comportez de cette façon grossière vis-à-vis de +mon meilleur page, chez le plus digne de mes +sujets. Madame, je vous prie d'oublier une scène +déplorable et dont j'ai l'esprit soulevé! Taxis est +un fonctionnaire laborieux, parfois utile, mais d'un +zèle excessif et d'un jugement troublé par je ne +sais quel moralisme extravagant et chinois. Il +s'excuse auprès de vous des paroles qu'il vient de +prononcer ici.</p> + +<p>Toutefois M. et M<sup>me</sup> Lebirbe, affolés par cet +esclandre, insistèrent pour que le Roi terminât le +conflit hors de leurs présences et ils se retirèrent +en emmenant leurs filles.</p> + +<p>Dès qu'ils eurent fermé la porte:</p> + +<p>—Mes amis, dit Pausole, je suis las de vous séparer +et de donner raison à l'un ou à l'autre. +Arrangez votre querelle entre vous et faites surtout +qu'elle soit brève.</p> + +<p>Puis il traversa le salon et vint affectueusement +s'asseoir auprès de Diane à la Houppe.</p> + +<p>Giglio, les bras croisés derrière le dos, se réservait.</p> + +<p>Taxis, demeurant à distance, décocha cette vibrante +apostrophe:</p> + +<p>—Ah ça! monsieur, c'est donc un principe? +Vous vous êtes donné pour tache de désigner +chaque jour une malheureuse fille, servante ou +paysanne, et de la faire outrager par une cohue, +ivre de stupre et de luxure?</p> + +<p>—Outrager? dit doucement Giguelillot.</p> + +<p>—Hier, vous ligottiez sur sa couche une camérière +du Roi pour la livrer aux atteintes de douze +polissons coup sur coup! Et ce soir c'est une fille +de ferme que vous jetez dans les bois avec quarante +satyres?</p> + +<p>—Quarante hommes choisis par vous, monsieur +Taxis! Quarante anachorètes triés sur le volet! Et +voilà ce qu'ils deviennent dès qu'on leur confie une +femme? Ah! que la chair est faible! que la chair est +donc faible!</p> + +<p>—Le spectacle qu'il m'a fallu contempler ne sortira +pas de ma mémoire. Jamais, peut-être, pareille +orgie ne s'était déroulée à la face du ciel depuis les +tristes âges du paganisme, et, si je n'avais été prévenu, +je me serais cru transporté par un songe +diabolique dans les sentines de Suburre, dans les +lupanars de Capoue! La misérable fille était écarquillée +des quatre membres dans la position la plus +critique au milieu de cinq ou six reîtres qui la souillaient +je ne sais comment, mais tous à la fois, et le +reste de la bande chantait une chanson de l'enfer en +dansant une ronde autour de la victime.</p> + +<p>—Et la victime faisait des difficultés?</p> + +<p>—Non, elle était stoïque! Ulcérée, je n'en doute +pas, ulcérée intérieurement des violences qu'elle +subissait, et plus encore du scandale dont ses +regards étaient témoins, elle n'en laissait rien +paraître. Sa vaillance était bien d'une martyre. +Sous l'outrage, elle tendait l'autre joue, elle demandait +sans cesse de nouvelles tortures. Avait-elle des +péchés à expier? Je l'ignore; mais dans les convulsions +de l'agonie, la sublime enfant se réjouissait. +Elle-même me l'a fièrement crié!</p> + +<p>—Vous le voyez, dit Giguelillot, les dames ne +trouvent jamais qu'elles sont trop entourées.</p> + +<p>Ici Diane à la Houppe soupira longuement.</p> + +<p>Mais Taxis trépignait de colère et agitait des +doigts frénétiques.</p> + +<p>—Riez! dit-il. Divertissez-vous! Votre rire est +sinistre, jeune homme! Vous êtes malfaisant et +lascif. Vous avez l'âme d'un Borgia! d'un Richelieu! +d'un Héliogabale!...</p> + +<p>Giguelillot fit un pas et interrompit:</p> + +<p>—Monsieur, j'ai pour Héliogabale une admiration +sans bornes et je suis ravi de lui ressembler à +vos yeux...</p> + +<p>—Ah!...</p> + +<p>—... Mais vous faites vos comparaisons historiques +sur un ton qui ne me plaît en aucune façon...</p> + +<p>—Monsieur...</p> + +<p>—Et puisque le Roi nous autorise à régler +notre querelle entre nous...</p> + +<p>—Toutefois...</p> + +<p>—... J'exige que vous m'articuliez des excuses...</p> + +<p>—Jamais!</p> + +<p>—... Ou que vous fixiez avec moi, sans intermédiaire +ni délai, les conditions d'une...</p> + +<p>—Jamais non plus!</p> + +<p>Taxis, d'un naturel bouillonnant mais craintif, +reculait d'un pas à chaque mot. Il se buta contre la +porte, l'ouvrit, voulut disparaître...</p> + +<p>Giguelillot le suivait et le retint par le bras.</p> + +<hr> + + +<p>Dans la pièce où ils pénétrèrent ensemble, Philis +et Galatée, près de leurs dignes parents, attendaient +l'issue d'une conférence dont les éclats singuliers +les frappaient douloureusement.</p> + +<p>—Madame, dit le page avec calme et respect, je +ne devrais certainement pas terminer en votre +présence une discussion particulière, mais vous +l'avez vue naître bien malgré moi et, si vous daigniez +y consentir, je vous présenterais mon accusateur, +M. le Grand-Eunuque, à qui je demande +réparation.</p> + +<p>Puis, se tournant vers Taxis qui était devenu +livide:</p> + +<p>—Monsieur, poursuivit-il, je vous méprise bien +sincèrement; vous êtes sot, ambitieux, servile, vous +n'avez ni tact ni courage...</p> + +<p>—M'insulteriez-vous?</p> + +<p>—Je ne crois pas.</p> + +<p>—Je prends acte de cette déclaration.</p> + +<p>—Nous disions donc, reprit Giglio en souriant, +que vous manquiez à la fois de courage et de dignité. +Néanmoins, je suis prêt à vous accorder l'honneur +d'une rencontre...</p> + +<p>—Mais je ne le demande pas!</p> + +<p>—Je vous l'offre.</p> + +<p>—Je le décline.</p> + +<p>—Vous refusez de vous battre?</p> + +<p>—Monsieur, l'Éternel a écrit en lettres de +flamme sur le sommet du Sinaï, ce commandement: +«Tu ne tueras point.» Christ l'a répété. +Paul l'a enseigné aux Gentils. Et vous attendez de +moi que je touche une arme de meurtre! Non, +monsieur! c'est mal me connaître. Je veux suivre +le noble exemple qui m'a été donné ce soir dans le +petit bois d'oliviers. Moi aussi, sous l'outrage, je +tends l'autre joue! Moi aussi je veux boire l'opprobre +jusqu'à la lie! Moi aussi je m'écarquille sur +la claie des afflictions! Je vous fais des excuses, +monsieur! Je vous fais des excuses publiques! Je +sortirai victorieux de la lutte avec mon orgueil. +Voyez: je courbe la tête, et je sens mon cœur +réconforté.</p> + + + + +<h3><a name="l3c9" id="l3c9">CHAPITRE IX</a></h3> + +<p class="d">COMMENT GIGUELILLOT COMPRENAIT LES DEVOIRS +DE L'HOSPITALITÉ ANTIQUE.</p> + + +<div class="epi"> +<blockquote> +<p>Il est d'usage que les jeunes filles permettent +les attouchements jusqu'à un +certain point; mais la décence des +mœurs actuelles ne me permet pas de +vous dire lequel.</p> +</blockquote> + +<p class="s"><span class="sc">Fischer</span>. <i>Ueber die Probenächte...</i> +etc.—1780.</p> + +</div> + + +<p>Diane à la Houppe et le Roi, guidés par leurs +hôtes, gagnèrent les appartements qui attendaient +depuis tant d'années l'honneur d'une visite souveraine.</p> + +<p>Taxis avait peut-être l'intention de séparer les +deux époux; mais le trouble qu'il ressentit à la +suite de sa dispute fit qu'il en oublia jusqu'aux +règles fondamentales de sa politique courante.</p> + +<p>Le sort déjouait ainsi les calculs du petit +page qui en resta tout surpris. Ce fut pis encore +lorsque en entrant avec Pausole dans la chambre +où elle allait vivre sa troisième nuit conjugale, +Diane jeta vers son mari des regards de pardon et +de renaissant amour.</p> + +<p>Alors Giguelillot se sentit mordu par le petit +serpent d'une petite jalousie. Cette femme qu'on +lui enlevait (car on la lui enlevait) acquit à ses +yeux aussitôt des séductions fascinatrices. Inquiet +de lui-même, soucieux d'enterrer son souvenir +sous une bonne réalité, il se résolut à faire diversion.</p> + +<p>En jeune homme pratique et déterminé, il avait +ses armes sur lui.</p> + +<p>L'étui où il enfermait ses plaquettes était un +nécessaire complet pour aventures et habitudes, +une triple trousse indispensable divisée en trois +poches d'inégale importance.</p> + +<p>La première contenait:</p> + +<p>Un tire-bouton;</p> + +<p>Six lacets de corset;</p> + +<p>Des sels;</p> + +<p>Un poison inoffensif;</p> + +<p>De la poudre blanche, de la poudre Rachel, de +la poudre rose (en petites boîtes de poche);</p> + +<p>Trois bâtons de rouge tout neufs;</p> + +<p>Des épingles noires, blanches et à tête ronde.</p> + +<p>Des épingles à cheveux de différentes formes;</p> + +<p>Des épingles doubles;</p> + +<p>Un petit peigne à fermoir;</p> + +<p>Une glace à main;</p> + +<p>Plusieurs produits pharmaceutiques;</p> + +<p>Enfin divers objets curieux, sinon véritablement +usuels.</p> + +<hr> + + +<p>La deuxième renfermait les trois volumes de +vers où Giguelillot avait fait entrer sous forme de +dédicaces, de titres ou d'acrostiches quatre cents +prénoms féminins ou noms d'animaux diminutifs +rangés par ordre alphabétique afin que la recherche +en fût plus facile au milieu des émotions.</p> + +<p>—Lisez! lisez!... cette élégie... à Miquette***... +c'était vous, Miquette! Je vous aimais comme un +fou! Et vous ne le saviez pas!</p> + +<p>Le dernier compartiment était le plus précieux +des trois.</p> + +<p>Giguelillot y conservait une collection de trente +billets, déclarations simples ou déclarations demandant +rendez vous. Ces billets répondaient par leur +variété à tous les caractères, et par leur provision +à toutes les urgences: on n'a jamais ce qu'il faut +pour écrire dans ces cas-là. Il y en avait de tendres, +de respectueux, d'enflammés, de littéraires, de timides, +de fort inconvenants, de désespérés et de +pratiques. Certains disaient: «Ne m'abandonnez +pas!» D'autres: «Eh bien! oui je vous aime!» +D'autres encore: «Faites trois courses avant de venir +pour avoir un emploi du temps.» Certains +étaient presque illisibles tant l'encre y nageait dans +les gouttes de larmes.</p> + +<p>Sitôt que l'un d'eux avait passé de sa case dans +une main, toujours curieuse et tremblante même +en cas de refus arrêté, Giguelillot le recopiait de +mémoire pour une occasion future et la collection +n'y perdait rien. Des enveloppes de couleurs diverses, +rangées dans un ordre connu, rappelaient +aisément le sujet de la lettre sans qu'il fût besoin +de l'ouvrir pour en vérifier le choix ni les termes +soigneusement vagues.</p> + +<p>Dans ce précieux nécessaire, Giguelillot prit à +l'écart le troisième et le quatrième billet bleu, +qui, avec des nuances développaient ce thème: «Je +vous adore. J'aurai la folie de venir cette nuit jusqu'à +votre chambre. Ouvrez-moi, ne fût-ce que +pour me renvoyer!»</p> + +<p>Et, avant de quitter ses hôtes, il put glisser aux +mains de leurs filles, secrètement, l'un et l'autre +pli, afin d'avoir deux chances contre une d'oublier +Diane à la Houppe.</p> + +<p>Il monta dans sa chambre, défit ses bagages, en +tira des objets de toilette et s'occupa longuement +de son joli physique par un sentiment de politesse +bien plutôt que de suffisance, car il n'était à vrai +dire ni vaniteux ni modeste lorsqu'il parlait avec +lui-même et prenait aussi peu de plaisir à s'adresser +des compliments qu'à se dire des choses désagréables.</p> + +<p>Si les dames avaient eu quelques bontés pour lui, +ce n'était point, pensait-il, par l'effet d'un charme, +mais parce qu'il les avait beaucoup entreprises, et, +pour peu que l'on ait su rendre les circonstances +favorables, deux sexes faits pour s'unir oublient +vite les mauvaises raisons qu'ils croyaient avoir +trouvées de ne pas se rendre leurs devoirs.</p> + +<p>En une heure, les derniers bruits s'éteignirent +aux derniers étages; Giguelillot, ouvrant avec précaution +la serrure de sa porte épaisse, se glissa +dans le long corridor, monta silencieusement un +escalier de marbre...</p> + +<hr> + + +<p>Philis vraiment n'avait pas assez d'expérience +pour jouer les rôles d'amoureuse: elle l'attendait +sur la dernière marche.</p> + +<p>—Chut! dit-elle. Oh! que je suis contente! +Venez vite!</p> + +<p>Ils entrèrent. Elle se retourna vers lui:</p> + +<p>—Vous êtes amoureux de moi? Comment cela +se fait-il?</p> + +<p>Giglio n'eut pas le courage de jouer son rôle ordinaire, +d'ailleurs parfaitement inutile cette fois. +Il prit sous les bras la petite Philis, rouge et riante +de plaisir, il lui mit un baiser dans l'œil et un autre +au coin de la bouche, mais vivement et en camarade.</p> + +<p>—Vous êtes très gentille, lui dit-il.</p> + +<p>—C'est vrai?</p> + +<p>—Mais oui.</p> + +<p>—Qu'est-ce que j'ai de gentil?</p> + +<p>—Vous ne le savez pas?</p> + +<p>—On ne m'a jamais dit...</p> + +<p>—Eh bien, ceci, et ceci encore; et cela, ceci, +tout vous!</p> + +<p>Elle se remit à rire, puis pensivement:</p> + +<p>—Mais les autres jeunes filles sont mieux que +moi.</p> + +<p>—Vous vous trompez bien.</p> + +<p>—Malheureusement non. J'ai une cousine qui +vient déjeuner ici tous les dimanches et, quand +elle ôte sa robe dans ma chambre pour aller à +table, j'ai envie de la battre tant elle est plus belle +que moi. C'est vilain, ce sentiment-là, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Oui, vous êtes d'une modestie ridicule, fit +Giglio avec tendresse. Comment vous croyez-vous +donc faite?</p> + +<p>—Moi? comme une allumette-bougie...</p> + +<p>—Parce que vous avez la tête rose et le corps +blanc?</p> + +<p>—Surtout parce que je suis maigre. Vous ne +direz pas non.</p> + +<p>—Je dirai non tout de suite! Vous, une maigre? +Vous êtes mince comme il faut être. Les jeunes +filles de quinze ans qui ressemblent à des poussahs +trouvent quelquefois des maris parce que leur +double surface donne l'illusion de la bigamie; +mais des amants, c'est une autre affaire: elles sont +trop difficiles à enlever.</p> + +<p>Philis, qui avait le rire facile, fit une vocalise, +puis demanda très sérieusement:</p> + +<p>—Vous avez enlevé des jeunes filles, déjà?</p> + +<p>—Tout un pensionnat.</p> + +<p>La petite le regardait avec admiration:</p> + +<p>—Racontez-moi, dites?</p> + +<p>—Impossible, c'est un grand secret.</p> + +<p>—Alors, sans les noms?... Où cela se passait-il?</p> + +<p>—En France. Je ne peux pas en dire +plus...</p> + +<p>—C'étaient des grandes ou des petites, dans +cette pension-là?</p> + +<p>—Des deux.</p> + +<p>—Combien en tout?</p> + +<p>Giguelillot chercha un chiffre extraordinaire et +admissible:</p> + +<p>—Trente et une, répondit-il.</p> + +<p>—Aucune ne vous a boudé?... Oh! je comprends +ça, par exemple! Vous êtes si joli garçon... +Je vous ai dit oui comme elles, vous voyez... Et +encore, elles savaient peut-être ce qu'elles faisaient +en vous suivant, tandis que moi je ne sais +pas du tout. Ou presque pas.</p> + +<p>—Vraiment?</p> + +<p>—Ma sœur ne veut jamais me répondre quand +je lui demande des renseignements. Tout ce que +j'ai appris, c'est par ma cousine. Mais elle ne m'a +pas dit ce qu'il y a de plus important, j'en suis sûre.</p> + +<p>—Qu'est-ce qu'elle vous a dit?</p> + +<p>Philis hésita en souriant.</p> + +<p>—Vous allez vous moquer de moi si je vous le +répète.</p> + +<p>—Certainement non.</p> + +<p>—J'ai retenu tout de travers, je m'en doute. Et +puis je ne sais pas tous les mots... Enfin, tant pis, +vous me reprendrez; voilà.</p> + +<p>Et, comptant sur ses doigts pour ne rien oublier, +Philis énuméra ses petites connaissances, d'une +voix basse, lente et circonspecte, levant parfois un +œil alarmé, comme une élève incertaine qui +redoute le fatal zéro.</p> + +<p>Giguelillot l'écoutait avec une estime croissante. +Dès qu'elle eut achevé de parler, il lui dit en joignant +les mains:</p> + +<p>—Mais pardon, mademoiselle Philis, qu'est-ce +que vous croyez ignorer?</p> + +<p>—Ce qui est mal, dit-elle simplement.</p> + +<p>Elle s'expliqua:</p> + +<p>—Il paraît que c'est très honteux de recevoir +un jeune homme dans sa chambre... On fait donc +le mal avec lui?</p> + +<p>—Mais non, mais non, fit Giguelillot.</p> + +<p>—Si. Papa nous le défend. Il ne reçoit jamais +de jeunes gens, et quand on lui demande pourquoi, +il répond qu'il a des filles. Tout ce que je viens de +vous dire, évidemment, ce sont des façons de jouer +qui ne font de mal à personne; alors ce n'est pas +cela qu'on défend.</p> + +<p>—Bien entendu... Et je suis sûr que M. Lebirbe +vous protège contre «certains» jeunes gens; ceux +qui ne savent pas jouer, vous me comprenez bien. +Mais s'il apprenait que vous jouez avec moi...</p> + +<p>—Vous? Mais vous surtout, grand Dieu! Ce +soir je ne sais pas ce que vous lui avez dit, il vous +craignait comme le diable, et il avait fait coucher +une bonne sur un matelas dans le corridor, entre +la porte de ma sœur et la mienne. Vous savez que +ma sœur dort là-bas tout au fond? Elle a horreur +des domestiques, Galatée, et elle n'aime pas être +surveillée. Elle a donné de l'argent à la bonne +en la priant d'aller coucher dans les communs +comme d'habitude. Quelle chance, dites? sans +cela je n'aurais pas pu vous voir.</p> + +<p>Cette confidence intéressa vivement Giglio. On +avait dit oui des deux côtés. Il regarda la petite +Philis et sentit un scrupule devant elle. Il pensa +qu'attendu par l'aînée, résolu à la connaître, il +n'avait guère le droit de conduire la plus jeune à +d'irréparables imprudences, et qu'il valait mieux +aborder la plus responsable des deux.</p> + +<p>Discret, il se borna donc à donner les éclaircissements +que lui demanda la petite Philis sur un +certain sujet dont elle était curieuse. Il lui donna +aussi des conseils, des méthodes de rêverie et des +leçons faciles, mais il ne lui suggéra rien dont elle +ne sût les éléments.</p> + +<p>Il fut même si réservé qu'au moment où elle le +pria de tenter avec elle une fatale expérience, il +répondit qu'au sein d'une maladie grave il avait +formé le vœu de ne jamais accomplir quoi que ce +fût d'approchant, et que d'ailleurs, selon l'avis +général, ces violences n'amenaient que déception.</p> + +<p>Deux heures après il se retira, feignit de +descendre l'escalier, mais revint bientôt à pas +sourds et frappa deux légers coups sur la porte de +Galatée.</p> + +<p>La jeune fille ouvrit elle-même en robe de +chambre très boutonnée. Elle referma soigneusement +la porte, s'y appuya des épaules et dit du ton +le plus froid:</p> + +<p>—Monsieur, je sais tout ce que vous avez fait ce +soir dans une chambre de l'hôtel du Coq...</p> + +<p>—Comment? s'écria Giguelillot stupéfait.</p> + +<p>—Et je suis décidée à ne pas le taire si vous +m'approchez sans ma permission. Maintenant écoutez +bien. J'ai à vous parler.</p> + + + + +<h3><a name="l3c10" id="l3c10">CHAPITRE X</a></h3> + +<p class="d">OÙ GIGUELILLOT REÇOIT DE M<sup>lle</sup> LEBIRBE UNE +PROPOSITION QUI LUI SOURIT TOUT DE SUITE.</p> + + +<div class="epi"> +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Ἐγὼ δὲ μόνα καθεύδω.</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="s">ΣΑΠΦ.</p> + +</div> + + +<p>—Vous me menacez? dit Giguelillot.</p> + +<p>—Je vous avertis.</p> + +<p>—Et que s'est-il passé, selon vos renseignements, +dans cette pièce de l'hôtel du Coq où l'on +prétend que je suis entré?</p> + +<p>Galatée prit dans un tiroir une jumelle +d'officier à long tube.</p> + +<p>—Je m'ennuie, dit-elle. Je passe toutes mes +journées dans ma chambre et ne sachant à quoi +penser, je rêve. En payant ma maîtresse d'anglais, +j'ai réussi à me procurer quelques romans défendus; +je les aime beaucoup; mais je les sais par +cœur, je les ai vécus vingt fois toute seule. Je sais +tout ce qu'André Sperelli dit sur la bouche +d'Hélène, tout ce qu'Henri de Marsay répond à +Madame de Maufrigneuse, et M. de Maupassant +m'a tant de fois étreinte que j'ai envie de le renvoyer. +Alors, je me mets à ma fenêtre et par la +fente des jalousies je regarde avec cette jumelle ce +qu'on fait à l'hôtel du Coq.</p> + +<p>—Ah! Ah!</p> + +<p>—Oui. On y fait beaucoup de choses et personne +ne croit être vu, mais cela aussi est monotone. +J'avais quinze ans quand j'ai commencé à +regarder chaque soir ce spectacle changeant. Aujourd'hui, +j'en ai vingt-trois. Pendant les deux +premières nuits, je me suis rapidement instruite. +Pendant les huit années suivantes, je n'ai rien +découvert que je n'eusse déjà vu, ou facilement +imaginé. Pourtant, ces gens paraissent heureux; +plus heureux que je ne suis, croyez-moi.</p> + +<p>—Ah? dit Giguelillot sur un autre ton.</p> + +<p>—Depuis des mois je n'avais rien vu d'aussi +intéressant que ce qui s'est passé dans les trois +derniers jours derrière les fenêtres de la grande +chambre. Ces petites étaient délicieuses. J'ai prétexté +une migraine et je suis restée sans cesse +accoudée ici, à suivre leurs moindres mouvements. +Je me relevais la nuit pour voir si elles n'avaient +pas rallumé leurs flambeaux, et une fois ainsi, de +trois à quatre heures du matin, j'ai surpris un de +leurs réveils. Quand je me suis recouchée moi-même, +je ne me suis pas rendormie...</p> + +<p>Elle se passa la main sur le front.</p> + +<p>—Je vous en ai beaucoup voulu de troubler +leurs secrets et de les faire partir. Mais votre déguisement, +le leur, et le soin que vous avez pris +de jeter leurs vêtements par la fenêtre prouvent +qu'elles étaient en faute et que vous êtes leur +complice.</p> + +<p>—C'est exact.</p> + +<p>—Vous l'avouez?</p> + +<p>—Tout de suite; je n'hésite pas.</p> + +<p>—Vous ne me craignez donc guère?</p> + +<p>—En effet.</p> + +<p>—Et pourquoi?</p> + +<p>—D'abord, parce que vous avez l'âme beaucoup +moins vilaine que vous ne le croyez. Ensuite, +parce que, moi aussi, je suis armé. Ah! Ah! +Brrr!... J'ai la foudre à la main!</p> + +<p>—Voulez-vous me la montrer?</p> + +<p>—Voici: M. Lebirbe, votre vénérable père, +mademoiselle, avait étendu en travers de votre +seuil une jeune esclave sans défense, afin, sans +doute, que s'il se présentait un féroce séducteur, +la pauvre fille lui servît de proie et s'offrît +en sacrifice pour vous conserver l'Honneur.</p> + +<p>—Ce n'était pas précisément son but, mais +comment le savez-vous?</p> + +<p>—Mystère et roman-feuilleton.</p> + +<p>—Continuez.</p> + +<p>—Vous avez mis de l'or dans la main de cette +enfant...</p> + +<p>—Cela, c'est raide! Elle vous l'a dit?</p> + +<p>—... Et vous l'avez priée d'aller retrouver dans +les communs le valet de chambre ou l'aide-cuisinier +qu'elle préfère, au lieu de passer une triste +nuit sans autre raison que d'obéir à son maître.</p> + +<p>—Et après?</p> + +<p>—Après? Mais comme une jeune fille ne renvoie +d'ordinaire son gardien qu'au moment où elle +aurait le plus de motifs d'être sévèrement observée, +comme ma présence chez vous, à la suite de cette +manœuvre, prouve immédiatement notre entente, +vous pouvez vous débattre, crier, m'accuser de +tous les crimes, personne ne croira que je ne sois +pas ici d'accord avec vous, mademoiselle, si ce +n'est sur votre invitation.</p> + +<p>—Et vous comptez en abuser?</p> + +<p>—De point en point.</p> + +<p>—Vous n'êtes point galant.</p> + +<p>—Quelle funeste erreur!</p> + +<p>—Ah!... Expliquez-moi, je vous en prie. Vous +m'avez donné, ce soir déjà, une définition de la +pudeur qui n'est pas dans les dictionnaires. Continuez +mon éducation. Dites-moi, maintenant, ce +que c'est que la galanterie. Je vous écoute.</p> + +<p>—Dans le sens où vous prenez le mot, mademoiselle, +la galanterie est un jeu de scène très +connu, mais assez fin, qui permet d'insulter impunément +les dames en leur témoignant un +respect qu'elles ont l'étourderie de demander +elles-mêmes. C'est encore un excellent moyen de +déguiser sous les dehors les plus aimables le repentir +qui saisit la plupart des hommes au moment +où ils se trouvent seuls avec l'objet de leurs +longs désirs. Comme je suis fort loin d'éprouver +ces sentiments indignes de vous, et comme votre +beauté ne me laisse pas le loisir de modérer ceux +qui m'agitent, je serai très «galant» tout à +l'heure, mais dans le sens justement opposé à +celui que vous regardez comme bon; car ce +mot-là, lui aussi, peut signifier le contraire de +ce qu'il semble dire.</p> + +<p>—Et si je vous criais que je vous déteste?</p> + +<p>—Alors, raison de plus.</p> + +<p>—Vraiment!</p> + +<p>—Oui. Vous obéir, ce serait m'en aller, c'est-à-dire +renoncer à vous, et je perdrais ainsi tout +espoir de vous faire changer d'avis. Si je vous +force, peut-être me reste-t-il une chance...</p> + +<p>—En attendant, vous n'en faites rien!</p> + +<p>—Non. Non. Ce que je vous dis là, c'est de la +littérature. Je n'ai pas le moindre désir de vous +être désagréable.</p> + +<p>Il s'assit, prit la jumelle noire et en fit jouer la +vis avec une certaine application.</p> + +<hr> + + +<p>Galatée inquiète et un peu haletante le regardait +de loin, cherchait à le pénétrer.</p> + +<p>Ne pouvant y réussir, elle prit le volant de sa +robe de chambre, l'examina, le tendit, le retourna, +regarda la lumière à travers la dentelle...</p> + +<p>Le froid aurait duré très longtemps encore si +Giguelillot n'avait eu au milieu du silence un accès +de gaieté affectueuse et très communicative:</p> + +<p>—Nous jouons bien, dit-il.</p> + +<p>—Nous?</p> + +<p>—Beaucoup de talent!</p> + +<p>—Quel enfant vous êtes!</p> + +<p>—Passons a la scène suivante, dites, elle est si +jolie!</p> + +<p>—Qu'en savez-vous?</p> + +<p>—Je soupçonne le dénouement.</p> + +<p>—Ce n'est pas une comédie.</p> + +<p>—C'est une charade! J'ai trouvé! Je vous ai +remis un «poulet». Il s'en est suivi un «froid». +Et mon tout est la strophe célèbre de Paul Robert:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Si tu veux, faisons un rêve:</span><br> + <span class="i0">Montons sur un poulet froid!</span><br> + <span class="i0">Tu m'emmènes, je t'enlève...</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p>Voulez-vous jouer le troisième vers? Je suis +précisément en costume.</p> + +<p>Et il fit pirouetter sa toque à l'extrémité de son +doigt.</p> + +<p>Puis, se levant tout à coup:</p> + +<p>—Au fait, pourquoi m'avez-vous laissé entrer?</p> + +<p>—Je n'ose plus vous le dire...</p> + +<p>—C'était donc bien criminel?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Alors... bien inconvenant?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Dites-moi cela tout bas?</p> + +<p>—Je n'ose.</p> + +<p>—Faites-moi les gestes.</p> + +<p>—C'est trop compliqué.</p> + +<p>—Je vous aiderai.</p> + +<p>—Jusqu'au bout?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Vous le promettez?</p> + +<p>—Je vous le promets.</p> + +<p>—C'est bien. J'ai confiance en vous.</p> + +<p>—Maintenant, laissez-moi deviner.</p> + +<p>—Oh! vous ne pourrez jamais. N'essayez +même pas!</p> + +<p>—C'est au-dessus de mon imagination? vous en +êtes sûre?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Miséricorde! qu'est-ce que cela peut être?</p> + +<hr> + + +<p>Galatée ne répondit pas.</p> + +<p>Pour adopter une contenance sous le regard +curieux et souriant de Giguelillot, elle saisit la +jumelle à son tour et en caressa les tubes familiers.</p> + +<p>Puis, debout dans la fenêtre ouverte, elle mit au +point l'instrument sur un petit pavillon qui dépendait +de l'hôtel.</p> + +<p>—Fi! que c'est laid! dit Giguelillot. Voulez-vous +bien ne pas regarder ces choses-là, mademoiselle?</p> + +<p>—Serait-ce que... vous voulez ma place? Je +vous l'offre.</p> + +<p>—Merci, non.</p> + +<p>—Vous avez tort. Je m'amuse comme une folle. +Pourquoi refusez-vous?</p> + +<p>—Ce n'est pas encore de mon âge.</p> + +<p>—C'est cependant déjà du mien!</p> + +<p>—Je ne dis pas non. Ce genre de distractions a +été mis au monde pour la calvitie et la virginité +qui ont chacune la même raison de le trouver intéressant. +Quant à moi, je vous jure qu'il m'est profondément +désagréable.</p> + +<p>Galatée reprit son poste d'observation. Puis, +avec des impatiences dans la main:</p> + +<p>—Mais j'aurais besoin de vous! Venez vite! +C'est de la fantasmagorie, ce qui se passe là-bas. +Tout à l'heure il y avait un monsieur et deux +dames; maintenant je trouve une dame et deux +messieurs... Personne n'est entré ni sorti... Expliquez-moi, +je vous en conjure.</p> + +<p>Au bout d'une demi-minute, Giglio donna cette +consultation:</p> + +<p>—Un monsieur... avec une dame très bien... +qui est laide... suivie d'une seconde dame moins +bien... qui est jolie...</p> + +<p>—Ah! par exemple!... mais enfin...</p> + +<p>Elle allait discuter, quand une rougeur subite +lui monta aux joues et elle dit simplement en secouant +la tête:</p> + +<p>—Oui. Je vois bien que je ne sais pas tout.</p> + +<p>Et comme si cette constatation lui donnait l'ardeur +nécessaire pour exprimer ce qu'elle voulait +dire:</p> + +<p>—Eh bien, cela ne peut pas durer! fit-elle. Il +faut que je vous parle, et vous allez apprendre pourquoi +j'ai besoin de vous. C'est fort inconvenant: ne +me regardez donc pas. Et ce sera long peut-être: +ne soyez pas distrait.</p> + +<p>—Je suis vivement intéressé, au contraire.</p> + +<p>—J'ai vingt-trois ans, monsieur. Je ne suis pas +mariée. Je mène une vie stupide, comme toutes +les jeunes filles.</p> + +<p>—Oui... Oui...</p> + +<p>—Vous me comprenez. Je vois cela. Mon père a +les idées les plus larges sur la vie intime et sur +l'éducation...</p> + +<p>—Mais naturellement, il ne les applique pas à +ses filles?</p> + +<p>—Naturellement?</p> + +<p>—C'est on ne peut plus humain.</p> + +<p>—Vous trouvez, vous? Pour moi, c'est de l'incohérence...</p> + +<p>—C'est humain et incohérent; deux fois humain. +Nous sommes d'accord,</p> + +<p>—Ne m'interrompez plus: sans cela j'oublierai +tout ce que j'ai à vous dire avant de...</p> + +<p>—Avant de parler franchement?</p> + +<p>—Vous êtes insupportable! Je suis sûre que +vous allez me condamner et vous ne saurez pas +pourquoi j'ai raison.</p> + +<p>—Je sais déjà très bien pourquoi vous avez +tort...</p> + +<p>—Quand je le disais! Vous ne m'entendez +pas!</p> + +<p>—Je vous entends d'avance, et je veux vous +épargner la peine d'achever une conversation qui +vous embarrasse beaucoup... Un monsieur que je +connais et qui passe pour un esprit fin ne dit jamais +que la moitié des phrases parce qu'un interlocuteur +avisé en devine le dessein dès les premiers mots et +que pendant la conclusion, l'adversaire, n'ayant +pas besoin d'écouter, préparerait trop à loisir +ses arguments à brûle-pourpoint.</p> + +<p>—Alors terminez mon rôle vous-même. Il faut +que je sache au moins si vous m'avez comprise.</p> + +<p>—Si je vous ai... Mais à votre place je ne penserais +pas autrement que vous. Et j'aurais tort. Et +c'est ce que je voudrais vous dire en deux mots, qui, +bien entendu, ne serviront à rien. Je m'y attends.</p> + +<p>—Dites.</p> + +<p>—Voici. Vous avez vingt-trois ans, vous êtes +belle, vous êtes jeune fille depuis une dizaine d'années, +vous avez beaucoup pleuré quand vous avez +eu quinze ans, seize, dix-sept et ainsi de suite; +vous lisiez des romans très chauds où des personnes +de votre âge, parfois même un peu plus jeunes, +passaient des nuits échevelées avec des amants plus +que parfaits; votre jumelle vous a prouvé que ces +romans-là n'étaient pas des fables, et quand vous +vous êtes comparée aux personnes qui vous font +envie, vous avez reconnu à des signes certains que +vous pourriez faire comme elles le bonheur de +plusieurs messieurs qui pourraient aussi faire le +vôtre.</p> + +<p>—Ouf! dit Galatée. J'aime mieux ne pas avoir +dit tout cela. Ne me regardez pas ainsi. Vous me +gênez beaucoup.</p> + +<p>—En lisant ma lettre, continua Giglio, vous n'avez +pas cru un instant que je vous aimais, ou plutôt +vous avez espéré que je ne vous aimais pas...</p> + +<p>—«Espéré» est très bien. C'est tout à fait +cela.</p> + +<p>—... Et comme vous m'aviez vu à l'œuvre dans +mon rôle de costumier, vous avez compté sur moi +pour vous aider à sortir en travesti, avec toutes les +ressources de mon beau talent. Car si aucun gendarme +ne vous retient prisonnière vous ne voudriez +pas cependant vous en aller avec éclat. Vous aimez +mieux disparaître, faire en sorte que personne ne +puisse vous suivre à la piste...</p> + +<p>—Et sans savoir ce que je vous demanderais +vous m'avez promis tout à l'heure que vous m'aideriez +jusqu'au bout. Ne l'oubliez pas, mon +ami!</p> + +<hr> + + +<p>Giglio lui prit la main et lui dit très affectueusement:</p> + +<p>—Vous avez tort.</p> + +<p>—Non, non.</p> + +<p>—Vous ne connaissez pas la vie où vous courez. +Là tout se passe comme ailleurs et comme dans les +familles: c'est-à-dire que le bonheur est divisé en +deux parties: presque tout pour les hommes, +presque rien pour les femmes. Cela tient, dit-on, à +des événements qui se sont passés autrefois entre +une pomme et un serpent. Les femmes sont sur la +terre pour être très malheureuses; souvent sans +raison aucune; mais quand une cocotte se met à +pleurer, je vous réponds qu'elle sait pourquoi.</p> + +<p>—Voulez-vous me le dire?</p> + +<p>—Parce qu'elle joue avec un amour qui ne +cesse de lui échapper. Parce qu'entre vingt hommes +qu'elle déteste elle en choisit un qu'elle chérit et +que celui-là n'a qu'un désir, c'est de la quitter le +plus vite possible. Parce qu'il n'y a pas de comédie +plus triste ni plus laborieuse à jouer que celle des +sentiments tendres. Parce que...</p> + +<p>—Mais au moins elle connaît la vie, cette +femme! elle n'est pas une chose inutile, une solitaire +malgré elle, une existence sans but, sans joies, sans +liberté!</p> + +<p>—Pouvez-vous obtenir de monsieur votre père +qu'il vous serve une pension et vous permette de +vivre sans contrainte aucune comme il le ferait +tout de suite si le ciel avait voulu que vous fussiez +un fils?</p> + +<p>—Il ne voudra jamais.</p> + +<p>—La loi de l'homme! toujours la loi de +l'homme!</p> + +<p>—Ce serait pourtant juste, en effet.</p> + +<p>—Devenez un garçon, comme la dame que vous +regardiez tout à l'heure, et M. Lebirbe trouvera +tout simple que vous rentriez en habit vers dix ou +onze heures du matin avec des yeux couleur d'orage +et des jambes de convalescent. Même si vous étiez +un peu grise, je crois qu'il aurait des indulgences.</p> + +<p>—Ah! vous n'êtes pas sérieux.</p> + +<p>Et la jeune fille sourit tristement.</p> + +<p>Giglio reprit:</p> + +<p>—Rien de ce que je vous ai dit sur la vie de +plaisir ne vous a convaincue, n'est ce pas?</p> + +<p>—Rien.</p> + +<p>—Je le pensais bien. À quel âge avez-vous désiré +partir pour la première fois?</p> + +<p>—Je ne sais pas... Toujours...</p> + +<p>—Alors ce n'est pas une boutade? Vous avez réfléchi, +vous savez ce que vous voulez et vous êtes +sûre de le vouloir?</p> + +<p>—Ah! Dieu, oui!</p> + +<p>—Ces femmes que vous observiez dans le joli +voisinage que votre père vous donne, vous les enviez? +Regardez-les encore.</p> + +<p>Et pendant qu'elle prenait sa jumelle et la dirigeait +vers le lointain, Giguelillot considérait combien +il était heureux qu'il n'aimât point cette jeune +fille, pour avoir la liberté de lui parler comme il +allait le faire.</p> + +<p>—Je les envie, dit Galatée.</p> + +<p>—Toutes les deux?</p> + +<p>—Toutes les deux également. Je voudrais être +la bonne de l'hôtel. Je voudrais être la petite mendiante +qui dort en ce moment dans les fossés de la +route et qu'on étranglera tout à l'heure, mais pas +avant de l'avoir saisie.</p> + +<p>Giglio s'inclina.</p> + +<p>—Je n'ai plus rien à dire, mademoiselle. Et si +vous voulez que je vous aide à partir d'ici, je suis +tout prêt.</p> + +<p>—Comment? Vous voulez bien?</p> + +<p>—C'est peut-être absurde; je n'en sais rien. En +tout cas, cela ne me regarde pas. Vous avez bien le +droit d'exprimer une volonté après dix ans de réflexion. +J'ai dit ce que j'avais à vous dire. Maintenant, +si vous êtes déterminée, je n'insiste plus. +D'ailleurs, je suis dans mon rôle de jeune homme +en jetant le désordre au milieu des familles et en +bouleversant les projets d'un père. Et puis je crois +même que je vous avais promis de vous obéir? Cela +tombe admirablement bien.</p> + +<p>Galatée lui serra les deux mains:</p> + +<p>—Oh! vous êtes bon; et moi qui vous ai mal +accueilli! Pardonnez-moi si vous le pouvez. Je vous +aime de tout mon cœur. Écoutez... Quelle heure +est-il?... Quatre heures dix... Les domestiques ne +sont jamais levés avant six heures et demie. Nous +avons plus de deux heures à nous... Je vous permets +de ne pas m'habiller tout de suite.</p> + + + + +<h3><a name="l3c11" id="l3c11">CHAPITRE XI</a></h3> + +<p class="d">COMMENT LES PROJETS DE PAUSOLE ET LES RÊVES DE +DIANE À LA HOUPPE S'ACCORDAIENT EXACTEMENT.</p> + + +<div class="epi"> +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">On dit qu'il vaut mieux, sur des feuilles de bananier</span><br> + <span class="i0">Coucher avec deux hommes à la fois</span><br> + <span class="i0">Que de dormir seule.</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="s"><i>Chanson populaire annamite.</i> +(Trad. <span class="sc">Dumoutier</span>.—1890.)</p> + +</div> + + +<p>Pausole débout dans sa chambre, se croisa les +bras et secoua la tête.</p> + +<p>—Que suis-je venu faire si loin? dit-il tout +haut. Dans quelle escapade me suis-je lancé? Me +voilà sur les grandes routes, moi aussi, à plus de +trois kilomètres de mon palais, prêt à dormir dans +un lit de hasard, sans aucune de mes aises ni de +mes habitudes familières. Quelle folie que cette +aventure!</p> + +<p>Mais Diane, qui avait bien des raisons de souhaiter +que l'aventure parût bonne et durât le plus +longtemps possible, conduisit le Roi vers un vaste +fauteuil et s'accroupit à ses pieds.</p> + +<p>Elle opposait un esprit simple aux complexités +de la vie, et c'eût été la méconnaître que voir en +elle une cérébrale; mais elle était, par intuition, +experte à régler sa politique sur la psychologie de +l'amour, seule partie de la sagesse où elle eût +acquis des lumières. Nul autre conseil que le sien +n'avait amené le Roi à retarder son départ au moment +où elle désirait qu'il ne quittât point le +palais. Il lui fallait maintenant prolonger l'excursion, +mais surtout y prendre part, c'est-à-dire se +faire pardonner sa poursuite importune et contraire +aux règlements.</p> + +<p>Sur ce dernier point, elle pensa que le silence +lui serait d'un meilleur secours que la contrition, +car les excuses rappellent la faute plus certainement +qu'elles ne l'atténuent, et elles provoquent le +ressentiment même lorsqu'elles obtiennent les +mots du pardon.</p> + +<p>Diane ne s'excusa donc en aucune manière. Elle +compta sur la seule influence de son bonheur personnel +pour apaiser l'esprit du Roi, et elle leva +vers lui un visage dont le calme n'était troublé +que par l'éclat d'un noir regard.</p> + +<p>—Que je me sens bien ici, dit-elle, et quel +souvenir adorable je rappellerai en moi plus tard +en songeant à cette chambre étrangère! Voyez: +notre hôte a disposé toutes choses selon vos goûts +particuliers. Il fait confortable et frais entre ces +murs. Voici un divan bas; un autre plus haut et +moins ferme; et celui-ci qui est si large, et celui-là +qui est si bien placé dans l'air libre de la grande +fenêtre. Voici des citrons et du sucre. Et voici de +votre porto sec. J'en avais pris avec moi de peur +qu'on ne l'eût oublié.</p> + +<p>—Est-il vrai? fit Pausole.</p> + +<p>—En voulez-vous maintenant?</p> + +<p>—Non. Il suffit que je le sache à ma portée. +Mais cela m'aurait fort contrarié de ne pas le voir +avant de m'endormir.</p> + +<p>—Demain matin vous aurez votre chocolat +espagnol, que j'ai recommandé que l'on fît noir +et d'une épaisseur très égale, car l'Ecuyer des +cuisines ne l'avait pas dit avec autorité.</p> + +<p>—Cela est bien.</p> + +<p>—J'ai demandé surtout que le château gardât +un silence de cathédrale tant que vous n'auriez +pas daigné annoncer votre réveil.</p> + +<p>—C'est, en effet, très important.</p> + +<p>—Votre camérière est ici. Demain, à l'heure +où je sonnerai pour vous, c'est elle qui se présentera, +et je lui ai fait dire de se taire; elle vous a +ennuyé ce matin, m'a-t-on dit. Enfin, j'ai demandé +pour vous à M<sup>me</sup> Lebirbe deux oreillers de crin, +parce que je sais que la plume vous est désagréable.</p> + +<p>—Ah! ceci est parfait. Je veux t'embrasser, ma +Houppe. Viens sur ce divan bas. Les sièges sont, +en effet, très confortables ici, et cela me réconcilie +avec ma nouvelle chambre. Dis-moi: tu as donc +beaucoup parlé avec M<sup>me</sup> Lebirbe?</p> + +<p>—Beaucoup. Nous sommes un peu parentes. +Sa sœur, qui a épousé un médecin, a été la maîtresse +de papa pendant trois ans. M<sup>me</sup> Lebirbe m'a +rappelé cela tout de suite.</p> + +<p>—Elle est veuve, cette sœur?</p> + +<p>—Non. Elle a eu d'abord un enfant de son +mari et puis deux fils de mon père.</p> + +<p>—Je n'aime pas cela, dit Pausole. Pourquoi +n'a-t-elle pas franchement divorcé?</p> + +<p>—Parce que mon père était marié aussi; et +maman avait le caractère très difficile. La polygamie, +avec elle, il ne pouvait pas en être question. +Je me souviens que quand papa ramenait des +maîtresses chez lui, c'étaient des scènes interminables. +Il n'a jamais pu en garder une plus de +huit jours.</p> + +<p>—Tu tiens de ta mère, dit Pausole, car tu +avais bien cruellement griffé cette pauvre Denyse +que j'ai vue ce matin...</p> + +<p>—Et que vous avez renvoyée, Sire! Oh! que +j'ai été contente quand je l'ai vue revenir au +harem! Je me souviendrai aussi de cette joie-là... +mais celle que j'ai ce soir est plus douce.</p> + +<p>Pausole lui mit la main sur l'épaule.</p> + +<p>—Tu mènes donc au harem une vie bien triste, +ma Houppe? Je vois cela derrière toutes tes +paroles.</p> + +<p>—Oh! oui, bien triste l'an dernier. Bien heureuse +depuis deux jours.</p> + +<p>—C'est désolant... Que faire? Je ne veux pas +te contraindre, petite, ni toi ni aucune de mes +femmes... Si je fais garder le harem avec tant de +rigueur, c'est parce qu'il me serait personnellement +très désagréable d'être trompé. Mais je ne +retiens personne par la force...</p> + +<p>—Pouvez-vous me parler ainsi? Vous m'aimez +donc bien peu? fit Diane très pâle.</p> + +<p>—Houppe, je t'aime bien, et c'est pour cela +que je te donnerai la liberté le jour où tu me la +demanderas.</p> + +<p>—Je ne vous la demanderai jamais.</p> + +<p>—Et tu prévois que tu resteras malheureuse?</p> + +<p>—Oui. Mais moins malheureuse d'un jour +chaque année.</p> + +<p>—C'est désolant, reprit Pausole. C'est désolant.</p> + +<p>Diane, mécontente du point où elle avait conduit +la conversation, se demandait déjà comment +elle allait persuader au Roi de consentir à voir en +elle seule trois cent soixante-cinq femmes diverses; +mais le bon Pausole remuait dans son esprit des +scrupules de tout autre sorte:</p> + +<p>—Je devrais peut-être, fit-il, aller plus loin... +J'y ai déjà songé... Eh! qu'il est parfois délicat +d'accorder son propre bonheur et sa propre +liberté avec la liberté et le bonheur des autres! +C'est un idéal impossible: il faut toujours aller +jusqu'au sacrifice. Et alors la question se pose de +savoir qui doit se sacrifier... Je veux bien la +résoudre contre moi, cette question, si elle se +rapproche ainsi de l'équité...</p> + +<p>—Contre vous?</p> + +<p>—Eh! oui! Je me rends compte qu'en obligeant +ces jeunes femmes à une continence absolue +pendant presque toute leur adolescence, je leur +fais acheter trop cher les satisfactions que le titre +de reine peut donner à leur tendresse ou plus +souvent à leur vanité. Elles s'en accommodent. Je +le sais bien. Cela est pourtant contre la nature, et +je me suis demandé parfois si je ne devrais pas +lâcher le corps des pages nuit et jour dans le +harem en fermant les yeux sur ce qui se passerait +très probablement... Je ne m'y suis pas résolu; +mais je n'en repousse pas non plus l'idée... Ce +sont des enfants sans barbe dont on ne saurait +être sainement jaloux... Et si je prévois que leurs +jeux m'apporteraient quelques soucis, du moins +m'y résignerais-je comme à la solution la moins +choquante de toutes, et avec le contentement +d'avoir donné un peu de joie aux petites captives +volontaires qui battent de l'aile autour de moi... +Houppe, il se fait très tard. J'ai beaucoup marché +à dos de mule, et je suis las. Prenons du repos.</p> + +<hr> + + +<p>Vers six heures du matin, un rayon de soleil +déjà chaud réveilla Diane à la Houppe.</p> + +<p>Pausole dormait sur les épaules, le nez haut et +la bouche en volcan.</p> + +<p>Elle se retourna, ouvrit les jambes, s'étira en +serrant les poings et en tendant la poitrine, puis +retomba, les sourcils froncés.</p> + +<p>Rêvait-elle encore? c'est presque certain, car +l'esprit hanté sans doute par les dernières paroles +du Roi, elle eut la vision suivante:</p> + +<p>La porte, restée entre-bâillée pour maintenir un +courant d'air au milieu de cette nuit trop chaude, +tournait lentement sur elle-même... Un page +entrait, d'abord timide, puis rassuré, puis entreprenant... +Deux mains légères passaient délicieusement +sur toute sa peau chaude et moite... Une +douce joue câline lui frôlait le sein gauche... Puis +un sourire licencieux vint effleurer le sien et se +mêler à lui... Elle murmura (de la voix des +songes): «Prenez garde...» Et elle crut qu'on lui +répondait: «Rien n'éveille le Roi, madame...» +Alors, comme elle se retournait sur le côté gauche, +pour mieux surveiller le sommeil qu'elle appréhendait +d'interrompre, il lui sembla que le page +se comportait envers elle beaucoup plus en mari +qu'en fidèle servant... Elle tressaillit trois fois, +perdit toute conscience et tomba du haut de son +rêve dans l'anéantissement noir.</p> + + +<p class="c">FIN DU LIVRE TROISIÈME</p> + + + + +<h2><a name="l4c1" id="l4c1">LIVRE QUATRIÈME</a></h2> + + + + +<h3>CHAPITRE PREMIER</h3> + +<p class="d">COMMENT DIANE À LA HOUPPE EXPLIQUA SON RÊVE ET +THIERRETTE SES AMBITIONS.</p> + + +<div class="epi"> +<blockquote> +<p>En général, vous verrez les femmes +préférer un fat à un honnête homme, +un libertin à un amant qui a des mœurs... +Cette préférence, de la part des femmes, +tient dans la nature aux convenances +sexuelles qu'elles imaginent sous un +rapport plus intéressant, et dans le +moral à ce sentiment inné par lequel +chacun recherche ce qui a le plus +d'identité avec lui.</p> +</blockquote> + +<p class="s"><i>La Femme dans l'ordre social et dans +l'ordre de la nature.</i>—1787.</p> + +</div> + + +<p>Les cloches de la Pentecôte sonnèrent à grande +volée dès neuf heures et demie du matin, et Diane, +qui avait oublié de faire prévenir le carillonneur, +s'éveilla pour la seconde fois.</p> + +<p>Avait-elle vraiment rêvé?</p> + +<p>D'abord elle n'en douta point. Les rêves de +Diane à la Houppe entraient facilement dans le +voluptueux et même dans l'imaginatif. Ils lui avaient +suggéré bien des fantaisies qui, parfois, la laissaient +pensive pendant une journée entière et +qu'elle ne méditait point sans une sorte de respect, +car elle eût été incapable de les construire à l'état +de veille. Leur souvenir posait des jalons dans son +existence monotone. Elle s'entendait clairement +lorsqu'elle se disait que tel petit fait s'était passé +avant le rêve du tambour-major ou après celui du +petit nègre entre les deux institutrices. Aussi allait-elle +se résoudre à classer le songe du page à la suite +de beaucoup d'autres lorsque, ayant découvert des +raisons d'incertitude qui ne lui étaient pas venues +par la seule réflexion, et ne pouvant, d'autre part, +accepter comme vraisemblable un événement aussi +fantasque, elle plongea jusqu'au fond dans la perplexité.</p> + +<hr> + + +<p>Pausole, que les éclats du bronze avaient fini par +distraire de son pesant et doux sommeil, se mit +alors sur son séant, et, peu après, fut en bas du lit.</p> + +<p>C'était l'heure où il s'occupait de ses affaires.</p> + +<p>Il lui fallait un conseiller.</p> + +<p>Il demanda Giguelillot.</p> + +<p>Le petit page se fit attendre, car il avait peu +dormi après une journée fort rude. Rosine d'abord, +puis Thierrette, puis Philis, puis Galatée, et +enfin Diane à la Houppe avaient éprouvé tour à +tour ce qu'il pouvait leur offrir d'énergie, de persévérance +et de bons procédés, mais cela n'allait +point pour lui sans un peu de vertige et même +d'abattement. Aussi lorsqu'il se présenta pour répondre +à l'appel du Roi sans avoir reposé plus de +deux heures et demie, il était de vingt minutes en +retard. Pausole avait quitté sa chambre pour son +cabinet de toilette.</p> + +<p>Gilles entra et, comme il était fort mal élevé, +Diane vit tout de suite à son sourire qu'il avait +manifestement partagé au moins son rêve.</p> + +<p>Après un instant de confusion, elle prit son +parti d'une aventure où elle avait si peu de responsabilité +et qui tenait du cambriolage beaucoup +plus que de l'adultère. De son lit elle fit signe au +page d'approcher, lui entoura la jambe droite d'un +bras languissant et nu, et lui dit lentement, tout bas:</p> + +<p>—Brigand! scélérat! canaille! petite infection! +gibier de guillotine!</p> + +<p>Il répondit d'une voix sage qui pouvait bien +avoir cinq ans:</p> + +<p>—Pardon, madame.</p> + +<p>—Je te déteste.</p> + +<p>—Oui, madame.</p> + +<p>—Qui t'a appris cela?</p> + +<p>—C'est ma petite sœur.</p> + +<p>—Ne recommence jamais...</p> + +<p>—Je ne le ferai plus.</p> + +<p>—Au moins... si imprudemment.</p> + +<p>—Ah! bien!</p> + +<p>—Et avec personne.</p> + +<p>—Personne. Personne. Personne. Jamais. Jamais. +Jamais.</p> + +<p>Diane, en riant, le battit de la main et reprit +presque aussitôt, mais avec plus de sérieux:</p> + +<p>—J'espère que nous n'allons pas la retrouver +ce soir, cette blanche Aline?</p> + +<p>—Ah! vous ne voulez pas?</p> + +<p>—Je ne suis pas pressée.</p> + +<p>—Très bien.</p> + +<p>Puis, pour plaire à la jeune femme par une confidence +qui ne lui coûtait d'ailleurs en aucune +façon:</p> + +<p>—Il y a une seconde fugitive, dit-il.</p> + +<p>—Qui cela?</p> + +<p>—M<sup>lle</sup> Lebirbe, l'aînée.</p> + +<p>—Depuis quand?</p> + +<p>—Cette nuit. Elle m'a exposé que la vie de +famille ne se prêtait pas à l'inconduite, qu'elle +sentait en elle toutes les frénésies, et que des +voix mystérieuses l'appelaient à la basse prostitution. +Alors je l'ai envoyée...</p> + +<p>—Oh! que c'est mal!</p> + +<p>—Je l'ai envoyée à une dame respectable qui +tient un hôtel particulier de Tryphême où un +grand nombre de femmes mariées rencontrent des +messieurs—souvent mariés aussi, mais généralement +pas avec elles...</p> + +<p>Quel petit bandit! C'est abominable...</p> + +<p>—Pas tant que cela! M. Lebirbe est président +de la Ligue contre la licence des intérieurs, admirable +société dont l'action mollit un peu, je crois. +Quand il saura que sa fille aînée, dans un intérieur +fameux, admet toutes les licences et les prend +tour à tour, voilà qui lui rendra du zèle et de +l'entrain pour la bonne cause.</p> + +<hr> + + +<p>L'éclat de rire de Diane fut entendu par Pausole, +qui, fraîchement baigné, se montra dans un costume +du matin:</p> + +<p>—Ah! c'est toi, petit? Je n'ai que deux mots à +te dire. Tu as fait, hier, une enquête qui dut être +clairvoyante et dont je ne te demande pas le récit. +Je viens de lire la petite lettre que tu as trouvée. +Elle est fort affectueuse, mais ne donne pas de renseignements. +Sais-tu ce qu'est devenue ma fille? Où +peut-elle être aujourd'hui? Je n'en désire pas +plus.</p> + +<p>Giguelillot consentait de grand cœur à sauver la +blanche Aline; mais pour diverses raisons, il voulait +en même temps se rapprocher d'elle. Aussi, +faisant à Diane un signe léger qui lui épargnait l'inquiétude, +il répondit:</p> + +<p>—À Tryphême.</p> + +<p>—Cela me suffit. Es-tu d'avis que nous partions +aujourd'hui même vers une nouvelle étape?... Je +consulterai Taxis pour la forme, puisqu'il est mon +conseiller du matin, mais j'ai plus de confiance en +toi.</p> + +<p>—Il vaut mieux partir, en effet.</p> + +<p>—Tu as raison. Et quelle heure te paraît la +bonne?</p> + +<p>—Le milieu de l'après-midi.</p> + +<p>—Quelle distance parcourrons-nous?</p> + +<p>—Tryphême est à quatre kilomètres. On y va +en trois quarts d'heure.</p> + +<p>—C'est beaucoup; mais nous ferons cela. Je me +sens fort dispos, ce matin. Va, et dis à Taxis de +venir me parler à son tour.</p> + +<p>Taxis, fort agité, parut.</p> + +<p>—Sire, dit-il, un nouveau crime a été commis +ce matin. Une vierge a été enlevée à l'affection de +ses parents...</p> + +<p>—Quoi?</p> + +<p>—Par un suborneur inconnu. La fille aînée de +nos hôtes n'est plus dans ses appartements.</p> + +<p>—Ha! ha! ha! fit Pausole. Ce pauvre Lebirbe! +Cela devait lui arriver!</p> + +<p>—Je ne puis m'empêcher d'établir une corrélation +entre les événements extraordinaires qui se +produisent depuis quelques jours et qui, tous, +tiennent du rapt ou de la séduction clandestine.</p> + +<p>—Le rapprochement est insoutenable, dit le +Roi d'un ton bourru. Outre que j'ai mes raisons +de le trouver fort déplacé, il ressort du simple bon +sens qu'un même individu ne saurait séduire et +enlever plus d'une jeune fille à la fois. Vous êtes +vraiment trop ignorant des choses de la galanterie, +monsieur. Les confesseurs eux-mêmes croient +devoir s'en instruire. Mais brisons là. Vous n'avez +point d'autre rapport à me présenter?</p> + +<p>—L'inconnu que je persiste à tenir pour +l'unique auteur de tous les attentats commis ces +jours derniers est arrêté, Sire, ou sur le point de +l'être. Cette fois encore, je n'attends qu'un signe +de vous...</p> + +<p>—Ah! s'il en est ainsi, je le donne, dit Pausole. +Puisse-t-il interrompre un voyage dont je commençais +à sentir lourdement l'importunité. Qu'on +en finisse! Où est l'inculpé?</p> + +<p>—Sur la route de Tryphême.</p> + +<p>—Et qui l'accompagne?</p> + +<p>—La Princesse Aline.</p> + +<p>—Comment le savez-vous?</p> + +<p>—En opérant des recherches dans les appartements +de M<sup>lle</sup> Lebirbe, j'ai trouvé une puissante +jumelle dont la studieuse enfant se servait sans +doute dans un but astronomique et afin de contempler +chaque nuit l'œuvre insondable du +Créateur que le firmament nous...</p> + +<p>—Abrégez, Taxis. Vous êtes prolixe.</p> + +<p>—J'ai donc saisi cette jumelle et j'en ai fait +usage pour observer les environs. La Providence +a voulu que cet objet fût dans mes mains l'instrument +d'une découverte. À deux cents mètres +sur la route de Tryphême j'ai aperçu un jeune +homme dont le costume répond exactement à +celui qui m'a été signalé par mes sbires comme +revêtant le mystérieux inculpé. Auprès de lui, +dans la robe verte que tout le monde connaît au +palais depuis une quinzaine de jours, s'avançait +la Princesse Aline. Tel est le résultat de mes +efforts. Je crois devoir prévenir Votre Majesté que +la hâte dans la décision et dans l'action est absolument +nécessaire à la réussite de ses projets, +quels qu'ils soient.</p> + +<p>—Mon opinion, dit Pausole, est formelle sur +un premier point. Personne autre que moi-même +n'aura mission d'arrêter ma fille. Je ne reviendrai +pas là-dessus; j'ai eu trop de peine à m'y résoudre.</p> + +<p>—En ce cas, il faut partir immédiatement.</p> + +<p>—Partons donc. Les bagages sont-ils prêts?</p> + +<p>—Pour la plupart. Et les autres suivront. J'ai +fait seller les montures, y compris mon fidèle +Kosmon à qui un stupide malfaiteur a fait subir +le plus scandaleux des outrages.</p> + +<p>—Comment, à lui aussi?</p> + +<p>—Pardon... Ma pensée...</p> + +<p>—C'est de l'aberration! dit Pausole. En pleine +campagne, dans un pays facile et simple, où +chacun peut fléchir sans peine de jolies filles dans +les champs, aller prendre pour amoureuse un +bidet cagneux et poussif comme celui que vous +enfourchez! Voilà une dépravation dont je n'avais +jamais eu l'idée!</p> + +<p>—Je n'ai rien dit de semblable, et...</p> + +<p>—Votre malfaiteur est un homme plus à plaindre +qu'à blâmer. Je m'oppose à toutes poursuites... +Faisons le silence autour de cela.</p> + +<p>—Je m'explique...</p> + +<p>—Vous vous expliquerez en chemin. Cela ne +présente aucun intérêt. Faites diligence, Taxis, +et prenez congé de moi.</p> + +<hr> + + +<p>Le rassemblement s'accomplit dans la cour, où +les gardes formèrent la haie, de la grand'grille à +l'escalier.</p> + +<p>Giglio, déjà en selle, se montrait au peuple +curieux quand d'un groupe de paysans se détacha +la belle Thierrette.</p> + +<p>Souriante, avec un peu de fatigue dans le pli +des sourcils, elle s'avançait péniblement mais +encore non sans vaillance.</p> + +<p>Bien qu'elle fût fille à combattre avec toute +une escorte en armes, elle se laissa intimider par +le silence et l'espace qui entouraient les cavaliers, +et ce fut en rougissant qu'elle s'approcha de +Giguelillot:</p> + +<p>—Je vous remercie bien, monsieur... Merci... +Vous avez été bon pour moi... ainsi que ces +messieurs... Merci à tous... Merci bien de votre +générosité... Merci encore... Merci... Merci...</p> + +<p>Puis, avec un soupir qui venait du fond de sa +franchise, elle dit en hochant la tête ces simples +mots:</p> + +<p>—Je n'oublierai pas.</p> + +<hr> + + +<p>Mais Giguelillot se penchait du haut de son +zèbre:</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu tiens donc à la main?</p> + +<p>—C'est la quarantième tulipe, monsieur... Je +l'ai gardée pour vous... pour qu'elle vous porte +bonheur...</p> + +<p>—Gentille attention. Je la conserverai, ta +quarantième tulipe. Que puis-je te donner à mon +tour? Dis-le-moi.</p> + +<p>—Monsieur... on a été bien mauvais pour +moi à la métairie... Le patron a dit comme ça +que je me dérangeais... que j'avais des fréquentations... +et que je n'avais pas fait la traite du +soir... et qu'il lui manquait deux seaux... Enfin, +quoi?... je suis à la porte avec six francs dans +mon foulard, et pas d'emploi pour le moment.</p> + +<p>—Mais, ma pauvre Thierrette, je n'en ai pas +à t'offrir.</p> + +<p>—Oh! si!... Moi, j'en vois bien un... Ces +messieurs n'ont pas de cantinière... Le service +est dur, je ne dis pas... mais je serais bien +dévouée, bien complaisante... Je ferais ce que je +pourrais, vous savez...</p> + +<p>—Comment? tu voudrais...</p> + +<p>—Oui... Mais pour les premiers jours je +suivrais dans les bagages... Je monterais à cheval +un peu plus tard... si ça ne vous fait rien.</p> + +<p>—Accepté. Va dans les bagages, c'est une +excellente précaution. Et cache-toi bien jusqu'à +midi. Ne te montre pas plus tôt, tu m'entends?</p> + +<p>—Oh! non... dans ce moment-ci, j'ai plus +envie de dormir que de faire la belle, monsieur... +Et merci encore... Merci... Vous avez bon cœur +avec les femmes.</p> + + + + +<h3><a name="l4c2" id="l4c2">CHAPITRE II</a></h3> + +<p class="d">COMMENT PHILIS TROUVA UN MARI.</p> + + +<div class="epi"> +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Mon pere, mariez-moy</span><br> + <span class="i0">Ou je suis fille perdue.</span><br> + <span class="i0">Se vous ne me mariez,</span><br> + <span class="i0">Il me faudra courir la rue</span><br> + <span class="i0">Soit en chemise ou toute nue</span><br> + <span class="i0">Faisant du pis que je pourrai.</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="s"><i>S'ensuyt plusieurs belles chansons nouvelles.</i>—1542.</p> + +</div> + + +<p>Trois vases des manufactures royales, un portrait +avec autographe et des libéralités aux serviteurs +marquèrent le passage de Pausole chez le malheureux +M. Lebirbe.</p> + +<p>Mais le vieillard en perdit ses deux filles du +même coup.</p> + +<p>Le Roi, ne sachant comment consoler son hôte +après la fuite de Galatée, et pensant avoir appris +par son expérience du cœur humain que chez +la plupart des individus la vanité personnelle +l'emportait bien sur l'affection, crut alléger tous +ses chagrins en l'informant de but en blanc +qu'épris par les jeunes grâces de la petite Philis, +il la mettait au rang des Reines et l'emmenait avec +le convoi.</p> + +<p>Puis tout le cortège se mit en marche, Philis +en bleu sur son poney à droite de Pausole sur +sa mule; Giguelillot à gauche sur son zèbre; +Taxis en éclaireur sur le minable Kosmon, toujours +moignonneux et stigmatisé, tandis que plus loin, +mollement bercée au pas nautique de son chameau, +Diane à la Houppe, les yeux dormants, étendue +sur le côté gauche, renouait les fils de son rêve...</p> + + + + +<h3><a name="l4c3" id="l4c3">CHAPITRE III</a></h3> + +<p class="d">OÙ PHILIS BABILLE, ÉCOUTE ET S'INSTRUIT.</p> + + +<div class="epi"> +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Elle ressemble, dans les bandes</span><br> + <span class="i0">De son petit vertugadin,</span><br> + <span class="i0">Aux damoiselles de lavandes</span><br> + <span class="i0">Dans les bordures d'un jardin.</span><br> + <br> + </div> + + <div class="stanza"> + <span class="i0">Elle bravoit, faisant la roüe</span><br> + <span class="i0">Devant le galant qui la sert</span><br> + <span class="i0">Comme une mouche qui se joüe</span><br> + <span class="i0">Dessus la nappe d'un dessert.</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="s"><i>Les Muses gaillardes recueillies +des plus beaux esprits de ce +temps.</i>—1609.</p> + +</div> + + +<p>Philis ne pouvait y croire:</p> + +<p>—Sire, dit-elle, je serai une Reine comme +tout le monde, bien vrai?</p> + +<p>—Mais oui.</p> + +<p>—Comme les trois cent soixante-six? Et je +vivrai dans le harem? Et j'aurai tant d'amies que +cela? Oh! que je vais m'amuser!</p> + +<p>—À la bonne heure, dit Pausole. Voilà de +bonnes dispositions.</p> + +<p>—Est-ce qu'il y a des Reines de mon âge?</p> + +<p>—Une trentaine.</p> + +<p>—Tant que cela? Et elles sont gentilles?</p> + +<p>—Très gentilles.</p> + +<p>—Est-ce qu'elles s'aiment bien entre elles ou +est-ce qu'elles se battent?</p> + +<p>—Oh! je crois qu'elles s'aiment plutôt à l'excès.</p> + +<p>—On ne s'aime jamais trop, d'abord. Est-ce +qu'elles sont sérieuses?</p> + +<p>—Pas sérieuses du tout.</p> + +<p>Philis, avec un petit cri de gaieté, se souleva sur +ses fourches et retomba plusieurs fois assise, ce +qui était sa manière d'exprimer une joie frétillante +lorsqu'elle faisait de l'équitation.</p> + +<p>—Enfin! dit le page. Vous aurez donc, Sire, +une femme superflue, une de plus que l'an ne +compte de jours! Je suis sûr qu'à partir d'aujourd'hui, +vous avez le sentiment de la richesse en +amour.</p> + +<p>—Non pas! Non pas! dit Pausole. Je congédie +la Reine Denyse. Le harem est pacifié. Chaque Reine +a des droits égaux qui s'affirment une fois par an. +Je n'aurais pas l'extravagance de compromettre +par boutade un ordre de succession qui doit être +l'ordre parfait, puisqu'il se modèle sur les révolutions +de notre planète elle-même.</p> + +<p>—Qu'est-ce que cela veut dire? demanda +Philis.</p> + +<p>Puis elle se reprit:</p> + +<p>—Pardon, Sire. On m'a dit bien des fois qu'il +ne fallait pas poser de questions. Ce n'est pas ma +faute. Je ne sais rien.</p> + +<p>—J'en suis ravi, dit Pausole. Mais qu'appelles-tu +rien, réponds-moi?</p> + +<p>—La liste des Rois de Tryphême avec les sous-préfectures +et la règle des participes.</p> + +<p>—Tu sais tout cela? C'est admirable.</p> + +<p>—Je le sais, je le sais... pas très bien.</p> + +<p>—Et que voudrais-tu savoir de plus?</p> + +<p>À cette question Philis répondit si franchement +que Pausole en eut un sursaut.</p> + +<p>Toute confuse et l'œil bas, elle se reprit encore:</p> + +<p>—Pardon, Sire, j'ai dit une bêtise? Je n'aurais +pas dû... surtout devant vous... Mais c'est toujours +la même chose... Papa le disait bien... Quand je +monte à cheval depuis cinq minutes je ne suis plus +tenable, il paraît... Une autre fois, je ferai attention.</p> + +<p>Pausole la rassura du geste:</p> + +<p>—C'est moi qui ai eu tort, ma petite, si je t'ai +laissé croire que je te désapprouvais, car tu as fort +bien répondu.</p> + +<p>—Vraiment?</p> + +<p>—Je le crois. D'abord tu as parlé du fond du +cœur.</p> + +<p>—Oh! oui!</p> + +<p>—... Et il faut toujours dire la vérité.</p> + +<p>—Même cette vérité-là?</p> + +<p>—Elle est la grande vérité des femmes et la +plus belle ambition qu'elles puissent décemment +exprimer. Si tu m'avais répondu que tu regrettais +de savoir peu de chose sur la mécanique céleste +ou le calcul différentiel, j'aurais été moins satisfait; +non pas qu'il n'y ait de par le monde des mathématiciennes +et des astronomes qui tiennent convenablement +leurs petits emplois; mais simplement +parce que celles-là deviennent semblables à des +hommes, et prennent à plaisir les défauts d'une +moitié du genre humain qui m'inspire de l'antipathie.</p> + +<p>—Oh! pas à moi! dit Philis.</p> + +<p>Cette fois, le mot parut léger.</p> + +<hr> + + +<p>Giguelillot, toujours complaisant, se hâta de +combler le silence:</p> + +<p>—Avez-vous remarqué, Sire, dit-il brusquement, +combien les Tryphémois ressemblent aux +Français?</p> + +<p>—Quelle question baroque! Comment voudrais-tu +qu'il en fût autrement? Ce sont des Catalans +et des Languedociens mêlés; il sont de race +gallo-romaine.</p> + +<p>—Oui; mais ce n'est pas ce que je voulais +dire. Je suis venu de Paris, croyant trouver ici un +milieu tout nouveau. Vous aviez fait une révolution +complète, proclamé la liberté morale...</p> + +<p>—Oh! dit Pausole. Ce n'est rien, mon petit. +L'importance des révolutions se mesure à l'intérêt +que peut avoir le gouvernement à retarder leur +réussite. Il n'y a jamais eu qu'une révolution +improbable avant le succès et inconcevable dans le +souvenir, c'est celle qui vous a donné la liberté +religieuse, parce qu'en renonçant au droit divin, +le pouvoir s'est privé d'un soutien fondamental qui +lui avait assuré jusque-là une stabilité plusieurs +fois séculaire. Mais la liberté morale? Vous l'aurez +quand vous la demanderez.</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est? hasarda Philis.</p> + +<p>—Tu penses bien, mon petit Gilles, dit Pausole +sans répondre, que le jour où, à Paris, le public +prendra la peine de réclamer une danseuse nue à +l'Opéra, on la lui donnera tout de suite, car le +ministère n'en sera pas renversé, surtout si les +abonnés savent que la danseuse est bonne pour lui.</p> + +<p>—C'est possible; mais je croyais trouver ici un +monde plus différent du mien, quelque chose de +bouleversé, d'inouï, un contraste absolu. Et tout +se passe pourtant comme dans le pays voisin... +Les routes sont calmes, les moissons poussent, les +métayers chassent de chez eux les filles de ferme +qui se conduisent mal; les soirées sont d'une +tenue grave et les jeunes filles paraissent élevées +avec une certaine rigueur.</p> + +<p>—Bien entendu. Rien ne change rien à +l'homme, mon petit. On peut seulement lui rendre +la vie un peu plus facile et douce en le laissant +libre d'accomplir tout ce qui ne fait de mal à personne. +Et voilà ce que j'ai voulu faire. Je crois +même que depuis bien des siècles, je suis le premier +législateur qui se soit donné pour principe de +ne pas ennuyer les gens.</p> + +<p>Philis s'agitait sur sa selle.</p> + +<p>—Alors, Sire, on fait tout ce qu'on veut dans +le harem?... J'ai encore posé une question... Si +je suis insupportable, il faut me le dire... Je suis +habituée... On me gronde tout le temps.</p> + +<p>—Non, tu n'es pas insupportable, dit Pausole. +Et je t'aime ainsi. J'espère qu'au harem tu ne voudras +rien faire qui n'y soit permis. En tout cas, ce +n'est pas une prison. Tant que tu seras heureuse, +je t'y garderai. Le jour où tu voudras partir, tu me +diras simplement: Adieu.</p> + +<p>—Et vous ne me retiendrez pas? C'est bien méchant.</p> + +<p>Pausole se retourna vers Giguelillot.</p> + +<p>—Tu vois, dit-il. On ne perd jamais l'habitude +de se plaindre, et sitôt qu'on a obtenu la liberté...</p> + +<hr> + + +<p>Mais Taxis revenait au grand trot.</p> + +<p>—Ah! ah! nous allons apprendre des nouvelles, +dit Giguelillot perfide et gouailleur. Voici le +seigneur Grand-Eunuque qui revient après une +fructueuse battue. Il a retrouvé la Princesse. +Louées soient sur terre et dans les cieux sa clairvoyance +comme sa tactique.</p> + +<p>—Quelle Princesse? demanda Philis.</p> + +<p>—Les coupables sont arrêtés! cria Taxis du +plus loin qu'il put.</p> + +<p>—Quoi? ma fille? Vous avez osé arrêter ma +fille?</p> + +<p>—Oh! mais comme c'est intéressant! dit Philis +tout bas.</p> + +<p>—Je n'ai pas eu cette témérité, répondit Taxis. +Je ne tiens que les complices, qui sont là-bas sous +bonne garde. Ce sont deux petits paysans du hameau; +sans doute ils se sont entremis pour aider +à l'enlèvement, car ils portent la robe et le costume +de la Princesse et de l'Inconnu.</p> + +<p>—Ils avouent?</p> + +<p>—Ils nient; c'est précisément ce qui les condamne. +Le vrai coupable se reconnaît à un signe +frappant: il commence toujours par déclarer qu'il +est innocent. Sitôt cette déclaration reçue, la police +donne l'ordre d'écrou. Il y a là plus qu'une présomption, +à mon sens: presque une certitude. +J'ajouterai même qu'à défaut d'autres preuves, je +me contenterais de celle-là pour condamner.</p> + +<p>—Faites comparaître, dit Pausole.</p> + +<p>Et l'on vit arriver, se tenant par la main, une +jeune campagnarde et son frère, larmoyants et +livides de peur.</p> + +<hr> + + +<p>Ils expliquèrent en bégayant qu'ils avaient trouvé +cette belle robe et ces beaux habits dans la cour de +leur cabane; que, comme c'était le jour de la +Pentecôte, ils avaient pensé que la sainte Vierge +leur envoyait ces atours de fête pour les récompenser +d'avoir beaucoup peiné pendant l'année +précédente; qu'ils avaient vu là un miracle, c'est-à-dire +quelque chose de bien naturel, et que s'ils +s'étaient doutés de ce qui les attendait au milieu +de la route, ils auraient plutôt jeté les vêtements +au feu que de s'en parer un seul instant. Enfin, +leur maintien fut si humble et si candide et si +niais, que Pausole, levant les épaules, s'écria:</p> + +<p>—Vous êtes fou, Taxis. Ces enfants sont parfaitement +idiots, et par conséquent incapables de mal +faire. Le crime est un des privilèges réservés à l'intelligence—j'entends +du moins le crime complexe +et clandestin comme celui que nous poursuivons. +J'espère pour l'honneur de ma fille qu'elle a +été enlevée par quelqu'un d'assez fin pour ne +demander aucune aide aux bélîtres que vous avez +pris.</p> + +<p>—Je demande néanmoins qu'ils soient fouillés, +dit le Grand-Eunuque.</p> + +<p>—Soit. Mais vous ne trouverez rien. Je m'en +porte garant.</p> + +<p>Taxis déshabilla de sa propre main le frère et la +sœur tout honteux, qui se serrèrent l'un contre +l'autre en mettant chacun leurs doigts dans leur nez.</p> + +<p>Sur le talus poudreux de la route il étala leurs +habits, fouilla les poches, les goussets, les doublures?</p> + +<p>—Rien? dit Pausole. Je le pensais bien!</p> + +<p>—Quatre lettres, répondit Taxis.</p> + +<p>Et, avec une déférence qui ne laissait pas d'être +orgueilleuse, il les tendit d'un geste vif.</p> + +<p>—Où se trouvaient ces lettres? dit Pausole.</p> + +<p>—Dans la poche gauche intérieure du veston.</p> + +<p>—Lisez-m'en une; celle que vous voudrez.</p> + +<p>Et tandis que Philis, prodigieusement intriguée, +amenait son petit cheval par derrière pour suivre +par-dessus l'épaule, Taxis donna lecture du premier +billet:</p> + +<p class="i">«Mon petit Mimi,</p> + + +<p>«Réveille-toi. Je casserai ta sonnette à dix +heures et demie. Mon singe fait une adjudication +à la campagne. Je suis libre comme une hirondelle +et je me sens si tendre que mes yeux se ferment! +Renvoie n'importe qui si tu n'es pas seule! On +m'habille et j'accours.</p> + +<p>«Ta bouche.</p> + +<p class="s">«<span class="sc">Camille</span>.»</p> + + +<p>—La lettre est bien cocasse, déclara Pausole. +Qui peut être ce M. Camille qui se compare sottement +à une hirondelle et possède un singe, lequel +fait des adjudications? Chez quels peuples les +vieux notaires vendent-ils leurs études à des ouistitis? +Voilà qui ne se comprend guère.</p> + +<p>—Dites donc, souffla Philis à l'oreille du page. +C'est une écriture de femme, vous savez. Pour moi, +il y a des choses là-dessous...</p> + +<p>—Ah! Ah!</p> + +<p>—Faut-il que je le dise?</p> + +<p>—Non. Cela ferait mauvais effet.</p> + +<p>Et, suggérant à son zèbre le désir de faire volte-face, +il se tourna vers le Roi:</p> + +<p>—On perd un temps précieux, fit-il, à lire cette +correspondance. Elle ne peut rien nous apprendre: +je sais depuis hier soir qui accompagne +la princesse...</p> + +<p>—Je le sais aussi, monsieur! cria Taxis. Ma +découverte corrobore toutes mes présomptions. +Ces quatre lettres sont adressées à «M<sup>lle</sup> Mirabelle». +J'affirme donc une fois de plus que cette +précoce entremetteuse a servi de truchement dans +la circonstance, et que le coupable est son ami, +qu'il l'a commise et soudoyée.</p> + +<p>—Je prétends, dit Giguelillot, que la vérité est +bien différente.</p> + +<p>Et, certain de la réponse qu'il allait recevoir, il +ajouta:</p> + +<p>—C'est ce que je vais avoir l'honneur d'exposer +au Roi s'il m'accorde ici même trois heures d'entretien +pendant lesquelles je lui rendrai compte de +toutes les recherches que j'ai faites pendant la +journée d'hier.</p> + +<p>Eh! Pourquoi? dit Pausole. C'est bien inutile. +Je ne suis point un chef de police et je n'ai +nullement l'intention de me mêler à vos travaux. +Entendez-vous, je vous le répète. Votre explication +d'hier, quoique vive, a pu vous rapprocher. +Menez l'enquête de concert ou chacun de votre +côté. Cela m'est parfaitement égal. Je n'interviendrai +qu'à la fin pour reprendre moi-même ma fille +dans la retraite où j'espère que vous la retrouverez.</p> + +<p>—Votre fille est donc partie, Sire, comme Galatée? +demanda Philis.</p> + +<p>—Ce n'est pas du tout la même chose, dit Pausole.</p> + + + + +<h3><a name="l4c4" id="l4c4">CHAPITRE IV</a></h3> + +<p class="d">COMMENT TAXIS APPRIT ENFIN LA VÉRITÉ SUR TOUTE +L'AFFAIRE.</p> + + +<div class="epi"> +<blockquote> +<p>J'ai dans mon répertoire plusieurs +remèdes, <i>Pulsatilla</i>, <i>Natrum muriaticum</i>, +<i>Belladona</i>, efficaces chez les gens +qui se croient damnés.</p> +</blockquote> + +<p class="s">D<sup>r</sup> <span class="sc">Gallavardin</span> (de Lyon).—1896.</p> + +</div> + + +<p>Les deux petits paysans mis en liberté, tout le +cortège s'ébranla de nouveau dans la direction de +Tryphême.</p> + +<p>Giguelillot n'aurait point voulu mystifier le Roi +Pausole, car il l'aimait très sincèrement, malgré +qu'il l'eût fait cocu. Mais ses scrupules étaient +moins vifs à l'égard du seigneur Taxis; et comme +il lui fallait pallier le fâcheux épisode des lettres, il +rejoignit le Grand-Eunuque et lui dit en confidence:</p> + +<p>—Monsieur, pour ma part je mènerai l'enquête +d'une façon impitoyable; mais je crois devoir vous +annoncer que l'inculpé est par malheur un de vos +coreligionnaires.</p> + +<p>—Que dites-vous? Quel scandale!</p> + +<p>—Ne vous effrayez pas. Sa voie est droite et ne +l'égare qu'en apparence. Voici la vérité sur toute +cette affaire: un jeune homme, choisi parmi les +plus chastes d'une société qui en compte beaucoup, +a été chargé d'une mission morale à Tryphême +par un groupe de protestants qui habite Alais.</p> + +<p>—Alais est une ville sans tache, dit Taxis.</p> + +<p>—Vous le savez, monsieur, je ne partage pas +vos idées, reprit Giguelillot imperturbable; mais +je trouve malgré moi une certaine grandeur, un +généreux désintéressement aux visites que font vos +amis chez les courtisanes de nos grandes villes, +à l'effet, sans doute, de les purifier.</p> + +<p>—N'en doutez point.</p> + +<p>—Tel était précisément le but du jeune homme +que nous recherchons. Depuis cinq mois, si j'en +crois ses propres paroles, il a passé toutes ses +nuits et souvent même ses journées dans les lits des +filles perdues, allant sans cesse de couche en +couche, de répulsion en répulsion.</p> + +<p>—Le noble enfant!</p> + +<p>—Sa méthode particulière consistait à montrer +sa propre personne, qui est en effet sans charmes, +déplaisante et mal tenue. Il quittait ses vêtements, +s'approchait de la pêcheresse et articulait d'une +voix lamentable: «Voilà ce que c'est que la chair; +comment n'es-tu pas écœurée?»</p> + +<p>—Il en a converti beaucoup?</p> + +<p>—Aucune. La plupart protestaient aussitôt +qu'elles n'avaient jamais rien touché de plus tentateur +que son corps, et qu'elles aimaient beaucoup +les blonds (car il est blond). D'autres lui expliquaient +avec un sourire qu'elles n'étaient pas +moins aimables envers les beautés de second rang +et qu'en échange d'un double prix elles donnaient +double tendresse. Celles même qui restaient assez +franches pour dire de lui ce qu'elles en pensaient +se refusaient à injurier dans le sursaut d'un égal +mépris le reste de leurs amants. Celles-là étaient +les plus jeunes. Bref, il allait partir très découragé +lorsque ayant appris que la Princesse Aline habitait +non loin du harem, il jugea que nulle âme n'était +plus en péril que la sienne, et eut la gloire de la +sauver.</p> + +<p>—Comment s'y est-il pris?</p> + +<p>—C'est un secret. Concurremment, monsieur, +il extirpait encore du sein du péché une pauvre +danseuse nommée Mirabelle.</p> + +<p>—Ah! nous y voilà donc!</p> + +<p>—Mais cette danseuse manquait d'argent pour +retourner dans son pays et oublier là sa jeunesse +d'orgies. Son conseiller ne se souciait point de lui +en remettre, car il avait en horreur toutes les prodigalités. +La Princesse Aline s'en chargea. Et c'est +ainsi qu'elle put le même jour non seulement se +préserver elle-même, mais tirer du gouffre une +autre brebis. Voilà pourquoi elle écrivit et fit porter +où vous savez, par la main d'une dame d'honneur, +la lettre qui vous alarmait.</p> + +<p>—Tout s'explique, en effet! Et ces billets trouvés...</p> + +<p>—Ce sont les derniers témoins d'une folle existence. +Mirabelle voulait les détruire tout d'abord; +puis elle en a fait don à son bon pasteur pour +prouver un repentir sincère.</p> + +<p>—Et ces vêtements eux-mêmes... ce veston +bleu... cette robe verte...</p> + +<p>—Une libéralité à de pauvres paysans. La Princesse +Aline et son compagnon ne veulent plus s'habiller +que de noir.</p> + +<hr> + + +<p>Taxis regarda fixement le petit page.</p> + +<p>—Monsieur, dit-il (et je m'excuse à l'avance de +ce que je vais présumer), j'ai des raisons de penser +que vous vous moqueriez de moi si je vous en +donnais l'occasion. Mais aujourd'hui je vous crois, +oh! je vous crois! La Vérité illumine ce que vous +venez de m'apprendre. Je le sens! Je le sais! Je le +crie!... On n'invente pas cela!... Désormais une +lutte effrayante va se livrer en mon cœur entre +mon devoir moral et mon devoir public... Si je +protège la Princesse, je trahis le Roi... Si je la +livre, j'arrache une âme à la vertu... D'un côté, +c'est le forfait; de l'autre, c'est la coulpe... Dans +les deux cas, l'enfer me guette... Que faire? Où +aller? Que devenir?... Sentinelle! Sentinelle! Que +dis-tu de la nuit?</p> + +<p>Le poney de Philis se rua au milieu de ce +désespoir. Pourpre et haletante, la petite criait:</p> + +<p>—Mais vous ne voyez donc rien! Regardez +devant vous... Tenez! Tenez!... Là-bas, sur la +route...</p> + + + + +<h3><a name="l4c5" id="l4c5">CHAPITRE V</a></h3> + +<p class="d">COMMENT LE ROI PAUSOLE FUT REÇU +PAR LE PEUPLE DE TRYPHÊME.</p> + + +<div class="epi"> +<blockquote> +<p>Le 30 janvier 1589, il se fit en la ville +plusieurs processions auxquelles il y a +grande quantité d'enfans, tant fils que +filles, hommes et femmes, plus de cinq +ou six cents personnes toutes nues, +tellement qu'on ne vit jamais si belle +chose.—Dieu merci!</p> +</blockquote> + +<p class="s"><i>Journal des choses advenües à Paris, +depuis le 23 décembre 1588.</i></p> + +</div> + + +<p>Sur la route, au grand soleil de juin, tout un +cortège s'avançait lentement, annoncé par un brouhaha +de voix, de chants et de musiques...</p> + +<p>Le page et Taxis s'arrêtèrent.</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est encore que cette multitude? +dit Pausole qui les avait rejoints.</p> + +<p>—Je crois, dit Giguelillot, que Tryphême prépare +à son bon monarque une réception triomphale.</p> + +<p>—Comment? une réception? Mais je fais un +voyage secret!... Peut-être n'ai-je pas gardé en fait +un rigoureux incognito, puisque j'ai la couronne +en tête; cependant, je n'avais prévenu personne et +je suis stupéfait de ce que j'aperçois.</p> + +<p>—Tryphême est à sept kilomètres du palais. A +bicyclette, cela se fait en un quart d'heure. La +ville entière a su votre départ hier matin avant +midi. Elle a eu tout le temps de préparer un accueil +cordial et pompeux, et je crois bien que nous +le subirons, Sire, quel qu'en soit notre sentiment.</p> + +<p>—Tant pis, dit Pausole. Je m'y résigne. Acceptons +d'un visage aimable ce qu'on voudra nous +imposer. La popularité est une lourde charge; +mais fou qui rechignerait contre elle.</p> + +<hr> + + +<p>Dans le centre d'un rond-point ombreux qui +élargissait la route, la tête de la procession fit halte +à six pas du Roi.</p> + +<p>Elle était formée par deux jeunes filles à califourchon +sur des juments arabes de robe blanche +et à longue queue. Leurs cheveux noirs étaient +couronnés de pivoines. Leurs jambes très brunes +se fonçaient sur le poil éclatant des bêtes, et leurs +pieds petits tombaient droit, n'ayant ni selle ni +étriers.</p> + +<p>D'une seule main, chacune d'elles tenait les +brides de moire et, de l'autre, portait la hampe de +bambou d'une bannière légère qui, tendue entre +elles deux, élevait sur le ciel ces mots de soie et +d'argent:</p> + +<p class="c"><small>VIVE NOTRE BON ROI PAUSOLE!</small></p> + +<p>Plus loin, deux autres jeunes filles élevaient une +seconde bannière sur laquelle on pouvait lire:</p> + +<p class="c"><small>TRYPHÊME EST HEUREUSE.</small></p> + +<p>Un troisième couple suivait avec cette dernière +inscription:</p> + +<p class="c"><small>TRYPHÊME EST RECONNAISSANTE.</small></p> + +<p>Au delà, de longues files de femmes qui portaient +sur leur tête des corbeilles de fleurs, encadraient +d'abord la musique, puis les autorités de la ville, +hommes à barbe ou vieillards rasés, tous vêtus de +coutil blanc.</p> + +<p>Derrière, marchait une foule énorme.</p> + +<p>—Oh! que c'est joli! que c'est joli! dit Philis, +la main au menton. C'est pour nous, tout cela? +pour nous deux? C'est une fête pour mon mariage?</p> + +<p>—Oui, dit Pausole. Tu l'as deviné.</p> + +<p>Alors, Philis cria:</p> + +<p>—Vivent les Tryphémoises!</p> + +<p>Sa voix perçante traversa l'air même au-dessus +de toutes les fanfares, et la foule répondit:</p> + +<p>—Vive le Roi Pausole!</p> + +<p>Puis les ophicléides ayant fini leur marche sur +douze cadences parfaites, répétées selon toutes les +coutumes, entonnèrent l'Hymne Pausolien dont +cent voix chantaient les paroles.</p> + +<hr> + + +<p>Pausole ne l'écouta pas debout. Un monsieur +fort affairé, la main fébrile et l'œil inquiet, ayant +fait former le cercle à toute la procession, conduisit +le Roi jusqu'à une estrade, hâtivement échafaudée +dans l'ombre verte du rond-point.</p> + +<p>Philis, n'y trouvant pas de siège pour elle, s'assit +en riant sur un petit coussin. Diane à la Houppe, +moins jalouse que la veille et pour de bonnes raisons, +se contenta d'un coussin semblable. Ainsi +flanqué de ses deux femmes comme une statue +de marbre qu'entourent des figures allégoriques, +Pausole ouvrit les bras en inclinant la tête pour +exprimer à tous qu'il se disait comblé d'honneurs, +et prit doucement place dans son trône.</p> + +<p>Hélas! il prévoyait bien que l'éloquence officielle +devrait être, ce jour-là, reçue comme un fléau +divin.</p> + +<p>Mais la Ville entendait flatter ses préférences, et +le premier de tous les discours fut fait par un +homme du peuple.</p> + +<p>—Sire, dit cet orateur, nous vous aimons bien, +nous, les gueux, les gens sans cabane. Quand on +nous trouve étendus au pied d'un mur ou sur la +planche verte d'un banc, en train de dormir ou +d'aimer, on ne nous envoie pas en prison pour +nous punir de n'être pas riches. Quand nous n'avons +que deux sous pour nous acheter du pain, la loi ne +nous force pas d'aller voler six francs pour nous +acheter un pantalon. Quand nous n'avons ni sou +ni maille, nous savons que nous pouvons entrer +dans les boulangeries royales où vous faites donner +de quoi vivre aux loqueteux que la faim travaille. +Enfin tant que nous ne faisons rien contre ceux +qui nous laissent passer, nous avons le droit d'être +gueux et de ne pas mourir tout de même... On ne +voit cela que dans notre pays. Le Roi Pausole est +un brave homme.</p> + +<p>Pausole étendit la main.</p> + +<p>—Ce discours me plaît beaucoup. Qu'on donne +à ce pauvre claquedent une maisonnette et une +pension avec du tabac, du bon vin et deux ou trois +fortes filles pour chauffer ses draps en décembre. +Qu'on en donne autant aux douze gueux qu'il désignera +de son plein gré. Je prends les frais de leur +entretien sur ma cassette particulière, et s'ils font +des enfants, je leur donnerai double rente. Enfin, +qu'on réunisse tous les autres errants et qu'on +remette à chacun une petite pièce d'or; c'est mon +don de joyeuse entrée dans ma bonne ville de Tryphême.</p> + +<p>La foule poussa des acclamations.</p> + +<hr> + + +<p>Un autre orateur s'avança.</p> + +<p>—Sire, dit-il, nous vous bénissons, nous, les +gens du petit commerce, car vous nous laissez +tranquilles, et nous vendons ce qu'il nous plaît, +sans patentes ni privilèges. Personne n'a le droit +d'entrer chez nous de la part du gouvernement: +nos allumettes, nos cigares et même nos cartes à +jouer ne portent aucune estampille. Si l'acheteur +méprise nos cravates mais se sent du goût pour la +vendeuse et le lui exprime sur-le-champ, nous +pouvons fermer les yeux sur ce qui se passe dans +l'arrière-boutique sans que l'État ouvre les siens +dans un cas où personne ne réclame son appui. Si, +pour mieux joindre les deux bouts, nous déclarons +teindre et blanchir les mouchoirs que nous vendons, +on ne vient pas tripler nos impôts pour nous +pousser à la faillite et ruiner du même coup vingt-cinq +pauvres gens. C'est à vous seul que nous +devons, Sire, un sort que l'Europe nous envie. Au +nom de tout le petit commerce, je remercie Votre +Majesté.</p> + +<p>—Mon ami, dit Pausole, vous n'accepteriez +pas que je vous fisse une largesse dont vous n'avez +aucun besoin, mais je donne dix hectares des terres +de la couronne avec l'argent nécessaire pour construire +une maison de retraite aux petits commerçants +malchanceux. Si je pouvais ajouter la moindre +liberté à celles que vous avez déjà, je le ferais avec +allégresse, mais le code de Tryphême ne me laissant +pas le droit de vous imposer une entrave (et +je l'ai bien voulu ainsi) me retire en même temps +le plaisir de vous apporter une liberté de plus. +Pénétrez-vous de vos satisfactions, puisque vous +affirmez qu'elles sont véritables et renversez mon +successeur sans pitié comme sans scrupule s'il +prétend restreindre d'une ligne l'infini que je +livre à vos initiatives.</p> + +<p>—Vous vivrez toujours! cria le peuple.</p> + +<p>—Je n'aime pas à en douter, répondit Pausole.</p> + +<hr> + + +<p>Un troisième personnage se présenta.</p> + +<p>Le sens de son discours se lisait dans ses yeux, +et plus encore dans le long geste par lequel il annonça +le mouvement de sa première période. Au +nom des classes dirigeantes, il allait remercier le +Roi des bénéfices que ses amis savaient tirer, eux +aussi, de la grande loi tryphémoise.</p> + +<p>Mais le Roi l'arrêta d'un mot.</p> + +<p>—Monsieur, ce n'est pas d'abord pour vous que +j'ai changé toutes les coutumes. Si ma loi vous +plaît, voilà qui m'enchante, mais vous conviendrez +avec moi que vous pouviez atteindre au bonheur, +dans la limite des joies humaines, sans que je +m'occupasse de vous taper les joues pour vous empêcher +de pleurer. La stupide charge des lois +n'était pas moindre sur vos têtes que sur les derniers +de mes sujets. Leur intérêt, cependant, passait +avant le vôtre et je ne m'occupe de vous que +par-dessus le marché. Cela n'empêche point que +je ne sois sensible à votre hommage et touché de +vos remerciements. Vous êtes homme, et comme +tous les hommes, vous aviez le droit strict de +régler votre vie avec indépendance. J'ai le plaisir +de vous saluer.</p> + +<p>Les acclamations redoublèrent.</p> + +<p>—Bien... bien... dit Pausole, cela suffit. Je déclare +la séance levée. Le chef de la Sûreté générale +est-il parmi les assistants? J'ai deux mots à lui +dire en particulier.</p> + +<hr> + + +<p>Pausole et tous ses compagnons reprirent leurs +diverses montures. Le cortège, les porte-bannière, +la foule, les bagages et les quarante lanciers se suivirent +dans un désordre voulu par Giguelillot, qui +venait de prendre le commandement.</p> + +<p>Entre temps, le chef de la Sûreté, tenu à l'écart +par le Roi, entendit les paroles suivantes:</p> + +<p>—J'aurais préféré, monsieur, passer les portes +de Tryphême sant être reconnu ni connu, car je +voyage dans un dessein que le mystère et le silence +ne sauraient trop favoriser. Mais, puisque aussi +bien mon déplacement n'est plus un secret pour +personne, il ne me reste pas de motifs raisonnables +pour vous en cacher le but en me privant de vos +services dévoués. Soyez donc mon auxiliaire.</p> + +<p>—Ce sera mon devoir et mon honneur, répondit +le fidèle agent.</p> + +<p>—Ma fille, la Princesse Aline, a quitté le palais +jeudi. Elle a eu pour cela ses raisons et je ne permettrai +à personne de les mettre en discussion. +Un jeune homme la conseille, l'accompagne et la +protège. J'ignore où il l'a conduite et je désirerais +être fixé sur ce premier point. J'ignore également +qui il est, et il serait bon que je fusse tiré de cette +seconde incertitude.</p> + +<p>—Votre Majesté peut-elle me donner un signalement?</p> + +<p>—Taxis! appela le Roi.</p> + +<p>Taxis, très pâle, comparut. Pausole lui dit à voix +basse:</p> + +<p>—Le chef de la Sûreté demande le signalement +de l'inconnu que nous poursuivons...</p> + +<p>—Ah!</p> + +<p>—Eh bien?... répondez... l'avez-vous?</p> + +<p>Déchiré par l'obligation d'obéir, Taxis plongea +une main tremblotante dans sa poche et en tira +un papier qu'il tendit.</p> + +<p>«Le signalement! se disait-il, le signalement!... +Ah! malheureux jeune homme!... Admirable +martyr!... Ils vont le reconnaître tout de suite et +c'est moi qui l'aurai livré!»</p> + +<p>La pièce était ainsi conçue:</p> + +<div class="c"> +<table summary="signes particuliers"> +<tr><td></td><td></td></tr> +<tr><td>TAILLE</td><td>Moyenne.</td></tr> +<tr><td>CHEVEUX</td><td>Châtains.</td></tr> +<tr><td>BARBE</td><td>Néant.</td></tr> +<tr><td>YEUX</td><td>Gris.</td></tr> +<tr><td>FRONT</td><td>Moyen.</td></tr> +<tr><td>NEZ</td><td>Ordinaire.</td></tr> +<tr><td>BOUCHE</td><td>Moyenne.</td></tr> +<tr><td>MENTON</td><td>Rond.</td></tr> +<tr><td>VISAGE</td><td>Ovale.</td></tr> +<tr><td>SIGNES PARTICULIERS.</td><td>Néant.</td></tr> +</table></div> + +<p>—Voilà qui est parfait, dit le chef de la Sûreté. +Avec ce signalement caractéristique, nous +pouvons entrer en campagne. Mais quel âge?</p> + +<p>—Environ seize ans, dit Pausole.</p> + +<p>—Oh! fit Taxis... Seize... ou dix-huit... Moins +de trente ans... Probablement moins de trente +ans... Il n'a pas été vu de près...</p> + +<p>—Alors comment connaît-on la couleur de ses +yeux? demanda le policier.</p> + +<p>—Heu!... on la connaît... il serait plus exact +de dire qu'on la suppose...</p> + +<p>—A-t-il de la barbe, enfin? Le signalement +prétend que non.</p> + +<p>—Peu de barbe... Peu... Mais un peu...</p> + +<p>—Cela n'importe guère, d'ailleurs. Tel qu'il +est, le document suffit, et au delà.</p> + +<p>Taxis se retira très en hâte.</p> + +<p>—Monsieur le chef, reprit Pausole, veuillez +ne m'importuner ni de questions ni de comptes +rendus. Retenez, en outre, que vous avez mission +de découvrir, mais non pas d'arrêter. Je ne vous +donne qu'un mandat de recherches. Dès que vous +l'aurez su remplir, vous rédigerez un rapport et +le remettrez à mon page: vous le voyez là-bas +monté sur un zèbre, aux côtés de la Reine Philis +qui lui parle et rit en ce moment. Si pourtant +vos efforts aboutissaient entre l'heure de minuit et +celle de midi, vous auriez pour supérieur mon +conseiller Taxis, qui nous quitte à l'instant. Car +mon page n'a d'autorité que pendant la moitié du +jour. Allez. Je vous ai dit tout ce que vous deviez +entendre.</p> + +<hr> + + +<p>Pendant cette conversation, Giguelillot s'était +rapproché de Philis.</p> + +<p>—Allez-vous-en, lui dit la petite avec une +moue qui voulait être sévère.</p> + +<p>—Pourquoi?</p> + +<p>—Parce que je vous trouve de plus en plus gentil. +Et il paraît que je n'ai pas le droit de vous le dire.</p> + +<p>—Alors ne le dites pas...</p> + +<p>—Mais c'est que je le pense!... Allez-vous-en!... +j'ai envie de vous embrasser.</p> + +<p>—Mais non, mais non...</p> + +<p>—Si... là, dans le cou, derrière l'oreille où +Vous m'avez mis hier un baiser si bien fait, si +bon... Je vais m'en donner un sur la main... +Faites attention!... Il est pour vous.</p> + +<p>—Je l'ai senti.</p> + +<p>—Moi aussi, allez!...</p> + +<p>Elle rougit beaucoup, sentant que Giglio la +regardait.</p> + +<p>Ils se turent.</p> + +<p>—Mais partez donc, reprit-elle. Vous me faites +dire des horreurs.</p> + +<p>—Ce n'est pas mon avis.</p> + +<p>—Vraiment?... Oh! si, tout de même... Il ne +faut pas m'écouter, voyez-vous... Je ne sais jamais +ce qui est inconvenant...</p> + +<p>—Moi non plus.</p> + +<p>—Ainsi... j'ai pensé à vous tout le temps la +nuit dernière quand vous avez été parti... Est-ce +que je peux vous dire ça, ou non?</p> + +<p>—Si c'est la vérité...</p> + +<p>—Oh! je vous ai fait plaisir! vous vous êtes +troublé. Vous êtes très content. Ah! Ah!... Restez +là, maintenant, je vous défends de me suivre.</p> + +<p>Devinant avec un instinct très sûr qu'il fallait +s'en aller sur ce petit effet, elle talonna son petit +poney noir qui vint en quelques bonds se ranger +aux côtés du Roi Pausole.</p> + +<hr> + + +<p>On entrait dans les faubourgs.</p> + +<p>De toutes parts, aux fenêtres, aux portes, sur +les toits et sur les arbres, une populace exultante +se pressait, mêlait des rires, levait des bras frémissants, +lançait des bouquets de cris joyeux.</p> + +<p>Ouvriers en chemise de couleur et en panlalon +de toile bleue; bourgeois en vêtements de soleil, +petites filles nues, trottins en bas rouges, femmes +en cotillons rayés se penchaient au bord des trottoirs +avec des fleurs et des branches vertes.</p> + +<p>On entendait des cris, des voix soudaines:</p> + +<p>—Je le vois!... c'est lui!... le voilà!... maman! +maman!... le voilà!... oh! je l'ai bien vu! je +l'ai vraiment bien vu!</p> + +<p>Et d'autres qui pleuraient:</p> + +<p>—Papa! porte-moi!... je suis trop petite!... +où est-il?... prends-moi sous les bras!... plus +haut!... plus haut!... encore plus haut!...</p> + +<p>Une enfant de trois ans cria en brandissant par +la patte une poupée rose:</p> + +<p>—Ive le Roi!... le Roi Paupaul!</p> + +<p>Et Pausole la prit à bout de bras pour l'embrasser +sur les deux joues.</p> + +<p>Partout des arcs de triomphe échafaudés en une +nuit se dressaient au coin des rues, à l'entrée des +places et des carrefours. Toutes les fenêtres étaient +pavoisées. Des étoffes de couleur, des feuillages, +des rameaux frissonnants, des roses, couvraient +les maisons, les trottoirs, les pavés et le ciel lui-même. +Depuis les portes de la cité jusqu'à la +Grand'Place, dix-huit cents jeunes filles nues +formaient une haie brune et versaient un fleuve de +roses rouges sur les pas du Roi et des Reines. Les +innombrables fleurs de juin tombaient des fenêtres +dans la rue comme des cascades au torrent.</p> + +<hr> + + +<p>Pausole saluait, saluait, ouvrait les bras, penchait +la tête, levait parfois une main qui semblait +dire: «C'est trop!» Et sa bonne barbe et ses bons +yeux rendaient par leur expression douce à l'enthousiasme +de la foule une affection toute paternelle +qui enchantait les assistants.</p> + +<p>Philis, auprès de lui, se tenait très raide, consciente +de ses nouveaux droits et de la part qu'elle +pouvait prendre aux acclamations publiques. Son +regard était sévère et digne; mais pour se mettre +dans le ton des modes qu'elle voyait générales elle +avait enlevé l'épingle qui arrêtait à mi-buste l'ouverture +de son corsage, et elle montrait au peuple +ses seins élevés à l'ombre, étant fière de leurs +pointes pâles et de leur peau transparente.</p> + +<p>Taxis cherchait dans sa Bible de saines distractions +à un tel spectacle; mais le hasard l'ayant fait +tomber sur le second livre des Chroniques, il ne +trouvait dans la biographie de Salomon que des +exemples encore plus scandaleux des turpitudes où +peut sombrer le dévergondage royal.</p> + +<p>Diane à la Houppe regardait la foule en soulevant +le rideau de son palanquin.</p> + +<p>Giguelillot, à rebours sur sa selle, tenait par les +mains deux jeunes filles dont chacune tirait en +avant une farandole mouvementée de sœurs, +d'amies ou d'inconnues. Ce qu'il leur disait devait +être d'un intérêt particulier, car, sitôt qu'il avait +prononcé le moindre mot, on le répétait d'un bout +à l'autre de la file avec d'assourdissants éclats, et +le cortège avançait toujours, traînant derrière son +étambot où Giguelillot était sirène, un double sillage +de rires.</p> + + + + +<h3><a name="l4c6" id="l4c6">CHAPITRE VI</a></h3> + +<p class="d">DE LA PROMENADE QUE FIT PAUSOLE +À TRAVERS SA CAPITALE.</p> + + +<div class="epi"> +<blockquote> +<p>Deux besoins qui réuniront toujours +les hommes en sociétés, le besoin de +l'ordre et celui de se perpétuer, déterminèrent +ces nouveaux habitants à +demander un chef et des femmes.</p> +</blockquote> + +<p class="s"><span class="sc">B<sup>on</sup> de Wimpfen</span>, <i>Voyage à Saint-Domingue</i>.—1789.</p> + +</div> + + +<p>La préfecture et l'Hôtel de Ville s'étant, par +hasard, entendus pour se partager l'honneur de +l'insigne présence royale, Pausole accepta le festin +des conseillers municipaux et fit porter ses bagages +dans les appartements préparés chez le préfet.</p> + +<p>Il y avait bien quelque part un palais de la couronne, +mais comme Pausole ne venait jamais dans +sa capitale, il avait consenti à ce qu'on transformât +la vieille résidence en un jeune musée populaire.</p> + +<p>Aussitôt après le repas, Pausole ragaillardi et +non pas fatigué par ses deux jours de promenade, +déclara qu'il ferait sur le dos de sa mule le tour +des bas quartiers de la ville.</p> + +<p>Macarie, d'un air placide, le reprit sur son échine +et abaissa les deux oreilles avec beaucoup de résignation.</p> + +<p>Le Roi, Taxis et Giguelillot s'en allèrent sans +autre escorte.</p> + +<p>Autour d'eux, le peuple, toujours empressé, mais +un peu moins bruyant que la veille, emplissait les +rues et les fenêtres. On criait toujours: «Vive le +Roi!» et même certaines voix disaient: «Bonjour, +Sire!», à quoi Pausole répondait: «Bonjour! +Bonjour! mes amis!»</p> + +<p>Des camelots parcouraient les trottoirs en annonçant +leurs feuilles encore fraîches:</p> + +<p>—Demandez <i>la Paix</i>! <i>l'Indépendant</i>!</p> + +<p>—<i>La Nudité</i>! son édition de cinq heures!</p> + +<p>Un petit bonhomme, se méprenant, hurla aux +oreilles de Taxis:</p> + +<p>—<i>Le Moniteur général des jeunes filles à louer</i>, +vingt-cinq centimes avec sa prime!</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est que la prime? demanda +Guiguelillot.</p> + +<p>—Bon pour un baiser d'une minute à toucher +dimanche prochain!</p> + +<p>Mais le gamin se rangea lestement pour laisser +passer une voiture-réclame où deux Tryphémoises +de vingt ans allongeaient les lignes pures de leurs +corps veloutés sur une large bande d'annonce qui +portait en lettres énormes une adresse de parfumeuse.</p> + +<p>—Voilà de jolies personnes, dit Giguelillot fort +éveillé.</p> + +<p>—Erreur! grommela Taxis.</p> + +<p>—Quelle femme saurait vous plaire?</p> + +<p>—Il en fut une, monsieur.</p> + +<p>—Oh! racontez-nous cela, rien n'est plus singulier.</p> + +<p>—Comment? fit le Roi presque sérieux. Mais +vous m'étonnez, monsieur le Grand-Eunuque. Vous +avez aimé? Qu'est ce que cela veut dire?</p> + +<p>—Aimé, non! Je n'ai jamais aimé que l'Éternel, +Votre Majesté ne l'ignore point; mais j'ai un jour +vivement senti la perfection de l'œuvre divine, +devant une créature du sexe. En un mot j'ai connu +une dame qui réalisait parfaitement mon idéal de +la beauté. Je précise en disant: mon idéal <i>physique</i> +de la beauté <i>morale</i>. Vous me comprenez?</p> + +<p>—Pas du tout; mais cela ne fait rien... Continuez.</p> + +<p>—Soit. Cette femme était l'unique locataire de +mon père. Elle dirigeait une petite maison toujours +close et extérieurement décente, un de ces pavillons +que M. Lebirbe combat, mais que j'estime, +pour ma part, excellents en ce qu'ils concentrent +sur un point les impuretés de la ville entière, et +surtout en ce qu'ils sont ennemis du scandale. Sur +cette question, les protestants, vous le savez, sont +unanimes. La bonne et digne femme me recevait +souvent; mon père savait que mes principes et ma +chasteté native permettaient que j'entrasse chez elle +sans y courir aucun danger; le dimanche, en sortant +du prêche, j'allais jouer avec ses enfants... Un jour +donc, comme je puisais là une salutaire horreur du +vice par sa contemplation même, nous vîmes entrer +cette digne personne que mon père estimait fort, +car elle lui rapportait cinq mille francs par an. +Elle n'avait aucune chemise, et je fus frappé intérieurement. +Sa majestueuse obésité commandait +avant tout le respect. On eût dit qu'elle était +enceinte de six enfants et qu'elle aurait su les nourrir +tant elle avait de vastes seins. On ne pouvait les +voir sans comprendre que la maternité est la mission +première et la suprême gloire de la femme, +monsieur. Enfin, pour comble de beauté... (de +beauté morale, veux-je dire) son ventre retombait +devant elle avec une pudeur charmante jusque vers +le milieu de ses jambes. Sa poitrine était un fichu; +son abdomen était une jupe: ses enfants pouvaient +donc la regarder sans crime: même nue, elle avait +des voiles.</p> + +<p>Giguelillot lui serra les mains:</p> + +<p>—Ah! monsieur, j'ai le violent désir de vous +prendre pour ami intime, car nous ne nous battrons +jamais à propos d'une femme qui passe. Et les +autres querelles ne comptent pas.</p> + +<hr> + + +<p>Pausole, qui n'écoutait plus, montra devant une +boutique un écriteau orné d'une palme: «Société +Lebirbe. Grand Prix d'honneur.»</p> + +<p>—C'est ici, demanda-t-il, que demeure la lauréate?</p> + +<p>—Oui, Sire, dit un voisin.</p> + +<p>—Où est cette enfant? reprit le Roi. Je la veux +féliciter. En effet, si M. Lebirbe exprime parfois des +vœux dont la réalisation serait funeste pour les libertés +publiques, il est plein de sens et il voit juste +sur le chapitre des principes qu'il faut répandre +autour de soi. Je suis sûr qu'il a fait un choix +éclairé entre toutes les jouvencelles qui pouvaient +aspirer à la couronne de roses. Où est l'heureuse +rosière? Dites-lui que je lui fais une visite.</p> + +<p>La jeune fille descendit en hâte, et, dès qu'elle +aperçut le Roi, elle enleva prestement sa cotte et +son fichu comme on retire un tablier pour s'endimancher +à l'office.</p> + +<p>Elle était jolie de la tête aux pieds.</p> + +<p>—On t'a couronnée? dit le Roi.</p> + +<p>—Oui, Sire, on a été bien bon.</p> + +<p>—Tu le méritais?</p> + +<p>—Comme beaucoup d'autres. J'ai eu de la +chance, voilà tout.</p> + +<p>—Mais qu'avais-tu fait pour être rosière?</p> + +<p>—Sire, mes parents sont pâtissiers. Les quatre +marmitons ont demandé ma main et chacun d'eux +a dit qu'il se tuerait si je ne la lui donnais pas.</p> + +<p>—C'était un cas difficile. Comment l'as-tu +résolu?</p> + +<p>—Oh! je n'ai pas voulu de suicides dans ma +petite vie. Je les ai épousés tous les quatre. Il faut +être bonne fille, n'est-ce pas, Sire? Les hommes +sont si malheureux quand on les laisse à la porte! +Ils veulent bien peu de chose! Pourquoi leur +refuser?</p> + +<p>—Eh! si un cinquième se présente, il faudra +bien que tu lui dises non...</p> + +<p>—Je n'ai jamais dit non à personne, Sire, ce +n'est pas dans mon caractère. Mes maris ont +compris tout de suite que j'étais gentille avec eux +et que je n'avais pas de raisons pour être mauvaise +avec les autres. Tout le monde me trouve jolie +dans le quartier. Je ne dis pas que tout le monde +me plaît, mais que voulez-vous? chacun pratique +la charité comme il l'entend. On n'est pas riche à +la maison, je donne ce que j'ai, j'aime faire plaisir +et le soir je m'endors contente quand je me dis +que j'ai eu bon cœur pour tous ceux qui me tendaient +la main. C'est ma petite vertu, à moi.</p> + +<p>Pausole demeurait rêveur.</p> + +<p>—Je n'aurais rien à dire, fit-il, si tu ne +t'étais pas mariée. Le mariage est une abdication +volontaire de la liberté. On peut la révoquer, +cette abdication; mais alors il faut se séparer...</p> + +<p>—Oh! nous n'en voyons pas si long! Je me +suis mariée avec les marmitons de mes parents. +Ils tiennent la maison. Moi, je fais le ménage. +C'est notre intérêt de rester ensemble, et, comme +nous nous aimons bien, tout s'arrange. Quand +la nuit est passée, quand le ménage est fini, je +reste seule et je n'ai rien à faire. Mes maris sont +à leur travail. Alors, comme tant d'autres, je +pourrais aller de porte en porte causer avec les +commères et dire du mal des voisins. Moi, je +trouve que quand on a vingt ans, on peut s'occuper +mieux que cela. Aussitôt que j'ai posé ma +jupe, je me laisse emmener par l'un ou l'autre: +au moins, ce n'est pas du temps perdu.</p> + +<p>—Allons, dit Pausole, je vieillis. Je vois que +je suis réactionnaire et que les mœurs marchent +en avant. Je ne te condamnerai pas, ma fille. Au +fond, tu appliques mieux mes lois que je n'ai su +le faire en personne. Jusqu'ici, j'avais pour jurisprudence +de frapper toutes les femmes adultères +qui ne fuyaient pas de chez elles. Un dieu s'est +montré jadis plus indulgent que je ne le fus. Il +faut que la liberté ne puisse pas être abdiquée, +même par consentement mutuel. Ton exemple me +frappe, mon enfant, car tu te passes de mes principes +et tu as, comme tu dis, ta petite vertu à +toi, qui est peut-être bien la grande. Donne-moi +la main, je te félicite.</p> + +<hr> + + +<p>Pausole continua ses visites, il entra dans les +ateliers, dans les boutiques, dans les hangars; il +questionna les vagabonds qui dormaient le long +des murs, il serra beaucoup de mains noires et +vit beaucoup de visages souriants. Personne ne +se plaignait de la vie au point d'attaquer le gouvernement.</p> + +<p>Rentré à la préfecture, il subit un second festin, +écouta de nouveaux discours et serra de nouvelles +mains avec une croissante fatigue.</p> + +<p>Comme les invités se formaient par groupes +dans les salons préfectoraux ornés des portraits +de Pausole et de ses Reines favorites, le chef de +la Sûreté surgit au moment où le Roi venait +d'emmener dans un coin écarté Giguelillot par le +coude gauche, afin de lui parler poésie.</p> + +<p>S'inclinant avec une déférence qu'altérait la +fierté de la tâche réussie, le chef prononça lentement +ces paroles:</p> + +<p>—J'ai l'honneur d'annoncer à Votre Majesté +que son auguste fille, la Princesse Aline, est retrouvée +saine et sauve.</p> + +<p>—Déjà? s'écria Pausole.</p> + +<p>—Oui, Sire. Vous êtes obéi.</p> + + + + +<h3><a name="l4c7" id="l4c7">CHAPITRE VII</a></h3> + +<p class="d">OÙ LE LECTEUR RETROUVE HEUREUSEMENT +LES HÉROÏNES DE CETTE HISTOIRE.</p> + + +<div class="epi"> +<blockquote> +<p>Dès que je fus couchée, je lui dis: +«—Approchez-vous, mon petit cœur.» +Elle ne se fit pas prier et nous nous baisâmes +d'une manière fort tendre...</p> +</blockquote> + +<p class="s"><i>Histoire de M<sup>me</sup> la comtesse des Barres</i>, 1742.</p> + +</div> + + +<p>Aline et Mirabelle, sortant de l'hôtel du Coq, +arrivèrent à la ville vers dix heures du soir.</p> + +<p>Tryphême, endormie aux heures du soleil, +s'anime au crépuscule et reste éveillée tard. +Toutes les boutiques étaient ouvertes le long des +rues pleines de passants quand les deux amies se +mêlèrent à la foule, et Mirabelle en profita pour +s'habiller sans plus attendre. Le sentiment de sa +nudité était le plus désagréable qu'elle eût encore +éprouvé. Bien qu'elle coudoyât beaucoup d'autres +jeunes filles aussi découvertes qu'elle-même, ses +yeux croyaient voir tous les yeux fixés sur un point +de sa personne, et cela ne pouvait pas se supporter,—au +moins de la part d'une multitude.</p> + +<p>Elle entra donc dans une boutique et expliqua +ce qu'elle désirait.</p> + +<p>—Oh! madame, fit la marchande, en la considérant +des pieds à la tête, ce n'est pas mon intérêt +de parler comme je le fais, mais quel dommage +d'habiller madame! Quand on a la poitrine si +jeune, le ventre si fin, les jambes si bien faites, +peut-on cacher des choses pareilles?</p> + +<p>—C'est mon caprice, dit Mirabelle.</p> + +<p>—Alors, mettez des transparents... Je peux +faire à Madame une petite robe Empire en linon +blanc sans doublure, très collante autour des +hanches... De loin, cela fait robe, et de près, c'est +comme si l'on n'avait rien... J'ai là du linon tout +ce qu'il y a de léger. On lirait le journal à travers. +Madame veut-elle essayer?... Ou bien est-ce que +madame préfère le tulle noir? mais c'est plutôt +robe de bal.</p> + +<p>—Non, rien de tout cela. De la batiste, des bas +de fil, une jupe de toile toute faite et une chemisette +bleue, voilà ce qu'il me faut. Donnez-en +autant à ma sœur qui désire s'habiller exactement +comme moi.</p> + +<p>—Enfin... je veux bien, dit la brave femme. +Vrai, c'est péché de vous obéir.</p> + +<p>Habillées, elles achetèrent des canotiers quelconques, +mais de paille et de ruban semblables. +Mirabelle y tenait beaucoup.</p> + +<p>Puis elles sortirent.</p> + +<hr> + + +<p>—Grande sœur, dit Line en souriant, où irons-nous +passer la nuit?</p> + +<p>Malgré le conseil de Giguelillot, Mirabelle répondit +vivement:</p> + +<p>—À l'hôtel.</p> + +<p>—Pourquoi pas dans cette maison dont le +page nous a donné l'adresse?</p> + +<p>—Cela m'effraye, tous ces garçons et toutes ces +petites filles ensemble...</p> + +<p>—Ils doivent tant s'amuser! Tu ne veux pas +aller voir?</p> + +<p>—On nous retiendrait peut-être... Je ne suis pas +tranquille. L'hôtel est plus sûr.</p> + +<p>—Le page disait bien le contraire. Et il est si +intelligent!... N'est-ce pas qu'il est gentil, ce petit +page, Mirabelle?</p> + +<p>—Ah!... tu trouves?</p> + +<p>—Oui... J'aime beaucoup ses yeux.</p> + +<p>—Moi pas!</p> + +<p>—Oh! je t'ai fait de la peine. Tu es devenue +blanche...</p> + +<p>—Pas le moins du monde. Je ne suis pas de ton +avis, voilà tout.</p> + +<p>—Mais comme tu es nerveuse! Pourquoi t'ai-je +dit cela?... Pardon, Mirabelle, je ne le dirai plus... +Viens dans un petit coin noir, tout de suite...</p> + +<p>—Pourquoi?</p> + +<p>—Pour que je t'embrasse... Si tu me le permets.</p> + +<p>Elles prirent une rue obscure et trouvèrent l'abri +souhaité: derrière un tombereau de sable qu'on +avait laissé là sur cales, les deux jeunes filles, bouche +à bouche, se prouvèrent une fidèle tendresse.</p> + +<p>—Viens, soupira Mirabelle. Dépêchons-nous, +il est tard. Il nous faut une chambre, tu sais.</p> + +<p>—Oui, dit Line, j'ai bien sommeil encore. +Depuis trois jours j'ai si peu dormi... Je me sens +faible, faible, ce soir. Et j'ai mal aux jambes... +Comment cela se fait-il? Nous n'avons guère marché, +pourtant?</p> + +<p>—C'est parce que tu grandis. Je suis contente +de cela. Bon signe, ma chérie.</p> + +<p>Line croyait tout ce qu'on lui disait et ne s'inquiéta +pas davantage.</p> + +<p>Dans une avenue silencieuse, elles s'arrêtèrent +devant un hôtel qui paraissait très convenable et +qui avait pour enseigne: <i>Hôtel du Sein-Blanc et +de Westphalie</i>.</p> + +<p>Elles y pénétrèrent. Mirabelle choisit une +chambre à grand lit, très vaste, avec des miradores +qui lui assuraient une précieuse fraîcheur.</p> + +<p>Au moment où elles gagnaient l'ascenseur, la +directrice prit à part Mirabelle et s'excusa profondément: +l'hôtel avait six attachés chargés du service +de nuit près des dames qui voyageaient seules; +mais il était venu dans l'après-midi une famille de +sept Anglaises qui avaient retenu par télégramme +toute cette partie du personnel et la maison se +trouvait ainsi démunie pour quarante-huit heures. +La directrice offrait de les remplacer, au moins +dans la mesure du possible, en réveillant les deux +petits grooms, qui étaient sans doute un peu +jeunes, mais passaient pour très gentils. Elle demandait, +en outre, si ces dames resteraient plusieurs +jours afin de les inscrire sur-le-champ pour +les premiers attachés disponibles.</p> + +<p>Mirabelle la laissa parler; puis elle répondit +simplement:</p> + +<p>—Ma petite sœur et moi, madame, nous n'avons +besoin de personne.</p> + +<p>À peine enfermées dans leur chambre, elles se +déshabillèrent avec lassitude. Line dormait en faisant +sa toilette et restait les doigts dans ses cheveux +sans pouvoir terminer sa natte.</p> + +<p>Mirabelle, mélancolique, mais patiente et résignée, +la coucha comme une enfant.</p> + +<p>—Bonsoir, Mirabelle... Dors bien... murmura +Line en tendant la bouche, mais sans pouvoir rouvrir +les yeux.</p> + +<p>—Bonsoir, ma chérie... je ne t'éveillerai pas.</p> + +<p>—Bien gentille... bonne nuit.</p> + +<p>Mirabelle se glissa le long de son amie, prit tendrement +le petit corps entre ses belles jambes +jalouses, posa la tête blonde sur sa poitrine et ne +put s'endormir que longtemps, longtemps après.</p> + +<hr> + + +<p>Elle s'éveilla cependant la première, sonna, +sauta du lit et sortit dans le couloir afin de donner +ses ordres silencieusement.</p> + +<p>Il lui fallait des fleurs, des gerbes, des brassées, +des bottes de fleurs. Elle en mit partout, sur les +tables, la cheminée, les divans, les chaises, les +consoles. Elle en mit derrière les cadres, dans les +marges de toutes les glaces, et jusque dans les +gonds des hautes portes-fenêtres ouvertes. Elle en +joncha le tapis, elle en couvrit la couche. Autour +du cher profil de Line endormie elle en rougit +l'oreiller blanc, et Line fut éveillée par leur +immense parfum.</p> + +<p>Les deux mains jointes sous la joue, souriante +des yeux et de la bouche, la natte ramenée sur la +poitrine et un sein dans le pli du coude, elle appela +Mirabelle qui mit genou en terre comme si elle +mimait un ballet d'amour.</p> + +<p>Line avait l'âme reconnaissante. Elle réunit ses +bras nus derrière le cou de son amie, ébaucha +quelques baisers plus sonores que voluptueux, +puis tourna doucement la tête de Mirabelle de +façon à poser l'oreille sur sa bouche et lui offrit +sans détours ce que la jeune fille pouvait désirer +de plus agréable à ses tentations.</p> + +<p>Mirabelle ne se fit pas prier. Ayant prouvé douze +heures durant toute la discrétion dont elle était +susceptible, elle jugea qu'elle avait atteint l'extrême +limite de la réserve et qu'il lui devenait permis +de se montrer enfin telle que les dieux l'avaient +faite.</p> + +<p>Sa franchise, durant quatre heures, se montra +sous tous les aspects. Après plusieurs attendrissements +qui l'ébranlèrent jusqu'au fond de sa jeune +et prompte émotion, Line avoua qu'elle était décidément +souffrante et qu'elle n'aurait pas même la +force de se lever pour déjeuner sur une chaise.</p> + +<p>Elle prit son repas au bord du lit.</p> + +<p>Cependant la journée s'avançait. Mirabelle rangea +la chambre, reçut les vêtements, les plia, en +ancienne apprentie soigneuse, et, comme il fallait +bien méditer aussi les exigences de la vie pratique, +elle visita les porte-monnaie et fit le compte des +richesses communes.</p> + +<p>Deux journées d'auberge au village, les achats +de vêtements, les fleurs, avaient absorbé les trois +quarts de ce que contenaient les petites bourses...</p> + +<p>Mirabelle, toute soucieuse, ébaucha des combinaisons...</p> + +<p>—À quoi penses-tu? demanda Line.</p> + +<p>—À toi, chérie... Il faut que je sorte...</p> + +<p>—Tu penses à moi et tu me quittes?</p> + +<p>—Pas pour longtemps... Deux heures peut-être... +Si je n'étais pas rentrée à l'heure du dîner, +tu ne t'inquiéterais pas, le promets-tu?</p> + +<p>—Oh! mais comme je vais m'ennuyer! Pourquoi +faut-il que tu sortes?</p> + +<p>—Ne me demande pas... C'est pour nous deux... +Dès que je serai sortie, ferme bien la porte, n'est-ce +pas? et ne laisse entrer personne... Puisque tu +es fatiguée, tu devrais faire une longue sieste en +m'attendant...</p> + +<p>Elle prit des ciseaux, se coupa une boucle brune +et la fixa au second oreiller avec une épingle à cheveux.</p> + +<p>—Tiens, mon amour, voici un peu de moi pour +que tu ne te sentes pas seule...</p> + + + + +<h3><a name="l4c8" id="l4c8">CHAPITRE VIII</a></h3> + +<p class="d">OÙ LES ÉVÉNEMENTS SE PRÉCIPITENT.</p> + + +<div class="epi"> +<blockquote> +<p>Il étoit trop poli, trop galant pour +desobliger un sexe dont il avoit toujours +été l'idole. Dès qu'une jolie femme se +présentoit, elle était sûre d'être placée.</p> +</blockquote> + +<p class="s"><i>Le Cosmopolite.</i>—1751.</p> + +</div> + + +<p>—Ma fille est retrouvée? dit Pausole. C'est fort +heureux pour elle. Mais quelle heure singulière +vous avez choisie, monsieur, pour une pareille +découverte!</p> + +<p>—Sire... je suis confondu... Nous ne choisissons +guère les...</p> + +<p>—Comment voulez-vous que j'aille courir les +rues quelques instants avant minuit, un soir de +fête, en pleine foule, au milieu des plaisirs et sans +doute des excès que toute fête conseille et même +facilite, pour une démarche aussi intime, aussi délicate, +aussi scabreuse que de pénétrer en personne +dans l'appartement clandestin d'une Altesse +royale avec le dessein paternel de ressaisir son +affection? La Princesse Aline se couche à neuf +heures, monsieur le chef de la Sûreté. Elle est +certainement au repos en ce moment. J'arriverais +comme un personnage de vaudeville au milieu d'un +flagrant délit et cette seule idée m'est odieuse. +Vous m'en voyez tout révolté. Allez, monsieur, +vous êtes un maladroit!</p> + +<p>—Mais, Sire, c'est votre ministre, l'honorable, +seigneur Taxis, qui m'a conseillé de...</p> + +<p>—Encore lui! Toujours cet homme! Je n'apprends +donc rien de malencontreux, de brouillon, +d'impolitique sans qu'il n'y ait sa part de responsabilité! +Il se rendra intolérable, et je ne sais pas +vraiment si je ne finirai point par me priver de +tels services où je ne recueille que trouble et vicissitude... +Allez! vous dis-je; je suis très mécontent... +Réglez la suite avec mon page. Je ne +veux plus m'occuper de rien.</p> + +<p>Giguelillot emmena le malheureux.</p> + +<p>—Pourquoi venir parler de cela au Roi? lui +dit-il. Si vous m'aviez pris à part, je vous aurais +prévenu d'un mot... Voyons, dites-moi ce que +vous savez. J'essayerai d'arranger les choses.</p> + +<p>Le chef de la Sûreté expliqua que la Princesse +Aline avait été retrouvée, non avec un jeune +homme, comme on croyait le savoir, mais avec +une jeune fille un peu plus âgée qu'elle, hôtel du +Sein-Blanc et de Westphalie. Il ajouta que, deux +agents restés pendant trois heures aux écoutes +derrière la porte avaient fait le rapport le plus +singulier de tout ce qu'ils avaient su entendre. Il +insista pour obtenir que l'arrestation fût prompte, +disant que, à plusieurs reprises, Son Altesse +s'était plainte d'une lassitude extrême et que le +souci de l'auguste santé devait primer, semblait-il, +toute autre considération.</p> + +<p>—Ne savez-vous rien de plus? demanda Giguelillot.</p> + +<p>—L'inconnue parlait d'une absence qu'elle +avait faite dans le courant de l'après-midi et qui a +été confirmée par le portier de l'hôtel.</p> + +<p>—Où pouvait-elle aller?</p> + +<p>—Elle refusait de le dire; mais elle rapportait +deux cents francs d'une mystérieuse origine, et +une bague qu'elle voulait revendre sans la garder +un seul jour.</p> + +<p>—C'est tout ce qu'on sait?</p> + +<p>—Demain lundi, de quatre à huit, elle sortira +une seconde fois.</p> + +<p>—Ah! ah! c'est très intéressant.</p> + +<p>Giglio remercia le policier, lui ordonna de faire +cesser la surveillance le lendemain à quatre heures +précises, et surtout de renoncer à toute communication +avec Taxis, d'une part, avec Pausole, de +l'autre.</p> + +<hr> + + +<p>Il achevait à peine, lorsqu'un grand mouvement +se fit autour de lui,</p> + +<p>Le Roi venait de manifester au préfet qu'il lui +était agréable de se retirer dans ses appartements +avec la jeune femme qu'il avait épousée le matin +même.</p> + +<p>Giguelillot traversa vivement le salon, s'approcha +de Diane à la Houppe et prit en penchant la +tête sur l'épaule un air suppliant et doux...</p> + +<p>Diane fronça les sourcils sans pouvoir en même +temps s'empêcher de sourire, et, le visage tendu en +avant, elle articula nettement:</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>Puis, dans un rire silencieux, elle murmura non +sans bravade:</p> + +<p>—Tu ne diras plus, petite horreur, que tu n'as +jamais entendu ce mot-là.</p> + +<hr> + + +<p>Il la rejoignit une heure plus tard. Elle l'attendait +sur une chaise longue; ses cheveux noirs ondulaient +largement sur chacune de ses joues et la +recouvraient jusqu'à la hanche. Il ne vit de son +expression que deux yeux très brillants et une +bouche humide...</p> + +<p>—Eh bien, madame, dit-il, je vous ai obéi. La +Princesse Aline n'est pas arrêtée.</p> + +<p>—Oh! tu es gentil! tu es si gentil!</p> + +<p>—Quelle récompense aurai-je?</p> + +<p>—Toutes celles que tu aimes.</p> + +<p>Elle ferma doucement le verrou, tandis qu'il +éteignait toutes les lampes électriques, sauf une +qu'il posa sur le sol, afin de laisser le sommet du +lit dans une demi-obscurité. Il retira son costume +jaune et bleu dans le cabinet de toilette. Un flacon +de parfum s'offrait: il le reconnut aussitôt et s'en +versa par attention.</p> + +<p>Mais lorsqu'il frissonna enfin dans les bras de la +jeune femme il se sentit presque humilié, ou, si +l'on peut le dire, inutile. Son gracieux talent ne +lui servait à rien. Diane obéissait aux caresses avec +un tel empressement que toute subtilité devenait +ruse perdue. Déjà elle avait ressenti ce qu'il s'occupait +de lui suggérer avec plus de méthode qu'elle +n'avait de patience. Ainsi plusieurs fois de suite +elle le déconcerta.</p> + +<p>Au milieu de la nuit, comme pour le dominer +et le maintenir au moment où elle attendait de lui +des réponses presque solennelles, Diane à la +Houppe s'étendit avec un soupir sur celui qu'elle +chérissait tant, s'accouda de chaque côté, le frôla +régulièrement de ses seins gonflés et souples dont +la caresse passait tiède et lui dit avec effort:</p> + +<p>—Tu m'aimes?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Combien de temps m'aimeras-tu?</p> + +<p>—Toujours.</p> + +<p>—Alors... je peux te confier... un secret?</p> + +<p>—Tu peux.</p> + +<p>—Le Roi m'a dit qu'il songeait à permettre aux +pages... d'entrer dans le harem... et qu'il fermerait +les yeux sur... ce qui se passerait... très +probablement.</p> + +<p>—Admirable inspiration!</p> + +<p>—Oh! ne ris pas!... Je suis si contente!... +Nous pourrons nous revoir... Maintenant cela m'est +bien égal que la blanche Aline soit prise... puisque +cela ne nous sépare plus...</p> + +<p>—Amour!...</p> + +<p>—Mais tu vas me jurer quelque chose.</p> + +<p>—Tout ce que tu voudras.</p> + +<p>—Il y a tant de femmes au harem... Sais-je seulement +si quelqu'une ne te fera pas la cour? Souviens-toi, +Djilio, souviens-toi que je me suis soumise +la première... et jure-moi que les autres +n'obtiendront rien de ta bouche... Jure-moi que +personne ne t'étreindra comme je t'étreins... avec +mon corps et mon âme!... Jure, Djilio! Donne-toi +comme je me donne!</p> + +<p>Giguelillot ne fit aucune difficulté. Il jura selon +les traditions et prit le ton qui convenait à la circonstance. +Puis il quitta la belle Diane «afin de +ne pas la compromettre», ainsi qu'il le lui fit comprendre,—et +aussi pour dormir tranquille, mais +il ne dit rien de cette-raison-là.</p> + +<hr> + + +<p>Le lendemain, comme il passait dans le corridor +préfectoral, un appel murmuré mais pressant lui +fit retourner la tête.</p> + +<p>Le petit visage de Philis se hasardait, timidement, +derrière une porte entre-bâillée.</p> + +<p>La porte s'ouvrit tout à fait, puis se referma sur +eux deux.</p> + +<p>—Le Roi dort, dit Philis. Restons là,... Nous ne +serons pas surpris.</p> + +<p>—Comment! à midi et demi, le Roi dort +encore?</p> + +<p>—Pas depuis longtemps! expliqua la petite +avec une certaine fierté.</p> + +<p>—Et vous?</p> + +<p>—Moi! je n'ai pas sommeil quand je pense à +vous. Il y a une heure que je vous attends derrière +cette porte.</p> + +<p>—Que vouliez-vous de moi?</p> + +<p>Elle prit un air penché:</p> + +<p>—Une petite leçon, monsieur... Vous ne m'en +avez donné qu'une et je l'ai vite apprise par cœur, +mais je ne ferai jamais de progrès si vous ne m'enseignez +qu'une règle sur quatre...</p> + +<p>Giguelillot la félicita de ses dispositions studieuses. +Toutefois, comme il ne trouvait ni agréable ni décent +le rôle qu'on voulait lui faire jouer, il décida que +dans l'intérêt même de l'élève, la seconde leçon +devait être plus expérimentale que théorique, et, +consultant ses fantaisies plutôt que les devoirs de +sa tâche, il abusa diversement de l'acceptation +préalable que Philis exprimait toujours à l'étourdie, +avec un jeune élan de confiance et parfois de curiosité.</p> + +<p>Philis apprit les quatre règles. Son esprit s'ouvrait +peu à peu à toutes les lumières nouvelles +d'une science qui la ravissait, et qui n'était jamais +trop difficile, prétendait-elle, pour ses jeunes +compréhensions. Cependant après une heure et +quart Giguelillot lui dit en ami que son petit cerveau +délicat avait assez travaillé.</p> + +<p>Elle le retint:</p> + +<p>—Vous vous en allez?</p> + +<p>—Jusqu'à ce soir.</p> + +<p>—Vous sortez en ville?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Puis-je vous donner une commission?</p> + +<p>—Laquelle?</p> + +<p>—Écoutez... Ma sœur n'a pas toujours été gentille +pour moi... mais je l'aime bien tout de même... +et je suis triste qu'elle soit partie... Vous êtes si +adroit, petit ami... Vous pourrez peut-être découvrir +son adresse... et la voir un instant... et lui parler +de moi... Cherchez-la, vous me ferez plaisir... Gardez +son secret, je n'en veux pas... mais dites-moi si +elle va bien... Je ne vous demande pas autre chose...</p> + +<p>—Vous le saurez ce soir, dit Giguelillot.</p> + +<p>—C'est gentil... Encore un petit mot... Vous +lui parlerez... vous lui parlerez de tout près... Ne +l'embrassez pas...</p> + +<p>—Je vous le promets.</p> + +<p>—Même si elle a l'air d'en avoir envie?</p> + +<p>—Les jeunes filles n'ont jamais cet air-là, +mademoiselle.</p> + +<p>—Oh!... alors on voit bien que vous ne les +connaissez pas!</p> + +<hr> + + +<p>Giguelillot déjeuna fort tranquillement, fit à +plusieurs amis l'aveu confidentiel de son départ +pour une enquête, afin que cela fût immédiatement +répété au Roi. Puis il sortit, seul et sans canne.</p> + +<p>Devant l'hôtel de la préfecture, sur la planche +d'un banc public, il aperçut la belle Thierrette, +qui, les deux mains croisées en poing et le corps +courbé en cerceau, posait, sans en avoir conscience, +pour la statue monumentale du Découragement +silencieux.</p> + +<p>Il la releva par le menton.</p> + +<p>—Eh bien, pauvre Thierrette, cela ne va pas? +dit-il.</p> + +<p>—Ah! monsieur! je ne peux pas suffire... Ce +n'est pourtant pas faute de bonne volonté... J'y +mets tout mon cœur, vous savez... je me mets +en quatre pour contenter... mais il y a trop d'ouvrage... +Je vais demander mon compte.</p> + +<p>—Déjà? Déjà? Comment, toi, une forte fille, +avec tes muscles et ta santé, tu ne peux pas crier: +«Vive l'armée!» pendant deux jours de suite? +Qui est-ce qui m'a flanqué une mauviette pareille, +sacré nom d'un chien?</p> + +<p>—Mauviette? Je voudrais bien en voir une +autre à ma place!... Monsieur, ils amènent leurs +amis, maintenant!... Un régiment, passe encore, +mais toute la ville, je ne peux pas... Alors je viens +vous prier... pour si vous connaissiez une maison +plus tranquille... même avec plusieurs maîtres... +pourvu qu'ils ne soient pas plus de cinquante...</p> + +<p>—Allons, console-toi. Je sais ce qu'il te faut. +De ma propre autorité je te nomme ribaude ordinaire +à la suite du corps des pages. Nous sommes +quinze à peine...</p> + +<p>—Oh! si ce n'est que cela!</p> + +<p>—... Et nous avons tous beaucoup d'amies; +mais il nous manquait... comment dirai-je... quelqu'un +qui fût à portée... Les soubrettes du Roi ne +sont jamais seules à l'heure où on leur rend visite... +On ne peut pas compter sur elles... Toi, tu seras +notre petit harem particulier. C'est entendu. Sèche +tes larmes.</p> + +<p>La paysanne se confondit en remerciements et +resta clouée sur la place.</p> + +<p>La quittant avec un geste d'encouragement et +d'entrain, Giguelillot fut d'abord s'acheter des +cigarettes, puis il se rendit vers les lieux où il +savait pouvoir rencontrer Galatée.</p> + +<p>C'était un petit hôtel blanc, fort convenable +d'aspect, et dont rien ne décelait la vie intérieure.</p> + +<p>Le page sonna. On l'introduisit auprès d'une +grande dame âgée qui avait de parfaites façons et +qui s'enquit tout de suite de ses préférences, c'est-à-dire +qu'elle lui demanda s'il fallait faire prévenir +en ville M<sup>me</sup> X., femme d'un magistrat, personne +blonde très effarouchée, ou plutôt M<sup>me</sup> Y., dont +la photographie était sur la cheminée.</p> + +<p>Mais Giglio, sans y toucher, fit en quelques mots +précis le portrait d'une jeune fille idéale qui ressemblait +à Galatée comme Galatée à son miroir.</p> + +<p>On le laissa seul dans une chambre, et, après +vingt minutes d'attente pendant lesquelles on fit +semblant d'aller quérir l'ingénue chez elle, il vit +entrer M<sup>lle</sup> Lebirbe qui venait simplement de la +chambre voisine.</p> + +<p>Dès qu'elle l'aperçut, elle poussa un cri et, détournant +la tête, se mit à pleurer.</p> + +<p>Au lieu de triompher par un «Je vous l'avais +bien dit!» qui ne lui eût pas apporté les consolations +indiquées, Giglio s'approcha d'elle et lui +prit la main:</p> + +<p>—Qu'avez-vous?</p> + +<p>—Ah! vous êtes gentil d'être venu!</p> + +<p>Ses larmes redoublèrent. Elle reprit:</p> + +<p>—Vous aviez raison... vous m'avez parlé comme +un ami... J'ai eu tort de ne pas vous croire... On +a été si grossier pour moi, si vous saviez!... Je ne +suis pas plus heureuse que dans ma famille...</p> + +<p>—Vous retourneriez chez votre père?</p> + +<p>—Oh! non! mais je veux sortir d'ici.</p> + +<p>—Personne n'a le droit de vous retenir. Où +irez-vous quand vous serez sortie?</p> + +<p>—Je ne sais pas...</p> + +<p>Puis, de plus en plus désespérée, elle sanglota:</p> + +<p>—Je suis amoureuse.</p> + +<p>Giglio ne comprenait plus.</p> + +<p>—Vous dites?</p> + +<p>Elle ne répondit rien.</p> + +<p>—Amoureuse de qui?</p> + +<p>Elle hésita encore, sourit légèrement, soupira, +et dit enfin:</p> + +<p>—De votre amie.</p> + +<hr> + + +<p>Très sérieux, le page hasarda:</p> + +<p>—Est-ce que vous ne pourriez pas désigner +plus clairement...</p> + +<p>—Votre amie de l'hôtel du Coq... L'aînée des +deux... Elle est venue ici... Elle avait besoin d'argent, +paraît-il... Ah! si vous aviez vu ma joie +quand je l'ai aperçue... N'est-ce pas qu'il y a des +hasards providentiels et que nous étions prédestinées +à nous retrouver un jour, peut-être pour +longtemps?</p> + +<p>—Ce n'est pas douteux, dit Giguelillot qui entrevit +des machiavélismes.</p> + +<p>—Vous savez que j'en suis folle? reprit Galatée. +Je comprends maintenant tout ce que j'ai vu par +ma fenêtre, au bout de ma lorgnette qui tremblait... +Nous sommes restées seules une demi-heure dans +un salon d'attente... Je crois bien qu'elle en aime +une autre et néanmoins elle m'a aimée... pour se +purifier, disait-elle, de ce qu'elle allait faire dans +l'horrible endroit où je suis encore. Quand je pense +qu'elle va revenir dans une demi-heure et que peut-être +nous ne nous reverrons pas...</p> + +<p>—Vous vous reverrez, dit Giguelillot, ce soir +même, et pour longtemps.</p> + +<p>—Je le lui ai demandé. Elle ne veut pas.</p> + +<p>—Elle voudra... Croyez-moi aujourd'hui puisque +vous regrettez de ne m'avoir pas cru avant-hier... +Venez ici écrire une lettre. Demandez ce qu'il faut +pour cela.</p> + +<p>Une esclave en bonnet apporta un buvard.</p> + +<p>—Vous allez, dit Giguelillot, écrire à la jeune +fille que vous espérez, que vous attendez ici même.</p> + +<p>—Pourquoi?</p> + +<p>—Pour lui dire d'abord ce que vous pensez +d'elle...</p> + +<p>—Elle le sait.</p> + +<p>—Elle ne le sait pas. Rien ne vaut une déclaration +écrite... Dites-lui par lettre tout ce que vous +lui avez dit en pensée depuis que vous l'avez +quittée... Et enfin...</p> + +<p>—Mais puisqu'elle va venir?</p> + +<p>—Oh! il ne faut pas lui en parler. C'est très +important. Vous gâteriez tout.</p> + +<p>—Soit...</p> + +<p>—Dites-lui donc ce que vous pensez d'elle, et +donnez-lui rendez-vous pour ce soir au Jardin-Royal, +sous le monument de Félicien Rops.</p> + +<p>—Elle y sera?</p> + +<p>—Elle y sera. Je m'y engage. Mais dépêchez-vous. +Le temps presse.</p> + +<p>Galatée écrivit sa lettre, puis, la tendant:</p> + +<p>—À quelle adresse?</p> + +<p>—Je me charge de la faire parvenir.</p> + +<p>—Et le résultat?</p> + +<p>—Ce soir vous serez toute seule avec cette +jeune personne et vous l'emmènerez où il vous +plaira... Je vous conseille d'aller en France.</p> + +<p>—Vous ne vous moquez pas de moi?</p> + +<p>—Voulez-vous me dire pourquoi je me moquerais +de vous?... et si jusqu'à présent je vous ai +laissé croire que je faisais de fines mystifications +autour de votre personne?</p> + +<p>—Pardonnez-moi, mon ami. Merci... Merci de +tout cœur... Vous reverrai-je?</p> + +<p>—Non... ou du moins... pas cette semaine... +On se revoit toujours: le monde est si petit. Mais +je vous chasse d'où vous êtes, et ne vous donne +aucun rendez-vous. C'est la meilleure preuve que +je puisse vous offrir de ma respectueuse amitié.</p> + + + + +<h3><a name="l4c9" id="l4c9">CHAPITRE IX</a></h3> + +<p class="d">OÙ GIGUELILLOT, LUI AUSSI, DEVIENT AMOUREUX.</p> + + +<div class="epi"> +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Le garçon est pour la fille,</span><br> + <span class="i0">La fille est pour le garçon;</span><br> + <span class="i0">Quoi qu'on fasse et qu'on babille,</span><br> + <span class="i0">Ce n'est, ma foi, que vétille,</span><br> + <span class="i0">Que mystère et que façon.</span><br> + <span class="i0">Le filet est pour l'anguille</span><br> + <span class="i0">Et le trou pour la cheville,</span><br> + <span class="i0">La limace à la coquille,</span><br> + <span class="i0">La coquille au limaçon.</span><br> + <span class="i0">Le garçon est pour la fille,</span><br> + <span class="i0">La fille pour le garçon.</span><br> + <br> + </div> + + <div class="stanza"> + <span class="i0">Le manche pour la faucille</span><br> + <span class="i0">Et la balle pour la grille,</span><br> + <span class="i0">Le fil pour la canetille</span><br> + <span class="i0">Et la pomme pour l'arçon,</span><br> + <span class="i0">L'appât est pour l'hameçon,</span><br> + <span class="i0">Le bout pour le nourrisson,</span><br> + <span class="i0">Et l'oiseau pour le buisson,</span><br> + <span class="i0">Et le garçon pour la fille.</span><br> + <span class="i0">Le cheval est pour l'étrille</span><br> + <span class="i0">Et pour le caparasson,</span><br> + <span class="i0">Le tillac est pour la quille,</span><br> + <span class="i0">La cage pour le pinson,</span><br> + <span class="i0">Et l'étang pour le poisson,</span><br> + <span class="i0">Et l'ente pour l'écusson,</span><br> + <span class="i0">Et l'épy pour la moisson,</span><br> + <span class="i0">Le rocher est pour l'anguille,</span><br> + <span class="i0">La fille pour le garçon.</span><br> + <span class="i0">. . . . . . . . . . . .</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p class="s"><i>Virelai de <span class="sc">Claude Le Petit</span>.</i>—1660.</p> + +</div> + + +<p>Lorsque Giguelillot se rendit enfin hôtel du Sein-Blanc +et de Westphalie—car vous pensez bien +qu'il y courut—Mirabelle venait de sortir.</p> + +<p>Il frappa trois coups discrets, et attendit:</p> + +<p>—Qui est là?</p> + +<p>—Moi.</p> + +<p>—Vous?... le page de papa? dit Line tout bas, +dans la serrure.</p> + +<p>—Puis-je entrer?</p> + +<p>—On m'a bien défendu d'ouvrir... Mais puisque +c'est vous, il n'y a pas de danger.</p> + +<p>Elle lui ouvrit, et, se haussant sur la pointe des +pieds, elle lui tendit la joue.</p> + +<p>—Embrassez-moi, dit-elle, je vous le permets... +Sur l'autre joue aussi... La vôtre, maintenant...</p> + +<p>Elle soupira.</p> + +<p>—J'ai bien des choses à vous dire... Asseyons-nous +tout près, sur le canapé... Comment vous +appelez-vous?</p> + +<p>—Djilio.</p> + +<p>—Oh! quel joli nom! dit Line.</p> + +<hr> + + +<p>Et Giglio pensa une fois de plus que si chaque +femme trouve à dire des banalités diverses, selon +les amants qu'elle rencontre, chaque homme n'entend +pas plus de dix phrases de la part de toutes +les maîtresses, comme si elles répétaient en secret +pour lui réciter le même rôle.</p> + +<hr> + + +<p>—Quel hasard! s'écria Line. Je pensais justement +à vous... Laissez-moi vous regarder... Je me +suis presque disputée avec mon amie à propos de +vos yeux... Je les trouvais très jolis. On a prétendu +que non. Mais j'ai raison contre elle, Djilio. Ils +sont bien jolis, vos yeux.</p> + +<p>—Tout à fait quelconques, dit Giglio; s'ils +s'animent quand ils vous regardent, Altesse, c'est +à vous qu'ils le doivent.</p> + +<p>—Ne m'appelez pas Altesse, vous m'intimidez. +Dites-moi Line, c'est plus gentil.</p> + +<p>Mais il ne la nomma d'aucune façon, car, avec +un trouble apparent qui n'était pas, cette fois, +volontaire, il ne trouva plus rien qui lui semblât +digne d'être dit à la blanche Aline.</p> + +<p>Le premier jour où il l'avait vue, dans cette +autre chambre d'hôtel où s'étaient précipités des +événements si rapides, les circonstances ne se prêtaient +guère à une contemplation tendre. Mirabelle, +présente et jalouse, ne se laissait pas +oublier, Aline inquiète montrait un visage altéré. +Scène étourdissante et brève, ce quart d'heure +singulier s'en était allé en folie dans le tourbillon +de son souvenir.</p> + +<p>Là au contraire, dans le silence, de ses yeux et +si près de son visage charmant, il la vit semblable +à elle seule.</p> + +<p>Diane à la Houppe lui parut trop sensuelle; +Philis trop exempte de tendresse. L'une dévorait +et l'autre jouait, mais aucune des deux n'avait dans +le regard cette petite flamme continue qui appelle +et retient l'amour au moment où elle le révèle.</p> + +<p>Il tenait les deux mains de Line, qui ne baissait +pas les paupières et qui laissait entr'ouverte, +comme pour un baiser toujours prêt, sa petite +bouche plus haute que large de jeune fille encore +enfant.</p> + +<hr> + + +<p>Il ne lui parlait point. Il n'aurait su que lui dire. +Vaguement, et une à une, les phrases qu'il avait +répétées cent fois se présentèrent à son esprit. +D'abord il les rejeta, puis avec un sourire presque +triste, il pensa que sur un autre ton, ces phrases-là +ne seraient plus les mêmes. Il se dit que ses hyperboles, +et les plus invraisemblables, se trouveraient +mieux que jamais en situation; que les petits mensonges +de la galanterie, excusables dans une aventure, +deviendraient tout à fait touchants au début +d'une passion réelle; enfin qu'il pouvait sans faute +abuser sa nouvelle amie selon ses méthodes ordinaires, +sachant qu'il lui ferait plaisir et sentant +combien cela lui était dû.</p> + +<p>—Qu'avez-vous? disait Line,</p> + +<p>—Je vous aime, fit-il.</p> + +<p>—Je vous aime aussi, Djilio; je vous aime de tout +mon cœur. Je suis bien heureuse en vous le disant.</p> + +<p>—Mais moi, je vous aime depuis si longtemps. +Vous n'en saviez rien, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Depuis longtemps? répéta Line. Vous m'aimez +depuis longtemps? Mais hier matin je ne vous +connaissais pas...</p> + +<p>—Je vous aime depuis trois ans, dit Giguelillot +en soupirant.</p> + +<p>—Et vous ne me l'aviez jamais dit?</p> + +<p>—Je n'osais pas... Je pensais à vous, mais vous +étiez si haut, si loin de moi!... Comment croire +que jamais vous consentiriez à m'entendre?... Je +vous aimais d'en bas... Je pensais à vous sans cesse, +mais je n'espérais pas que j'arriverais un jour, par +un hasard extraordinaire, à vous parler enfin seul +à seule, la main dans la main, les yeux dans les +yeux...</p> + +<p>Line le regardait avec tendresse.</p> + +<p>Il poursuivit:</p> + +<p>—Vous ne me croyez pas?</p> + +<p>—Oh! si!</p> + +<p>—Tenez... J'écrivais des vers sur vous...</p> + +<p>—Des vers? Vous faites des vers? Oh! j'aime +tant les vers! Et vous en avez fait sur moi? c'est +vrai?</p> + +<p>—Voulez-vous les lire?</p> + +<p>—Si je veux les lire?... mais oui!</p> + +<p>—Les voici.</p> + +<p>Giguelillot sortit de sa poche son premier volume +de vers, feuilleta... Agnès... Alberte... Alexandrine... +Alfrède... Alice... Alix... Aline!</p> + +<p>—Lisez! dit-il simplement.</p> + +<p>Line s'empara du petit volume et lut avec avidité:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Ah! quand vous paraissez dans le ciel du loisir,</span><br> + <span class="i0">Lumière de mes nuits si tristes et si brèves,</span><br> + <span class="i0">Idéal renaissant de mon premier désir,</span><br> + <span class="i0">Ne sentez-vous jamais mon âme vous saisir</span><br> + <span class="i0">Et fermer sur vos seins les ailes de ses rêves?</span><br> + <br> + </div> +</div> + +<p>La petite Line leva de grands yeux.</p> + +<p>—Mais qui me dit que ces vers sont pour +moi?</p> + +<p>—C'est un acrostiche... Vous savez bien ce que +c'est qu'un acrostiche? Vous êtes abonnée au +<i>Journal de la Jeunesse</i>? Lisez les premières lettres +de chaque vers.</p> + +<p>—A, L, I... Aline! s'écria-t-elle avec un sourire +de joie. Oh! c'est vrai! Et comme ils sont jolis! Je +n'en ai jamais lu d'aussi jolis que ceux-là... Mais +vous avez beaucoup de talent!</p> + +<p>—Quand je parle de vous, Line... C'est vous +seule qui m'inspirez... Vous m'avez bien compris?... +Je n'osais pas écrire votre nom dans un +volume que tout le monde pouvait lire... Je l'ai +caché dans un acrostiche... secrètement... pour +vous et pour moi... Personne ne le sait, hors nous +deux!</p> + +<p>Line se jeta dans ses bras. Il la prit avec passion, +et sans rien tenter de plus direct envers son petit +corps plié, il unit sa bouche à celle qui se tendait, +très tendrement, presque avec précaution.</p> + +<p>—Comment! dit Line, vous connaissez cela +aussi?... Mirabelle me disait qu'elle l'avait inventé...</p> + +<p>—On le lui avait appris, dit Giguelillot.</p> + +<p>—Comme à vous?</p> + +<p>—Oh! je l'aurais deviné d'instinct, le premier +jour où je vous ai vue.</p> + +<p>—Mais alors... elle m'a trompée?</p> + +<p>—Elle vous a trompée gentiment.</p> + +<p>—C'est égal... elle m'a dit un mensonge... Je +ne le lui pardonnerai de ma vie. C'est si vilain, les +mensonges, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Rien n'est plus laid, dit Giguelillot.</p> + +<p>Line réfléchissait, les lèvres serrées.</p> + +<p>—Je vous aime encore plus que mon amie, dit-elle.</p> + +<p>Ici, Giglio cessa de se contenir. Il prit la petite +Line dans ses bras, la porta sur le lit sans quitter +ses lèvres, d'autant plus facilement qu'elle lui +disait:</p> + +<p>—Oh! oui!... mettez-vous là... tout près... tout +près...</p> + +<p>Et une heure plus tard, la blanche Aline avouait +dans ses bras très émus:</p> + +<p>—Mirabelle est une menteuse. Je vous aime +plus qu'elle, beaucoup plus qu'elle... Je vous +aime... comme je n'ai jamais aimé personne au +monde... Oh! ne vous en allez pas! ne vous en +allez pas!</p> + +<p>—Il le faut...</p> + +<p>—Mais pourquoi?</p> + +<p>—Le Roi m'attend... Mirabelle va rentrer...</p> + +<p>—Je ne veux plus la voir! Je n'aime que vous! +que vous!... Restez là... je voudrais vous toucher +depuis les pieds jusqu'à la tête et rester ainsi toujours, +les doigts dans vos doigts, la bouche sous la +vôtre... Je ne veux pas que vous vous en alliez... +Obéissez-moi, enfin!</p> + +<p>Giglio brusqua les choses:</p> + +<p>—Tout est perdu, dit-il, si nous restons ici. +Mirabelle vous reprendra dans une heure. Elle-même +sera prise une heure après et nous ne pourrons +plus jamais, jamais nous revoir, car le Roi +vous emprisonnera de nouveau dans vos appartements +du palais.</p> + +<p>—Alors, emmenez-moi, partons... Est-ce qu'il +n'y a pas d'autres pays où nous pourrions vivre +tranquilles, sans que personne puisse nous tourmenter?</p> + +<p>Giglio eut pitié de Pausole:</p> + +<p>—Vous aimez votre père, ma petite Line. Vous +l'aimez beaucoup. Si vous allez où il n'est pas, vous +le regretterez bientôt.</p> + +<p>—Oui, j'aime papa, mais pourquoi m'enferme-t-il? +Si je reviens au palais, je ne pourrai pas vous +revoir et je serai malheureuse comme avant... Car +je le sens bien maintenant... j'étais très malheureuse... +Je ne m'en doutais guère...</p> + +<p>—Il y a un moyen qui arrangera tout. Vous +vous rappelez la maison dont je vous avais parlé +hier? la maison de ces bons vieillards qui recueillent +les enfants maltraités et les soignent?</p> + +<p>—Oui. 22, rue des Amandines. Je crois que je +me rappelle encore l'adresse.</p> + +<p>—Parfaitement. Allez-y. Allez-y tout de suite. +Et quand on vous aura donné la chambre qui vous +convient (demandez la section des filles), je me +charge de vous en faire sortir avec toute votre +liberté.</p> + +<p>—Pour toujours?</p> + +<p>—Pour toujours.</p> + + + + +<h3><a name="l4c10" id="l4c10">CHAPITRE X</a></h3> + +<p class="d">OÙ L'ON PRESSENT LA FIN.</p> + + +<div class="epi"> +<blockquote> +<p>Διὸ δεῖ ἦχθαί πως εὐθὺς ἐκ νέων, ὡς ὁ +Πλάτων φησίν, ὥστε χαίρειν τε καὶ λυπεῖσθαι +οἷς δεῖ· ἡ γὰρ ὀρθὴ παιδεία αὕτη ἐστίν.</p> +</blockquote> + +<p class="s"><span class="sc">Aristote</span>, <i>Éthique</i>, II, 2.</p> + +</div> + + +<p>Il était quatre heures, le lendemain, quand Pausole +et ses deux ministres furent reçus rue des +Amandines, où le bon Roi, si bon qu'il fût, ne +croyait pas entrer en père.</p> + +<p>Giguelillot, depuis le matin, avait mis zèle et +patience, d'abord à persuader au Roi que cette +visite serait pleine d'attraits; ensuite à instruire +secrètement ses hôtes, afin qu'ils lui parlassent +comme il convenait de le faire.</p> + +<p>Le directeur de la Société mena Pausole jusqu'à +un fauteuil, s'inclina trois fois devant lui et lut +enfin, d'une voix satisfaite et ponctuée, l'allocution +que voici:</p> + +<p class="i">«Sire,</p> + + +<p>«L'Union tryphémoise pour le Sauvetage de +l'Enfance ne saurait être comparée aux œuvres +similaires des pays limitrophes, pas plus que les +lois de Votre Majesté ne souffrent de rapprochement +avec celles des nations rivales. Ici, nous +recueillons les enfants maltraités, physiquement +ou moralement, mais le danger moral que nous +prétendons combattre n'est pas du tout celui que +redoutent nos meilleurs confrères étrangers, lesquels +n'entendent pas comme nous le bonheur des +petits enfants.»</p> + +<p>—Je le crois sans peine, dit Pausole.</p> + +<p>—«Nous estimons, avec vous-même, Sire, que +le jeune être acquiert très tôt quelque droit à la +liberté. Nous estimons qu'en soumettant la jeunesse +à l'autorité paternelle pendant vingt et une +années d'existence, les vieilles lois européennes +prolongent dans leur sein l'une des nombreuses +racines que l'esclavage antique y laisse encore +vivantes. Le droit du père sur le fils, comme celui +du mari sur la femme, c'est, au fond, sous un +nom quelconque, la mainmise du plus fort sur +l'épaule du plus faible, et il emprunte à la tyrannie +son arbitraire sans limites, en même temps +que son prétexte et son drapeau: la protection. +Le mobile qui entraîne un citoyen libre à enfermer +son enfant dans les horribles geôles qu'on +nomme les internats n'est pas différent de celui +qui le pousse, pendant les vacances, à martyriser +le pauvre petit du revers de la main ou du bout +de la règle. L'homme, qui n'a plus de droits sur +les libertés de l'homme et qui ne peut plus impunément +séquestrer ou frapper un esclave humain, +conserve partout son pouvoir sur la personne de +l'enfant, et, comme il faut bien qu'il abuse de tous +les pouvoirs qu'on lui donne, il abuse de celui-là, +pour se dédommager d'avoir perdu les autres.»</p> + +<p>—Très bien pensé, dit Giguelillot. N'est-ce pas, +Sire?</p> + +<p>—Très bien, dit Pausole.</p> + +<p>—«Nous considérons comme abus de pouvoir +paternel toute atteinte portée à la libre expression +comme au libre exercice des volontés de l'enfant, +si ces volontés n'engagent que lui seul. Nous +offrons chez nous un asile à tous les enfants malheureux +sans leur demander pourquoi ils souffraient +dans leur famille, mais en constatant avec une +légitime fierté qu'ils sont heureux dans notre sein. +Nous entretenons chez eux le goût spontané de +l'étude au lieu de leur faire haïr toute espèce de +travail en les emprisonnant dans la salle de classe. +Leur émulation n'est pas moindre et nous avons +constaté bien des fois que, près d'un maître aimé, +l'espoir des récompenses vaut la crainte des punitions. +Les deux sexes élevés ensemble apprennent +à se connaître l'un l'autre et sont ainsi moins +exposés à se tromper cruellement plus tard. Lorsqu'il +leur plaît d'aller au jeu, ils sont libres là +comme ailleurs. Rien ne leur est défendu, hormis +de se disputer. Ils se groupent comme ils le +veulent, dans la cour comme au dortoir. Respectant +les lois naturelles plutôt que les principes +des hommes, nous n'enfermons pas les sens de nos +élèves dans une contrainte artificielle où ils dévieraient +fatalement, pour le plus grand dommage +de leur santé fragile. Nous favorisons au contraire +l'expansion des jeunesses précoces, convaincus qu'à +retarder l'amour on ne fait que le rendre plus +redoutable, et qu'à suppléer le plaisir par le rêve +on accomplit de mauvaise besogne. Ce n'est pas +là de l'éducation, au sens vraiment élevé du +mot...»</p> + +<p>Pausjole interrompit le discours:</p> + +<p>—Et quand ces enfants vous demandent conseil?</p> + +<p>—Sire, nous leur déconseillons les amitiés particulières, +mais c'est pour leur présenter les amitiés +multiples comme un meilleur emploi de leurs +jeunes tendances. L'amour, l'amour exclusif d'une +personne individuelle, l'amour enfin tel qu'on l'enseigne +dans les classes de littérature des lycées +français ou allemands, est en effet une tragédie qui +aboutit le plus souvent à la folie furieuse d'Oreste, +à la triste fin de Marguerite ou au suicide lamentable +de Roméo et de Juliette. Les faits divers de +tous les grands quotidiens sont remplis de pareilles +catastrophes. Pénétrés du devoir qui nous incombe +et de l'influence salutaire que nous pouvons exercer, +nous enseignons à nos élèves les dangers d'un +amour unique; certes, nous apportons ici le tact et +la discrétion que de pareils sujets comportent, +mais nous ne saurions oublier devant nos petits orphelins +qu'il y va de leur santé morale et de leur +avenir tout entier.</p> + +<p>—Je vous approuve des deux mains, dit Pausole. +Débauchez! monsieur, débauchez! On voit assez +par ce qui se passe au dehors de nos frontières les +effets parallèles des deux grands systèmes. D'une +part, dans les classes supérieures, la claustration +à la chambre et la continence obligatoire de la +jeunesse, contre la nature et le bon sens, ont fait +croître la race efflanquée, débile, phtisique et +frappée d'anémie en qui s'étiole aujourd'hui l'aristocratie +européenne. Au contraire, d'où viennent +les ouvriers forts, les manieurs de marteaux, les +porteuses de pain? De Charonne et de l'East End, +de Whitechapel et de Ménilmontant, des longs +faubourgs de Hambourg et des cloaques de Marseille, +de tous les milieux enfin où l'enfance pousse +en liberté, se mêle et s'unit selon ses instincts, +sans retenue et sans contrôle...</p> + +<p>Pausole, fatigué d'avoir tant parlé, se reposa en +interrogeant:</p> + +<p>—Aboutissez-vous? dit-il.</p> + +<p>—Pas toujours, répondit le vieillard. Nous +sommes cependant satisfaits, au moins par comparaison. +Une Société d'un pays voisin (œuvre dont +je parlerai d'ailleurs avec tout le respect que mérite +<i>a priori</i> une institution charitable) s'est donné +pour mission de ne libérer ses filles que vierges ou +mariées. On ne sait pas bien pourquoi. Mais voici +des chiffres: en treize ans, cette Société a recueilli +près de deux mille cent cinquante enfants...</p> + +<p>Giguelillot glapit:</p> + +<p>—«C'est beaucoup, dit Candide.»</p> + +<p>Le président continua:</p> + +<p>—Et sur ce nombre énorme de jeunes nubilités, +savez-vous combien elle a marié de filles?... +Deux.</p> + +<p>Giguelillot grommela:</p> + +<p>—«C'est beaucoup, dit Martin.»</p> + +<p>Mais le président restait grave:</p> + +<p>—Nous, au contraire, depuis sept années, sur +huit cent quarante six filles, nous en avons débauché +huit cent douze. J'ose dire qu'étant donné +le but respectif des deux Sociétés...</p> + +<p>—Oh! la vôtre l'emporte, affirma Pausole. Cela +n'est pas douteux.</p> + +<p>—Votre Majesté daigne reconnaître nos efforts?</p> + +<p>—Non seulement je vous approuve, mais je vous +subventionne, dit Pausole. J'inscris soixante mille +francs pour vous à mon budget de l'Intérieur. Si +cette somme ne suffit pas aux bonnes œuvres que +vous pourriez faire, dites-le à mes ministres: elle +sera augmentée.</p> + +<p>Le vieillard s'inclina profondément, puis d'une +voix subitement altérée, il balbutia:</p> + +<p>—L'accueil si bienveillant... que Votre Majesté... +l'approbation, veux-je dire... si flatteuse... +que reçoivent ici nos idées... nos tentatives... nos +essais de réalisation... m'encourage à...</p> + +<p>—Mais parlez donc!</p> + +<p>—Sire, la communication que j'ai à faire ici... +est d'ordre si confidentiel... que je ne me crois pas +le droit de l'exposer en ce moment...</p> + +<p>—Retirez-vous, mes amis, dit Pausole à ses +conseillers... Et maintenant parlez, monsieur: +nous sommes seuls.</p> + +<p>—Hier soir, à sept heures... nous avons vu entrer +ici... une auguste visiteuse, Sire... Son Altesse +la Princesse Aline.</p> + +<p>Pausole bondit:</p> + +<p>—Ici?... Ma fille est ici?... dans ce lieu de perdition +et de proxénétisme?</p> + +<p>—Elle demande secours... murmura le vieillard +presque défaillant.</p> + +<p>—Et contre qui?</p> + +<p>—Contre son destin, Sire, contre son destin... +elle n'accuse personne.</p> + +<p>—Elle est seule?</p> + +<p>—Toute seule.</p> + +<p>—Dites-lui donc que je l'attends! elle se jettera +dans mes bras!</p> + +<p>—Oui... mais auparavant... elle demande que +nous lui assurions... les libertés que vous trouviez +à l'instant si équitables, Sire, et que vous déclariez +justement offertes à la jeunesse des deux sexes...</p> + +<p>—Allons! qu'est-ce que cela signifie?... Où est +ma fille?... J'entends la voir à l'instant même.</p> + +<p>On la pria d'entrer.</p> + +<hr> + + +<p>Comme pour affirmer par un signe extérieur +toutes les libertés qu'elle avait déjà prises, Line +avait revêtu le costume national des Tryphémoises: +le mouchoir de couleur aux cheveux et les mules.</p> + +<p>Elle fit quelques pas, très fière de sa nudité symbolique, +mais un peu timide aussi.</p> + +<p>Pausole la prit dans ses bras.</p> + +<p>—Ma petite fille! mon petit enfant! pourquoi +es-tu partie?</p> + +<p>—Parce que j'avais rencontré une très bonne +amie, papa, et parce que dans ton palais tu me défendais +d'aimer personne.</p> + +<p>—Avec qui donc es-tu partie?</p> + +<p>—Avec une danseuse d'opéra.</p> + +<p>—Une danseuse? mais cela n'a aucune importance, +alors?</p> + +<p>—Ah! dit Line.</p> + +<p>Pausole l'embrassa de nouveau.</p> + +<p>—Tu veux bien revenir avec moi, maintenant? +Tu m'embrasses?</p> + +<p>—Oui, papa. Je te dis: «Oui» tout de suite. +Je sens que je vais te suivre partout; mais je sens +aussi que tu vas me dire, et tout de suite comme +moi, dans l'oreille, quelque chose de très gentil.</p> + +<p>—Que je t'aime bien?</p> + +<p>—Et que tu me laisses libre.</p> + +<p>—Mais enfin pourquoi?</p> + +<p>—Parce que tu m'aimes bien.</p> + +<p>Pausole, très ému, regarda sa fille. Longtemps il +resta silencieux, comme si une lutte profonde et +presque pénible se livrait sous sa poitrine entre +les divers conseils de son affection paternelle. Puis +il dit un peu tristement:</p> + +<p>—Eh bien, nous verrons, mon enfant. Je t'aime +assez pour te rendre plus heureuse que moi.</p> + + + + +<h3><a name="epilogue" id="epilogue">ÉPILOGUE</a></h3> + +<div class="epi"> +<blockquote> +<p><i>Sat prata biberunt</i>, comme dit le +vieil Horace.</p> +</blockquote> + +<p class="s"><i>Le Temps</i>, 20 novembre 1900.</p> + +</div> + + +<p>Revenu au palais le soir même par une marche +très fatigante qui dura près d'une heure et quart, +le Roi Pausole passa trois jours en silencieuses +méditations.</p> + +<p>Tryphême après son départ reprit sa vie accoutumée. +La jeune fille primée par M. Lebirbe +continua de donner chaque soir le recommandable +exemple qui lui avait valu les palmes. Mirabelle, +déchirée par le désespoir en apprenant que Pausole +avait repris sa fille, se rendit pourtant à la nuit sous +le monument de Félicien Rops où elle savait +pouvoir rencontrer Galatée. Toutes deux s'unirent +ce soir-là jusqu'aux derniers vertiges de la sensation +et elles ne savaient pas encore de quel +amour fidèle et tendre cette longue étreinte en +larmes nouait le premier souvenir.</p> + +<p>Giguelillot avait parcouru le chemin du retour +en quatre bonds de son petit zèbre, car il se +devinait également incapable de cacher à la +blanche Aline les sentiments nouveaux qu'elle lui +inspirait, et d'exprimer à la belle Diane ceux +qu'elle ne lui inspirait plus.</p> + +<p>Pendant les trois jours où le Roi, seul avec sa +bonne conscience, agita en lui des questions de +morale, Line et son ami page se retrouvèrent +toutes les nuits devant le Miroir des Nymphes +toujours plein d'eau lunaire et de feuillages +obscurs.</p> + +<p>—C'est très mal, disait Line, songeant à Mirabelle.</p> + +<p>—Non, disait Giguelillot, puisqu'elle n'en sait +rien.</p> + +<p>Et il savait se faire pardonner tout ce que cette +parole avait d'abominable par tout ce qu'elle avait +d'absolutoire et de consolant.</p> + +<hr> + + +<p>Enfin Pausole, un matin de soleil où la Reine +Alberte venait de recevoir ses faveurs courtoises +mais un peu distraites, sortit du palais en couronne +et demanda sa mule Macarie.</p> + +<p>En même temps il fit annoncer que tous les +habitants de la demeure royale, Reines, écuyers et +dames d'honneur, ministres, pages et palefreniers, +eussent à se réunir en grande assemblée devant le +cerisier de sa justice afin d'y entendre les discours +qu'il jugerait bon d'y prononcer.</p> + +<hr> + + +<p>Lorsqu'il fut assis là dans sa rouge robe flottante +avec le sceptre et le globe d'or:</p> + +<p>—Mesdames, dit-il, et vous, Messieurs, il +est dur d'appliquer à sa propre personne les +principes que le sage répand comme des bienfaits. +J'ai cru longtemps qu'il me serait permis +de maintenir la liberté sur mon peuple bien-aimé +sans éprouver moi-même dans certains cas +ardus, ce que cette liberté a parfois de pénible; +du moins pour celui qui la donne. Il me semblait +que sur un territoire où l'on compte cinq cent mille +foyers, je pourrais sans grand dommage, en +excepter un, un seul, où une certaine autorité +serait encore vivante. Il était tout naturel que ce +foyer fût le mien et que le dispensateur des indépendances +ne souffrît pas le premier de leurs +excès possibles.</p> + +<p>Ici le Roi prit un temps, cueillit une cerise délicieuse +ou plutôt en cassa le fil qui l'attachait à +portée de ses doigts, et tout en aspirant doucement +le suc du fruit juteux et tiède, il suivit d'un +œil un peu mélancolique l'agitation passionnée de +la multitude qui l'écoutait.</p> + +<p>—Mais, reprit-il, le Roi lui-même s'instruit. +Je viens de faire un voyage secret pendant lequel +j'ai beaucoup appris, tant sur le genre humain que +sur mes devoirs envers lui. J'ai vu des foules heureuses +et libres dont le bonheur tenait à la liberté +par des racines déjà si profondes que je ne puis +plus douter d'avoir semé cette graine dans son +terrain d'élection. Il m'a paru qu'autour de moi, on +était moins heureux parce qu'on était moins libre +et cela suffit pour me dicter une sorte d'abdication...</p> + +<p>De grands cris l'empêchèrent d'achever:</p> + +<p>—Non! Vive le Roi! disaient les voix. Abdiquer? +Nous ne le voulons pas!</p> + +<p>Pausole étendit la main.</p> + +<p>—Je resterai votre chef, ou du moins, l'arbitre +choisi par votre consentement général pour assurer +le maintien des droits qui sont l'apanage de tous, +et je ne changerai rien, pour ma part, à mes habitudes +d'existence que j'ai reconnues nécessaires à +ma tranquillité d'esprit. Mais je lève désormais la +contrainte relative qui pesait sur mes familiers. +Taxis, mon ami, retournez en France d'où vous +êtes venu à nous comme le corbeau dans le vent +d'hiver. À l'avenir mes femmes et ma fille se règleront +selon leurs inclinations. J'émancipe leurs +têtes charmantes que la vôtre rendait plus charmantes +encore par le contraste de sa hideur.</p> + +<p>À ces mots il y eut dans la foule moins de joie +peut-être que d'attendrissement et, comme des enfants +qui reçoivent des cadeaux prestigieux sans +oser y toucher encore, les femmes se pressèrent +autour de celui qui était si bon pour elles, et vinrent +avec la blanche Aline, fidèlement, lui baiser +les mains.</p> + +<hr> + + +<p>Ci finit l'aventure extraordinaire du Roi Pausole, +qui, pour retrouver sa fille, alla jusqu'à parcourir +sept kilomètres à dos de mule, de son palais à sa +grand'ville.</p> + +<p>On aura lu cette histoire ainsi qu'il convenait +de la lire, si l'on a su, de page en page, ne jamais +prendre exactement la Fantaisie pour le Rêve, ni +Tryphême pour Utopie, ni le Roi Pausole pour +l'Être parfait.</p> + + +<p class="c"><small>FIN</small></p> + + + + +<h2>TABLE DES MATIÈRES</h2> + + + +<h3>LIVRE PREMIER</h3> + +<ul> +<li><a href="#l1c1"><span class="sc">Chapitre Premier.</span></a>—Comment le Roi Pausole +connut pour la première fois les vicissitudes de +l'existence</li> +<li><a href="#l1c2"><span class="sc">Chapitre II.</span></a>—Où l'on présente le Roi Pausole, son +harem, son Grand-Eunuque et le palais du gouvernement</li> +<li><a href="#l1c3"><span class="sc">Chapitre III.</span></a>—Où l'on décrit la blanche Aline de +la tête aux pieds, pour que le lecteur déplore sa +fuite et la pardonne en même temps</li> +<li><a href="#l1c4"><span class="sc">Chapitre IV.</span></a>—Comment le Roi Pausole rentra dans +son palais et ce qu'il jugea bon d'y faire</li> +<li><a href="#l1c5"><span class="sc">Chapitre V.</span></a>—Du conseil que tint le Roi chez les +femmes de son harem et du choix qu'il sut faire +entre plusieurs avis</li> +<li><a href="#l1c6"><span class="sc">Chapitre VI.</span></a>—Comment Diane à la Houppe et le +Roi Pausole virent entrer quelqu'un qu'ils n'attendaient +pas</li> +<li><a href="#l1c7"><span class="sc">Chapitre VII.</span></a>—Qui est considérablement écourté, +eu égard aux lois en vigueur</li> +<li><a href="#l1c8"><span class="sc">Chapitre VIII.</span></a>—Où Pausole examine des révélations +sur une lettre dont l'importance n'échappera +point au lecteur</li> +<li><a href="#l1c9"><span class="sc">Chapitre IX.</span></a>—Où Pausole se détermine</li> +</ul> +<h3>LIVRE DEUXIÈME</h3> + +<ul> +<li><a href="#l2c1"><span class="sc">Chapitre Premier.</span></a>—Comment la blanche Aline vit +danser un ballet, et ce qui s'ensuivit</li> +<li><a href="#l2c2"><span class="sc">Chapitre II.</span></a>—Où Pausole, non content d'avoir pris +une résolution, va jusqu'à l'exécuter</li> +<li><a href="#l2c3"><span class="sc">Chapitre III.</span></a>—Comment le Miroir des nymphes +devint celui des jeunes filles</li> +<li><a href="#l2c4"><span class="sc">Chapitre IV.</span></a>—Où Pausole et ses conseillers manifestent +leurs contrastes</li> +<li><a href="#l2c5"><span class="sc">Chapitre V.</span></a>—Où Mirabelle dévoile sa petite âme +malicieuse et sentimentale</li> +<li><a href="#l2c6"><span class="sc">Chapitre VI.</span></a>—Où Pausole et ses compagnons +causent à bâtons rompus et s'arrêtent sur une +pointe d'épingle</li> +<li><a href="#l2c7"><span class="sc">Chapitre VII.</span></a>—Comment Giguelillot, après plusieurs +aventures pendables, inventa un stratagème et retrouva +la blanche Aline</li> +<li><a href="#l2c8"><span class="sc">Chapitre VIII.</span></a>—Où la blanche Aline prend son tub +vers quatre heures de l'après-midi</li> +<li><a href="#l2c9"><span class="sc">Chapitre IX.</span></a>—Où Pausole, ayant secoué la mélancolie +de la Règle, éprouve les déboires de la Fantaisie</li> +<li><a href="#l2c10"><span class="sc">Chapitre X.</span></a>—Comment Giguelillot parvint jusqu'au +chevet de la blanche Aline, et ce qui s'ensuivit</li> +</ul> + +<h3>LIVRE TROISIÈME</h3> + +<ul> +<li><a href="#l3c1"><span class="sc">Chapitre Premier.</span></a>—Comment le harem abandonné +leva l'étendard de la révolte</li> +<li><a href="#l3c2"><span class="sc">Chapitre II.</span></a>—Où M. Lebirbe entre en scène et où +Philis pousse un petit cri</li> +<li><a href="#l3c3"><span class="sc">Chapitre III.</span></a>—Où l'on découvre un crime horrible</li> +<li><a href="#l3c4"><span class="sc">Chapitre IV.</span></a>—Comment Giguelillot se présenta +chez le Roi et quelles paroles furent prononcées +pour et contre sa bonne cause</li> +<li><a href="#l3c5"><span class="sc">Chapitre V.</span></a>—Où chacun est traité selon ses vertus</li> +<li><a href="#l3c6"><span class="sc">Chapitre VI.</span></a>—Où M. Lebirbe et le Roi Pausole +s'aperçoivent avec surprise qu'ils ne s'entendent +pas sur tous les points</li> +<li><a href="#l3c7"><span class="sc">Chapitre VII.</span></a>—Où l'on fait des récits de voyage sur +un pays bien singulier</li> +<li><a href="#l3c8"><span class="sc">Chapitre VIII.</span></a>—Comment Taxis prétendit suivre +l'exemple de la belle Thierrette</li> +<li><a href="#l3c9"><span class="sc">Chapitre IX.</span></a>—Comment Giguelillot comprenait les +devoirs de l'hospitalité antique</li> +<li><a href="#l3c10"><span class="sc">Chapitre X.</span></a>—Où Giguelillot reçoit de M<sup>lle</sup> Lebirbe +une proposition qui lui sourit tout de suite</li> +<li><a href="#l3c11"><span class="sc">Chapitre XI.</span></a>—Comment les projets de Pausole et +les rêves de Diane à la Houppe s'accordaient exactement</li> +</ul> +<h3>LIVRE QUATRIÈME</h3> + +<ul> +<li><a href="#l4c1"><span class="sc">Chapitre Premier.</span></a>—Comment Diane à la Houppe +expliqua son rêve et Thierrette ses ambitions</li> +<li><a href="#l4c2"><span class="sc">Chapitre II.</span></a>—Comment Philis trouva un mari</li> +<li><a href="#l4c3"><span class="sc">Chapitre III.</span></a>—Où Philis babille, écoute et s'instruit</li> +<li><a href="#l4c4"><span class="sc">Chapitre IV.</span></a>—Comment Taxis apprit enfin la vérité +sur toute l'affaire</li> +<li><a href="#l4c5"><span class="sc">Chapitre V.</span></a>—Comment le Roi Pausole fut reçu par +le peuple de Tryphême</li> +<li><a href="#l4c6"><span class="sc">Chapitre VI.</span></a>—De la promenade que fit Pausole à +travers sa capitale</li> +<li><a href="#l4c7"><span class="sc">Chapitre VII.</span></a>—Où le lecteur retrouve heureusement +les héroïnes de cette histoire</li> +<li><a href="#l4c8"><span class="sc">Chapitre VIII.</span></a>—Où les événements se précipitent</li> +<li><a href="#l4c9"><span class="sc">Chapitre IX.</span></a>—Où Giguelillot, lui aussi, devient +amoureux</li> +<li><a href="#l4c10"><span class="sc">Chapitre X.</span></a>—Où l'on pressent la fin</li> +<li><a href="#epilogue"><span class="sc">Épilogue</span></a></li> +</ul> + +<p class="c"><small>3403.—L.-Imprimeries réunies, 7, rue Saint-Benoît, Paris.</small></p> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Les aventures du roi Pausole, by Pierre Louÿs + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE *** + +***** This file should be named 30553-h.htm or 30553-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/3/0/5/5/30553/ + +Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed +Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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