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+The Project Gutenberg EBook of Les aventures du roi Pausole, by Pierre Louÿs
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les aventures du roi Pausole
+
+Author: Pierre Louÿs
+
+Release Date: November 27, 2009 [EBook #30553]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE ***
+
+
+
+
+Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
+Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
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+PIERRE LOUŸS
+
+LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE
+
+PARIS
+
+BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
+
+EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR 11, RUE DE GRENELLE, 11
+
+1901
+
+
+
+
+DU MÊME AUTEUR
+
+
+ Astarté, poèmes (1892) . . . Épuisé.
+ Les Chansons de Bilitis (1894) . . . 1 vol.
+ Aphrodite (1896) . . . 1 vol.
+ La Femme et le Pantin (1898) . . . 1 vol.
+
+
+À PARAÎTRE
+
+ Les Sept Flèches.
+ L'Orientale.
+ Orphée.
+
+
+IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:
+
+Format in-8º carré
+
+ 300 exemplaires numérotés sur vélin.
+ 50 -- -- sur hollande.
+ 15 -- -- sur whatman.
+ 15 -- -- sur japon.
+
+
+
+
+À JEAN DE TINAN
+
+ _qui a emporté la promesse de cette simple dédicace..._
+
+ P. L.
+
+ Septembre 1898.
+
+
+
+
+PERSONNAGES
+
+
+ LE ROI PAUSOLE.
+
+ * * * * *
+
+ LA BLANCHE ALINE, fille du Roi.
+ MIRABELLE.
+ LA REINE DIANE, dite «DIANE À LA HOUPPE».
+ LA REINE FRANÇOISE.
+ LA REINE GISÈLE.
+ LA REINE ALBERTE.
+ LA REINE DENYSE.
+ LA PETITE REINE FANNETTE.
+ LE PORTRAIT DE LA REINE CHRISTIANE.
+ MACARIE, mule du Roi.
+ Mme PERCHUQUE, première dame d'honneur.
+ GALATÉE, jeune fille.
+ PHILIS, sa petite sœur.
+ Mme LEBIRBE.
+ NICOLE.
+ THIERRETTE, jeune laitière.
+ ROSINE, gardienne des framboises.
+ La Lectrice du Roi.
+ La sœur du petit paysan.
+ Une blanchisseuse.
+ Une marchande.
+ Une jeune fille primée.
+ Une jeune fille violée.
+ Une directrice d'hôtel.
+ Première femme de chambre du Roi.
+ Deuxième femme de chambre du Roi.
+
+ * * * * *
+
+ M. TAXIS, Grand-Eunuque.
+ GIGLIO, page du Roi.
+ M. LEBIRBE.
+ KOSMON.
+ HIMÈRE.
+ L'ÉCUYER DES CUISINES.
+ M. PALESTRE, ministre des Jeux publics.
+ Le Chef de la Sûreté.
+ Le Directeur du «Sauvetage de l'Enfance».
+ Trois orateurs.
+ Un métayer.
+ Un marin catalan.
+ Un petit paysan.
+ Un père.
+ Un chameau.
+
+ * * * * *
+
+ 366 Reines.--Écuyers.--Dames d'honneur.--Pages.--Horticulteurs.--
+ Gardes.--Domestiques du palais.--Danseuses.--Policiers.--Filles de
+ ferme.--Invités.--Bonnes d'hôtel.--Paysans.--Paysannes.--La foule.
+
+
+
+
+LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE
+
+
+LIVRE PREMIER
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+COMMENT LE ROI PAUSOLE CONNUT POUR LA PREMIÈRE FOIS LES VICISSITUDES DE
+L'EXISTENCE.
+
+ Il se voit qu'ès nations où les loix de la bienséance sont plus rares
+ et lasches, les loix primitives de la raison commune sont mieux
+ observées.
+
+ MONTAIGNE, III, 5.
+
+
+Le Roi Pausole rendait la justice sous un cerisier, parce que,
+disait-il, cet arbre-là donne de l'ombre autant qu'un autre et garde sur
+le chêne séculaire l'avantage de porter des fruits fort agréables en
+été.
+
+Bien qu'il conservât pour lui-même le grand costume historique dont
+l'ampleur et la draperie lui semblaient composer au mieux la majesté de
+la personne royale, il n'était pas toutefois l'ennemi d'un
+perfectionnement raisonnable. On doit vivre avec son temps. Le Roi
+Pausole portait une couronne de style qui dissimulait sous une mince,
+mais éclatante pellicule d'or sa monture en aluminium. Il aimait à faire
+remarquer discrètement combien cette coiffure était plus légère que le
+chapeau haut de forme de son cousin le roi de Grèce. Certains passants
+ne se trompaient point sur le métal de l'objet. Mais, disait encore le
+Roi, quand on est assez malin pour discerner à distance une qualité
+d'orfèvrerie, on ne saurait ressentir à la vue de la couronne, fût-elle
+d'or massif et pesant, aucune impression sérieuse. Il est donc inutile
+de se charger la tête.
+
+Le Roi Pausole était souverain absolu de Tryphême, terre admirable dont
+je pourrais, au besoin, expliquer l'omission sur les atlas politiques en
+hasardant cette hypothèse que, les peuples heureux n'ayant point
+d'histoire, les pays prospères n'ont pas de géographie. On laisse encore
+en blanc, sur les cartes récentes, bien des contrées inconnues: on a
+laissé Tryphême en bleu, dans la Méditerranée. Cela paraît tout naturel.
+
+Eh bien, non. Telle n'est pas la raison d'une si fâcheuse lacune.
+
+Si Tryphême est un nom biffé de toutes les encyclopédies, si l'on
+falsifie la carte d'Europe, si l'on ampute cette presqu'île verte aux
+côtes de notre pays, c'est qu'on a organisé contre elle la «conspiration
+du silence».
+
+Chacun sait qu'on appelle ainsi l'entente immédiate et clandestine qui
+s'établit entre les critiques littéraires à la naissance des œuvres
+fortes et qui étouffe le jeune talent au milieu de son premier sourire.
+Explorateurs et géographes, montrant une âme non moins basse, se servent
+du même procédé pour éloigner les touristes d'une contrée qu'ils savent
+délicieuse.
+
+À leur aise; je ne m'occuperai pas de ces misérables combinaisons.
+Tryphême est une péninsule qui prolonge les Pyrénées vers les eaux des
+Baléares. Elle touche à la Catalogne et au Roussillon français. J'en
+parle pour y être allé. Il est important que le lecteur ne regarde pas
+comme une fiction le récit véritable et contemporain que j'écris pour
+lui depuis cinq minutes.
+
+Ces préliminaires éclaircis, entrons dans le vif des événements.
+
+ * * * * *
+
+Ce fut pendant la vingtième année de son règne, qu'un jour, après tant
+de jours paisibles, le Roi Pausole ressentit les difficultés de la vie
+et le poids d'une âme perplexe.
+
+Il s'était levé, ce matin de juin, très longtemps après le soleil, et,
+doucement bercé par sa mule Macarie, il se laissait aller à sa chaire de
+justice.
+
+De nombreux serviteurs accompagnaient sa promenade, l'un portant ses
+cigarettes et l'autre son parasol, la plupart ne faisant rien.
+
+Aucun d'eux n'était en armes. Le Roi sortait toujours sans gardes, par
+ostentation du soin qu'il prenait d'être aimé plutôt que
+craint.--Crainte ne peut toujours durer, disait-il; ni endurer;--au lieu
+que l'amour populaire est un sentiment perpétuel qui vit de souvenirs,
+accueille les moindres gestes comme des bienfaits nouveaux et ne demande
+guère autre chose que d'être vivement estimé par celui qui en est
+l'objet.
+
+La cour de justice que le Roi tenait chaque jour sous un cerisier de ses
+jardins avait su faire accepter de tous son arbitrage sans appel mais
+librement consenti. Aucun autre tribunal n'avait connaissance des
+affaires qui échappent au ressort des justices de paix. À force de
+simplifier le Livre des Coutumes laissé par ses ancêtres, Pausole était
+arrivé à édicter un code qui tenait en deux articles et qui avait au
+moins le privilège de parler aux oreilles du peuple. Le voici dans son
+entier:
+
+
+CODE DE TRYPHÊME
+
+ I.--Ne nuis pas à ton voisin.
+ II.--Ceci bien compris, fais ce qu'il te plaît.
+
+Il est superflu de rappeler au lecteur que le deuxième de ces articles
+n'est admis par les lois d'aucun pays civilisé. Précisément c'était
+celui auquel ce peuple tenait le plus. Je ne me dissimule pas qu'il
+choque le caractère de mes concitoyens.
+
+Pausole se réservait le plaisir quotidien de sauver par ses arrêts
+quelques libertés individuelles. Ce n'était pas un travail fatigant; et
+d'ailleurs, l'excellent homme n'en eût point accepté d'autre, car sa
+liberté particulière présentait à n'en pas douter un intérêt de premier
+ordre et il respectait sa fantaisie qui lui conseillait d'être
+paresseux.
+
+Ce jour-là, une douzaine de plaignants et une foule immobile
+attendaient, sur la pelouse ombreuse, quand le Roi parut sous les
+branches, au milieu d'un murmure de vénération, de sympathie et de
+curiosité. Il répondit aux voix en agitant devant son visage, comme un
+mouchoir d'accueil, une main molle et amicale. Puis il monta les trois
+marches de la chaire, qui le mirent tout de suite bien au-dessus du
+niveau des hommes.
+
+ * * * * *
+
+Un premier plaideur s'avança.
+
+C'était un étranger, un marin catalan. Il tendait des bras presque noirs
+hors d'une chemise aux manches troussées.
+
+--Sire, s'écria-t-il, justice contre ma femme! Elle est partie avec un
+autre!
+
+--Ouais! fit le Roi.--Que veux-tu que j'y fasse?
+
+ * * * * *
+
+Il cueillit une cerise au cerisier, en déchira la peau du bout des dents
+et suça la pulpe juteuse avec un visible rafraîchissement.
+
+--Mais, sire, nous étions mariés devant l'alcade et devant le prêtre.
+Elle a juré sur l'Évangile...
+
+--Et si elle t'avait juré de ne pas mourir avant trente ans,
+l'enverrais-tu à la prison le jour où elle aurait la peste? Elle a juré,
+dis-tu? C'est le seul tort que je lui reconnaisse. Encore, avec les lois
+de ton singulier pays, était-ce le plus vain des serments forcés. Tu
+viens justement d'en avoir la preuve. Si encore elle t'abusait! si elle
+feignait de se plaire à toi pour ne pas être chassée! tu pourrais...
+Mais elle ne te trompe pas, puisqu'elle est partie. Sa franchise est
+irréprochable. Et pourquoi est-elle partie? Sans doute parce qu'elle a
+trouvé quelqu'un de supérieur à ta personne, par la jeunesse, par la
+beauté, par le caractère, ou, qui sait? peut-être même par la fortune.
+Tu admets qu'une jeune fille puisse peser tous ces arguments le jour où
+elle prend époux. À plus forte raison quand elle est devenue femme et
+que l'expérience la conseille.
+
+--Il est pourtant écrit dans le code: «Tu ne nuiras pas à ton voisin».
+
+--C'est bien pour cela que je t'interdis de poursuivre ton successeur.
+Passons à la seconde affaire.
+
+ * * * * *
+
+--Majesté! fit une voix de basse, un gueux, un pasteur de chèvres, a
+violé mon unique enfant.
+
+--Oh! oh! protesta le Roi. Ne nous pressons jamais d'attester la
+résistance. Je serais curieux de voir la victime.
+
+On la lui présenta.
+
+Elle portait le costume favori des jeunes filles tryphémoises: sur les
+cheveux, un mouchoir jaune soleil; aux pieds, des mules clair de lune;
+et le reste du corps tout nu.--Pausole considérait, en effet, que la vue
+d'une personne laide ou vieille ou infirme est une souffrance pour
+certains, et il avait interdit, non seulement aux académies
+défectueuses, mais encore aux visages grotesques, de paraître à
+découvert. Mais comme le spectacle d'une fille jeune ou d'un homme dans
+sa force ne peut éveiller que les idées les plus saines et les plus
+conformes à la vertu véritable, Pausole avait fait comprendre à son
+peuple qu'en dehors des quelques semaines où la Méditerranée elle-même
+connaît l'hiver, il fallait se hâter de révéler à tous un don aussi
+précieux, et aussi fugitif, que la beauté humaine.
+
+--Ami, dit le Roi, penché vers l'oreille d'un serviteur, les cerises qui
+restent sont trop hautes pour que je puisse les cueillir sans peine. Et
+je ne changerai pas mon arbre. Je suis habitué à celui-ci. Demain,
+suspends aux branches basses une douzaine de cerises choisies.
+
+Puis il se retourna vers la jeune fille, qui attendait sa parole avec
+plus d'espoir encore que de confusion:
+
+--Eh bien? fit-il. Vous plaignez-vous aussi? Car je n'entendrai votre
+père que s'il réclame en votre nom.
+
+--Oh! sire, parlez-lui vous-même afin que je ne sois point battue. Je
+suis trop émue cette semaine pour me taire deux jours de suite et je ne
+serai honteuse de rien devant vous qui êtes si juste. Hier soir j'étais
+allée dans la montagne chez ma sœur, avec un broc de lait pour son
+petit enfant. Elle m'avait beaucoup parlé des choses qui lui font la vie
+douce et qui me manquent tristement pendant mes longues nuits. Je
+revenais donc par les bois, les joues peut-être un peu rouges et le
+cœur bien éprouvé, quand j'ai rencontré sous les saules un chevrier de
+mon âge qui paraissait tout triste, lui aussi, d'être seul. Sire, il
+sortait du bain, il était si joli, si propre, si doux de toute sa
+personne... il a dû voir dans mes yeux que vraiment je le trouvais
+gentil. Les hommes s'imaginent toujours qu'ils nous attaquent; et
+pourtant ils ne s'approchent guère de celles qui oublient de les
+regarder: si l'on nous prend, même par violence, c'est après avoir lu en
+nous que cela ne nous serait pas désagréable... Oh! pour moi, je vous le
+jure, je ne l'ai pas fait exprès! Je ne voulais pas qu'il me touchât. Ou
+du moins... je croyais ne pas vouloir. Mais enfin, j'ai regardé ce jeune
+homme, à l'instant où je l'admirais le plus, et aussitôt il m'a saisi la
+main... Alors mon père vous a dit vrai, Sire, j'ai résisté de toutes mes
+forces. Pas un cri! car je n'aurais pour rien au monde appelé quelqu'un
+à mon secours dans la position où j'étais--et d'ailleurs, j'espérais
+bien me tirer de là toute seule.--J'ai lutté de mes quatre membres comme
+si je défendais ma vie, depuis le coucher du soleil jusqu'à la nuit
+noire. Puis, j'ai vu qu'il était trop tard pour rentrer à la maison, et
+je me suis découragée; mais jusqu'au lendemain matin j'ai perdu courage
+plusieurs fois ainsi et je suis déterminée à ne plus mettre aucune
+énergie dans ces rencontres inégales. On demandait tout à l'heure à
+Votre Majesté de protéger ma faiblesse contre de nouvelles violences:
+celles de mon père sont les seules que je redoute. Je n'ai besoin de
+personne pour calmer les autres.
+
+ * * * * *
+
+Pausole avait écouté cette petite plaidoirie sans l'interrompre d'un
+seul mot. Quand elle fut dite jusqu'au bout, il se hâta de prononcer:
+
+--Voici une enfant très supérieure à son père par la maturité d'esprit,
+l'initiative et le sens de la vie. Allons! émancipons-la. Je ne sais pas
+de quel droit je maintiendrais une autorité quelconque sur une petite
+tête qui raisonne si bien. Va, jeune cervelle, tu es libre. Ne fais pas
+le mal, mais vis à ta guise, selon le code de Tryphême. Appelons la
+troisième affaire.
+
+ * * * * *
+
+Or il arriva que la troisième affaire ne fut pas précisément celle que
+le Roi eût prévue.
+
+Pendant le discours de la jeune fille, on distinguait dans l'allée de
+magnolias qui menait au palais royal la course trébuchante et falote
+d'une petite vieille qui portait ses jupes et voletait comme une
+sauterelle.
+
+Elle approchait par bonds alternés d'une patte sur l'autre. Bientôt on
+entendit gémir l'essoufflement de son désespoir. Elle se précipita vers
+la chaire du Roi, pendit son bras débile à une branche afin de ne tomber
+que le plus tard possible et exhala. «Sire...», mais d'une voix si
+diaphane qu'on la crut déjà trépassée.
+
+--C'est une vieille du palais, fit l'un des serviteurs.
+
+--Duègne des appartements privés, expliqua un autre.
+
+Et comme l'étiquette de la Cour subissait des variations devant la
+bonhomie du Roi, la livrée tout entière laissa deviner sa joie par ce
+cri d'une âme qui s'ennuie:
+
+--Il s'est passé des événements.
+
+Le Roi s'était levé:
+
+--Qu'y a-t-il?
+
+--Sire... la blanche Aline... Ah! Sire... la Princesse votre fille...
+
+--Eh bien?
+
+--Ah!...
+
+Et la vieillarde s'affaissa dans un évanouissement lamentable.
+
+Au même instant arrivait, plus calme et portant un petit billet, une
+seconde dame d'honneur qui plia son ombrelle jaune avant de s'exprimer
+en ces termes choisis:
+
+--J'ai le regret d'annoncer à Votre Majesté que Son Altesse Royale la
+Princesse Aline a quitté le palais dans des circonstances mystérieuses
+qui toutefois ne laissent place à aucune inquiétude sur sa très
+précieuse santé. La dame d'honneur chargée d'éveiller Son Altesse et de
+lui expliquer ses rêves s'est présentée respectueusement derrière la
+porte de Son Altesse et a frappé durant quatre heures sans obtenir
+aucune réponse. Justement inquiète d'un silence qu'elle ne s'expliquait
+point, elle a pris sur elle d'entrer, malgré la hardiesse de la
+démarche: Son Altesse n'était plus dans ses appartements. La Princesse
+Aline avait quitté sa chambre sans prévenir personne de son projet et
+sans emporter de bagage, à part sa petite boîte à poudre, son étui de
+rouge, son porte-monnaie et un objet de la toilette féminine dont la
+désignation n'intéresse pas, sans doute, Votre Majesté. Nul ne sait
+l'heure de son départ ni le chemin qui lui a plu. On pense seulement
+qu'elle a dû sortir par la fenêtre. Au cours des recherches faites par
+nos soins, nous avons découvert sur la table à coiffer un billet avec
+ces mots: «Pour Papa». Je le remets en les mains de Votre Majesté.
+
+Pausole ne voulait pas comprendre. En vain la dame d'honneur avait-elle
+construit son récit au plein midi de la clarté, Pausole demeurait
+aveugle.
+
+--Ma chère, lui dit-il, vous extravaguez. J'entends de votre bouche des
+paroles sans suite... Vous êtes en démence, cela saute aux yeux. Eh!
+voyons! pourquoi ma fille m'aurait-elle quitté? Où peut-elle être mieux
+qu'au palais, avec son père? Et comment, croire qu'elle soit partie sans
+même m'avoir dit adieu? Ce sont des rêveries, vous dis-je. Si elle n'a
+pas dormi dans sa chambre, c'est qu'il y faisait trop chaud. Elle doit
+être sur les terrasses, dans son hamac à pompons. Je suis sûr qu'on n'y
+a point songé. Allez donc à sa recherche au lieu d'apporter ici un
+trouble déplorable à mes réflexions.
+
+ * * * * *
+
+Comme il achevait, son regard tomba sur le billet qu'il tenait encore à
+la main.
+
+Au milieu d'une enveloppe teintée, les mots:
+
+_Pour Papa_
+
+se détachaient irréguliers, fantasques et nets. Et, en dessous, une
+ligne qui aurait bien voulu être horizontale, mais qui délirait en
+hauteur, s'enlevait comme une gambade.
+
+Le roi déchira l'enveloppe avec une hésitation silencieuse. Il en tira
+une lettre qui lui parla ainsi:
+
+ * * * * *
+
+«Mon petit papa, si je croyais que tu en souffres, je n'aurais jamais le
+courage de m'en aller dans deux minutes; mais tu ne peux pas être
+triste, puisque je suis contente, et tu m'as toujours dit que tu voulais
+mon bonheur.
+
+«Je reviendrai dans sept mois, pour ma majorité, le jour de mes quinze
+ans. Attends-moi sans inquiétude; je m'en vais avec...»
+
+... Non, il n'avait pas mal lu.
+
+«... je m'en vais avec quelqu'un de tout à fait gentil, qui veillera sur
+moi comme toi-même. Je t'embrasse, si tu n'es pas fâché.
+
+ «LINE.»
+
+ * * * * *
+
+La foule s'était approchée peu à peu et, sans savoir ce qui se passait,
+mais curieuse et presque bruyante, elle observait l'agitation du roi,
+phénomène exceptionnel. Des plaideurs s'impatientaient. La jeune
+émancipée de la dernière affaire, craignant de voir sa bonne cause
+naufragée dans les conjonctures, osa demander une certitude:
+
+--Alors, je suis libre, Sire? Votre Majesté daignerait-elle le répéter à
+mon père?
+
+Le Roi fit un geste violent.
+
+--Au diable les affaires pendantes! Valets! amenez ma monture. Ah! cela
+ne se passera pas ainsi! Cette petite est folle à lier. Il faut la
+reprendre au plus tôt. On n'a jamais vu pareille catastrophe. Valets!
+stupide canaille, courez donc en avant!
+
+Et sur la mule Macarie, qui galopait pour la première fois d'une longue
+et paisible existence, on vit s'enfuir le Roi Pausole dans une vague de
+poudre blanche, tandis que le vent de la course enlevait la couronne
+légère et, facétieux, la suspendait à une souple baguette de myrte.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+OÙ L'ON PRÉSENTE LE ROI PAUSOLE, SON HAREM, SON GRAND-EUNUQUE ET LE
+PALAIS DU GOUVERNEMENT.
+
+ ... Mais dans mon inconstance extresme
+ Qui va comme flus et reflus,
+ Je n'ay pas si tost dit que j'ayme
+ Que je sens que je n'ayme plus.
+
+ SAINT-AMANT.
+
+
+Le jour où Pausole se connut (ce fut longtemps avant l'année où naquit
+la blanche Aline), il constata qu'il possédait trois habitudes et un
+défaut de caractère.
+
+Ses habitudes étaient, par ordre décroissant, la paresse, le plaisir et
+la bienfaisance.
+
+Il recherchait, en premier lieu, l'inactivité.
+
+Puis, la satisfaction.
+
+Enfin, la philanthropie.
+
+Son défaut de caractère, qui jouera dans ce conte un rôle prépondérant,
+était une irrésolution exemplaire et générale dont il ne se plaignait
+jamais, car elle seule donnait par contraste une sensualité supérieure à
+la paix de ses fainéantises.
+
+Il avait le sentiment de l'irréparable quand il fermait une fenêtre.
+Choisir un fruit, une femme ou une cravate le frappait d'une perplexité
+qui ressemblait à une angoisse. Jamais il ne déchirait un papier, même
+une enveloppe, de peur de regretter plus tard une détermination si
+inconsidérée. A peine avait-il exprimé un désir ou dicté un ordre, il
+arrêtait aussitôt ceux qui se pressaient d'obéir et il avait des
+«Attendez. Ce n'est pas le moment», des «Nous verrons plus tard» et des
+«Laissons cela» qui maintenaient son existence dans le circonspect et le
+provisoire, tant il redoutait le définitif.
+
+Il le redoutait; mais pour lui seul. Par une sorte de revanche sur son
+hésitation intime, il discernait le devoir des autres dans une
+clairvoyance tout à coup péremptoire et rendait ses arrêts publics avec
+une décision remarquable. Un singulier résultat de cette assurance
+devant la chicane était la réputation d'infaillibilité qui exaltait sa
+justice.--La confiance personnelle se fait aisément partager; et rien
+n'est plus dangereux pour un supérieur que de méditer avant de
+répondre.--Pausole ne méditait jamais sous l'arbre de ses audiences,
+sinon avant d'y faire choix entre deux cerises rouges comme des vierges.
+
+Dès que Pausole se fut renseigné de la sorte sur ses habitudes et sur
+son défaut, il s'occupa non de se corriger par l'irréalisable, mais de
+satisfaire à ses faiblesses et d'en tirer le meilleur parti possible
+pour ses commodités personnelles et celles de ses familiers.
+
+C'est ainsi qu'averti par une longue expérience, il trouva plus sage de
+renoncer à choisir chaque soir une compagne parmi celles qu'il avait
+réunies dans le harem du palais. Il apportait des lenteurs pitoyables à
+cette élection quotidienne et se laissait presque toujours circonvenir
+par la plus hardie, au lieu de suivre tranquillement ses mystérieuses
+préférences. Et aussitôt il regrettait d'avoir oublié la plus belle.
+
+Un jour, établissant une règle permanente qui lui épargnait le souci des
+décisions particulières, il réduisit le nombre de ses femmes à trois
+cent soixante-cinq, exactement. L'une de celles que cet arrêté renvoyait
+dans leurs foyers laissa éclater sa douleur avec tant d'amour que le
+Roi, toujours paternel, consentit à la garder à titre supplémentaire,
+pour les années bissextiles.
+
+Par ce moyen, l'emploi de ses nuits était réglé d'une façon qu'il ne lui
+appartenait plus d'intervertir. Chaque soir, un visage nouveau, et
+pourtant connu, approuvé, peut-être même regretté depuis un an, venait
+poser sur les coussins des joues qu'un long désir faisait très
+précieuses. Et Pausole, délivré du soin de préparer la nuit suivante,
+goûtait plus volontiers encore une joie sans élaboration.
+
+Les appartements des Reines occupaient, cela va sans dire, le palais
+royal presque entier. Ils étaient répartis selon les quatre saisons,
+dans un long bâtiment polychrome, où les mille stores de la façade
+flottaient au soleil comme un pavois de fête.
+
+Deux pavillons, plus élevés d'un étage, flanquaient l'énorme édifice.
+
+Dans l'un habitait le Roi lui-même. Dans l'autre délibérait le conseil
+de ses ministres. Pausole était obligé de passer par le harem pour
+présider le gouvernement.
+
+Mieux vaut avouer sans détours que, parti du pavillon sud, il n'arrivait
+jamais jusqu'au pavillon nord.
+
+Lui-même avait conçu cette architecture et prévu ce résultat. Puisque,
+disait-il, les meilleurs monarques ont été des reines luxurieuses qui
+laissaient les bureaux tranquilles, j'écarterai de mon esprit par un
+artifice salutaire toute inspiration éventuelle de gérer les affaires
+publiques.
+
+Et, de fait, tout allait pour le mieux du monde. Personne ne se
+plaignait, ni le peuple, ni le souverain;--ou, du moins, les rares
+mécontents accusaient «les ministères» qui, narquois derrière leur
+collectivité anonyme, et d'ailleurs très satisfaits de travailler sans
+direction, rendaient grâces à la destinée.
+
+ * * * * *
+
+Pausole avait poussé si loin le génie abdicateur qu'il ne gouvernait
+même pas ses femmes.
+
+À la tête du harem, et cumulant la fonction de Grand-Eunuque avec celle
+de Maréchal du palais, un personnage singulier administrait au nom du
+Roi.
+
+C'était le huguenot Taxis.
+
+Étriqué, méticuleux, de profil concave et d'œil fourbe, âme intraitable
+et présomptueuse, Taxis jouera dans la suite du récit (disons-le pour
+plus de clarté) le rôle toujours nécessaire du Personnage antipathique.
+Pausole l'avait cependant choisi, et personne ne pouvait douter que le
+Roi n'accordât à son fonctionnaire une part d'estime, de confiance et
+presque d'admiration.
+
+Cet ancien répétiteur d'algèbre, ancien professeur de théologie
+protestante, employé depuis avec succès à diverses missions policières,
+et enfin promu Grand-Eunuque, possédait un sens de l'ordre et un respect
+du principe qui dépassaient de beaucoup la simple manie. On avait vu là
+des aptitudes universelles aux charges que distribue l'État, et Taxis
+avait su se montrer indispensable, sinon à ses administrés, au moins à
+ses supérieurs. Un seul exemple s'imposera: le harem était pacifié huit
+jours après la nomination de son chef, sans que, jusque-là, Pausole eût
+jamais, dans les prestiges de ses rêves bleus, compté cette chimère
+lointaine.
+
+Il serait délicat d'insister sur les titres que Taxis avait fait valoir
+pour poser sa candidature à l'eunuchat général. Délicat, et d'ailleurs
+peu intéressant.--Taxis bénéficiait d'une vocation toute naturelle pour
+ce poste de privilège. Le Ciel lui avait épargné les concupiscences de
+la chair et les épargnait également, par un surcroît de miséricorde, à
+toutes les femmes qui l'approchaient. La Providence ne voulait point
+qu'inaccessible au désir il eût néanmoins la douleur de l'inspirer
+autour de lui. Il n'était ni la victime, ni l'occasion du péché.
+
+Toutefois, il devait se résigner à ne pas faire de prosélytes parmi ses
+jeunes pensionnaires. C'eût été excéder les devoirs de sa charge. Il se
+limitait avec rigueur. Le Roi, ennemi de toutes les guerres, détestait
+les guerres de religion; ami de toutes les libertés, il laissait les
+consciences libres, fussent-elles jésuites ou francs-maçonnes. Dans
+l'intérieur du harem, comme sur tout son territoire, Pausole tolérait
+mille cultes et en pratiquait lui-même plusieurs, afin de connaître tour
+à tour les consolations de divers paradis.
+
+L'autel préféré du Roi était, sur un terrain du parc, un petit temple
+dédié à Dêmêtêr et Perséphone. Les deux déesses n'ayant plus
+d'adorateurs sur la terre écoutaient avec bienveillance celui-ci, qui se
+souvenait d'elles. À l'une il demandait surtout de bonnes moissons pour
+son peuple; à l'autre la faveur de ne lui être présenté que le plus tard
+qu'il se pourrait.
+
+Tels étaient donc Pausole, ses femmes, son Grand-Eunuque et son palais.
+Quand nous aurons expliqué, plus loin, qui était la blanche Aline, nous
+pourrons interrompre ici les chapitres descriptifs, c'est-à-dire
+permettre aux lectrices de ne plus sauter tant de pages à la fois.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+OÙ L'ON DÉCRIT LA BLANCHE ALINE DE LA TÊTE AUX PIEDS POUR QUE LE LECTEUR
+DÉPLORE SA FUITE ET LA PARDONNE EN MÊME TEMPS.
+
+ Si les peintres ont fait des nuditez, le péché est très grand, parce
+ qu'ils n'y peuvent bien réussir sans voir le naturel.
+
+ _Examen général des conditions_, etc.--1676.
+
+
+La blanche Aline était fille d'une Hollandaise et probablement aussi du
+Roi Pausole.
+
+Du moins, personne n'en douta jamais.
+
+Ses cheveux étaient blonds, son teint clair mais sujet à des rougeurs
+extrêmes, ses narines ouvertes et ses lèvres gaies.
+
+Je sais qu'on n'a pas coutume de tracer le portrait des jeunes filles au
+delà de leur décolletage. Il n'importe: dans quelques années, nous en
+sommes tous avertis, cette mode tombera en désuétude et, ne fût-ce que
+pour engager les peintres dans une voie si recommandable, je ne tiendrai
+aucun compte des règles établies.
+
+La blanche Aline, quatorze ans et cinq mois après sa naissance, prenait
+le plus vif intérêt à suivre le développement de sa gracieuse personne.
+Il est tout naturel que nous l'accompagnions devant sa glace, où elle se
+considérait le matin avec tant d'affectueuse curiosité.
+
+Elle y courait dès son réveil, laissant au lit sa longue chemise et ne
+gardant de sa toilette nocturne que la natte dansante de ses cheveux.
+L'entrevue avec son image était une scène bien touchante.
+
+Cela commençait par un sourire d'accueil. Et puis éclataient des baisers
+bruyants, avec les deux mains, avec les dix doigts. Pendant la première
+minute, sa tendresse pour elle-même dominait. Son regard se disait des
+choses inoubliables; c'était une communion d'âmes où sa beauté
+n'ajoutait rien à une sympathie déjà toute dévouée. Mais, peu à peu, ce
+sentiment cédait le pas devant un autre, qui se précisait en admiration.
+
+Elle était jeune fille depuis quelques semaines seulement. Source de
+découvertes sans nombre. Ses seins, formés en si peu de temps,
+conservaient entre ses mains toute leur fraîcheur de jouets nouveaux.
+Familière (et imprudente), l'enfant qu'elle était demeurée attrapait ces
+roses fragiles comme des ballons en caoutchouc; elle essayait de les
+rapprocher; elle en chatouillait les pointes pâles; elle leur faisait
+mille taquineries. Puis, changeant tout à coup de divertissement, la
+jambe gauche tendue, le genou droit plié, elle mesurait des yeux le
+galbe d'une hanche très jeune et qui, chaque jour, s'arrondissait.--Au
+fait, que n'admirait-elle point? Par une singularité qui lui plaisait
+comme le reste, elle ne portait pas encore tous les signes extérieurs de
+son adolescence; mais, tout bien examiné, elle trouvait à cela quelque
+chose de grec qui n'était pas messéant.
+
+ * * * * *
+
+Et qui donc aurait-elle aimé si ce n'eût été sa chère image? Son père ne
+lui avait pas donné d'autre amie.
+
+On a pu le deviner déjà: Pausole, si tolérant pour les mœurs de son
+peuple, l'était moins pour celles de sa fille.
+
+Autant la chance lui était douce de rencontrer par les chemins de jeunes
+vierges sans vêtements, autant il se souciait peu de présenter dans le
+même costume la princesse héritière à ses fidèles sujets.--Non certes,
+qu'il fût retenu par je ne sais quel esprit de routine; mais le soleil
+du Midi est brûlant; le hâle ne va bien qu'aux brunes; il donne à la
+peau des blondes certains tons de langouste cuite, et la blanche Aline
+aurait perdu bientôt l'épithète homérique qui la distinguait entre
+toutes les petites filles si l'on avait laissé courir son académie en
+plein air sans lui donner protection.--Aussi la forçait-on de se vêtir
+et même de porter ombrelle.
+
+ * * * * *
+
+Des raisonnements analogues--je veux dire inspirés aussi par une
+tendresse paternelle--avaient détourné Pausole d'appliquer à sa propre
+fille ses théories familières sur l'éducation des enfants.
+
+Les moralistes ne redoutent jamais de se montrer contradictoires. Ils
+pensent à bon droit qu'ils ont assez fait en prêchant la bonne parole et
+que l'exemple personnel n'est pas un adjuvant nécessaire à l'influence
+de leurs idées. Sans doute, se disait le Roi, j'entends qu'on élève les
+marmots avec une liberté extrême et qu'on les laisse à leurs instincts,
+c'est-à-dire aux premières joies de leur pauvre petite existence. Mais
+ma fille est née dans des conditions très particulières. Son intérêt
+commande un traitement spécial. Nulle règle n'est faite pour tout le
+monde. Bref, il emprisonnait la malheureuse enfant.
+
+Elle avait bien entendu dire que le sort lui accordait trois cent
+soixante-six belles-mères dont la plupart excellaient en esprit ou en
+beauté; mais le harem lui demeurait fermé jour et nuit. Sa mère était
+depuis longtemps morte. Elle n'avait pas de sœurs, pas de compagnes.
+Les dames d'honneur elles-mêmes avaient ordre de ne parler à la
+Princesse qu'en vue de son instruction littéraire. Toutefois,
+n'imaginant qu'à peine une vie meilleure autre part, la blanche Aline
+restait gaie.
+
+Le matin, tout le parc lui appartenait. C'était l'heure où dormaient les
+Reines et le Roi. Elle jouait seule, mais avec le même entrain et la
+même activité que si une foule d'enfants l'eût mêlée à sa joie. Des
+arbres étaient ses amis; de petits coins ses confidents. Elle revenait
+parfois haletante d'une partie de cache-cache avec un lézard vert ou
+d'une lutte de vitesse avec un lapin rose.
+
+Et puis, brusquement, un matin, elle trouva plus intéressant de jouer au
+volant avec sa rêverie et de danser le menuet avec son image.
+
+Environ six semaines plus tard, Pausole apprenait par sa lettre qu'elle
+avait quitté le palais avec «quelqu'un de très gentil» qui prétendait
+veiller sur elle.
+
+Ainsi, dans la solitude même où son père la tenait enfermée, la blanche
+Aline avait su trouver sans conseils et tout à fait sans exemples, mais
+secourue heureusement par sa jeune imagination, les camarades qu'il lui
+fallait à l'âge de ses métamorphoses.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+COMMENT LE ROI PAUSOLE RENTRA DANS SON PALAIS ET CE QU'IL JUGEA BON D'Y
+FAIRE.
+
+ Assis sur un fagot, une pipe à la main,
+ Tristement accoudé contre une cheminée,
+ Les yeux fixés vers terre et l'âme mutinée,
+ Je songe aux cruautés de mon sort inhumain.
+
+ SAINT-AMANT.
+
+
+Devant les marches du portique, la mule Macarie s'arrêta sur ses quatre
+pattes frémissantes, profondément offensée d'avoir été contrainte à une
+course folle qui ne convenait ni à son âge, ni à ses habitudes, ni à son
+caractère.
+
+Et l'on vit entrer sous les voûtes le Roi Pausole sans couronne, les
+cheveux en broussailles, la robe poudreuse, les deux mains ouvertes en
+haut.
+
+Il éternuait. Il pleurait presque. Il était soulevé, piteux, suant,
+poussif et cramoisi.
+
+Personne ne se souciait de lui donner les premières explications. Les
+couloirs, plus déserts que des galeries de musée, conduisaient à des
+chambres vides.
+
+Les suisses avaient laissé leurs hallebardes et les dames d'honneur
+leurs petits ouvrages harponnés d'un crochet hâtif. Pausole donna du
+pied dans un phonographe resté seul, qui lui bêlait aux oreilles la
+sérénade de Méphisto.
+
+Il crut que tout la monde était parti à la suite de la Princesse et que
+la Cour s'était fait enlever pour lui plaire en imitant son gracieux
+précédent.
+
+Pourtant dans l'angle d'une fenêtre une blanchisseuse se trouva prise.
+
+Le roi voulut lui demander:
+
+--Est-ce vrai?
+
+Sa gorge n'articula rien. D'ailleurs l'attitude effarée de la domestique
+lui montrait la candeur d'une question si vaine.
+
+Pausole reprit sa marche à travers les appartements.
+
+Il traversa quinze salons où les fauteuils gardaient partout des
+positions familières. Aucun d'eux n'était occupé.
+
+Il passa dans la salle des portraits et s'arrêta devant celui qui
+rappelait encore un peu à sa mémoire confuse la très souple Reine
+Christiane, mère de la Princesse Aline.
+
+Il l'interrogea:
+
+--Malheureuse! Est-ce donc là ton sang? ta race?
+
+Mais la Reine Christiane que le peintre avait représentée sous la figure
+de Danaé, continua de sourire et d'ouvrir les genoux sans que la moindre
+honte émût son front si blanc.
+
+Alors le Roi pénétra dans le harem silencieux.
+
+C'était l'heure de la sieste.
+
+La grande salle respirait avec l'haleine de trois cents rêves.
+
+ * * * * *
+
+Toutes les femmes gisaient encore où le sommeil les avait prises. Elles
+couvraient les nattes de jonc froid, elles brochaient sur les étoffes,
+elles emplissaient de leur croupe des hamacs aux mailles larges. Pausole
+ne pouvait ni marcher, ni s'asseoir, ni lever la tête sans toucher une
+dormeuse nue. Un divan seul en portait quinze. Un filet suspendu en
+réunissait deux et les pressait l'une contre l'autre. Celles qui
+souffraient de la chaleur s'étaient couchées dans le bassin plat, et, la
+tête sur le bord de marbre, elles allongeaient leurs jambes sous l'eau
+jusqu'à la sirène centrale, pistil de la tulipe ouverte que formaient
+leurs corps rayonnants.
+
+Au milieu de ce vaste silence, Pausole s'apaisa peu à peu. La paix,
+comme le trouble, est contagieuse. Le calme et l'ombre du harem
+s'étendirent sur ses pensées.
+
+Jetant les yeux sur sa toilette, il vit qu'elle était déplorable, et
+déjà son esprit se retrouvait assez libre pour lui conseiller de changer
+de vêtement.
+
+Ce qu'il fit. Et non sans peine.
+
+Car la blanchisseuse avait eu le temps de répandre par tout le palais le
+bruit que le Roi était revenu sans couronne, sans voix, sans raison;
+qu'il avait failli l'étrangler; qu'elle en était tombée malade deux
+jours plus tôt qu'à l'ordinaire.
+
+Aussi, le premier valet qui parut dans la fente d'une portière plissée,
+pour répondre à l'appel du Roi, y vint certes par curiosité au moins
+autant que par mépris de la mort; mais il défaillit de surprise quand il
+entendit Pausole, avec sa bonne voix si connue, demander «sa robe de
+chambre turque et son coffret à cigarettes».
+
+ * * * * *
+
+Le souverain de Tryphême, pour s'être sitôt ressaisi, avait fait ses
+réflexions.
+
+Il ne suffisait pas de déclarer qu'on poursuivrait la blanche Aline. Et
+cela même était une décision qu'on ne pouvait prendre à la légère. En
+admettant qu'on arrivât jusqu'à cette extrémité, comment régler le
+programme d'une recherche si délicate?
+
+Qui charger de son exécution?
+
+Et--toujours en supposant ces difficultés résolues--quelles instructions
+donner au parlementaire dans le cas, facile à prévoir, où la Princesse
+refuserait de se rendre aux instances, aux pressants appels, voire aux
+sommations respectueuses qu'il faudrait sans doute lui adresser?
+
+Évidemment, tous ces problèmes ne pouvaient se traiter en cinq minutes.
+
+Et, d'ailleurs, rien ne pressait.
+
+Dans quel dessein brusquer les choses?
+
+Tout faisait croire que, pour protéger la blanche Aline contre le péril
+le plus fâcheux, il était déjà trop tard.
+
+Mais pour la ramener au palais il serait toujours assez tôt.
+
+Puisqu'on ne pouvait rien changer au fait accompli, puisqu'il était
+patent, scandaleux, connu de tous, mieux valait ne s'occuper que des
+suites et en chercher le remède à tête reposée.
+
+ * * * * *
+
+Ayant ainsi décidé de ne décider rien sur l'heure, Pausole prit un bain,
+fuma deux cigarettes et mangea quelques biscuits imbibés de vieux porto.
+
+Une image cependant l'obsédait. Il se disait qu'à l'instant précis où il
+prenait dans sa chambre ce temps de repos et de réflexion, sa fille
+accomplissait sans doute l'acte le plus important de sa première
+adolescence. Il la voyait malgré lui, dans une attitude, hélas! trop
+facile à imaginer, et toutes les phases de la scène connue se
+reproduisaient dans sa pensée avec la vraisemblance la plus désagréable.
+
+D'une façon particulière il était choqué de n'avoir aucun renseignement
+sur le second des deux personnages qui jouaient un rôle dans l'aventure.
+On troublait sa vie; on causait un préjudice capital à sa tranquillité
+d'esprit, et il ne savait même pas sur qui pester! Un tel événement
+n'aurait pas dû se produire sans qu'il y prît au moins une part de
+conseil. À toute branche d'éducation convient un professeur spécial dont
+l'aptitude et la compétence ne peuvent guère être appréciées par l'élève
+lui-même. Pausole ne comprenait pas comment, le jour où sa fille
+abordait pour la première fois une matière aussi classique, elle avait
+pris un initiateur de son choix en négligeant toute enquête sur la
+question de savoir s'il était qualifié pour lui donner des leçons.
+
+Oui. C'était bien une faute.
+
+Mais elle ne pouvait plus être réparée.
+
+Il fallait donc l'accepter de bonne grâce.
+
+À critiquer l'irrémédiable on perd son temps.
+
+Le Roi se remit en mémoire cette maxime et plusieurs autres également
+fécondes en consolations.
+
+Perdre son temps...--se «pausoler», comme il aimait à dire lui-même,--un
+autre jour il y aurait consenti sans peine. Ce soir-là, ses rêveries lui
+parurent déplaisantes.
+
+Il retourna dans le harem.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+DU CONSEIL QUE TINT LE ROI CHEZ LES FEMMES DE SON HAREM ET DU CHOIX
+QU'IL SUT FAIRE ENTRE PLUSIEURS AVIS.
+
+ Pourquoy sont si contentes les dames quand on leur dit que les autres
+ dames font l'amour comme elles?--Pour ce que leur faute s'amoindrit.
+
+ _Questions diverses et responces d'icelles._--1617.
+
+
+Tandis que Pausole méditait ainsi, quatre heures avaient sonné à toutes
+les horloges, et avant que le dernier coup n'eût fait vibrer le dernier
+timbre, Taxis, une petite sonnette en main, arpentait déjà la grande
+salle, à pas méthodiques et déterminés.
+
+Toutes les femmes s'éveillèrent à regret. La plupart, se retournant avec
+un soupir maussade, essayaient de reprendre le rêve interrompu, mais
+sans espoir qu'on le leur permît.
+
+--Mesdames, dit le Grand-Eunuque, voici l'heure du réveil. Le droit de
+dormir ne vous appartient plus. Debout! debout!
+
+--Non... zut... firent des voix suppliantes.
+
+--Rien ne sert de lutter contre le règlement, dit Taxis. L'Écriture nous
+enseigne: «Il y a temps pour tout sous les cieux: un temps pour naître
+et un temps pour mourir; un temps pour tuer et un temps pour guérir; un
+temps pour abattre et un temps pour bâtir[1].» Il y a un temps pour
+rêver et un temps pour vivre: debout!
+
+ [1] _Ecclésiaste_, III, 1-3.
+
+S'arrêtant, il examina un coin tout encombré de corps longs et las.
+
+--Ah! fit-il impatienté, il règne ici un désordre scandaleux. Dès ce
+soir, je veux assigner à chacune de Vos Majestés une place rigoureuse et
+invariable dont il ne lui appartiendra pas de s'écarter à l'heure de la
+sieste.
+
+Un murmure bruyant s'éleva, aussitôt dompté par un regard plein de
+menaces:
+
+--Silence! cria Taxis. Mes paroles sont inspirées d'abord par des
+considérations d'hygiène, de police et de décence; mais ne le
+fussent-elles point qu'elles seraient encore selon la sagesse, car il
+est écrit: «Tu vivras par les lois et par les ordonnances[2].» Ce qui
+est élu par la fantaisie est exécrable; ce qui est conçu par l'autorité
+est judicieux. Ainsi doit s'exprimer une voix saine, stricte et droite.
+
+ [2] _Lévitique_, XVIII, 5.
+
+--Pardon, monsieur, dit une jeune fille, pourquoi ne pas nous laisser
+choisir? Moi, j'aime mieux dormir sur une natte et ma sœur sur un
+tapis. Si vous nous ordonnez le contraire, cela ne fera plaisir à
+personne et nous en serons désolées.
+
+--Il n'importe. Vous ne savez pas quel est votre bien. L'autorité le
+sait pour vous et vous le donne à votre insu, malgré vous, c'est là son
+rôle.
+
+--Quand personne ne la réclame?
+
+--L'autorité s'exerce. Elle ne défère point. Elle seule discute son
+droit, limite son domaine et décide son action.
+
+--Au nom de qui?
+
+--Au nom des principes.
+
+Puis, coupant court à la dispute, il se dirigea rapidement vers le hamac
+où restaient couchées les deux amies languissantes:
+
+--Je vois, dit-il, par cet exemple, qu'il est urgent de légiférer,
+puisque mes conseils ne servent de rien. Ne vous avais-je pas signalé
+tout ce qu'une telle attitude offre d'incorrect et de pernicieux? Vous
+ne tenez nul compte de mes opinions. C'est bien. J'établirai la règle
+jusque-là.
+
+Mais l'une des apostrophées laissa tomber un bras faible hors du hamac
+qui pencha, et comme elle était juive, elle sut lui répondre:
+
+--Il est écrit, monsieur: «Si deux couchent ensemble, ils auront chaud.
+Mais une personne seule, comment se chauffera-t-elle[3]?» Ce que la
+Bible nous enseigne, vous le démentiriez ici?
+
+ [3] _Ecclésiaste_, IV, 11.
+
+--Madame, dit Taxis offusqué, puisque vous connaissez si bien l'Ancien
+Testament, vous feriez mieux d'y choisir des textes d'un sens plus clair
+et...
+
+--Oh! c'est très clair.
+
+--... Et moins sujets à controverses. Où vous ne voyez qu'une phrase
+concrète et brutale, l'exégète voit un sens mystique dont la hauteur
+échappe à votre entendement. Mais laissons cela. Je vous avais
+recommandé de ne jamais dormir deux à deux afin d'éviter les occasions
+de vous égarer en certaines démences que je ne suis pas autorisé par le
+Roi lui-même à vous interdire, mais que je déclare néanmoins, de mon
+chef, abominables.
+
+--Cela n'est pas interdit par le Pentateuque.
+
+--Parce qu'on n'a pas osé prévoir une aberration si profonde.
+
+--Oh! on en a prévu de bien plus singulières... On les a prévues toutes,
+excepté celle-là. Laissez-nous penser qu'on la permettait.
+
+--Elle n'existait point.
+
+--Comment dites-vous? Elle n'existait point?... Ah! cher monsieur!...
+vous êtes inimitable!
+
+Au milieu des éclats de rire, Taxis allait répliquer, quand une autre
+infraction le fit bondir ailleurs.
+
+--Des bonbons? dit-il. Vous mangez des bonbons, maintenant? Des bonbons
+à quatre heures dix! Le goûter ne commence qu'à cinq heures. Cela est
+imprimé dans l'Emploi du Temps. Défense absolue de prendre aucune espèce
+de nourriture en dehors des repas. J'ai le regret d'informer Votre
+Majesté qu'elle sera privée de promenade au parc durant quatre jours à
+dater de demain.
+
+Il s'élança de nouveau plus loin.
+
+--Même châtiment pour vous, madame, qui avez pris un livre. La lecture
+n'est permise qu'à cinq heures et demie. De quatre à cinq, réveil,
+toilette et entretiens, vous devriez le savoir.
+
+La jeune Reine ainsi punie ne supporta pas sa peine en silence. Usant de
+la licence que le Roi entendait laisser à ses femmes en matière de tenue
+et de discours, elle s'approcha en souriant:
+
+--N'appréhendez rien, dit-elle, je ne vous dirai pas ce que je pense de
+votre personne, car je me mettrais dans le cas d'être punie de nouveau;
+mais je sais à quel point la pudeur vous est chère; aussi vais-je
+l'enfreindre sous vos propres yeux, impunément, monsieur le
+Grand-Eunuque, avec les ressources toujours nouvelles de ma petite
+imagination.
+
+--Madame...
+
+--Préparez-vous. J'ai daigné vous avertir.
+
+Et, faisant comme elle avait dit, elle accentua sa pantomime avec des
+paroles si lyriquement sensuelles, que Taxis, hagard, hérissé, recula
+d'horreur vers le mur...
+
+--Madame... par pitié...
+
+--Tout ce que je viens de dire est fort joli. Pourquoi le prenez-vous
+ainsi?
+
+--Vous ne sentez donc pas, malheureuse enfant, dans quel gouffre d'enfer
+et de damnation vous jetez votre âme éternelle!
+
+--Hélas, non! dit la jeune femme.
+
+Elle ajouta même:
+
+--Je continue.
+
+Mais Taxis, désarmé contre cette intrépide et sereine luxure dont la
+flamme léchait à chaque mot toutes les âmes de la multitude, n'en put
+souffrir davantage. Il s'enfuit dans le vent du scandale.
+
+Une acclamation salua son éclipse: au même instant Pausole se montrait,
+et se croyant la cause d'une si touchante allégresse, le bon Roi
+s'inclina, comblé.
+
+ * * * * *
+
+La même ombre chaude emplissait encore la grande salle maintenant
+bruyante; mais la lumière basse du soleil couchant y soufflait des
+nuages de pourpre transparente et de longs rayons de cuivre où montaient
+des poussières. Les femmes apparaissaient vêtues de gaze d'or. Il y en
+avait qui, debout, plongeaient du front dans la nuit. D'autres, couchées
+sur les nattes, semblaient peintes des pieds à la tête comme des émaux
+sous les flammes.
+
+ * * * * *
+
+Pausole ne s'arrêta guère à des contemplations que les circonstances ne
+comportaient point.
+
+Il s'étendit sur un divan, et les sept Reines désignées à ses tendresses
+de la semaine l'entourèrent aussitôt d'une sympathie agitée qui n'allait
+pas sans bavardage.
+
+--Eh bien?
+
+--Comment donc!
+
+--Quelle nouvelle!
+
+--Qui l'eût dit?
+
+--Ce n'est pas possible!
+
+--Et que s'est-il passé?
+
+--Nous ne savons rien!
+
+--En est-on bien sûr?
+
+--Dit-on avec qui?
+
+--Êtes-vous sur leur piste?
+
+--Où sont-ils cachés?
+
+Le Roi haussa les épaules.
+
+--Je n'en sais pas plus que vous.
+
+--Mais qu'a-t-on décidé?
+
+--On ne peut rien décider aujourd'hui; ce serait absurde.
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce que les plans irréfléchis déterminent les pires catastrophes.
+
+--Mais le temps passe et la Princesse fuit.
+
+--Fadaises. Elle ne quittera pas Tryphême, soyez-en sûres. Si je me
+résous à la faire traquer (et cette perspective m'est odieuse), cela
+sera possible demain; encore possible le jour suivant. C'est une vérité
+qui saute aux yeux.
+
+--Et alors?
+
+--Alors, je viens prendre vos conseils. Je ne sais pas si je les
+suivrai. Peut-être l'une de vous pourra-t-elle découvrir l'artifice dont
+j'ai besoin.
+
+Les femmes s'empressèrent.
+
+--Oh! moi... dit l'une.
+
+--Moi... interrompit la seconde.
+
+Mais, avant qu'elles eussent parlé, la Reine Denyse avait glissé, de sa
+petite voix persuasive:
+
+--Sire, vous devriez écrire à saint Antoine. Voyez-vous, quand on a
+perdu quelqu'un ou quelque chose, c'est le seul moyen de le retrouver.
+
+Autour d'elle on parut douter.
+
+Elle rougit, s'entêta:
+
+--Mais si!
+
+Et elle développa le récit complet d'une anecdote personnelle qui, on
+doit l'avouer, était péremptoire.
+
+Pausole, pendant ce témoignage, regardait avec insistance une Reine très
+jeune, encore toute pure, qui jusque-là n'avait rien dit.
+
+Il l'interrogea finement.
+
+--Où serais-tu, à l'heure qu'il est, si pareille aventure t'avait
+enlevée à moi? Quel moyen aurais-tu pris pour t'enfuir, et quel chemin?
+Courrais-tu loin d'ici pour gagner de vitesse, ou resterais-tu près,
+pour tromper les soupçons? Dis-moi tout cela, Gisèle; et réfléchis bien:
+c'est intéressant.
+
+Gisèle se tut, très étonnée.
+
+--Oui, sourit le Roi. Je comprends. Tu ne veux pas vendre tes ruses...
+
+--Oh! fit-elle, piquée du reproche. Je n'en aurai jamais à prendre! Si
+j'hésitais, c'est qu'on ne peut guère répondre à une question pareille.
+Nous menons les hommes jusqu'à nos bras, mais ensuite, ce sont eux qui
+nous mènent. J'ai vu cela dans les romans, Sire, car je n'en ai pas
+d'autre expérience. Pourtant, même ignorante, je trouve que cela va de
+soi. J'ai quitté mon père et ma mère pour venir où vous me voyez, et je
+vous suivrais ailleurs s'il vous plaisait ainsi. Soyez sûr que la
+Princesse a plus de confiance que de présomption. Vous qui connaissez
+les hommes mieux que moi, cherchez ce qu'a pu faire son amant: c'est le
+meilleur moyen de savoir où elle est.
+
+--Plus tard, dit le Roi. Il est inutile que je me donne moi-même une
+peine qui peut être prise très dignement autour de moi. Lorsqu'il se
+présente un cas difficile et sujet à méditations, on ne fait le tour des
+banalités nécessaires qu'après un travail considérable. C'est un premier
+effort dont je ne me mêle jamais. Dans quelques jours, la question sera
+déblayée sans qu'il m'en ait coûté même un froncement de sourcil. Je
+verrai alors s'il est urgent que je réfléchisse à mon tour; mais plus
+probablement je me contenterai de faire un choix entre les avis les plus
+sages, à moins que cette tâche elle-même ne me semble trop délicate.
+
+--Alors qu'arriverait-il?
+
+--Nous verrons cela. Aujourd'hui, c'est à vous de penser pour moi. Je
+suis impatient de vous entendre.
+
+--Puis-je parler? demanda la Reine Françoise.
+
+--Je le demande, répéta Pausole.
+
+--Eh bien, dans un enlèvement, le premier jour est celui des
+imprudences, et le second celui des malices. La Princesse est à deux pas
+d'ici; je le sais comme si je la voyais. Le jeune imbécile qui
+l'accompagne se croit caché par un buisson ou par les rideaux de son
+lit. Il l'a conduite au plus près, c'est évident, cela ne laisse pas un
+doute. Demain il s'apercevra qu'il a fait une bêtise. Et après-demain il
+aura pris tant de précautions que toute la police du royaume ne pourra
+plus trouver sa trace. C'est aujourd'hui qu'il faut agir, et tout de
+suite, sans perdre une heure. Est-ce que vous ne le sentez pas?
+
+--Bien, remercia le Roi. Voici une première banalité. Je suis ravi
+qu'elle soit dite: je n'aurai plus à m'occuper d'elle. D'ailleurs, le
+conseil ne me plaît en aucune façon; mais vous avez, Françoise, la peau
+si nuancée autour de la ceinture et si fine entre les seins que je veux
+vous donner raison au moins pendant cinq minutes.
+
+--Vous vous moquez de moi.
+
+--Vous êtes seule à le penser.
+
+--Sire, fit la Reine Diane, je voudrais parler aussi.
+
+Diane, qu'on nommait au harem Diane à la Houppe, afin de la désigner par
+ses attributs entre plusieurs belles homonymes, Diane à la Houppe
+tremblait un peu. C'était elle qui devait, ce soir-là, enviée par trois
+cent soixante-cinq rivales, partager le lit du Roi. On disait, on
+savait, il était clair, enfin, que l'année d'espoirs et de souvenirs
+dont elle voyait le terme si proche avait duré plus de jours que sa
+résignation. Elle était donc émue, et balbutia non sans rougeur:
+
+--Sire, on vous abuse. Le premier jour d'un enlèvement est celui de tous
+les mystères, et le second celui des oublis. L'inconnu qui conseille la
+Princesse Aline a pu lui faire quitter le palais au milieu de cinq cents
+personnes, sans éveiller une attention. Il avait un plan fort habile et
+fort bien exécuté. Soyez sûr qu'il le suit encore. Ce soir il doit
+penser que tout le monde est à ses trousses: il n'aura garde de se
+laisser prendre; et s'il se terre sous un buisson, c'est que ce buisson
+est bien le dernier où l'on imagine sa retraite... Mais il faudra qu'il
+en sorte... Attendez-le au passage. Mieux vous lui démontrerez d'ici là
+qu'il a pris trop de précautions, plus il sera imprudent par la suite.
+Sa capture ne dépend que de votre réserve. Si personne ne le chasse,
+dans huit jours vous le trouverez sur les grandes routes ou dans une
+loge à l'Opéra. Ainsi, non seulement vous pouvez l'attendre, mais il est
+très important que vous restiez tranquille ce soir.
+
+--Je suis comblé, fit le Roi. Cet avis est aussi banal, aussi sage,
+aussi nécessaire que le premier. En outre, comme il le contredit
+exactement, il le balance avec justesse et je ne me sens l'esprit chargé
+par aucun de leurs deux poids égaux.
+
+Après un court silence, il conclut de la sorte:
+
+--C'est donc avec une liberté exquise et déliée même d'inquiétude que
+j'adopterai pour le mien, Diane à la Houppe, ton sentiment.
+Redis-le-moi, car il me plaît. Ainsi, cher visage, tu m'affirmes...
+
+--Que le meilleur est de ne rien faire et que vous pouvez aller au lit.
+
+Pausole approuva de la main.
+
+La belle Diane eut un soupir, et, achevant son conseil, sa phrase, sa
+pensée:
+
+--Avec moi, fit-elle en souriant.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+COMMENT DIANE À LA HOUPPE ET LE ROI PAUSOLE VIRENT ENTRER QUELQU'UN
+QU'ILS N'ATTENDAIENT POINT.
+
+ Sa seule nudité descouvre sa richesse;
+ Plus on voit de son corps, plus on voit de beauté;
+ Sa pompe est toute en elle, et comme une déesse
+ Elle doit son éclat à sa propre clarté.
+
+ MALLEVILLE.--1634.
+
+
+Diane à la Houppe, gardée par une servante, copiait un Bacchus de
+Velasquez dans le salon carré du musée Pausole, quand le Roi, estimant
+la perfection de son goût, et pressentant celle de ses formes, lui
+demanda, non sans égards, toutes les grâces qu'elle pouvait donner.
+
+La jeune fille accepta sur l'heure. Sa bonne elle-même, consultée, n'y
+vit aucun inconvénient. Seuls, les parents eussent volontiers retenu
+leur enfant chez eux, mais ils savaient au nom de quel principe sacré
+Pausole entendait protéger les libertés individuelles, et ils ne
+tentèrent point d'exprimer en public leur égoïsme inexcusable.
+
+ * * * * *
+
+Introduite dans une des chambres qui précédaient le harem, Diane jeta
+sur la chaise longue, avec un soulagement très vif, les vêtements qu'on
+lui avait imposés pendant ses années de servitude familiale.
+
+Et Pausole observait debout les révélations successives d'un corps
+teinté, ferme et vivace, tandis qu'elle ouvrait tour à tour la
+chemisette bossue, la jupe monastique, le difforme pantalon blanc.
+
+Elle était plus belle encore que jolie; son adolescence valait une
+maturité. Un torse rond, des épaules droites, des seins gorgés comme des
+pastèques, des jambes longues et bien en chair se délivrèrent agilement
+d'un multiple linge importun. Toute sa peau apparut, très brune, pleine
+et fertile, duveteuse même au creux des reins et sur la rondeur des
+cuisses, tandis que la chevelure noire, démordue de ses écailles
+dentées, recourbait sur le dos les plumes de son aile.
+
+ * * * * *
+
+Les autres femmes du harem, quand on leur présenta cette beauté...
+ombreuse, trouvèrent qu'elle prêtait à rire et ne surent que lui imposer
+un surnom volontiers narquois. Les femmes ont des théories très
+particulières sur l'esthétique de leurs rivales. Diane à la Houppe ne se
+fâcha point. Elle avait bon caractère. Et puis sa première conversation
+avec le Roi l'avait mise du soir au matin en humeur de trouver tout le
+palais charmant.
+
+Hélas! il n'en fut pas ainsi des douze mois qui suivirent cette unique
+entrevue. Pausole en vain lui exposa que s'il ne la revoyait plus, s'il
+fallait qu'elle entrât dans la règle commune, c'était parce qu'il avait
+grand'peur de devenir amoureux d'elle, catastrophe qui aurait compromis
+à la fois sa tranquillité d'âme et les intérêts de l'État. Diane ne
+comprenait pas du tout ce raisonnement. Elle ne partageait pas non plus
+l'indifférence de ses compagnes, lesquelles considéraient la cérémonie
+annuelle comme une occasion excellente d'obtenir des soies de Manille ou
+des pantoufles de Paris. Diane à la Houppe, tel saint Augustin au temps
+de sa jeunesse dispose, aimait à aimer et ne cherchait rien d'autre.
+Privée du Roi, elle ne voulut même pas apprendre les jeux variés et
+traditionnels dont les autres Reines lui donnaient l'exemple à toute
+heure et qu'elles vantaient en sa présence ou comme suffisants ou comme
+incomparables, selon la tournure de leur esprit.
+
+La pauvre fille vécut un an dans l'attente. Année de larmes et de
+pensées. Le dernier jour en faillit être, on le devine, le plus
+déchirant. La Princesse royale disparue ce matin-là, Diane épouvantée
+vit pendant plusieurs heures, avec l'imagination du désespoir, le Roi
+lui-même partir à sa recherche...
+
+--Ah! Sire, s'écria-t-elle dès que la portière de la chambre à coucher
+fut retombée sur elle et lui, ne regardez pas trop mes yeux. J'ai tant
+pleuré depuis ce matin!
+
+--Houppe, tu es charmante, répondit Pausole. En effet, tes paupières se
+gonflent et tes yeux sont encore humides; mais cela donne à leurs
+regards l'expression de la Volupté même. Tu serais épuisée des suites du
+plaisir et à la limite de l'évanouissement, tes yeux, ma Houppe,
+luiraient du même éclat. Ne me détrompe pas: dans un instant, je pourrai
+croire qu'ils me le doivent.
+
+Diane pencha la tête et sourit malgré elle.
+
+ * * * * *
+
+La nuit pleine de clartés entrait dans la chambre obscure par une très
+large baie ouverte sur une terrasse. Sous le store levé au linteau,
+entre les portes ramenées au mur, Tryphême bleue et blanche apparaissait
+mollement.--C'était une campagne onduleuse semée de bois et de maisons
+plates, avec une grande route plantée d'arbres, chemin qu'aurait pris le
+Roi pour aller à sa capitale s'il n'avait pas eu cent raisons (et même
+trois cent soixante-six) de ne pas quitter son palais. Un énorme figuier
+faisait retomber comme un tapis par-dessus la balustrade ses branches
+cachées par les feuilles plates et ses fruits poudrés de lilas. Vers la
+gauche, le parc se massait, avec ses magnolias déjà défleuris, ses
+eucalyptus frissonnants, ses palmiers trapus du Japon, ses magnifiques
+sagoutiers lunaires. Une défense d'aloès ourlait le jardin sombre et la
+plaine s'étendait au delà jusqu'aux étoiles.
+
+ * * * * *
+
+--Comme cette nuit ressemble à celle de mes noces! murmura Diane. Il n'y
+a pas eu d'autre belle nuit depuis un an. Celle-ci est tout à fait la
+sœur de la première. N'est-ce pas qu'il y a des nuits étranges où le
+paysage qui nous regarde a l'air de contenir tout le bonheur que nous
+voudrions enfermer en nous?
+
+Pausole ne répondit rien.
+
+--On a frappé, reprit la Reine.
+
+--Ce doit être pour le dîner, dit Pausole. Il fait grand'faim.
+
+Et il cria:
+
+--Entrez! Entrez!
+
+ * * * * *
+
+Mais, au lieu du Grand-Échanson, ce fut le Grand-Eunuque qui montra,
+tout à coup, entre les portières, sa vilaine physionomie de personnage
+antipathique.
+
+--Ah! qu'est-ce encore? fit le Roi, du ton le plus maussade. Je n'ai
+aucun besoin de vous, Taxis, j'ai affaire.
+
+--Allez-vous-en, dit la belle Diane, vous n'avez rien à voir ici.
+
+--C'est l'heure de mon repas, continua Pausole. Je n'ai pas d'autres
+papiers à lire que le menu.
+
+--Avez-vous le menu? répéta Diane à la Houppe. Non? Alors allez-vous-en!
+
+--Mon ami, reprit le Roi, si vous empiétez sur les attributions des
+autres officiers de la cour, nous courons à l'anarchie. Allez dire au
+Grand-Échanson que pour ce soir encore je le prie de bien vouloir
+choisir en mon nom le vin que je dois préférer. J'ai trop de tracas pour
+rien décider sur ce point, et à plus forte raison pour vous entendre.
+Allez!
+
+--Mais allez-vous-en donc! cria Diane, au comble de l'agacement.
+
+Et comme Taxis, respectueux mais entêté, ne faisait aucun geste
+d'obéissance, Diane le prit par les deux épaules et lui dit en face, du
+ton le plus sérieux:
+
+--Vilain parpaillot! Si vous obtenez de la bonté du Roi la permission de
+parler ici, je vous forcerai de partir avant que vous ayez prononcé un
+mot; si ce n'est pas par la violence, ce sera par un moyen que vous
+connaissez bien!
+
+Le Roi leva les bras:
+
+--Allons! fit-il. Un conflit! Houppe, tiens-toi tranquille. Taxis va
+s'en aller. Il est homme de sens. Il doit avoir déjà compris que nous ne
+souhaitons pas en ce moment son entretien.
+
+Taxis eut un sourire mielleux, qui s'acheva en importance.
+
+--En effet, dit-il. Et si la voix inflexible de ma conscience, si
+l'unique souci d'un devoir souvent ingrat, si la passion de la vérité ne
+m'appelaient où je suis, croyez, Sire, que j'aurais déjà déféré au désir
+que m'exprime Votre Majesté. Mais ma tâche est plus haute que mon
+intérêt personnel, et dussé-je en souffrir, je ferai mon devoir jusqu'au
+bout. Je n'empiète pas, quoique Votre Majesté m'en fît tout à l'heure le
+cruel reproche, sur les attributions de mes collègues. Je suis maréchal
+du palais, et comme tel, je devais m'occuper du grave incident qui s'est
+produit ce matin au rez-de-chaussée du pavillon sud. Mon initiative ne
+s'est pas trouvée en défaut. J'ai fait rechercher la Princesse Aline.
+
+--Hélas! gémit la Reine Diane.
+
+Mais, ressaisie aussitôt, et debout, elle interpella:
+
+--Qui vous en a donné l'ordre?
+
+--Le Roi m'a confié la mission sacrée de prévenir, de suspendre, de
+réprimer au besoin la turbulence et les excès dans l'enceinte de la
+demeure royale.
+
+--Ah! de prévenir!... Eh bien, il paraît que vous n'avez pas «prévenu»,
+puisqu'un étranger a pu s'introduire ici comme chez lui... Vous n'avez
+n'avez pas non plus «suspendu», puisque la Princesse est partie à votre
+barbe et que personne n'en a rien su pendant six heures. Maintenant vous
+voulez «réprimer»? Le Roi vous le défend, seigneur Grand-Eunuque.
+
+--Sa Majesté...
+
+--Le Roi désapprouve. C'est tout. Cela suffit. Tournez les talons. Le
+Roi vient de prendre une décision qui est admirable et sur laquelle il
+ne reviendra certainement pas pour écouter vos lubies. Il vaut mieux ne
+rien faire pendant un jour au moins; on ne vous expliquera pas pourquoi,
+mais tel est l'ordre: suivez-le. Allez-vous-en! Rappelez vos hommes.
+Gardez le silence sur l'événement et disparaissez jusqu'à demain soir.
+M'entendez-vous?
+
+Taxis tendit en frémissant les trois papiers qu'il avait en main.
+
+--Mais, Sire, voici les rapports. Le suborneur est découvert. La
+Princesse ne l'a pas quitté. Leur asile est gardé à vue sans qu'ils le
+sachent. Je n'attends qu'un mot de vous pour agir.
+
+--Monsieur, répondit Pausole, je n'ai pas l'habitude de me jeter à
+l'étourdie au milieu des faits divers. Je n'aime pas les aventures; et
+j'entends n'en pas avoir. Vous parlez et vous décidez avec une
+précipitation funeste. Il n'y a ni sagesse ni méthode dans une telle
+pétulance, et je ne sais où j'avais pris l'estime que je vous portais.
+Taxis, vous êtes un hurluberlu. Faites cesser la surveillance que vous
+avez organisée si légèrement devant la retraite où dort ma fille. Et
+tenons-nous-en là pour ce soir. J'ai dit. Veuillez vous retirer.
+
+Taxis recula de trois pas, montra le plafond d'un doigt osseux:
+
+--L'Éternel appréciera! dit-il.
+
+Sur ces mots, il salua d'un front sec et disparut.
+
+Diane, restée seule avec le Roi, saisit l'occasion par le nez.
+
+--Ah! Sire, quand nous délivrerez-vous de cet odieux personnage? Il est
+notre bourreau, vous ne pouvez savoir ce qu'il invente pour nous
+exaspérer. Il règle tout, il distribue tout, il administre jusqu'à nos
+pensées. Nous ne pouvons ni dormir, ni danser, ni courir au parc, ni
+lire de romans, ni manger de bonbons qu'aux heures fixées par sa manie.
+Le moindre oubli est puni de cellule. Un simple retard suffit. Il nous
+tue!... Pour le faire fuir nous n'avons qu'un moyen: c'est celui que je
+voulais employer tout à l'heure; et encore si vous ne lui aviez pas
+interdit de nous parler décence, il nous châtierait terriblement de
+ceci, car rien ne le met en plus grande fureur que les spectacles dont
+parfois il faut bien qu'on le rende témoin. Mais ce moyen-là me répugne
+et je n'ai même pas toujours plaisir à le voir employer par les autres.
+Aussi quelle idée singulière que de mettre un pasteur protestant à la
+tête d'un harem si nu! Vous l'avez voulu, c'est donc parfait ainsi, et
+je vous pose des questions, Sire, sans les résoudre. Pourquoi ne pas
+nous donner de véritables eunuques, comme cela se fait en Orient? Mes
+compagnes les regrettent quelquefois en disant que ces pauvres êtres
+peuvent, eux aussi, donner aux femmes un plaisir complet qu'ils ne
+partagent point et qui ne doit éveiller la jalousie de personne. Moi, je
+ne pense guère à de pareilles choses; je n'ai de joie qu'en votre
+souvenir, mais je voudrais qu'on ne m'empêchât plus d'y rêver tout à mon
+aise et qu'une haïssable face ne se dressât pas tout le jour entre lui
+et moi.
+
+--Eh! eh! dit Pausole, Taxis a du bon.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+QUI EST CONSIDÉRABLEMENT ÉCOURTÉ EU ÉGARD AUX LOIS EN VIGUEUR.
+
+ Ô mourir agréable! ô trépas bienheureux!
+ S'il y a quelque chose en ce monde d'heureux,
+ C'est un tombeau tout nud d'une cuisse yvoirine.
+ Ces esprits vont au ciel d'un ravissement doux.
+
+ THÉOPHILE DE VIAU.--1625.
+
+
+Je ne décrirai point le repas qui suivit.
+
+On m'a dit, en effet, que les lois de notre pays permettent aux
+romanciers de proposer en exemple tous les crimes de leurs personnages
+mais non point le détail de leurs voluptés, tant le massacre est aux
+yeux du législateur un moindre péché que le plaisir.
+
+Et comme je ne sais plus exactement si l'on bannit de nos œuvres les
+voluptés du lit ou celles de la table; comme d'ailleurs, en consultant
+toute ma conscience et toute ma sincérité, il m'est impossible d'augurer
+lequel est le plus pendable de manger une tartine ou de créer un enfant,
+j'aime mieux prendre mes précautions et ne parler ici ni de seins ni de
+grenades.
+
+ * * * * *
+
+On saura donc en peu de mots que le dîner du Roi Pausole et de la belle
+Diane à la Houppe comprenait:
+
+ Des hors-d'œuvre.
+ Une première entrée.
+ Un relevé.
+ Une deuxième entrée.
+ Un rôti.
+ Une salade.
+ Un légume.
+ Un entremets.
+ Des fruits et des confiseries.
+ Les vins X... Y... et Z...
+
+C'était un petit dîner. N'en disons pas plus.
+
+Voilons de la même manière ce qui s'ensuivit.
+
+Diane, privée du Roi depuis une année et cloîtrée dans le harem après un
+seul matin d'amour, était redevenue jeune fille.--Comprenne qui peut. Je
+n'explique rien.--Bref le Roi trouva lui aussi que cette seconde
+entrevue intime ressemblait beaucoup à la première.
+
+Un peu avant le lever du soleil, tous deux allèrent prendre le frais sur
+la terrasse semée de tapis; et pour cueillir les plus hautes figues,
+Diane à la Houppe levant les bras s'étirait douloureusement, lisse comme
+une fleur et trois fois tachée de noir.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+OÙ PAUSOLE EXAMINE DES RÉVÉLATIONS SUR UNE LETTRE DONT L'IMPORTANCE
+N'ÉCHAPPERA POINT AU LECTEUR.
+
+ On devine ce qu'un jeune homme assez fat et habitué aux succès faciles
+ peut dire à une jeune fille lorsqu'il a monté sept étages pour arriver
+ jusqu'à elle et qu'il se croit attendu.
+
+ Mme ANCELOT.--1839.
+
+
+Vers midi, Pausole s'éveilla, simplement, comme de coutume. Il n'avait
+pas de petit lever. Les cérémonies inutiles n'embarrassaient point sa
+vie.
+
+Son coup de sonnette fit accourir une camérière qui débutait, ce
+matin-là, dans le service de la chambre. La jeune personne, en tremblant
+des deux mains, trébucha, heurta des chaises et rougit avec violence
+lorsqu'elle aperçut près du Roi Diane immodeste et endormie.
+
+--Chut! fit Pausole. Parlez bas. Quelle heure est-il?
+
+--Oui, Sire... Non, non... Je ne sais pas, balbutia la pauvre enfant.
+
+--Donnez-moi ma robe de chambre et faites préparer mon bain. Prévenez
+aussi ma lectrice et l'écuyer des cuisines. Et maintenant fermez les
+rideaux pour que la Reine dorme le plus longtemps possible.
+
+Puis, avec mille précautions il mit ses pieds l'un après l'autre, et
+silencieusement, sur le sol. La perspective de dire adieu pour une
+seconde année à la redoutable Diane ne le retenait en aucune façon.
+
+Il s'esquiva.
+
+ * * * * *
+
+Peu après, couché dans une eau parfumée, il admit à six pas de sa
+baignoire la lectrice ordinaire qui venait chaque matin lui donner un
+aperçu des nouvelles télégraphiques et le résumé des principaux
+feuilletons. En vertu de l'article premier du code en usage à Tryphême
+(Tu ne nuiras pas à ton voisin) il était interdit aux journaux d'insérer
+les nouvelles scandaleuses ou diffamatoires. Aussi pas une feuille ne
+publiait-elle la fuite de la blanche Aline; et si quelques-unes, çà et
+là, s'étaient permis des allusions, la lectrice eut le tact de ne pas
+les comprendre.
+
+Cependant Pausole demeurait distrait. Quand sa toilette fut achevée,
+quand l'écuyer des cuisines eut fait servir dans un cabinet de repos le
+premier déjeuner fumant et quand Pausole s'en fut nourri--enfin, quand
+il eut fumé deux cigarettes de tabac frais, il sortit et pénétra seul
+dans la chambre où avait grandi sa fille.
+
+ * * * * *
+
+Rien n'y était rangé. La pièce conservait l'aspect mouvementé d'une fin
+de toilette et d'un départ rapide. À sa suite, la salle d'étude, le
+cabinet de coiffure, le boudoir et les bains offraient un mélange
+singulier de tire-boutons, de géographies, de bas noirs et de raquettes.
+Un exemplaire de _Télémaque_ flottait sur l'eau calme du tub.
+
+Pausole erra mélancoliquement de chambre en chambre pendant un quart
+d'heure. Il ouvrit les cahiers de style, souleva les petits corsages,
+déroula une ceinture de cuir et remit dans leur boîte trois épingles à
+cheveux.
+
+Puis il appuya le médius de la main droite sur le bouton d'une sonnette
+et dit au valet survenant:
+
+--Faites prévenir M. le maréchal du palais que je l'attends ici et
+désire lui parler.
+
+Taxis entra.
+
+--Monsieur, dit Pausole, j'estime votre zèle et votre méthode, en ce
+qu'elles me délivrent chaque jour de vingt soucis dont je n'ai que
+faire. Mais votre enquête d'hier marchait dans le domaine de
+l'intempestif, surtout si l'on considère l'heure et le lieu où vous avez
+cru pouvoir m'en offrir le compte rendu. Je vous avais pourtant signifié
+qu'entre cinq heures du soir et deux heures de l'après-midi, je ne
+voulais méditer nulle entreprise. Vous avez outrepassé vos instructions
+en prenant une initiative dans un cas où votre compétence était plus que
+douteuse et en me demandant mes ordres sans que j'eusse manifesté le
+dessein de vous en donner aucun.
+
+Ici, fort posément, il alluma une cigarette, s'assit, plaça le coude
+droit sur le bras large du fauteuil, inclina la tête du même côté,
+croisa les jambes, fit un geste et dit:
+
+--Maintenant, lisez votre rapport.
+
+Taxis n'avait pas bronché. Les conseils que porte la nuit ayant eu sur
+son empressement une influence pacifiante, il avait cessé de crier que
+l'intérêt de sa carrière cédait le pas à celui de sa tâche. En outre,
+consultant sa Bible, il s'était arrêté à ce passage catégorique:
+
+«Vous clamerez contre le roi que vous vous serez choisi, mais l'Éternel
+ne vous exaucera point»[4].
+
+ [4] Samuel, VIII, 22.
+
+Ceci levait tous les scrupules. Il redevint courtisan.
+
+--Sire, voici l'affaire en deux mots. La minute et l'expédition de mes
+rapports sont dans ce portefeuille, mais je crois préférable de les
+résumer.
+
+Il s'approcha de la fenêtre ouverte.
+
+--Hier matin, vraisemblablement vers quatre heures, Son Altesse Royale
+la Princesse Aline s'est assise tout habillée sur le marbre de cette
+fenêtre. Ayant levé les jambes et opéré de droite à gauche un mouvement
+de rotation qui a laissé trace dans la poussière, elle a sauté d'une
+hauteur d'environ soixante-quinze centimètres au milieu de la
+platebande. Ses deux pieds ont marqué là leurs empreintes parallèles,
+puis alternées--et il n'y a pas d'autres vestiges. Son Altesse est donc
+partie seule.
+
+Sur cette révélation, Taxis croisa les mains devant son maigre ventre,
+et prit un temps.
+
+--Hier soir, continua-t-il, la Princesse se préparait à passer la nuit
+dans une auberge appelée «Hôtel du Coq» et située à 3 kil. 2, sur la
+route de la capitale. Elle y était arrivée à 3 h. 40, venant d'un petit
+bois voisin et accompagnée d'un jeune homme dont je possède le
+signalement, mais qui est inconnu dans la région.
+
+--Quel âge a-t-il? dit Pausole.
+
+--Très jeune. Dix-sept ans au plus.
+
+--Allons, c'est gentil, fit le Roi.
+
+--Si Votre Majesté l'avait voulu, le suborneur était arrêté dès hier et
+la Princesse ramenée au palais.
+
+--Par des policiers, n'est-ce pas?
+
+--Ou par des envoyés spéciaux.
+
+--Et lesquels? Vous ne voyez jamais, Taxis, le point délicat d'une
+situation, ni la complexité qui résulte des devoirs imposés par le
+scrupule affectueux.
+
+--Je n'insiste pas. Votre Majesté a raison contre moi. J'ai déféré à ses
+ordres et la surveillance a été levée hier soir à huit heures. Depuis
+lors, je me suis maintenu strictement dans l'expectative.
+
+--Il serait pourtant essentiel de savoir à qui nous avons affaire, et
+d'abord afin de décider s'il convient de poursuivre ou de s'abstenir.
+Qu'est-ce que c'est que ce galopin dont nul n'a jamais vu la tête, qui
+n'appartient pas au palais, qui n'habite point aux environs et qui prend
+tout à coup assez d'ascendant sur l'esprit de ma fille pour l'enlever à
+notre barbe, sans même avoir la peine de venir la chercher? Il se fait
+rejoindre par elle! Il l'attend et elle vient à lui! Elle qui n'avait
+jamais quitté les pelouses du parc, la voici sur les grandes routes,
+dans une auberge de bicyclistes, avec un écolier de seize ans qu'elle
+n'a pu rencontrer nulle part avant de se jeter dans ses bras! Avouez-le,
+Taxis, c'est extravagant! Je désespère d'y rien comprendre... Mais
+n'avez-vous aucun indice?
+
+Après un sourire bref, Taxis répondit de sa voix exacte:
+
+--Avant-hier et le jour précédent, une troupe de danseuses françaises a
+donné deux représentations à la Cour, devant Leurs Majestés du Harem. La
+Princesse Aline était présente au fond de sa baignoire, autorisée pour
+la première fois à pénétrer sur le théâtre. Elle a manifesté pendant
+tout le ballet le plaisir le plus vif, et l'on a pu remarquer que son
+émotion grandissait chaque fois qu'elle voyait danser une... pécore
+nommée Mirabelle.
+
+Taxis prit un nouveau temps, puis articula:
+
+--Après le spectacle, la Princesse a fait remettre à cette personne un
+don en argent--sous la forme d'un billet de banque--contenu dans une
+enveloppe cachetée.--Je prie Votre Majesté de peser tous les mots de ma
+phrase. À mon sens, il y a corrélation entre ce petit fait et le malheur
+public qui l'a suivi de si près.
+
+Il y eut un silence gênant.
+
+Le Roi continuait de fumer.
+
+Taxis crut nécessaire de préciser davantage.
+
+--J'accuse, en un mot, reprit-il, j'accuse la ballerine nommée Mirabelle
+d'avoir machiné une intrigue diabolique dans le but d'entraîner à
+l'abîme une âme que tant de soins et de piété paternelle avaient
+conservée à l'état de candeur. J'accuse cette coquine d'avoir été
+l'entremetteuse du crime qui s'est perpétré! Le nom du suborneur, nous
+le saurons plus tard; il n'importe; mais qu'il ait connu Mirabelle et
+qu'elle lui ait permis d'arriver à ses fins, c'est ce que je me fais
+fort de démontrer par la suite de l'instruction si Votre Majesté n'y met
+pas d'obstacle.
+
+Pausole leva les deux mains.
+
+--Nous n'en sortirons pas! dit-il découragé. Cela se complique de plus
+en plus. Et que sont devenues ces danseuses?
+
+--Parties le même jour pour Narbonne.
+
+--Vous le voyez bien! nous n'en sortirons pas! C'est une affaire
+inextricable.
+
+--Pardon. Deux coupables: deux informations. L'un est en France, nous
+allons télégraphier à la Place Vendôme et après les formalités
+nécessaires nous obtiendrons de le faire extrader. Le détournement de
+mineure est un chef d'inculpation prévu par les traités internationaux.
+De ce côté, rien d'embarrassant. Quant à l'autre coupable, nous le
+tenons, il est là. Dites un mot, et je l'arrête.
+
+Le Roi dirigea son regard vers Taxis toujours debout.
+
+--Vous êtes un homme dangereux, seigneur Grand-Eunuque. Utile; mais
+dangereux. Si les destinées vous avaient mis à ma place, je ne donnerais
+pas un rouge liard du bonheur de mon pauvre peuple. Vous êtes un caïman,
+Taxis. Vous avez l'œil féroce d'un sénateur français. Et puis vous ne
+me comprenez pas.
+
+Il secoua la cendre de sa cigarette avec un geste de lassitude.
+
+--Je vais réfléchir à tout ceci. Votre rapport est instructif, et s'il
+conclut du possible au certain, cela ne me dispense pas de méditer les
+hypothèses qu'il suggère. J'y songerai tout à loisir; dès demain je
+prendrai une résolution. Attendez. Calmez-vous.
+
+Il se leva, et, plus franchement:
+
+--D'ici là, soupira-t-il, j'aurais bien besoin de penser à autre chose.
+Cette préoccupation m'accable. Pour peu qu'elle persiste j'en ferai une
+maladie. Parlez-moi, mon ami. Changez l'ordre de mes idées.
+
+Taxis enfla sa poitrine en baissant les yeux et poussa un soupir ému. Le
+ton bienveillant du Roi l'enhardissait. Il crut le moment opportun pour
+aborder un sujet qui lui tenait fort à cœur.
+
+--Oserais-je donc, fit-il, attirer l'attention de Votre Majesté sur ma
+modeste personne? Et si mes services, ou du moins mes efforts,
+recueillent l'auguste approbation de celui qui peut seul en juger
+l'importance, me sera-t-il permis d'exprimer ici l'espoir dont je me
+plais parfois à bercer mes solitudes?
+
+--Que signifie ce galimatias? dit Pausole. Exprimez donc. Ne préambulez
+point.
+
+--Je ne suis que commandeur de l'ordre des Colombes. Certes, et je me
+hâte de le dire, mes humbles ambitions personnelles sont comblées; mais
+ma vieille mère, du fond de son hameau jurassien, aurait une joie bien
+touchante et peut-être un regain de vie à me savoir grand-officier...
+J'ajoute qu'à mon sens, la haute charge dont Votre Majesté a daigné me
+donner l'investiture mérite une distinction honorifique à laquelle je
+n'eusse point songé si le bon plaisir du Roi ne m'avait pas élevé au
+sommet de la hiérarchie palatiale. Je parle ici, non pour Taxis, mais
+pour le chef de la maison civile, et pour la cause de l'autorité!... Ma
+demande est entièrement désintéressée.
+
+Pausole temporisa:
+
+--Nous verrons. Un peu plus tard. Vous avez aujourd'hui une affaire
+délicate à mener dans la bonne voie. Si vous vous en tirez, je vous
+donnerai la plaque; c'est faveur promise. Continuez vos rapports.
+
+--La Princesse...
+
+--Encore elle? Ne s'est-il rien passé depuis hier soir que vous me
+fatiguiez ainsi la tête avec un événement vieux déjà de trente-six
+heures?
+
+--Si fait. Je n'osais pas...
+
+--Ah! mais parlez! je vous y invite.
+
+--Sire, il s'agit d'un attentat injurieux et exécrable, mais dont le
+caractère est grotesque. Un souffle de démence traverse le palais. Il ne
+convient pas que Votre Majesté s'arrête à de telles fredaines, sujet
+indigne de ses réflexions dans les circonstances actuelles. Je veillais.
+J'ai puni. L'auteur de cette escapade peut attendre d'être jugé.
+
+--Que de peines pour obtenir l'exposé d'un fait! Je vous écoute, Taxis.
+Qui est le délinquant?
+
+--C'est un page, le dernier nommé de la compagnie, celui-là même dont je
+me suis plaint tant de fois à Votre Majesté. Il a mis le comble à ses
+friponneries par un acte inqualifiable. J'ai plus de honte à le
+rapporter qu'il n'en a eu à l'accomplir.
+
+--Enfin, qu'a-t-il fait?
+
+--Voici... L'honorable M. Palestre, ministre des Jeux publics, conserve
+encore malgré son âge un penchant déterminé vers les amours ancillaires.
+Votre Majesté l'ignore peut-être. Quant à moi, je ne l'excuse point.
+Toujours est-il que cette faiblesse d'un vieillard si respectable par
+ailleurs défrayait les conversations des pages. Le plus malfaisant
+d'entre ces jeunes chenapans résolut de surprendre M. Palestre à
+l'instant où il convenait le moins que M. Palestre fût surpris. Il se
+posta sous le lit de la camérière avec qui le ministre faisait ses
+déportements--votre propre camérière, Sire--et quand, à de certains
+signes que je ne pourrais ni ne voudrais décrire, il estima que ses deux
+victimes devaient être dans l'état de distraction favorable à ses
+desseins, il sortit de sa retraite et jeta sur le couple un filet de
+tennis...
+
+--Ha! ha! ha! fit le roi.
+
+--... Il le noua au pied du lit, forçant ainsi M. Palestre et la femme
+de chambre à garder, quoi qu'ils en eussent, la plus licencieuse des
+attitudes.
+
+--Ha! ha!
+
+--Et non content d'avoir été l'acteur et le témoin de cette triste
+scène, il appela tout le corps des pages dans la chambre du scandale, le
+multipliant ainsi par le nombre des spectateurs. Les incidents qui
+suivirent furent d'un tel caractère que la malheureuse servante en garde
+le lit pour huit jours, de fatigue et d'émotion. Voilà pourquoi ce
+matin, à votre réveil, vous avez entrevu un visage nouveau... Sire, je
+suis confondu que vous accueilliez avec cette gaieté sympathique une
+scélératesse que j'aurais jugée digne de toutes les flétrissures, en
+attendant les châtiments.
+
+Pausole protesta:
+
+--Non pas! Vous avez, Taxis, une méthode de généralisation qui vous
+pousse à l'erreur facile. Vous classifiez les gestes et les actes selon
+je ne sais quelle table de mathématiques morales où ils ne reconnaissent
+pas leur ordonnance naturelle. Plus que vous encore je hais le grivois.
+La volupté qui rit n'existe point. Le plaisir touche de plus près à la
+douleur qu'à la gaieté. Ceci proclamé en principe, l'anecdote que vous
+me révélez n'en est pas moins excellente.
+
+--Votre Majesté raille.
+
+--Je n'en fais rien. L'histoire est admirable et presque divine, en ce
+qu'elle est d'abord renouvelée des Grecs. Ainsi fut surprise et enclose
+dans un filet à mailles de fer la coupable Aphrodite chez le dieu des
+batailles. Ce souvenir classique inspirant l'un de mes pages est bien
+pour me satisfaire.
+
+--Classique? Sire, dites païen.
+
+--Ensuite, observez que ce jeune homme, au lieu d'imiter au hasard la
+tradition olympienne, a pris un filet de tennis pour en envelopper
+justement le ministre des Jeux publics. Ceci dénote un esprit personnel
+et des idées indépendantes...
+
+--Soit. Deux tares, il me semble.
+
+--Enfin, je loue au plus haut point l'intention moralisatrice qui plane
+sur toute la scène. Il est ridicule et odieux qu'un vieillard de
+soixante-dix-huit ans aille partager le lit d'une servante qui est
+peut-être son arrière-petite-fille. On ne sait jamais. Si M. Palestre se
+plaint, il ne peut s'en prendre qu'à lui-même de la posture piteuse en
+laquelle ces jeunes gens l'ont vu. Quant à ma camérière, elle n'a eu que
+ce qu'elle méritait; la honte résulte de son acte et non pas de son
+châtiment.
+
+--Alors que dois-je faire du coupable?
+
+--Le mettre en liberté sur l'heure et l'inviter à venir me voir ici
+même, où je l'attends. C'est à lui que je demanderai conseil dans ma
+perplexité présente.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+OÙ PAUSOLE SE DÉTERMINE.
+
+ Je pense qu'Épicure étoit un philosophe fort sage, qui selon les tems
+ et les occasions, aimoit la volupté en repos ou la volupté en
+ mouvement.
+
+ SAINT-ÉVREMOND.
+
+
+Le costume des pages à la cour de Tryphême datait de la Renaissance. Il
+comprenait un maillot de soie jaune avec un petit pont relevé par deux
+aiguillettes, une toque à plume de pintade et un pourpoint bleu de roi.
+
+Ce fut sous ce léger uniforme que l'oiseleur de M. Palestre se présenta,
+saluant de la toque et les deux jambes réunies.
+
+--Comment t'appelles-tu, jeune drôle? demanda Pausole.
+
+--Comme il vous plaira, Sire.
+
+--Voilà qui est déjà fort bien, dit le Roi. Je ne sais rien de plus
+impertinent que la prétention d'obliger les gens à répéter un nom qui
+peut ne point leur plaire. Tu m'as conquis dès le premier mot. Dis-moi
+cependant le nom que tu portes, quitte à le changer si je t'y invite.
+
+--Sire, mon nom s'écrit G, i, g, l, i, o. Prononcez-le comme vous
+voudrez, à l'italienne ou à la française. Djilio ou Giguelillot.
+
+--Djilio, fit Pausole, c'est un poète; et Giguelillot, c'est un fou. Je
+voudrais que tu fusses l'un et l'autre.
+
+--Je le voudrais aussi, dit le page très sérieux. Et je le désire si
+ardemment que je finirai peut-être par y arriver.
+
+--Pourquoi veux-tu être un poète?
+
+--Pour ne rien voir, fût-ce une mouche, avec l'œil de mon voisin.
+
+--Tu n'aimes pas ton voisin?
+
+--Je ne lui veux pas de mal. J'aime mieux ne pas être lui, voilà tout.
+
+--Et pourquoi veux-tu être un fou?
+
+--Si mon voisin m'appelle un fou, je comprendrai tout de suite que je ne
+lui ressemble pas.
+
+--Mais si tu deviens pire?
+
+--C'est bien difficile.
+
+--Comment le sauras-tu?
+
+--À son attitude. S'il me laisse en repos, c'est que j'aurai perdu. S'il
+m'attaque, c'est que je serai heureux.
+
+Pausole eut un geste impulsif:
+
+--Prends une cigarette! dit-il.
+
+Et il la lui tendait d'une main familière.
+
+--Jugeras-tu de la même manière si ton voisin est une voisine?
+
+--Oh! du tout.
+
+--Pourquoi?
+
+--Les femmes ne sont pas de l'espèce humaine.
+
+--J'espère que tu ne le leur dis pas?
+
+--Je ne leur dis que du bien d'elles et je le pense toujours.
+
+--Comment les regardes-tu?
+
+--Comme les meilleures créatures qui soient; les seules qui sachent
+rendre le bien pour le bien. Ou même pour le mal, au besoin. Je ne leur
+ai que de la reconnaissance et pourtant je n'ai rien fait pour elles,
+que d'en flatter beaucoup et d'en aimer une.
+
+Pausole le considérait:
+
+--Es-tu heureux? continua-t-il.
+
+--Non. Ni vous non plus, Sire, cela s'entend.
+
+--Alors, pourquoi es-tu gai?
+
+--Pour me faire croire que je suis heureux.
+
+--Et que te manque-t-il?
+
+--Comme à vous, Sire, il me manque une existence imprévue, le
+merveilleux, les événements.
+
+--Les événements... J'en ai trop.
+
+--Mais vous n'en profitez pas.
+
+--Duquel me parles-tu?
+
+--De celui que vous pensez.
+
+--Je ne vois pas du tout comment celui-là pourrait me rendre heureux si
+je ne le suis point, fit Pausole d'un ton surpris.
+
+Le page allait répondre, mais ne sachant pas exactement si le Roi le
+consultait ou le priait de s'expliquer, il attendit d'être éclairé sur
+cette nuance intéressante.
+
+--Allons, assieds-toi, reprit Pausole. Tu m'as parlé d'un sujet scabreux
+qui m'absorbe, et tu ne t'es pas dit qu'il valait mieux pour toi
+paraître l'ignorer. En cela tu as montré que tu mettais les lois de la
+conversation avant celles de l'étiquette et je l'approuve, mon petit
+bonhomme. Écoute-moi: je ne suis pas d'avis que les vieillards soient de
+bon conseil. L'expérience ne sert de rien; un même fait ne se reproduit
+jamais dans les mêmes circonstances. Au contraire, il faut bien admettre
+que la spontanéité sert à quelque chose, puisque à vingt ans on fait sa
+vie et qu'on n'a rien de plus important à fabriquer de par la suite.
+C'est pourquoi, malgré la coutume, j'aime mieux prendre ton sentiment
+que de consulter, par exemple, le vénérable M. Palestre.
+
+Giglio resta impassible.
+
+Pausole, toujours plus expansif, continua comme s'il s'adressait à un
+confident familier:
+
+--Jamais, disait-il, je ne me résoudrai à faire poursuivre cette enfant
+par la police de mon royaume. Il n'est pas convenable non plus que je la
+fasse ramener au palais par un envoyé spécial; car, si je la sépare de
+l'inconnu qu'elle a gentiment suivi, ce n'est point certes pour la
+confier à un légat tout aussi compromettant et moins sympathique à ses
+yeux. Quant à lui dépêcher une femme, ce serait une pitoyable idée. Je
+n'y songerai pas un instant.
+
+--Pourquoi ne pas aller la chercher vous-même?
+
+--Moi?
+
+--Vous!
+
+--Moi-même?
+
+--Sans doute!
+
+--Moi, m'en aller aux aventures à la recherche d'une petite fille qui
+s'est sauvée à travers champs avec un jeune premier que personne ne
+connaît?
+
+--Oui.
+
+--Mon ami, tu abuses de ta vocation de fou.
+
+--Pardon, Sire, ai-je le droit de vous poser une question?
+
+--Laquelle?
+
+--Désirez-vous réellement que Son Altesse rentre au palais?
+
+Pausole encastra son menton dans l'angle de sa main droite.
+
+--C'est une question que je n'avais pas encore agitée, fit-il.
+
+Mais après une réflexion brève:
+
+--Oui. J'en ai le désir sincère. Cette escapade ne lui vaut rien.
+
+--Vous en êtes certain?
+
+--Certain.
+
+--Eh bien, comme d'une part vous venez de découvrir que vous ne pouviez
+envoyer à la poursuite de la Princesse ni un homme, ni une femme, ni une
+bête de la police (c'est-à-dire, en un mot, personne), et comme d'autre
+part vous êtes résolu à la prier de revenir ici, je ne vois qu'un moyen
+de le lui faire savoir, c'est d'aller le lui dire vous-même.
+
+--Tu as l'esprit logique?
+
+--C'est le propre des fous.
+
+ * * * * *
+
+Le Roi se leva, parcourut la chambre d'un pas large et balancé, puis
+ouvrant les bras en signe d'acquiescement:
+
+--C'est indiscutable, dit-il. Et je serais arrivé aux mêmes conclusions
+si j'avais eu le temps de songer à tout cela.
+
+--Alors...
+
+--Alors, interrompit le Roi qui s'animait visiblement dans l'influence
+de son page, tout se simplifie aussitôt et je n'ai plus qu'une
+résolution à prendre!--Ou bien je laisserai cette petite faire le voyage
+de sept mois dont sa lettre m'annonce le projet;--ou bien j'irai lui
+parler en personne et je la ramènerai au palais qu'elle n'aurait jamais
+dû quitter!
+
+Le page comprit d'un coup d'œil que s'il laissait Pausole réfléchir en
+silence, toute cette belle ardeur s'éteindrait dans une cendre
+d'inertie.
+
+--Sire, il faut partir, affirma-t-il. Cela est bon, non seulement pour
+Son Altesse, mais davantage encore pour vous. Si comme vous le laissez
+voir vous n'êtes plus heureux, c'est qu'un homme a détruit l'avenir
+nonchalant que vous vous réserviez avec tant de sagesse. Pour vous
+délivrer du soin de vouloir chacun de vos actes, vous avez remis votre
+existence aux mains d'un monsieur qui n'y comprend rien et qui la guide
+tout de travers. C'est lui qui vous désappointe. C'est lui qui écarte de
+vous un bonheur toujours possible et toujours nouveau chaque matin. Vous
+périssez dans sa routine; vous mourez de monotonie. Demain, son
+calendrier vous impose la Reine Denyse. L'aimez-vous? Non. Vous ne
+l'aimez point. Et pourtant vous la subirez. Vous continuerez d'habiter
+les mêmes chambres, le même fauteuil, de voir le même horizon dans le
+cadre de la même fenêtre. Échappez donc à tout cela! Il y a si peu de
+jours dans la vie: faites que pas un d'eux ne ressemble au suivant.
+
+--Mais alors qui me conseillera, si je me lance dans cette équipée?
+
+--Qui? le hasard, la fantaisie. Laissez-vous tenter par la fortune de
+chaque jour et promener par la bonne étoile. Son conseil est facile à
+suivre.
+
+--Puissé-je ne pas arriver, dit Pausole en secouant la tête, comme
+Melchior ou Balthazar, devant une crèche blonde et un petit enfant...
+
+--Quand cela serait? vous l'aimeriez.
+
+--Tu as raison. Et d'ailleurs nous y serons plus tôt. Les fugitifs
+dorment à deux pas. Il ne s'agit pas d'un voyage. Demain nous les
+rejoindrons sans doute.
+
+--Vous partez? Vous partez vraiment?
+
+--Je pars. Viens avec moi, petit. J'ai plaisir à te regarder vivre.
+
+Ils sortirent côte à côte. Pausole avait mis la main sur l'épaule de son
+page et marchait d'un pas énergique.
+
+Au tournant d'un corridor ils rencontrèrent Taxis.
+
+Le Roi s'arrêta, la tête droite:
+
+--Monsieur le Grand-Eunuque, dit-il, j'ai pris une détermination. J'irai
+moi-même à la recherche de la Princesse Aline. Annoncez mon départ pour
+demain matin et faites seller ma mule à dix heures et demie. Ce jeune
+homme m'accompagnera.
+
+Taxis eut l'habileté de se taire.
+
+Pausole l'examina quelque temps comme s'il pesait sa propre audace, puis
+d'un ton soudain radouci:
+
+--Au fait, conclut-il, vous viendrez avec nous.
+
+
+FIN DU LIVRE PREMIER
+
+
+
+
+LIVRE DEUXIÈME
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+COMMENT LA BLANCHE ALINE VIT DANSER UN BALLET, ET CE QUI S'ENSUIVIT.
+
+ Une grande princesse aimoit alors une de ses damoiselles... (p. 115.)
+
+ SAUVAL.--_Mémoires historiques et secrets._--1739.
+
+
+L'enquête menée par le Grand-Eunuque valait par ses résultats, mais
+péchait par ses conclusions.
+
+La blanche Aline en s'échappant, n'avait pas eu besoin des deux
+complices imaginés par Taxis.
+
+Un seul avait suffi.
+
+Une seule, pour tout dire.
+
+Voici comment elle avait fui:
+
+ * * * * *
+
+On sait déjà que l'avant-veille du jour où la Princesse quitta le
+palais, une troupe de danseuses françaises était venue donner au harem
+le spectacle de ses jambes roses et de ses perruques fleuries.
+
+Pour la première fois depuis sa naissance, la blanche Aline était admise
+à suivre une représentation. Pausole entendait commencer l'éducation
+théâtrale de sa fille par une soirée de ballet, jugeant qu'un sujet de
+pantomime est moins aisé à découvrir et par conséquent moins dangereux à
+méditer qu'une action de comédie. Au reste, les danses se déroulent
+toujours dans un décor invraisemblable; on ne rencontre point dans la
+vie les personnages qu'elles présentent, et l'on ne saurait imiter sans
+tomber dans le ridicule les gestes gracieux sur lesquels elles rythment
+de mauvaises passions.
+
+Tout cela était fort bien conçu; malheureusement la blanche Aline
+n'avait pas besoin de comprendre pour admirer.
+
+Au milieu des jetés-battus, des battements, des branles et des
+entretailles, la petite fille ne vit qu'une chose, c'est qu'un très joli
+jeune homme (qui était peut-être bien une dame habillée en Prince
+Charmant) recevait à chaque tableau les hommages enflammés de quarante
+autres dames et que vraiment il les méritait.
+
+Elle le trouva bien pris, élégant, prestigieux. Elle compara ses gestes
+avec ceux des fonctionnaires qu'elle rencontrait au palais et elle lui
+donna le prix de la grâce. Il eut aussi le prix de la beauté, celui de
+l'esprit, celui du cœur. Elle le regardait la bouche ouverte et la tête
+penchée sur l'épaule avec une expression de tendresse si profonde que
+les dames d'honneur autour d'elle en eussent été bien inquiètes si
+elles-mêmes n'avaient suivi les péripéties du ballet avec tant
+d'absorbante passion.
+
+Après le spectacle, elle demanda le nom de ce personnage éblouissant. On
+lui dit que le rôle était joué par la danseuse Mirabelle.
+
+Où demeurait cette belle personne? Au fond du parc, lui répondit-on,
+dans les bâtiments des communs et pour deux nuits encore jusqu'à son
+départ.
+
+Comment lui exprimer qu'on était content d'elle? Par un présent, suggéra
+une dame d'honneur mal inspirée.
+
+La blanche Aline réfléchit.
+
+Rentrée dans ses appartements et avant même de commencer sa minutieuse
+toilette du soir, elle demanda un billet de banque afin de le mettre
+sous enveloppe.
+
+Un peu plus tard elle s'enferma dans son cabinet tendu de zinzolin,
+comme pour se livrer à une toilette intime que la dame d'honneur ne
+pouvait surveiller; puis, assise devant sa table et sûre de n'être point
+surprise, elle écrivit ces simples mots:
+
+
+«Mademoiselle,
+
+«Vous êtes bien jolie. Voulez-vous me parler? Cette nuit, à deux heures,
+je serai dans le parc, sous le grand amandier, près de la source.
+
+«Ne dites à personne que je vous écris. Pour tout le monde, ce message
+ne contient qu'une estampe bleue. Acceptez-la aussi pour ne pas me
+trahir.
+
+ «Princesse ALINE.»
+
+Et puis elle glissa son estampe entre les feuilles de la lettre, écrivit
+en guise d'adresse:
+
+«À Mademoiselle Mirabelle»
+
+et cacheta l'enveloppe à la cire afin qu'elle ne fût point ouverte.
+
+La même dame d'honneur qui avait donné, dans la naïveté de sa
+vieillesse, le conseil de ce présent, voulut bien se charger par
+surcroît de porter le billet à la destinataire. Disons qu'elle était
+inspirée d'abord par le louable désir de faire un acte charitable;
+ensuite, par la tentation peut-être non moins vive de pénétrer à l'heure
+des toilettes nocturnes parmi les filles de ballet. Car, pour une
+vieille demoiselle, veiller au salut de son âme en s'instruisant des
+dessous galants, c'est le programme du bonheur parfait.
+
+Restée seule et bordée dans son petit lit frais, la blanche Aline se
+sentit prise d'une émotion insoutenable. Elle essaya de se calmer
+d'abord sur le côté droit, puis sur le côté gauche, sur le dos, sur la
+poitrine, assise, accroupie, étendue, épanouie ou recroquevillée; mais
+elle avait la fièvre dans toutes les positions et instinctivement elle
+reculait jusqu'au bord de son matelas comme pour laisser place auprès
+d'elle à un visiteur mystérieux.
+
+Bien avant l'heure, elle se leva, chaussa des mules, ouvrit les rideaux
+et regarda la lune entrer jusqu'au fond de la longue chambre.
+
+La nuit brillait, tiède et légère. Par la fenêtre ouverte Aline
+distinguait dans le lointain, au delà des pelouses brumeuses et des bois
+immobiles, la terrasse blanche des communs où Mirabelle lisait sa
+lettre.
+
+--Que va-t-elle penser de moi? se dit la petite en rêverie.
+Viendra-t-elle? Peut-être que non... Peut-être qu'elle est fatiguée...
+Peut-être qu'elle a peur la nuit...
+
+Pour occuper son attente, elle dessina sur son buvard une quantité de
+petites figures sensiblement géométriques, des ronds, des barres et des
+losanges, des grecques qui s'achevaient en spirales. Elle les ombrait
+avec une conscience et une distraction parfaites. Et puis elle commença,
+toujours au clair de lune, le portrait d'un bel inconnu qui avait trois
+cheveux, quarante cils et l'œil beaucoup plus grand que la bouche.
+
+Mais l'art ne suffisait pas à calmer son impatience.
+
+Elle retourna devant sa psyché, laissa choir sa longue chemise blanche
+et reprit son examen au point où elle l'avait laissé avant de rouvrir à
+la dame d'honneur la porte de son cabinet. Toute jeune et ignorante
+qu'elle fût, elle avait lu des contes de fées et comme il n'est question
+que d'amour dans les récits du bon Perrault, elle avait compris très
+vite à quel moment du rendez-vous l'amour devient ce qu'il doit être.
+Elle savait que la Belle au bois dormant reçut le Prince dans son lit,
+qu'on «leur tira le rideau» et qu'«ils dormirent peu», sans que l'auteur
+les plaigne. Aussi, Line ayant l'instinct des caresses en même temps que
+le désir d'en être l'heureux objet, elle ne doutait pas un instant que
+les faveurs de son amant ne dussent aborder peu à peu à toutes les
+parties de son corps où il serait doux de les attendre, et délicieux de
+les retenir.
+
+C'est pourquoi elle voulut être digne des égards qu'elle espérait bien,
+sans les connaître exactement. Elle se poudra la peau. Elle se
+contempla. Sur son étagère à parfums elle choisit de la verveine, du
+cédrat et du foin coupé, parce que les essences végétales convenaient
+particulièrement à un rendez-vous sous les arbres, et elle en mouilla
+peut-être à l'excès le petit corps nu qu'elle aimait tant.
+
+Deux bas à cordons furent vite mis, ainsi qu'une chemise de jour; le
+corset, plus vite encore flanqué au fond d'une armoire à linge.
+Là-dessus elle revêtit une robe Empire très légère, en serra la ceinture
+haute avec une épingle double qui se dissimulait sous un petit nœud, et
+constata que ce stratagème isolait en les soulignant les deux fruits
+chaque jour plus précieux de sa poitrine adolescente.
+
+Enfin les trois quarts sonnèrent avant l'heure tant espérée.
+
+La blanche Aline mit un chapeau qui, lui aussi, était Empire, elle
+enfila de longs gants sombres qui laissaient nu le haut de ses bras.
+
+Elle était prête.
+
+Alors, comme l'avait fort bien deviné le Grand-Eunuque, elle s'assit
+dans la fenêtre ouverte, leva les deux jambes à la fois, tourna sur
+elle-même et sauta.
+
+Le saut n'avait rien de périlleux, la fenêtre étant au rez-de-chaussée.
+
+Les pieds joints, elle tomba dans une platebande encore fraîche. Les
+gardes veillaient le long du parc, mais non pas à l'intérieur. Personne
+ne la vit passer.
+
+Pour ne faire aucun bruit et pour rester dans l'ombre, elle suivit, le
+long des allées, la lisière gazonneuse des bois.
+
+Toute pressée qu'elle fût d'atteindre où elle allait, elle marchait avec
+lenteur, comme si une petite fierté lui conseillait de ne pas arriver la
+première.
+
+Mais on avait fait sans doute, d'autre part, le même calcul, car sous le
+grand amandier elle ne trouva personne.
+
+Piquée, elle reprit sa promenade, erra, fit un long détour; et puis,
+vaguement inquiète et commençant à douter si l'on viendrait à une heure
+quelconque, elle se cacha tout près de l'arbre et regarda obstinément
+dans la direction du bâtiment blanc.
+
+Soudain, elle eut une vision.
+
+ * * * * *
+
+Mirabelle, comprenant qu'elle perdrait tout prestige si elle se montrait
+en robe de ville à cette enfant qui adorait en sa personne le Prince
+Charmant, avait gardé son travesti pour aller à ce rendez-vous qui lui
+plaisait à plus d'un titre.
+
+Et la blanche Aline, extasiée, vit venir à elle du fond de la pelouse le
+même jeune homme tant aimé par les quarante dames du ballet, mais
+beaucoup plus bel encore, remuant son costume à paillettes dans l'aube
+d'une lune enchantée, et fixant les yeux sur elle.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+OÙ PAUSOLE, NON CONTENT D'AVOIR PRIS UNE RÉSOLUTION, VA JUSQU'À
+L'EXÉCUTER.
+
+ Vous aurez des envieuses et des ennemies; et votre beauté ne donnera
+ pas plus tôt de l'amour à Soliman qu'elle donnera de la haine à toutes
+ les sultanes.
+
+ SCUDÉRY. _Ibrahim ou l'illustre Bassa._--1641.
+
+
+Laissant Taxis et Giglio en présence, le Roi Pausole se rendit dans ses
+appartements privés où l'attendait la Reine Denyse, la même qui lui
+avait conseillé d'écrire une lettre à saint Antoine pour retrouver la
+blanche Aline.
+
+La pauvre reine, malgré tous ses soins, n'avait pu dissimuler que bien
+mal sous la crème et la poudre de riz quatre estafilades parallèles qui
+lui déchiraient le sein gauche.
+
+Elle fit le récit de ses infortunes.
+
+Diane à la Houppe, ramenée au harem après son réveil solitaire, avait
+été prise d'un accès de désespoir et de sanglots sur un divan. Entourée
+de mauvaises amies, exaspérée par les ricanements, plaisantée à la fois
+sur son curieux physique et sa passion de mauvais ton, elle s'était
+redressée toute pleurante encore, la bouche amère, les mains en griffes.
+Et au lieu de s'en prendre à celles qui dansaient une farandole autour
+de ses larmoyades, elle avait cherché par toute la grande salle la douce
+et innocente Denyse pour lui balafrer la poitrine et se venger de lui
+céder sa place.
+
+Pausole écouta cette histoire d'une oreille souvent distraite. Il avait
+pris la Reine Denyse dans un lot de douze adolescentes offertes par une
+cité loyale, et s'il ne l'avait pas renvoyée à sa mère, c'était qu'un
+sentiment de pitié l'avait retenu de faire affront à une jeune fille
+devant ses concitoyennes; mais il ne l'aimait point; il la trouvait
+insignifiante et prude, avec quelque gaucherie. Pour concilier sur sa
+personne les règlements du harem et les principes de la bienséance,
+Denyse avait accoutumé de porter devant elle un petit pagne de dentelles
+qui la faisait ressembler à une sauvagesse élégante et qui, d'ailleurs,
+instable, voletant et mal fixé, produisait le résultat justement opposé
+à sa destination réelle. Pausole, qui avait, lui aussi, des principes,
+favorisait le nu, mais blâmait le transparent. Le costume de la Reine
+Denyse le choquait jusqu'à l'offusquer.
+
+Il dîna fort tard, s'en alla sur la terrasse méditer l'événement grave
+auquel il s'était résolu; puis, quand minuit sonna, il fit observer à sa
+pieuse compagne qu'on était arrivé au samedi de la Pentecôte et qu'il
+croyait lui être agréable en ne l'égarant point au sein des voluptés un
+jour de vigile et de jeûne.
+
+Ceci dit, il l'envoya coucher au harem afin que Diane à la Houppe en fût
+consolée.
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain se leva l'aurore d'une journée trois fois solennelle.
+Pausole regarda les murs de sa chambre, ses tapis, ses bibelots, ses
+cadres familiers; il songea en frissonnant qu'il ne les verrait pas le
+soir... Sous l'émotion du premier réveil, qui est voisin du cauchemar,
+il eut le pressentiment de toutes les calamités qui attendent au coin
+des routes les chercheurs d'aventures.
+
+Sa demeure était celle de la paix, du repos, du bonheur tranquille et de
+l'égalité des heures. Quelle aberration le poussait à quitter de si
+douces richesses?--Dans un souvenir pastoral, les vers d'une triste
+idylle écrite par La Fontaine flottèrent devant sa mémoire rêveuse, et,
+sous la forme symbolique d'un petit pigeon déplumé, le Roi Pausole se
+vit périr dans un lamentable destin.
+
+Cette impression ne dura guère.
+
+Un matin radieux emplissait la chambre. La nouvelle camérière, devenue
+plus hardie, parlait d'une voix fraîche et zélée, donnait des
+renseignements qu'on ne lui demandait point, osait même poser des
+questions. Sa Majesté aurait beau temps. Le vent venait du nord. Il
+avait plu un peu. L'autre camérière était bien souffrante; les médecins
+parlaient d'une métrite. Il y avait eu dans la soirée une retentissante
+dispute entre M. le Grand-Eunuque et le jeune page Giglio. Sa Majesté le
+savait-elle?
+
+Pausole, excédé, faillit la menacer de lui faire subir par toute la
+compagnie des pages le même traitement qu'à son amie, mais ne sachant
+s'il la frapperait de terreur ou de convoitise, il la pria tout uniment
+d'aller chercher M. le Grand-Eunuque, en suivant la voie hiérarchique.
+
+Sur ce, il mit pied à terre et endossa une robe de chambre.
+
+Eh bien, Giguelillot avait eu raison, Pausole n'en doutait plus. La paix
+touchait à l'ennui, le repos à l'accablement, l'égalité des heures à la
+mélancolie. Cette chambre, à la bien examiner, était simplement
+fastidieuse. Cet horizon, dont il croyait suivre avec intérêt les
+métamorphoses nuancées, avait épuisé pour lui, depuis longtemps, la
+gamme restreinte de ses lumières. Un petit esprit pouvait seul borner
+ses curiosités aux quinze figues de la terrasse, aux trente aloès de la
+haie. Il y avait d'autres figuiers, d'autres hampes jaunes en Tryphême.
+L'excursion serait féconde en agréments inattendus.
+
+Ainsi Pausole connaissait l'art d'échapper à tous les regrets en
+changeant la définition du bonheur sous la dictée des circonstances.
+
+ * * * * *
+
+L'entrée dramatique de Taxis, interrompit ses réflexions.
+
+Le huguenot se plaça devant la porte comme s'il était prêt à sortir au
+cas où sa requête eût reçu échec, et il réunit par le bout l'index et le
+pouce de sa main droite, non point avec la signification que donnaient à
+ce petit geste les courtisanes athéniennes, mais pour marquer qu'il
+s'exprimait en termes d'ultimatum:
+
+--Sire, déclara-t-il, une question, une seule: Suis-je encore Maréchal
+du Palais?
+
+--Je ne comprends pas, répondit Pausole.
+
+--Je précise d'un mot. Suis-je le chef, le collègue ou le subordonné du
+page nommé Giglio?
+
+Pausole haussa les épaules.
+
+--Quelle diantre de mouche vous pique à toute heure, Taxis! La question
+ne se pose point. Nous allons partir dans quelques instants. Je n'emmène
+que lui et vous. Je ne vois pas dans quel but j'établirais la suprématie
+d'un de mes conseillers sur l'autre, alors que tous deux sont à mes
+côtés et ne relèvent chacun que de mon commandement.
+
+--Sire, nous allons partir, mais nous ne sommes point partis. Quelle que
+soit l'aversion de Votre Majesté pour la pompe et le cérémonial, son
+départ exige des préparatifs, et son absence des précautions. Or, le
+jeune page dont il s'agit, animé d'un zèle inutile, prétend s'inspirer
+de vos secrètes préférences pour blâmer toutes mes mesures et en
+proposer d'autres. Je demande s'il est autorisé à prendre cette attitude
+qui paralyse mes actes et blesse ma dignité.
+
+--Allons! encore un conflit! s'écria Pausole. Je ne m'en mêlerai pas! Ce
+jeune homme m'a parlé. Il est plein de sens. C'est un esprit juste et
+sagace. Je ne me priverai point de ses conseils. Vous, Taxis, vous avez
+aussi vos qualités dont personne ne songe à faire fi. Vous êtes
+déplaisant, mais indispensable, et je n'entends pas qu'on vous paralyse.
+Réglez donc à l'amiable votre différend et tâchez de vous mettre
+d'accord sans que j'aie à prendre parti.
+
+--C'est impossible.
+
+--Et pourquoi donc?
+
+--Entre les principes de ce jouvenceau et les miens propres, que Votre
+Majesté semble estimer à titre égal, il y a incompatibilité absolue. Il
+faut que l'un de nous deux cède, ou casse. J'attends de votre bouche,
+Sire, le nom du sacrifié.
+
+ * * * * *
+
+Le Roi frotta d'un geste impatient une allumette qui éclata comme
+l'expression même de sa mauvaise humeur. Il fuma en silence pendant
+quelques minutes, puis:
+
+--Alors, c'est fort simple, dit-il. Vous commanderez à tour de rôle.
+
+--Ah! fit sèchement Taxis.
+
+--Vous vous partagerez la journée. De minuit à midi, vous, Taxis, vous
+aurez la haute main. Ce sont précisément les heures où je ne vous verrai
+pas, mon ami. Vous veillerez sur mon sommeil et au besoin sur mes
+plaisirs. Plus tard, de midi à minuit, votre successeur dirigera ma
+route et inspirera mes volontés. Je crois avoir trouvé ainsi une
+solution qui éloigne toute chance de froissements.
+
+L'œil amer, Taxis conclut en ces mots:
+
+--Il est écrit: «J'aurai le même sort que l'insensé; pourquoi donc ai-je
+été plus sage?»
+
+Et, s'inclinant, il sortit.
+
+Trois heures après, le Roi Pausole, entre son page et son huguenot,
+précédé par quarante lances et suivi de nombreux bagages, chevauchait
+pour la première fois sur la route de sa capitale.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+COMMENT LE MIROIR DES NYMPHES DEVINT CELUI DES JEUNES FILLES.
+
+ Salvete æternum, miseræ moderamina flammæ
+ Humida de gelidis basia nata rosis.
+
+ JOANNES SECUNDUS.
+
+
+La source et le grand amandier étaient situés dans le canton le plus
+reculé du parc. Seule, la blanche Aline aimait assez les longues
+promenades pour aller quelquefois visiter le silence de ce refuge perdu.
+
+L'eau, d'une gueule de satyre aux oreilles foliesques, tombait dans une
+cuve naturelle de terre rouge et d'herbes vertes où s'enracinaient des
+lauriers-roses en touffes compactes. Ce n'était point la vasque moisie
+et lépreuse de nos jardins où la source inutile vient inonder une terre
+déjà molle de pluie. C'était une naissance de fleurs dans le sol pourpré
+du Midi, une fontaine de sève, une urne génitrice d'où la vie ruisselait
+en verdures mouvantes, et le vieux satyre, fils de Pan, regardait la
+jeunesse des bois descendre éternellement de ses lèvres.
+
+Au-dessus du mascaron cornu, que la blanche Aline prenait pour le
+diable, deux nymphes de marbre s'enlaçaient, debout et penchées sur le
+bassin obscur. À la fin de chaque hiver l'amandier les couvrait de ses
+petites églantines. L'été, elles prenaient sous le soleil toutes les
+couleurs de la chair. La nuit elles redevenaient déesses.
+
+ * * * * *
+
+Près de cette eau fertile et sombre qu'on nommait le Miroir des Nymphes,
+la petite Princesse en robe Empire vit venir à elle son Prince Charmant
+qui remuait sa veste à paillettes dans l'aube d'une lune enchantée.
+
+Elle l'aperçut du plus loin qu'il se montra sous les arbres, semblable à
+une fine étoile blanche. Puis elle le vit grandir et se préciser. Il
+marchait d'un pas tranquille, cueillait parfois des feuilles aux rameaux
+et les respirait comme des corolles. Il paraissait et s'éclipsait selon
+les zones d'ombre et de clarté. Line ne s'était jamais sentie aussi
+émue. Si jalouse qu'elle fût de l'embrasser tout de suite, elle recula
+jusqu'à la fontaine et, la main devant la bouche, n'osa pas lui dire un
+mot.
+
+--Vous m'avez appelée; me voici, fit Mirabelle, tendrement.
+
+Line ouvrait des yeux énormes. Elle regardait son Prince des pieds à la
+face, mais surtout dans les prunelles.
+
+Il était nu-tête, les cheveux foncés et coupés court et flottants autour
+des oreilles. Son regard était profond et fixe avec une expression très
+douce qui n'allait pas jusqu'au sourire. Elle vit le cher visage se
+pencher vers le sien, et, comme elle fermait les yeux, deux lèvres
+chaudes s'y posèrent.
+
+L'ombre noire des nymphes enlacées cachait les jeunes filles debout.
+Line tremblait. Les deux lèvres avec lenteur tramèrent leur caresse
+autour de sa joue et ne s'arrêtèrent que sur sa bouche.
+
+--Ah!... fit-elle enfin.
+
+Mirabelle se sépara. Cette fois un sourire léger mais toujours tendre
+effilait ses yeux margés de noir...
+
+Elle leva les sourcils et regarda autour d'elle.
+
+--Non. Nous sommes seules, répondit Line. Restez.
+
+Puis, se reprenant:
+
+--Venez avec moi.
+
+ * * * * *
+
+À quelques pas derrière la source, il y avait un petit temple grec, cinq
+colonnes corinthiennes soutenant une coupole ronde. Les colonnes étaient
+murées jusqu'à mi-hauteur. Un large banc circulaire au cœur du monument
+plein d'ombre portait des coussins de varech, et le lieu était si
+confidentiel qu'à peine assise près de la danseuse, Line s'enhardit
+jusqu'à lui parler.
+
+--On vous a remis ma lettre?
+
+--Vous le voyez.
+
+--Savez-vous pourquoi je vous ai demandé de venir?
+
+Mirabelle fut très prudente.
+
+--Pour causer avec moi, dit-elle.
+
+--Mais oui.... Et vous êtes là, et je n'ai plus rien à vous dire...
+
+Mirabelle lui prit la main. Line crut sentir qu'elle tremblait à son
+tour.
+
+--Je voulais aussi vous voir de tout près, continua-t-elle. Vous êtes si
+jolie!... jolie comme un jeune homme... Pendant tout le ballet je n'ai
+regardé que vos yeux... Et je vous envie, si vous saviez! Je suis bien
+triste d'être blonde; j'aurais voulu être brune comme vous; mais
+vraiment tout à fait comme vous; être votre sœur...
+
+Mirabelle jugea inutile de protester.
+
+Line tendit elle-même ses lèvres.
+
+--Embrassez-moi comme tout à l'heure, voulez-vous?
+
+Et quand leurs bouches se désunirent:
+
+--Comme c'est délicieux! reprit-elle. Qui a pu vous apprendre cela?
+
+--Je l'ai inventé, dit la danseuse.
+
+--Oh! que c'est bien! Quel âge avez-vous?
+
+--Dix-huit ans. Et vous?
+
+--Quatorze... Voulez-vous recommencer?
+
+Le jeu était dangereux pour la jeune Mirabelle. Si maîtresse qu'elle fût
+de son attitude, si décidée à ne rien brusquer, à préparer ses voies par
+le ménagement, la lenteur et l'insinuation, il y eut dans sa pensée un
+moment de trouble où elle ne put se contenir. Elle tâtonna d'abord la
+robe à l'endroit où les petits seins en gonflaient l'étoffe mince et
+chaude; puis, profitant des facilités exceptionnelles que l'habillement
+de la blanche Aline offrait aux gestes sympathiques, elle risqua
+certaines recherches qui témoignaient, sinon encore de ses
+complaisances, au moins de ses curiosités.
+
+Line, docile et instinctive, se prêtait volontiers à tout. Mirabelle en
+perdit l'esprit. Encouragée par les ténèbres, certaine qu'on ne verrait
+point le sang des voluptés affluer à son visage, elle s'abandonna
+mystérieuse au frisson qu'elle sentait proche et ne sut en modérer ni
+l'ondulation, ni le soupir, ni les soubresauts. Déjà elle reprenait
+conscience quand Line, inquiète, mais rassurante, lui demanda:
+
+--Vous avez froid, mon amie? Vous grelottez...
+
+--Une petite faiblesse... dit Mirabelle. Ce n'est rien... J'y suis
+habituée...
+
+--Voulez-vous marcher un peu?
+
+--Oui...
+
+--Venez. Le parc est désert. Nous irons où il vous plaira.
+
+Line laissa retomber sa jupe et se leva pour sortir.
+
+ * * * * *
+
+Toutes deux reparurent sous le clair de lune.
+
+La robe verte et la veste à paillettes errèrent ainsi quelque temps
+autour de la source gloussante.--L'une était d'émeraude et l'autre
+d'argent, mais, quand elles voulurent mirer dans le bassin leurs formes
+enlacées d'après les nymphes de marbre, elles virent que la nuit
+assemblait leurs couleurs à la teinte de l'eau et des bois.
+
+Mirabelle ne parlait point. Son trouble et son désir, à peine suspendus,
+renaissaient. Elle connut qu'elle était éprise.
+
+Dès lors elle ne songea plus qu'aux moyens de l'être avec succès.
+Assurément quelques heures lui appartenaient encore, mais c'eût été les
+perdre que de les employer selon ses tentations présentes. Une idée
+romanesque lui traversa l'esprit; elle l'examina en silence, la trouva
+réalisable et avant de l'exprimer voulut la suggérer, tant elle avait
+d'artifice.
+
+--Adieu, dit-elle soudain. Je ne vous reverrai plus.
+
+La blanche Aline devint toute pâle.
+
+--Oh! pas encore... supplia-t-elle.
+
+--Il le faut.
+
+--Mais je ne vous ai pas vue, je ne vous ai rien dit... Vous venez, et
+puis tout de suite vous voulez partir... Je vous ennuie peut-être; vous
+ne comprenez pas pourquoi je vous ai appelée? Moi-même je ne le sais
+qu'à peine, mais je suis bien heureuse quand je vous prends la main.
+
+Mirabelle la serra dans ses bras.
+
+--Restez là, je vous en prie, continua la jeune fille. Restez, ou alors
+revenez demain à la même heure... Je vous attendrai...
+
+--Demain? Mais nous partons à l'aube.
+
+Line devint encore plus pâle et peu à peu se mit à pleurer.
+
+--C'est vrai?... C'est vrai, vous partez? Et quand reviendrez-vous?
+
+--Jamais...
+
+--Mais je n'ai que vous à aimer; ne le savez-vous pas? Hier au théâtre
+j'ai bien compris qu'il y avait quelque chose entre vous et moi et qu'il
+fallait nous réunir et que vous seriez mon amie. Je vous appelle, je
+vous attends, nous mêlons nos bouches, et puis c'est fini pour toujours?
+Si vous vous en allez, je m'en vais avec vous.
+
+L'étreinte de Mirabelle se dénoua.
+
+--Eh bien, partons! Je vous emmène.
+
+--Vraiment? Vous voulez bien?
+
+--Venez.
+
+--Avec vous seule?
+
+--Oui. Je quitterai mes camarades. Nous serons l'une à l'autre, et
+seules toujours.
+
+--Oh!... Et pour où partons-nous?
+
+--Pour mon pays.
+
+--Non! non! Restons à Tryphême.
+
+--Ce n'est pas possible. Demain vous seriez découverte.
+
+--Comment?
+
+--Par les ordres du Roi.
+
+--Papa? Vous ne le connaissez guère! C'est une grave décision que de
+m'envoyer chercher. Quand il la prendra, nous serons loin!
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+OÙ PAUSOLE ET SES CONSEILLERS MANIFESTENT LEURS CONTRASTES.
+
+ Tu dis que j'ay vescu maintenant escolier
+ Maintenant courtisan et maintenant guerrier
+ Et que plusieurs mestiers ont esbatu ma vie?
+ Tu dis vray, prédicant; mais je n'euz oncq'envie
+ De me faire ministre, ou comme toi, cafard.
+
+ RONSARD.
+
+
+Pausole, son page et son huguenot chevauchant de compagnie entre
+l'escorte et les bagages, montaient trois animaux qui symbolisaient
+assez bien les différences de leurs caractères.
+
+Le Roi, qui avait mis sous sa couronne légère un voile de batiste
+blanche en guise de couvre-nuque, était assis dans une selle qui
+ressemblait à un fauteuil, car elle avait dossier, oreillères, coussins
+frais, bras moelleux et parasol. Deux tiges de métal filiforme,
+invisibles à distance, soutenaient à hauteur de ses mains le sceptre et
+le globe du monde; mais le globe enfermait une gourde à porto, et le
+sceptre un éventail.
+
+La mule Macarie, personne nonchalante, portait ce faible édifice d'un
+air distrait et résigné, le même air que prenait Pausole sous le poids
+des charges de l'État. Elle était blanche de robe avec le bout de la
+queue et le toupet gris souris. Son pas était relevé, mais lent. Jamais
+elle ne dormait moins de seize heures par jour.
+
+Taxis montait le noir Kosmon, cheval hongre, sans vices, sans vertus et
+d'ailleurs aussi stupide que seul un cheval peut être. Kosmon n'avait ni
+race ni forme. Son maître l'estimait toutefois, car il partait toujours
+du même pied, méprisait la senteur déshonnête que répand la queue des
+pouliches et connaissait si bien le sentiment de son devoir qu'il serait
+allé tout droit dans les fossés, si l'on avait oublié de lui tourner la
+bride à temps.
+
+Giglio avait choisi dans les écuries du Roi un jeune zèbre couleur de
+feu, avec quatre balzanes, le dos tigré de noir et le chanfrein étoilé.
+L'animal avait nom Himère; il était pétulant et capricieux. Sa robe
+allait de pair avec le costume du page et depuis la plume antenne
+jusqu'aux petits sabots de la troisième paire de pattes ils avaient
+l'air de composer un centaure coléoptère aux élytres de flamme et au
+corselet bleu.
+
+ * * * * *
+
+--Voyez, Sire, dit Taxis, en montrant les porteurs de lances, voyez
+comme cette avant-garde est exacte et bien ordonnée. Les chevaux et les
+cavaliers sont tous de la même taille; les lances ont passé à la toise
+et les casques au gabarit. Je connais la vie de ces quarante hommes. Ce
+ne sont pas là des soudards ni des coureurs de cotillons. Chacun d'eux
+porte en sa besace la Bible d'Osterwald, édition expurgée. Je les ai
+stylés de telle manière que si je leur demandais tout à l'heure de me
+citer un verset qui les réconforte au milieu de leur tâche actuelle et
+qui s'applique aux circonstances, tous ensemble citeraient le même
+passage: _Fais-moi vaincre mes adversaires, mais garde-moi de l'homme
+violent_, comme il est dit au psaume XVIII.
+
+Giglio se haussa sur la barre de ses étriers:
+
+--Cette escorte carrée avec ses lances en l'air est bête comme une herse
+renversée sur une route. Elle n'est ni forte ni martiale. Ces gens ne
+savent pas se tenir en selle; ils sont droits, mais à la façon du valet
+de pied sur un siège ou de la dame de comptoir dans une salle de
+restaurant. Ils tiennent leurs lances comme des chandelles et leurs
+brides comme des serviettes. Il suffit de les voir de dos pour
+comprendre ce qu'ils sont et qu'au premier coup de carabine ils
+fileraient avec mon zèbre. Moins légèrement peut-être.
+
+--Les pauvres gens! dit le Roi Pausole. Que leur casque doit être chaud
+et leur pique pesante à porter! Pourquoi n'ôtent-ils pas leur veste par
+le temps accablant qu'il fait aujourd'hui? Ont-ils au moins leur gourde
+à rhum et des pêches dans leur musette? Taxis, vous êtes impardonnable
+si vous n'y avez pas songé.
+
+Taxis étendit sa main sèche:
+
+--Je leur donne, déclara-t-il, le plaisir de la privation. C'est là une
+joie supérieure. Ils savent qu'il y a, dans les prés, des ruisseaux où
+l'on peut boire, et, sur les bords de la route, des cabarets gorgés de
+tonneaux, tandis qu'ils ont la gorge aride, la langue sèche et le ventre
+creux. Ils savourent la jouissance amère de la soif. Moi qui viens,
+hélas! de me désaltérer, j'envie leur bonheur dont je me prive par une
+mortification double.
+
+À demi retourné sur sa selle, le Roi regarda son ministre. Il l'examina
+en détail depuis ses souliers plats et ternes jusqu'à son chapeau de
+feutre crasseux et brossé. Il observa la redingote étroite, le ruban de
+la boutonnière et l'usure des huit boutons. Il remarqua les ongles
+carrés, les narines plates, les cheveux longs et gras, les lèvres
+verticales.
+
+Puis, arrêtant sa mule pour la faire pisser, et reprenant en arrière une
+attitude confortable, il prononça négligemment:
+
+--Taxis, il fait bon pour vous que vous soyez indispensable, car vous
+êtes un vilain merle.
+
+ * * * * *
+
+La matinée s'achevait dans une éblouissante lumière. L'ombre des vieux
+platanes qui bordaient la route s'accourcissait de plus en plus. La
+poudre de la voie blanche gagnait les talus de gazon. Devant le pas des
+trois montures, quelques lézards traçaient avec prestesse des zigzags de
+foudre verte.
+
+Au delà des fossés, à droite et à gauche, les jardins des fleurs royales
+offraient leurs massifs bombés et leurs serres mouillées d'eau fraîche.
+On cultivait là des milliers d'espèces rares et des variétés inédites
+que créait au jour le jour l'esprit ingénieux des horticulteurs. Chaque
+matin on apportait au harem des brassées de corolles humides, des
+feuillages légers, des palmes. Les jardiniers avaient inscrit sur des
+registres noirs de ratures les caprices variables de toutes les Reines,
+et chacune d'elles recevait au réveil dans un petit vase à long col sa
+fleur de prédilection.
+
+Pausole et ses deux conseillers passaient devant la dernière serre quand
+l'horloge encastrée à son fronton de mosaïque sonna les quatre quarts et
+les douze coups de midi.
+
+Aussitôt le page, d'un talon vif, amena son zèbre nez à nez avec le
+cheval de Taxis:
+
+--Monsieur le Grand-Eunuque, dit-il, vous connaissez le désir de Sa
+Majesté. Voici l'heure où je vous succède. Veuillez me remettre le
+commandement.
+
+--Recevez-le du Roi! répondit Taxis revêche.
+
+--Je te le donne, petit, fit Pausole.
+
+Giglio salua, ramena sa bête et cria du côté de l'escorte:
+
+--Demi-tour! Rassemblement!
+
+Les quarante gardes accoururent.
+
+Alors, facilement campé sur la selle, les jambes longues et la plume
+haute, le page leur parla en ces termes:
+
+--Compagnons, monsieur, que voici, et qui commandait ce matin, vous a
+mis en main des instruments dont vous n'aurez rien à faire. Les routes
+sont sûres, Tryphême est en paix, le Roi est aimé de son peuple; vous
+n'aurez jamais à plonger vos piques, depuis l'omoplate jusqu'à
+l'épigastre, dans le large dos d'un barbare. C'est clair. Or, en art, il
+faut que tout ait sa destination. Ce qui ne sert à rien est idiot. Vous
+allez donc engager le fer par la fente de cette muraille et peser
+jusqu'à ce que le bois en soit rompu dans la douille. Exécutez le
+mouvement.
+
+--Sire! Mais Sire... supplia Taxis.
+
+--Laissez, dit Pausole. Cela est fort bien conçu.
+
+Les quarante gardes brisèrent tout ce qu'on voulut.
+
+--Gardez les hampes! dit Giglio. Et maintenant suivez-moi.
+
+Ils entrèrent aux Jardins des Fleurs.
+
+Le page parcourut les allées, inspecta les massifs, pénétra dans les
+serres. Il se fit présenter par les botanistes les fleurs à longue tige,
+iris, anthuriums, lis à bandes, lis tigrés, lis de Pomponne, et finit
+par s'arrêter devant des tulipes gigantesques.
+
+--Voilà ce qu'il nous faut, dit-il. Que chacun de vous attache avec des
+joncs une de ces tulipes au sommet de la hampe et la porte par les
+chemins avec le même respect que si c'était le drapeau.
+
+Puis il offrit au Roi une rose, à Taxis une araignée. Il prit pour
+lui-même un arum.
+
+Toute la troupe reprit sa marche le long de la route éclatante.
+
+--C'est admirable! dit Pausole. Mais ces gens avaient soif et je crois
+qu'ils n'ont pas bu.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+OÙ MIRABELLE DÉVOILE SA PETITE ÂME MALICIEUSE ET SENTIMENTALE.
+
+ Sur la Sallé, la critique est perplexe:
+ L'un assure qu'elle a fait maint heureux,
+ L'autre prétend qu'elle aime mieux son sexe,
+ Un tiers répond qu'elle éprouve les deux...
+
+ _Chanson sur Mlle Sallé, danseuse à l'Opéra._--Recueil de
+ Maurepas.--1735.
+
+
+Décidées à fuir la nuit même, les deux jeunes filles rentrèrent chacune
+dans leur chambre pour y faire les préparatifs de leur petit voyage à
+pied.
+
+La robe Empire courut sur les pelouses noires, monta l'escalier du
+perron, suivit la terrasse à galerie, se releva pour enjamber la fenêtre
+ouverte d'un salon et disparut dans le palais dormant.
+
+Le costume à paillettes s'éloigna le long du ruisseau, puis à travers la
+clairière, et les deux nymphes de marbre du haut de leur piédestal le
+virent s'éteindre sous une maison lointaine, comme une petite étoile qui
+se couche.
+
+Il se coucha en effet, et fort rudement, sous une chaise longue. On jeta
+sur lui les petits souliers à boucle, les bas blancs, la chemise
+elle-même. Puis la jeune Mirabelle, éclairée par une bougie et nue comme
+une jeune fille seule, plongea des deux mains dans une malle à robes où
+il y avait d'ailleurs plus de vestons que de corsages.
+
+Elle y prit une chemise à col plat, de celles qu'on laisse encore porter
+à certains fils de jolies femmes quand ils feraient beaucoup mieux de
+n'avoir pas seize ans. Elle se mit un caleçon rayé, un pantalon bleu
+sombre, une large cravate blanche à coques, un gilet blanc, un veston
+court et un canotier pour dames.
+
+Ainsi vêtue, les mains dans les poches et le regard derrière l'épaule,
+elle se jeta devant la glace un coup d'œil qui devint un clin d'œil et
+vite une petite œillade. Mirabelle avait l'œil gai.
+
+Elle murmura même une phrase à la fois métaphorique et familière dans la
+langue sibylline dénommée «argot», phrase où elle exprimait que son
+travesti la réconciliait un instant avec un sexe naïf et laid qui
+n'était pas tout à fait le sien.
+
+Car dissimuler serait vain. Mirabelle ne se sentait pas d'inclination
+vers les messieurs. La force du mâle, le cou de taureau, les biceps
+comme des bouteilles et les pectoraux comme des tables... non,
+évidemment ce n'était pas pour elle que les dieux avaient créé leur
+chef-d'œuvre. Elle n'aimait ni la moustache, ni la barbe, ni le menton
+bleu. Oh! cela ne l'empêchait pas d'accepter un ami, et même un ami
+inconnu, quand on l'en priait poliment. Elle passait pour se livrer en
+dehors de tout spectacle aux exercices les plus recherchés, et, là comme
+en scène, sa conscience d'artiste l'obligeait à feindre une exaltation
+qui ne l'agitait pas à cet instant même. Ces petits ballets particuliers
+où elle mimait un rôle si tendre ne faisaient point qu'elle ne détestât
+de jour en jour davantage ceux qui lui en demandaient l'effort. Elle s'y
+résignait, la pauvre enfant, parce que les visites des spectateurs chez
+les danseuses sont précédées et suivies de formalités invariables
+auxquelles on s'accorde à trouver une grande force de persuasion. Mais
+sa conception de l'amour supposait des façons encore plus délicates, et
+sa conception de l'art se fondait sur la symétrie. Or, l'homme tel
+qu'elle l'avait connu jusque-là s'était montré le plus souvent
+sentimental comme un bilboquet (on ne saurait mieux dire que ne dit
+Gavarni) et d'autre part il est regrettable mais nécessaire de constater
+qu'une dame et son cavalier, à l'instant où ils se composent, forment un
+couple hétéroclite, ou, pour mieux dire, dépareillé.
+
+Ces considérations soutenues par l'entrain d'un penchant naturel avaient
+amené la petite danseuse à blottir ses voluptés dans un cercle d'amies
+intimes. Prudente, elle avait commencé par ses jeunes camarades, d'abord
+de l'école primaire et puis du corps de ballet. On lui répondait
+toujours oui, de la voix, du geste ou du regard, selon les pudeurs
+particulières. Certaines acceptaient sans dessein de cultiver là une
+passion d'âme, mais aucune ne savait résister à l'attrait d'une
+expérience inoffensive et clandestine.
+
+Six mois après ses débuts de travesti, sa réputation était grande, et
+aussi celle de son théâtre. Elle invitait. Même elle avait un «jour» où
+elle réunissait chez elle, dans une intimité très nue, dix ou douze de
+ses familières qui jugeaient inutile de se dissimuler leurs goûts
+partagés. Et cela devint assez scandaleux pour tenter les femmes
+honnêtes.
+
+Celles-ci se déclarèrent elles-mêmes, par émissaire, par lettre ou par
+abordage. Elles offraient d'estimables, de solides cadeaux, et
+demandaient seulement deux promesses: la volupté, qu'elles appelaient le
+vice, et le mensonge, qu'elles appelaient le mystère.
+
+Mirabelle, extrêmement flattée, se jeta dans les aventures. Bientôt
+lasse de ses anciennes et modestes partenaires qui eussent mérité
+pourtant un traitement moins cavalier, elle sauta de la scène dans la
+salle avec des ailes de papillon. D'innombrables révélations
+l'attendaient encore, et elle les voulait toutes. Elle les eut. Elle
+connut les joies de l'adultère, l'étroitesse du fiacre, l'odeur du
+meublé, l'heure trop courte, le faux nom et la poste restante. Il n'y
+eut pas jusqu'à l'émotion suprême du flagrant délit que le ciel ne lui
+fît apprendre, peut-être bien pour l'avertir. Un mari pénétra un jour
+dans un cabinet particulier où, bien qu'il n'y eût pas d'homme--et pas
+de lit--il se déclara supplanté. Mirabelle ne se tenait pas de joie; si
+grande est l'inconscience du crime.
+
+Mais voilà déjà trop de généralités sur ce personnage ambigu. Nous
+n'irons point jusqu'aux détails; aussi bien ne seraient-ils point
+décents.
+
+Ici nous nous bornons à expliquer pourquoi Mirabelle en scène avait
+distingué d'un œil infaillible la blanche Aline émue par le charme de
+sa danse; pourquoi son regard, de perspicace, était devenu attirant;
+pourquoi elle n'avait pas été surprise de recevoir, deux heures après,
+un billet de rendez-vous; et enfin comment elle-même se laissant pincer
+la patte dans le piège d'une tentation plus forte que sa prudence, elle
+abandonnait sa troupe comme le Prince Charmant du ballet, pour enlever
+la fille du Roi.
+
+ * * * * *
+
+Pendant ce temps, la jeune Aline était rentrée dans sa chambre. Elle
+avait pris sur sa coiffeuse un étui de rouge, une boîte à poudre, un
+porte-monnaie qui se trouva plein, et quelques petits objets de
+toilette; bref, tout ce que la dame d'honneur énuméra devant le Roi
+Pausole en remplissant le triste devoir de lui remettre le billet
+trouvé.
+
+Ce billet, Line l'écrivit en deux minutes. Elle n'espérait guère se
+faire pardonner, mais elle ne voulait pas que personne fût inquiet d'une
+santé aussi précieuse que la petite sienne.
+
+Ses sentiments intérieurs disparaissaient autour de sa joie comme les
+étoiles devant la lune. Et sa joie était d'un éclat à peine retenu par
+le silence.
+
+Si les dames d'honneur ne l'entendirent pas sauter, courir, battre des
+mains et jeter son _Télémaque_ dans le tub en signe d'émancipation, ce
+fut peut-être (et j'ose à peine en exprimer l'hypothèse) parce que les
+coupables gardiennes avaient abandonné leurs chambres voisines pour
+quémander ailleurs les douces lassitudes qui guérissent de l'insomnie.
+
+Quoi qu'il en soit, la blanche Aline s'enfuit dans une hâte presque
+bruyante, encouragée par le mystère où son premier départ était demeuré
+caché.
+
+Elle courut par les bois au Miroir des Nymphes, et d'abord n'y vit
+personne.
+
+ * * * * *
+
+L'eau ruisselait et gloussait toujours. Le mascaron diabolique et les
+deux nymphes très pâles sur le fond obscur des arbres étaient les seuls
+habitants de ce coin redevenu désert.
+
+Line remonta vers le petit temple, fit du bruit, appela doucement.
+
+Lente et lasse, Mirabelle sortit de l'ombre entre les colonnes.
+
+Elle avait changé pour un autre son costume à basques d'argent: il y eut
+une brève déception; mais tout de suite on reconnut qu'elle était encore
+plus jolie ainsi vêtue à la moderne, et qu'au-dessus du grand col blanc
+ses cheveux plus sombres semblaient noirs.
+
+Elle ne souriait pas. Elle soupirait fort. Travestie en amoureux de
+quinze ans, elle avait pris devant son amie l'air plaintif et désolé qui
+convient à cet âge viril. Ce n'était point pourtant qu'elle voulût jouer
+un rôle. Le seul poids de son émotion avait altéré son front sous une
+lourde mèche de deuil. Un sentiment profond de la gravité des
+circonstances et du souvenir qu'elle aurait toujours de cette heure très
+juvénile arrêta son petit cœur battant. Elle se vit plus tard,
+miséreuse sans doute, vendant des oranges rue Saint-Denis, ou des
+crayons dans la Canebière, à l'âge où l'un et l'autre sexe après s'être
+entendus longtemps pour la trouver digne de désir, continueraient à
+s'accorder pour la laisser mourir de faim. Elle devinait déjà que les
+femmes résument en quelques instants lumineux un immense passé plein
+d'ombres, et elle savait qu'au delà de sa jeunesse elle reverrait
+jusqu'à la fin par-dessus tous les oublis le décor lunaire et ténébreux
+de cette nuit exaltatrice.
+
+Alors, elle prit par la main la petite Princesse Aline et la fit entrer
+à sa suite dans le cercle d'obscurité qu'enfermaient les six colonnes
+grecques.
+
+Elle revécut un peu plus tristement l'heure déjà morte pour toujours où
+elle avait senti avec tant de frisson qu'elle engageait sa liberté.
+
+En souvenir, elle prit au coussin un petit nœud d'étoffe blanche et
+verte.
+
+Plus près de la source elle cueillit une feuille odorante et une fleur
+sans parfum qu'elle unit dans son mouchoir.
+
+Enfin, sous la bénédiction des jeunes nymphes semblables et nues qui
+étendaient deux mains au-dessus de l'eau et s'unissaient par les deux
+autres, Mirabelle posa lentement sur les yeux de la blanche Aline un
+baiser qui lui parut délicieusement fraternel.
+
+ * * * * *
+
+--Tu veux bien me suivre?
+
+--Oh! oui!
+
+Les lèvres se pressèrent. Line ferma les yeux.
+
+Mirabelle se raidit et murmura:
+
+--Tu m'aimes?
+
+--Oh! oui! oh! oui!
+
+--Répète... Dis-le toute seule... Dis-moi: «Je t'aime, Mirabelle.»
+
+--Je t'aime, Mirabelle.
+
+--Tu ne regretteras rien?
+
+--Je n'ai rien.
+
+--Tu me suivras partout?
+
+--Pas trop loin, si tu veux... Mais j'irai où tu seras... Tu es mon
+amie...
+
+Mirabelle eut un grave regard et lui serra les deux bras.
+
+--Sais-tu ce que c'est qu'une «amie»? Non. N'importe... Tu le sauras
+bientôt. Ne me quitte pas... Jure-moi que tu resteras... huit jours...
+huit jours tout entiers avec Mirabelle...
+
+--Huit jours? Mais bien plus! Que dis-tu?
+
+--Jure-moi huit jours. Je n'en demande pas davantage. Si tu restes huit
+jours, je te garderai bien huit ans.
+
+--Pourquoi as-tu l'air si triste?
+
+--Embrasse-moi...
+
+--Tiens...
+
+--Tu as juré?
+
+--Tout ce que tu voudras.
+
+Tendrement, Mirabelle secoua pourtant la tête.
+
+ * * * * *
+
+Elle cessa de parler, leva encore une fois les yeux vers les quatre
+seins blancs et jeunes que penchaient les nymphes de marbre, et enfin:
+
+--Partons vite, dit-elle. Où est le chemin? la porte?
+
+--Oh! la porte, elle est gardée. Viens par ici, je sais par quel passage
+on doit pouvoir sortir du parc.
+
+ * * * * *
+
+Elles s'en allèrent d'un pas rapide. Plus grande de toute la tête,
+Mirabelle tenait son amie un peu au-dessus de la ceinture. Sa main prit
+le petit sein gonflé, l'enveloppa des cinq phalanges, le pressa de la
+paume caressante et le parcourut du bout du doigt jusqu'à ce qu'elle eût
+trouvé la pointe.--Line sourit en levant les yeux.
+
+Elles sortirent du parc entre deux aloès; mais à travers champs, loin de
+la route. En cet endroit, le remblai de terre sèche et dure portait des
+empreintes de pas. Mirabelle n'y voyait plus, car la lune s'était
+couchée; Line, lentement, la guida de la main et bientôt elles furent
+dans le fossé.
+
+ * * * * *
+
+Où aller? Elles n'en savaient rien.
+
+Elles suivirent un champ de maïs, puis des enclos maraîchers où
+croissaient des piments rouges, des pastèques et des patates.
+
+Le jour s'élevait peu à peu.
+
+Sous les haies de cactus en raquettes séjournaient des brumes courbes
+comme des montées de neige.
+
+--J'ai sommeil, dit Line en posant la joue sur l'épaule de son amie.
+Qu'il est tard! Où nous reposerons-nous? Je n'ai pas dormi depuis tant
+d'heures!
+
+Elles discutèrent tout en marchant. Il y avait bien, sur la route, un
+hameau avec une auberge; mais comment demander une chambre avant le
+lever du soleil? Elles n'avaient ni voiture, ni manteaux, ni bagages. Si
+la directrice de l'hôtel allait leur poser des questions? Comment
+expliquer en deux mots qu'à une heure si tardive et si fraîche de la
+nuit, elles ne fussent pas encore couchées?
+
+--Suivons la route, dit Mirabelle. Là-bas, j'aperçois un bois d'oliviers
+où nous pourrons dormir à l'ombre en attendant le milieu du jour.
+
+Après une marche qui parut longue à la petite Line presque endormie, et
+qui cependant ne dura pas beaucoup plus de vingt-cinq minutes, elles
+arrivèrent à l'entrée du bois. Quelques oliviers élevaient en effet leur
+masse plate et foncée devant les autres arbres, mais derrière eux se
+pressaient des pins rouges et des cyprès reliés par des broussailles
+sauvages et des pentes mollement herbues.
+
+Line jeta ses deux bras autour de Mirabelle, lui mit un baiser de
+sommeil dans le coin de la narine gauche et s'étendit les bras en rond
+sans même choisir la meilleure place. Aussitôt le petit homme au sable
+sema le repos sur ses paupières.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+OÙ PAUSOLE ET SES COMPAGNONS CAUSENT À BÂTONS ROMPUS ET S'ARRÊTENT SUR
+UNE POINTE D'ÉPINGLE.
+
+ Βάλλει καὶ μάλοισι τὸν αἰπόλον ἁ Κλεαρίστα...
+
+ THÉOCRITE, V, 88.
+
+
+--Il me plaît, dit Pausole, radieux, il me plaît délibérément d'être
+précédé par quarante tulipes sur la route de ma capitale! Cette escorte
+de gens armés allait contre tous mes vœux, et vous aviez été, Taxis,
+mal inspiré en abusant de mes distractions pour me l'imposer
+aujourd'hui. N'eût-on pas dit, en me découvrant derrière cet appareil
+guerrier, que je m'en allais livrer bataille à mon voisin M. Loubet? Je
+ne suis point un chef belliqueux, certes non. L'extermination n'est pas
+mon fait. Et je n'entends pas que dans mon royaume on verse d'autre sang
+que celui des vierges, ou celui des petits poulets.
+
+--Pauvres petits poulets, dit Giglio. J'aimerais mieux mettre à mal
+cinquante jeunes filles, que d'égorger un poussin blanc. Et pourtant,
+les cris des jeunes filles sont beaucoup plus épouvantables.
+
+--Oui, dit Pausole, mais on s'y habitue.
+
+Comme la chaleur devenait très forte, il ouvrit son sceptre en deux et
+en tira son éventail, lequel était japonais.
+
+Le peintre oriental y avait tracé d'un roseau exact et sobre, avec un
+réalisme qui n'oubliait rien, une jeune demoiselle nue, accroupie de
+face, les cheveux très coiffés et les seins très pointus, tenant à la
+main un écran dont elle voilait son épaule gauche.
+
+--Le privilège des courtisanes, reprit le Roi, a quelque chose de
+choquant. Leur type moyen est devenu, dans l'art de presque tous les
+peuples, le type de la beauté féminine, et il faut bien qu'il en soit
+ainsi, puisque toutes les autres femmes s'abstiennent de concourir.
+Depuis un siècle et davantage, on ne cite pas plus de quatre ou cinq
+Européennes de qualité qui aient enlevé leur chemise devant un sculpteur
+ou un peintre en lui permettant de révéler à d'autres les jolies choses
+qu'elles y cachent, on n'a jamais su pourquoi. Partout, excepté à
+Tryphême--et au Japon, disent les gazettes,--une femme nue, c'est une
+prostituée. Or je veux bien que les courtisanes aient parfois plus de
+génie et plus de talent que leurs peintres, qu'elles atteignent à des
+raffinements d'une délicatesse admirable, et qu'au moment suprême où
+l'on en ressent l'effet, on serait parfois aussi tenté de les applaudir
+que de les embrasser: toujours est-il que ce sont des ouvrières, puisque
+leur tâche est mécanique, et il n'y a pas de travail manuel qui ne soit
+bientôt funeste à l'harmonie du corps. Ce sont même des ouvrières
+servantes puisqu'elles se règlent sur nos caprices; et il n'y a pas
+d'obéissance qui ne soit désastreuse pour la beauté de l'esprit. Leur
+monopole esthétique en Europe est donc le fait d'une usurpation, et je
+me félicite d'avoir élevé le niveau mental de mes sujets en leur
+permettant de constater en paix la beauté des vierges, quand nos voisins
+fondent tout leur art sur la bedaine de quelques drôlesses.
+
+--Vous êtes un artiste, sire, fit Giglio.
+
+--Non, répondit Pausole. J'aime la nature telle que les dieux l'ont
+faite et j'aime tant à la voir que je ne trouve pas le temps de la
+regarder par les yeux des autres, comme font les collectionneurs de
+tableaux. Je ne suis pas artiste du tout.
+
+Sur ce, il regarda son page, comme s'il attendait de lui une approbation
+nouvelle.
+
+--Ami, lui dit-il... mais, au fait, comment t'appellerai-je? Tu m'as dit
+qu'on pouvait prononcer ton nom à l'italienne ou à la française, Djilio
+ou Giguelillot. Or, je sens qu'en disant «Djilio», je ne mets point
+l'accent tonique avec la force qui lui convient. Un Milanais rirait de
+moi s'il m'entendait à l'instant. D'autre part, «Giguelillot» est une
+prononciation aussi ridicule que «Chakesspéarre» ou «Lohangrain»; je ne
+peux pas m'y habituer. Puisque le français est la langue de mon peuple,
+laisse-moi franciser ton nom et t'appeler «Gilles» tout simplement.
+
+--Sire, je m'appelle Gilles, déclara le page. Puisque vous le voulez
+ainsi, je me suis toujours appelé Gilles; je n'ai jamais porté d'autre
+nom. Gilles! Gilles tout court; ou Gilles Gilles; ou Gilles ce qu'il
+vous plaira.
+
+--Gilles tout court est plus vif, plus fou, plus semblable à ton
+apparence.
+
+--Mais vous, Sire, quel nom porterez-vous?
+
+--Moi?
+
+--Je veux dire... devant l'histoire?
+
+--Comment?
+
+--Sire, on appelle Histoire une espèce de paysanne en robe rouge mal
+drapée, assise dans un trône grec et coiffée de lauriers comme une
+petite fille qui a eu des prix. Elle a des seins de femme en couches,
+des épaules de portefaix et le nez de Pallas elle-même. On lui connaît
+aussi la curieuse manie d'écrire le nom des hommes célèbres sur une
+table d'airain que porte son genou gauche; c'est même à cela qu'elle
+doit d'être appelée Histoire (demandez plutôt à vos artistes), car la
+même paysanne en robe mal drapée, avec les mêmes doubles tétons et le
+même nasal chevalin peut aussi bien être la Science, ou la République
+Argentine, ou la Compagnie des Omnibus; cela dépend des petits meubles
+qu'elle installe en équilibre sur l'extrémité de sa cuisse.--Eh bien,
+quand on est un grand roi, «on comparaît devant l'histoire» suivi de
+plusieurs fœtus mâles qui portent des écussons et symbolisent les
+Finances non moins bien que les Arts et les Lettres. Jamais vous ne
+persuaderez le contraire à un graveur en médailles. Pour cette séance
+solennelle le nom du roi ne suffit point. On lui accole un surnom fameux
+qu'on attribue ensuite le plus généralement à l'invention populaire.
+Quel surnom désirez-vous?
+
+--J'y réfléchirai, dit Pausole.
+
+--Quand j'habitais Paris, j'ai connu là-bas un grand poète et dramaturge
+qui s'amusait à donner des épithètes historiques aux présidents de son
+pays. Il avait trouvé Thiers le Bref, Grévy le Gaigneur, Carnot le
+Juste, Faure le Bel; d'autres encore...
+
+--Saint Pausole me suffirait, dit modestement le Roi. Saint Pausole
+l'Aréopagite, ou Saint Pausole de Tryphême. Après ma fin, si le Trésor
+n'est pas en trop mauvais état, je voudrais que mes successeurs fissent
+les dépenses nécessaires à ma canonisation. Il en coûte gros, dit-on,
+pour être saint. On est comte à meilleur marché. Mais je pense qu'on
+fait des remises en faveur des têtes couronnées et qu'on leur épargne
+bien des lenteurs. J'espère que la Sacrée Congrégation des Rites ne
+verra pas trop d'empêchements à mon entrée au septième ciel. Sans doute
+j'ai suivi plusieurs cultes, et je me refuse absolument à traiter comme
+de vaines idoles les innombrables divinités dont le néant ne m'est pas
+prouvé. Mais j'ai suivi aussi le culte catholique; j'ai même pratiqué
+ses vertus; je suis doux et humble de cœur. J'aurai cherché toute ma
+vie à faire que les gens soient heureux, à pacifier les folles
+querelles, à réunir les mains hostiles, à répandre la paix et l'amour.
+Ce sont des titres estimables; et sans avoir l'esprit hanté d'une
+ambition paradisiaque, il me semble que je ferais un saint du plus
+pertinent exemple.
+
+Taxis bondit; mais ce ne fut point en signe d'opposition, comme on
+pourrait le penser. Il n'avait pas écouté les dernières paroles du Roi.
+Son regard était retenu depuis une minute par un petit objet brillant,
+allongé au milieu de la route.
+
+--Sire, cria-t-il. Un indice!
+
+Et, ayant mis pied à terre, il ramassa l'objet doublement précieux par
+sa nature et sa provenance. Il l'examina et dit gravement:
+
+--Voici un petit bijou d'or qui est une épingle double. Cette épingle
+porte gravé sur le cache-pointe l'A majuscule avec la couronne de
+bluets, c'est-à-dire le chiffre de la Princesse Aline. J'observe en
+outre que l'épingle est ouverte: donc elle est tombée directement du
+vêtement qu'elle attachait, et non pas d'un nécessaire. Je conclus...
+
+--Taxis, vous êtes fastidieux, interrompit le bon Pausole. Nous n'allons
+à la recherche ni du capitaine Grant, ni de la Longue-Carabine, et vous
+ne nous ferez pas flairer dans la poussière les traces de cette petite
+fille, ou compter les cassures des branches comme un chasseur de
+chevelures. Pour ma part je ne me livrerai certainement pas à des
+contorsions de chef apache sur la grand'route de mes États.
+
+--Il est néanmoins important...
+
+--De savoir que ma fille a passé par ici? Eh! vous ne vous en doutiez
+pas? Nous connaissons le point de départ et la première étape de son
+petit voyage. Entre les deux il n'y a qu'un chemin. Il faut bien qu'elle
+y soit passée. Quand même elle aurait pris l'itinéraire le plus
+extravagant pour aller de chez elle à l'auberge, cela ne nous
+empêcherait pas de la trouver au gîte si elle y est encore et cela ne
+nous éclairerait pas davantage sur la direction qu'elle suit aujourd'hui
+si elle continue sa promenade.
+
+ * * * * *
+
+Le ton que prit Pausole pour donner cette réponse était plein
+d'enseignements. Giglio ne s'y méprit point: le Roi n'était pas pressé
+d'arriver si vite au but. Et, si l'on n'y prenait garde, on allait le
+désappointer en terminant trop tôt une excursion dont le principe lui
+avait coûté mille efforts.
+
+Giguelillot (le lecteur ne voit pas d'inconvénient à ce que nous
+appelions tour à tour ce personnage Giglio, Giguelillot, Djilio ou
+Gilles?) Giguelillot donc, eut une idée rapide: il fallait éloigner
+Taxis.
+
+--Pardon, dit-il sérieusement, l'épingle est tombée ouverte, dites-vous?
+De quel côté se tournait la pointe?
+
+Il n'insista pas davantage. Taxis garda l'orgueil de découvrir tout seul
+les conséquences d'une telle question. Elles ne lui en parurent que plus
+graves.
+
+--Un instant! grogna-t-il. J'en arrivais là. C'est un point capital que
+je vais établir.
+
+Pausole regarda Gilles, qui ne sourcilla point. À genoux sur le macadam,
+Taxis chercha l'endroit exact où il avait saisi l'épingle.
+
+--Voici! j'ai trouvé, dit-il. L'empreinte est fort nette. La branche que
+termine le fermoir est perpendiculaire à l'axe de la route; mais la
+pointe s'ouvre dans la direction du palais, opposée à celle de
+l'auberge.
+
+Il se releva.
+
+--Ceci, déclara-t-il, l'œil toujours froncé, détermine des conclusions
+inattendues. L'épingle d'or que je tiens en main est de celles que les
+femmes (je le crois) ont coutume de fixer en haut du bas (si je puis
+ainsi dire) de leur dos. Elle a pour mission de fermer le bâillement
+impudique de la jupe et de suspendre à la ceinture un vêtement qui ne
+doit point tomber. On la plante toujours (je le suppose, cela est
+logique) la pointe en dedans. Donc, si une telle épingle se détache
+lentement et finit par glisser à terre, comme il n'y a pas d'apparence
+qu'elle exécute des pirouettes en obéissant à la pesanteur, comme, au
+contraire, il y a présomption pour qu'elle se projette sans se
+retourner, sa pointe indique vraisemblablement sur le sol la direction
+suivie par la dame qui a perdu le bijou. Or, dans le cas présent, la
+pointe se tourne vers le palais; donc la Princesse Aline a dû revenir
+sur ses pas en quittant l'hôtel du Coq et elle se dirige actuellement
+dans le sens justement opposé à celui que nous suivons nous-mêmes.
+
+Il leva deux doigts et reprit:
+
+--Mais--cela n'est pas certain.
+
+--Ah! mais si! protesta Gilles. Vous y êtes...
+
+--Je le crois volontiers; toutefois une présomption n'est pas une
+preuve. Et comme voici l'hôtel du Coq (c'est la sixième maison à droite
+dans le hameau que vous voyez) le plus simple est de commencer là notre
+enquête et de décider, immédiatement après, dans quel sens nous devons
+marcher.
+
+--Pas du tout! fit Giguelillot. Il faut courir au plus pressé. Nous
+allons nous quitter ici. Le Roi et moi-même nous mènerons l'enquête à
+l'intérieur du village. Vous, seigneur, veuillez retourner en arrière,
+sonder les chemins et les bois, humer le vent, scruter l'horizon,
+gratter le sable; ça ne nous regarde plus. Souvenez-vous seulement que
+le Roi dîne à huit heures. Huit heures pour le quart, monsieur le
+Grand-Eunuque.
+
+--Je n'ai d'ordres à recevoir que de mon souverain.
+
+--Qui suis-je, dit le page humblement, sinon sa volonté, sa walküre,
+seigneur Taxis? C'est lui qui vous parle par mes lèvres.
+
+--Je ne m'en mêle pas, fit Pausole. J'approuve en principe.
+Allez-vous-en, Taxis, puisque c'est l'avis donné par mon conseiller de
+jour. Il vous sera loisible d'exprimer votre sentiment dès que minuit
+aura sonné. D'ici là, point de discussions. Le système n'a pas d'autre
+but que d'éviter les froissements. Prouvez-moi qu'il est bien conçu.
+
+Taxis jeta un regard furibond sur le zèbre et son cavalier. Puis il
+empoigna d'une main trépidante les rênes du chaste Kosmon, conduisit la
+bête jusqu'au talus, grimpa sur la plus haute motte, exécuta non sans
+effort ce que Mirabelle eût appelé dans son jargon chorégraphique des
+«battements de quatrième ouverte» et enfin retomba en selle.
+
+Il trottait déjà vers le Jardin des Fleurs quand Pausole, priant la
+bonne Macarie de bien vouloir se remettre en marche, demanda
+mélancoliquement:
+
+--Alors, petit, voici l'auberge?
+
+Il allait rentrer de plain-pied dans les événements tragiques,
+questionner des inconnus; apprendre ce qu'au fond il voulait ignorer;
+conduire les recherches les plus scandaleuses, et au terme de tout cela
+demeurer face à face avec une décision nécessaire. Sa voix manifestait
+un vif déplaisir à l'approche du seuil fatal. Giguelillot détourna d'un
+mot cette pénible appréhension.
+
+--L'auberge? dit-il. C'est un peu loin. La première maison du village
+est une ferme, et si vous vouliez, Sire, nous pourrions y boire du lait
+avant de commencer nos travaux.
+
+--Ah! que voilà une brave idée! fit le Roi. Entrons! Je le veux bien.
+Nous avons sur cette route un soleil de Sicile; je me sens tout à fait
+pastoral, et soufflant comme un taureau. Allons voir les brebis
+laineuses! les beaux yeux des vaches! les agneaux dont la laine est
+douce comme le sommeil, dit le Sicilien. Allons voir le chevrier qui
+paît ses chèvres barbues...
+
+--Et Kléarista qui lui jette des pommes!
+
+--Et Kléarista qui lui jette des pommes! répéta Pausole avec ivresse.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+COMMENT GIGUELILLOT, APRÈS PLUSIEURS AVENTURES PENDABLES, INVENTA UN
+STRATAGÈME ET RETROUVA LA BLANCHE ALINE.
+
+ Les chutes des honnêtes femmes sont souvent d'une rapidité qui
+ stupéfie.
+
+ OCTAVE FEUILLET.
+
+
+La ferme où pénétrèrent Pausole et son page, pendant que les quarante
+tulipes montaient la garde sous le porche, avait été bâtie par un
+architecte qui savait peut-être Théocrite par cœur, mais ne s'en
+laissait point absorber.
+
+Les bâtiments et le sol de la cour, recouverts et dallés de céramique,
+s'unissaient au pied des murs par des encoignures arrondies où le
+moindre bacille, le dernier des thallophytes, le microcoque le plus
+micro, la bactérie humble entre toutes ne pouvaient mener une vie
+paisible, aimer et faire leurs petits, comme au temps où Kléarista osait
+glisser le long de ses lèvres une syrinx infectée de germes pathogènes.
+
+L'odeur champêtre du phénol et le parfum du sulfate de cuivre
+s'échappaient des étables avec la senteur du foin coupé. Au fond de la
+cour, sous un auvent métallique, une trentaine d'abreuvoirs particuliers
+recevaient chacun l'eau d'un filtre et attendaient le mufle d'un bœuf
+qui avait aussi sa baignoire à lui, prophylactique envers et contre
+tout.
+
+--Ah! Sire! où sommes-nous entrés? fit Djilio avec désespoir.
+
+--Dans une fabrique de lait, de beurre et de poulets gras, répondit
+Pausole. Je la trouve de fort bon aspect et me voici rassuré dès l'abord
+sur le repas que nous allons y faire. Cette ferme est exactement celle
+que les Grecs auraient construite s'ils avaient su ce que nous savons.
+Elle est propre et géométrique.
+
+Le zèbre se cabra au soleil.
+
+--D'ailleurs, continua Pausole, les Grecs prenaient mille précautions
+que nous inventons depuis dix-huit mois. J'ai lu dans les traités d'un
+médecin d'Éphèse qu'ils faisaient bouillir, refroidir et rebouillir
+l'eau qu'ils buvaient. Ils savaient que l'eau des fleuves est la pire de
+toutes, que les puits sont dangereux dans le voisinage des thermes, et
+que les accoucheurs doivent se laver les mains immédiatement avant de
+puiser. Petit, ce qu'on appelle «progrès» n'est jamais qu'un retour aux
+Hellènes ou un développement de leurs principes. La métairie où nous
+entrons est plus près d'eux qu'elle n'en a l'air. Holà! voici le
+métayer.
+
+Un vieil homme accourait, le chapeau de paille à la main, tremblant,
+ému, orgueilleux, réjoui... Laissons au lecteur le soin de trouver
+toutes les épithètes qui décrivent un vieillard rural recevant le Roi et
+son page.
+
+Himère et Macarie, en bêtes de la couronne, furent conduites à des
+stalles de choix. Pausole s'appuya familièrement sur l'épaule de son
+sujet, car il ne savait jamais garder les distances, et Giguelillot,
+très éveillé, s'intéressa aux filles de ferme.
+
+Il en vint une, deux, sept, dix, douze, les laides portant cotte et
+fichu, mais les jolies sans vêtement, à la mode de Tryphême.
+
+ * * * * *
+
+Giguelillot remarqua l'une d'elles qui, nue entre ses petits sabots et
+le foulard de son chignon, semblait fort propre à occuper les loisirs
+d'une journée de repos.
+
+Et, tandis que le Roi Pausole demandait bonnement au fermier ses
+prévisions sur la récolte et les cours du marché aux grains, le page
+s'approcha de la laitière qui le considérait d'ailleurs avec le plus
+gentil sourire.
+
+--Tu sais traire les vaches, lui dit-il.
+
+--Je ne sais même que cela, répondit la jeune fille.
+
+Le timbre de sa voix était vif et chaud.
+
+--Eh bien! fit Gilles, conduis-moi. Nous allons emplir un bol de lait
+pour Sa Majesté qui a soif et un pour moi qui l'imite par esprit de
+courtisanerie.
+
+Elle courut en avant, les seins dans les mains.
+
+Il la rejoignit dans une étable reluisante qui semblait une écurie de
+cirque.
+
+--Comment t'appelles-tu?
+
+--Thierrette, seigneur.
+
+--Thierrette, tu as les seins dorés comme deux mottes de beurre frais.
+Porte au Roi le lait que tu voudras; mes lèvres ne veulent que du tien.
+
+--Je n'en ai pas, dit la brune en riant, et je ne fais rien pour qu'il
+m'en vienne.
+
+--Tu n'en as pas? Je saurai si c'est vrai.
+
+--Essayez.
+
+Il en fit l'épreuve, à droite et à gauche, avec une insistance qui ne
+paraissait pas déplaire. Il tétait en creusant les joues, comme un petit
+enfant goulu et les seins augmentaient de la pointe entre ses lèvres
+aspirantes; mais il n'amena que de longs frissons et des rougissements
+satisfaits.
+
+--Rien encore, fit-il enfin. Tu me fais attendre. Approche-toi; tu m'en
+donneras dans un an.
+
+--C'est bien tard si vous avez soif. Buvez d'abord celui-là.
+
+Elle s'assit auprès d'une vache blanche, soupesa la peau douce et
+tremblante du pis, et, tirant l'épaisse tétine molle entre le pouce et
+les deux doigts, elle darda obliquement le rayon blanc du lait.
+
+Giglio restait à distance, attendant qu'elle revînt à lui; mais elle
+sortit d'un pas droit et lent, tenant à la main devant sa poitrine la
+coupe de porcelaine où tremblait la crème lourde.
+
+--Je vais porter cela au Roi, dit-elle. Attendez, votre tour viendra.
+
+On ne l'attendit pas un instant.
+
+À peine était-elle entrée du fond de l'obscure étable dans la grande
+lumière de la porte où ses cheveux noirs prirent des valeurs bleues, le
+page était déjà parti par l'autre issue de la grande salle.
+
+Il traversa des couloirs clairs, des vestibules aérés, des magasins qui
+ressemblaient à des expositions agricoles et qui lui parurent disposés
+par le plus mauvais esprit.
+
+Giguelillot qui ne ressentait pas d'admiration particulière pour le
+patient labeur de l'homme, et traitait les choses les plus graves avec
+une déplorable légèreté, demeurait intransigeant sur la décoration des
+pièces où l'on travaille, comme de celles où l'on ne travaille point.
+Là-dessus, ses principes étaient d'autant plus fixes qu'ils étaient plus
+récents et s'il trouvait à certains désordres une certaine grâce dans
+l'imprévu, rien ne l'exaspérait davantage que le «rangement»,
+c'est-à-dire la succession régulière.
+
+Avec un zèle très actif, il dérangea tout ce qu'il put remuer.
+
+Il jeta les rouleaux dans les moissonneuses, les lochets et les hourres
+d'acier dans les machines aratoires; il fit entrer les fourches fines,
+les pelles minces, les binettes robustes dans la chaudière et la
+cheminée d'une malheureuse locomobile. Traitant le carrelage comme une
+simple terre de labour, il l'effondra d'un coup de pioche...
+
+Et le sol rouge apparut.
+
+--Ah! s'écria-t-il. Voilà un joli ton.
+
+Il recula, ferma les yeux à demi, regarda comment la salle s'éclairait,
+d'où venait le jour, où se massait l'ombre; puis, choisissant, non sans
+intention, un autre point de l'allée centrale, il y fit, d'un second
+coup de pioche, un «rappel de vermillon».
+
+Il continua ainsi, très intéressé par son petit travail, et pendant plus
+d'un quart d'heure s'efforça de modifier la décoration de la salle, sans
+se préoccuper des règles d'Owen Jones. Certaines faux enlevées de leur
+manche et disposées à plat sur le sol avec sobriété, justesse, équilibre
+ornemental, répandirent leurs longues feuilles bleues qui rejetèrent le
+vermillon dans la gamme des tons orangés. Des lignes arborescentes de
+bâtons bout à bout donnèrent à la composition une sorte de solidité.
+Deux faucilles réunies par les pointes et les douilles autour d'une
+fondrière de couleur, imposèrent à l'ensemble un centre artificiel, un
+foyer de rousse argile, que balançait à l'autre coin un second foyer
+plus petit, mais également indispensable.
+
+--Ah! ah! fit-il encore, ça n'est pas vilain. Maintenant, on peut entrer
+ici. Les objets sont à leur place.
+
+Puis, animé par ce labeur de vingt minutes, il continua sa promenade à
+travers la métairie.
+
+Un fruitier tout rouge de fraises et de framboises s'ouvrait un peu plus
+loin.
+
+Il y entra.
+
+--Bonjour, seigneur, dit une petite voix.
+
+Et Giglio aperçut, derrière des claies de pourpre, la ligne blanche d'un
+corps de femme que relevaient des touches de blond.
+
+Celle-ci peut-être allait se montrer plus tendre ou moins artificieuse
+que la jeune Thierrette.
+
+Il ne s'attarda pas à lui demander son nom, ni même à faire avec les
+figues, les bananes et les mandarines des fantaisies décoratives.
+
+S'approchant, il déclara:
+
+--Rose, ou Liliane, ou Marguerite, ou quel que soit le nom floral que
+vous portiez entre vos sœurs, si j'étais le maître du lieu, je ne
+voudrais pas d'autres fruits que ceux de votre corps velouté comme une
+prune. Donnez-moi vos oranges, vos fraises et vos prunelles, et ce cœur
+de grenade qui est si bien fermé.
+
+À genoux devant l'une de ses lectrices, le jeune poète eût, sans doute,
+cherché des comparaisons plus rares, si tant est qu'il en soit
+d'inédites entre les fruits de la femme et ceux de la terre; mais la
+Tryphémoise à laquelle s'adressaient de telles galanteries n'avait
+jamais rien entendu qui lui parût de meilleur ton.
+
+Elle rougit en baissant la tête avec un sourire d'enfant, et, comme son
+premier mouvement fut d'aller fermer la porte, Giglio comprit qu'il
+pouvait continuer sa ballade jusques et y compris l'envoi.
+
+ * * * * *
+
+Il prit la jeune fille debout entre son bras gauche et son pourpoint
+bleu. D'une main qui semblait indiquer à des spectateurs invisibles une
+collection d'horticulture, il toucha d'abord la bouche qui devint une
+fleur de pêcher, puis les seins qui, suivant l'image, furent deux pêches
+portant leurs noyaux; puis il osa des métaphores qui venaient peut-être
+de Chénier, mais certainement pas de Lamartine.
+
+La gardienne des framboises écoutait avec sensualité cette poésie tout
+orientale. Incapable d'imposer son humble et faible retenue au désir
+d'un jeune homme qu'elle trouvait plein de génie, elle se laissa
+conduire sans aucune résistance vers un canapé de jardin, le débarrassa
+d'une centaine de fruits, et mit un point d'honneur à donner
+généreusement ce qu'on voulait bien attendre d'elle.
+
+--Quand reviendrez-vous? soupira-t-elle après beaucoup d'autres soupirs.
+
+Giglio répondit imperturbable:
+
+--Demain. Ce soir. Après-demain. Toujours.
+
+--Mais vous avez des amies?
+
+--Aucune.
+
+--Vous en aurez?
+
+--Jamais!
+
+--Jurez-le-moi.
+
+--Je vous le jure.
+
+Rassurée, elle s'abandonna de nouveau à cœur ouvert, et ensuite plus
+confiante, le laissa partir.
+
+ * * * * *
+
+Le page traversa la cour.
+
+Par les fenêtres de la salle où l'on avait conduit le Roi, il vit
+Pausole endormi près du métayer dans un large fauteuil de cuir. Comme il
+se tournait d'un autre côté, il retrouva debout, à l'entrée du
+vestibule, Thierrette qui, d'un doigt menaçant, lui défendait
+d'approcher, mais oubliait de ne pas rire.
+
+--Ne me suivez pas! cria-t-elle en fuyant.
+
+Il accourut.
+
+ * * * * *
+
+À la course, il monta un escalier, suivit un corridor blanc, pénétra
+dans une petite pièce éclatante et lisse comme les autres.
+
+Elle se barricada derrière un porte-serviettes:
+
+--Sacripant! vous voilà dans ma chambre, maintenant! Voulez-vous sortir
+ou j'appelle!
+
+Giglio, comédien, prenant la voix d'une dame qui visite une garçonnière,
+prononça:
+
+--C'est gentil chez vous! Oh! les jolies fleurs!
+
+Il touchait du doigt le papier peint où d'invraisemblables pensées
+jaunâtres inclinaient leurs mentons fendus.
+
+Elle fit mine de se vêtir. Il l'arrêta de la main, et tenant sa toque à
+plume sous l'autre main abaissée, il lui dit avec mille grâces:
+
+--Belle Thierrette, je vous adore.
+
+--Est-ce vrai?
+
+--Trop. J'en suis fou. Ne le voyez-vous pas à mes yeux?
+
+Elle vit tout ce qu'elle voulait voir et cependant elle demanda:
+
+--M'aimerez-vous encore demain?
+
+--Toujours.
+
+--Toujours, c'est bien longtemps. Dites-moi un peu moins pour que je
+vous croie...
+
+--Quatre-vingts ans.
+
+--Moins encore.
+
+--Soixante-dix-neuf ans et demi... Je vous parle du fond de mon cœur,
+Thierrette; si je vous offre un amour très long, c'est que j'espère
+vivre très vieux et que je vous aime pour toute une vie.
+
+Thierrette se laissa persuader. Son indigne et délicieux amant comprit
+dès le début pourquoi elle avait refusé pendant près d'une heure la
+grâce de s'étendre et d'ouvrir les bras. C'était parce qu'auparavant
+elle n'avait pas jugé décent de l'accorder à personne.
+
+ * * * * *
+
+Avait-elle raison de laisser Giguelillot prendre ainsi le premier la
+place vide auprès d'elle? Le lecteur ne peut en douter. Thierrette en
+fut cependant soucieuse, et, cet après-midi de juin, si elle se sentit
+tout à coup accessible aux caresses de l'homme, la taille molle et les
+seins durs, ce fut que dans le secret de sa chambre les sens vainquirent
+sans combat tout ce qu'elle avait d'énergie.
+
+À défaut de force morale, Thierrette montra successivement du courage;
+puis de la passion; puis du zèle. L'ensemble de ses qualités dépassait
+et de beaucoup le niveau modeste où se maintenait la jeune fille de la
+salle aux fruits.
+
+Elle accepta d'abord sans plainte les épreuves du premier début, allant
+même au devant d'elles avec une vigueur qui fut auxiliatrice à propos;
+et, peu à peu, se prenant d'enthousiasme pour la révélation qui venait
+de pénétrer brusquement en elle, Thierrette manifesta qu'on ne l'en
+frustrerait plus sous aucun prétexte et qu'elle ne permettrait pas même
+un simple recueillement passager. Giguelillot, prisonnier courtois, fit
+preuve de solidarité.
+
+Toutefois, au moment même où elle cherchait dans ses prunelles et se
+croyait certaine d'y voir la flamme d'un amour aussi violent que le
+sien, le petit page déjà distrait pensait à bien autre chose.
+
+Il se disait, non sans égards mais aussi non sans franchise, qu'il
+perdait son temps avec une regrettable désinvolture; qu'il était devenu
+non seulement le page favori, mais le conseiller du Roi Pausole; qu'en
+cette posture il devait avant tout balancer l'influence de Taxis le
+néfaste; que pour cela il ne suffisait pas d'envoyer cet homme grave à
+six kilomètres en arrière en faisant la nique à son ombre, mais qu'il
+fallait agir pendant qu'il s'égarait, faire sans lui l'enquête, mener
+les événements et lui présenter à son retour, d'un geste affligé,
+l'irréparable.
+
+ * * * * *
+
+Ses réflexions eurent tout le temps d'arriver à leur terme et même de
+porter fruit sous la forme d'une heureuse idée, car les jeunes ardeurs
+de Thierrette ne mesuraient ni les minutes ni la chute du crépuscule.
+
+L'heureuse idée qui lui vint était une façon de stratagème, lequel lui
+parut d'abord un peu complexe, un peu fragile et tiré de loin, mais non
+pas trop pour réussir.
+
+Ce fut ainsi qu'il l'amorça:
+
+--Mon amour, dit-il tout à coup. Je t'ai aimée dès le premier regard,
+mais maintenant je ne pourrais même plus souffrir de te quitter pour un
+matin.
+
+--Oh! non! ne me quittez pas!
+
+--Tu sais que je suis page du Roi. Mon costume me fait reconnaître
+partout. Comment sortir et comment me cacher?... Écoute-moi. Tu
+t'habilles, l'hiver; où sont tes vêtements?
+
+--Pourquoi?
+
+--Donne-moi une jupe et un fichu, un foulard de chignon pour couvrir mes
+cheveux courts et le chapeau de paille à larges bords que tu mets pour
+aller aux champs. Donne-moi encore deux seaux de lait à la main et
+laisse-moi sortir ainsi. J'attendrai au dehors qu'on ait fait des
+recherches dans toute la ferme et que le Roi soit parti sans moi; puis
+je reviendrai où tu voudras et nous ne nous quitterons plus de la nuit.
+
+--C'est vrai, dit Thierrette. Nous ne pouvons pas nous voir ici. Dans la
+journée l'étage est vide et aujourd'hui je n'ai rien à faire puisque le
+Roi est à la métairie; ce soir, si l'on vous trouvait là!
+
+Elle se leva.
+
+--Habillez-vous! vite! Le soleil est déjà couché.
+
+Elle l'aida, lui passa la jupe, serra des manches de toile fine sur
+celles du pourpoint bleu, noua le fichu, le gonfla par devant, enroula
+le foulard de soie au sommet de la tête, fixa le grand chapeau de
+moissonneuse et dit:
+
+--Allez, maintenant! les seaux à lait sont dans la première chambre au
+rez-de-chaussée. Prenez-en deux. Il fait presque nuit. Je suis sûre que
+personne ne vous reconnaîtra. Ce soir je me sauverai toute seule dans le
+petit bois d'oliviers, à droite en allant au palais. Et vous?
+
+--J'y serai.
+
+--Tous les soirs?
+
+--Tous les soirs.
+
+--Ah! je vous trouve si beau!
+
+Elle le reprit dans ses bras, et Giglio eut beaucoup de peine à prendre
+un air assez obtus pour ne pas deviner que ce baiser d'adieu voulait
+avoir des conséquences.
+
+ * * * * *
+
+Il sortit, descendit mollement un escalier qui ne lui parut pas solide
+et trouva la petite laiterie où la traite du soir attendait, fumante
+encore et toute mousseuse.
+
+Se baissant, il souleva l'anse du premier seau, tira, fit effort, tendit
+l'épaule, mais ne put jamais réussir à soulever le seau tout entier avec
+sa charge de lait et de crème.
+
+Un syllogisme de l'espèce la plus simple et la seule qui fût accessible
+à son esprit fatigué lui démontra que, «un» étant contenu dans «deux»,
+s'il ne pouvait soulever un seau, il serait encore moins capable de
+déambuler avec la paire.
+
+Très calme, et toujours résolu aux expédients décisifs, il pencha le bec
+de fer-blanc du côté de la porte ouverte, et sur le carrelage bleu
+sombre il répandit une voie lactée.
+
+Il vida de la même manière le seau qui se trouva le plus voisin, puis
+adapta les couvercles en ayant soin de laisser la mousse blanchir le
+bord et couler en bave sur les flancs. Ensuite il souleva les cylindres
+vides avec l'aisance d'un acrobate.
+
+--Pour ce que je veux en faire, dit-il, la couronne de mousse suffit
+bien.
+
+ * * * * *
+
+Impudemment il s'en alla jusqu'à la fenêtre sans rideaux par laquelle il
+avait surpris le sommeil du Roi Pausole. Le Roi continuait de dormir, le
+nez un peu plus bas et la barbe en volute.
+
+Il faisait nuit. Dans le Midi, quoi qu'en dise Voltaire, les jours d'été
+sont moins longs que derrière les arbres d'Auteuil. Il n'était pas
+encore huit heures quand Giglio en paysanne et portant ses seaux à la
+main passa entre les quarante gardes qui dressaient toujours sous le
+porche leurs tulipes un peu flétries.
+
+Au moment où il atteignait la route, Taxis poussiéreux et rogue le
+croisa.
+
+--Hé! fit Giglio, monsieur! hé! monsieur!
+
+Taxis ne le reconnut point, car la voix était contrefaite ainsi que le
+vêtement et l'allure.
+
+--Quoi? Que me voulez-vous? cria-t-il.
+
+--C'est-i que vous cherchez le Roi?
+
+--Cela ne vous regarde pas.
+
+--Sûr que non. Je disais ça... c'est parce que si vous le cherchiez...
+comme il est rentré au palais...
+
+--Lui?
+
+--Même qu'il était coléreux à cause que vous n'étiez pas là. Mais ça ne
+me regarde pas non plus. Bonne nuit, monsieur. Il fait bon, ce soir.
+Faut prier qu'il repleuve un peu.
+
+Taxis eut un geste qui signifiait:
+
+«Voilà qui est fâcheux! fâcheux!»
+
+Il fit tourner bride au docile Kosmon et pour la seconde fois repartit
+sur la route.
+
+ * * * * *
+
+Cependant Giglio, d'un pas égal et balancé, suivait la rue du petit
+village. Ses bras étaient aussi rigides que s'il avait porté vingt
+litres de lait pesant à chacun de ses poings fermés. Il longeait les
+maisons obscures, il évitait les passants et, pour ajouter un signe
+décisif à ceux de son nouveau costume, il se tenait très en arrière
+comme une fille qui porte sa faute.
+
+L'hôtel du Coq, où il pénétra, n'était qu'une petite auberge, entourée
+d'un vieux jardin. On y entrait par la cuisine et, comme l'heure du rôti
+sonnait, ni la patronne ni les servantes n'eurent le temps de
+l'examiner.
+
+Après ses premiers saluts auxquels on ne répondit qu'à peine, il
+expliqua d'une voix stupide:
+
+--Je suis nouvelle à la ferme. Je porte du lait pour la petite dame et
+le monsieur qui dînent dans leur chambre.
+
+--Montez. C'est au premier. La porte à deux battants, dit une servante
+affairée.
+
+--C'est bien la petite dame en vert? répéta-t-il avec calme.
+
+--Oui, qu'on vous dit. Débarrassez!
+
+ * * * * *
+
+Giguelillot poussa un soupir de contement. Ses méditations dans les bras
+de Thierrette n'avaient pas été mal conduites.
+
+Entre les hypothèses diverses qu'on pouvait indiquer au milieu du doute,
+il avait mis le doigt sur la vraie: la blanche Aline, confiante dans
+l'apathie du Roi, n'avait pas quitté l'hôtel de sa première nuit
+amoureuse. Ceci posé, il ne fallait pas être grand clerc pour deviner
+qu'elle se cachait néanmoins dans l'intimité de sa chambre, qu'elle y
+prenait ses repas en secret et que, dans une auberge de route, cette
+particularité suffirait à la désigner.
+
+Il s'en allait vers l'escalier quand la cuisinière l'arrêta et, faisant
+signe du doigt vers les deux seaux:
+
+--Vous n'allez pas monter tout ça? dit-elle. Il y en a pour vingt-cinq
+personnes.
+
+--Laissez donc. Ce n'est pas pesant. La dame prendra ce qu'elle voudra.
+
+--Et puis vous arrivez tard. Ils ont fini de dîner il y a dix minutes.
+On a enlevé leur couvert.
+
+--Tant mieux. Ça sera pour eux la nuit.
+
+Sans s'émouvoir en aucune façon, il monta l'escalier du même pas
+oscillant et lourd, trouva la porte à deux battants, heurta comme par
+mégarde ses deux seaux vides l'un contre l'autre et cria en frappant du
+doigt:
+
+--Madame! on vient pour faire la chambre!
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+OÙ LA BLANCHE ALINE PREND SON TUB VERS QUATRE HEURES DE L'APRÈS-MIDI.
+
+ Les femmes de chambre de feue ma mère, et quelques demoiselles qu'on
+ me permettait de voir, telles furent les maîtresses d'iniquité qui
+ m'apprenoient le mal dans un âge où j'étais incapable de le faire.
+
+ _Le Triomphe du Célibat_, par une demoiselle de condition.--1744.
+
+
+Dans le bois d'oliviers et de pins rouges où le sommeil l'avait couchée,
+la blanche Aline dormit environ dix heures, depuis l'aurore jusqu'à
+vêpres.
+
+En s'éveillant, si elle ne murmura pas: «Où suis-je?» comme une ingénue
+de féerie, ce fut parce que, le long d'elle, silencieuse et accoudée,
+Mirabelle la considérait avec une tendresse vigilante et déjà presque
+conjugale.
+
+--C'est toi? dit-elle. Et nous sommes seules? Personne ne nous a
+trouvées?... Bonjour, Mirabelle. Tu as bien dormi?
+
+Non, la danseuse n'avait pas fermé les yeux. Habituée aux nuits sans
+sommeil, elle avait passé celle-là dans l'attente, et les désirs.
+Pendant la première heure du jour, elle s'était mise à genoux devant le
+visage de Line pour jeter son ombre sur elle. Mais plus tard, avec le
+changement de lumière, un long cyprès opaque et noir ayant bien voulu se
+charger du même soin, elle s'était levée de là pour voler des figues, et
+lorsque enfin la blanche Aline abandonna son dernier rêve, toutes deux
+se mirent à goûter.
+
+Le repas était maigre et l'ombre chaude. Par-dessus les buissons de
+myrte on apercevait des moissonneurs bleus dans les céréales de cuivre
+et des passantes sur la route.
+
+--Tu vois, dit Mirabelle. Nous ne sommes pas seules du tout. Nous ne
+pouvons pas rester ici. Veux-tu marcher jusqu'à Tryphême? La ville est à
+deux lieues de nous, ce n'est pas long. Nous nous cacherons là bien
+mieux que dans les bois.
+
+Line se pendit à son épaule et elles s'en allèrent par les prés. Un peu
+plus loin, il leur fallait traverser le premier village. La rue était
+déserte et blanche. Une auberge s'offrit à droite.
+
+ * * * * *
+
+Sa façade fraîchement peinte et couleur de paille, ses tonnelles
+ombreuses, son jardin, ses vieux arbres tentèrent Mirabelle tout à coup.
+
+À cette heure de la journée les paysans travaillaient aux champs. Il n'y
+avait personne autour de la porte ouverte; si elles s'y glissaient
+rapidement, aucun témoin ne pourrait les trahir. Telle fut du moins la
+raison, ou plutôt le faible prétexte qui lui fit obéir si vite à la hâte
+extrême de ses sens.
+
+--Entrons là, dit-elle.
+
+--Où tu veux.
+
+ * * * * *
+
+On leur donna la plus belle chambre. Aussitôt, Line voulut un grand tub,
+et une éponge neuve, et un panier de cerises, et du chocolat, et un
+éventail, et du sirop de citron, et de la glace, beaucoup de glace, et
+de l'eau chaude, beaucoup d'eau chaude.
+
+Elle obtint ces choses très précieuses, puis ferma les deux verrous.
+Mirabelle la suivait pour l'étreindre; mais Line joignit les deux mains,
+fit un sourire derrière une moue et prit une voix de petite mendiante en
+expliquant qu'il faisait chaud, qu'elles étaient seules, que personne ne
+les gronderait, enfin qu'elles pouvaient bien faire leur toilette
+ensemble et se mettre «un peu toutes nues».
+
+Mirabelle eut un frisson.
+
+La simplicité de Line la déconcertait. Habituée à tous les expédients de
+la débauche urbaine, aux résistances qui se font vaincre, aux corsages
+qui cèdent d'une agrafe, aux jupons multiples et chauds, aux pantalons
+hospitaliers, la danseuse ne comprenait plus l'état d'esprit de cette
+petite qui demandait la nudité comme une tenue de jeu sans aucune des
+transitions en usage sur les divans.
+
+Les personnes qui, successivement, dans les coulisses, les fiacres ou
+les rez-de-chaussée avaient pris sur elles de former par des
+conversations intimes sa jeune âme soumise à leurs seules influences s'y
+étaient prises de telle façon que Mirabelle imaginait ses semblables
+sous deux aspects toujours contraires: les femmes chastes et les femmes
+sataniques. De l'extrême décence à la perversité, il n'y avait rien dans
+ces conceptions du caractère féminin. Et, comme de très bonne heure une
+tante nécessiteuse lui avait demandé de faire choix entre les vertus et
+les vices, sans insister autrement pour qu'elle embrassât les vertus,
+elle avait appris tous les vices afin de se distinguer le plus tôt
+possible dans l'une des deux voies parallèles qui représentaient à ses
+yeux l'avenir moral d'une jolie enfant. Qu'il y en eût une troisième et
+qu'on pût être nue sans avoir dans les yeux la flamme des ancestrales
+luxures (comme s'expriment nos écrivains), Mirabelle, en bonne Française
+et lectrice de romans-feuilletons, ne s'en doutait pas encore, à l'aube
+de ses dix-huit ans. Pour elle, le geste de la femme était uniformément
+la mimique à double entente de la Statue Pudique ou Indicatrice: qui ne
+masquait pas, désignait; qui ne se défendait pas, voulait provoquer.
+
+En écoutant la blanche Aline et en voyant ses yeux si purs, Mirabelle se
+dit simplement:
+
+--Ce sont les mœurs de Tryphême: mais quel singulier pays!
+
+ * * * * *
+
+La première, elle retira ses vêtements avec des gestes qui, tour à tour,
+hésitaient ou se pressaient devant les boutons. Elle n'osa pas une fois
+sourire, et même, surprise de son trouble, elle ne sut que faire de ses
+bras lorsqu'elle n'eut plus rien à enlever.
+
+Debout, nerveuse, les deux mains sous la nuque, une jambe frémissante et
+le corps souple, elle se mordait la lèvre, elle pliait son cou mobile et
+changeait constamment de regard.
+
+Cependant, assise devant elle et le menton sur les doigts, Line achevait
+de se renseigner avec un prodigieux intérêt.
+
+Mirabelle, impatiente, lança:
+
+--Je te plais?
+
+--Tu ressembles... veux-tu que je te dise à qui? À une statue de
+Narcisse qui est au fond du parc. Mais Narcisse est un monsieur... Tu es
+la première fille que je regarde ainsi; je n'ai jamais eu d'amie, tu
+sais, et je ne vois que de loin les femmes de papa... Je te trouve
+beaucoup plus jolie qu'elles.
+
+En effet, et à part un simple détail qu'il n'était pas nécessaire
+d'examiner à tout moment, on pouvait à la rigueur prendre Mirabelle pour
+un jeune homme. Ce n'était pas sans de bonnes raisons qu'elle jouait les
+rôles travestis. Telle était l'ambiguïté de ses formes et de son
+maintien, que, pour mimer les jeunes premiers avec leur vraisemblance
+physique, elle n'avait besoin de vêtir ni le pourpoint ni le
+haut-de-chausses. Le tutu suffisait bien.
+
+Elle était grande, mais légère, les flancs droits et le ventre plat. Ses
+jambes de danseuse alerte prouvaient leur robustesse par une musculature
+complexe et fine qui se dessinait à la surface lorsqu'elle tendait les
+jarrets. Le haut du corps était plus grêle.
+
+Dans la peau délicate et pâle de la poitrine, deux sombres petites
+chevilles marquaient seules la place des seins. Ses cheveux bruns,
+bouclés et courts, se fendaient d'une raie à droite et se gonflaient en
+mèche sur le front.
+
+Ce genre de beauté n'est pas exactement celui qui inspire le lyrisme des
+poètes hindous; mais Mirabelle, qui lisait peu les stances de
+Bhartrihari, se trouvait assez volontiers singulière et même «piquante»,
+selon le style des compliments qu'elle recevait passé minuit. Elle ne
+fut donc pas offusquée d'entendre sa nouvelle amie déclarer après
+beaucoup d'autres qu'elle ressemblait à un garçon. Ramenée par cette
+petite phrase dans l'ordre de ses habitudes, elle vint lestement
+s'asseoir sur les genoux de la blanche Aline.
+
+Celle-ci n'avait pas quitté sa robe verte. Mirabelle voulut la défaire
+elle-même, et ce lent déshabillage fut entrecoupé de tendresses que Line
+trouva du dernier galant, sans pourtant oser les rendre.
+
+Très gaie, elle jeta ses deux bas en l'air comme une autre eût jeté son
+bonnet par-dessus des ailes de moulin, s'accroupit à la tailleur dans
+l'eau flottante et claire du tub et frissonna de plaisir, les reins en
+mouvement.
+
+Mais brusquement, reprise d'un doute et s'appuyant d'une main sur son
+éponge deux fois pressée, elle demanda en levant la tête:
+
+--C'est bien vrai, Mirabelle, tu n'es pas un monsieur?
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+OÙ PAUSOLE, AYANT SECOUÉ LA MÉLANCOLIE DE LA RÈGLE, ÉPROUVE LES DÉBOIRES
+DE LA FANTAISIE.
+
+ Elle est semblable à ces eaux débordées
+ Qui, s'éloignant du fil de la raison,
+ Durant la nuict, et par sourdes ondées,
+ Lors que tu dors entrent dans ta maison.
+
+ LOUYS DORLÉANS.--1631.
+
+
+Voyant que la nuit tombait et que le Roi Pausole prolongeait toujours sa
+sieste réparatrice, le métayer dit à sa fille de guetter le réveil du
+Roi, et lui-même monta dans sa chambre afin de passer l'habit noir de sa
+jeunesse lointaine, en réglant l'ordre du festin qu'il lui fallait
+improviser.
+
+La petite Nicole, fille cadette du fermier, était une jeune personne
+dévorée d'espérances. Ses quatre sœurs s'étaient choisi, à vingt années
+d'intervalle, des maris de classe différente à mesure que la richesse de
+leur père devenait plus solide et plus vaste. La première avait obtenu,
+disons même séduit, un jeune montreur de singes savants qui, après avoir
+eu la bonté de lui accorder un enfant, était allé plus loin encore dans
+la voie des concessions en se donnant lui-même pour toujours. La seconde
+avait épousé un huissier. La troisième, plus difficile, un entremetteur
+de la bonne société. La quatrième était préfète. Après cette montée
+continue vers les honneurs et les divers salons, Nicole ne voulait pas
+déchoir.
+
+Lorsqu'elle vit entrer le Roi dans la métairie de ses aïeux, Nicole ne
+douta pas que son destin en personne ne vînt à elle, pourpre au flanc et
+couronne en tête.
+
+ * * * * *
+
+Pausole à peine endormi, elle intrigua pour rester seule. On ne voulut
+pas d'abord y consentir; puis, les heures passant et le nez royal
+penchant de plus en plus vers la barbe, le sommeil de l'insigne visiteur
+prit un aspect d'éternité qui suspendit les précautions. Le métayer
+s'esquiva, laissant Nicole en sentinelle.
+
+La petite sentit sa poitrine battre: c'était l'heure de sa destinée.
+
+Ah! que faire, et comment jouer le rôle que lui proposait la fortune?
+
+Elle ne connaissait l'étiquette des cours que par les poèmes et les
+drames dont sa sœur la préfète lui faisait largesse chaque année à
+l'occasion des étrennes. C'était déjà quelque chose; et bien qu'on ne
+parle peut-être pas toujours au prince de Galles la langue de S. A. la
+princesse Maleine, celle de Blanche Triboulet ou celle d'Hérodiade, on
+n'est pas complètement ignorant du trône quand on a de la littérature,
+pensait Nicole.
+
+Et elle le prouva.
+
+ * * * * *
+
+Saisissant dans un vase de porcelaine peinte une rose en papier doré,
+elle approcha du Roi, le baisa au front, étendit la main droite et
+récita de sa voix la plus sage:
+
+--Ô Roi! sors de tes songes: éveille-toi! regarde!
+
+--Hun! éternua Pausole. Qu'est-ce que c'est? Que me veut-on?
+
+--Je suis venue, ânonna la petite, je suis venue, moi l'Inconnue, moi
+l'Ingénue, la Biscornue, menue et nue, je suis venue!
+
+--Mon enfant, dit Pausole, encore mal éveillé, on ne fait jamais rimer
+deux adjectifs ensemble et encore moins quatre ou cinq. À part cela,
+c'est fort joli ce que tu me racontes. Mais qui es-tu?
+
+ * * * * *
+
+Elle se troubla légèrement, puis reprit un peu plus vite:
+
+--Je suis l'astre qui vient d'abord. Je suis celle qu'on croit dans la
+tombe et qui sort! Mon sein est inquiet, la volupté l'oppresse, et
+jamais je ne pleure et jamais je ne ris!
+
+Le Roi, se renversant dans son fauteuil, ouvrit la bouche avec terreur.
+
+Nicole, de plus en plus vite, continua:
+
+--J'ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline. Oh! je sens que je
+touche à quelque instant suprême... Ô rêve de mes nuits, cher désir de
+mes jours, que je n'attendais plus, que j'espérais toujours, j'ai besoin
+de te voir et de te voir encore, et puis voici mon cœur qui ne bat
+que...
+
+--Ah çà!...
+
+--... pour vous. Seigneur, je n'ai jamais contemplé qu'avec crainte
+l'auguste majesté sur votre front empreinte, car le jeune homme est
+beau, mais le vieillard est grand. Puisque j'ai mis ma lèvre à ta coupe
+encore pleine des baisers du zéphyr qui me relèvera, Pausole, prends ton
+luth, regarde, je suis belle: l'aube exaltée ainsi qu'un peuple de
+colombes marche à travers les champs, une fleur à la main.
+
+--Comment dis-tu!! hurla le Roi, d'une voix qui la fit enfin taire.
+
+Mais au même instant, et comme la jeune fille terrifiée restait bouche
+béante, Pausole aperçut derrière la fenêtre des lueurs multipliées qui
+voletaient çà et là; il vit des torches s'approcher, des gens courir,
+des bras s'étendre, une sorte de gigantesque mouton baisser du niveau
+des hautes vitres sa tête branlante jusqu'à terre... Brusquement, la
+porte s'ouvrit et Diane à la Houppe entra.
+
+--Ah! cria-t-elle. J'en étais sûre!
+
+La pauvre petite Nicole se cacha derrière le Roi.
+
+ * * * * *
+
+Pausole, frappant de sa large main une table retentissante, proféra:
+
+--Mais, par le tonnerre des dieux! qu'est-ce que tout cela signifie? Il
+faut que je dorme encore ou que je sois devenu fou!... Taxis! où est
+Taxis?... Gilles! Gilles! Djilio! Giguelillot!... Où est mon ministre?
+Où est mon page? Où suis-je moi-même? et dans quelle caverne de bandits
+a-t-on fomenté ce guet-apens?
+
+--Ah! Sire, vous êtes dans mes bras! expliqua Diane à la Houppe.
+
+--Tu seras à mon ombre et moi dans ta lumière, rectifia la petite
+Nicole.
+
+--Le diantre soit des femmes et des courtisans! jura le Roi hors de lui.
+Taxis! mais pourquoi ne vient-il pas? Taxis! Taxis! Giguelillot! Jamais
+je ne m'en tirerai tout seul! Où sont mes gardes, mes soldats? Pourquoi
+ont-ils brisé leurs lances? C'était bien le jour, en vérité! Ce
+Giguelillot est un chenapan! Taxis avait cent fois raison de le flanquer
+à la fourrière!... Taxis!... Mais où se cache-t-il donc? Ils m'ont tous
+abandonné! livré aux folles! livré aux folles!...
+
+En effet, au milieu d'un tapage qui allait toujours grandissant, Diane,
+tirant Nicole par le bras, lui appliquait une paire de gifles qui sonna
+comme une belle rime... Des mains voulurent les séparer...
+
+--Taxis! Taxis! répétait Pausole.
+
+Et il luttait à son tour, mal reconnu par les filles de ferme qui
+s'étaient précipitées au bruit de la dispute. Dans la porte, des gens se
+massaient, lançaient des conseils, des exclamations. Des cris aigus
+partaient de la cour, mêlés aux pleurnicheries de la petite Nicole, aux
+abois de tous les chiens lâchés et au bêlement sépulcral de l'énorme
+monture amenée par la sultane en fuite, lorsque, au-dessus de toutes les
+clameurs, on entendit la voix plaintive du métayer qui vagissait:
+
+--Un chameau! Un chameau! Un dromadaire dans ma maison!
+
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+COMMENT GIGUELILLOT PARVINT JUSQU'AU CHEVET DE LA BLANCHE ALINE ET CE
+QUI S'ENSUIVIT.
+
+ Mulier quænam pudibunda?
+ --Quæ tegit faciem cum indusio suo.
+
+ _Nugæ Venales._--1741.
+
+
+Avant d'exposer par qui se dénoua la scène précédente, il nous faut bien
+retrouver Gilles au point où nous l'avons laissé, selon les règles
+fondamentales de la tradition romantique.
+
+Il se présentait alors sous le vêtement d'une paysanne à la porte de la
+blanche Aline, en invoquant une fallacieuse raison empruntée aux
+habitudes de la domesticité.
+
+--Entrez! Entrez! dit une voix.
+
+Il entra, fort posément, regarda autour de lui...
+
+ * * * * *
+
+Ni dans le lit ni dans la chambre, il n'y avait plus personne.
+
+Cependant, le long du mur, une robe verte, un pantalon d'homme et
+plusieurs dessous que nous ne détaillerons point, indiquaient au moins
+deux présences.
+
+Très calme et haussant toutes ses voyelles jusqu'au médium des soprani:
+
+--Monsieur n'est pas là? fit-il.
+
+--Pourquoi? répondit la voix.
+
+--J'ai deux mots à dire à monsieur.
+
+Un fou rire partit du cabinet de toilette; la petite porte
+s'entre-bâilla.
+
+--Eh bien, dites! qu'y a-t-il?
+
+--Monsieur ne peut pas venir une minute?
+
+Le fou rire redoubla.
+
+Puis, il y eut un silence, une sorte d'inquiétude, et, après quelques
+chuchotements:
+
+--Vous êtes seule? reprit la voix.
+
+--Oui, madame.
+
+--Fermez la porte à clef. Je viens.
+
+Giguelillot ferma la serrure et, pour plus de précautions, mit la clef
+dans sa poche.
+
+ * * * * *
+
+Alors, tranquillement, ne se cachant pas d'une femme de chambre, la
+blanche Aline s'avança. Elle tenait une grappe de muscat entre la main
+et les dents, et c'était là tout son costume.
+
+--Monsieur ne peut pas venir, sourit-elle. Parlez-moi.
+
+Bien qu'il se fût dit comblé par les faveurs de Thierrette, le page
+sentit renaître en lui, devant cette apparition, tous les feux dont
+Pyrrhus se voyait allumé; mais, faisant preuve ce soir-là d'une réserve
+exceptionnelle, il jugea dangereux de prolonger un examen qui eût nui à
+d'autres projets.
+
+Il reprit sa voix masculine:
+
+--Madame, je regrette profondément d'avoir aperçu Votre Altesse...
+
+--Un homme! Un homme! cria Mirabelle en se jetant dans la pièce, de
+l'air le plus agressif.
+
+--Ah! nous sommes découvertes! pleura la petite Line.
+
+Et elle perdit le sentiment dans les bras de sa grande amie.
+
+ * * * * *
+
+Gilles, très étonné sans doute, mais préparé néanmoins par son
+expérience de la vie intime à ces sortes de surprises, ouvrit la porte
+du cabinet de toilette, constata que dans la chambre et dans la petite
+pièce il ne voyait pas d'autre amant que cette jeune fille aux cheveux
+coupés: tout s'expliquait aussitôt.
+
+Il fit deux gestes à part lui.
+
+L'un disait:
+
+--Voilà qui est clair.
+
+Et le second:
+
+--C'est assez gentil.
+
+Puis, tandis que Mirabelle, à force de soins et de caresses, ranimait sa
+petite complice dont la pâleur était navrante, Giglio, dans le cabinet
+fermé, quitta la jupe et le fichu, ainsi que le foulard et le chapeau de
+paille. Il se coiffa, campa sa toque, brossa longuement son pourpoint
+bleu, tira les jambes du maillot jaune, mit en ordre son petit pont et
+se lava les mains à l'eau tiède.
+
+Désormais présentable, il sortit et salua.
+
+ * * * * *
+
+Line poussa un nouveau cri d'angoisse:
+
+--Ah! mon Dieu! un page de papa!
+
+Mirabelle s'était levée, un éclair dans l'œil. Visiblement elle se
+retenait de lancer à l'intrus tout le carquois d'injures (elle aurait
+même dit «pelletée») que la langue somptueuse des coulisses fournit sans
+peine aux danseuses pendant les instants de bataille.
+
+Mais elle se retenait très bien, car au lieu d'éclater elle saisit d'une
+main tressaillante Giguelillot par le poignet, et, l'attirant de force
+dans le cabinet de toilette, elle l'étreignit avec une passion dont il
+vit aussitôt le dessein étranger.
+
+Elle le serra dans ses bras, elle moula son corps nu et chaud sur le
+maillot de mince étoffe et mit sur les lèvres du page un baiser de genre
+pénétrant. Puis elle lui représenta en termes concis qu'il pourrait
+disposer d'elle bien au delà des bornes honnêtes et toutes les fois
+qu'il le souhaiterait, s'il voulait, en revanche, se montrer charitable
+envers deux malheureuses amies, ne pas dénoncer leur asile, ne pas
+assister à leurs jeux et goûter l'exercice de l'une assez pour en
+oublier l'autre.
+
+--Eh bien, fit Giguelillot, vous avez une jolie opinion de moi! Il ne
+vous manque plus que de m'offrir vos bagues avec un objet d'art en
+bronze peinturluré. Allons, calmez-vous. Et maintenant, demandez-moi
+pardon. Mieux que cela. Les mains jointes. Les yeux baissés. Dites:
+«Pardon, monsieur, je ne le ferai plus.»
+
+Mirabelle l'embrassa encore, mais cette fois sur les deux joues.
+
+--Vous ne parlerez pas?
+
+--Je n'y ai jamais songé.
+
+--Mais vous êtes page du Roi? Vous venez de sa part?
+
+--On ne costume pas les pages en filles de ferme pour leur confier des
+missions officielles. Je vous assure que ce n'est pas dans le protocole.
+Non, vraiment.
+
+--Alors, pourquoi venez-vous ici?
+
+--Parce que dans une demi-heure, si vous n'êtes pas en fuite, vous serez
+en prison.
+
+--Ah! je le disais bien! on n'a pas voulu me croire... Mais pour qui
+faites-vous cela? Qui de nous deux sauvez-vous? Ce n'est pas moi, vous
+ne me connaissez pas... C'est elle?...
+
+--C'est évidemment vous deux. Sans cela, je me serais arrangé de façon à
+vous séparer. Ayez confiance en moi. Faites ce que je vais vous dire, et
+dépêchez-vous. Le temps presse pour nous tous: je vous préviens à la
+dernière minute et je risque à tout moment d'être surpris dans cette
+chambre. Ça nuirait à ma carrière.
+
+ * * * * *
+
+Trois petits coups derrière la porte suspendirent la conversation.
+
+--Qu'est-ce que vous pouvez faire là dedans? demandait Line avec
+inquiétude.
+
+Mirabelle ouvrit et rentra.
+
+--Il vient nous avertir, ma chérie, nous sauver. Penses-tu? On nous
+poursuit déjà.
+
+--Qui donc?
+
+--Le Roi, dit Giguelillot. Il est parti ce matin avec le maréchal du
+palais et moi-même. J'ai expédié le seigneur Taxis dans une direction
+fantastique et j'ai laissé le Roi dormant chez un métayer du village.
+Mais Taxis va revenir, le Roi va s'éveiller, et vous serez prise comme
+dans une cage, Altesse, dans moins d'un quart d'heure.
+
+--Vite! Mirabelle, habillons-nous! Ma robe! Mes bas! Où sont mes bas?
+
+Le page l'arrêta du geste.
+
+--Ah! mais non! vous êtes signalées: on connaît vos deux costumes; il
+faut en changer, c'est élémentaire.
+
+--C'est que nous n'en avons pas d'autre!
+
+--Pardon! j'en ai apporté un. Dans le pays où nous vivons, une robe
+suffit pour deux personnes.
+
+Il pénétra vivement dans le cabinet de toilette, en sortit avec les
+vêtements de la laitière, et sans plus de façons, passa la longue jupe
+autour de Line ahurie.
+
+--Nous sommes pressés, dit-il. C'est moi qui vous habille.
+
+La jupe traînait sur le plancher; il releva la ceinture jusqu'au-dessus
+des seins et croisa les cordons à la taille. Tout ceci fut bientôt caché
+par le petit châle rose espagnol qu'il serra d'un nœud brusque au
+milieu du dos.
+
+Le chapeau de paille à larges bords compléta le déguisement.
+
+ * * * * *
+
+--À votre tour, maintenant, mademoiselle...
+
+--Mirabelle.
+
+--Ah! vraiment!...
+
+--Pourquoi souriez-vous?
+
+Mais Giglio n'avait pas le temps d'expliquer ses impertinences.
+
+Il fit asseoir Mirabelle, releva les cheveux coupés, y mit quatre
+épingles, fixa au sommet de la tête une petite boîte ronde et vide qui
+portait une marque de parfumeur et traînait sur une table en désordre;
+puis il enroula tout autour le foulard de soie orangée.
+
+--Voilà! dit-il. Je vous ai fait un chignon: vous êtes prête.
+
+--C'est tout?
+
+Giguelillot prit une voix d'essayeuse batignollaise:
+
+--Vous n'allez pas vous habiller pour sortir, madame, vous vous feriez
+remarquer.
+
+--Ah! pardon, protesta Mirabelle, je ne suis pas Tryphémoise, moi! Je
+suis née à Montpellier, rue du Petit-Saint-Jean... Je mettrai mon veston
+ou une robe, si vous en avez à me donner, mais je ne sortirai pas comme
+ça, mon petit ami.
+
+--Cela n'a pourtant pas l'air de vous gêner depuis un quart d'heure!
+
+--Tiens! un homme dans une chambre, c'est tout naturel... Quand vous
+seriez quinze, je n'irais pas me cacher... Mais dehors, sur la route,
+devant n'importe qui...
+
+Elle s'adossa au mur et se cacha le visage dans les mains:
+
+--Oh! que j'ai honte!
+
+ * * * * *
+
+Line s'approcha:
+
+--Veux-tu mon costume? Je sortirai bien toute nue, moi, qu'est-ce que
+cela me fait?
+
+--Non! non! dit Giglio. On peut reconnaître la Princesse. C'est elle
+qu'il faut cacher, et le chapeau de paysanne avec cette jupe courte ne
+sont pas de trop: qu'elle les garde. Vous, au contraire, personne ne
+sait qui vous êtes. Les gens de la police vous prennent pour un jeune
+homme. Déroutez-les encore s'ils recommencent leur chasse. Ils l'ont
+abandonnée par ordre, mais tout peut changer demain matin: je ne réponds
+de rien entre minuit et midi. Sauvez-vous, il n'est que temps! Vous
+allez prendre à la main chacune un des deux seaux que je viens
+d'apporter. Vous sortirez sans faire de bruit, mais franchement et avec
+calme. Ceux qui vous rencontreront peuvent redire aux policiers qu'ils
+ont vu passer, à neuf heures, deux laitières portant leur lait: l'une
+dont ils n'ont pas distingué le visage; l'autre qui était brune, grande
+et nue. Je défie qui que ce soit de deviner là-dessous la blonde petite
+Princesse Aline avec l'inconnu qu'on poursuit.
+
+--Que c'est bien imaginé! fit Line en battant des mains. Et comme vous
+êtes bon, monsieur! Je vais vous embrasser, si mon amie le permet.
+
+--Non! dit vivement Mirabelle. Nous n'avons pas le temps. Partons vite,
+puisqu'il le faut.
+
+--Un instant! dit Giglio. Où irez-vous, à Tryphême? Où coucherez-vous ce
+soir?
+
+--À l'hôtel.
+
+--C'est cela! Pour que vous soyez signalées dans les six heures par le
+service des garnis.
+
+--Nous ne pouvons pourtant pas entrer dans les maisons particulières ni
+coucher sur un banc du Jardin-Royal.
+
+--Il n'en est pas question. Vous allez prendre dans l'avenue du Palais
+la deuxième rue à droite, puis la première à gauche, traverser une
+petite place... Vous retiendrez cela?
+
+--Oui, oui.
+
+--... Et suivre toujours tout droit jusqu'à la rue des Amandines. Sonnez
+au numéro 22. C'est l'immeuble de l'Union tryphémoise pour le Sauvetage
+de l'Enfance, excellente institution qui recueille les mineurs des deux
+sexes lorsqu'ils déclarent être élevés avec trop de sévérité.
+
+--Et nous serons tranquilles, là-bas?
+
+--Évidemment. C'est le but de la Société.
+
+--Est-ce qu'il y a des garçons? demanda Mirabelle.
+
+--Trois sections: une pour les filles, une pour les garçons et une
+section mixte. Vous choisirez... On vous demandera encore si vous voulez
+le dortoir ou une chambre particulière. Ils sont très gentils dans cette
+maison-là.
+
+--Mais s'ils veulent savoir nos noms, notre adresse?
+
+--Vous les refuserez. Ils sont habitués à ce que les enfants n'osent pas
+dire d'où ils viennent de peur d'être rendus à leur famille. Je connais
+ces bons vieillards: ils feront tout ce qu'ils pourront pour vous
+protéger, même s'ils découvrent qui vous êtes. Retenez bien le numéro:
+22, rue des Amandines. Et maintenant, vite! vite! partez!
+
+ * * * * *
+
+Elles sortirent en hâte, Mirabelle serrant la main du page, et Line lui
+jetant par derrière un long regard d'adieu, où il n'y avait pas que de
+la reconnaissance.
+
+ * * * * *
+
+Giguelillot resta seul. La pendule de marbre carré sonnait huit heures
+et demie.
+
+--Je suis en retard, se dit-il. Donc ce n'est plus la peine de me
+presser.
+
+Et il examina la chambre.
+
+Elle était en grand désordre.
+
+Un large divan qui avait sans doute paru suspect était encore recouvert
+d'un drap propre mais chiffonné portant deux oreillers en pile vers le
+milieu. Bien qu'on eût desservi la table, une banane gisait à portée
+dans un compotier de faïence. En travers sur la glace de l'armoire, une
+petite phrase tracée à la pointe d'une bague témoignait d'un bonheur
+extrême et répété. Dans un coin, Giguelillot retrouva le sujet de la
+pendule, un groupe de «Paul et Virginie» éloigné probablement par
+Mirabelle comme étant de mauvais exemple.
+
+En soulevant cet objet d'art, il vit l'enveloppe blanche d'une lettre.
+«À Sa Majesté le Roi Pausole», disait l'adresse.
+
+--Comment, murmura-t-il, elle lui écrivait!
+
+L'enveloppe n'était pas fermée. Giglio, devenu confident et complice des
+fugitives, déplia la lettre sans hésitation, lut, cacheta et serra le
+papier dans son escarcelle.
+
+ * * * * *
+
+An moment où il cherchait le meilleur moyen de s'enfuir lui-même, ses
+yeux tombèrent sur les vêtements suspendus à trois patères.
+
+On ne pouvait les abandonner.
+
+En cas d'enquête, c'était indiquer trop clairement que la blanche Aline
+et l'inconnu avaient changé de costume.
+
+D'autre part, les détruire?
+
+Comment?
+
+Les dissimuler?
+
+Où?
+
+Les faire porter par d'autres, voilà qui valait mieux. On était au
+samedi de la Pentecôte. Le lendemain, jour de grande fête, deux petits
+paysans seraient sans doute ravis de promener aux environs ce veston
+bleu et cette robe verte. De là une fausse piste, une précieuse fausse
+piste.
+
+Giglio enleva le drap qui recouvrait le divan large, il y empaqueta les
+vêtements, sortit sur le balcon, et d'un poing vigoureux envoya tout le
+ballot par-dessus le mur de la cour voisine.
+
+Puis il se laissa descendre le long d'un pilier dans le jardin, se
+glissa dans l'ombre jusqu'à la haie du fond, chercha une issue, n'en
+trouva pas, en fit une et fut dehors.
+
+ * * * * *
+
+Assurément, Thierrette l'attendait déjà dans le petit bois d'oliviers,
+le même bois où Mirabelle avait conduit la blanche Aline quelques jours
+auparavant.
+
+Giguelillot, assez distrait par le souvenir récent de ses deux
+protégées, ne se sentait aucun désir de retrouver la pauvre Thierrette,
+mais il se serait repenti de l'obliger à une attente vaine pendant les
+longues heures de la nuit, comme aussi de la priver des satisfactions
+dont elle manifestait si chaudement l'appétence.
+
+Il méditait sur cette question, lorsqu'il se trouva revenu à la porte de
+la métairie. Et là, découvrant sous le porche les quarante gardes
+toujours debout:
+
+--Ah! ah! se dit-il. Taxis s'en fait garant! «Ce ne sont pas là des
+soudards ni des coureurs de cotillons!» Eh bien, c'est facile à prouver!
+Holà!
+
+Les gardes se massèrent devant lui.
+
+--Holà! répéta Giguelillot. Qui de vous veut passer la nuit avec la plus
+jolie fille du village?
+
+--Moi! Moi! Moi! crièrent-ils en foule.
+
+--Tout le monde accepte?
+
+--Oui! Oui!
+
+--Bon. Allez au bois d'oliviers qui est à droite de la route. Vous y
+trouverez une laitière qui a nom Thierrette, si je me rappelle bien.
+Dites-lui que mon service me réclame ce soir, mais que je lui envoie
+quarante lanciers avec un bouquet de tulipes. Allez! et si elle résiste,
+faites-lui honneur malgré elle.
+
+Comme ils galopaient déjà, Giguelillot cria dans la nuit:
+
+--Mais respectueusement, et l'un après l'autre.
+
+
+FIN DU LIVRE DEUXIÈME
+
+
+
+
+LIVRE TROISIÈME
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+COMMENT LE HAREM ABANDONNÉ LEVA L'ÉTENDARD DE LA RÉVOLTE.
+
+ Pourquoi l'homme rougirait-il d'exposer une partie du corps plutôt
+ qu'une autre?
+
+ WESTERMARCK.
+
+
+Le harem ne poussa qu'un cri, mais un cri charivarique, lorsque Mme
+Perchuque, première dame d'honneur, vint annoncer, au coup de midi, que
+le Roi était en voyage.
+
+--En voyage? Il est malade! dit une voix irrévérencieuse.
+
+--La santé de Sa Majesté est heureusement florissante, répondit la
+vieille dame en inclinant son bonnet noir. Et Dieu fasse qu'elle le soit
+longtemps.
+
+--Mais pourquoi s'en va-t-il? On nous l'a changé.
+
+--Ah! cria Diane à la Houppe. Il est parti avec une femme!
+
+Mme Perchuque, les coudes au corps, leva les mains et les yeux.
+
+--Un adultère, Seigneur! Y pensez-vous, mesdames? Le Roi est incapable
+d'agir à l'égard de Vos Majestés avec cette dépravation. Il a quitté ce
+palais dans le dessein de rechercher Son Altesse la Princesse Aline qui
+a mystérieusement disparu avant-hier. Quarante gardes le précèdent. Un
+page le suit. M. Taxis l'accompagne.
+
+À ces mots, le tintamarre devint général.
+
+--Taxis est parti! Taxis! Plus de Taxis! répétaient trois cents voix
+délirantes.
+
+--Mais alors nous sommes en vacances? dit la Reine Gisèle qui sortait du
+couvent.
+
+--Aux Jardins! Aux Jardins! criait-on.
+
+--Non! au Théâtre! Nous jouerons des charades.
+
+--À la Salle des Fêtes!
+
+--Au Quartier des Pages!
+
+Épouvantée, Mme Perchuque se précipita vers la porte et la barra de son
+maigre corps.
+
+--Mesdames! mesdames! quelle pétulance, en vérité, quel égarement!
+
+--Laissez-nous passer, bonne Perchuque...
+
+--Je ne le puis!
+
+--Et pourquoi, s'il vous plaît?
+
+--Parce que le seigneur Taxis a daigné me transmettre les devoirs de sa
+charge en même temps que sa responsabilité... Je vous adjure, mesdames,
+de comprendre mon émotion. Si je me montre indigne de la confiance qu'on
+me témoigne, c'en est fait pour moi de la place que j'occupe à vos
+pieds. Je serai chassée du palais, dégradée, exilée peut-être...
+
+--Tant mieux! lui répondit-on. Perchuque, nous ne vous connaissons plus.
+Puisque vous remplacez Taxis, vous êtes la dernière des coquines et vous
+allez payer pour lui.
+
+Du milieu de la salle on cria:
+
+--Écoutez!
+
+--Je demande la parole, disait une joyeuse petite voix.
+
+Et au-dessus du tapis noir et jaune et roux que formaient les têtes
+pressées des femmes, on distingua les formes enfantines de la future
+Reine Fannette, que ses compagnes traitaient comme une petite sœur et
+que le Roi ne voulait point connaître à l'âge où elle-même l'eût permis.
+
+Juchée à cheval sur la nuque tiède de sa grande amie Alberte et croisant
+ses deux flûtes sur des seins qu'elle enviait, elle dressait en l'air sa
+main droite qui claquait d'un doigt contre l'autre.
+
+--La parole! Je demande la parole!
+
+--La parole à Fannette! acquiesça l'assemblée.
+
+On l'entoura.
+
+--Mes amies, cria-t-elle, on nous traite comme des enfants...
+
+--C'est honteux!
+
+--Quand on nous a prises, pauvres innocentes, dans nos internats de
+jeunes filles, nous avons cru qu'on nous délivrait; mais nous n'avons
+fait que changer de bagne.
+
+--C'est vrai!
+
+--Prison pour prison, j'aime mieux la première. Là-bas on nous donnait
+des devoirs, je sais bien; mais comme nous ne les faisions pas... ça
+n'en était que plus agréable. Là-bas on nous défendait de jouer au mari
+dans les dortoirs... mais comme nous le faisions quand même...
+
+--Oui! oui! c'était plus gentil.
+
+--Là-bas, surtout, nous avions des jours de sortie, des semaines de
+congé, des mois de vacances, au lieu qu'ici nous passons toute notre vie
+à pleurer en retenue sans avoir rien fait!
+
+--C'est injuste! elle a raison.
+
+--Eh bien, ça ne peut pas durer. Quand l'une de nous demande par hasard
+vingt-quatre heures de liberté, on lui offre toujours le même choix: la
+répudiation ou la chaîne. Mettons nous en grève, et nous verrons bien si
+le Roi répudie trois cent soixante-six femmes comme nous!
+
+D'une seule acclamation la grève fut votée; mais Fannette n'avait pas
+fini. Toujours droite sur la reine Alberte qui prenait sa part des
+bravos, elle reprit avec un beau geste:
+
+--Perchuque, voulez-vous nous laisser passer?
+
+--Je ne puis pas... je ne puis pas... répéta la vieille dame, hérissée
+d'appréhensions.
+
+--Alors nous allons passer de force, mais vous aurez d'abord une
+punition sévère, vieille cigogne que vous êtes! Nous allons vous
+suspendre par une patte à la statue du bassin, les jupes retournées sur
+la face pour cacher votre confusion et nous nous emparerons de votre
+pantalon blanc comme étendard de la révolte!
+
+Mme Perchuque fut héroïque.
+
+--Victime de mon devoir? Soit! dit-elle. Me voici! J'en mourrai de
+honte, mais M. Taxis n'aura pas en vain reposé sa confiance sur ma
+vieille tête.
+
+Quelques jeunes femmes eussent voulu qu'on épargnât à la pauvre aïeule
+un traitement aussi dénué du respect que l'on doit aux personnes âgées;
+mais les foules et les enfants sont implacables.
+
+Au milieu d'un croissant vacarme on suspendit en effet Mme Perchuque par
+le pied gauche à la petite statue centrale; sa robe noire eut vite fait
+de voiler son visage apoplectique; et son vénérable pantalon descendit
+le grand escalier piqué aux pointes d'une hallebarde tandis qu'à sa
+suite une foule toute rose frappait du talon des pantoufles les cent
+marches retentissantes.
+
+ * * * * *
+
+Mais quand cette foule, toujours criant, parvint à la porte d'honneur,
+Taxis était sur le seuil et un brusque silence émana de son regard sur
+la multitude arrêtée.
+
+--Qu'est-ce à dire? glapit-il.
+
+Et ce fut assez. Aussitôt, dispersée à travers les salles, en fuite dans
+les corridors, en ribambelle jusqu'en haut de l'escalier, l'armée se
+laissa balayer par la tempête de la déroute. À peine sept ou huit jeunes
+femmes, celles qui dans les graves circonstances tenaient tête au
+Grand-Eunuque, demeurèrent-elles crânement à leur place; et mal leur en
+prit, comme elles s'y attendaient du reste.
+
+Taxis, tirant un carnet sale:
+
+--J'inscris, dit-il, quelques noms. Vous, madame. Et vous. Et vous.
+Celles-là seront punies pour les autres. Je me flatte de présenter au
+Roi un rapport impitoyable et qui sera suivi d'effet.
+
+ * * * * *
+
+Pendant ce temps, Diane à la Houppe, au lieu de perdre sa peine à
+discuter avec cet homme, avait profité du trouble général pour gagner
+une pièce voisine, interroger une servante, apprendre que Taxis était
+revenu seul, que le Roi n'avait pas quitté la première maison du hameau,
+et aussitôt, courant aux écuries qui n'avaient plus de gardes, elle s'en
+était remise, pour s'enfuir, à la monture de ses promenades.
+
+Taxis commençait à peine son enquête dans le harem, et déjà la jeune
+Reine parcourait la route, au pas allongé de son mehari.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+OÙ M. LEBIRBE ENTRE EN SCÈNE ET OÙ PHILIS POUSSE UN PETIT CRI.
+
+ L'une avecques ses beaux yeux vers,
+ Sourit, se hausse et me regarde.
+
+ SAINT-AMANT.
+
+
+Giguelillot suivait d'un œil fin la charge des quarante gardes vers le
+petit bois d'oliviers, lorsqu'un vieillard svelte et poli se découvrit à
+l'ancienne mode devant la toque et le pourpoint bleu.
+
+--Seigneur, demanda-t-il, vous êtes page du Roi?
+
+--Monsieur, j'ai cet insigne honneur.
+
+--Fort bien. Je suis M. Lebirbe, président de la _Ligue contre la
+licence des intérieurs_, reconnue d'utilité publique par une ordonnance
+royale en date du 1er juillet 1899. J'habite une maison voisine qu'on
+appelle volontiers le château du village, moins à cause de son
+importance que par comparaison avec l'humilité des édicules
+environnants. Cette demeure n'est certes pas digne de donner asile à mon
+souverain; mais j'ai appris que Sa Majesté en route pour la capitale
+faisait halte non loin d'ici; je vois qu'il se fait tard, je doute que
+le Roi veuille se remettre en marche à cette heure avancée du soir, et,
+sans avoir la témérité de lui adresser une invitation, je voudrais
+néanmoins porter à sa connaissance que tout est prêt sous mon toit pour
+recevoir lui et sa suite, au cas où il daignerait passer la nuit chez
+moi. Les appartements que j'oserais lui offrir attendent depuis
+l'origine, sous le nom de «Chambres du Roi», la visite éventuelle que je
+me complaisais à prévoir, sachant que le Roi Pausole redoute les longues
+étapes et que ma demeure est à mi-chemin entre son palais et Tryphême...
+
+--Avez-vous des filles, monsieur? interrompit Giguelillot.
+
+--Oui, seigneur... Puis-je vous demander comment cette question...
+
+--C'est la marque, c'est la garantie d'une maison hautement respectable
+et décente, monsieur Lebirbe. Je ne l'entends pas autrement.
+
+Puis, avec une familiarité qu'on tint pour de la bienveillance, il prit
+le bras gauche du vieillard et l'entraîna en avant.
+
+--Conduisez-moi, dit-il. Vous arrivez à l'heure exacte où je suis chargé
+par le Roi de lui préparer un lieu de repos. Assuré que vous avez tout
+disposé pour le mieux du monde, je vais cependant vous accompagner afin
+de présenter personnellement au retour le rapport qu'on attend de ma
+vigilance.
+
+ * * * * *
+
+Ils passèrent la grille de la cour au moment où Giguelillot achevait
+d'articuler sa phrase qui fit excellente impression sur l'esprit de M.
+Lebirbe.
+
+Sur l'escalier du perron, Mme Lebirbe et ses deux filles attendaient,
+anxieuses, les nouvelles.
+
+--Eh bien?
+
+--J'ai bon espoir! Ce jeune seigneur est page du Roi et vient
+reconnaître nos efforts.
+
+Ayant ainsi présenté son jeune compagnon, le vieillard nomma tour à tour
+sa femme, puis sa fille aînée Galatée et sa fille cadette Philis, qui
+détournaient la tête avec modestie, mais regardaient du coin de l'œil
+avec curiosité.
+
+Galatée était grande et de corps allongé. Elle paraissait avoir un peu
+plus de vingt ans. Ses cheveux d'un blond Isabelle étaient coiffés
+serrés mais non sans goût, et elle se tenait toute droite dans une robe
+de toile grise qui s'ouvrait en large col blanc.
+
+Timidement pressée à son bras, Philis offrait avec sa sœur le contraste
+d'être nue--à moins qu'on ne voulût regarder comme des éléments de
+costume son grand chapeau de jardin, sa chevelure flottante sur le dos,
+et sa ceinture de moire écarlate qui se fermait sur le côté par un
+énorme nœud à coques. Ses grands yeux ne pouvaient pas avoir plus de
+quinze ans. Sa poitrine récemment fleurie portait deux jeunes seins
+divergents, tout roses de trouble et de plaisir. Elle ne quittait pas
+Giglio du regard.
+
+--Voulez-vous me permettre de vous précéder? dit M. Lebirbe en
+s'inclinant de nouveau.
+
+--Oui, monsieur! dit Giguelillot.
+
+Au tournant d'un étroit couloir, le page, qui marchait le dernier, passa
+les deux mains sous les bras de Mlle Philis et l'attirant par la
+poitrine lui mit un baiser silencieux, mais exquis, derrière l'oreille.
+
+--Ah! cria-t-elle.
+
+--Tu t'es fait mal? demanda son père.
+
+--Je me suis piquée. Ce n'est rien. Ne t'arrête pas.
+
+Giguelillot, en cet instant, conçut l'opinion la plus favorable de tout
+ce qui avait été préparé pour recevoir le Roi Pausole. Il décida que la
+chambre était somptueuse, le lit vraiment royal, le cartel du meilleur
+style et les tableaux dignes du musée.
+
+Pour témoigner sans doute encore une sympathie plus directe à la famille
+de ses hôtes, il étendit sa petite enquête jusqu'aux appartements privés
+et parvint à constater que les chambres des deux jeunes filles étaient
+éloignées l'une de l'autre et pourvues de doubles portes, ce qu'il
+n'osait pas espérer.
+
+Dès lors son jugement fut inébranlable.
+
+--Je vais dire au Roi, exprima-t-il, qu'il ne saurait trouver nulle part
+de réception plus digne qu'à votre foyer, monsieur Lebirbe.
+
+Et ce disant, il se retira, poursuivi par un rayonnement de sourires.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+OÙ L'ON DÉCOUVRE UN CRIME HORRIBLE.
+
+ Je restai couchée sur l'herbe, privée de toutes mes facultés et
+ brûlante de mille désirs.
+
+ Comtesse DE CHOISEUL-MEUSE.--1807.
+
+
+Le petit sein gauche de Philis était si pétri de poésie que Giglio, seul
+sur la route, se sentit harmonieux comme un alexandrin.
+
+--J'ai cinq minutes, se dit-il. Juste le temps de faire un sonnet.
+
+Et ne perdant pas un instant à chercher un sujet de poème--soin qu'il
+n'avait pas l'habitude de prendre--il leva rapidement les yeux vers ses
+amies les étoiles.
+
+À l'ouest, Vénus, perle marine, brillante comme un fragment de la lune
+et telle qu'on la contemple dans les pures nuits du Sud, resplendissait.
+Devant elle, sur un arc de cercle dont elle formait le centre lointain,
+Sirius, Pollux, Castor, la double Chèvre et le triple Persée semblaient
+graviter autour de sa flamme. Et Giglio, imaginant des lignes
+mystérieuses de la planète aux étoiles, décida qu'il ferait d'abord,
+avec cette girandole céleste, un éventail gemmé de neuf pierres (ceci
+pour le premier tercet), puis les huit colombes qui entraînent le char
+d'Aphrodite Ouranie (cela pour le quatorzième vers).
+
+--Maintenant, pensa-t-il, les rimes des quatrains... _lux_, _Pollux_,
+_Nux_... non; si j'ajoutais _dux_, cela aurait l'air d'un thème latin.
+Amenons _Capella_ dans la seconde strophe; c'est un mot tout à fait
+bien;--_par delà_... suivi d'un rejet;--un passé défini;--ça y est. Pour
+les rimes féminines...
+
+ Pollux, la double Chèvre et le triple Persée.
+
+Avec cette rime-là, ce sera vite bâti.
+
+Mais tout à coup:
+
+--Ah! quoi? que voulez-vous? fit-il.
+
+ * * * * *
+
+Deux petits bras nus se dressaient devant lui.
+
+--C'est moi... Rosine... N'entrez pas... Je crois qu'ils veulent vous
+tuer à la ferme.
+
+Il reconnut la jeune personne dont il avait chanté les fleurs et les
+fruits sur un canapé de jardin dans une salle toute rouge de fraises.
+
+--Ils veulent me tuer? Et qui cela? fit Giglio avec une paisible
+curiosité.
+
+--Tout le monde! répondit Rosine. Il est arrivé des choses épouvantables
+et on vous met tout sur le dos. Venez là, derrière les palmiers; je vous
+raconterai. Asseyez-vous près de moi.
+
+Le page prenait soin de son maillot jaune et le talus qu'on lui offrait
+ne le tenta pas. Il attendit que Rosine s'y fût placée d'abord, puis il
+s'assit très confortablement sur les bonnes cuisses de la jardinière et
+lui passa le bras autour du cou sous le prétexte le plus tendre, mais
+aussi le plus mensonger.
+
+--Eh bien, raconte-moi. Que s'est-il passé?
+
+Elle lui fit tout connaître, mais tout à la fois, et sans se préoccuper
+outre mesure de la belle clarté française qui tenait sans doute peu de
+place dans ses théories littéraires.
+
+On avait amené un chameau, saccagé la remise des machines, brisé les
+moissonneuses, faussé les fourches, crevé le carrelage, c'en était une
+catastrophe... La laiterie aussi était dans l'état le plus lamentable:
+le lait répandu, les seaux dérobés. Sur le chameau, il y avait une belle
+dame, une très belle dame dans une grande corbeille comme une tonnelle
+avec des tapis...
+
+--Elle a trouvé Nicole sur les genoux du Roi. Nicole jure qu'elle était
+sage, mais la dame dit qu'elle a vu... Enfin, ça n'est pas clair, voilà!
+La petite en est bien capable. Elle en sait long, cette gamine-là, elle
+est toujours dans les livres, et elle vous raconte des histoires d'amour
+comme si ça lui était arrivé... Sitôt que la dame est entrée, elle s'est
+mise dans une colère de tous les diables, et le Roi aussi et tout le
+monde criait, fallait voir! On n'a jamais entendu chose pareille... Et
+le pire, c'est qu'il y a une victime: la laitière est assassinée!
+
+--Assassinée? répéta Gilles, qui pâlit un peu.
+
+--Assassinée.
+
+Puis, en paysanne de banlieue qui lit son petit journal tous les matins,
+elle ajouta:
+
+--Le vol a été le mobile du crime.
+
+--Qu'est-ce que c'est que cette histoire?
+
+--Ah! monsieur! Faut-il qu'il y ait des gens mauvais, tout de même!
+C'est pour lui prendre ses quatre nippes qu'on a égorgé cette pauvre
+fille-là: juste un foulard, un fichu, une jupe d'hiver et un chapeau. On
+l'avait bien entendue se plaindre à la fin de l'après-midi, mais
+personne n'a osé monter. C'est le monsieur du palais qui est entré le
+premier, le même qui a enfermé la dame...
+
+--Oh! ma tête! gémit Giguelillot. Quelle dame? Quel monsieur du palais?
+
+--Un monsieur tout en noir avec un chapeau plat.
+
+--Quand est-il arrivé?
+
+--Au milieu de la bataille. Il a tout calmé en cinq minutes. C'est un
+ministre, il paraît, un homme qui a l'air très sérieux. Sans lui, on
+n'en serait jamais venu à bout.
+
+--À bout de quoi?
+
+--De la dame. Il l'a enfermée dans une chambre à pain, avec une bougie
+et un gros livre comme un bréviaire, pour la consoler, qu'il a dit.
+Alors, quand tout a été fini, on est venu lui raconter comme la laiterie
+était sens dessus dessous. Il a demandé la laitière. On ne la trouvait
+nulle part et on n'osait pas aller la voir dans sa chambre, à cause des
+geignements qu'on avait entendus. Mais lui, ça ne lui a pas fait peur.
+Il y est monté tout droit. Et qu'est-ce qu'il a vu? Paraît qu'on l'a
+tuée sur son lit. La moitié des draps est par terre et le reste plein de
+sang. Le crime est flagrant, qu'il a dit. Et on ne peut pas retrouver le
+corps. Probable que l'assassin l'aura jeté quelque part. Le monsieur du
+palais va faire curer les puits.
+
+--Et c'est moi qu'on accuse de ce beau crime? interrompit Giglio, qui
+comprenait enfin.
+
+--Oui, de l'assassinat et de tout le reste. Le Roi vous attend pour vous
+envoyer en prison. Le monsieur du palais disait même que, pour vous, on
+devrait rétablir les supplices et vous brûler tout vif sur un bûcher.
+
+--Un petit Servet pour passer le temps...
+
+Giguelillot se leva et prit une attitude dramatique:
+
+--Eh bien, Rosine, tu ne sais pas ce que c'est que le courage? Le héros
+antique, le preux chevalier, l'indomptable paladin, le belliqueux
+pandour, le lion! le lion! tu ne sais pas ce que c'est que le lion?
+
+Il secoua ses cheveux, se frappa la poitrine et poussa un rugissement
+qui lui fit mal à la gorge.
+
+--Qu'est-ce que vous allez faire? dit Rosine affolée.
+
+--Me défendre en personne. Je vais à la métairie!
+
+--Mais ils vous écharperont! Mais je ne vous laisserai pas partir!...
+
+Giguelillot l'étreignit avec des frémissements artificiels, puis, se
+dégageant d'un seul bond en arrière:
+
+--Souviens-toi, lui dit-il d'une voix palpitante, souviens-toi toujours
+que tu as serré dans tes bras un homme pour qui le trépas n'est qu'un
+mot!... Adieu!
+
+ * * * * *
+
+Comme elle s'évanouissait dans l'herbe, Giguelillot s'en alla d'un pas
+léger, alluma une cigarette et se remit à composer un deuxième sonnet
+sur le secteur céleste qui l'intéressait.
+
+Il ne s'agissait plus ni de char ni d'éventail: l'astre central devint
+un œil de paon et les huit autres le sommet de l'aigrette; puis
+l'aigrette se posa sur le front d'une femme; la chevelure s'agrandit,
+devint le ciel même, et des millions de perles y nageaient.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+COMMENT GIGUELILLOT SE PRÉSENTA CHEZ LE ROI, ET QUELLES PAROLES FURENT
+PRONONCÉES POUR ET CONTRE SA BONNE CAUSE.
+
+ Ipsa tulit camisia;
+ Die Beyn die waren weiss.
+ Fecerunt mirabilia
+ Da niemand nicht umb weiss;
+ Und da das Spiel gespielet war
+ Ambo surrexerunt:
+ Da ging ein jeglichs seinen Weg
+ Et nunquam revenerunt.
+
+ _Chanson populaire allemande._--XVIe
+
+
+Giguelillot ne se rendit pas directement chez le Roi.
+
+Il se glissa dans les écuries par une fenêtre, de peur que son entrée ne
+fût guettée à la grand'porte, et en passant il vint flatter de la main
+les naseaux du petit zèbre Himère, qui s'en ébroua de satisfaction.
+
+Comme le pauvre animal s'agitait devant une mangeoire vide, Giguelillot
+retira toute la paille fraîche et bonne dont on venait d'emplir le
+râtelier de Kosmon et il la fit passer très simplement de gauche à
+droite.
+
+Ce Kosmon l'exaspérait; il paya cher ce soir-là l'honneur d'appartenir à
+un cavalier huguenot. Le petit page ne se contenta pas de lui enlever sa
+nourriture; il prit sous une cheville les grands ciseaux à tondre et
+coupa tous les poils de la queue, qui dressa un misérable moignon
+priapique et mal rasé; il tondit presque toute la crinière en laissant
+pendre çà et là quelques misérables crins, puis, avec les ustensiles
+dont on se servait à la ferme pour marquer le dos des bestiaux, il
+composa et imprima sur la robe terne du vieux cheval le chiffre 1572, où
+il pensait que le parpaillot verrait à la fois nargue, affront et
+menace.
+
+Satisfait par les stigmates dont il avait orné le piédestal vivant du
+seigneur Taxis, Giglio suivit le long couloir qui menait à la chambre à
+pain.
+
+Comme le lui avait dit Rosine, l'infortunée Diane à la Houppe, dans
+cette prison farineuse, gémissait presque sur la pâte humide. Il ne la
+connaissait point, car les pages, pour des raisons qu'il est inutile
+d'exposer, n'étaient pas admis d'ordinaire à prendre le thé chez les
+Reines. Mais sitôt qu'il l'aperçut à la lueur de la bougie posée sur une
+petite table, il déplora de ne lui avoir pas été présenté avant qu'elle
+entrât au harem. Diane, ignorant qu'elle fût épiée par deux yeux fixes
+derrière les vitres, avait adopté une attitude d'intérieur qui déployait
+nonchalamment ses beautés si particulières. Elle reposait à l'orientale,
+les mains mêlées derrière la nuque, le dos couché sur des coussins et,
+sans doute pour prendre le frais après une journée torride, elle avait
+disposé ses jambes en losange, les plantes des pieds l'une contre
+l'autre. C'était son habitude de dormir ainsi. Giglio, bien que toujours
+comblé par des souvenirs encore récents, éprouva tout à coup que son
+esprit s'égarait vers des présomptions nouvelles, et il se retira, moins
+pour les abaisser momentanément que pour en méditer au contraire les
+chances de réussite immédiate et secrète.
+
+ * * * * *
+
+Gracieux et le front aussi calme que si toutes les bombardes de la
+puissance royale ne l'eussent point visé depuis une heure, il entra sans
+frapper dans la salle du trône où Pausole encore frémissant achevait un
+mauvais dîner.
+
+--Comment, te voilà? fit le Roi. Tu oses revenir?
+
+Taxis, qui grignotait au bas bout de la table, se précipita vers la
+porte pour en barricader l'issue; mais Giguelillot vit l'intention; il
+ferma lui-même la serrure et remit la clef au ministre en lui disant:
+
+--Voici, monsieur.
+
+Pausole, debout, s'appuyait du poing sur la nappe et levait une main
+accusatrice:
+
+--Te voilà! répéta-t-il. Vraiment, ton aplomb passe encore tes crimes!
+Ah! tu me fais entreprendre un voyage insensé, tu m'arraches à mon
+palais pour me jeter dans cette cour de ferme et tu m'abandonnes six
+heures durant, sans gardes, sans appuis, sans conseils, au milieu d'une
+révolution!... Tu postes une folle à mon chevet, tu égorges une
+paysanne, tu saccages la métairie et tu licencies mes soldats pour me
+laisser en butte à la fureur de la foule, aux démences de je ne sais
+quelle femme échappée du harem par ta faute encore!... Et à la fin de
+cette journée abominable, de pillage, de meurtre et de lèse-majesté, tu
+te présentes la toque en main avec un sinistre sourire!... Tu ne croyais
+donc pas me rencontrer vivant?
+
+--Sire, répondit Giguelillot, je ne veux pas d'abord me hâter de prouver
+mon innocence, car ce n'est pas de moi qu'il s'agit, mais de vous et de
+votre bien-être, plus sacré cent fois à moi-même que ne l'est mon propre
+salut.
+
+Pausole retomba sur sa chaise.
+
+D'une voix respectueuse et tranquille, le page continua par ces paroles
+ailées:
+
+--Le désir le plus vif de Votre Majesté est en ce moment le repos du
+lit. Monsieur que voici ne paraît pas s'être occupé de cette question
+capitale. J'ai eu, à sa place, l'honneur de faire préparer aujourd'hui,
+dans le château voisin, de vastes appartements pourvus d'épais rideaux
+et de lits spacieux qui sont dignes en tous points de recevoir le Roi.
+
+Pausole simplifia d'une ride, puis de deux, le froncement de ses
+sourcils.
+
+--Secondement, Votre Majesté ne peut oublier qu'Elle a entrepris cette
+promenade dans le but de retrouver et de ramener au palais S. A. la
+Princesse Aline. Nous ne possédions sur cette auguste affaire que deux
+renseignements assez vagues. Son Altesse «venant d'un petit bois
+d'oliviers» avait été reconnue à l'«hôtel du Coq». J'ai envoyé les
+quarante gardes au petit bois d'oliviers pour y recueillir, s'il se
+peut, d'autres preuves. Et j'ai mené moi-même l'enquête, dans un secret
+absolu, à l'intérieur de l'hôtel. La Princesse l'a déjà quitté, mais je
+rapporte de là les renseignements les plus précieux: jusqu'à une lettre
+autographe. La voici.
+
+Ouvrant son escarcelle, il en tira une lettre et la déposa devant le
+Roi, dont l'attitude se transformait de plus en plus.
+
+ * * * * *
+
+--J'avais cru pouvoir éloigner les gardes, poursuivit-il. Votre Majesté
+n'en demande jamais et elle n'en eut jamais besoin, tant Elle est aimée
+de son peuple. S'il y a eu scandale et trouble aujourd'hui, c'est que
+Monsieur le Grand-Eunuque, dont le seul devoir était d'assurer le bon
+ordre au harem, avait sans doute mal pris ses dispositions puisqu'une
+des Reines a pu s'enfuir dans l'appareil le moins dissimulé, pour venir
+soulever ici non seulement la foule, mais les commentaires.
+
+--Monsieur! cria Taxis, je vous somme de prouver...
+
+--Allons! Allons! Laissez parler, dit Pausole. Ce petit page se défend
+d'une accusation grave. Il ne s'explique pas mal du tout. Je veux
+l'entendre. Vous répliquerez: c'est le droit du ministère public; mais
+notre devoir est d'écouter les arguments de la défense, surtout quand
+elle s'exprime avec modération et avec franchise comme c'est le cas.
+
+--Je n'ai plus rien à dire, reprit Giguelillot, à moins que Votre
+Majesté ne m'interroge sur le détail de mon enquête.
+
+--Non, dit Pausole; nous verrons cela demain.
+
+--Et le meurtre! insista violemment Taxis. Il se garde bien d'en parler.
+Une laitière nommée Thierrette a été égorgée dans son lit, au coucher du
+soleil, et de la main de ce page!
+
+--C'est peu probable, dit Giguelillot, car elle se portait fort bien à
+neuf heures du soir. Elle est en ce moment dans le bois d'oliviers, et
+les gardes (vos gardes, Taxis) font calmer par elle leurs concupiscences
+pendant les intervalles de recherches.
+
+--Mes gardes! Quelle imposture!
+
+--Allez-y: vous serez édifié.
+
+--Cela ne peut être!
+
+--Cela est.
+
+--Mes gardes sont mariés.
+
+--Doublement ce soir.
+
+--Ils surmontent la chair.
+
+--Je n'osais pas le dire.
+
+--Cette plaisanterie est basse.
+
+--Comme leur attitude.
+
+--Mais le sang? le sang répandu? le sang qui souille encore la couche de
+la victime?
+
+--Le Roi vous a dit ce matin, monsieur, que sur la terre de Tryphême on
+ne répandait pas d'autre sang que le sang voluptueux des vierges ou
+celui des petits poulets.
+
+Et comme le Roi se désarmait par un rire brusque et sonore, Giguelillot,
+les yeux baissés, articula cette conclusion:
+
+--Ne sommes-nous pas à la ferme? Ce doit être un petit poulet.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+OÙ CHACUN EST TRAITÉ SELON SES VERTUS.
+
+ _Hélène_.--Fata-lité! Fata-lité! Fata...
+ _Pâris_.--... li-ité!
+
+ MEILHAC et HALÉVY.
+
+
+--Je retiens de ta plaidoirie, dit Pausole, le premier point. Tu m'as
+fait préparer un gîte confortable et tu veilles sur mon bien-être: c'est
+d'un homme de gouvernement. Pendant cette terrible journée, je commence
+à entrevoir que toi seul as fait effort dans tous les sens où il
+convenait d'agir et que le mal m'est venu d'un autre... Taisez-vous,
+Taxis, taisez-vous! vous êtes hideux et impolitique. Algébriste, vous
+avez l'esprit faux; protestant, vous l'avez étroit; eunuque, vous l'avez
+envieux. Je vous tiens pour une niquedouille. Allez indemniser le pauvre
+métayer de tous les dégâts qui se sont faits ici, et dont, somme toute,
+rien ne me dit que ce petit Gilles soit l'auteur. C'est une question qui
+sera réglée en temps et lieu, demain ou après, et qui ne m'intéresse en
+aucune façon, je le déclare. Occupez-vous des frais que je laisse
+derrière moi; reconduisez au harem la Reine qui s'en est échappée...
+
+--Oh! sire, dit Giguelillot, serez-vous si cruel?
+
+--Eh! que veux-tu que je fasse d'une femme pendant un voyage secret?
+
+--Ne l'humiliez pas. Elle vous aime. Laissez-la vous suivre en silence.
+
+--À l'instant, tu déplorais encore qu'elle m'eût rejoint!
+
+--Je regrette qu'elle ait pu s'enfuir et bouleverser ainsi vos heures de
+repos: mais la chose est faite. Il faut l'accepter, ne fût-ce que pour
+imposer le silence aux gorges chaudes.
+
+--Ce n'est pas le jour de la Reine Diane, interrompit Taxis. Je m'oppose
+à toute faveur qui dérogerait au règlement.
+
+--Que décide Votre Majesté? demanda Giguelillot sans trop d'ironie.
+
+--Je ne sais plus, répondit Pausole. Perds donc l'habitude de me
+proposer à toute minute des résolutions qui me fatiguent. Qui est mon
+conseiller à dix heures du soir? C'est toi, Gilles. Fais donc à ta guise
+et sois sûr que je t'approuverai, mon ami, car il y a peut-être d'aussi
+bonnes raisons pour pardonner que pour punir. J'aime mieux m'en remettre
+à ton jugement que de tirer à la courte paille. Va, et parle en mon nom,
+j'ai confiance en toi.
+
+Le page s'inclina, obtint la clef, sortit et s'en fut délivrer la
+malheureuse Diane, non sans lui laisser entendre à demi-mot qu'il avait
+eu l'honneur de plaider pour elle.
+
+Ses projets était fort simples: deux heures plus tard, selon toute
+apparence, Taxis reprenant le pouvoir sur le coup de minuit casserait la
+décision de son prédécesseur; mais la Reine aurait eu le temps de
+s'installer au château. Giglio s'introduirait chez elle et Diane
+s'imaginerait peut-être donner par reconnaissance tout ce qu'elle
+offrirait par désir, et par soif de se venger sur l'heure.
+
+ * * * * *
+
+En revenant auprès du Roi, elle garda un maintien silencieux et blessé.
+Comme elle semblait attendre une parole de regret, le Roi lui tendit la
+main, mais il y mit une affection qui redoutait visiblement d'être
+accueillie avec transports.
+
+--Houppe, vous ne rentrerez pas au harem ce soir, comme je vous en avais
+d'abord menacée. Je passe la nuit dans ce village et vous aussi; mais il
+n'en est pas moins vrai que je reste mécontent de votre équipée, ainsi
+que de tous les tracas dont elle fut pour moi la cause. Venez; nous
+sortirons à pied. Taxis s'occupera de nos montures et mon page vous
+prendra la main. En attendant, petit, donne-moi ma couronne.
+
+Giglio prit à la patère le manteau de pourpre et la couronne légère;
+Pausole se vêtit, se coiffa et jeta l'ordre du départ.
+
+Quatre jeunes filles portant des torches et marchant devant le Roi, sans
+autres voiles que ceux de la nuit, firent lentement les vingt-cinq pas
+qui séparaient la ferme du château voisin.
+
+Derrière, suivait Diane à la Houppe, que le page menait la main haute et
+à respectueuse distance.
+
+Elle regarda longtemps le Roi; puis, comme il ne se retournait point,
+elle jeta les yeux sur le page. Après un examen pensif qui dura
+plusieurs minutes et qui enveloppa le jeune homme de la tête jusqu'aux
+talons:
+
+--Comment vous appelez-vous? dit-elle.
+
+--Djilio, madame, répondit-il.
+
+Et il crut devoir pousser un soupir mélancolique.
+
+--Djilio? fit la Reine, c'est un joli nom.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+OÙ M. LEBIRBE ET LE ROI PAUSOLE S'APERÇOIVENT AVEC SURPRISE QU'ILS NE
+S'ENTENDENT PAS SUR TOUS LES POINTS.
+
+ La conjonction de Vénus
+ Sera cause, comme il me semble,
+ Que aux estuves yront tous nudz
+ Femmes et hommes tous ensemble.
+
+ _Prognostication de Maistre Albert._--1527.
+
+
+Pausole fut reçu à la grille par le courtois M. Lebirbe.
+
+Au même instant, à la fenêtre, Philis en colère se retournait:
+
+--Tu vois bien, maman, c'est une gaffe! Tu nous as fait mettre des robes
+et le Roi vient avec une dame qui n'en a pas! Nous allons être
+ridicules!
+
+--Je l'avais demandé à ton père, mon enfant, c'est lui qui m'a dit de
+vous habiller.
+
+--Tu es jeune, Philis, que tu es donc jeune! dit simplement Galatée.
+
+--Qu'est-ce que j'ai encore dit de si enfantin?
+
+--Il vaut mieux _d'abord_ avoir une robe, expliqua la sœur aînée.
+
+Mais Philis ne comprenait point, et, comme le Roi s'introduisait, toutes
+trois, la jupe entre les doigts, glissèrent leurs révérences devant la
+porte.
+
+Après les premières paroles, qui furent empreintes de respect, la
+maîtresse de la maison se laissa entraîner par Diane à la Houppe. Elles
+avaient des relations communes, et d'un fauteuil à l'autre elles
+renouèrent des souvenirs.
+
+Giguelillot, dans un autre coin, sur un canapé à l'écart, causait avec
+les deux jeunes filles. Sa voix, haute d'abord, devint plus discrète,
+puis baissa jusqu'au chuchotement, et bientôt personne n'entendit plus
+rien, sinon, par instants, un rire étouffé.
+
+Dans le cadre d'une fenêtre, M. Lebirbe pérorait:
+
+--Sire, la _Ligue contre la licence des intérieurs_, ligue récente dont
+j'ai l'honneur d'être président, est une œuvre de moralisation et de
+salubrité publique. Je sais qu'elle a votre agrément...
+
+--Oui certes, dit Pausole. Oui certes; cependant, rappelez moi son but.
+Je ne l'ai pas présent à l'esprit.
+
+--Son but, son ambition unique est de mériter sa haute devise, laquelle
+s'exprime en trois mots: «Exemple.--Franchise.--Solidarité.»
+
+--Ce sont de beaux mots, dit Pausole. Mais comment les entendez-vous?
+
+--Votre Majesté n'ignore point qu'à Tryphême le parti de l'opposition
+affecte de s'en tenir aux anciens principes spécialement en ce qui
+touche la vie intime et le costume. Dans cette société, toutes les
+femmes, même les plus jolies, s'habillent jusqu'au menton pour sortir
+dans la rue et ne consentent à justifier une admiration masculine que
+dans le secret d'une chambre close et devant l'amant de leur choix.
+C'est là le fait d'une âme égoïste, avaricieuse et dépravée.
+
+--D'accord, dit Pausole.
+
+--Les hommes de cette même société luttent avec acharnement contre la
+propagation de notre influence et pour ce qu'ils appellent la décence
+des rues; mais comme l'instinct de la chair ne se tait pas plus en eux
+qu'en leurs adversaires ils s'en vont cacher leur vie dans des demeures
+infâmes où l'amour se flétrit, se métamorphose et devient une forme de
+l'ordure.
+
+--Ils ont tort, dit Pausole. Mais qu'est-ce que cela vous fait?
+
+--Sire, nous estimons qu'en agissant de la sorte, ils ne sont pas
+seulement hypocrites et faux; mais, si je puis dire, accapareurs. En
+notre siècle on n'admet plus qu'un amateur puisse acquérir une galerie
+de tableaux et en garder la jouissance pour lui seul; tout homme qui
+possède trois Rembrandt doit faire entrer la rue chez lui ou subir des
+attaques dont le bien fondé ne fait de doute pour personne. Eh bien, le
+même raisonnement d'où cette coutume a pris naissance devrait engendrer
+chez les hommes de sens droit une conscience supérieure et bienfaisante
+qui les retienne d'enfermer derrière les murs de leurs maisons tout ce
+que l'oisiveté ancestrale ajoute à la beauté de la femme et tout ce dont
+l'art, le luxe, l'espace, ornent l'amour entre ses bras.
+
+--C'est assez mon sentiment.
+
+--Cette société, qui se nomme elle-même la bonne et qui parvient à se
+faire passer pour telle dans beaucoup d'autres milieux, donne là un
+néfaste exemple dont je voudrais que Votre Majesté pénétrât le
+libertinage. Mettre une robe sur le corps d'une jeune fille, c'est
+proprement éveiller, chez les jeunes gens qui l'approchent, des
+curiosités malsaines qu'on leur défend par ailleurs de satisfaire: c'est
+de l'excitation au vice. Je reconnais que ce genre de perversité
+devient, à Tryphême, de plus en plus rare. Dans presque toutes les
+familles, les femmes commandent leur première robe au début de leur
+première grossesse. Mais il est, je le répète, de certaines maisons où
+l'on habille même les petites filles, ce qui est vraiment le comble de
+la malice. L'exemple donné porte ses fruits; souvent il est discuté;
+parfois il est suivi; une hésitation déplorable laisse flotter les
+mœurs nationales entre deux extrémités; on ne sait plus ce que la mode
+exige, et moi-même, l'avouerai-je ici? je n'ose pas toujours présenter
+mes enfants dans la tenue rigoureusement pure que j'ai mission de
+préconiser. Le but de notre société est de mettre un terme à cette
+incertitude en unifiant les mœurs en même temps que les consciences.
+
+--Et comment en viendrez-vous là?
+
+--Par deux moyens. D'abord par la propagande. Les ressources de la Ligue
+sont considérables. Nous avons obtenu pour vingt années la location d'un
+vaste terrain qui fait partie du Jardin Royal à Tryphême; nous y avons
+édifié en plein air une scène théâtrale sous les arbres et nous donnons
+là des ballets ainsi que des pièces inédites qui attirent une foule
+énorme et sont faites selon nos doctrines.
+
+--C'est-à-dire?
+
+--C'est-à-dire conformes à la vie elle-même, à sa réalité comme à sa
+beauté. Quand la scène représente une discussion d'intérêt dans le
+cabinet d'un notaire, les acteurs y sont vêtus de noir selon les modes
+de l'endroit; mais quand, au milieu d'un duo d'amour, la chanteuse crie:
+«Ô Voluptés! Extase! Ivresse!» elle est nue, selon la logique des
+choses, car le contraire serait inepte. Et lorsque le ballet présente
+aux spectateurs une Vénus, trois Grâces, douze Captives ou soixante
+Bacchantes, c'est évidemment sans plus de mystère que n'en chercheraient
+les mêmes personnages dans le cadre d'un tableau, car il est incohérent
+d'avoir deux esthétiques sur un même sujet: l'une pour la peinture et
+l'autre pour le théâtre.
+
+--Jusqu'ici nous nous entendons.
+
+--En outre, par le livre à bon marché, par le journal et par l'image,
+nous répandons sans relâche dans le peuple le goût de la nudité humaine
+avec le double sentiment qu'elle inspire, à l'esprit, d'une part, à la
+chair de l'autre, si tant est qu'on puisse séparer en deux éléments
+libres et distincts l'être unique soulevé par l'amour. Ces livres
+s'abstiennent d'enseigner ce que décrivent la plupart des romans
+populaires, c'est-à-dire le meilleur moyen de fracturer une serrure ou
+d'assommer une blanche aïeule et, s'il faut aller jusqu'aux détails,
+nous aimons mieux suggérer à l'ouvrière une volupté peu connue que de
+lui apprendre en six colonnes comment on fait la fausse monnaie.
+
+--Et si cette volupté est stérile? dit Pausole.
+
+--Si une joie passagère est stérile, qu'importe? Le corps de la femme
+renferme quatre-vingt mille ovules et ne peut guère concevoir plus de
+dix-huit fois sans danger. Donc (en prenant ce chiffre de quatre-vingt
+mille dans sa précision rigoureuse), il appert que l'ordre de la nature
+elle-même et le dessein du Créateur confèrent à la jeune fille vers le
+milieu de sa douzième année une réserve de soixante-dix-neuf mille neuf
+cent quatre-vingt-deux plaisirs à la fois stériles et licites dont ils
+ne seront frustrés en rien, puisqu'ils ne _pourraient pas_ leur faire
+porter fruit. L'important est de maintenir la femme dans l'inclination
+naturelle qui la penche vers la volupté. Qu'elle ait le désir simple ou
+multiple, elle concevra un jour ou l'autre et léguera des existences qui
+justifieront la sienne. Mais il est clair qu'il en sera tout autrement
+si l'on propose aux vierges qui ne trouvent point de mari je ne sais
+quel idéal de vie solitaire et de négation qui, lui, est fatalement
+stérile, exécrable et contre nature.
+
+--Continuez, dit Pausole, je suis curieux de savoir où vous vous
+arrêterez!
+
+--Je me hâte d'ajouter que si nous proposons la recherche habituelle
+mais sagement pondérée de toutes les délectations qui récompensent les
+amants, celles qui ont la conception pour résultat sinon pour but sont
+de beaucoup les plus fréquemment décrites dans nos brochures populaires.
+Ce sont aussi, quoi qu'en disent les médecins, celles qui conservent
+encore la faveur générale. La preuve en est aisée à fournir: à la
+fondation de notre Ligue, l'excédent des naissances sur les décès à
+Triphême-Ville ne dépassait pas 4 pour 100. Il est aujourd'hui de 9 pour
+100, à la troisième année de notre apostolat. Afin d'exciter et de
+subventionner, si l'on peut s'exprimer ainsi, une émulation féconde dans
+les basses classes de la société, nous avons institué des concours d'où
+les courtisanes sont exclues comme professionnelles, et où chaque année
+au printemps nous couronnons les jeunes filles qui, par leurs soins
+particuliers, ont porté leur beauté physique au plus haut point de
+perfection et qui par leurs talents intimes ainsi que par la chaleur de
+leurs embrassements sont désignées à l'acclamation du suffrage universel
+comme ayant donné chaque nuit dans leur quartier le plus recommandable
+exemple.
+
+--Tout cela, dit Pausole, c'est de la propagande. Mais vous disposez de
+deux moyens différents, si j'ai bien compris vos paroles. Quel est le
+second des deux?
+
+--J'y arrive, répondit M. Lebirbe. Notre propagande par les
+représentations publiques, par le livre, le journal, l'image et les prix
+du concours annuel, s'adresse principalement, ai-je besoin de le dire? à
+la jeune fille. Elle joue gros jeu à nous suivre; les peines de la
+grossesse et de l'enfantement l'épouvantent et il ne faut pas chercher
+ailleurs la cause profonde de sa réserve à l'égard de l'autre sexe. À
+quinze ans, une fille du peuple est apprentie et fait les courses;
+enceinte, elle perd sa place, elle perd même son amant dans la plupart
+des cas, et, si elle est attachée à l'un ou à l'autre, il ne lui reste
+au septième mois que misère, désespoir et douleur physique. Eh bien,
+nous voulons qu'elle affronte tout cela, s'y expose et en triomphe! Le
+pays l'exige; il lui faut des fils. Bien entendu, ce n'est pas ainsi que
+nous parlons à notre élève; elle aurait le droit de nous répondre que le
+pays n'en sera pas plus riche si elle lui donne un enfant, mais qu'elle
+en sera beaucoup plus pauvre; et nous ne pourrons jamais lui faire
+comprendre ce qu'il y a de faux dans son raisonnement. Aussi la
+flattons-nous d'une espérance tout autre. Ce que nous lui disons et ce
+qu'elle comprend tout de suite, c'est que le plaisir suprême des riches
+appartient aux plus misérables: l'amour pour lequel on entasse les
+fortunes et qui les fait écrouler ne se perfectionne pas en montant. Dès
+qu'une ouvrière sait être une amante, elle peut se dire qu'elle ignore
+toutes les joies de la vie, excepté la plus intense--car celle-là, elle
+l'embrasse, et la tient!
+
+--Certes oui.
+
+--C'est pourquoi notre ambition est satisfaite quand nous savons
+qu'après avoir lu telle de nos brochures, le soir, en quittant
+l'atelier, la modiste ou la ravaudeuse passe dans la chambre voisine et
+entre dans la vie grâce à nous. Car désormais nous savons que ses heures
+de travail seront pleines d'un souvenir et allégées par un espoir. Nous
+savons que sa journée ne sera pas tout entière sous le poids d'une tâche
+sans récompense; que son lit paraîtra moins rude et sa chambre moins
+froide en hiver si elle referme ses jambes nues sur un être qu'elle
+chérit. Puisse-t-elle en venir à ce dernier point dès que la nature l'y
+invite; mais quelle que soit la volupté qui la tente et qu'elle
+choisisse, nous nous estimons heureux si elle l'apprend à notre école,
+car il faut que les classes aisées partagent avec les plus pauvres non
+seulement leur trop grande fortune, mais le secret trop bien gardé de
+leurs mystérieux plaisirs où la foule réclame sa part.
+
+--Je voudrais bien savoir, répéta Pausole, quel est votre second
+moyen...
+
+--Je me résume, dit M. Lebirbe. En combattant la licence des intérieurs,
+en répandant le discrédit sur les pavillons clandestins et sur les
+vieillards abjects qui ne dénigrent la nudité que pour la retrouver
+moins fade entre le corset et les bas noirs, nous faisons effort
+passionnément dans le sens du nu antique et pur, nous favorisons la vie
+au grand jour, la franchise des mœurs, l'exemple et l'enseignement
+direct de l'étreinte, en un mot l'expansion de la volupté publique sur
+le territoire de Tryphême.
+
+--Rien ne saurait m'être plus agréable, dit Pausole, mais vos moyens?
+
+--Nos moyens? Nous en connaissons deux. Le premier, je vous l'ai dit,
+Sire, c'est la propagande. Le second, ce serait une sanction.
+
+--Une sanction? s'exclama Pausole.
+
+--Une sanction pénale. Notre énergie se heurte contre des opposants
+irréductibles. Nous avons pour nous la jeunesse et le peuple; mais nous
+ne pouvons rien, ou presque rien, contre une certaine caste qui exerce
+une autorité morale incontestable et nous résiste pied à pied. C'est
+contre elle que je vous demande des armes, Sire, contre elle et pour
+vous, pour la victoire immédiate de vos plus chères idées. Et d'abord,
+laissez-moi vous parler d'une loi que nous attendons avec fièvre et que
+vous pourriez signer ce soir: la loi de la nudité obligatoire pour la
+jeunesse.
+
+--Ah! mais non! déclara Pausole. Mon cher monsieur, Tryphême n'est pas
+le monde renversé; c'est un monde meilleur, je l'espère du moins, mais
+je n'ai pas épargné tant de liens à mon peuple pour le faire souffrir
+avec d'autres chaînes. Imposer le nu sur la voie publique! Mais voyons,
+monsieur Lebirbe, ce serait aussi ridicule que de l'interdire!
+
+Puis, scandant ses premiers mots avec des coups de poing abaissés dans
+le vide, Pausole articula lentement:
+
+--Monsieur, l'homme demande qu'on lui fiche la paix! Chacun est maître
+de soi-même, de ses opinions, de sa tenue et de ses actes, dans la
+limite de l'inoffensif. Les citoyens de l'Europe sont las de sentir à
+toute heure sur leur épaule la main d'une autorité qui se rend
+insupportable à force d'être toujours présente. Ils tolèrent encore que
+la loi leur parle au nom de l'intérêt public, mais lorsqu'elle entend
+prendre la défense de l'individu malgré lui et contre lui, lorsqu'elle
+régente sa vie intime, son mariage, son divorce, ses volontés dernières,
+ses lectures, ses spectacles, ses jeux et son costume, l'individu a le
+droit de demander à la loi pourquoi elle entre chez lui sans que
+personne l'ait invitée.
+
+--Sire...
+
+--Jamais je ne mettrai mes sujets dans le cas de me faire un tel
+reproche. Je leur donne des conseils, c'est mon devoir. Certains ne les
+suivent pas, c'est leur droit. Et tant que l'un d'eux n'avance pas la
+main pour dérober une bourse ou donner une nasarde, je n'ai pas à
+intervenir dans la vie d'un citoyen libre. Votre œuvre est bonne,
+monsieur Lebirbe; faites qu'elle se répande et s'impose, mais n'attendez
+pas de moi que je vous prête des gendarmes pour jeter dans les fers ceux
+qui ne pensent pas comme nous.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+OÙ L'ON FAIT DES RÉCITS DE VOYAGE SUR UN PAYS BIEN SINGULIER.
+
+ «Je vous diray quelques Sonnets et croy que vous ne doutez du sujet.
+
+ --Non, respondirent ces Bergeres, ils seront de l'Amour.»
+
+ REMY BELLEAU.
+
+
+À cet instant, une petite voix joyeuse et presque émue osa crier du fond
+de la pièce:
+
+--Maman! maman! quel bonheur! monsieur est un poète!
+
+--Un poète, Philis, est-il vrai?
+
+--Un poète! répéta Diane à la Houppe. Oh! dites-nous des vers,
+voulez-vous?
+
+Giglio s'approcha, s'inclina, et répondit avec déférence:
+
+--Madame, il suffit que vous m'en ayez exprimé le désir pour que je
+manque à tous mes serments, car je m'étais bien juré de ne jamais dire
+mes vers moi-même; mais je sais que vous n'ordonnez rien qui ne soit
+agréable au Roi et je voudrais être sûr de ne pas lui déplaire en
+troublant son entretien...
+
+--Vous ne troublerez rien du tout, monsieur Djilio; regardez le Roi: il
+vous écoute.
+
+--Dis-nous tes vers, mon petit, fit Pausole. Cela vient fort à propos
+rompre ma conférence de politique intérieure, car M. Lebirbe et moi nous
+commencions à ne plus nous entendre, bien que courtois l'un envers
+l'autre. Mais choisis un poème court et dont tu te souviennes bien, car
+les lacunes de la mémoire me font une pénible impression.
+
+--Sire, dit Giglio modestement, j'ai mes œuvres complètes sur moi.
+
+Il porta la main à sa ceinture, y fit sauter le bouton d'une courte
+poche de cuir qui ressemblait à une cartouchière, et il en tira trois
+petits volumes du format in-trente-deux jésus.
+
+ * * * * *
+
+L'un était édité au _Mercure de France_, tiré à cent quatre-vingt-trois
+exemplaires, dont quatre sur satin flamme de punch, huit sur chine gris
+poussière, neuf sur papier d'emballage tirant vers le caca d'oie, sept
+sur vieux buvard écrevisse, et le reste sur vergé des Indes. Cela
+s'appelait _le Mannequin d'opale_.
+
+L'autre avait été déposé à la librairie Fischbacher. Le portrait de
+l'auteur, reproduit par le curieux procédé de la photogravure, ornait la
+page du titre, et le titre était celui-ci: _Larmes d'une âme_.
+
+Le troisième était publié par un éditeur israélite. Sur la couverture,
+une jeune veuve très gaie, le voile sur l'oreille, levait sa jupe noire
+jusqu'à la ceinture, probablement pour montrer qu'elle n'avait pas de
+pantalon, et le titre était si scabreux que je ferais peut-être bien de
+le taire.
+
+(Car, après tout, ce roman n'est pas lu que par des dames.)
+
+ * * * * *
+
+Giguelillot sembla hésiter, il regarda ses hôtes, le Roi, Philis,
+Galatée et Diane à la Houppe... Puis il remit à leur place les deux
+premières plaquettes et ouvrit la troisième à la page 59.
+
+--Quel joli volume! fit Diane à la Houppe. Il s'intitule?...
+
+--_Oui_.
+
+--Charmant.
+
+--_Oui_ tout court? demanda Philis.
+
+--Que veux-tu donc de plus? s'écria Galatée.
+
+--Oh! cela dit tout! soupira Diane.
+
+Et, lançant un regard voilé, elle ajouta:
+
+--C'est un mot que vous avez entendu, monsieur?
+
+--Jamais, madame. Il ne s'emploie qu'en poésie.
+
+--Comment dit-on en prose?
+
+--On dit: «Non».
+
+--Cela revient au même?
+
+--Heureusement.
+
+--Alors, c'est une convention?
+
+--Une délicatesse.
+
+--Pourquoi?
+
+--En effet, madame, vous ne pouvez pas savoir... Une très vieille
+coutume, chez les peuples chrétiens, veut qu'un homme ne puisse
+rencontrer une dame sans être obligé de lui offrir un appartement
+meublé, avec des fleurs, de la poudre, des épingles à cheveux et des
+émotions. La dame répond toujours: «Non.» Si le monsieur se retire, elle
+comprend qu'il a été très poli. S'il insiste, elle réprime son trouble.
+Et s'il déclare qu'il en va mourir, elle fait tout ce qu'il faut pour
+lui sauver la vie. Voilà, madame, ce que veut dire un «non».
+
+--Je ne dirai jamais ce mot-là, sourit malicieusement Philis.
+
+Mais Pausole battait de la main le bras de son fauteuil évasé.
+
+--Lis donc tes vers, mon petit. Il ne faut jamais répondre aux dames. Un
+homme pose des questions d'élève; il interroge sur ce qu'il ignore. Mais
+une femme pose des questions de maître et seulement sur les pages
+qu'elle connaît à fond.
+
+--Alors, monsieur, fit Galatée, qu'est-ce que la pudeur, dites-moi?
+
+--À propos de quoi cette... question d'élève? dit en riant la petite
+Philis.
+
+--M. Djilio semble croire que les femmes disent: «Non» par discrétion
+d'abord, puis par miséricorde, si ce n'est par entraînement. Je lui
+demande ce qu'il sait de notre pudeur et j'espère qu'il me répondra.
+
+--«Pudeur», mademoiselle (nous sommes en classe, n'est-ce pas?),
+«pudeur» est un mot latin qui signifie «honte». C'est le sentiment
+particulier qu'éprouve une dame lorsque, ayant reconnu par un impartial
+examen la valeur exacte de ses formes, il lui faut révéler à d'autres ce
+qu'elle aimerait mieux déplorer toute seule. Et rien n'est plus naturel.
+
+Philis et Galatée se consultèrent du regard; mais tandis que l'aînée
+restait immobile, la cadette sortit en silence, piquée d'honneur, et
+sensible au défi.
+
+Pausole tendait la main du côté de son page.
+
+--Gilles, montre-moi ton livre, dit-il. Qu'est-ce que je vois donc sur
+la couverture?
+
+Et comme le page lui remettait le volume:
+
+--Oh! que c'est vilain! fit le Roi. Peux-tu publier des vers sous une
+pareille estampille? M. Lebirbe me disait à l'instant que ces sortes
+d'excitations s'adressaient à quelques vieillards dont nous haïssons
+tous deux l'hypocrisie et la sottise.
+
+--À Tryphême, répondit Giglio, il en est peut-être ainsi. Mais en
+France, où les vieillards dirigent les mœurs et font les lois, elles
+s'adressent au peuple entier. Le retroussé est le costume national des
+Françaises. On le produit partout, dans les bals publics, au
+café-concert, au théâtre, à l'Élysée et même dans le monde. Au milieu
+des caricatures étrangères, le retroussé désigne la France entre le lion
+anglais et l'aigle d'Allemagne. Si j'ai fait graver sur mon livre une
+dame entièrement vêtue de noir excepté vers le haut des jambes, c'était
+pour qu'on vît tout de suite que je parlais des Parisiennes.
+
+--Quelle singulière mode! fit Diane rêveuse. Pourquoi plaire aux
+vieillards et non aux jeunes gens?
+
+--Les Parisiennes veulent plaire à tout le monde, et elles ont un
+respect très particulier pour les vieux messieurs... Il s'exprime
+différemment selon la femme et selon l'heure du jour...
+
+--Oh! dites-nous! C'est si curieux, ces mœurs des pays sauvages...
+
+--Dans les classes inférieures, la femme exprime sa déférence envers
+l'homme âgé en levant le pied à la hauteur de son œil. Ce geste est
+généralement accompagné d'une exclamation ironique ou injurieuse; mais
+le septuagénaire est enchanté. Si la scène se passe dans un bal public,
+la police et la tradition veulent que la femme montre en même temps des
+dessous multiples, beaucoup de fausses dentelles et de madapolams sales.
+L'habitué du Moulin-Rouge ou du Casino de Paris n'aime que l'élégance de
+la cuisse, et il distingue assez mal le linon de la cotonnade: plus il y
+a de linge, plus il est content. Si, au contraire, nous sommes au
+cabaret, ou dans la rue le soir, ou dans les familles simples, il ne
+faut porter de linge nulle part pour ravir le septuagénaire par ce salut
+de bas en haut. Les ethnologues constatent, sans les expliquer, ces
+contradictions du goût français.
+
+--Vous avez vécu dans ce pays-là?
+
+--J'y suis né, madame.
+
+--Oh! pardon. Je vous croyais Italien. Vous disiez?... continuez donc...
+cela me passionne.
+
+--Dans les milieux bourgeois, le geste est différent. Sur un trottoir,
+par exemple, une dame se sent suivie par un membre de la Chambre Haute
+pour qui elle ne peut avoir qu'une vénération toute filiale; elle la lui
+témoigne par une manœuvre assez difficile à réussir et qui consiste à
+tirer la jupe et à la relever de façon à mouler les formes en arrière,
+tout en dévoilant le mollet gauche. Ce n'est pas intéressant du tout,
+mais le septuagénaire est enchanté.
+
+--Je ne comprends pas...
+
+--Moi non plus... Dans les classes dites supérieures, le retroussé est
+plus en faveur du côté du décolletage. Voici comment on l'obtient: le
+vieillard étant debout et la jeune femme assise, celle-ci se penche en
+serrant les bras et en bombant les épaules; la posture est disgracieuse,
+mais le corsage flotte, s'élargit; l'œil du vieux monsieur s'y darde,
+et quand le sein de la dame est assez complaisant pour laisser voir la
+forme, la nuance et les curiosités de sa pointe, le septuagénaire ne se
+sent pas de joie.
+
+--Mais que pensent les jeunes gens de tout cela?
+
+--Les jeunes gens? la plupart pensent comme leurs grands-pères... Ils
+obtiennent des retroussés plus complets, voilà tout... Les autres
+n'osent pas protester...
+
+--Et les dames?
+
+--Oh!...les dames en ont tellement l'habitude! Et puis c'est la mode: on
+ne peut rien contre elle... Tout à l'heure, j'entendais M. Lebirbe dire
+au Roi que, sur son théâtre, les amoureuses se mettaient nues avant de
+chanter: «Extase! Ivresse!» Mais à Paris, monsieur Lebirbe, personne n'y
+comprendrait rien. L'uniforme des courtisanes, c'est le corset noir et
+les bas noirs avec ou sans pantalon; autrefois, cela se gardait même au
+lit, disent les bons auteurs; maintenant cela ne se porte plus qu'à la
+chambre, et voilà un point de gagné, mais le public des petits théâtres
+le sait-il? Pour lui, toutes les femmes nues représentent la même
+personne, la seule qu'il ait jamais vue dans les journaux illustrés:
+c'est la Vérité sur M. Dreyfus. Si on le faisait venir en scène, il y
+aurait des manifestations.
+
+--Ha! ha! dit Pausole, tu exagères un peu.
+
+--Je crois même qu'il invente, fit Diane inquiète. Des mœurs pareilles
+ne peuvent exister nulle part.
+
+--Plût à Dieu! soupira M. Lebirbe. Mais elles ont pénétré jusqu'ici,
+madame, et cachent leur insanité dans le secret de nos intérieurs.
+
+--À Tryphême?
+
+--À Tryphême!
+
+--Pas chez vous, du moins, fit Diane avec un sourire.
+
+Philis rentrait sans autres voiles que ceux dont la nature elle-même
+commençait à la fournir. Derrière elle un domestique en livrée noisette
+apportait des citronnades avec des sorbets à la mandarine.
+
+Elle s'assit auprès de sa sœur dans une causeuse à deux places, et
+Giglio eut des distractions.
+
+Galatée vérifiait de la main l'ordonnance de sa coiffure.
+
+Philis du bout du doigt estompait sur sa hanche un peu de poudre
+superflue.
+
+--Eh bien! s'écria Pausole, voyons, finissons-en, mon petit! Lis-nous
+tes vers; tout le monde t'écoute. Mais choisis-les plus convenables que
+la couverture de tes œuvres. Tu parles devant deux jeunes filles.
+
+--Oh! Sire, nous pouvons tout entendre, maman le permet, dit Philis.
+
+Et Mme Lebirbe sortit de son silence pour émettre cet aphorisme qu'elle
+avait lu certainement quelque part:
+
+--Quand les jeunes filles comprennent... on ne leur apprend pas
+grand'chose... Et quand elles ne comprennent pas... on ne leur apprend
+rien du tout.
+
+Mais, comme Giglio rouvrait son livre, le dernier coup de minuit
+sonna...
+
+Taxis, toujours ponctuel, se fit annoncer.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+COMMENT TAXIS PRÉTENDIT SUIVRE L'EXEMPLE DE LA BELLE THIERRETTE.
+
+ Tout ce qui met les hommes dans une dépendance les uns des autres par
+ rapport à leurs plaisirs contribue infiniment à donner à leurs mœurs
+ une impression de tendresse et d'humanité, si nécessaire au bonheur de
+ la société en général; aussi a-t-on remarqué que les hommes disgraciés
+ de la nature sont de tous les mortels les plus insociables.
+
+ FRERON.--1776.
+
+
+Le huguenot, d'un air à la fois obséquieux et vain, les yeux fermés et
+la bouche ouverte, salua.
+
+Aussitôt, Diane à la Houppe s'assit de côté sur sa chaise en affectant
+de lui tourner le dos. Le bras droit sur le dossier elle éleva mollement
+sa main gauche vers le page et lui dit:
+
+--Pourquoi ne lisez-vous pas?
+
+--Madame, répondit Giglio, tous mes vers peuvent être mis entre les
+mains des jeunes filles, car ils parlent précisément de ce qui les
+intéresse le plus. Mais ils ne sont pas écrits pour M. Taxis, et, tant
+que M. Taxis sera là, je vous demande la permission de ne pas lui donner
+prétexte à scandale.
+
+--Malheur à celui par qui le scandale arrive! dit Taxis lugubrement.
+Mais il faut que le scandale arrive! Mais il faut que le scandale
+arrive!
+
+--Qui est ce monsieur? murmura Philis.
+
+--Il est mal tenu, dit Galatée.
+
+--Tu as vu ses mains?
+
+--Ah! et son cou!
+
+--Ses dents!
+
+--Sa barbe!
+
+--Et sa cravate! Oh! sa cravate!
+
+--Comme il serait vilain tout nu! Il fait très bien de s'habiller.
+
+En même temps, Taxis s'approchait du Roi:
+
+--Sire, dit-il à voix haute, j'ai l'honneur de vous demander un
+entretien particulier. Il y va des intérêts les plus graves. J'ose vous
+rappeler qu'à partir de minuit Votre Majesté daigne m'honorer de sa
+confiance et j'insiste pour être entendu.
+
+--Nous nous retirons, fit M. Lebirbe.
+
+--Non, fit Pausole. Restez...
+
+--Dès lors, je dois me taire, dit Taxis.
+
+--Ah! quel ennui! répéta le Roi, quel ennui! Ne pouvez-vous prendre vos
+résolutions tout seul sans venir me troubler à pareille heure?
+
+--Votre Majesté me donne carte blanche?
+
+--Bien entendu.
+
+--Il suffit.
+
+Et, se dirigeant vers le page:
+
+--Je vous arrête, monsieur!
+
+--Ciel! s'écria Mme Lebirbe.
+
+--Un instant! dit Pausole. Vous êtes fou, mon ami; je serai obligé de
+vous destituer si vous vous comportez de cette façon grossière vis-à-vis
+de mon meilleur page, chez le plus digne de mes sujets. Madame, je vous
+prie d'oublier une scène déplorable et dont j'ai l'esprit soulevé! Taxis
+est un fonctionnaire laborieux, parfois utile, mais d'un zèle excessif
+et d'un jugement troublé par je ne sais quel moralisme extravagant et
+chinois. Il s'excuse auprès de vous des paroles qu'il vient de prononcer
+ici.
+
+Toutefois M. et Mme Lebirbe, affolés par cet esclandre, insistèrent pour
+que le Roi terminât le conflit hors de leurs présences et ils se
+retirèrent en emmenant leurs filles.
+
+Dès qu'ils eurent fermé la porte:
+
+--Mes amis, dit Pausole, je suis las de vous séparer et de donner raison
+à l'un ou à l'autre. Arrangez votre querelle entre vous et faites
+surtout qu'elle soit brève.
+
+Puis il traversa le salon et vint affectueusement s'asseoir auprès de
+Diane à la Houppe.
+
+Giglio, les bras croisés derrière le dos, se réservait.
+
+Taxis, demeurant à distance, décocha cette vibrante apostrophe:
+
+--Ah ça! monsieur, c'est donc un principe? Vous vous êtes donné pour
+tache de désigner chaque jour une malheureuse fille, servante ou
+paysanne, et de la faire outrager par une cohue, ivre de stupre et de
+luxure?
+
+--Outrager? dit doucement Giguelillot.
+
+--Hier, vous ligottiez sur sa couche une camérière du Roi pour la livrer
+aux atteintes de douze polissons coup sur coup! Et ce soir c'est une
+fille de ferme que vous jetez dans les bois avec quarante satyres?
+
+--Quarante hommes choisis par vous, monsieur Taxis! Quarante anachorètes
+triés sur le volet! Et voilà ce qu'ils deviennent dès qu'on leur confie
+une femme? Ah! que la chair est faible! que la chair est donc faible!
+
+--Le spectacle qu'il m'a fallu contempler ne sortira pas de ma mémoire.
+Jamais, peut-être, pareille orgie ne s'était déroulée à la face du ciel
+depuis les tristes âges du paganisme, et, si je n'avais été prévenu, je
+me serais cru transporté par un songe diabolique dans les sentines de
+Suburre, dans les lupanars de Capoue! La misérable fille était
+écarquillée des quatre membres dans la position la plus critique au
+milieu de cinq ou six reîtres qui la souillaient je ne sais comment,
+mais tous à la fois, et le reste de la bande chantait une chanson de
+l'enfer en dansant une ronde autour de la victime.
+
+--Et la victime faisait des difficultés?
+
+--Non, elle était stoïque! Ulcérée, je n'en doute pas, ulcérée
+intérieurement des violences qu'elle subissait, et plus encore du
+scandale dont ses regards étaient témoins, elle n'en laissait rien
+paraître. Sa vaillance était bien d'une martyre. Sous l'outrage, elle
+tendait l'autre joue, elle demandait sans cesse de nouvelles tortures.
+Avait-elle des péchés à expier? Je l'ignore; mais dans les convulsions
+de l'agonie, la sublime enfant se réjouissait. Elle-même me l'a
+fièrement crié!
+
+--Vous le voyez, dit Giguelillot, les dames ne trouvent jamais qu'elles
+sont trop entourées.
+
+Ici Diane à la Houppe soupira longuement.
+
+Mais Taxis trépignait de colère et agitait des doigts frénétiques.
+
+--Riez! dit-il. Divertissez-vous! Votre rire est sinistre, jeune homme!
+Vous êtes malfaisant et lascif. Vous avez l'âme d'un Borgia! d'un
+Richelieu! d'un Héliogabale!...
+
+Giguelillot fit un pas et interrompit:
+
+--Monsieur, j'ai pour Héliogabale une admiration sans bornes et je suis
+ravi de lui ressembler à vos yeux...
+
+--Ah!...
+
+--... Mais vous faites vos comparaisons historiques sur un ton qui ne me
+plaît en aucune façon...
+
+--Monsieur...
+
+--Et puisque le Roi nous autorise à régler notre querelle entre nous...
+
+--Toutefois...
+
+--... J'exige que vous m'articuliez des excuses...
+
+--Jamais!
+
+--... Ou que vous fixiez avec moi, sans intermédiaire ni délai, les
+conditions d'une...
+
+--Jamais non plus!
+
+Taxis, d'un naturel bouillonnant mais craintif, reculait d'un pas à
+chaque mot. Il se buta contre la porte, l'ouvrit, voulut disparaître...
+
+Giguelillot le suivait et le retint par le bras.
+
+ * * * * *
+
+Dans la pièce où ils pénétrèrent ensemble, Philis et Galatée, près de
+leurs dignes parents, attendaient l'issue d'une conférence dont les
+éclats singuliers les frappaient douloureusement.
+
+--Madame, dit le page avec calme et respect, je ne devrais certainement
+pas terminer en votre présence une discussion particulière, mais vous
+l'avez vue naître bien malgré moi et, si vous daigniez y consentir, je
+vous présenterais mon accusateur, M. le Grand-Eunuque, à qui je demande
+réparation.
+
+Puis, se tournant vers Taxis qui était devenu livide:
+
+--Monsieur, poursuivit-il, je vous méprise bien sincèrement; vous êtes
+sot, ambitieux, servile, vous n'avez ni tact ni courage...
+
+--M'insulteriez-vous?
+
+--Je ne crois pas.
+
+--Je prends acte de cette déclaration.
+
+--Nous disions donc, reprit Giglio en souriant, que vous manquiez à la
+fois de courage et de dignité. Néanmoins, je suis prêt à vous accorder
+l'honneur d'une rencontre...
+
+--Mais je ne le demande pas!
+
+--Je vous l'offre.
+
+--Je le décline.
+
+--Vous refusez de vous battre?
+
+--Monsieur, l'Éternel a écrit en lettres de flamme sur le sommet du
+Sinaï, ce commandement: «Tu ne tueras point.» Christ l'a répété. Paul
+l'a enseigné aux Gentils. Et vous attendez de moi que je touche une arme
+de meurtre! Non, monsieur! c'est mal me connaître. Je veux suivre le
+noble exemple qui m'a été donné ce soir dans le petit bois d'oliviers.
+Moi aussi, sous l'outrage, je tends l'autre joue! Moi aussi je veux
+boire l'opprobre jusqu'à la lie! Moi aussi je m'écarquille sur la claie
+des afflictions! Je vous fais des excuses, monsieur! Je vous fais des
+excuses publiques! Je sortirai victorieux de la lutte avec mon orgueil.
+Voyez: je courbe la tête, et je sens mon cœur réconforté.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+COMMENT GIGUELILLOT COMPRENAIT LES DEVOIRS DE L'HOSPITALITÉ ANTIQUE.
+
+ Il est d'usage que les jeunes filles permettent les attouchements
+ jusqu'à un certain point; mais la décence des mœurs actuelles ne me
+ permet pas de vous dire lequel.
+
+ FISCHER. _Ueber die Probenächte..._ etc.--1780.
+
+
+Diane à la Houppe et le Roi, guidés par leurs hôtes, gagnèrent les
+appartements qui attendaient depuis tant d'années l'honneur d'une visite
+souveraine.
+
+Taxis avait peut-être l'intention de séparer les deux époux; mais le
+trouble qu'il ressentit à la suite de sa dispute fit qu'il en oublia
+jusqu'aux règles fondamentales de sa politique courante.
+
+Le sort déjouait ainsi les calculs du petit page qui en resta tout
+surpris. Ce fut pis encore lorsque en entrant avec Pausole dans la
+chambre où elle allait vivre sa troisième nuit conjugale, Diane jeta
+vers son mari des regards de pardon et de renaissant amour.
+
+Alors Giguelillot se sentit mordu par le petit serpent d'une petite
+jalousie. Cette femme qu'on lui enlevait (car on la lui enlevait) acquit
+à ses yeux aussitôt des séductions fascinatrices. Inquiet de lui-même,
+soucieux d'enterrer son souvenir sous une bonne réalité, il se résolut à
+faire diversion.
+
+En jeune homme pratique et déterminé, il avait ses armes sur lui.
+
+L'étui où il enfermait ses plaquettes était un nécessaire complet pour
+aventures et habitudes, une triple trousse indispensable divisée en
+trois poches d'inégale importance.
+
+La première contenait:
+
+Un tire-bouton;
+
+Six lacets de corset;
+
+Des sels;
+
+Un poison inoffensif;
+
+De la poudre blanche, de la poudre Rachel, de la poudre rose (en petites
+boîtes de poche);
+
+Trois bâtons de rouge tout neufs;
+
+Des épingles noires, blanches et à tête ronde.
+
+Des épingles à cheveux de différentes formes;
+
+Des épingles doubles;
+
+Un petit peigne à fermoir;
+
+Une glace à main;
+
+Plusieurs produits pharmaceutiques;
+
+Enfin divers objets curieux, sinon véritablement usuels.
+
+ * * * * *
+
+La deuxième renfermait les trois volumes de vers où Giguelillot avait
+fait entrer sous forme de dédicaces, de titres ou d'acrostiches quatre
+cents prénoms féminins ou noms d'animaux diminutifs rangés par ordre
+alphabétique afin que la recherche en fût plus facile au milieu des
+émotions.
+
+--Lisez! lisez!... cette élégie... à Miquette***... c'était vous,
+Miquette! Je vous aimais comme un fou! Et vous ne le saviez pas!
+
+Le dernier compartiment était le plus précieux des trois.
+
+Giguelillot y conservait une collection de trente billets, déclarations
+simples ou déclarations demandant rendez vous. Ces billets répondaient
+par leur variété à tous les caractères, et par leur provision à toutes
+les urgences: on n'a jamais ce qu'il faut pour écrire dans ces cas-là.
+Il y en avait de tendres, de respectueux, d'enflammés, de littéraires,
+de timides, de fort inconvenants, de désespérés et de pratiques.
+Certains disaient: «Ne m'abandonnez pas!» D'autres: «Eh bien! oui je
+vous aime!» D'autres encore: «Faites trois courses avant de venir pour
+avoir un emploi du temps.» Certains étaient presque illisibles tant
+l'encre y nageait dans les gouttes de larmes.
+
+Sitôt que l'un d'eux avait passé de sa case dans une main, toujours
+curieuse et tremblante même en cas de refus arrêté, Giguelillot le
+recopiait de mémoire pour une occasion future et la collection n'y
+perdait rien. Des enveloppes de couleurs diverses, rangées dans un ordre
+connu, rappelaient aisément le sujet de la lettre sans qu'il fût besoin
+de l'ouvrir pour en vérifier le choix ni les termes soigneusement
+vagues.
+
+Dans ce précieux nécessaire, Giguelillot prit à l'écart le troisième et
+le quatrième billet bleu, qui, avec des nuances développaient ce thème:
+«Je vous adore. J'aurai la folie de venir cette nuit jusqu'à votre
+chambre. Ouvrez-moi, ne fût-ce que pour me renvoyer!»
+
+Et, avant de quitter ses hôtes, il put glisser aux mains de leurs
+filles, secrètement, l'un et l'autre pli, afin d'avoir deux chances
+contre une d'oublier Diane à la Houppe.
+
+Il monta dans sa chambre, défit ses bagages, en tira des objets de
+toilette et s'occupa longuement de son joli physique par un sentiment de
+politesse bien plutôt que de suffisance, car il n'était à vrai dire ni
+vaniteux ni modeste lorsqu'il parlait avec lui-même et prenait aussi peu
+de plaisir à s'adresser des compliments qu'à se dire des choses
+désagréables.
+
+Si les dames avaient eu quelques bontés pour lui, ce n'était point,
+pensait-il, par l'effet d'un charme, mais parce qu'il les avait beaucoup
+entreprises, et, pour peu que l'on ait su rendre les circonstances
+favorables, deux sexes faits pour s'unir oublient vite les mauvaises
+raisons qu'ils croyaient avoir trouvées de ne pas se rendre leurs
+devoirs.
+
+En une heure, les derniers bruits s'éteignirent aux derniers étages;
+Giguelillot, ouvrant avec précaution la serrure de sa porte épaisse, se
+glissa dans le long corridor, monta silencieusement un escalier de
+marbre...
+
+ * * * * *
+
+Philis vraiment n'avait pas assez d'expérience pour jouer les rôles
+d'amoureuse: elle l'attendait sur la dernière marche.
+
+--Chut! dit-elle. Oh! que je suis contente! Venez vite!
+
+Ils entrèrent. Elle se retourna vers lui:
+
+--Vous êtes amoureux de moi? Comment cela se fait-il?
+
+Giglio n'eut pas le courage de jouer son rôle ordinaire, d'ailleurs
+parfaitement inutile cette fois. Il prit sous les bras la petite Philis,
+rouge et riante de plaisir, il lui mit un baiser dans l'œil et un autre
+au coin de la bouche, mais vivement et en camarade.
+
+--Vous êtes très gentille, lui dit-il.
+
+--C'est vrai?
+
+--Mais oui.
+
+--Qu'est-ce que j'ai de gentil?
+
+--Vous ne le savez pas?
+
+--On ne m'a jamais dit...
+
+--Eh bien, ceci, et ceci encore; et cela, ceci, tout vous!
+
+Elle se remit à rire, puis pensivement:
+
+--Mais les autres jeunes filles sont mieux que moi.
+
+--Vous vous trompez bien.
+
+--Malheureusement non. J'ai une cousine qui vient déjeuner ici tous les
+dimanches et, quand elle ôte sa robe dans ma chambre pour aller à table,
+j'ai envie de la battre tant elle est plus belle que moi. C'est vilain,
+ce sentiment-là, n'est-ce pas?
+
+--Oui, vous êtes d'une modestie ridicule, fit Giglio avec tendresse.
+Comment vous croyez-vous donc faite?
+
+--Moi? comme une allumette-bougie...
+
+--Parce que vous avez la tête rose et le corps blanc?
+
+--Surtout parce que je suis maigre. Vous ne direz pas non.
+
+--Je dirai non tout de suite! Vous, une maigre? Vous êtes mince comme il
+faut être. Les jeunes filles de quinze ans qui ressemblent à des
+poussahs trouvent quelquefois des maris parce que leur double surface
+donne l'illusion de la bigamie; mais des amants, c'est une autre
+affaire: elles sont trop difficiles à enlever.
+
+Philis, qui avait le rire facile, fit une vocalise, puis demanda très
+sérieusement:
+
+--Vous avez enlevé des jeunes filles, déjà?
+
+--Tout un pensionnat.
+
+La petite le regardait avec admiration:
+
+--Racontez-moi, dites?
+
+--Impossible, c'est un grand secret.
+
+--Alors, sans les noms?... Où cela se passait-il?
+
+--En France. Je ne peux pas en dire plus...
+
+--C'étaient des grandes ou des petites, dans cette pension-là?
+
+--Des deux.
+
+--Combien en tout?
+
+Giguelillot chercha un chiffre extraordinaire et admissible:
+
+--Trente et une, répondit-il.
+
+--Aucune ne vous a boudé?... Oh! je comprends ça, par exemple! Vous êtes
+si joli garçon... Je vous ai dit oui comme elles, vous voyez... Et
+encore, elles savaient peut-être ce qu'elles faisaient en vous suivant,
+tandis que moi je ne sais pas du tout. Ou presque pas.
+
+--Vraiment?
+
+--Ma sœur ne veut jamais me répondre quand je lui demande des
+renseignements. Tout ce que j'ai appris, c'est par ma cousine. Mais elle
+ne m'a pas dit ce qu'il y a de plus important, j'en suis sûre.
+
+--Qu'est-ce qu'elle vous a dit?
+
+Philis hésita en souriant.
+
+--Vous allez vous moquer de moi si je vous le répète.
+
+--Certainement non.
+
+--J'ai retenu tout de travers, je m'en doute. Et puis je ne sais pas
+tous les mots... Enfin, tant pis, vous me reprendrez; voilà.
+
+Et, comptant sur ses doigts pour ne rien oublier, Philis énuméra ses
+petites connaissances, d'une voix basse, lente et circonspecte, levant
+parfois un œil alarmé, comme une élève incertaine qui redoute le fatal
+zéro.
+
+Giguelillot l'écoutait avec une estime croissante. Dès qu'elle eut
+achevé de parler, il lui dit en joignant les mains:
+
+--Mais pardon, mademoiselle Philis, qu'est-ce que vous croyez ignorer?
+
+--Ce qui est mal, dit-elle simplement.
+
+Elle s'expliqua:
+
+--Il paraît que c'est très honteux de recevoir un jeune homme dans sa
+chambre... On fait donc le mal avec lui?
+
+--Mais non, mais non, fit Giguelillot.
+
+--Si. Papa nous le défend. Il ne reçoit jamais de jeunes gens, et quand
+on lui demande pourquoi, il répond qu'il a des filles. Tout ce que je
+viens de vous dire, évidemment, ce sont des façons de jouer qui ne font
+de mal à personne; alors ce n'est pas cela qu'on défend.
+
+--Bien entendu... Et je suis sûr que M. Lebirbe vous protège contre
+«certains» jeunes gens; ceux qui ne savent pas jouer, vous me comprenez
+bien. Mais s'il apprenait que vous jouez avec moi...
+
+--Vous? Mais vous surtout, grand Dieu! Ce soir je ne sais pas ce que
+vous lui avez dit, il vous craignait comme le diable, et il avait fait
+coucher une bonne sur un matelas dans le corridor, entre la porte de ma
+sœur et la mienne. Vous savez que ma sœur dort là-bas tout au fond?
+Elle a horreur des domestiques, Galatée, et elle n'aime pas être
+surveillée. Elle a donné de l'argent à la bonne en la priant d'aller
+coucher dans les communs comme d'habitude. Quelle chance, dites? sans
+cela je n'aurais pas pu vous voir.
+
+Cette confidence intéressa vivement Giglio. On avait dit oui des deux
+côtés. Il regarda la petite Philis et sentit un scrupule devant elle. Il
+pensa qu'attendu par l'aînée, résolu à la connaître, il n'avait guère le
+droit de conduire la plus jeune à d'irréparables imprudences, et qu'il
+valait mieux aborder la plus responsable des deux.
+
+Discret, il se borna donc à donner les éclaircissements que lui demanda
+la petite Philis sur un certain sujet dont elle était curieuse. Il lui
+donna aussi des conseils, des méthodes de rêverie et des leçons faciles,
+mais il ne lui suggéra rien dont elle ne sût les éléments.
+
+Il fut même si réservé qu'au moment où elle le pria de tenter avec elle
+une fatale expérience, il répondit qu'au sein d'une maladie grave il
+avait formé le vœu de ne jamais accomplir quoi que ce fût d'approchant,
+et que d'ailleurs, selon l'avis général, ces violences n'amenaient que
+déception.
+
+Deux heures après il se retira, feignit de descendre l'escalier, mais
+revint bientôt à pas sourds et frappa deux légers coups sur la porte de
+Galatée.
+
+La jeune fille ouvrit elle-même en robe de chambre très boutonnée. Elle
+referma soigneusement la porte, s'y appuya des épaules et dit du ton le
+plus froid:
+
+--Monsieur, je sais tout ce que vous avez fait ce soir dans une chambre
+de l'hôtel du Coq...
+
+--Comment? s'écria Giguelillot stupéfait.
+
+--Et je suis décidée à ne pas le taire si vous m'approchez sans ma
+permission. Maintenant écoutez bien. J'ai à vous parler.
+
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+OÙ GIGUELILLOT REÇOIT DE Mlle LEBIRBE UNE PROPOSITION QUI LUI SOURIT
+TOUT DE SUITE.
+
+ Ἐγὼ δὲ μόνα καθεύδω.
+
+ ΣΑΠΦ.
+
+
+--Vous me menacez? dit Giguelillot.
+
+--Je vous avertis.
+
+--Et que s'est-il passé, selon vos renseignements, dans cette pièce de
+l'hôtel du Coq où l'on prétend que je suis entré?
+
+Galatée prit dans un tiroir une jumelle d'officier à long tube.
+
+--Je m'ennuie, dit-elle. Je passe toutes mes journées dans ma chambre et
+ne sachant à quoi penser, je rêve. En payant ma maîtresse d'anglais,
+j'ai réussi à me procurer quelques romans défendus; je les aime
+beaucoup; mais je les sais par cœur, je les ai vécus vingt fois toute
+seule. Je sais tout ce qu'André Sperelli dit sur la bouche d'Hélène,
+tout ce qu'Henri de Marsay répond à Madame de Maufrigneuse, et M. de
+Maupassant m'a tant de fois étreinte que j'ai envie de le renvoyer.
+Alors, je me mets à ma fenêtre et par la fente des jalousies je regarde
+avec cette jumelle ce qu'on fait à l'hôtel du Coq.
+
+--Ah! Ah!
+
+--Oui. On y fait beaucoup de choses et personne ne croit être vu, mais
+cela aussi est monotone. J'avais quinze ans quand j'ai commencé à
+regarder chaque soir ce spectacle changeant. Aujourd'hui, j'en ai
+vingt-trois. Pendant les deux premières nuits, je me suis rapidement
+instruite. Pendant les huit années suivantes, je n'ai rien découvert que
+je n'eusse déjà vu, ou facilement imaginé. Pourtant, ces gens paraissent
+heureux; plus heureux que je ne suis, croyez-moi.
+
+--Ah? dit Giguelillot sur un autre ton.
+
+--Depuis des mois je n'avais rien vu d'aussi intéressant que ce qui
+s'est passé dans les trois derniers jours derrière les fenêtres de la
+grande chambre. Ces petites étaient délicieuses. J'ai prétexté une
+migraine et je suis restée sans cesse accoudée ici, à suivre leurs
+moindres mouvements. Je me relevais la nuit pour voir si elles n'avaient
+pas rallumé leurs flambeaux, et une fois ainsi, de trois à quatre heures
+du matin, j'ai surpris un de leurs réveils. Quand je me suis recouchée
+moi-même, je ne me suis pas rendormie...
+
+Elle se passa la main sur le front.
+
+--Je vous en ai beaucoup voulu de troubler leurs secrets et de les faire
+partir. Mais votre déguisement, le leur, et le soin que vous avez pris
+de jeter leurs vêtements par la fenêtre prouvent qu'elles étaient en
+faute et que vous êtes leur complice.
+
+--C'est exact.
+
+--Vous l'avouez?
+
+--Tout de suite; je n'hésite pas.
+
+--Vous ne me craignez donc guère?
+
+--En effet.
+
+--Et pourquoi?
+
+--D'abord, parce que vous avez l'âme beaucoup moins vilaine que vous ne
+le croyez. Ensuite, parce que, moi aussi, je suis armé. Ah! Ah! Brrr!...
+J'ai la foudre à la main!
+
+--Voulez-vous me la montrer?
+
+--Voici: M. Lebirbe, votre vénérable père, mademoiselle, avait étendu en
+travers de votre seuil une jeune esclave sans défense, afin, sans doute,
+que s'il se présentait un féroce séducteur, la pauvre fille lui servît
+de proie et s'offrît en sacrifice pour vous conserver l'Honneur.
+
+--Ce n'était pas précisément son but, mais comment le savez-vous?
+
+--Mystère et roman-feuilleton.
+
+--Continuez.
+
+--Vous avez mis de l'or dans la main de cette enfant...
+
+--Cela, c'est raide! Elle vous l'a dit?
+
+--... Et vous l'avez priée d'aller retrouver dans les communs le valet
+de chambre ou l'aide-cuisinier qu'elle préfère, au lieu de passer une
+triste nuit sans autre raison que d'obéir à son maître.
+
+--Et après?
+
+--Après? Mais comme une jeune fille ne renvoie d'ordinaire son gardien
+qu'au moment où elle aurait le plus de motifs d'être sévèrement
+observée, comme ma présence chez vous, à la suite de cette manœuvre,
+prouve immédiatement notre entente, vous pouvez vous débattre, crier,
+m'accuser de tous les crimes, personne ne croira que je ne sois pas ici
+d'accord avec vous, mademoiselle, si ce n'est sur votre invitation.
+
+--Et vous comptez en abuser?
+
+--De point en point.
+
+--Vous n'êtes point galant.
+
+--Quelle funeste erreur!
+
+--Ah!... Expliquez-moi, je vous en prie. Vous m'avez donné, ce soir
+déjà, une définition de la pudeur qui n'est pas dans les dictionnaires.
+Continuez mon éducation. Dites-moi, maintenant, ce que c'est que la
+galanterie. Je vous écoute.
+
+--Dans le sens où vous prenez le mot, mademoiselle, la galanterie est un
+jeu de scène très connu, mais assez fin, qui permet d'insulter
+impunément les dames en leur témoignant un respect qu'elles ont
+l'étourderie de demander elles-mêmes. C'est encore un excellent moyen de
+déguiser sous les dehors les plus aimables le repentir qui saisit la
+plupart des hommes au moment où ils se trouvent seuls avec l'objet de
+leurs longs désirs. Comme je suis fort loin d'éprouver ces sentiments
+indignes de vous, et comme votre beauté ne me laisse pas le loisir de
+modérer ceux qui m'agitent, je serai très «galant» tout à l'heure, mais
+dans le sens justement opposé à celui que vous regardez comme bon; car
+ce mot-là, lui aussi, peut signifier le contraire de ce qu'il semble
+dire.
+
+--Et si je vous criais que je vous déteste?
+
+--Alors, raison de plus.
+
+--Vraiment!
+
+--Oui. Vous obéir, ce serait m'en aller, c'est-à-dire renoncer à vous,
+et je perdrais ainsi tout espoir de vous faire changer d'avis. Si je
+vous force, peut-être me reste-t-il une chance...
+
+--En attendant, vous n'en faites rien!
+
+--Non. Non. Ce que je vous dis là, c'est de la littérature. Je n'ai pas
+le moindre désir de vous être désagréable.
+
+Il s'assit, prit la jumelle noire et en fit jouer la vis avec une
+certaine application.
+
+ * * * * *
+
+Galatée inquiète et un peu haletante le regardait de loin, cherchait à
+le pénétrer.
+
+Ne pouvant y réussir, elle prit le volant de sa robe de chambre,
+l'examina, le tendit, le retourna, regarda la lumière à travers la
+dentelle...
+
+Le froid aurait duré très longtemps encore si Giguelillot n'avait eu au
+milieu du silence un accès de gaieté affectueuse et très communicative:
+
+--Nous jouons bien, dit-il.
+
+--Nous?
+
+--Beaucoup de talent!
+
+--Quel enfant vous êtes!
+
+--Passons a la scène suivante, dites, elle est si jolie!
+
+--Qu'en savez-vous?
+
+--Je soupçonne le dénouement.
+
+--Ce n'est pas une comédie.
+
+--C'est une charade! J'ai trouvé! Je vous ai remis un «poulet». Il s'en
+est suivi un «froid». Et mon tout est la strophe célèbre de Paul Robert:
+
+ Si tu veux, faisons un rêve:
+ Montons sur un poulet froid!
+ Tu m'emmènes, je t'enlève...
+
+Voulez-vous jouer le troisième vers? Je suis précisément en costume.
+
+Et il fit pirouetter sa toque à l'extrémité de son doigt.
+
+Puis, se levant tout à coup:
+
+--Au fait, pourquoi m'avez-vous laissé entrer?
+
+--Je n'ose plus vous le dire...
+
+--C'était donc bien criminel?
+
+--Non.
+
+--Alors... bien inconvenant?
+
+--Oui.
+
+--Dites-moi cela tout bas?
+
+--Je n'ose.
+
+--Faites-moi les gestes.
+
+--C'est trop compliqué.
+
+--Je vous aiderai.
+
+--Jusqu'au bout?
+
+--Oui.
+
+--Vous le promettez?
+
+--Je vous le promets.
+
+--C'est bien. J'ai confiance en vous.
+
+--Maintenant, laissez-moi deviner.
+
+--Oh! vous ne pourrez jamais. N'essayez même pas!
+
+--C'est au-dessus de mon imagination? vous en êtes sûre?
+
+--Oui.
+
+--Miséricorde! qu'est-ce que cela peut être?
+
+ * * * * *
+
+Galatée ne répondit pas.
+
+Pour adopter une contenance sous le regard curieux et souriant de
+Giguelillot, elle saisit la jumelle à son tour et en caressa les tubes
+familiers.
+
+Puis, debout dans la fenêtre ouverte, elle mit au point l'instrument sur
+un petit pavillon qui dépendait de l'hôtel.
+
+--Fi! que c'est laid! dit Giguelillot. Voulez-vous bien ne pas regarder
+ces choses-là, mademoiselle?
+
+--Serait-ce que... vous voulez ma place? Je vous l'offre.
+
+--Merci, non.
+
+--Vous avez tort. Je m'amuse comme une folle. Pourquoi refusez-vous?
+
+--Ce n'est pas encore de mon âge.
+
+--C'est cependant déjà du mien!
+
+--Je ne dis pas non. Ce genre de distractions a été mis au monde pour la
+calvitie et la virginité qui ont chacune la même raison de le trouver
+intéressant. Quant à moi, je vous jure qu'il m'est profondément
+désagréable.
+
+Galatée reprit son poste d'observation. Puis, avec des impatiences dans
+la main:
+
+--Mais j'aurais besoin de vous! Venez vite! C'est de la fantasmagorie,
+ce qui se passe là-bas. Tout à l'heure il y avait un monsieur et deux
+dames; maintenant je trouve une dame et deux messieurs... Personne n'est
+entré ni sorti... Expliquez-moi, je vous en conjure.
+
+Au bout d'une demi-minute, Giglio donna cette consultation:
+
+--Un monsieur... avec une dame très bien... qui est laide... suivie
+d'une seconde dame moins bien... qui est jolie...
+
+--Ah! par exemple!... mais enfin...
+
+Elle allait discuter, quand une rougeur subite lui monta aux joues et
+elle dit simplement en secouant la tête:
+
+--Oui. Je vois bien que je ne sais pas tout.
+
+Et comme si cette constatation lui donnait l'ardeur nécessaire pour
+exprimer ce qu'elle voulait dire:
+
+--Eh bien, cela ne peut pas durer! fit-elle. Il faut que je vous parle,
+et vous allez apprendre pourquoi j'ai besoin de vous. C'est fort
+inconvenant: ne me regardez donc pas. Et ce sera long peut-être: ne
+soyez pas distrait.
+
+--Je suis vivement intéressé, au contraire.
+
+--J'ai vingt-trois ans, monsieur. Je ne suis pas mariée. Je mène une vie
+stupide, comme toutes les jeunes filles.
+
+--Oui... Oui...
+
+--Vous me comprenez. Je vois cela. Mon père a les idées les plus larges
+sur la vie intime et sur l'éducation...
+
+--Mais naturellement, il ne les applique pas à ses filles?
+
+--Naturellement?
+
+--C'est on ne peut plus humain.
+
+--Vous trouvez, vous? Pour moi, c'est de l'incohérence...
+
+--C'est humain et incohérent; deux fois humain. Nous sommes d'accord,
+
+--Ne m'interrompez plus: sans cela j'oublierai tout ce que j'ai à vous
+dire avant de...
+
+--Avant de parler franchement?
+
+--Vous êtes insupportable! Je suis sûre que vous allez me condamner et
+vous ne saurez pas pourquoi j'ai raison.
+
+--Je sais déjà très bien pourquoi vous avez tort...
+
+--Quand je le disais! Vous ne m'entendez pas!
+
+--Je vous entends d'avance, et je veux vous épargner la peine d'achever
+une conversation qui vous embarrasse beaucoup... Un monsieur que je
+connais et qui passe pour un esprit fin ne dit jamais que la moitié des
+phrases parce qu'un interlocuteur avisé en devine le dessein dès les
+premiers mots et que pendant la conclusion, l'adversaire, n'ayant pas
+besoin d'écouter, préparerait trop à loisir ses arguments à
+brûle-pourpoint.
+
+--Alors terminez mon rôle vous-même. Il faut que je sache au moins si
+vous m'avez comprise.
+
+--Si je vous ai... Mais à votre place je ne penserais pas autrement que
+vous. Et j'aurais tort. Et c'est ce que je voudrais vous dire en deux
+mots, qui, bien entendu, ne serviront à rien. Je m'y attends.
+
+--Dites.
+
+--Voici. Vous avez vingt-trois ans, vous êtes belle, vous êtes jeune
+fille depuis une dizaine d'années, vous avez beaucoup pleuré quand vous
+avez eu quinze ans, seize, dix-sept et ainsi de suite; vous lisiez des
+romans très chauds où des personnes de votre âge, parfois même un peu
+plus jeunes, passaient des nuits échevelées avec des amants plus que
+parfaits; votre jumelle vous a prouvé que ces romans-là n'étaient pas
+des fables, et quand vous vous êtes comparée aux personnes qui vous font
+envie, vous avez reconnu à des signes certains que vous pourriez faire
+comme elles le bonheur de plusieurs messieurs qui pourraient aussi faire
+le vôtre.
+
+--Ouf! dit Galatée. J'aime mieux ne pas avoir dit tout cela. Ne me
+regardez pas ainsi. Vous me gênez beaucoup.
+
+--En lisant ma lettre, continua Giglio, vous n'avez pas cru un instant
+que je vous aimais, ou plutôt vous avez espéré que je ne vous aimais
+pas...
+
+--«Espéré» est très bien. C'est tout à fait cela.
+
+--... Et comme vous m'aviez vu à l'œuvre dans mon rôle de costumier,
+vous avez compté sur moi pour vous aider à sortir en travesti, avec
+toutes les ressources de mon beau talent. Car si aucun gendarme ne vous
+retient prisonnière vous ne voudriez pas cependant vous en aller avec
+éclat. Vous aimez mieux disparaître, faire en sorte que personne ne
+puisse vous suivre à la piste...
+
+--Et sans savoir ce que je vous demanderais vous m'avez promis tout à
+l'heure que vous m'aideriez jusqu'au bout. Ne l'oubliez pas, mon ami!
+
+ * * * * *
+
+Giglio lui prit la main et lui dit très affectueusement:
+
+--Vous avez tort.
+
+--Non, non.
+
+--Vous ne connaissez pas la vie où vous courez. Là tout se passe comme
+ailleurs et comme dans les familles: c'est-à-dire que le bonheur est
+divisé en deux parties: presque tout pour les hommes, presque rien pour
+les femmes. Cela tient, dit-on, à des événements qui se sont passés
+autrefois entre une pomme et un serpent. Les femmes sont sur la terre
+pour être très malheureuses; souvent sans raison aucune; mais quand une
+cocotte se met à pleurer, je vous réponds qu'elle sait pourquoi.
+
+--Voulez-vous me le dire?
+
+--Parce qu'elle joue avec un amour qui ne cesse de lui échapper. Parce
+qu'entre vingt hommes qu'elle déteste elle en choisit un qu'elle chérit
+et que celui-là n'a qu'un désir, c'est de la quitter le plus vite
+possible. Parce qu'il n'y a pas de comédie plus triste ni plus
+laborieuse à jouer que celle des sentiments tendres. Parce que...
+
+--Mais au moins elle connaît la vie, cette femme! elle n'est pas une
+chose inutile, une solitaire malgré elle, une existence sans but, sans
+joies, sans liberté!
+
+--Pouvez-vous obtenir de monsieur votre père qu'il vous serve une
+pension et vous permette de vivre sans contrainte aucune comme il le
+ferait tout de suite si le ciel avait voulu que vous fussiez un fils?
+
+--Il ne voudra jamais.
+
+--La loi de l'homme! toujours la loi de l'homme!
+
+--Ce serait pourtant juste, en effet.
+
+--Devenez un garçon, comme la dame que vous regardiez tout à l'heure, et
+M. Lebirbe trouvera tout simple que vous rentriez en habit vers dix ou
+onze heures du matin avec des yeux couleur d'orage et des jambes de
+convalescent. Même si vous étiez un peu grise, je crois qu'il aurait des
+indulgences.
+
+--Ah! vous n'êtes pas sérieux.
+
+Et la jeune fille sourit tristement.
+
+Giglio reprit:
+
+--Rien de ce que je vous ai dit sur la vie de plaisir ne vous a
+convaincue, n'est ce pas?
+
+--Rien.
+
+--Je le pensais bien. À quel âge avez-vous désiré partir pour la
+première fois?
+
+--Je ne sais pas... Toujours...
+
+--Alors ce n'est pas une boutade? Vous avez réfléchi, vous savez ce que
+vous voulez et vous êtes sûre de le vouloir?
+
+--Ah! Dieu, oui!
+
+--Ces femmes que vous observiez dans le joli voisinage que votre père
+vous donne, vous les enviez? Regardez-les encore.
+
+Et pendant qu'elle prenait sa jumelle et la dirigeait vers le lointain,
+Giguelillot considérait combien il était heureux qu'il n'aimât point
+cette jeune fille, pour avoir la liberté de lui parler comme il allait
+le faire.
+
+--Je les envie, dit Galatée.
+
+--Toutes les deux?
+
+--Toutes les deux également. Je voudrais être la bonne de l'hôtel. Je
+voudrais être la petite mendiante qui dort en ce moment dans les fossés
+de la route et qu'on étranglera tout à l'heure, mais pas avant de
+l'avoir saisie.
+
+Giglio s'inclina.
+
+--Je n'ai plus rien à dire, mademoiselle. Et si vous voulez que je vous
+aide à partir d'ici, je suis tout prêt.
+
+--Comment? Vous voulez bien?
+
+--C'est peut-être absurde; je n'en sais rien. En tout cas, cela ne me
+regarde pas. Vous avez bien le droit d'exprimer une volonté après dix
+ans de réflexion. J'ai dit ce que j'avais à vous dire. Maintenant, si
+vous êtes déterminée, je n'insiste plus. D'ailleurs, je suis dans mon
+rôle de jeune homme en jetant le désordre au milieu des familles et en
+bouleversant les projets d'un père. Et puis je crois même que je vous
+avais promis de vous obéir? Cela tombe admirablement bien.
+
+Galatée lui serra les deux mains:
+
+--Oh! vous êtes bon; et moi qui vous ai mal accueilli! Pardonnez-moi si
+vous le pouvez. Je vous aime de tout mon cœur. Écoutez... Quelle heure
+est-il?... Quatre heures dix... Les domestiques ne sont jamais levés
+avant six heures et demie. Nous avons plus de deux heures à nous... Je
+vous permets de ne pas m'habiller tout de suite.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+COMMENT LES PROJETS DE PAUSOLE ET LES RÊVES DE DIANE À LA HOUPPE
+S'ACCORDAIENT EXACTEMENT.
+
+ On dit qu'il vaut mieux, sur des feuilles de bananier
+ Coucher avec deux hommes à la fois
+ Que de dormir seule.
+
+ _Chanson populaire annamite._ (Trad. DUMOUTIER.--1890.)
+
+
+Pausole débout dans sa chambre, se croisa les bras et secoua la tête.
+
+--Que suis-je venu faire si loin? dit-il tout haut. Dans quelle escapade
+me suis-je lancé? Me voilà sur les grandes routes, moi aussi, à plus de
+trois kilomètres de mon palais, prêt à dormir dans un lit de hasard,
+sans aucune de mes aises ni de mes habitudes familières. Quelle folie
+que cette aventure!
+
+Mais Diane, qui avait bien des raisons de souhaiter que l'aventure parût
+bonne et durât le plus longtemps possible, conduisit le Roi vers un
+vaste fauteuil et s'accroupit à ses pieds.
+
+Elle opposait un esprit simple aux complexités de la vie, et c'eût été
+la méconnaître que voir en elle une cérébrale; mais elle était, par
+intuition, experte à régler sa politique sur la psychologie de l'amour,
+seule partie de la sagesse où elle eût acquis des lumières. Nul autre
+conseil que le sien n'avait amené le Roi à retarder son départ au moment
+où elle désirait qu'il ne quittât point le palais. Il lui fallait
+maintenant prolonger l'excursion, mais surtout y prendre part,
+c'est-à-dire se faire pardonner sa poursuite importune et contraire aux
+règlements.
+
+Sur ce dernier point, elle pensa que le silence lui serait d'un meilleur
+secours que la contrition, car les excuses rappellent la faute plus
+certainement qu'elles ne l'atténuent, et elles provoquent le
+ressentiment même lorsqu'elles obtiennent les mots du pardon.
+
+Diane ne s'excusa donc en aucune manière. Elle compta sur la seule
+influence de son bonheur personnel pour apaiser l'esprit du Roi, et elle
+leva vers lui un visage dont le calme n'était troublé que par l'éclat
+d'un noir regard.
+
+--Que je me sens bien ici, dit-elle, et quel souvenir adorable je
+rappellerai en moi plus tard en songeant à cette chambre étrangère!
+Voyez: notre hôte a disposé toutes choses selon vos goûts particuliers.
+Il fait confortable et frais entre ces murs. Voici un divan bas; un
+autre plus haut et moins ferme; et celui-ci qui est si large, et
+celui-là qui est si bien placé dans l'air libre de la grande fenêtre.
+Voici des citrons et du sucre. Et voici de votre porto sec. J'en avais
+pris avec moi de peur qu'on ne l'eût oublié.
+
+--Est-il vrai? fit Pausole.
+
+--En voulez-vous maintenant?
+
+--Non. Il suffit que je le sache à ma portée. Mais cela m'aurait fort
+contrarié de ne pas le voir avant de m'endormir.
+
+--Demain matin vous aurez votre chocolat espagnol, que j'ai recommandé
+que l'on fît noir et d'une épaisseur très égale, car l'Ecuyer des
+cuisines ne l'avait pas dit avec autorité.
+
+--Cela est bien.
+
+--J'ai demandé surtout que le château gardât un silence de cathédrale
+tant que vous n'auriez pas daigné annoncer votre réveil.
+
+--C'est, en effet, très important.
+
+--Votre camérière est ici. Demain, à l'heure où je sonnerai pour vous,
+c'est elle qui se présentera, et je lui ai fait dire de se taire; elle
+vous a ennuyé ce matin, m'a-t-on dit. Enfin, j'ai demandé pour vous à
+Mme Lebirbe deux oreillers de crin, parce que je sais que la plume vous
+est désagréable.
+
+--Ah! ceci est parfait. Je veux t'embrasser, ma Houppe. Viens sur ce
+divan bas. Les sièges sont, en effet, très confortables ici, et cela me
+réconcilie avec ma nouvelle chambre. Dis-moi: tu as donc beaucoup parlé
+avec Mme Lebirbe?
+
+--Beaucoup. Nous sommes un peu parentes. Sa sœur, qui a épousé un
+médecin, a été la maîtresse de papa pendant trois ans. Mme Lebirbe m'a
+rappelé cela tout de suite.
+
+--Elle est veuve, cette sœur?
+
+--Non. Elle a eu d'abord un enfant de son mari et puis deux fils de mon
+père.
+
+--Je n'aime pas cela, dit Pausole. Pourquoi n'a-t-elle pas franchement
+divorcé?
+
+--Parce que mon père était marié aussi; et maman avait le caractère très
+difficile. La polygamie, avec elle, il ne pouvait pas en être question.
+Je me souviens que quand papa ramenait des maîtresses chez lui,
+c'étaient des scènes interminables. Il n'a jamais pu en garder une plus
+de huit jours.
+
+--Tu tiens de ta mère, dit Pausole, car tu avais bien cruellement griffé
+cette pauvre Denyse que j'ai vue ce matin...
+
+--Et que vous avez renvoyée, Sire! Oh! que j'ai été contente quand je
+l'ai vue revenir au harem! Je me souviendrai aussi de cette joie-là...
+mais celle que j'ai ce soir est plus douce.
+
+Pausole lui mit la main sur l'épaule.
+
+--Tu mènes donc au harem une vie bien triste, ma Houppe? Je vois cela
+derrière toutes tes paroles.
+
+--Oh! oui, bien triste l'an dernier. Bien heureuse depuis deux jours.
+
+--C'est désolant... Que faire? Je ne veux pas te contraindre, petite, ni
+toi ni aucune de mes femmes... Si je fais garder le harem avec tant de
+rigueur, c'est parce qu'il me serait personnellement très désagréable
+d'être trompé. Mais je ne retiens personne par la force...
+
+--Pouvez-vous me parler ainsi? Vous m'aimez donc bien peu? fit Diane
+très pâle.
+
+--Houppe, je t'aime bien, et c'est pour cela que je te donnerai la
+liberté le jour où tu me la demanderas.
+
+--Je ne vous la demanderai jamais.
+
+--Et tu prévois que tu resteras malheureuse?
+
+--Oui. Mais moins malheureuse d'un jour chaque année.
+
+--C'est désolant, reprit Pausole. C'est désolant.
+
+Diane, mécontente du point où elle avait conduit la conversation, se
+demandait déjà comment elle allait persuader au Roi de consentir à voir
+en elle seule trois cent soixante-cinq femmes diverses; mais le bon
+Pausole remuait dans son esprit des scrupules de tout autre sorte:
+
+--Je devrais peut-être, fit-il, aller plus loin... J'y ai déjà songé...
+Eh! qu'il est parfois délicat d'accorder son propre bonheur et sa propre
+liberté avec la liberté et le bonheur des autres! C'est un idéal
+impossible: il faut toujours aller jusqu'au sacrifice. Et alors la
+question se pose de savoir qui doit se sacrifier... Je veux bien la
+résoudre contre moi, cette question, si elle se rapproche ainsi de
+l'équité...
+
+--Contre vous?
+
+--Eh! oui! Je me rends compte qu'en obligeant ces jeunes femmes à une
+continence absolue pendant presque toute leur adolescence, je leur fais
+acheter trop cher les satisfactions que le titre de reine peut donner à
+leur tendresse ou plus souvent à leur vanité. Elles s'en accommodent. Je
+le sais bien. Cela est pourtant contre la nature, et je me suis demandé
+parfois si je ne devrais pas lâcher le corps des pages nuit et jour dans
+le harem en fermant les yeux sur ce qui se passerait très
+probablement... Je ne m'y suis pas résolu; mais je n'en repousse pas non
+plus l'idée... Ce sont des enfants sans barbe dont on ne saurait être
+sainement jaloux... Et si je prévois que leurs jeux m'apporteraient
+quelques soucis, du moins m'y résignerais-je comme à la solution la
+moins choquante de toutes, et avec le contentement d'avoir donné un peu
+de joie aux petites captives volontaires qui battent de l'aile autour de
+moi... Houppe, il se fait très tard. J'ai beaucoup marché à dos de mule,
+et je suis las. Prenons du repos.
+
+ * * * * *
+
+Vers six heures du matin, un rayon de soleil déjà chaud réveilla Diane à
+la Houppe.
+
+Pausole dormait sur les épaules, le nez haut et la bouche en volcan.
+
+Elle se retourna, ouvrit les jambes, s'étira en serrant les poings et en
+tendant la poitrine, puis retomba, les sourcils froncés.
+
+Rêvait-elle encore? c'est presque certain, car l'esprit hanté sans doute
+par les dernières paroles du Roi, elle eut la vision suivante:
+
+La porte, restée entre-bâillée pour maintenir un courant d'air au milieu
+de cette nuit trop chaude, tournait lentement sur elle-même... Un page
+entrait, d'abord timide, puis rassuré, puis entreprenant... Deux mains
+légères passaient délicieusement sur toute sa peau chaude et moite...
+Une douce joue câline lui frôlait le sein gauche... Puis un sourire
+licencieux vint effleurer le sien et se mêler à lui... Elle murmura (de
+la voix des songes): «Prenez garde...» Et elle crut qu'on lui répondait:
+«Rien n'éveille le Roi, madame...» Alors, comme elle se retournait sur
+le côté gauche, pour mieux surveiller le sommeil qu'elle appréhendait
+d'interrompre, il lui sembla que le page se comportait envers elle
+beaucoup plus en mari qu'en fidèle servant... Elle tressaillit trois
+fois, perdit toute conscience et tomba du haut de son rêve dans
+l'anéantissement noir.
+
+
+FIN DU LIVRE TROISIÈME
+
+
+
+
+LIVRE QUATRIÈME
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+COMMENT DIANE À LA HOUPPE EXPLIQUA SON RÊVE ET THIERRETTE SES AMBITIONS.
+
+ En général, vous verrez les femmes préférer un fat à un honnête homme,
+ un libertin à un amant qui a des mœurs... Cette préférence, de la
+ part des femmes, tient dans la nature aux convenances sexuelles
+ qu'elles imaginent sous un rapport plus intéressant, et dans le moral
+ à ce sentiment inné par lequel chacun recherche ce qui a le plus
+ d'identité avec lui.
+
+ _La Femme dans l'ordre social et dans l'ordre de la nature._--1787.
+
+
+Les cloches de la Pentecôte sonnèrent à grande volée dès neuf heures et
+demie du matin, et Diane, qui avait oublié de faire prévenir le
+carillonneur, s'éveilla pour la seconde fois.
+
+Avait-elle vraiment rêvé?
+
+D'abord elle n'en douta point. Les rêves de Diane à la Houppe entraient
+facilement dans le voluptueux et même dans l'imaginatif. Ils lui avaient
+suggéré bien des fantaisies qui, parfois, la laissaient pensive pendant
+une journée entière et qu'elle ne méditait point sans une sorte de
+respect, car elle eût été incapable de les construire à l'état de
+veille. Leur souvenir posait des jalons dans son existence monotone.
+Elle s'entendait clairement lorsqu'elle se disait que tel petit fait
+s'était passé avant le rêve du tambour-major ou après celui du petit
+nègre entre les deux institutrices. Aussi allait-elle se résoudre à
+classer le songe du page à la suite de beaucoup d'autres lorsque, ayant
+découvert des raisons d'incertitude qui ne lui étaient pas venues par la
+seule réflexion, et ne pouvant, d'autre part, accepter comme
+vraisemblable un événement aussi fantasque, elle plongea jusqu'au fond
+dans la perplexité.
+
+ * * * * *
+
+Pausole, que les éclats du bronze avaient fini par distraire de son
+pesant et doux sommeil, se mit alors sur son séant, et, peu après, fut
+en bas du lit.
+
+C'était l'heure où il s'occupait de ses affaires.
+
+Il lui fallait un conseiller.
+
+Il demanda Giguelillot.
+
+Le petit page se fit attendre, car il avait peu dormi après une journée
+fort rude. Rosine d'abord, puis Thierrette, puis Philis, puis Galatée,
+et enfin Diane à la Houppe avaient éprouvé tour à tour ce qu'il pouvait
+leur offrir d'énergie, de persévérance et de bons procédés, mais cela
+n'allait point pour lui sans un peu de vertige et même d'abattement.
+Aussi lorsqu'il se présenta pour répondre à l'appel du Roi sans avoir
+reposé plus de deux heures et demie, il était de vingt minutes en
+retard. Pausole avait quitté sa chambre pour son cabinet de toilette.
+
+Gilles entra et, comme il était fort mal élevé, Diane vit tout de suite
+à son sourire qu'il avait manifestement partagé au moins son rêve.
+
+Après un instant de confusion, elle prit son parti d'une aventure où
+elle avait si peu de responsabilité et qui tenait du cambriolage
+beaucoup plus que de l'adultère. De son lit elle fit signe au page
+d'approcher, lui entoura la jambe droite d'un bras languissant et nu, et
+lui dit lentement, tout bas:
+
+--Brigand! scélérat! canaille! petite infection! gibier de guillotine!
+
+Il répondit d'une voix sage qui pouvait bien avoir cinq ans:
+
+--Pardon, madame.
+
+--Je te déteste.
+
+--Oui, madame.
+
+--Qui t'a appris cela?
+
+--C'est ma petite sœur.
+
+--Ne recommence jamais...
+
+--Je ne le ferai plus.
+
+--Au moins... si imprudemment.
+
+--Ah! bien!
+
+--Et avec personne.
+
+--Personne. Personne. Personne. Jamais. Jamais. Jamais.
+
+Diane, en riant, le battit de la main et reprit presque aussitôt, mais
+avec plus de sérieux:
+
+--J'espère que nous n'allons pas la retrouver ce soir, cette blanche
+Aline?
+
+--Ah! vous ne voulez pas?
+
+--Je ne suis pas pressée.
+
+--Très bien.
+
+Puis, pour plaire à la jeune femme par une confidence qui ne lui coûtait
+d'ailleurs en aucune façon:
+
+--Il y a une seconde fugitive, dit-il.
+
+--Qui cela?
+
+--Mlle Lebirbe, l'aînée.
+
+--Depuis quand?
+
+--Cette nuit. Elle m'a exposé que la vie de famille ne se prêtait pas à
+l'inconduite, qu'elle sentait en elle toutes les frénésies, et que des
+voix mystérieuses l'appelaient à la basse prostitution. Alors je l'ai
+envoyée...
+
+--Oh! que c'est mal!
+
+--Je l'ai envoyée à une dame respectable qui tient un hôtel particulier
+de Tryphême où un grand nombre de femmes mariées rencontrent des
+messieurs--souvent mariés aussi, mais généralement pas avec elles...
+
+Quel petit bandit! C'est abominable...
+
+--Pas tant que cela! M. Lebirbe est président de la Ligue contre la
+licence des intérieurs, admirable société dont l'action mollit un peu,
+je crois. Quand il saura que sa fille aînée, dans un intérieur fameux,
+admet toutes les licences et les prend tour à tour, voilà qui lui rendra
+du zèle et de l'entrain pour la bonne cause.
+
+ * * * * *
+
+L'éclat de rire de Diane fut entendu par Pausole, qui, fraîchement
+baigné, se montra dans un costume du matin:
+
+--Ah! c'est toi, petit? Je n'ai que deux mots à te dire. Tu as fait,
+hier, une enquête qui dut être clairvoyante et dont je ne te demande pas
+le récit. Je viens de lire la petite lettre que tu as trouvée. Elle est
+fort affectueuse, mais ne donne pas de renseignements. Sais-tu ce qu'est
+devenue ma fille? Où peut-elle être aujourd'hui? Je n'en désire pas
+plus.
+
+Giguelillot consentait de grand cœur à sauver la blanche Aline; mais
+pour diverses raisons, il voulait en même temps se rapprocher d'elle.
+Aussi, faisant à Diane un signe léger qui lui épargnait l'inquiétude, il
+répondit:
+
+--À Tryphême.
+
+--Cela me suffit. Es-tu d'avis que nous partions aujourd'hui même vers
+une nouvelle étape?... Je consulterai Taxis pour la forme, puisqu'il est
+mon conseiller du matin, mais j'ai plus de confiance en toi.
+
+--Il vaut mieux partir, en effet.
+
+--Tu as raison. Et quelle heure te paraît la bonne?
+
+--Le milieu de l'après-midi.
+
+--Quelle distance parcourrons-nous?
+
+--Tryphême est à quatre kilomètres. On y va en trois quarts d'heure.
+
+--C'est beaucoup; mais nous ferons cela. Je me sens fort dispos, ce
+matin. Va, et dis à Taxis de venir me parler à son tour.
+
+Taxis, fort agité, parut.
+
+--Sire, dit-il, un nouveau crime a été commis ce matin. Une vierge a été
+enlevée à l'affection de ses parents...
+
+--Quoi?
+
+--Par un suborneur inconnu. La fille aînée de nos hôtes n'est plus dans
+ses appartements.
+
+--Ha! ha! ha! fit Pausole. Ce pauvre Lebirbe! Cela devait lui arriver!
+
+--Je ne puis m'empêcher d'établir une corrélation entre les événements
+extraordinaires qui se produisent depuis quelques jours et qui, tous,
+tiennent du rapt ou de la séduction clandestine.
+
+--Le rapprochement est insoutenable, dit le Roi d'un ton bourru. Outre
+que j'ai mes raisons de le trouver fort déplacé, il ressort du simple
+bon sens qu'un même individu ne saurait séduire et enlever plus d'une
+jeune fille à la fois. Vous êtes vraiment trop ignorant des choses de la
+galanterie, monsieur. Les confesseurs eux-mêmes croient devoir s'en
+instruire. Mais brisons là. Vous n'avez point d'autre rapport à me
+présenter?
+
+--L'inconnu que je persiste à tenir pour l'unique auteur de tous les
+attentats commis ces jours derniers est arrêté, Sire, ou sur le point de
+l'être. Cette fois encore, je n'attends qu'un signe de vous...
+
+--Ah! s'il en est ainsi, je le donne, dit Pausole. Puisse-t-il
+interrompre un voyage dont je commençais à sentir lourdement
+l'importunité. Qu'on en finisse! Où est l'inculpé?
+
+--Sur la route de Tryphême.
+
+--Et qui l'accompagne?
+
+--La Princesse Aline.
+
+--Comment le savez-vous?
+
+--En opérant des recherches dans les appartements de Mlle Lebirbe, j'ai
+trouvé une puissante jumelle dont la studieuse enfant se servait sans
+doute dans un but astronomique et afin de contempler chaque nuit
+l'œuvre insondable du Créateur que le firmament nous...
+
+--Abrégez, Taxis. Vous êtes prolixe.
+
+--J'ai donc saisi cette jumelle et j'en ai fait usage pour observer les
+environs. La Providence a voulu que cet objet fût dans mes mains
+l'instrument d'une découverte. À deux cents mètres sur la route de
+Tryphême j'ai aperçu un jeune homme dont le costume répond exactement à
+celui qui m'a été signalé par mes sbires comme revêtant le mystérieux
+inculpé. Auprès de lui, dans la robe verte que tout le monde connaît au
+palais depuis une quinzaine de jours, s'avançait la Princesse Aline. Tel
+est le résultat de mes efforts. Je crois devoir prévenir Votre Majesté
+que la hâte dans la décision et dans l'action est absolument nécessaire
+à la réussite de ses projets, quels qu'ils soient.
+
+--Mon opinion, dit Pausole, est formelle sur un premier point. Personne
+autre que moi-même n'aura mission d'arrêter ma fille. Je ne reviendrai
+pas là-dessus; j'ai eu trop de peine à m'y résoudre.
+
+--En ce cas, il faut partir immédiatement.
+
+--Partons donc. Les bagages sont-ils prêts?
+
+--Pour la plupart. Et les autres suivront. J'ai fait seller les
+montures, y compris mon fidèle Kosmon à qui un stupide malfaiteur a fait
+subir le plus scandaleux des outrages.
+
+--Comment, à lui aussi?
+
+--Pardon... Ma pensée...
+
+--C'est de l'aberration! dit Pausole. En pleine campagne, dans un pays
+facile et simple, où chacun peut fléchir sans peine de jolies filles
+dans les champs, aller prendre pour amoureuse un bidet cagneux et
+poussif comme celui que vous enfourchez! Voilà une dépravation dont je
+n'avais jamais eu l'idée!
+
+--Je n'ai rien dit de semblable, et...
+
+--Votre malfaiteur est un homme plus à plaindre qu'à blâmer. Je m'oppose
+à toutes poursuites... Faisons le silence autour de cela.
+
+--Je m'explique...
+
+--Vous vous expliquerez en chemin. Cela ne présente aucun intérêt.
+Faites diligence, Taxis, et prenez congé de moi.
+
+ * * * * *
+
+Le rassemblement s'accomplit dans la cour, où les gardes formèrent la
+haie, de la grand'grille à l'escalier.
+
+Giglio, déjà en selle, se montrait au peuple curieux quand d'un groupe
+de paysans se détacha la belle Thierrette.
+
+Souriante, avec un peu de fatigue dans le pli des sourcils, elle
+s'avançait péniblement mais encore non sans vaillance.
+
+Bien qu'elle fût fille à combattre avec toute une escorte en armes, elle
+se laissa intimider par le silence et l'espace qui entouraient les
+cavaliers, et ce fut en rougissant qu'elle s'approcha de Giguelillot:
+
+--Je vous remercie bien, monsieur... Merci... Vous avez été bon pour
+moi... ainsi que ces messieurs... Merci à tous... Merci bien de votre
+générosité... Merci encore... Merci... Merci...
+
+Puis, avec un soupir qui venait du fond de sa franchise, elle dit en
+hochant la tête ces simples mots:
+
+--Je n'oublierai pas.
+
+ * * * * *
+
+Mais Giguelillot se penchait du haut de son zèbre:
+
+--Qu'est-ce que tu tiens donc à la main?
+
+--C'est la quarantième tulipe, monsieur... Je l'ai gardée pour vous...
+pour qu'elle vous porte bonheur...
+
+--Gentille attention. Je la conserverai, ta quarantième tulipe. Que
+puis-je te donner à mon tour? Dis-le-moi.
+
+--Monsieur... on a été bien mauvais pour moi à la métairie... Le patron
+a dit comme ça que je me dérangeais... que j'avais des fréquentations...
+et que je n'avais pas fait la traite du soir... et qu'il lui manquait
+deux seaux... Enfin, quoi?... je suis à la porte avec six francs dans
+mon foulard, et pas d'emploi pour le moment.
+
+--Mais, ma pauvre Thierrette, je n'en ai pas à t'offrir.
+
+--Oh! si!... Moi, j'en vois bien un... Ces messieurs n'ont pas de
+cantinière... Le service est dur, je ne dis pas... mais je serais bien
+dévouée, bien complaisante... Je ferais ce que je pourrais, vous
+savez...
+
+--Comment? tu voudrais...
+
+--Oui... Mais pour les premiers jours je suivrais dans les bagages... Je
+monterais à cheval un peu plus tard... si ça ne vous fait rien.
+
+--Accepté. Va dans les bagages, c'est une excellente précaution. Et
+cache-toi bien jusqu'à midi. Ne te montre pas plus tôt, tu m'entends?
+
+--Oh! non... dans ce moment-ci, j'ai plus envie de dormir que de faire
+la belle, monsieur... Et merci encore... Merci... Vous avez bon cœur
+avec les femmes.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+COMMENT PHILIS TROUVA UN MARI.
+
+ Mon pere, mariez-moy
+ Ou je suis fille perdue.
+ Se vous ne me mariez,
+ Il me faudra courir la rue
+ Soit en chemise ou toute nue
+ Faisant du pis que je pourrai.
+
+ _S'ensuyt plusieurs belles chansons nouvelles._--1542.
+
+
+Trois vases des manufactures royales, un portrait avec autographe et des
+libéralités aux serviteurs marquèrent le passage de Pausole chez le
+malheureux M. Lebirbe.
+
+Mais le vieillard en perdit ses deux filles du même coup.
+
+Le Roi, ne sachant comment consoler son hôte après la fuite de Galatée,
+et pensant avoir appris par son expérience du cœur humain que chez la
+plupart des individus la vanité personnelle l'emportait bien sur
+l'affection, crut alléger tous ses chagrins en l'informant de but en
+blanc qu'épris par les jeunes grâces de la petite Philis, il la mettait
+au rang des Reines et l'emmenait avec le convoi.
+
+Puis tout le cortège se mit en marche, Philis en bleu sur son poney à
+droite de Pausole sur sa mule; Giguelillot à gauche sur son zèbre; Taxis
+en éclaireur sur le minable Kosmon, toujours moignonneux et stigmatisé,
+tandis que plus loin, mollement bercée au pas nautique de son chameau,
+Diane à la Houppe, les yeux dormants, étendue sur le côté gauche,
+renouait les fils de son rêve...
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+OÙ PHILIS BABILLE, ÉCOUTE ET S'INSTRUIT.
+
+ Elle ressemble, dans les bandes
+ De son petit vertugadin,
+ Aux damoiselles de lavandes
+ Dans les bordures d'un jardin.
+
+ Elle bravoit, faisant la roüe
+ Devant le galant qui la sert
+ Comme une mouche qui se joüe
+ Dessus la nappe d'un dessert.
+
+ _Les Muses gaillardes recueillies des plus beaux esprits de ce
+ temps._--1609.
+
+
+Philis ne pouvait y croire:
+
+--Sire, dit-elle, je serai une Reine comme tout le monde, bien vrai?
+
+--Mais oui.
+
+--Comme les trois cent soixante-six? Et je vivrai dans le harem? Et
+j'aurai tant d'amies que cela? Oh! que je vais m'amuser!
+
+--À la bonne heure, dit Pausole. Voilà de bonnes dispositions.
+
+--Est-ce qu'il y a des Reines de mon âge?
+
+--Une trentaine.
+
+--Tant que cela? Et elles sont gentilles?
+
+--Très gentilles.
+
+--Est-ce qu'elles s'aiment bien entre elles ou est-ce qu'elles se
+battent?
+
+--Oh! je crois qu'elles s'aiment plutôt à l'excès.
+
+--On ne s'aime jamais trop, d'abord. Est-ce qu'elles sont sérieuses?
+
+--Pas sérieuses du tout.
+
+Philis, avec un petit cri de gaieté, se souleva sur ses fourches et
+retomba plusieurs fois assise, ce qui était sa manière d'exprimer une
+joie frétillante lorsqu'elle faisait de l'équitation.
+
+--Enfin! dit le page. Vous aurez donc, Sire, une femme superflue, une de
+plus que l'an ne compte de jours! Je suis sûr qu'à partir d'aujourd'hui,
+vous avez le sentiment de la richesse en amour.
+
+--Non pas! Non pas! dit Pausole. Je congédie la Reine Denyse. Le harem
+est pacifié. Chaque Reine a des droits égaux qui s'affirment une fois
+par an. Je n'aurais pas l'extravagance de compromettre par boutade un
+ordre de succession qui doit être l'ordre parfait, puisqu'il se modèle
+sur les révolutions de notre planète elle-même.
+
+--Qu'est-ce que cela veut dire? demanda Philis.
+
+Puis elle se reprit:
+
+--Pardon, Sire. On m'a dit bien des fois qu'il ne fallait pas poser de
+questions. Ce n'est pas ma faute. Je ne sais rien.
+
+--J'en suis ravi, dit Pausole. Mais qu'appelles-tu rien, réponds-moi?
+
+--La liste des Rois de Tryphême avec les sous-préfectures et la règle
+des participes.
+
+--Tu sais tout cela? C'est admirable.
+
+--Je le sais, je le sais... pas très bien.
+
+--Et que voudrais-tu savoir de plus?
+
+À cette question Philis répondit si franchement que Pausole en eut un
+sursaut.
+
+Toute confuse et l'œil bas, elle se reprit encore:
+
+--Pardon, Sire, j'ai dit une bêtise? Je n'aurais pas dû... surtout
+devant vous... Mais c'est toujours la même chose... Papa le disait
+bien... Quand je monte à cheval depuis cinq minutes je ne suis plus
+tenable, il paraît... Une autre fois, je ferai attention.
+
+Pausole la rassura du geste:
+
+--C'est moi qui ai eu tort, ma petite, si je t'ai laissé croire que je
+te désapprouvais, car tu as fort bien répondu.
+
+--Vraiment?
+
+--Je le crois. D'abord tu as parlé du fond du cœur.
+
+--Oh! oui!
+
+--... Et il faut toujours dire la vérité.
+
+--Même cette vérité-là?
+
+--Elle est la grande vérité des femmes et la plus belle ambition
+qu'elles puissent décemment exprimer. Si tu m'avais répondu que tu
+regrettais de savoir peu de chose sur la mécanique céleste ou le calcul
+différentiel, j'aurais été moins satisfait; non pas qu'il n'y ait de par
+le monde des mathématiciennes et des astronomes qui tiennent
+convenablement leurs petits emplois; mais simplement parce que celles-là
+deviennent semblables à des hommes, et prennent à plaisir les défauts
+d'une moitié du genre humain qui m'inspire de l'antipathie.
+
+--Oh! pas à moi! dit Philis.
+
+Cette fois, le mot parut léger.
+
+ * * * * *
+
+Giguelillot, toujours complaisant, se hâta de combler le silence:
+
+--Avez-vous remarqué, Sire, dit-il brusquement, combien les Tryphémois
+ressemblent aux Français?
+
+--Quelle question baroque! Comment voudrais-tu qu'il en fût autrement?
+Ce sont des Catalans et des Languedociens mêlés; il sont de race
+gallo-romaine.
+
+--Oui; mais ce n'est pas ce que je voulais dire. Je suis venu de Paris,
+croyant trouver ici un milieu tout nouveau. Vous aviez fait une
+révolution complète, proclamé la liberté morale...
+
+--Oh! dit Pausole. Ce n'est rien, mon petit. L'importance des
+révolutions se mesure à l'intérêt que peut avoir le gouvernement à
+retarder leur réussite. Il n'y a jamais eu qu'une révolution improbable
+avant le succès et inconcevable dans le souvenir, c'est celle qui vous a
+donné la liberté religieuse, parce qu'en renonçant au droit divin, le
+pouvoir s'est privé d'un soutien fondamental qui lui avait assuré
+jusque-là une stabilité plusieurs fois séculaire. Mais la liberté
+morale? Vous l'aurez quand vous la demanderez.
+
+--Qu'est-ce que c'est? hasarda Philis.
+
+--Tu penses bien, mon petit Gilles, dit Pausole sans répondre, que le
+jour où, à Paris, le public prendra la peine de réclamer une danseuse
+nue à l'Opéra, on la lui donnera tout de suite, car le ministère n'en
+sera pas renversé, surtout si les abonnés savent que la danseuse est
+bonne pour lui.
+
+--C'est possible; mais je croyais trouver ici un monde plus différent du
+mien, quelque chose de bouleversé, d'inouï, un contraste absolu. Et tout
+se passe pourtant comme dans le pays voisin... Les routes sont calmes,
+les moissons poussent, les métayers chassent de chez eux les filles de
+ferme qui se conduisent mal; les soirées sont d'une tenue grave et les
+jeunes filles paraissent élevées avec une certaine rigueur.
+
+--Bien entendu. Rien ne change rien à l'homme, mon petit. On peut
+seulement lui rendre la vie un peu plus facile et douce en le laissant
+libre d'accomplir tout ce qui ne fait de mal à personne. Et voilà ce que
+j'ai voulu faire. Je crois même que depuis bien des siècles, je suis le
+premier législateur qui se soit donné pour principe de ne pas ennuyer
+les gens.
+
+Philis s'agitait sur sa selle.
+
+--Alors, Sire, on fait tout ce qu'on veut dans le harem?... J'ai encore
+posé une question... Si je suis insupportable, il faut me le dire... Je
+suis habituée... On me gronde tout le temps.
+
+--Non, tu n'es pas insupportable, dit Pausole. Et je t'aime ainsi.
+J'espère qu'au harem tu ne voudras rien faire qui n'y soit permis. En
+tout cas, ce n'est pas une prison. Tant que tu seras heureuse, je t'y
+garderai. Le jour où tu voudras partir, tu me diras simplement: Adieu.
+
+--Et vous ne me retiendrez pas? C'est bien méchant.
+
+Pausole se retourna vers Giguelillot.
+
+--Tu vois, dit-il. On ne perd jamais l'habitude de se plaindre, et sitôt
+qu'on a obtenu la liberté...
+
+ * * * * *
+
+Mais Taxis revenait au grand trot.
+
+--Ah! ah! nous allons apprendre des nouvelles, dit Giguelillot perfide
+et gouailleur. Voici le seigneur Grand-Eunuque qui revient après une
+fructueuse battue. Il a retrouvé la Princesse. Louées soient sur terre
+et dans les cieux sa clairvoyance comme sa tactique.
+
+--Quelle Princesse? demanda Philis.
+
+--Les coupables sont arrêtés! cria Taxis du plus loin qu'il put.
+
+--Quoi? ma fille? Vous avez osé arrêter ma fille?
+
+--Oh! mais comme c'est intéressant! dit Philis tout bas.
+
+--Je n'ai pas eu cette témérité, répondit Taxis. Je ne tiens que les
+complices, qui sont là-bas sous bonne garde. Ce sont deux petits paysans
+du hameau; sans doute ils se sont entremis pour aider à l'enlèvement,
+car ils portent la robe et le costume de la Princesse et de l'Inconnu.
+
+--Ils avouent?
+
+--Ils nient; c'est précisément ce qui les condamne. Le vrai coupable se
+reconnaît à un signe frappant: il commence toujours par déclarer qu'il
+est innocent. Sitôt cette déclaration reçue, la police donne l'ordre
+d'écrou. Il y a là plus qu'une présomption, à mon sens: presque une
+certitude. J'ajouterai même qu'à défaut d'autres preuves, je me
+contenterais de celle-là pour condamner.
+
+--Faites comparaître, dit Pausole.
+
+Et l'on vit arriver, se tenant par la main, une jeune campagnarde et son
+frère, larmoyants et livides de peur.
+
+ * * * * *
+
+Ils expliquèrent en bégayant qu'ils avaient trouvé cette belle robe et
+ces beaux habits dans la cour de leur cabane; que, comme c'était le jour
+de la Pentecôte, ils avaient pensé que la sainte Vierge leur envoyait
+ces atours de fête pour les récompenser d'avoir beaucoup peiné pendant
+l'année précédente; qu'ils avaient vu là un miracle, c'est-à-dire
+quelque chose de bien naturel, et que s'ils s'étaient doutés de ce qui
+les attendait au milieu de la route, ils auraient plutôt jeté les
+vêtements au feu que de s'en parer un seul instant. Enfin, leur maintien
+fut si humble et si candide et si niais, que Pausole, levant les
+épaules, s'écria:
+
+--Vous êtes fou, Taxis. Ces enfants sont parfaitement idiots, et par
+conséquent incapables de mal faire. Le crime est un des privilèges
+réservés à l'intelligence--j'entends du moins le crime complexe et
+clandestin comme celui que nous poursuivons. J'espère pour l'honneur de
+ma fille qu'elle a été enlevée par quelqu'un d'assez fin pour ne
+demander aucune aide aux bélîtres que vous avez pris.
+
+--Je demande néanmoins qu'ils soient fouillés, dit le Grand-Eunuque.
+
+--Soit. Mais vous ne trouverez rien. Je m'en porte garant.
+
+Taxis déshabilla de sa propre main le frère et la sœur tout honteux,
+qui se serrèrent l'un contre l'autre en mettant chacun leurs doigts dans
+leur nez.
+
+Sur le talus poudreux de la route il étala leurs habits, fouilla les
+poches, les goussets, les doublures?
+
+--Rien? dit Pausole. Je le pensais bien!
+
+--Quatre lettres, répondit Taxis.
+
+Et, avec une déférence qui ne laissait pas d'être orgueilleuse, il les
+tendit d'un geste vif.
+
+--Où se trouvaient ces lettres? dit Pausole.
+
+--Dans la poche gauche intérieure du veston.
+
+--Lisez-m'en une; celle que vous voudrez.
+
+Et tandis que Philis, prodigieusement intriguée, amenait son petit
+cheval par derrière pour suivre par-dessus l'épaule, Taxis donna lecture
+du premier billet:
+
+«Mon petit Mimi,
+
+«Réveille-toi. Je casserai ta sonnette à dix heures et demie. Mon singe
+fait une adjudication à la campagne. Je suis libre comme une hirondelle
+et je me sens si tendre que mes yeux se ferment! Renvoie n'importe qui
+si tu n'es pas seule! On m'habille et j'accours.
+
+«Ta bouche.
+
+ «CAMILLE.»
+
+--La lettre est bien cocasse, déclara Pausole. Qui peut être ce M.
+Camille qui se compare sottement à une hirondelle et possède un singe,
+lequel fait des adjudications? Chez quels peuples les vieux notaires
+vendent-ils leurs études à des ouistitis? Voilà qui ne se comprend
+guère.
+
+--Dites donc, souffla Philis à l'oreille du page. C'est une écriture de
+femme, vous savez. Pour moi, il y a des choses là-dessous...
+
+--Ah! Ah!
+
+--Faut-il que je le dise?
+
+--Non. Cela ferait mauvais effet.
+
+Et, suggérant à son zèbre le désir de faire volte-face, il se tourna
+vers le Roi:
+
+--On perd un temps précieux, fit-il, à lire cette correspondance. Elle
+ne peut rien nous apprendre: je sais depuis hier soir qui accompagne la
+princesse...
+
+--Je le sais aussi, monsieur! cria Taxis. Ma découverte corrobore toutes
+mes présomptions. Ces quatre lettres sont adressées à «Mlle Mirabelle».
+J'affirme donc une fois de plus que cette précoce entremetteuse a servi
+de truchement dans la circonstance, et que le coupable est son ami,
+qu'il l'a commise et soudoyée.
+
+--Je prétends, dit Giguelillot, que la vérité est bien différente.
+
+Et, certain de la réponse qu'il allait recevoir, il ajouta:
+
+--C'est ce que je vais avoir l'honneur d'exposer au Roi s'il m'accorde
+ici même trois heures d'entretien pendant lesquelles je lui rendrai
+compte de toutes les recherches que j'ai faites pendant la journée
+d'hier.
+
+Eh! Pourquoi? dit Pausole. C'est bien inutile. Je ne suis point un chef
+de police et je n'ai nullement l'intention de me mêler à vos travaux.
+Entendez-vous, je vous le répète. Votre explication d'hier, quoique
+vive, a pu vous rapprocher. Menez l'enquête de concert ou chacun de
+votre côté. Cela m'est parfaitement égal. Je n'interviendrai qu'à la fin
+pour reprendre moi-même ma fille dans la retraite où j'espère que vous
+la retrouverez.
+
+--Votre fille est donc partie, Sire, comme Galatée? demanda Philis.
+
+--Ce n'est pas du tout la même chose, dit Pausole.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+COMMENT TAXIS APPRIT ENFIN LA VÉRITÉ SUR TOUTE L'AFFAIRE.
+
+ J'ai dans mon répertoire plusieurs remèdes, _Pulsatilla_, _Natrum
+ muriaticum_, _Belladona_, efficaces chez les gens qui se croient
+ damnés.
+
+ Dr GALLAVARDIN (de Lyon).--1896.
+
+
+Les deux petits paysans mis en liberté, tout le cortège s'ébranla de
+nouveau dans la direction de Tryphême.
+
+Giguelillot n'aurait point voulu mystifier le Roi Pausole, car il
+l'aimait très sincèrement, malgré qu'il l'eût fait cocu. Mais ses
+scrupules étaient moins vifs à l'égard du seigneur Taxis; et comme il
+lui fallait pallier le fâcheux épisode des lettres, il rejoignit le
+Grand-Eunuque et lui dit en confidence:
+
+--Monsieur, pour ma part je mènerai l'enquête d'une façon impitoyable;
+mais je crois devoir vous annoncer que l'inculpé est par malheur un de
+vos coreligionnaires.
+
+--Que dites-vous? Quel scandale!
+
+--Ne vous effrayez pas. Sa voie est droite et ne l'égare qu'en
+apparence. Voici la vérité sur toute cette affaire: un jeune homme,
+choisi parmi les plus chastes d'une société qui en compte beaucoup, a
+été chargé d'une mission morale à Tryphême par un groupe de protestants
+qui habite Alais.
+
+--Alais est une ville sans tache, dit Taxis.
+
+--Vous le savez, monsieur, je ne partage pas vos idées, reprit
+Giguelillot imperturbable; mais je trouve malgré moi une certaine
+grandeur, un généreux désintéressement aux visites que font vos amis
+chez les courtisanes de nos grandes villes, à l'effet, sans doute, de
+les purifier.
+
+--N'en doutez point.
+
+--Tel était précisément le but du jeune homme que nous recherchons.
+Depuis cinq mois, si j'en crois ses propres paroles, il a passé toutes
+ses nuits et souvent même ses journées dans les lits des filles perdues,
+allant sans cesse de couche en couche, de répulsion en répulsion.
+
+--Le noble enfant!
+
+--Sa méthode particulière consistait à montrer sa propre personne, qui
+est en effet sans charmes, déplaisante et mal tenue. Il quittait ses
+vêtements, s'approchait de la pêcheresse et articulait d'une voix
+lamentable: «Voilà ce que c'est que la chair; comment n'es-tu pas
+écœurée?»
+
+--Il en a converti beaucoup?
+
+--Aucune. La plupart protestaient aussitôt qu'elles n'avaient jamais
+rien touché de plus tentateur que son corps, et qu'elles aimaient
+beaucoup les blonds (car il est blond). D'autres lui expliquaient avec
+un sourire qu'elles n'étaient pas moins aimables envers les beautés de
+second rang et qu'en échange d'un double prix elles donnaient double
+tendresse. Celles même qui restaient assez franches pour dire de lui ce
+qu'elles en pensaient se refusaient à injurier dans le sursaut d'un égal
+mépris le reste de leurs amants. Celles-là étaient les plus jeunes.
+Bref, il allait partir très découragé lorsque ayant appris que la
+Princesse Aline habitait non loin du harem, il jugea que nulle âme
+n'était plus en péril que la sienne, et eut la gloire de la sauver.
+
+--Comment s'y est-il pris?
+
+--C'est un secret. Concurremment, monsieur, il extirpait encore du sein
+du péché une pauvre danseuse nommée Mirabelle.
+
+--Ah! nous y voilà donc!
+
+--Mais cette danseuse manquait d'argent pour retourner dans son pays et
+oublier là sa jeunesse d'orgies. Son conseiller ne se souciait point de
+lui en remettre, car il avait en horreur toutes les prodigalités. La
+Princesse Aline s'en chargea. Et c'est ainsi qu'elle put le même jour
+non seulement se préserver elle-même, mais tirer du gouffre une autre
+brebis. Voilà pourquoi elle écrivit et fit porter où vous savez, par la
+main d'une dame d'honneur, la lettre qui vous alarmait.
+
+--Tout s'explique, en effet! Et ces billets trouvés...
+
+--Ce sont les derniers témoins d'une folle existence. Mirabelle voulait
+les détruire tout d'abord; puis elle en a fait don à son bon pasteur
+pour prouver un repentir sincère.
+
+--Et ces vêtements eux-mêmes... ce veston bleu... cette robe verte...
+
+--Une libéralité à de pauvres paysans. La Princesse Aline et son
+compagnon ne veulent plus s'habiller que de noir.
+
+ * * * * *
+
+Taxis regarda fixement le petit page.
+
+--Monsieur, dit-il (et je m'excuse à l'avance de ce que je vais
+présumer), j'ai des raisons de penser que vous vous moqueriez de moi si
+je vous en donnais l'occasion. Mais aujourd'hui je vous crois, oh! je
+vous crois! La Vérité illumine ce que vous venez de m'apprendre. Je le
+sens! Je le sais! Je le crie!... On n'invente pas cela!... Désormais une
+lutte effrayante va se livrer en mon cœur entre mon devoir moral et mon
+devoir public... Si je protège la Princesse, je trahis le Roi... Si je
+la livre, j'arrache une âme à la vertu... D'un côté, c'est le forfait;
+de l'autre, c'est la coulpe... Dans les deux cas, l'enfer me guette...
+Que faire? Où aller? Que devenir?... Sentinelle! Sentinelle! Que dis-tu
+de la nuit?
+
+Le poney de Philis se rua au milieu de ce désespoir. Pourpre et
+haletante, la petite criait:
+
+--Mais vous ne voyez donc rien! Regardez devant vous... Tenez! Tenez!...
+Là-bas, sur la route...
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+COMMENT LE ROI PAUSOLE FUT REÇU PAR LE PEUPLE DE TRYPHÊME.
+
+ Le 30 janvier 1589, il se fit en la ville plusieurs processions
+ auxquelles il y a grande quantité d'enfans, tant fils que filles,
+ hommes et femmes, plus de cinq ou six cents personnes toutes nues,
+ tellement qu'on ne vit jamais si belle chose.--Dieu merci!
+
+ _Journal des choses advenües à Paris, depuis le 23 décembre 1588._
+
+
+Sur la route, au grand soleil de juin, tout un cortège s'avançait
+lentement, annoncé par un brouhaha de voix, de chants et de musiques...
+
+Le page et Taxis s'arrêtèrent.
+
+--Qu'est-ce que c'est encore que cette multitude? dit Pausole qui les
+avait rejoints.
+
+--Je crois, dit Giguelillot, que Tryphême prépare à son bon monarque une
+réception triomphale.
+
+--Comment? une réception? Mais je fais un voyage secret!... Peut-être
+n'ai-je pas gardé en fait un rigoureux incognito, puisque j'ai la
+couronne en tête; cependant, je n'avais prévenu personne et je suis
+stupéfait de ce que j'aperçois.
+
+--Tryphême est à sept kilomètres du palais. A bicyclette, cela se fait
+en un quart d'heure. La ville entière a su votre départ hier matin avant
+midi. Elle a eu tout le temps de préparer un accueil cordial et pompeux,
+et je crois bien que nous le subirons, Sire, quel qu'en soit notre
+sentiment.
+
+--Tant pis, dit Pausole. Je m'y résigne. Acceptons d'un visage aimable
+ce qu'on voudra nous imposer. La popularité est une lourde charge; mais
+fou qui rechignerait contre elle.
+
+ * * * * *
+
+Dans le centre d'un rond-point ombreux qui élargissait la route, la tête
+de la procession fit halte à six pas du Roi.
+
+Elle était formée par deux jeunes filles à califourchon sur des juments
+arabes de robe blanche et à longue queue. Leurs cheveux noirs étaient
+couronnés de pivoines. Leurs jambes très brunes se fonçaient sur le poil
+éclatant des bêtes, et leurs pieds petits tombaient droit, n'ayant ni
+selle ni étriers.
+
+D'une seule main, chacune d'elles tenait les brides de moire et, de
+l'autre, portait la hampe de bambou d'une bannière légère qui, tendue
+entre elles deux, élevait sur le ciel ces mots de soie et d'argent:
+
+VIVE NOTRE BON ROI PAUSOLE!
+
+Plus loin, deux autres jeunes filles élevaient une seconde bannière sur
+laquelle on pouvait lire:
+
+TRYPHÊME EST HEUREUSE.
+
+Un troisième couple suivait avec cette dernière inscription:
+
+TRYPHÊME EST RECONNAISSANTE.
+
+Au delà, de longues files de femmes qui portaient sur leur tête des
+corbeilles de fleurs, encadraient d'abord la musique, puis les autorités
+de la ville, hommes à barbe ou vieillards rasés, tous vêtus de coutil
+blanc.
+
+Derrière, marchait une foule énorme.
+
+--Oh! que c'est joli! que c'est joli! dit Philis, la main au menton.
+C'est pour nous, tout cela? pour nous deux? C'est une fête pour mon
+mariage?
+
+--Oui, dit Pausole. Tu l'as deviné.
+
+Alors, Philis cria:
+
+--Vivent les Tryphémoises!
+
+Sa voix perçante traversa l'air même au-dessus de toutes les fanfares,
+et la foule répondit:
+
+--Vive le Roi Pausole!
+
+Puis les ophicléides ayant fini leur marche sur douze cadences
+parfaites, répétées selon toutes les coutumes, entonnèrent l'Hymne
+Pausolien dont cent voix chantaient les paroles.
+
+ * * * * *
+
+Pausole ne l'écouta pas debout. Un monsieur fort affairé, la main
+fébrile et l'œil inquiet, ayant fait former le cercle à toute la
+procession, conduisit le Roi jusqu'à une estrade, hâtivement échafaudée
+dans l'ombre verte du rond-point.
+
+Philis, n'y trouvant pas de siège pour elle, s'assit en riant sur un
+petit coussin. Diane à la Houppe, moins jalouse que la veille et pour de
+bonnes raisons, se contenta d'un coussin semblable. Ainsi flanqué de ses
+deux femmes comme une statue de marbre qu'entourent des figures
+allégoriques, Pausole ouvrit les bras en inclinant la tête pour exprimer
+à tous qu'il se disait comblé d'honneurs, et prit doucement place dans
+son trône.
+
+Hélas! il prévoyait bien que l'éloquence officielle devrait être, ce
+jour-là, reçue comme un fléau divin.
+
+Mais la Ville entendait flatter ses préférences, et le premier de tous
+les discours fut fait par un homme du peuple.
+
+--Sire, dit cet orateur, nous vous aimons bien, nous, les gueux, les
+gens sans cabane. Quand on nous trouve étendus au pied d'un mur ou sur
+la planche verte d'un banc, en train de dormir ou d'aimer, on ne nous
+envoie pas en prison pour nous punir de n'être pas riches. Quand nous
+n'avons que deux sous pour nous acheter du pain, la loi ne nous force
+pas d'aller voler six francs pour nous acheter un pantalon. Quand nous
+n'avons ni sou ni maille, nous savons que nous pouvons entrer dans les
+boulangeries royales où vous faites donner de quoi vivre aux loqueteux
+que la faim travaille. Enfin tant que nous ne faisons rien contre ceux
+qui nous laissent passer, nous avons le droit d'être gueux et de ne pas
+mourir tout de même... On ne voit cela que dans notre pays. Le Roi
+Pausole est un brave homme.
+
+Pausole étendit la main.
+
+--Ce discours me plaît beaucoup. Qu'on donne à ce pauvre claquedent une
+maisonnette et une pension avec du tabac, du bon vin et deux ou trois
+fortes filles pour chauffer ses draps en décembre. Qu'on en donne autant
+aux douze gueux qu'il désignera de son plein gré. Je prends les frais de
+leur entretien sur ma cassette particulière, et s'ils font des enfants,
+je leur donnerai double rente. Enfin, qu'on réunisse tous les autres
+errants et qu'on remette à chacun une petite pièce d'or; c'est mon don
+de joyeuse entrée dans ma bonne ville de Tryphême.
+
+La foule poussa des acclamations.
+
+ * * * * *
+
+Un autre orateur s'avança.
+
+--Sire, dit-il, nous vous bénissons, nous, les gens du petit commerce,
+car vous nous laissez tranquilles, et nous vendons ce qu'il nous plaît,
+sans patentes ni privilèges. Personne n'a le droit d'entrer chez nous de
+la part du gouvernement: nos allumettes, nos cigares et même nos cartes
+à jouer ne portent aucune estampille. Si l'acheteur méprise nos cravates
+mais se sent du goût pour la vendeuse et le lui exprime sur-le-champ,
+nous pouvons fermer les yeux sur ce qui se passe dans l'arrière-boutique
+sans que l'État ouvre les siens dans un cas où personne ne réclame son
+appui. Si, pour mieux joindre les deux bouts, nous déclarons teindre et
+blanchir les mouchoirs que nous vendons, on ne vient pas tripler nos
+impôts pour nous pousser à la faillite et ruiner du même coup vingt-cinq
+pauvres gens. C'est à vous seul que nous devons, Sire, un sort que
+l'Europe nous envie. Au nom de tout le petit commerce, je remercie Votre
+Majesté.
+
+--Mon ami, dit Pausole, vous n'accepteriez pas que je vous fisse une
+largesse dont vous n'avez aucun besoin, mais je donne dix hectares des
+terres de la couronne avec l'argent nécessaire pour construire une
+maison de retraite aux petits commerçants malchanceux. Si je pouvais
+ajouter la moindre liberté à celles que vous avez déjà, je le ferais
+avec allégresse, mais le code de Tryphême ne me laissant pas le droit de
+vous imposer une entrave (et je l'ai bien voulu ainsi) me retire en même
+temps le plaisir de vous apporter une liberté de plus. Pénétrez-vous de
+vos satisfactions, puisque vous affirmez qu'elles sont véritables et
+renversez mon successeur sans pitié comme sans scrupule s'il prétend
+restreindre d'une ligne l'infini que je livre à vos initiatives.
+
+--Vous vivrez toujours! cria le peuple.
+
+--Je n'aime pas à en douter, répondit Pausole.
+
+ * * * * *
+
+Un troisième personnage se présenta.
+
+Le sens de son discours se lisait dans ses yeux, et plus encore dans le
+long geste par lequel il annonça le mouvement de sa première période. Au
+nom des classes dirigeantes, il allait remercier le Roi des bénéfices
+que ses amis savaient tirer, eux aussi, de la grande loi tryphémoise.
+
+Mais le Roi l'arrêta d'un mot.
+
+--Monsieur, ce n'est pas d'abord pour vous que j'ai changé toutes les
+coutumes. Si ma loi vous plaît, voilà qui m'enchante, mais vous
+conviendrez avec moi que vous pouviez atteindre au bonheur, dans la
+limite des joies humaines, sans que je m'occupasse de vous taper les
+joues pour vous empêcher de pleurer. La stupide charge des lois n'était
+pas moindre sur vos têtes que sur les derniers de mes sujets. Leur
+intérêt, cependant, passait avant le vôtre et je ne m'occupe de vous que
+par-dessus le marché. Cela n'empêche point que je ne sois sensible à
+votre hommage et touché de vos remerciements. Vous êtes homme, et comme
+tous les hommes, vous aviez le droit strict de régler votre vie avec
+indépendance. J'ai le plaisir de vous saluer.
+
+Les acclamations redoublèrent.
+
+--Bien... bien... dit Pausole, cela suffit. Je déclare la séance levée.
+Le chef de la Sûreté générale est-il parmi les assistants? J'ai deux
+mots à lui dire en particulier.
+
+ * * * * *
+
+Pausole et tous ses compagnons reprirent leurs diverses montures. Le
+cortège, les porte-bannière, la foule, les bagages et les quarante
+lanciers se suivirent dans un désordre voulu par Giguelillot, qui venait
+de prendre le commandement.
+
+Entre temps, le chef de la Sûreté, tenu à l'écart par le Roi, entendit
+les paroles suivantes:
+
+--J'aurais préféré, monsieur, passer les portes de Tryphême sant être
+reconnu ni connu, car je voyage dans un dessein que le mystère et le
+silence ne sauraient trop favoriser. Mais, puisque aussi bien mon
+déplacement n'est plus un secret pour personne, il ne me reste pas de
+motifs raisonnables pour vous en cacher le but en me privant de vos
+services dévoués. Soyez donc mon auxiliaire.
+
+--Ce sera mon devoir et mon honneur, répondit le fidèle agent.
+
+--Ma fille, la Princesse Aline, a quitté le palais jeudi. Elle a eu pour
+cela ses raisons et je ne permettrai à personne de les mettre en
+discussion. Un jeune homme la conseille, l'accompagne et la protège.
+J'ignore où il l'a conduite et je désirerais être fixé sur ce premier
+point. J'ignore également qui il est, et il serait bon que je fusse tiré
+de cette seconde incertitude.
+
+--Votre Majesté peut-elle me donner un signalement?
+
+--Taxis! appela le Roi.
+
+Taxis, très pâle, comparut. Pausole lui dit à voix basse:
+
+--Le chef de la Sûreté demande le signalement de l'inconnu que nous
+poursuivons...
+
+--Ah!
+
+--Eh bien?... répondez... l'avez-vous?
+
+Déchiré par l'obligation d'obéir, Taxis plongea une main tremblotante
+dans sa poche et en tira un papier qu'il tendit.
+
+«Le signalement! se disait-il, le signalement!... Ah! malheureux jeune
+homme!... Admirable martyr!... Ils vont le reconnaître tout de suite et
+c'est moi qui l'aurai livré!»
+
+La pièce était ainsi conçue:
+
+ TAILLE Moyenne.
+ CHEVEUX Châtains.
+ BARBE Néant.
+ YEUX Gris.
+ FRONT Moyen.
+ NEZ Ordinaire.
+ BOUCHE Moyenne.
+ MENTON Rond.
+ VISAGE Ovale.
+ SIGNES PARTICULIERS. Néant.
+
+--Voilà qui est parfait, dit le chef de la Sûreté. Avec ce signalement
+caractéristique, nous pouvons entrer en campagne. Mais quel âge?
+
+--Environ seize ans, dit Pausole.
+
+--Oh! fit Taxis... Seize... ou dix-huit... Moins de trente ans...
+Probablement moins de trente ans... Il n'a pas été vu de près...
+
+--Alors comment connaît-on la couleur de ses yeux? demanda le policier.
+
+--Heu!... on la connaît... il serait plus exact de dire qu'on la
+suppose...
+
+--A-t-il de la barbe, enfin? Le signalement prétend que non.
+
+--Peu de barbe... Peu... Mais un peu...
+
+--Cela n'importe guère, d'ailleurs. Tel qu'il est, le document suffit,
+et au delà.
+
+Taxis se retira très en hâte.
+
+--Monsieur le chef, reprit Pausole, veuillez ne m'importuner ni de
+questions ni de comptes rendus. Retenez, en outre, que vous avez mission
+de découvrir, mais non pas d'arrêter. Je ne vous donne qu'un mandat de
+recherches. Dès que vous l'aurez su remplir, vous rédigerez un rapport
+et le remettrez à mon page: vous le voyez là-bas monté sur un zèbre, aux
+côtés de la Reine Philis qui lui parle et rit en ce moment. Si pourtant
+vos efforts aboutissaient entre l'heure de minuit et celle de midi, vous
+auriez pour supérieur mon conseiller Taxis, qui nous quitte à l'instant.
+Car mon page n'a d'autorité que pendant la moitié du jour. Allez. Je
+vous ai dit tout ce que vous deviez entendre.
+
+ * * * * *
+
+Pendant cette conversation, Giguelillot s'était rapproché de Philis.
+
+--Allez-vous-en, lui dit la petite avec une moue qui voulait être
+sévère.
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce que je vous trouve de plus en plus gentil. Et il paraît que je
+n'ai pas le droit de vous le dire.
+
+--Alors ne le dites pas...
+
+--Mais c'est que je le pense!... Allez-vous-en!... j'ai envie de vous
+embrasser.
+
+--Mais non, mais non...
+
+--Si... là, dans le cou, derrière l'oreille où Vous m'avez mis hier un
+baiser si bien fait, si bon... Je vais m'en donner un sur la main...
+Faites attention!... Il est pour vous.
+
+--Je l'ai senti.
+
+--Moi aussi, allez!...
+
+Elle rougit beaucoup, sentant que Giglio la regardait.
+
+Ils se turent.
+
+--Mais partez donc, reprit-elle. Vous me faites dire des horreurs.
+
+--Ce n'est pas mon avis.
+
+--Vraiment?... Oh! si, tout de même... Il ne faut pas m'écouter,
+voyez-vous... Je ne sais jamais ce qui est inconvenant...
+
+--Moi non plus.
+
+--Ainsi... j'ai pensé à vous tout le temps la nuit dernière quand vous
+avez été parti... Est-ce que je peux vous dire ça, ou non?
+
+--Si c'est la vérité...
+
+--Oh! je vous ai fait plaisir! vous vous êtes troublé. Vous êtes très
+content. Ah! Ah!... Restez là, maintenant, je vous défends de me suivre.
+
+Devinant avec un instinct très sûr qu'il fallait s'en aller sur ce petit
+effet, elle talonna son petit poney noir qui vint en quelques bonds se
+ranger aux côtés du Roi Pausole.
+
+ * * * * *
+
+On entrait dans les faubourgs.
+
+De toutes parts, aux fenêtres, aux portes, sur les toits et sur les
+arbres, une populace exultante se pressait, mêlait des rires, levait des
+bras frémissants, lançait des bouquets de cris joyeux.
+
+Ouvriers en chemise de couleur et en panlalon de toile bleue; bourgeois
+en vêtements de soleil, petites filles nues, trottins en bas rouges,
+femmes en cotillons rayés se penchaient au bord des trottoirs avec des
+fleurs et des branches vertes.
+
+On entendait des cris, des voix soudaines:
+
+--Je le vois!... c'est lui!... le voilà!... maman! maman!... le
+voilà!... oh! je l'ai bien vu! je l'ai vraiment bien vu!
+
+Et d'autres qui pleuraient:
+
+--Papa! porte-moi!... je suis trop petite!... où est-il?... prends-moi
+sous les bras!... plus haut!... plus haut!... encore plus haut!...
+
+Une enfant de trois ans cria en brandissant par la patte une poupée
+rose:
+
+--Ive le Roi!... le Roi Paupaul!
+
+Et Pausole la prit à bout de bras pour l'embrasser sur les deux joues.
+
+Partout des arcs de triomphe échafaudés en une nuit se dressaient au
+coin des rues, à l'entrée des places et des carrefours. Toutes les
+fenêtres étaient pavoisées. Des étoffes de couleur, des feuillages, des
+rameaux frissonnants, des roses, couvraient les maisons, les trottoirs,
+les pavés et le ciel lui-même. Depuis les portes de la cité jusqu'à la
+Grand'Place, dix-huit cents jeunes filles nues formaient une haie brune
+et versaient un fleuve de roses rouges sur les pas du Roi et des Reines.
+Les innombrables fleurs de juin tombaient des fenêtres dans la rue comme
+des cascades au torrent.
+
+ * * * * *
+
+Pausole saluait, saluait, ouvrait les bras, penchait la tête, levait
+parfois une main qui semblait dire: «C'est trop!» Et sa bonne barbe et
+ses bons yeux rendaient par leur expression douce à l'enthousiasme de la
+foule une affection toute paternelle qui enchantait les assistants.
+
+Philis, auprès de lui, se tenait très raide, consciente de ses nouveaux
+droits et de la part qu'elle pouvait prendre aux acclamations publiques.
+Son regard était sévère et digne; mais pour se mettre dans le ton des
+modes qu'elle voyait générales elle avait enlevé l'épingle qui arrêtait
+à mi-buste l'ouverture de son corsage, et elle montrait au peuple ses
+seins élevés à l'ombre, étant fière de leurs pointes pâles et de leur
+peau transparente.
+
+Taxis cherchait dans sa Bible de saines distractions à un tel spectacle;
+mais le hasard l'ayant fait tomber sur le second livre des Chroniques,
+il ne trouvait dans la biographie de Salomon que des exemples encore
+plus scandaleux des turpitudes où peut sombrer le dévergondage royal.
+
+Diane à la Houppe regardait la foule en soulevant le rideau de son
+palanquin.
+
+Giguelillot, à rebours sur sa selle, tenait par les mains deux jeunes
+filles dont chacune tirait en avant une farandole mouvementée de sœurs,
+d'amies ou d'inconnues. Ce qu'il leur disait devait être d'un intérêt
+particulier, car, sitôt qu'il avait prononcé le moindre mot, on le
+répétait d'un bout à l'autre de la file avec d'assourdissants éclats, et
+le cortège avançait toujours, traînant derrière son étambot où
+Giguelillot était sirène, un double sillage de rires.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+DE LA PROMENADE QUE FIT PAUSOLE À TRAVERS SA CAPITALE.
+
+ Deux besoins qui réuniront toujours les hommes en sociétés, le besoin
+ de l'ordre et celui de se perpétuer, déterminèrent ces nouveaux
+ habitants à demander un chef et des femmes.
+
+ BARON DE WIMPFEN, _Voyage à Saint-Domingue_.--1789.
+
+
+La préfecture et l'Hôtel de Ville s'étant, par hasard, entendus pour se
+partager l'honneur de l'insigne présence royale, Pausole accepta le
+festin des conseillers municipaux et fit porter ses bagages dans les
+appartements préparés chez le préfet.
+
+Il y avait bien quelque part un palais de la couronne, mais comme
+Pausole ne venait jamais dans sa capitale, il avait consenti à ce qu'on
+transformât la vieille résidence en un jeune musée populaire.
+
+Aussitôt après le repas, Pausole ragaillardi et non pas fatigué par ses
+deux jours de promenade, déclara qu'il ferait sur le dos de sa mule le
+tour des bas quartiers de la ville.
+
+Macarie, d'un air placide, le reprit sur son échine et abaissa les deux
+oreilles avec beaucoup de résignation.
+
+Le Roi, Taxis et Giguelillot s'en allèrent sans autre escorte.
+
+Autour d'eux, le peuple, toujours empressé, mais un peu moins bruyant
+que la veille, emplissait les rues et les fenêtres. On criait toujours:
+«Vive le Roi!» et même certaines voix disaient: «Bonjour, Sire!», à quoi
+Pausole répondait: «Bonjour! Bonjour! mes amis!»
+
+Des camelots parcouraient les trottoirs en annonçant leurs feuilles
+encore fraîches:
+
+--Demandez _la Paix_! _l'Indépendant_!
+
+--_La Nudité_! son édition de cinq heures!
+
+Un petit bonhomme, se méprenant, hurla aux oreilles de Taxis:
+
+--_Le Moniteur général des jeunes filles à louer_, vingt-cinq centimes
+avec sa prime!
+
+--Qu'est-ce que c'est que la prime? demanda Guiguelillot.
+
+--Bon pour un baiser d'une minute à toucher dimanche prochain!
+
+Mais le gamin se rangea lestement pour laisser passer une
+voiture-réclame où deux Tryphémoises de vingt ans allongeaient les
+lignes pures de leurs corps veloutés sur une large bande d'annonce qui
+portait en lettres énormes une adresse de parfumeuse.
+
+--Voilà de jolies personnes, dit Giguelillot fort éveillé.
+
+--Erreur! grommela Taxis.
+
+--Quelle femme saurait vous plaire?
+
+--Il en fut une, monsieur.
+
+--Oh! racontez-nous cela, rien n'est plus singulier.
+
+--Comment? fit le Roi presque sérieux. Mais vous m'étonnez, monsieur le
+Grand-Eunuque. Vous avez aimé? Qu'est ce que cela veut dire?
+
+--Aimé, non! Je n'ai jamais aimé que l'Éternel, Votre Majesté ne
+l'ignore point; mais j'ai un jour vivement senti la perfection de
+l'œuvre divine, devant une créature du sexe. En un mot j'ai connu une
+dame qui réalisait parfaitement mon idéal de la beauté. Je précise en
+disant: mon idéal _physique_ de la beauté _morale_. Vous me comprenez?
+
+--Pas du tout; mais cela ne fait rien... Continuez.
+
+--Soit. Cette femme était l'unique locataire de mon père. Elle dirigeait
+une petite maison toujours close et extérieurement décente, un de ces
+pavillons que M. Lebirbe combat, mais que j'estime, pour ma part,
+excellents en ce qu'ils concentrent sur un point les impuretés de la
+ville entière, et surtout en ce qu'ils sont ennemis du scandale. Sur
+cette question, les protestants, vous le savez, sont unanimes. La bonne
+et digne femme me recevait souvent; mon père savait que mes principes et
+ma chasteté native permettaient que j'entrasse chez elle sans y courir
+aucun danger; le dimanche, en sortant du prêche, j'allais jouer avec ses
+enfants... Un jour donc, comme je puisais là une salutaire horreur du
+vice par sa contemplation même, nous vîmes entrer cette digne personne
+que mon père estimait fort, car elle lui rapportait cinq mille francs
+par an. Elle n'avait aucune chemise, et je fus frappé intérieurement. Sa
+majestueuse obésité commandait avant tout le respect. On eût dit qu'elle
+était enceinte de six enfants et qu'elle aurait su les nourrir tant elle
+avait de vastes seins. On ne pouvait les voir sans comprendre que la
+maternité est la mission première et la suprême gloire de la femme,
+monsieur. Enfin, pour comble de beauté... (de beauté morale, veux-je
+dire) son ventre retombait devant elle avec une pudeur charmante jusque
+vers le milieu de ses jambes. Sa poitrine était un fichu; son abdomen
+était une jupe: ses enfants pouvaient donc la regarder sans crime: même
+nue, elle avait des voiles.
+
+Giguelillot lui serra les mains:
+
+--Ah! monsieur, j'ai le violent désir de vous prendre pour ami intime,
+car nous ne nous battrons jamais à propos d'une femme qui passe. Et les
+autres querelles ne comptent pas.
+
+ * * * * *
+
+Pausole, qui n'écoutait plus, montra devant une boutique un écriteau
+orné d'une palme: «Société Lebirbe. Grand Prix d'honneur.»
+
+--C'est ici, demanda-t-il, que demeure la lauréate?
+
+--Oui, Sire, dit un voisin.
+
+--Où est cette enfant? reprit le Roi. Je la veux féliciter. En effet, si
+M. Lebirbe exprime parfois des vœux dont la réalisation serait funeste
+pour les libertés publiques, il est plein de sens et il voit juste sur
+le chapitre des principes qu'il faut répandre autour de soi. Je suis sûr
+qu'il a fait un choix éclairé entre toutes les jouvencelles qui
+pouvaient aspirer à la couronne de roses. Où est l'heureuse rosière?
+Dites-lui que je lui fais une visite.
+
+La jeune fille descendit en hâte, et, dès qu'elle aperçut le Roi, elle
+enleva prestement sa cotte et son fichu comme on retire un tablier pour
+s'endimancher à l'office.
+
+Elle était jolie de la tête aux pieds.
+
+--On t'a couronnée? dit le Roi.
+
+--Oui, Sire, on a été bien bon.
+
+--Tu le méritais?
+
+--Comme beaucoup d'autres. J'ai eu de la chance, voilà tout.
+
+--Mais qu'avais-tu fait pour être rosière?
+
+--Sire, mes parents sont pâtissiers. Les quatre marmitons ont demandé ma
+main et chacun d'eux a dit qu'il se tuerait si je ne la lui donnais pas.
+
+--C'était un cas difficile. Comment l'as-tu résolu?
+
+--Oh! je n'ai pas voulu de suicides dans ma petite vie. Je les ai
+épousés tous les quatre. Il faut être bonne fille, n'est-ce pas, Sire?
+Les hommes sont si malheureux quand on les laisse à la porte! Ils
+veulent bien peu de chose! Pourquoi leur refuser?
+
+--Eh! si un cinquième se présente, il faudra bien que tu lui dises
+non...
+
+--Je n'ai jamais dit non à personne, Sire, ce n'est pas dans mon
+caractère. Mes maris ont compris tout de suite que j'étais gentille avec
+eux et que je n'avais pas de raisons pour être mauvaise avec les autres.
+Tout le monde me trouve jolie dans le quartier. Je ne dis pas que tout
+le monde me plaît, mais que voulez-vous? chacun pratique la charité
+comme il l'entend. On n'est pas riche à la maison, je donne ce que j'ai,
+j'aime faire plaisir et le soir je m'endors contente quand je me dis que
+j'ai eu bon cœur pour tous ceux qui me tendaient la main. C'est ma
+petite vertu, à moi.
+
+Pausole demeurait rêveur.
+
+--Je n'aurais rien à dire, fit-il, si tu ne t'étais pas mariée. Le
+mariage est une abdication volontaire de la liberté. On peut la
+révoquer, cette abdication; mais alors il faut se séparer...
+
+--Oh! nous n'en voyons pas si long! Je me suis mariée avec les marmitons
+de mes parents. Ils tiennent la maison. Moi, je fais le ménage. C'est
+notre intérêt de rester ensemble, et, comme nous nous aimons bien, tout
+s'arrange. Quand la nuit est passée, quand le ménage est fini, je reste
+seule et je n'ai rien à faire. Mes maris sont à leur travail. Alors,
+comme tant d'autres, je pourrais aller de porte en porte causer avec les
+commères et dire du mal des voisins. Moi, je trouve que quand on a vingt
+ans, on peut s'occuper mieux que cela. Aussitôt que j'ai posé ma jupe,
+je me laisse emmener par l'un ou l'autre: au moins, ce n'est pas du
+temps perdu.
+
+--Allons, dit Pausole, je vieillis. Je vois que je suis réactionnaire et
+que les mœurs marchent en avant. Je ne te condamnerai pas, ma fille. Au
+fond, tu appliques mieux mes lois que je n'ai su le faire en personne.
+Jusqu'ici, j'avais pour jurisprudence de frapper toutes les femmes
+adultères qui ne fuyaient pas de chez elles. Un dieu s'est montré jadis
+plus indulgent que je ne le fus. Il faut que la liberté ne puisse pas
+être abdiquée, même par consentement mutuel. Ton exemple me frappe, mon
+enfant, car tu te passes de mes principes et tu as, comme tu dis, ta
+petite vertu à toi, qui est peut-être bien la grande. Donne-moi la main,
+je te félicite.
+
+ * * * * *
+
+Pausole continua ses visites, il entra dans les ateliers, dans les
+boutiques, dans les hangars; il questionna les vagabonds qui dormaient
+le long des murs, il serra beaucoup de mains noires et vit beaucoup de
+visages souriants. Personne ne se plaignait de la vie au point
+d'attaquer le gouvernement.
+
+Rentré à la préfecture, il subit un second festin, écouta de nouveaux
+discours et serra de nouvelles mains avec une croissante fatigue.
+
+Comme les invités se formaient par groupes dans les salons préfectoraux
+ornés des portraits de Pausole et de ses Reines favorites, le chef de la
+Sûreté surgit au moment où le Roi venait d'emmener dans un coin écarté
+Giguelillot par le coude gauche, afin de lui parler poésie.
+
+S'inclinant avec une déférence qu'altérait la fierté de la tâche
+réussie, le chef prononça lentement ces paroles:
+
+--J'ai l'honneur d'annoncer à Votre Majesté que son auguste fille, la
+Princesse Aline, est retrouvée saine et sauve.
+
+--Déjà? s'écria Pausole.
+
+--Oui, Sire. Vous êtes obéi.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+OÙ LE LECTEUR RETROUVE HEUREUSEMENT LES HÉROÏNES DE CETTE HISTOIRE.
+
+ Dès que je fus couchée, je lui dis: «--Approchez-vous, mon petit
+ cœur.» Elle ne se fit pas prier et nous nous baisâmes d'une manière
+ fort tendre...
+
+ _Histoire de Mme la comtesse des Barres_, 1742.
+
+
+Aline et Mirabelle, sortant de l'hôtel du Coq, arrivèrent à la ville
+vers dix heures du soir.
+
+Tryphême, endormie aux heures du soleil, s'anime au crépuscule et reste
+éveillée tard. Toutes les boutiques étaient ouvertes le long des rues
+pleines de passants quand les deux amies se mêlèrent à la foule, et
+Mirabelle en profita pour s'habiller sans plus attendre. Le sentiment de
+sa nudité était le plus désagréable qu'elle eût encore éprouvé. Bien
+qu'elle coudoyât beaucoup d'autres jeunes filles aussi découvertes
+qu'elle-même, ses yeux croyaient voir tous les yeux fixés sur un point
+de sa personne, et cela ne pouvait pas se supporter,--au moins de la
+part d'une multitude.
+
+Elle entra donc dans une boutique et expliqua ce qu'elle désirait.
+
+--Oh! madame, fit la marchande, en la considérant des pieds à la tête,
+ce n'est pas mon intérêt de parler comme je le fais, mais quel dommage
+d'habiller madame! Quand on a la poitrine si jeune, le ventre si fin,
+les jambes si bien faites, peut-on cacher des choses pareilles?
+
+--C'est mon caprice, dit Mirabelle.
+
+--Alors, mettez des transparents... Je peux faire à Madame une petite
+robe Empire en linon blanc sans doublure, très collante autour des
+hanches... De loin, cela fait robe, et de près, c'est comme si l'on
+n'avait rien... J'ai là du linon tout ce qu'il y a de léger. On lirait
+le journal à travers. Madame veut-elle essayer?... Ou bien est-ce que
+madame préfère le tulle noir? mais c'est plutôt robe de bal.
+
+--Non, rien de tout cela. De la batiste, des bas de fil, une jupe de
+toile toute faite et une chemisette bleue, voilà ce qu'il me faut.
+Donnez-en autant à ma sœur qui désire s'habiller exactement comme moi.
+
+--Enfin... je veux bien, dit la brave femme. Vrai, c'est péché de vous
+obéir.
+
+Habillées, elles achetèrent des canotiers quelconques, mais de paille et
+de ruban semblables. Mirabelle y tenait beaucoup.
+
+Puis elles sortirent.
+
+ * * * * *
+
+--Grande sœur, dit Line en souriant, où irons-nous passer la nuit?
+
+Malgré le conseil de Giguelillot, Mirabelle répondit vivement:
+
+--À l'hôtel.
+
+--Pourquoi pas dans cette maison dont le page nous a donné l'adresse?
+
+--Cela m'effraye, tous ces garçons et toutes ces petites filles
+ensemble...
+
+--Ils doivent tant s'amuser! Tu ne veux pas aller voir?
+
+--On nous retiendrait peut-être... Je ne suis pas tranquille. L'hôtel
+est plus sûr.
+
+--Le page disait bien le contraire. Et il est si intelligent!...
+N'est-ce pas qu'il est gentil, ce petit page, Mirabelle?
+
+--Ah!... tu trouves?
+
+--Oui... J'aime beaucoup ses yeux.
+
+--Moi pas!
+
+--Oh! je t'ai fait de la peine. Tu es devenue blanche...
+
+--Pas le moins du monde. Je ne suis pas de ton avis, voilà tout.
+
+--Mais comme tu es nerveuse! Pourquoi t'ai-je dit cela?... Pardon,
+Mirabelle, je ne le dirai plus... Viens dans un petit coin noir, tout de
+suite...
+
+--Pourquoi?
+
+--Pour que je t'embrasse... Si tu me le permets.
+
+Elles prirent une rue obscure et trouvèrent l'abri souhaité: derrière un
+tombereau de sable qu'on avait laissé là sur cales, les deux jeunes
+filles, bouche à bouche, se prouvèrent une fidèle tendresse.
+
+--Viens, soupira Mirabelle. Dépêchons-nous, il est tard. Il nous faut
+une chambre, tu sais.
+
+--Oui, dit Line, j'ai bien sommeil encore. Depuis trois jours j'ai si
+peu dormi... Je me sens faible, faible, ce soir. Et j'ai mal aux
+jambes... Comment cela se fait-il? Nous n'avons guère marché, pourtant?
+
+--C'est parce que tu grandis. Je suis contente de cela. Bon signe, ma
+chérie.
+
+Line croyait tout ce qu'on lui disait et ne s'inquiéta pas davantage.
+
+Dans une avenue silencieuse, elles s'arrêtèrent devant un hôtel qui
+paraissait très convenable et qui avait pour enseigne: _Hôtel du
+Sein-Blanc et de Westphalie_.
+
+Elles y pénétrèrent. Mirabelle choisit une chambre à grand lit, très
+vaste, avec des miradores qui lui assuraient une précieuse fraîcheur.
+
+Au moment où elles gagnaient l'ascenseur, la directrice prit à part
+Mirabelle et s'excusa profondément: l'hôtel avait six attachés chargés
+du service de nuit près des dames qui voyageaient seules; mais il était
+venu dans l'après-midi une famille de sept Anglaises qui avaient retenu
+par télégramme toute cette partie du personnel et la maison se trouvait
+ainsi démunie pour quarante-huit heures. La directrice offrait de les
+remplacer, au moins dans la mesure du possible, en réveillant les deux
+petits grooms, qui étaient sans doute un peu jeunes, mais passaient pour
+très gentils. Elle demandait, en outre, si ces dames resteraient
+plusieurs jours afin de les inscrire sur-le-champ pour les premiers
+attachés disponibles.
+
+Mirabelle la laissa parler; puis elle répondit simplement:
+
+--Ma petite sœur et moi, madame, nous n'avons besoin de personne.
+
+À peine enfermées dans leur chambre, elles se déshabillèrent avec
+lassitude. Line dormait en faisant sa toilette et restait les doigts
+dans ses cheveux sans pouvoir terminer sa natte.
+
+Mirabelle, mélancolique, mais patiente et résignée, la coucha comme une
+enfant.
+
+--Bonsoir, Mirabelle... Dors bien... murmura Line en tendant la bouche,
+mais sans pouvoir rouvrir les yeux.
+
+--Bonsoir, ma chérie... je ne t'éveillerai pas.
+
+--Bien gentille... bonne nuit.
+
+Mirabelle se glissa le long de son amie, prit tendrement le petit corps
+entre ses belles jambes jalouses, posa la tête blonde sur sa poitrine et
+ne put s'endormir que longtemps, longtemps après.
+
+ * * * * *
+
+Elle s'éveilla cependant la première, sonna, sauta du lit et sortit dans
+le couloir afin de donner ses ordres silencieusement.
+
+Il lui fallait des fleurs, des gerbes, des brassées, des bottes de
+fleurs. Elle en mit partout, sur les tables, la cheminée, les divans,
+les chaises, les consoles. Elle en mit derrière les cadres, dans les
+marges de toutes les glaces, et jusque dans les gonds des hautes
+portes-fenêtres ouvertes. Elle en joncha le tapis, elle en couvrit la
+couche. Autour du cher profil de Line endormie elle en rougit l'oreiller
+blanc, et Line fut éveillée par leur immense parfum.
+
+Les deux mains jointes sous la joue, souriante des yeux et de la bouche,
+la natte ramenée sur la poitrine et un sein dans le pli du coude, elle
+appela Mirabelle qui mit genou en terre comme si elle mimait un ballet
+d'amour.
+
+Line avait l'âme reconnaissante. Elle réunit ses bras nus derrière le
+cou de son amie, ébaucha quelques baisers plus sonores que voluptueux,
+puis tourna doucement la tête de Mirabelle de façon à poser l'oreille
+sur sa bouche et lui offrit sans détours ce que la jeune fille pouvait
+désirer de plus agréable à ses tentations.
+
+Mirabelle ne se fit pas prier. Ayant prouvé douze heures durant toute la
+discrétion dont elle était susceptible, elle jugea qu'elle avait atteint
+l'extrême limite de la réserve et qu'il lui devenait permis de se
+montrer enfin telle que les dieux l'avaient faite.
+
+Sa franchise, durant quatre heures, se montra sous tous les aspects.
+Après plusieurs attendrissements qui l'ébranlèrent jusqu'au fond de sa
+jeune et prompte émotion, Line avoua qu'elle était décidément souffrante
+et qu'elle n'aurait pas même la force de se lever pour déjeuner sur une
+chaise.
+
+Elle prit son repas au bord du lit.
+
+Cependant la journée s'avançait. Mirabelle rangea la chambre, reçut les
+vêtements, les plia, en ancienne apprentie soigneuse, et, comme il
+fallait bien méditer aussi les exigences de la vie pratique, elle visita
+les porte-monnaie et fit le compte des richesses communes.
+
+Deux journées d'auberge au village, les achats de vêtements, les fleurs,
+avaient absorbé les trois quarts de ce que contenaient les petites
+bourses...
+
+Mirabelle, toute soucieuse, ébaucha des combinaisons...
+
+--À quoi penses-tu? demanda Line.
+
+--À toi, chérie... Il faut que je sorte...
+
+--Tu penses à moi et tu me quittes?
+
+--Pas pour longtemps... Deux heures peut-être... Si je n'étais pas
+rentrée à l'heure du dîner, tu ne t'inquiéterais pas, le promets-tu?
+
+--Oh! mais comme je vais m'ennuyer! Pourquoi faut-il que tu sortes?
+
+--Ne me demande pas... C'est pour nous deux... Dès que je serai sortie,
+ferme bien la porte, n'est-ce pas? et ne laisse entrer personne...
+Puisque tu es fatiguée, tu devrais faire une longue sieste en
+m'attendant...
+
+Elle prit des ciseaux, se coupa une boucle brune et la fixa au second
+oreiller avec une épingle à cheveux.
+
+--Tiens, mon amour, voici un peu de moi pour que tu ne te sentes pas
+seule...
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+OÙ LES ÉVÉNEMENTS SE PRÉCIPITENT.
+
+ Il étoit trop poli, trop galant pour desobliger un sexe dont il avoit
+ toujours été l'idole. Dès qu'une jolie femme se présentoit, elle était
+ sûre d'être placée.
+
+ _Le Cosmopolite._--1751.
+
+
+--Ma fille est retrouvée? dit Pausole. C'est fort heureux pour elle.
+Mais quelle heure singulière vous avez choisie, monsieur, pour une
+pareille découverte!
+
+--Sire... je suis confondu... Nous ne choisissons guère les...
+
+--Comment voulez-vous que j'aille courir les rues quelques instants
+avant minuit, un soir de fête, en pleine foule, au milieu des plaisirs
+et sans doute des excès que toute fête conseille et même facilite, pour
+une démarche aussi intime, aussi délicate, aussi scabreuse que de
+pénétrer en personne dans l'appartement clandestin d'une Altesse royale
+avec le dessein paternel de ressaisir son affection? La Princesse Aline
+se couche à neuf heures, monsieur le chef de la Sûreté. Elle est
+certainement au repos en ce moment. J'arriverais comme un personnage de
+vaudeville au milieu d'un flagrant délit et cette seule idée m'est
+odieuse. Vous m'en voyez tout révolté. Allez, monsieur, vous êtes un
+maladroit!
+
+--Mais, Sire, c'est votre ministre, l'honorable, seigneur Taxis, qui m'a
+conseillé de...
+
+--Encore lui! Toujours cet homme! Je n'apprends donc rien de
+malencontreux, de brouillon, d'impolitique sans qu'il n'y ait sa part de
+responsabilité! Il se rendra intolérable, et je ne sais pas vraiment si
+je ne finirai point par me priver de tels services où je ne recueille
+que trouble et vicissitude... Allez! vous dis-je; je suis très
+mécontent... Réglez la suite avec mon page. Je ne veux plus m'occuper de
+rien.
+
+Giguelillot emmena le malheureux.
+
+--Pourquoi venir parler de cela au Roi? lui dit-il. Si vous m'aviez pris
+à part, je vous aurais prévenu d'un mot... Voyons, dites-moi ce que vous
+savez. J'essayerai d'arranger les choses.
+
+Le chef de la Sûreté expliqua que la Princesse Aline avait été
+retrouvée, non avec un jeune homme, comme on croyait le savoir, mais
+avec une jeune fille un peu plus âgée qu'elle, hôtel du Sein-Blanc et de
+Westphalie. Il ajouta que, deux agents restés pendant trois heures aux
+écoutes derrière la porte avaient fait le rapport le plus singulier de
+tout ce qu'ils avaient su entendre. Il insista pour obtenir que
+l'arrestation fût prompte, disant que, à plusieurs reprises, Son Altesse
+s'était plainte d'une lassitude extrême et que le souci de l'auguste
+santé devait primer, semblait-il, toute autre considération.
+
+--Ne savez-vous rien de plus? demanda Giguelillot.
+
+--L'inconnue parlait d'une absence qu'elle avait faite dans le courant
+de l'après-midi et qui a été confirmée par le portier de l'hôtel.
+
+--Où pouvait-elle aller?
+
+--Elle refusait de le dire; mais elle rapportait deux cents francs d'une
+mystérieuse origine, et une bague qu'elle voulait revendre sans la
+garder un seul jour.
+
+--C'est tout ce qu'on sait?
+
+--Demain lundi, de quatre à huit, elle sortira une seconde fois.
+
+--Ah! ah! c'est très intéressant.
+
+Giglio remercia le policier, lui ordonna de faire cesser la surveillance
+le lendemain à quatre heures précises, et surtout de renoncer à toute
+communication avec Taxis, d'une part, avec Pausole, de l'autre.
+
+ * * * * *
+
+Il achevait à peine, lorsqu'un grand mouvement se fit autour de lui,
+
+Le Roi venait de manifester au préfet qu'il lui était agréable de se
+retirer dans ses appartements avec la jeune femme qu'il avait épousée le
+matin même.
+
+Giguelillot traversa vivement le salon, s'approcha de Diane à la Houppe
+et prit en penchant la tête sur l'épaule un air suppliant et doux...
+
+Diane fronça les sourcils sans pouvoir en même temps s'empêcher de
+sourire, et, le visage tendu en avant, elle articula nettement:
+
+--Oui.
+
+Puis, dans un rire silencieux, elle murmura non sans bravade:
+
+--Tu ne diras plus, petite horreur, que tu n'as jamais entendu ce
+mot-là.
+
+ * * * * *
+
+Il la rejoignit une heure plus tard. Elle l'attendait sur une chaise
+longue; ses cheveux noirs ondulaient largement sur chacune de ses joues
+et la recouvraient jusqu'à la hanche. Il ne vit de son expression que
+deux yeux très brillants et une bouche humide...
+
+--Eh bien, madame, dit-il, je vous ai obéi. La Princesse Aline n'est pas
+arrêtée.
+
+--Oh! tu es gentil! tu es si gentil!
+
+--Quelle récompense aurai-je?
+
+--Toutes celles que tu aimes.
+
+Elle ferma doucement le verrou, tandis qu'il éteignait toutes les lampes
+électriques, sauf une qu'il posa sur le sol, afin de laisser le sommet
+du lit dans une demi-obscurité. Il retira son costume jaune et bleu dans
+le cabinet de toilette. Un flacon de parfum s'offrait: il le reconnut
+aussitôt et s'en versa par attention.
+
+Mais lorsqu'il frissonna enfin dans les bras de la jeune femme il se
+sentit presque humilié, ou, si l'on peut le dire, inutile. Son gracieux
+talent ne lui servait à rien. Diane obéissait aux caresses avec un tel
+empressement que toute subtilité devenait ruse perdue. Déjà elle avait
+ressenti ce qu'il s'occupait de lui suggérer avec plus de méthode
+qu'elle n'avait de patience. Ainsi plusieurs fois de suite elle le
+déconcerta.
+
+Au milieu de la nuit, comme pour le dominer et le maintenir au moment où
+elle attendait de lui des réponses presque solennelles, Diane à la
+Houppe s'étendit avec un soupir sur celui qu'elle chérissait tant,
+s'accouda de chaque côté, le frôla régulièrement de ses seins gonflés et
+souples dont la caresse passait tiède et lui dit avec effort:
+
+--Tu m'aimes?
+
+--Oui.
+
+--Combien de temps m'aimeras-tu?
+
+--Toujours.
+
+--Alors... je peux te confier... un secret?
+
+--Tu peux.
+
+--Le Roi m'a dit qu'il songeait à permettre aux pages... d'entrer dans
+le harem... et qu'il fermerait les yeux sur... ce qui se passerait...
+très probablement.
+
+--Admirable inspiration!
+
+--Oh! ne ris pas!... Je suis si contente!... Nous pourrons nous
+revoir... Maintenant cela m'est bien égal que la blanche Aline soit
+prise... puisque cela ne nous sépare plus...
+
+--Amour!...
+
+--Mais tu vas me jurer quelque chose.
+
+--Tout ce que tu voudras.
+
+--Il y a tant de femmes au harem... Sais-je seulement si quelqu'une ne
+te fera pas la cour? Souviens-toi, Djilio, souviens-toi que je me suis
+soumise la première... et jure-moi que les autres n'obtiendront rien de
+ta bouche... Jure-moi que personne ne t'étreindra comme je t'étreins...
+avec mon corps et mon âme!... Jure, Djilio! Donne-toi comme je me donne!
+
+Giguelillot ne fit aucune difficulté. Il jura selon les traditions et
+prit le ton qui convenait à la circonstance. Puis il quitta la belle
+Diane «afin de ne pas la compromettre», ainsi qu'il le lui fit
+comprendre,--et aussi pour dormir tranquille, mais il ne dit rien de
+cette-raison-là.
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain, comme il passait dans le corridor préfectoral, un appel
+murmuré mais pressant lui fit retourner la tête.
+
+Le petit visage de Philis se hasardait, timidement, derrière une porte
+entre-bâillée.
+
+La porte s'ouvrit tout à fait, puis se referma sur eux deux.
+
+--Le Roi dort, dit Philis. Restons là,... Nous ne serons pas surpris.
+
+--Comment! à midi et demi, le Roi dort encore?
+
+--Pas depuis longtemps! expliqua la petite avec une certaine fierté.
+
+--Et vous?
+
+--Moi! je n'ai pas sommeil quand je pense à vous. Il y a une heure que
+je vous attends derrière cette porte.
+
+--Que vouliez-vous de moi?
+
+Elle prit un air penché:
+
+--Une petite leçon, monsieur... Vous ne m'en avez donné qu'une et je
+l'ai vite apprise par cœur, mais je ne ferai jamais de progrès si vous
+ne m'enseignez qu'une règle sur quatre...
+
+Giguelillot la félicita de ses dispositions studieuses. Toutefois, comme
+il ne trouvait ni agréable ni décent le rôle qu'on voulait lui faire
+jouer, il décida que dans l'intérêt même de l'élève, la seconde leçon
+devait être plus expérimentale que théorique, et, consultant ses
+fantaisies plutôt que les devoirs de sa tâche, il abusa diversement de
+l'acceptation préalable que Philis exprimait toujours à l'étourdie, avec
+un jeune élan de confiance et parfois de curiosité.
+
+Philis apprit les quatre règles. Son esprit s'ouvrait peu à peu à toutes
+les lumières nouvelles d'une science qui la ravissait, et qui n'était
+jamais trop difficile, prétendait-elle, pour ses jeunes compréhensions.
+Cependant après une heure et quart Giguelillot lui dit en ami que son
+petit cerveau délicat avait assez travaillé.
+
+Elle le retint:
+
+--Vous vous en allez?
+
+--Jusqu'à ce soir.
+
+--Vous sortez en ville?
+
+--Oui.
+
+--Puis-je vous donner une commission?
+
+--Laquelle?
+
+--Écoutez... Ma sœur n'a pas toujours été gentille pour moi... mais je
+l'aime bien tout de même... et je suis triste qu'elle soit partie...
+Vous êtes si adroit, petit ami... Vous pourrez peut-être découvrir son
+adresse... et la voir un instant... et lui parler de moi... Cherchez-la,
+vous me ferez plaisir... Gardez son secret, je n'en veux pas... mais
+dites-moi si elle va bien... Je ne vous demande pas autre chose...
+
+--Vous le saurez ce soir, dit Giguelillot.
+
+--C'est gentil... Encore un petit mot... Vous lui parlerez... vous lui
+parlerez de tout près... Ne l'embrassez pas...
+
+--Je vous le promets.
+
+--Même si elle a l'air d'en avoir envie?
+
+--Les jeunes filles n'ont jamais cet air-là, mademoiselle.
+
+--Oh!... alors on voit bien que vous ne les connaissez pas!
+
+ * * * * *
+
+Giguelillot déjeuna fort tranquillement, fit à plusieurs amis l'aveu
+confidentiel de son départ pour une enquête, afin que cela fût
+immédiatement répété au Roi. Puis il sortit, seul et sans canne.
+
+Devant l'hôtel de la préfecture, sur la planche d'un banc public, il
+aperçut la belle Thierrette, qui, les deux mains croisées en poing et le
+corps courbé en cerceau, posait, sans en avoir conscience, pour la
+statue monumentale du Découragement silencieux.
+
+Il la releva par le menton.
+
+--Eh bien, pauvre Thierrette, cela ne va pas? dit-il.
+
+--Ah! monsieur! je ne peux pas suffire... Ce n'est pourtant pas faute de
+bonne volonté... J'y mets tout mon cœur, vous savez... je me mets en
+quatre pour contenter... mais il y a trop d'ouvrage... Je vais demander
+mon compte.
+
+--Déjà? Déjà? Comment, toi, une forte fille, avec tes muscles et ta
+santé, tu ne peux pas crier: «Vive l'armée!» pendant deux jours de
+suite? Qui est-ce qui m'a flanqué une mauviette pareille, sacré nom d'un
+chien?
+
+--Mauviette? Je voudrais bien en voir une autre à ma place!... Monsieur,
+ils amènent leurs amis, maintenant!... Un régiment, passe encore, mais
+toute la ville, je ne peux pas... Alors je viens vous prier... pour si
+vous connaissiez une maison plus tranquille... même avec plusieurs
+maîtres... pourvu qu'ils ne soient pas plus de cinquante...
+
+--Allons, console-toi. Je sais ce qu'il te faut. De ma propre autorité
+je te nomme ribaude ordinaire à la suite du corps des pages. Nous sommes
+quinze à peine...
+
+--Oh! si ce n'est que cela!
+
+--... Et nous avons tous beaucoup d'amies; mais il nous manquait...
+comment dirai-je... quelqu'un qui fût à portée... Les soubrettes du Roi
+ne sont jamais seules à l'heure où on leur rend visite... On ne peut pas
+compter sur elles... Toi, tu seras notre petit harem particulier. C'est
+entendu. Sèche tes larmes.
+
+La paysanne se confondit en remerciements et resta clouée sur la place.
+
+La quittant avec un geste d'encouragement et d'entrain, Giguelillot fut
+d'abord s'acheter des cigarettes, puis il se rendit vers les lieux où il
+savait pouvoir rencontrer Galatée.
+
+C'était un petit hôtel blanc, fort convenable d'aspect, et dont rien ne
+décelait la vie intérieure.
+
+Le page sonna. On l'introduisit auprès d'une grande dame âgée qui avait
+de parfaites façons et qui s'enquit tout de suite de ses préférences,
+c'est-à-dire qu'elle lui demanda s'il fallait faire prévenir en ville
+Mme X., femme d'un magistrat, personne blonde très effarouchée, ou
+plutôt Mme Y., dont la photographie était sur la cheminée.
+
+Mais Giglio, sans y toucher, fit en quelques mots précis le portrait
+d'une jeune fille idéale qui ressemblait à Galatée comme Galatée à son
+miroir.
+
+On le laissa seul dans une chambre, et, après vingt minutes d'attente
+pendant lesquelles on fit semblant d'aller quérir l'ingénue chez elle,
+il vit entrer Mlle Lebirbe qui venait simplement de la chambre voisine.
+
+Dès qu'elle l'aperçut, elle poussa un cri et, détournant la tête, se mit
+à pleurer.
+
+Au lieu de triompher par un «Je vous l'avais bien dit!» qui ne lui eût
+pas apporté les consolations indiquées, Giglio s'approcha d'elle et lui
+prit la main:
+
+--Qu'avez-vous?
+
+--Ah! vous êtes gentil d'être venu!
+
+Ses larmes redoublèrent. Elle reprit:
+
+--Vous aviez raison... vous m'avez parlé comme un ami... J'ai eu tort de
+ne pas vous croire... On a été si grossier pour moi, si vous saviez!...
+Je ne suis pas plus heureuse que dans ma famille...
+
+--Vous retourneriez chez votre père?
+
+--Oh! non! mais je veux sortir d'ici.
+
+--Personne n'a le droit de vous retenir. Où irez-vous quand vous serez
+sortie?
+
+--Je ne sais pas...
+
+Puis, de plus en plus désespérée, elle sanglota:
+
+--Je suis amoureuse.
+
+Giglio ne comprenait plus.
+
+--Vous dites?
+
+Elle ne répondit rien.
+
+--Amoureuse de qui?
+
+Elle hésita encore, sourit légèrement, soupira, et dit enfin:
+
+--De votre amie.
+
+ * * * * *
+
+Très sérieux, le page hasarda:
+
+--Est-ce que vous ne pourriez pas désigner plus clairement...
+
+--Votre amie de l'hôtel du Coq... L'aînée des deux... Elle est venue
+ici... Elle avait besoin d'argent, paraît-il... Ah! si vous aviez vu ma
+joie quand je l'ai aperçue... N'est-ce pas qu'il y a des hasards
+providentiels et que nous étions prédestinées à nous retrouver un jour,
+peut-être pour longtemps?
+
+--Ce n'est pas douteux, dit Giguelillot qui entrevit des machiavélismes.
+
+--Vous savez que j'en suis folle? reprit Galatée. Je comprends
+maintenant tout ce que j'ai vu par ma fenêtre, au bout de ma lorgnette
+qui tremblait... Nous sommes restées seules une demi-heure dans un salon
+d'attente... Je crois bien qu'elle en aime une autre et néanmoins elle
+m'a aimée... pour se purifier, disait-elle, de ce qu'elle allait faire
+dans l'horrible endroit où je suis encore. Quand je pense qu'elle va
+revenir dans une demi-heure et que peut-être nous ne nous reverrons
+pas...
+
+--Vous vous reverrez, dit Giguelillot, ce soir même, et pour longtemps.
+
+--Je le lui ai demandé. Elle ne veut pas.
+
+--Elle voudra... Croyez-moi aujourd'hui puisque vous regrettez de ne
+m'avoir pas cru avant-hier... Venez ici écrire une lettre. Demandez ce
+qu'il faut pour cela.
+
+Une esclave en bonnet apporta un buvard.
+
+--Vous allez, dit Giguelillot, écrire à la jeune fille que vous espérez,
+que vous attendez ici même.
+
+--Pourquoi?
+
+--Pour lui dire d'abord ce que vous pensez d'elle...
+
+--Elle le sait.
+
+--Elle ne le sait pas. Rien ne vaut une déclaration écrite... Dites-lui
+par lettre tout ce que vous lui avez dit en pensée depuis que vous
+l'avez quittée... Et enfin...
+
+--Mais puisqu'elle va venir?
+
+--Oh! il ne faut pas lui en parler. C'est très important. Vous gâteriez
+tout.
+
+--Soit...
+
+--Dites-lui donc ce que vous pensez d'elle, et donnez-lui rendez-vous
+pour ce soir au Jardin-Royal, sous le monument de Félicien Rops.
+
+--Elle y sera?
+
+--Elle y sera. Je m'y engage. Mais dépêchez-vous. Le temps presse.
+
+Galatée écrivit sa lettre, puis, la tendant:
+
+--À quelle adresse?
+
+--Je me charge de la faire parvenir.
+
+--Et le résultat?
+
+--Ce soir vous serez toute seule avec cette jeune personne et vous
+l'emmènerez où il vous plaira... Je vous conseille d'aller en France.
+
+--Vous ne vous moquez pas de moi?
+
+--Voulez-vous me dire pourquoi je me moquerais de vous?... et si jusqu'à
+présent je vous ai laissé croire que je faisais de fines mystifications
+autour de votre personne?
+
+--Pardonnez-moi, mon ami. Merci... Merci de tout cœur... Vous
+reverrai-je?
+
+--Non... ou du moins... pas cette semaine... On se revoit toujours: le
+monde est si petit. Mais je vous chasse d'où vous êtes, et ne vous donne
+aucun rendez-vous. C'est la meilleure preuve que je puisse vous offrir
+de ma respectueuse amitié.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+OÙ GIGUELILLOT, LUI AUSSI, DEVIENT AMOUREUX.
+
+ Le garçon est pour la fille,
+ La fille est pour le garçon;
+ Quoi qu'on fasse et qu'on babille,
+ Ce n'est, ma foi, que vétille,
+ Que mystère et que façon.
+ Le filet est pour l'anguille
+ Et le trou pour la cheville,
+ La limace à la coquille,
+ La coquille au limaçon.
+ Le garçon est pour la fille,
+ La fille pour le garçon.
+
+ Le manche pour la faucille
+ Et la balle pour la grille,
+ Le fil pour la canetille
+ Et la pomme pour l'arçon,
+ L'appât est pour l'hameçon,
+ Le bout pour le nourrisson,
+ Et l'oiseau pour le buisson,
+ Et le garçon pour la fille.
+ Le cheval est pour l'étrille
+ Et pour le caparasson,
+ Le tillac est pour la quille,
+ La cage pour le pinson,
+ Et l'étang pour le poisson,
+ Et l'ente pour l'écusson,
+ Et l'épy pour la moisson,
+ Le rocher est pour l'anguille,
+ La fille pour le garçon.
+ . . . . . . . . . . . .
+
+ _Virelai de CLAUDE LE PETIT._--1660.
+
+
+Lorsque Giguelillot se rendit enfin hôtel du Sein-Blanc et de
+Westphalie--car vous pensez bien qu'il y courut--Mirabelle venait de
+sortir.
+
+Il frappa trois coups discrets, et attendit:
+
+--Qui est là?
+
+--Moi.
+
+--Vous?... le page de papa? dit Line tout bas, dans la serrure.
+
+--Puis-je entrer?
+
+--On m'a bien défendu d'ouvrir... Mais puisque c'est vous, il n'y a pas
+de danger.
+
+Elle lui ouvrit, et, se haussant sur la pointe des pieds, elle lui
+tendit la joue.
+
+--Embrassez-moi, dit-elle, je vous le permets... Sur l'autre joue
+aussi... La vôtre, maintenant...
+
+Elle soupira.
+
+--J'ai bien des choses à vous dire... Asseyons-nous tout près, sur le
+canapé... Comment vous appelez-vous?
+
+--Djilio.
+
+--Oh! quel joli nom! dit Line.
+
+ * * * * *
+
+Et Giglio pensa une fois de plus que si chaque femme trouve à dire des
+banalités diverses, selon les amants qu'elle rencontre, chaque homme
+n'entend pas plus de dix phrases de la part de toutes les maîtresses,
+comme si elles répétaient en secret pour lui réciter le même rôle.
+
+ * * * * *
+
+--Quel hasard! s'écria Line. Je pensais justement à vous... Laissez-moi
+vous regarder... Je me suis presque disputée avec mon amie à propos de
+vos yeux... Je les trouvais très jolis. On a prétendu que non. Mais j'ai
+raison contre elle, Djilio. Ils sont bien jolis, vos yeux.
+
+--Tout à fait quelconques, dit Giglio; s'ils s'animent quand ils vous
+regardent, Altesse, c'est à vous qu'ils le doivent.
+
+--Ne m'appelez pas Altesse, vous m'intimidez. Dites-moi Line, c'est plus
+gentil.
+
+Mais il ne la nomma d'aucune façon, car, avec un trouble apparent qui
+n'était pas, cette fois, volontaire, il ne trouva plus rien qui lui
+semblât digne d'être dit à la blanche Aline.
+
+Le premier jour où il l'avait vue, dans cette autre chambre d'hôtel où
+s'étaient précipités des événements si rapides, les circonstances ne se
+prêtaient guère à une contemplation tendre. Mirabelle, présente et
+jalouse, ne se laissait pas oublier, Aline inquiète montrait un visage
+altéré. Scène étourdissante et brève, ce quart d'heure singulier s'en
+était allé en folie dans le tourbillon de son souvenir.
+
+Là au contraire, dans le silence, de ses yeux et si près de son visage
+charmant, il la vit semblable à elle seule.
+
+Diane à la Houppe lui parut trop sensuelle; Philis trop exempte de
+tendresse. L'une dévorait et l'autre jouait, mais aucune des deux
+n'avait dans le regard cette petite flamme continue qui appelle et
+retient l'amour au moment où elle le révèle.
+
+Il tenait les deux mains de Line, qui ne baissait pas les paupières et
+qui laissait entr'ouverte, comme pour un baiser toujours prêt, sa petite
+bouche plus haute que large de jeune fille encore enfant.
+
+ * * * * *
+
+Il ne lui parlait point. Il n'aurait su que lui dire. Vaguement, et une
+à une, les phrases qu'il avait répétées cent fois se présentèrent à son
+esprit. D'abord il les rejeta, puis avec un sourire presque triste, il
+pensa que sur un autre ton, ces phrases-là ne seraient plus les mêmes.
+Il se dit que ses hyperboles, et les plus invraisemblables, se
+trouveraient mieux que jamais en situation; que les petits mensonges de
+la galanterie, excusables dans une aventure, deviendraient tout à fait
+touchants au début d'une passion réelle; enfin qu'il pouvait sans faute
+abuser sa nouvelle amie selon ses méthodes ordinaires, sachant qu'il lui
+ferait plaisir et sentant combien cela lui était dû.
+
+--Qu'avez-vous? disait Line,
+
+--Je vous aime, fit-il.
+
+--Je vous aime aussi, Djilio; je vous aime de tout mon cœur. Je suis
+bien heureuse en vous le disant.
+
+--Mais moi, je vous aime depuis si longtemps. Vous n'en saviez rien,
+n'est-ce pas?
+
+--Depuis longtemps? répéta Line. Vous m'aimez depuis longtemps? Mais
+hier matin je ne vous connaissais pas...
+
+--Je vous aime depuis trois ans, dit Giguelillot en soupirant.
+
+--Et vous ne me l'aviez jamais dit?
+
+--Je n'osais pas... Je pensais à vous, mais vous étiez si haut, si loin
+de moi!... Comment croire que jamais vous consentiriez à m'entendre?...
+Je vous aimais d'en bas... Je pensais à vous sans cesse, mais je
+n'espérais pas que j'arriverais un jour, par un hasard extraordinaire, à
+vous parler enfin seul à seule, la main dans la main, les yeux dans les
+yeux...
+
+Line le regardait avec tendresse.
+
+Il poursuivit:
+
+--Vous ne me croyez pas?
+
+--Oh! si!
+
+--Tenez... J'écrivais des vers sur vous...
+
+--Des vers? Vous faites des vers? Oh! j'aime tant les vers! Et vous en
+avez fait sur moi? c'est vrai?
+
+--Voulez-vous les lire?
+
+--Si je veux les lire?... mais oui!
+
+--Les voici.
+
+Giguelillot sortit de sa poche son premier volume de vers, feuilleta...
+Agnès... Alberte... Alexandrine... Alfrède... Alice... Alix... Aline!
+
+--Lisez! dit-il simplement.
+
+Line s'empara du petit volume et lut avec avidité:
+
+ Ah! quand vous paraissez dans le ciel du loisir,
+ Lumière de mes nuits si tristes et si brèves,
+ Idéal renaissant de mon premier désir,
+ Ne sentez-vous jamais mon âme vous saisir
+ Et fermer sur vos seins les ailes de ses rêves?
+
+La petite Line leva de grands yeux.
+
+--Mais qui me dit que ces vers sont pour moi?
+
+--C'est un acrostiche... Vous savez bien ce que c'est qu'un acrostiche?
+Vous êtes abonnée au _Journal de la Jeunesse_? Lisez les premières
+lettres de chaque vers.
+
+--A, L, I... Aline! s'écria-t-elle avec un sourire de joie. Oh! c'est
+vrai! Et comme ils sont jolis! Je n'en ai jamais lu d'aussi jolis que
+ceux-là... Mais vous avez beaucoup de talent!
+
+--Quand je parle de vous, Line... C'est vous seule qui m'inspirez...
+Vous m'avez bien compris?... Je n'osais pas écrire votre nom dans un
+volume que tout le monde pouvait lire... Je l'ai caché dans un
+acrostiche... secrètement... pour vous et pour moi... Personne ne le
+sait, hors nous deux!
+
+Line se jeta dans ses bras. Il la prit avec passion, et sans rien tenter
+de plus direct envers son petit corps plié, il unit sa bouche à celle
+qui se tendait, très tendrement, presque avec précaution.
+
+--Comment! dit Line, vous connaissez cela aussi?... Mirabelle me disait
+qu'elle l'avait inventé...
+
+--On le lui avait appris, dit Giguelillot.
+
+--Comme à vous?
+
+--Oh! je l'aurais deviné d'instinct, le premier jour où je vous ai vue.
+
+--Mais alors... elle m'a trompée?
+
+--Elle vous a trompée gentiment.
+
+--C'est égal... elle m'a dit un mensonge... Je ne le lui pardonnerai de
+ma vie. C'est si vilain, les mensonges, n'est-ce pas?
+
+--Rien n'est plus laid, dit Giguelillot.
+
+Line réfléchissait, les lèvres serrées.
+
+--Je vous aime encore plus que mon amie, dit-elle.
+
+Ici, Giglio cessa de se contenir. Il prit la petite Line dans ses bras,
+la porta sur le lit sans quitter ses lèvres, d'autant plus facilement
+qu'elle lui disait:
+
+--Oh! oui!... mettez-vous là... tout près... tout près...
+
+Et une heure plus tard, la blanche Aline avouait dans ses bras très
+émus:
+
+--Mirabelle est une menteuse. Je vous aime plus qu'elle, beaucoup plus
+qu'elle... Je vous aime... comme je n'ai jamais aimé personne au
+monde... Oh! ne vous en allez pas! ne vous en allez pas!
+
+--Il le faut...
+
+--Mais pourquoi?
+
+--Le Roi m'attend... Mirabelle va rentrer...
+
+--Je ne veux plus la voir! Je n'aime que vous! que vous!... Restez là...
+je voudrais vous toucher depuis les pieds jusqu'à la tête et rester
+ainsi toujours, les doigts dans vos doigts, la bouche sous la vôtre...
+Je ne veux pas que vous vous en alliez... Obéissez-moi, enfin!
+
+Giglio brusqua les choses:
+
+--Tout est perdu, dit-il, si nous restons ici. Mirabelle vous reprendra
+dans une heure. Elle-même sera prise une heure après et nous ne pourrons
+plus jamais, jamais nous revoir, car le Roi vous emprisonnera de nouveau
+dans vos appartements du palais.
+
+--Alors, emmenez-moi, partons... Est-ce qu'il n'y a pas d'autres pays où
+nous pourrions vivre tranquilles, sans que personne puisse nous
+tourmenter?
+
+Giglio eut pitié de Pausole:
+
+--Vous aimez votre père, ma petite Line. Vous l'aimez beaucoup. Si vous
+allez où il n'est pas, vous le regretterez bientôt.
+
+--Oui, j'aime papa, mais pourquoi m'enferme-t-il? Si je reviens au
+palais, je ne pourrai pas vous revoir et je serai malheureuse comme
+avant... Car je le sens bien maintenant... j'étais très malheureuse...
+Je ne m'en doutais guère...
+
+--Il y a un moyen qui arrangera tout. Vous vous rappelez la maison dont
+je vous avais parlé hier? la maison de ces bons vieillards qui
+recueillent les enfants maltraités et les soignent?
+
+--Oui. 22, rue des Amandines. Je crois que je me rappelle encore
+l'adresse.
+
+--Parfaitement. Allez-y. Allez-y tout de suite. Et quand on vous aura
+donné la chambre qui vous convient (demandez la section des filles), je
+me charge de vous en faire sortir avec toute votre liberté.
+
+--Pour toujours?
+
+--Pour toujours.
+
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+OÙ L'ON PRESSENT LA FIN.
+
+ Διὸ δεῖ ἦχθαί πως εὐθὺς ἐκ νέων, ὡς ὁ Πλάτων φησίν, ὥστε χαίρειν τε
+ καὶ λυπεῖσθαι οἷς δεῖ· ἡ γὰρ ὀρθὴ παιδεία αὕτη ἐστίν.
+
+ ARISTOTE, _Éthique_, II, 2.
+
+
+Il était quatre heures, le lendemain, quand Pausole et ses deux
+ministres furent reçus rue des Amandines, où le bon Roi, si bon qu'il
+fût, ne croyait pas entrer en père.
+
+Giguelillot, depuis le matin, avait mis zèle et patience, d'abord à
+persuader au Roi que cette visite serait pleine d'attraits; ensuite à
+instruire secrètement ses hôtes, afin qu'ils lui parlassent comme il
+convenait de le faire.
+
+Le directeur de la Société mena Pausole jusqu'à un fauteuil, s'inclina
+trois fois devant lui et lut enfin, d'une voix satisfaite et ponctuée,
+l'allocution que voici:
+
+«Sire,
+
+«L'Union tryphémoise pour le Sauvetage de l'Enfance ne saurait être
+comparée aux œuvres similaires des pays limitrophes, pas plus que les
+lois de Votre Majesté ne souffrent de rapprochement avec celles des
+nations rivales. Ici, nous recueillons les enfants maltraités,
+physiquement ou moralement, mais le danger moral que nous prétendons
+combattre n'est pas du tout celui que redoutent nos meilleurs confrères
+étrangers, lesquels n'entendent pas comme nous le bonheur des petits
+enfants.»
+
+--Je le crois sans peine, dit Pausole.
+
+--«Nous estimons, avec vous-même, Sire, que le jeune être acquiert très
+tôt quelque droit à la liberté. Nous estimons qu'en soumettant la
+jeunesse à l'autorité paternelle pendant vingt et une années
+d'existence, les vieilles lois européennes prolongent dans leur sein
+l'une des nombreuses racines que l'esclavage antique y laisse encore
+vivantes. Le droit du père sur le fils, comme celui du mari sur la
+femme, c'est, au fond, sous un nom quelconque, la mainmise du plus fort
+sur l'épaule du plus faible, et il emprunte à la tyrannie son arbitraire
+sans limites, en même temps que son prétexte et son drapeau: la
+protection. Le mobile qui entraîne un citoyen libre à enfermer son
+enfant dans les horribles geôles qu'on nomme les internats n'est pas
+différent de celui qui le pousse, pendant les vacances, à martyriser le
+pauvre petit du revers de la main ou du bout de la règle. L'homme, qui
+n'a plus de droits sur les libertés de l'homme et qui ne peut plus
+impunément séquestrer ou frapper un esclave humain, conserve partout son
+pouvoir sur la personne de l'enfant, et, comme il faut bien qu'il abuse
+de tous les pouvoirs qu'on lui donne, il abuse de celui-là, pour se
+dédommager d'avoir perdu les autres.»
+
+--Très bien pensé, dit Giguelillot. N'est-ce pas, Sire?
+
+--Très bien, dit Pausole.
+
+--«Nous considérons comme abus de pouvoir paternel toute atteinte portée
+à la libre expression comme au libre exercice des volontés de l'enfant,
+si ces volontés n'engagent que lui seul. Nous offrons chez nous un asile
+à tous les enfants malheureux sans leur demander pourquoi ils
+souffraient dans leur famille, mais en constatant avec une légitime
+fierté qu'ils sont heureux dans notre sein. Nous entretenons chez eux le
+goût spontané de l'étude au lieu de leur faire haïr toute espèce de
+travail en les emprisonnant dans la salle de classe. Leur émulation
+n'est pas moindre et nous avons constaté bien des fois que, près d'un
+maître aimé, l'espoir des récompenses vaut la crainte des punitions. Les
+deux sexes élevés ensemble apprennent à se connaître l'un l'autre et
+sont ainsi moins exposés à se tromper cruellement plus tard. Lorsqu'il
+leur plaît d'aller au jeu, ils sont libres là comme ailleurs. Rien ne
+leur est défendu, hormis de se disputer. Ils se groupent comme ils le
+veulent, dans la cour comme au dortoir. Respectant les lois naturelles
+plutôt que les principes des hommes, nous n'enfermons pas les sens de
+nos élèves dans une contrainte artificielle où ils dévieraient
+fatalement, pour le plus grand dommage de leur santé fragile. Nous
+favorisons au contraire l'expansion des jeunesses précoces, convaincus
+qu'à retarder l'amour on ne fait que le rendre plus redoutable, et qu'à
+suppléer le plaisir par le rêve on accomplit de mauvaise besogne. Ce
+n'est pas là de l'éducation, au sens vraiment élevé du mot...»
+
+Pausjole interrompit le discours:
+
+--Et quand ces enfants vous demandent conseil?
+
+--Sire, nous leur déconseillons les amitiés particulières, mais c'est
+pour leur présenter les amitiés multiples comme un meilleur emploi de
+leurs jeunes tendances. L'amour, l'amour exclusif d'une personne
+individuelle, l'amour enfin tel qu'on l'enseigne dans les classes de
+littérature des lycées français ou allemands, est en effet une tragédie
+qui aboutit le plus souvent à la folie furieuse d'Oreste, à la triste
+fin de Marguerite ou au suicide lamentable de Roméo et de Juliette. Les
+faits divers de tous les grands quotidiens sont remplis de pareilles
+catastrophes. Pénétrés du devoir qui nous incombe et de l'influence
+salutaire que nous pouvons exercer, nous enseignons à nos élèves les
+dangers d'un amour unique; certes, nous apportons ici le tact et la
+discrétion que de pareils sujets comportent, mais nous ne saurions
+oublier devant nos petits orphelins qu'il y va de leur santé morale et
+de leur avenir tout entier.
+
+--Je vous approuve des deux mains, dit Pausole. Débauchez! monsieur,
+débauchez! On voit assez par ce qui se passe au dehors de nos frontières
+les effets parallèles des deux grands systèmes. D'une part, dans les
+classes supérieures, la claustration à la chambre et la continence
+obligatoire de la jeunesse, contre la nature et le bon sens, ont fait
+croître la race efflanquée, débile, phtisique et frappée d'anémie en qui
+s'étiole aujourd'hui l'aristocratie européenne. Au contraire, d'où
+viennent les ouvriers forts, les manieurs de marteaux, les porteuses de
+pain? De Charonne et de l'East End, de Whitechapel et de Ménilmontant,
+des longs faubourgs de Hambourg et des cloaques de Marseille, de tous
+les milieux enfin où l'enfance pousse en liberté, se mêle et s'unit
+selon ses instincts, sans retenue et sans contrôle...
+
+Pausole, fatigué d'avoir tant parlé, se reposa en interrogeant:
+
+--Aboutissez-vous? dit-il.
+
+--Pas toujours, répondit le vieillard. Nous sommes cependant satisfaits,
+au moins par comparaison. Une Société d'un pays voisin (œuvre dont je
+parlerai d'ailleurs avec tout le respect que mérite _a priori_ une
+institution charitable) s'est donné pour mission de ne libérer ses
+filles que vierges ou mariées. On ne sait pas bien pourquoi. Mais voici
+des chiffres: en treize ans, cette Société a recueilli près de deux
+mille cent cinquante enfants...
+
+Giguelillot glapit:
+
+--«C'est beaucoup, dit Candide.»
+
+Le président continua:
+
+--Et sur ce nombre énorme de jeunes nubilités, savez-vous combien elle a
+marié de filles?... Deux.
+
+Giguelillot grommela:
+
+--«C'est beaucoup, dit Martin.»
+
+Mais le président restait grave:
+
+--Nous, au contraire, depuis sept années, sur huit cent quarante six
+filles, nous en avons débauché huit cent douze. J'ose dire qu'étant
+donné le but respectif des deux Sociétés...
+
+--Oh! la vôtre l'emporte, affirma Pausole. Cela n'est pas douteux.
+
+--Votre Majesté daigne reconnaître nos efforts?
+
+--Non seulement je vous approuve, mais je vous subventionne, dit
+Pausole. J'inscris soixante mille francs pour vous à mon budget de
+l'Intérieur. Si cette somme ne suffit pas aux bonnes œuvres que vous
+pourriez faire, dites-le à mes ministres: elle sera augmentée.
+
+Le vieillard s'inclina profondément, puis d'une voix subitement altérée,
+il balbutia:
+
+--L'accueil si bienveillant... que Votre Majesté... l'approbation,
+veux-je dire... si flatteuse... que reçoivent ici nos idées... nos
+tentatives... nos essais de réalisation... m'encourage à...
+
+--Mais parlez donc!
+
+--Sire, la communication que j'ai à faire ici... est d'ordre si
+confidentiel... que je ne me crois pas le droit de l'exposer en ce
+moment...
+
+--Retirez-vous, mes amis, dit Pausole à ses conseillers... Et maintenant
+parlez, monsieur: nous sommes seuls.
+
+--Hier soir, à sept heures... nous avons vu entrer ici... une auguste
+visiteuse, Sire... Son Altesse la Princesse Aline.
+
+Pausole bondit:
+
+--Ici?... Ma fille est ici?... dans ce lieu de perdition et de
+proxénétisme?
+
+--Elle demande secours... murmura le vieillard presque défaillant.
+
+--Et contre qui?
+
+--Contre son destin, Sire, contre son destin... elle n'accuse personne.
+
+--Elle est seule?
+
+--Toute seule.
+
+--Dites-lui donc que je l'attends! elle se jettera dans mes bras!
+
+--Oui... mais auparavant... elle demande que nous lui assurions... les
+libertés que vous trouviez à l'instant si équitables, Sire, et que vous
+déclariez justement offertes à la jeunesse des deux sexes...
+
+--Allons! qu'est-ce que cela signifie?... Où est ma fille?... J'entends
+la voir à l'instant même.
+
+On la pria d'entrer.
+
+ * * * * *
+
+Comme pour affirmer par un signe extérieur toutes les libertés qu'elle
+avait déjà prises, Line avait revêtu le costume national des
+Tryphémoises: le mouchoir de couleur aux cheveux et les mules.
+
+Elle fit quelques pas, très fière de sa nudité symbolique, mais un peu
+timide aussi.
+
+Pausole la prit dans ses bras.
+
+--Ma petite fille! mon petit enfant! pourquoi es-tu partie?
+
+--Parce que j'avais rencontré une très bonne amie, papa, et parce que
+dans ton palais tu me défendais d'aimer personne.
+
+--Avec qui donc es-tu partie?
+
+--Avec une danseuse d'opéra.
+
+--Une danseuse? mais cela n'a aucune importance, alors?
+
+--Ah! dit Line.
+
+Pausole l'embrassa de nouveau.
+
+--Tu veux bien revenir avec moi, maintenant? Tu m'embrasses?
+
+--Oui, papa. Je te dis: «Oui» tout de suite. Je sens que je vais te
+suivre partout; mais je sens aussi que tu vas me dire, et tout de suite
+comme moi, dans l'oreille, quelque chose de très gentil.
+
+--Que je t'aime bien?
+
+--Et que tu me laisses libre.
+
+--Mais enfin pourquoi?
+
+--Parce que tu m'aimes bien.
+
+Pausole, très ému, regarda sa fille. Longtemps il resta silencieux,
+comme si une lutte profonde et presque pénible se livrait sous sa
+poitrine entre les divers conseils de son affection paternelle. Puis il
+dit un peu tristement:
+
+--Eh bien, nous verrons, mon enfant. Je t'aime assez pour te rendre plus
+heureuse que moi.
+
+
+
+
+ÉPILOGUE
+
+ _Sat prata biberunt_, comme dit le vieil Horace.
+
+ _Le Temps_, 20 novembre 1900.
+
+
+Revenu au palais le soir même par une marche très fatigante qui dura
+près d'une heure et quart, le Roi Pausole passa trois jours en
+silencieuses méditations.
+
+Tryphême après son départ reprit sa vie accoutumée. La jeune fille
+primée par M. Lebirbe continua de donner chaque soir le recommandable
+exemple qui lui avait valu les palmes. Mirabelle, déchirée par le
+désespoir en apprenant que Pausole avait repris sa fille, se rendit
+pourtant à la nuit sous le monument de Félicien Rops où elle savait
+pouvoir rencontrer Galatée. Toutes deux s'unirent ce soir-là jusqu'aux
+derniers vertiges de la sensation et elles ne savaient pas encore de
+quel amour fidèle et tendre cette longue étreinte en larmes nouait le
+premier souvenir.
+
+Giguelillot avait parcouru le chemin du retour en quatre bonds de son
+petit zèbre, car il se devinait également incapable de cacher à la
+blanche Aline les sentiments nouveaux qu'elle lui inspirait, et
+d'exprimer à la belle Diane ceux qu'elle ne lui inspirait plus.
+
+Pendant les trois jours où le Roi, seul avec sa bonne conscience, agita
+en lui des questions de morale, Line et son ami page se retrouvèrent
+toutes les nuits devant le Miroir des Nymphes toujours plein d'eau
+lunaire et de feuillages obscurs.
+
+--C'est très mal, disait Line, songeant à Mirabelle.
+
+--Non, disait Giguelillot, puisqu'elle n'en sait rien.
+
+Et il savait se faire pardonner tout ce que cette parole avait
+d'abominable par tout ce qu'elle avait d'absolutoire et de consolant.
+
+ * * * * *
+
+Enfin Pausole, un matin de soleil où la Reine Alberte venait de recevoir
+ses faveurs courtoises mais un peu distraites, sortit du palais en
+couronne et demanda sa mule Macarie.
+
+En même temps il fit annoncer que tous les habitants de la demeure
+royale, Reines, écuyers et dames d'honneur, ministres, pages et
+palefreniers, eussent à se réunir en grande assemblée devant le cerisier
+de sa justice afin d'y entendre les discours qu'il jugerait bon d'y
+prononcer.
+
+ * * * * *
+
+Lorsqu'il fut assis là dans sa rouge robe flottante avec le sceptre et
+le globe d'or:
+
+--Mesdames, dit-il, et vous, Messieurs, il est dur d'appliquer à sa
+propre personne les principes que le sage répand comme des bienfaits.
+J'ai cru longtemps qu'il me serait permis de maintenir la liberté sur
+mon peuple bien-aimé sans éprouver moi-même dans certains cas ardus, ce
+que cette liberté a parfois de pénible; du moins pour celui qui la
+donne. Il me semblait que sur un territoire où l'on compte cinq cent
+mille foyers, je pourrais sans grand dommage, en excepter un, un seul,
+où une certaine autorité serait encore vivante. Il était tout naturel
+que ce foyer fût le mien et que le dispensateur des indépendances ne
+souffrît pas le premier de leurs excès possibles.
+
+Ici le Roi prit un temps, cueillit une cerise délicieuse ou plutôt en
+cassa le fil qui l'attachait à portée de ses doigts, et tout en aspirant
+doucement le suc du fruit juteux et tiède, il suivit d'un œil un peu
+mélancolique l'agitation passionnée de la multitude qui l'écoutait.
+
+--Mais, reprit-il, le Roi lui-même s'instruit. Je viens de faire un
+voyage secret pendant lequel j'ai beaucoup appris, tant sur le genre
+humain que sur mes devoirs envers lui. J'ai vu des foules heureuses et
+libres dont le bonheur tenait à la liberté par des racines déjà si
+profondes que je ne puis plus douter d'avoir semé cette graine dans son
+terrain d'élection. Il m'a paru qu'autour de moi, on était moins heureux
+parce qu'on était moins libre et cela suffit pour me dicter une sorte
+d'abdication...
+
+De grands cris l'empêchèrent d'achever:
+
+--Non! Vive le Roi! disaient les voix. Abdiquer? Nous ne le voulons pas!
+
+Pausole étendit la main.
+
+--Je resterai votre chef, ou du moins, l'arbitre choisi par votre
+consentement général pour assurer le maintien des droits qui sont
+l'apanage de tous, et je ne changerai rien, pour ma part, à mes
+habitudes d'existence que j'ai reconnues nécessaires à ma tranquillité
+d'esprit. Mais je lève désormais la contrainte relative qui pesait sur
+mes familiers. Taxis, mon ami, retournez en France d'où vous êtes venu à
+nous comme le corbeau dans le vent d'hiver. À l'avenir mes femmes et ma
+fille se règleront selon leurs inclinations. J'émancipe leurs têtes
+charmantes que la vôtre rendait plus charmantes encore par le contraste
+de sa hideur.
+
+À ces mots il y eut dans la foule moins de joie peut-être que
+d'attendrissement et, comme des enfants qui reçoivent des cadeaux
+prestigieux sans oser y toucher encore, les femmes se pressèrent autour
+de celui qui était si bon pour elles, et vinrent avec la blanche Aline,
+fidèlement, lui baiser les mains.
+
+ * * * * *
+
+Ci finit l'aventure extraordinaire du Roi Pausole, qui, pour retrouver
+sa fille, alla jusqu'à parcourir sept kilomètres à dos de mule, de son
+palais à sa grand'ville.
+
+On aura lu cette histoire ainsi qu'il convenait de la lire, si l'on a
+su, de page en page, ne jamais prendre exactement la Fantaisie pour le
+Rêve, ni Tryphême pour Utopie, ni le Roi Pausole pour l'Être parfait.
+
+
+FIN
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+
+LIVRE PREMIER
+
+CHAPITRE PREMIER.--Comment le Roi Pausole connut pour la première
+fois les vicissitudes de l'existence 1
+
+CHAPITRE II.--Où l'on présente le Roi Pausole, son harem, son
+Grand-Eunuque et le palais du gouvernement 16
+
+CHAPITRE III.--Où l'on décrit la blanche Aline de la tête aux
+pieds, pour que le lecteur déplore sa fuite et la pardonne en
+même temps 23
+
+CHAPITRE IV.--Comment le Roi Pausole rentra dans son palais et ce
+qu'il jugea bon d'y faire 29
+
+CHAPITRE V.--Du conseil que tint le Roi chez les femmes de son
+harem et du choix qu'il sut faire entre plusieurs avis 36
+
+CHAPITRE VI.--Comment Diane à la Houppe et le Roi Pausole virent
+entrer quelqu'un qu'ils n'attendaient pas 50
+
+CHAPITRE VII.--Qui est considérablement écourté, eu égard aux lois
+en vigueur 61
+
+CHAPITRE VIII.--Où Pausole examine des révélations sur une lettre
+dont l'importance n'échappera point au lecteur 64
+
+CHAPITRE IX.--Où Pausole se détermine 79
+
+
+LIVRE DEUXIÈME
+
+CHAPITRE PREMIER.--Comment la blanche Aline vit danser un ballet,
+et ce qui s'ensuivit 89
+
+CHAPITRE II.--Où Pausole, non content d'avoir pris une
+résolution, va jusqu'à l'exécuter 98
+
+CHAPITRE III.--Comment le Miroir des nymphes devint celui des
+jeunes filles 106
+
+CHAPITRE IV.--Où Pausole et ses conseillers manifestent leurs
+contrastes 115
+
+CHAPITRE V.--Où Mirabelle dévoile sa petite âme malicieuse et
+sentimentale 123
+
+CHAPITRE VI.--Où Pausole et ses compagnons causent à bâtons
+rompus et s'arrêtent sur une pointe d'épingle 135
+
+CHAPITRE VII.--Comment Giguelillot, après plusieurs aventures
+pendables, inventa un stratagème et retrouva la blanche Aline 148
+
+CHAPITRE VIII.--Où la blanche Aline prend son tub vers quatre
+heures de l'après-midi 168
+
+CHAPITRE IX.--Où Pausole, ayant secoué la mélancolie de la
+Règle, éprouve les déboires de la Fantaisie 176
+
+CHAPITRE X.--Comment Giguelillot parvint jusqu'au chevet de la
+blanche Aline, et ce qui s'ensuivit 182
+
+
+LIVRE TROISIÈME
+
+CHAPITRE PREMIER.--Comment le harem abandonné leva l'étendard
+de la révolte 197
+
+CHAPITRE II.--Où M. Lebirbe entre en scène et où Philis pousse
+un petit cri 204
+
+CHAPITRE III.--Où l'on découvre un crime horrible 209
+
+CHAPITRE IV.--Comment Giguelillot se présenta chez le Roi et
+quelles paroles furent prononcées pour et contre sa bonne cause 216
+
+CHAPITRE V.--Où chacun est traité selon ses vertus 224
+
+CHAPITRE VI.--Où M. Lebirbe et le Roi Pausole s'aperçoivent
+avec surprise qu'ils ne s'entendent pas sur tous les points 228
+
+CHAPITRE VII.--Où l'on fait des récits de voyage sur un pays
+bien singulier 241
+
+CHAPITRE VIII.--Comment Taxis prétendit suivre l'exemple de la
+belle Thierrette 252
+
+CHAPITRE IX.--Comment Giguelillot comprenait les devoirs de
+l'hospitalité antique 260
+
+CHAPITRE X.--Où Giguelillot reçoit de Mlle Lebirbe une
+proposition qui lui sourit tout de suite 271
+
+CHAPITRE XI.--Comment les projets de Pausole et les rêves de
+Diane à la Houppe s'accordaient exactement 287
+
+
+LIVRE QUATRIÈME
+
+CHAPITRE PREMIER.--Comment Diane à la Houppe expliqua son rêve
+et Thierrette ses ambitions 295
+
+CHAPITRE II.--Comment Philis trouva un mari 307
+
+CHAPITRE III.--Où Philis babille, écoute et s'instruit 309
+
+CHAPITRE IV.--Comment Taxis apprit enfin la vérité sur toute
+l'affaire 321
+
+CHAPITRE V.--Comment le Roi Pausole fut reçu par le peuple de
+Tryphême 326
+
+CHAPITRE VI.--De la promenade que fit Pausole à travers sa
+capitale 342
+
+CHAPITRE VII.--Où le lecteur retrouve heureusement les héroïnes
+de cette histoire 351
+
+CHAPITRE VIII.--Où les événements se précipitent 360
+
+CHAPITRE IX.--Où Giguelillot, lui aussi, devient amoureux 376
+
+CHAPITRE X.--Où l'on pressent la fin 385
+
+ÉPILOGUE 395
+
+
+3403.--L.-Imprimeries réunies, 7, rue Saint-Benoît, Paris.
+
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Les aventures du roi Pausole, by Pierre Louÿs
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE ***
+
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
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+ Dr. Gregory B. Newby
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+ gbnewby@pglaf.org
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
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+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
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+any statements concerning tax treatment of donations received from
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
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+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
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+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
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+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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+The Project Gutenberg EBook of Les aventures du roi Pausole, by Pierre Lous
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les aventures du roi Pausole
+
+Author: Pierre Lous
+
+Release Date: November 27, 2009 [EBook #30553]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE ***
+
+
+
+
+Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
+Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+PIERRE LOUYS
+
+LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE
+
+PARIS
+
+BIBLIOTHQUE-CHARPENTIER
+
+EUGNE FASQUELLE, DITEUR 11, RUE DE GRENELLE, 11
+
+1901
+
+
+
+
+DU MME AUTEUR
+
+
+ Astart, pomes (1892) . . . puis.
+ Les Chansons de Bilitis (1894) . . . 1 vol.
+ Aphrodite (1896) . . . 1 vol.
+ La Femme et le Pantin (1898) . . . 1 vol.
+
+
+ PARATRE
+
+ Les Sept Flches.
+ L'Orientale.
+ Orphe.
+
+
+IL A T TIR DE CET OUVRAGE:
+
+Format in-8 carr
+
+ 300 exemplaires numrots sur vlin.
+ 50 -- -- sur hollande.
+ 15 -- -- sur whatman.
+ 15 -- -- sur japon.
+
+
+
+
+ JEAN DE TINAN
+
+ _qui a emport la promesse de cette simple ddicace..._
+
+ P. L.
+
+ Septembre 1898.
+
+
+
+
+PERSONNAGES
+
+
+ LE ROI PAUSOLE.
+
+ * * * * *
+
+ LA BLANCHE ALINE, fille du Roi.
+ MIRABELLE.
+ LA REINE DIANE, dite DIANE LA HOUPPE.
+ LA REINE FRANOISE.
+ LA REINE GISLE.
+ LA REINE ALBERTE.
+ LA REINE DENYSE.
+ LA PETITE REINE FANNETTE.
+ LE PORTRAIT DE LA REINE CHRISTIANE.
+ MACARIE, mule du Roi.
+ Mme PERCHUQUE, premire dame d'honneur.
+ GALATE, jeune fille.
+ PHILIS, sa petite soeur.
+ Mme LEBIRBE.
+ NICOLE.
+ THIERRETTE, jeune laitire.
+ ROSINE, gardienne des framboises.
+ La Lectrice du Roi.
+ La soeur du petit paysan.
+ Une blanchisseuse.
+ Une marchande.
+ Une jeune fille prime.
+ Une jeune fille viole.
+ Une directrice d'htel.
+ Premire femme de chambre du Roi.
+ Deuxime femme de chambre du Roi.
+
+ * * * * *
+
+ M. TAXIS, Grand-Eunuque.
+ GIGLIO, page du Roi.
+ M. LEBIRBE.
+ KOSMON.
+ HIMRE.
+ L'CUYER DES CUISINES.
+ M. PALESTRE, ministre des Jeux publics.
+ Le Chef de la Sret.
+ Le Directeur du Sauvetage de l'Enfance.
+ Trois orateurs.
+ Un mtayer.
+ Un marin catalan.
+ Un petit paysan.
+ Un pre.
+ Un chameau.
+
+ * * * * *
+
+ 366 Reines.--cuyers.--Dames d'honneur.--Pages.--Horticulteurs.--
+ Gardes.--Domestiques du palais.--Danseuses.--Policiers.--Filles de
+ ferme.--Invits.--Bonnes d'htel.--Paysans.--Paysannes.--La foule.
+
+
+
+
+LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE
+
+
+LIVRE PREMIER
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+COMMENT LE ROI PAUSOLE CONNUT POUR LA PREMIRE FOIS LES VICISSITUDES DE
+L'EXISTENCE.
+
+ Il se voit qu's nations o les loix de la biensance sont plus rares
+ et lasches, les loix primitives de la raison commune sont mieux
+ observes.
+
+ MONTAIGNE, III, 5.
+
+
+Le Roi Pausole rendait la justice sous un cerisier, parce que,
+disait-il, cet arbre-l donne de l'ombre autant qu'un autre et garde sur
+le chne sculaire l'avantage de porter des fruits fort agrables en
+t.
+
+Bien qu'il conservt pour lui-mme le grand costume historique dont
+l'ampleur et la draperie lui semblaient composer au mieux la majest de
+la personne royale, il n'tait pas toutefois l'ennemi d'un
+perfectionnement raisonnable. On doit vivre avec son temps. Le Roi
+Pausole portait une couronne de style qui dissimulait sous une mince,
+mais clatante pellicule d'or sa monture en aluminium. Il aimait faire
+remarquer discrtement combien cette coiffure tait plus lgre que le
+chapeau haut de forme de son cousin le roi de Grce. Certains passants
+ne se trompaient point sur le mtal de l'objet. Mais, disait encore le
+Roi, quand on est assez malin pour discerner distance une qualit
+d'orfvrerie, on ne saurait ressentir la vue de la couronne, ft-elle
+d'or massif et pesant, aucune impression srieuse. Il est donc inutile
+de se charger la tte.
+
+Le Roi Pausole tait souverain absolu de Tryphme, terre admirable dont
+je pourrais, au besoin, expliquer l'omission sur les atlas politiques en
+hasardant cette hypothse que, les peuples heureux n'ayant point
+d'histoire, les pays prospres n'ont pas de gographie. On laisse encore
+en blanc, sur les cartes rcentes, bien des contres inconnues: on a
+laiss Tryphme en bleu, dans la Mditerrane. Cela parat tout naturel.
+
+Eh bien, non. Telle n'est pas la raison d'une si fcheuse lacune.
+
+Si Tryphme est un nom biff de toutes les encyclopdies, si l'on
+falsifie la carte d'Europe, si l'on ampute cette presqu'le verte aux
+ctes de notre pays, c'est qu'on a organis contre elle la conspiration
+du silence.
+
+Chacun sait qu'on appelle ainsi l'entente immdiate et clandestine qui
+s'tablit entre les critiques littraires la naissance des oeuvres
+fortes et qui touffe le jeune talent au milieu de son premier sourire.
+Explorateurs et gographes, montrant une me non moins basse, se servent
+du mme procd pour loigner les touristes d'une contre qu'ils savent
+dlicieuse.
+
+ leur aise; je ne m'occuperai pas de ces misrables combinaisons.
+Tryphme est une pninsule qui prolonge les Pyrnes vers les eaux des
+Balares. Elle touche la Catalogne et au Roussillon franais. J'en
+parle pour y tre all. Il est important que le lecteur ne regarde pas
+comme une fiction le rcit vritable et contemporain que j'cris pour
+lui depuis cinq minutes.
+
+Ces prliminaires claircis, entrons dans le vif des vnements.
+
+ * * * * *
+
+Ce fut pendant la vingtime anne de son rgne, qu'un jour, aprs tant
+de jours paisibles, le Roi Pausole ressentit les difficults de la vie
+et le poids d'une me perplexe.
+
+Il s'tait lev, ce matin de juin, trs longtemps aprs le soleil, et,
+doucement berc par sa mule Macarie, il se laissait aller sa chaire de
+justice.
+
+De nombreux serviteurs accompagnaient sa promenade, l'un portant ses
+cigarettes et l'autre son parasol, la plupart ne faisant rien.
+
+Aucun d'eux n'tait en armes. Le Roi sortait toujours sans gardes, par
+ostentation du soin qu'il prenait d'tre aim plutt que
+craint.--Crainte ne peut toujours durer, disait-il; ni endurer;--au lieu
+que l'amour populaire est un sentiment perptuel qui vit de souvenirs,
+accueille les moindres gestes comme des bienfaits nouveaux et ne demande
+gure autre chose que d'tre vivement estim par celui qui en est
+l'objet.
+
+La cour de justice que le Roi tenait chaque jour sous un cerisier de ses
+jardins avait su faire accepter de tous son arbitrage sans appel mais
+librement consenti. Aucun autre tribunal n'avait connaissance des
+affaires qui chappent au ressort des justices de paix. force de
+simplifier le Livre des Coutumes laiss par ses anctres, Pausole tait
+arriv dicter un code qui tenait en deux articles et qui avait au
+moins le privilge de parler aux oreilles du peuple. Le voici dans son
+entier:
+
+
+CODE DE TRYPHME
+
+ I.--Ne nuis pas ton voisin.
+ II.--Ceci bien compris, fais ce qu'il te plat.
+
+Il est superflu de rappeler au lecteur que le deuxime de ces articles
+n'est admis par les lois d'aucun pays civilis. Prcisment c'tait
+celui auquel ce peuple tenait le plus. Je ne me dissimule pas qu'il
+choque le caractre de mes concitoyens.
+
+Pausole se rservait le plaisir quotidien de sauver par ses arrts
+quelques liberts individuelles. Ce n'tait pas un travail fatigant; et
+d'ailleurs, l'excellent homme n'en et point accept d'autre, car sa
+libert particulire prsentait n'en pas douter un intrt de premier
+ordre et il respectait sa fantaisie qui lui conseillait d'tre
+paresseux.
+
+Ce jour-l, une douzaine de plaignants et une foule immobile
+attendaient, sur la pelouse ombreuse, quand le Roi parut sous les
+branches, au milieu d'un murmure de vnration, de sympathie et de
+curiosit. Il rpondit aux voix en agitant devant son visage, comme un
+mouchoir d'accueil, une main molle et amicale. Puis il monta les trois
+marches de la chaire, qui le mirent tout de suite bien au-dessus du
+niveau des hommes.
+
+ * * * * *
+
+Un premier plaideur s'avana.
+
+C'tait un tranger, un marin catalan. Il tendait des bras presque noirs
+hors d'une chemise aux manches trousses.
+
+--Sire, s'cria-t-il, justice contre ma femme! Elle est partie avec un
+autre!
+
+--Ouais! fit le Roi.--Que veux-tu que j'y fasse?
+
+ * * * * *
+
+Il cueillit une cerise au cerisier, en dchira la peau du bout des dents
+et sua la pulpe juteuse avec un visible rafrachissement.
+
+--Mais, sire, nous tions maris devant l'alcade et devant le prtre.
+Elle a jur sur l'vangile...
+
+--Et si elle t'avait jur de ne pas mourir avant trente ans,
+l'enverrais-tu la prison le jour o elle aurait la peste? Elle a jur,
+dis-tu? C'est le seul tort que je lui reconnaisse. Encore, avec les lois
+de ton singulier pays, tait-ce le plus vain des serments forcs. Tu
+viens justement d'en avoir la preuve. Si encore elle t'abusait! si elle
+feignait de se plaire toi pour ne pas tre chasse! tu pourrais...
+Mais elle ne te trompe pas, puisqu'elle est partie. Sa franchise est
+irrprochable. Et pourquoi est-elle partie? Sans doute parce qu'elle a
+trouv quelqu'un de suprieur ta personne, par la jeunesse, par la
+beaut, par le caractre, ou, qui sait? peut-tre mme par la fortune.
+Tu admets qu'une jeune fille puisse peser tous ces arguments le jour o
+elle prend poux. plus forte raison quand elle est devenue femme et
+que l'exprience la conseille.
+
+--Il est pourtant crit dans le code: Tu ne nuiras pas ton voisin.
+
+--C'est bien pour cela que je t'interdis de poursuivre ton successeur.
+Passons la seconde affaire.
+
+ * * * * *
+
+--Majest! fit une voix de basse, un gueux, un pasteur de chvres, a
+viol mon unique enfant.
+
+--Oh! oh! protesta le Roi. Ne nous pressons jamais d'attester la
+rsistance. Je serais curieux de voir la victime.
+
+On la lui prsenta.
+
+Elle portait le costume favori des jeunes filles tryphmoises: sur les
+cheveux, un mouchoir jaune soleil; aux pieds, des mules clair de lune;
+et le reste du corps tout nu.--Pausole considrait, en effet, que la vue
+d'une personne laide ou vieille ou infirme est une souffrance pour
+certains, et il avait interdit, non seulement aux acadmies
+dfectueuses, mais encore aux visages grotesques, de paratre
+dcouvert. Mais comme le spectacle d'une fille jeune ou d'un homme dans
+sa force ne peut veiller que les ides les plus saines et les plus
+conformes la vertu vritable, Pausole avait fait comprendre son
+peuple qu'en dehors des quelques semaines o la Mditerrane elle-mme
+connat l'hiver, il fallait se hter de rvler tous un don aussi
+prcieux, et aussi fugitif, que la beaut humaine.
+
+--Ami, dit le Roi, pench vers l'oreille d'un serviteur, les cerises qui
+restent sont trop hautes pour que je puisse les cueillir sans peine. Et
+je ne changerai pas mon arbre. Je suis habitu celui-ci. Demain,
+suspends aux branches basses une douzaine de cerises choisies.
+
+Puis il se retourna vers la jeune fille, qui attendait sa parole avec
+plus d'espoir encore que de confusion:
+
+--Eh bien? fit-il. Vous plaignez-vous aussi? Car je n'entendrai votre
+pre que s'il rclame en votre nom.
+
+--Oh! sire, parlez-lui vous-mme afin que je ne sois point battue. Je
+suis trop mue cette semaine pour me taire deux jours de suite et je ne
+serai honteuse de rien devant vous qui tes si juste. Hier soir j'tais
+alle dans la montagne chez ma soeur, avec un broc de lait pour son
+petit enfant. Elle m'avait beaucoup parl des choses qui lui font la vie
+douce et qui me manquent tristement pendant mes longues nuits. Je
+revenais donc par les bois, les joues peut-tre un peu rouges et le
+coeur bien prouv, quand j'ai rencontr sous les saules un chevrier de
+mon ge qui paraissait tout triste, lui aussi, d'tre seul. Sire, il
+sortait du bain, il tait si joli, si propre, si doux de toute sa
+personne... il a d voir dans mes yeux que vraiment je le trouvais
+gentil. Les hommes s'imaginent toujours qu'ils nous attaquent; et
+pourtant ils ne s'approchent gure de celles qui oublient de les
+regarder: si l'on nous prend, mme par violence, c'est aprs avoir lu en
+nous que cela ne nous serait pas dsagrable... Oh! pour moi, je vous le
+jure, je ne l'ai pas fait exprs! Je ne voulais pas qu'il me toucht. Ou
+du moins... je croyais ne pas vouloir. Mais enfin, j'ai regard ce jeune
+homme, l'instant o je l'admirais le plus, et aussitt il m'a saisi la
+main... Alors mon pre vous a dit vrai, Sire, j'ai rsist de toutes mes
+forces. Pas un cri! car je n'aurais pour rien au monde appel quelqu'un
+ mon secours dans la position o j'tais--et d'ailleurs, j'esprais
+bien me tirer de l toute seule.--J'ai lutt de mes quatre membres comme
+si je dfendais ma vie, depuis le coucher du soleil jusqu' la nuit
+noire. Puis, j'ai vu qu'il tait trop tard pour rentrer la maison, et
+je me suis dcourage; mais jusqu'au lendemain matin j'ai perdu courage
+plusieurs fois ainsi et je suis dtermine ne plus mettre aucune
+nergie dans ces rencontres ingales. On demandait tout l'heure
+Votre Majest de protger ma faiblesse contre de nouvelles violences:
+celles de mon pre sont les seules que je redoute. Je n'ai besoin de
+personne pour calmer les autres.
+
+ * * * * *
+
+Pausole avait cout cette petite plaidoirie sans l'interrompre d'un
+seul mot. Quand elle fut dite jusqu'au bout, il se hta de prononcer:
+
+--Voici une enfant trs suprieure son pre par la maturit d'esprit,
+l'initiative et le sens de la vie. Allons! mancipons-la. Je ne sais pas
+de quel droit je maintiendrais une autorit quelconque sur une petite
+tte qui raisonne si bien. Va, jeune cervelle, tu es libre. Ne fais pas
+le mal, mais vis ta guise, selon le code de Tryphme. Appelons la
+troisime affaire.
+
+ * * * * *
+
+Or il arriva que la troisime affaire ne fut pas prcisment celle que
+le Roi et prvue.
+
+Pendant le discours de la jeune fille, on distinguait dans l'alle de
+magnolias qui menait au palais royal la course trbuchante et falote
+d'une petite vieille qui portait ses jupes et voletait comme une
+sauterelle.
+
+Elle approchait par bonds alterns d'une patte sur l'autre. Bientt on
+entendit gmir l'essoufflement de son dsespoir. Elle se prcipita vers
+la chaire du Roi, pendit son bras dbile une branche afin de ne tomber
+que le plus tard possible et exhala. Sire..., mais d'une voix si
+diaphane qu'on la crut dj trpasse.
+
+--C'est une vieille du palais, fit l'un des serviteurs.
+
+--Dugne des appartements privs, expliqua un autre.
+
+Et comme l'tiquette de la Cour subissait des variations devant la
+bonhomie du Roi, la livre tout entire laissa deviner sa joie par ce
+cri d'une me qui s'ennuie:
+
+--Il s'est pass des vnements.
+
+Le Roi s'tait lev:
+
+--Qu'y a-t-il?
+
+--Sire... la blanche Aline... Ah! Sire... la Princesse votre fille...
+
+--Eh bien?
+
+--Ah!...
+
+Et la vieillarde s'affaissa dans un vanouissement lamentable.
+
+Au mme instant arrivait, plus calme et portant un petit billet, une
+seconde dame d'honneur qui plia son ombrelle jaune avant de s'exprimer
+en ces termes choisis:
+
+--J'ai le regret d'annoncer Votre Majest que Son Altesse Royale la
+Princesse Aline a quitt le palais dans des circonstances mystrieuses
+qui toutefois ne laissent place aucune inquitude sur sa trs
+prcieuse sant. La dame d'honneur charge d'veiller Son Altesse et de
+lui expliquer ses rves s'est prsente respectueusement derrire la
+porte de Son Altesse et a frapp durant quatre heures sans obtenir
+aucune rponse. Justement inquite d'un silence qu'elle ne s'expliquait
+point, elle a pris sur elle d'entrer, malgr la hardiesse de la
+dmarche: Son Altesse n'tait plus dans ses appartements. La Princesse
+Aline avait quitt sa chambre sans prvenir personne de son projet et
+sans emporter de bagage, part sa petite bote poudre, son tui de
+rouge, son porte-monnaie et un objet de la toilette fminine dont la
+dsignation n'intresse pas, sans doute, Votre Majest. Nul ne sait
+l'heure de son dpart ni le chemin qui lui a plu. On pense seulement
+qu'elle a d sortir par la fentre. Au cours des recherches faites par
+nos soins, nous avons dcouvert sur la table coiffer un billet avec
+ces mots: Pour Papa. Je le remets en les mains de Votre Majest.
+
+Pausole ne voulait pas comprendre. En vain la dame d'honneur avait-elle
+construit son rcit au plein midi de la clart, Pausole demeurait
+aveugle.
+
+--Ma chre, lui dit-il, vous extravaguez. J'entends de votre bouche des
+paroles sans suite... Vous tes en dmence, cela saute aux yeux. Eh!
+voyons! pourquoi ma fille m'aurait-elle quitt? O peut-elle tre mieux
+qu'au palais, avec son pre? Et comment, croire qu'elle soit partie sans
+mme m'avoir dit adieu? Ce sont des rveries, vous dis-je. Si elle n'a
+pas dormi dans sa chambre, c'est qu'il y faisait trop chaud. Elle doit
+tre sur les terrasses, dans son hamac pompons. Je suis sr qu'on n'y
+a point song. Allez donc sa recherche au lieu d'apporter ici un
+trouble dplorable mes rflexions.
+
+ * * * * *
+
+Comme il achevait, son regard tomba sur le billet qu'il tenait encore
+la main.
+
+Au milieu d'une enveloppe teinte, les mots:
+
+_Pour Papa_
+
+se dtachaient irrguliers, fantasques et nets. Et, en dessous, une
+ligne qui aurait bien voulu tre horizontale, mais qui dlirait en
+hauteur, s'enlevait comme une gambade.
+
+Le roi dchira l'enveloppe avec une hsitation silencieuse. Il en tira
+une lettre qui lui parla ainsi:
+
+ * * * * *
+
+Mon petit papa, si je croyais que tu en souffres, je n'aurais jamais le
+courage de m'en aller dans deux minutes; mais tu ne peux pas tre
+triste, puisque je suis contente, et tu m'as toujours dit que tu voulais
+mon bonheur.
+
+Je reviendrai dans sept mois, pour ma majorit, le jour de mes quinze
+ans. Attends-moi sans inquitude; je m'en vais avec...
+
+... Non, il n'avait pas mal lu.
+
+... je m'en vais avec quelqu'un de tout fait gentil, qui veillera sur
+moi comme toi-mme. Je t'embrasse, si tu n'es pas fch.
+
+ LINE.
+
+ * * * * *
+
+La foule s'tait approche peu peu et, sans savoir ce qui se passait,
+mais curieuse et presque bruyante, elle observait l'agitation du roi,
+phnomne exceptionnel. Des plaideurs s'impatientaient. La jeune
+mancipe de la dernire affaire, craignant de voir sa bonne cause
+naufrage dans les conjonctures, osa demander une certitude:
+
+--Alors, je suis libre, Sire? Votre Majest daignerait-elle le rpter
+mon pre?
+
+Le Roi fit un geste violent.
+
+--Au diable les affaires pendantes! Valets! amenez ma monture. Ah! cela
+ne se passera pas ainsi! Cette petite est folle lier. Il faut la
+reprendre au plus tt. On n'a jamais vu pareille catastrophe. Valets!
+stupide canaille, courez donc en avant!
+
+Et sur la mule Macarie, qui galopait pour la premire fois d'une longue
+et paisible existence, on vit s'enfuir le Roi Pausole dans une vague de
+poudre blanche, tandis que le vent de la course enlevait la couronne
+lgre et, factieux, la suspendait une souple baguette de myrte.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+O L'ON PRSENTE LE ROI PAUSOLE, SON HAREM, SON GRAND-EUNUQUE ET LE
+PALAIS DU GOUVERNEMENT.
+
+ ... Mais dans mon inconstance extresme
+ Qui va comme flus et reflus,
+ Je n'ay pas si tost dit que j'ayme
+ Que je sens que je n'ayme plus.
+
+ SAINT-AMANT.
+
+
+Le jour o Pausole se connut (ce fut longtemps avant l'anne o naquit
+la blanche Aline), il constata qu'il possdait trois habitudes et un
+dfaut de caractre.
+
+Ses habitudes taient, par ordre dcroissant, la paresse, le plaisir et
+la bienfaisance.
+
+Il recherchait, en premier lieu, l'inactivit.
+
+Puis, la satisfaction.
+
+Enfin, la philanthropie.
+
+Son dfaut de caractre, qui jouera dans ce conte un rle prpondrant,
+tait une irrsolution exemplaire et gnrale dont il ne se plaignait
+jamais, car elle seule donnait par contraste une sensualit suprieure
+la paix de ses fainantises.
+
+Il avait le sentiment de l'irrparable quand il fermait une fentre.
+Choisir un fruit, une femme ou une cravate le frappait d'une perplexit
+qui ressemblait une angoisse. Jamais il ne dchirait un papier, mme
+une enveloppe, de peur de regretter plus tard une dtermination si
+inconsidre. A peine avait-il exprim un dsir ou dict un ordre, il
+arrtait aussitt ceux qui se pressaient d'obir et il avait des
+Attendez. Ce n'est pas le moment, des Nous verrons plus tard et des
+Laissons cela qui maintenaient son existence dans le circonspect et le
+provisoire, tant il redoutait le dfinitif.
+
+Il le redoutait; mais pour lui seul. Par une sorte de revanche sur son
+hsitation intime, il discernait le devoir des autres dans une
+clairvoyance tout coup premptoire et rendait ses arrts publics avec
+une dcision remarquable. Un singulier rsultat de cette assurance
+devant la chicane tait la rputation d'infaillibilit qui exaltait sa
+justice.--La confiance personnelle se fait aisment partager; et rien
+n'est plus dangereux pour un suprieur que de mditer avant de
+rpondre.--Pausole ne mditait jamais sous l'arbre de ses audiences,
+sinon avant d'y faire choix entre deux cerises rouges comme des vierges.
+
+Ds que Pausole se fut renseign de la sorte sur ses habitudes et sur
+son dfaut, il s'occupa non de se corriger par l'irralisable, mais de
+satisfaire ses faiblesses et d'en tirer le meilleur parti possible
+pour ses commodits personnelles et celles de ses familiers.
+
+C'est ainsi qu'averti par une longue exprience, il trouva plus sage de
+renoncer choisir chaque soir une compagne parmi celles qu'il avait
+runies dans le harem du palais. Il apportait des lenteurs pitoyables
+cette lection quotidienne et se laissait presque toujours circonvenir
+par la plus hardie, au lieu de suivre tranquillement ses mystrieuses
+prfrences. Et aussitt il regrettait d'avoir oubli la plus belle.
+
+Un jour, tablissant une rgle permanente qui lui pargnait le souci des
+dcisions particulires, il rduisit le nombre de ses femmes trois
+cent soixante-cinq, exactement. L'une de celles que cet arrt renvoyait
+dans leurs foyers laissa clater sa douleur avec tant d'amour que le
+Roi, toujours paternel, consentit la garder titre supplmentaire,
+pour les annes bissextiles.
+
+Par ce moyen, l'emploi de ses nuits tait rgl d'une faon qu'il ne lui
+appartenait plus d'intervertir. Chaque soir, un visage nouveau, et
+pourtant connu, approuv, peut-tre mme regrett depuis un an, venait
+poser sur les coussins des joues qu'un long dsir faisait trs
+prcieuses. Et Pausole, dlivr du soin de prparer la nuit suivante,
+gotait plus volontiers encore une joie sans laboration.
+
+Les appartements des Reines occupaient, cela va sans dire, le palais
+royal presque entier. Ils taient rpartis selon les quatre saisons,
+dans un long btiment polychrome, o les mille stores de la faade
+flottaient au soleil comme un pavois de fte.
+
+Deux pavillons, plus levs d'un tage, flanquaient l'norme difice.
+
+Dans l'un habitait le Roi lui-mme. Dans l'autre dlibrait le conseil
+de ses ministres. Pausole tait oblig de passer par le harem pour
+prsider le gouvernement.
+
+Mieux vaut avouer sans dtours que, parti du pavillon sud, il n'arrivait
+jamais jusqu'au pavillon nord.
+
+Lui-mme avait conu cette architecture et prvu ce rsultat. Puisque,
+disait-il, les meilleurs monarques ont t des reines luxurieuses qui
+laissaient les bureaux tranquilles, j'carterai de mon esprit par un
+artifice salutaire toute inspiration ventuelle de grer les affaires
+publiques.
+
+Et, de fait, tout allait pour le mieux du monde. Personne ne se
+plaignait, ni le peuple, ni le souverain;--ou, du moins, les rares
+mcontents accusaient les ministres qui, narquois derrire leur
+collectivit anonyme, et d'ailleurs trs satisfaits de travailler sans
+direction, rendaient grces la destine.
+
+ * * * * *
+
+Pausole avait pouss si loin le gnie abdicateur qu'il ne gouvernait
+mme pas ses femmes.
+
+ la tte du harem, et cumulant la fonction de Grand-Eunuque avec celle
+de Marchal du palais, un personnage singulier administrait au nom du
+Roi.
+
+C'tait le huguenot Taxis.
+
+triqu, mticuleux, de profil concave et d'oeil fourbe, me intraitable
+et prsomptueuse, Taxis jouera dans la suite du rcit (disons-le pour
+plus de clart) le rle toujours ncessaire du Personnage antipathique.
+Pausole l'avait cependant choisi, et personne ne pouvait douter que le
+Roi n'accordt son fonctionnaire une part d'estime, de confiance et
+presque d'admiration.
+
+Cet ancien rptiteur d'algbre, ancien professeur de thologie
+protestante, employ depuis avec succs diverses missions policires,
+et enfin promu Grand-Eunuque, possdait un sens de l'ordre et un respect
+du principe qui dpassaient de beaucoup la simple manie. On avait vu l
+des aptitudes universelles aux charges que distribue l'tat, et Taxis
+avait su se montrer indispensable, sinon ses administrs, au moins
+ses suprieurs. Un seul exemple s'imposera: le harem tait pacifi huit
+jours aprs la nomination de son chef, sans que, jusque-l, Pausole et
+jamais, dans les prestiges de ses rves bleus, compt cette chimre
+lointaine.
+
+Il serait dlicat d'insister sur les titres que Taxis avait fait valoir
+pour poser sa candidature l'eunuchat gnral. Dlicat, et d'ailleurs
+peu intressant.--Taxis bnficiait d'une vocation toute naturelle pour
+ce poste de privilge. Le Ciel lui avait pargn les concupiscences de
+la chair et les pargnait galement, par un surcrot de misricorde,
+toutes les femmes qui l'approchaient. La Providence ne voulait point
+qu'inaccessible au dsir il et nanmoins la douleur de l'inspirer
+autour de lui. Il n'tait ni la victime, ni l'occasion du pch.
+
+Toutefois, il devait se rsigner ne pas faire de proslytes parmi ses
+jeunes pensionnaires. C'et t excder les devoirs de sa charge. Il se
+limitait avec rigueur. Le Roi, ennemi de toutes les guerres, dtestait
+les guerres de religion; ami de toutes les liberts, il laissait les
+consciences libres, fussent-elles jsuites ou francs-maonnes. Dans
+l'intrieur du harem, comme sur tout son territoire, Pausole tolrait
+mille cultes et en pratiquait lui-mme plusieurs, afin de connatre tour
+ tour les consolations de divers paradis.
+
+L'autel prfr du Roi tait, sur un terrain du parc, un petit temple
+ddi Dmtr et Persphone. Les deux desses n'ayant plus
+d'adorateurs sur la terre coutaient avec bienveillance celui-ci, qui se
+souvenait d'elles. l'une il demandait surtout de bonnes moissons pour
+son peuple; l'autre la faveur de ne lui tre prsent que le plus tard
+qu'il se pourrait.
+
+Tels taient donc Pausole, ses femmes, son Grand-Eunuque et son palais.
+Quand nous aurons expliqu, plus loin, qui tait la blanche Aline, nous
+pourrons interrompre ici les chapitres descriptifs, c'est--dire
+permettre aux lectrices de ne plus sauter tant de pages la fois.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+O L'ON DCRIT LA BLANCHE ALINE DE LA TTE AUX PIEDS POUR QUE LE LECTEUR
+DPLORE SA FUITE ET LA PARDONNE EN MME TEMPS.
+
+ Si les peintres ont fait des nuditez, le pch est trs grand, parce
+ qu'ils n'y peuvent bien russir sans voir le naturel.
+
+ _Examen gnral des conditions_, etc.--1676.
+
+
+La blanche Aline tait fille d'une Hollandaise et probablement aussi du
+Roi Pausole.
+
+Du moins, personne n'en douta jamais.
+
+Ses cheveux taient blonds, son teint clair mais sujet des rougeurs
+extrmes, ses narines ouvertes et ses lvres gaies.
+
+Je sais qu'on n'a pas coutume de tracer le portrait des jeunes filles au
+del de leur dcolletage. Il n'importe: dans quelques annes, nous en
+sommes tous avertis, cette mode tombera en dsutude et, ne ft-ce que
+pour engager les peintres dans une voie si recommandable, je ne tiendrai
+aucun compte des rgles tablies.
+
+La blanche Aline, quatorze ans et cinq mois aprs sa naissance, prenait
+le plus vif intrt suivre le dveloppement de sa gracieuse personne.
+Il est tout naturel que nous l'accompagnions devant sa glace, o elle se
+considrait le matin avec tant d'affectueuse curiosit.
+
+Elle y courait ds son rveil, laissant au lit sa longue chemise et ne
+gardant de sa toilette nocturne que la natte dansante de ses cheveux.
+L'entrevue avec son image tait une scne bien touchante.
+
+Cela commenait par un sourire d'accueil. Et puis clataient des baisers
+bruyants, avec les deux mains, avec les dix doigts. Pendant la premire
+minute, sa tendresse pour elle-mme dominait. Son regard se disait des
+choses inoubliables; c'tait une communion d'mes o sa beaut
+n'ajoutait rien une sympathie dj toute dvoue. Mais, peu peu, ce
+sentiment cdait le pas devant un autre, qui se prcisait en admiration.
+
+Elle tait jeune fille depuis quelques semaines seulement. Source de
+dcouvertes sans nombre. Ses seins, forms en si peu de temps,
+conservaient entre ses mains toute leur fracheur de jouets nouveaux.
+Familire (et imprudente), l'enfant qu'elle tait demeure attrapait ces
+roses fragiles comme des ballons en caoutchouc; elle essayait de les
+rapprocher; elle en chatouillait les pointes ples; elle leur faisait
+mille taquineries. Puis, changeant tout coup de divertissement, la
+jambe gauche tendue, le genou droit pli, elle mesurait des yeux le
+galbe d'une hanche trs jeune et qui, chaque jour, s'arrondissait.--Au
+fait, que n'admirait-elle point? Par une singularit qui lui plaisait
+comme le reste, elle ne portait pas encore tous les signes extrieurs de
+son adolescence; mais, tout bien examin, elle trouvait cela quelque
+chose de grec qui n'tait pas messant.
+
+ * * * * *
+
+Et qui donc aurait-elle aim si ce n'et t sa chre image? Son pre ne
+lui avait pas donn d'autre amie.
+
+On a pu le deviner dj: Pausole, si tolrant pour les moeurs de son
+peuple, l'tait moins pour celles de sa fille.
+
+Autant la chance lui tait douce de rencontrer par les chemins de jeunes
+vierges sans vtements, autant il se souciait peu de prsenter dans le
+mme costume la princesse hritire ses fidles sujets.--Non certes,
+qu'il ft retenu par je ne sais quel esprit de routine; mais le soleil
+du Midi est brlant; le hle ne va bien qu'aux brunes; il donne la
+peau des blondes certains tons de langouste cuite, et la blanche Aline
+aurait perdu bientt l'pithte homrique qui la distinguait entre
+toutes les petites filles si l'on avait laiss courir son acadmie en
+plein air sans lui donner protection.--Aussi la forait-on de se vtir
+et mme de porter ombrelle.
+
+ * * * * *
+
+Des raisonnements analogues--je veux dire inspirs aussi par une
+tendresse paternelle--avaient dtourn Pausole d'appliquer sa propre
+fille ses thories familires sur l'ducation des enfants.
+
+Les moralistes ne redoutent jamais de se montrer contradictoires. Ils
+pensent bon droit qu'ils ont assez fait en prchant la bonne parole et
+que l'exemple personnel n'est pas un adjuvant ncessaire l'influence
+de leurs ides. Sans doute, se disait le Roi, j'entends qu'on lve les
+marmots avec une libert extrme et qu'on les laisse leurs instincts,
+c'est--dire aux premires joies de leur pauvre petite existence. Mais
+ma fille est ne dans des conditions trs particulires. Son intrt
+commande un traitement spcial. Nulle rgle n'est faite pour tout le
+monde. Bref, il emprisonnait la malheureuse enfant.
+
+Elle avait bien entendu dire que le sort lui accordait trois cent
+soixante-six belles-mres dont la plupart excellaient en esprit ou en
+beaut; mais le harem lui demeurait ferm jour et nuit. Sa mre tait
+depuis longtemps morte. Elle n'avait pas de soeurs, pas de compagnes.
+Les dames d'honneur elles-mmes avaient ordre de ne parler la
+Princesse qu'en vue de son instruction littraire. Toutefois,
+n'imaginant qu' peine une vie meilleure autre part, la blanche Aline
+restait gaie.
+
+Le matin, tout le parc lui appartenait. C'tait l'heure o dormaient les
+Reines et le Roi. Elle jouait seule, mais avec le mme entrain et la
+mme activit que si une foule d'enfants l'et mle sa joie. Des
+arbres taient ses amis; de petits coins ses confidents. Elle revenait
+parfois haletante d'une partie de cache-cache avec un lzard vert ou
+d'une lutte de vitesse avec un lapin rose.
+
+Et puis, brusquement, un matin, elle trouva plus intressant de jouer au
+volant avec sa rverie et de danser le menuet avec son image.
+
+Environ six semaines plus tard, Pausole apprenait par sa lettre qu'elle
+avait quitt le palais avec quelqu'un de trs gentil qui prtendait
+veiller sur elle.
+
+Ainsi, dans la solitude mme o son pre la tenait enferme, la blanche
+Aline avait su trouver sans conseils et tout fait sans exemples, mais
+secourue heureusement par sa jeune imagination, les camarades qu'il lui
+fallait l'ge de ses mtamorphoses.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+COMMENT LE ROI PAUSOLE RENTRA DANS SON PALAIS ET CE QU'IL JUGEA BON D'Y
+FAIRE.
+
+ Assis sur un fagot, une pipe la main,
+ Tristement accoud contre une chemine,
+ Les yeux fixs vers terre et l'me mutine,
+ Je songe aux cruauts de mon sort inhumain.
+
+ SAINT-AMANT.
+
+
+Devant les marches du portique, la mule Macarie s'arrta sur ses quatre
+pattes frmissantes, profondment offense d'avoir t contrainte une
+course folle qui ne convenait ni son ge, ni ses habitudes, ni son
+caractre.
+
+Et l'on vit entrer sous les votes le Roi Pausole sans couronne, les
+cheveux en broussailles, la robe poudreuse, les deux mains ouvertes en
+haut.
+
+Il ternuait. Il pleurait presque. Il tait soulev, piteux, suant,
+poussif et cramoisi.
+
+Personne ne se souciait de lui donner les premires explications. Les
+couloirs, plus dserts que des galeries de muse, conduisaient des
+chambres vides.
+
+Les suisses avaient laiss leurs hallebardes et les dames d'honneur
+leurs petits ouvrages harponns d'un crochet htif. Pausole donna du
+pied dans un phonographe rest seul, qui lui blait aux oreilles la
+srnade de Mphisto.
+
+Il crut que tout la monde tait parti la suite de la Princesse et que
+la Cour s'tait fait enlever pour lui plaire en imitant son gracieux
+prcdent.
+
+Pourtant dans l'angle d'une fentre une blanchisseuse se trouva prise.
+
+Le roi voulut lui demander:
+
+--Est-ce vrai?
+
+Sa gorge n'articula rien. D'ailleurs l'attitude effare de la domestique
+lui montrait la candeur d'une question si vaine.
+
+Pausole reprit sa marche travers les appartements.
+
+Il traversa quinze salons o les fauteuils gardaient partout des
+positions familires. Aucun d'eux n'tait occup.
+
+Il passa dans la salle des portraits et s'arrta devant celui qui
+rappelait encore un peu sa mmoire confuse la trs souple Reine
+Christiane, mre de la Princesse Aline.
+
+Il l'interrogea:
+
+--Malheureuse! Est-ce donc l ton sang? ta race?
+
+Mais la Reine Christiane que le peintre avait reprsente sous la figure
+de Dana, continua de sourire et d'ouvrir les genoux sans que la moindre
+honte mt son front si blanc.
+
+Alors le Roi pntra dans le harem silencieux.
+
+C'tait l'heure de la sieste.
+
+La grande salle respirait avec l'haleine de trois cents rves.
+
+ * * * * *
+
+Toutes les femmes gisaient encore o le sommeil les avait prises. Elles
+couvraient les nattes de jonc froid, elles brochaient sur les toffes,
+elles emplissaient de leur croupe des hamacs aux mailles larges. Pausole
+ne pouvait ni marcher, ni s'asseoir, ni lever la tte sans toucher une
+dormeuse nue. Un divan seul en portait quinze. Un filet suspendu en
+runissait deux et les pressait l'une contre l'autre. Celles qui
+souffraient de la chaleur s'taient couches dans le bassin plat, et, la
+tte sur le bord de marbre, elles allongeaient leurs jambes sous l'eau
+jusqu' la sirne centrale, pistil de la tulipe ouverte que formaient
+leurs corps rayonnants.
+
+Au milieu de ce vaste silence, Pausole s'apaisa peu peu. La paix,
+comme le trouble, est contagieuse. Le calme et l'ombre du harem
+s'tendirent sur ses penses.
+
+Jetant les yeux sur sa toilette, il vit qu'elle tait dplorable, et
+dj son esprit se retrouvait assez libre pour lui conseiller de changer
+de vtement.
+
+Ce qu'il fit. Et non sans peine.
+
+Car la blanchisseuse avait eu le temps de rpandre par tout le palais le
+bruit que le Roi tait revenu sans couronne, sans voix, sans raison;
+qu'il avait failli l'trangler; qu'elle en tait tombe malade deux
+jours plus tt qu' l'ordinaire.
+
+Aussi, le premier valet qui parut dans la fente d'une portire plisse,
+pour rpondre l'appel du Roi, y vint certes par curiosit au moins
+autant que par mpris de la mort; mais il dfaillit de surprise quand il
+entendit Pausole, avec sa bonne voix si connue, demander sa robe de
+chambre turque et son coffret cigarettes.
+
+ * * * * *
+
+Le souverain de Tryphme, pour s'tre sitt ressaisi, avait fait ses
+rflexions.
+
+Il ne suffisait pas de dclarer qu'on poursuivrait la blanche Aline. Et
+cela mme tait une dcision qu'on ne pouvait prendre la lgre. En
+admettant qu'on arrivt jusqu' cette extrmit, comment rgler le
+programme d'une recherche si dlicate?
+
+Qui charger de son excution?
+
+Et--toujours en supposant ces difficults rsolues--quelles instructions
+donner au parlementaire dans le cas, facile prvoir, o la Princesse
+refuserait de se rendre aux instances, aux pressants appels, voire aux
+sommations respectueuses qu'il faudrait sans doute lui adresser?
+
+videmment, tous ces problmes ne pouvaient se traiter en cinq minutes.
+
+Et, d'ailleurs, rien ne pressait.
+
+Dans quel dessein brusquer les choses?
+
+Tout faisait croire que, pour protger la blanche Aline contre le pril
+le plus fcheux, il tait dj trop tard.
+
+Mais pour la ramener au palais il serait toujours assez tt.
+
+Puisqu'on ne pouvait rien changer au fait accompli, puisqu'il tait
+patent, scandaleux, connu de tous, mieux valait ne s'occuper que des
+suites et en chercher le remde tte repose.
+
+ * * * * *
+
+Ayant ainsi dcid de ne dcider rien sur l'heure, Pausole prit un bain,
+fuma deux cigarettes et mangea quelques biscuits imbibs de vieux porto.
+
+Une image cependant l'obsdait. Il se disait qu' l'instant prcis o il
+prenait dans sa chambre ce temps de repos et de rflexion, sa fille
+accomplissait sans doute l'acte le plus important de sa premire
+adolescence. Il la voyait malgr lui, dans une attitude, hlas! trop
+facile imaginer, et toutes les phases de la scne connue se
+reproduisaient dans sa pense avec la vraisemblance la plus dsagrable.
+
+D'une faon particulire il tait choqu de n'avoir aucun renseignement
+sur le second des deux personnages qui jouaient un rle dans l'aventure.
+On troublait sa vie; on causait un prjudice capital sa tranquillit
+d'esprit, et il ne savait mme pas sur qui pester! Un tel vnement
+n'aurait pas d se produire sans qu'il y prt au moins une part de
+conseil. toute branche d'ducation convient un professeur spcial dont
+l'aptitude et la comptence ne peuvent gure tre apprcies par l'lve
+lui-mme. Pausole ne comprenait pas comment, le jour o sa fille
+abordait pour la premire fois une matire aussi classique, elle avait
+pris un initiateur de son choix en ngligeant toute enqute sur la
+question de savoir s'il tait qualifi pour lui donner des leons.
+
+Oui. C'tait bien une faute.
+
+Mais elle ne pouvait plus tre rpare.
+
+Il fallait donc l'accepter de bonne grce.
+
+ critiquer l'irrmdiable on perd son temps.
+
+Le Roi se remit en mmoire cette maxime et plusieurs autres galement
+fcondes en consolations.
+
+Perdre son temps...--se pausoler, comme il aimait dire lui-mme,--un
+autre jour il y aurait consenti sans peine. Ce soir-l, ses rveries lui
+parurent dplaisantes.
+
+Il retourna dans le harem.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+DU CONSEIL QUE TINT LE ROI CHEZ LES FEMMES DE SON HAREM ET DU CHOIX
+QU'IL SUT FAIRE ENTRE PLUSIEURS AVIS.
+
+ Pourquoy sont si contentes les dames quand on leur dit que les autres
+ dames font l'amour comme elles?--Pour ce que leur faute s'amoindrit.
+
+ _Questions diverses et responces d'icelles._--1617.
+
+
+Tandis que Pausole mditait ainsi, quatre heures avaient sonn toutes
+les horloges, et avant que le dernier coup n'et fait vibrer le dernier
+timbre, Taxis, une petite sonnette en main, arpentait dj la grande
+salle, pas mthodiques et dtermins.
+
+Toutes les femmes s'veillrent regret. La plupart, se retournant avec
+un soupir maussade, essayaient de reprendre le rve interrompu, mais
+sans espoir qu'on le leur permt.
+
+--Mesdames, dit le Grand-Eunuque, voici l'heure du rveil. Le droit de
+dormir ne vous appartient plus. Debout! debout!
+
+--Non... zut... firent des voix suppliantes.
+
+--Rien ne sert de lutter contre le rglement, dit Taxis. L'criture nous
+enseigne: Il y a temps pour tout sous les cieux: un temps pour natre
+et un temps pour mourir; un temps pour tuer et un temps pour gurir; un
+temps pour abattre et un temps pour btir[1]. Il y a un temps pour
+rver et un temps pour vivre: debout!
+
+ [1] _Ecclsiaste_, III, 1-3.
+
+S'arrtant, il examina un coin tout encombr de corps longs et las.
+
+--Ah! fit-il impatient, il rgne ici un dsordre scandaleux. Ds ce
+soir, je veux assigner chacune de Vos Majests une place rigoureuse et
+invariable dont il ne lui appartiendra pas de s'carter l'heure de la
+sieste.
+
+Un murmure bruyant s'leva, aussitt dompt par un regard plein de
+menaces:
+
+--Silence! cria Taxis. Mes paroles sont inspires d'abord par des
+considrations d'hygine, de police et de dcence; mais ne le
+fussent-elles point qu'elles seraient encore selon la sagesse, car il
+est crit: Tu vivras par les lois et par les ordonnances[2]. Ce qui
+est lu par la fantaisie est excrable; ce qui est conu par l'autorit
+est judicieux. Ainsi doit s'exprimer une voix saine, stricte et droite.
+
+ [2] _Lvitique_, XVIII, 5.
+
+--Pardon, monsieur, dit une jeune fille, pourquoi ne pas nous laisser
+choisir? Moi, j'aime mieux dormir sur une natte et ma soeur sur un
+tapis. Si vous nous ordonnez le contraire, cela ne fera plaisir
+personne et nous en serons dsoles.
+
+--Il n'importe. Vous ne savez pas quel est votre bien. L'autorit le
+sait pour vous et vous le donne votre insu, malgr vous, c'est l son
+rle.
+
+--Quand personne ne la rclame?
+
+--L'autorit s'exerce. Elle ne dfre point. Elle seule discute son
+droit, limite son domaine et dcide son action.
+
+--Au nom de qui?
+
+--Au nom des principes.
+
+Puis, coupant court la dispute, il se dirigea rapidement vers le hamac
+o restaient couches les deux amies languissantes:
+
+--Je vois, dit-il, par cet exemple, qu'il est urgent de lgifrer,
+puisque mes conseils ne servent de rien. Ne vous avais-je pas signal
+tout ce qu'une telle attitude offre d'incorrect et de pernicieux? Vous
+ne tenez nul compte de mes opinions. C'est bien. J'tablirai la rgle
+jusque-l.
+
+Mais l'une des apostrophes laissa tomber un bras faible hors du hamac
+qui pencha, et comme elle tait juive, elle sut lui rpondre:
+
+--Il est crit, monsieur: Si deux couchent ensemble, ils auront chaud.
+Mais une personne seule, comment se chauffera-t-elle[3]? Ce que la
+Bible nous enseigne, vous le dmentiriez ici?
+
+ [3] _Ecclsiaste_, IV, 11.
+
+--Madame, dit Taxis offusqu, puisque vous connaissez si bien l'Ancien
+Testament, vous feriez mieux d'y choisir des textes d'un sens plus clair
+et...
+
+--Oh! c'est trs clair.
+
+--... Et moins sujets controverses. O vous ne voyez qu'une phrase
+concrte et brutale, l'exgte voit un sens mystique dont la hauteur
+chappe votre entendement. Mais laissons cela. Je vous avais
+recommand de ne jamais dormir deux deux afin d'viter les occasions
+de vous garer en certaines dmences que je ne suis pas autoris par le
+Roi lui-mme vous interdire, mais que je dclare nanmoins, de mon
+chef, abominables.
+
+--Cela n'est pas interdit par le Pentateuque.
+
+--Parce qu'on n'a pas os prvoir une aberration si profonde.
+
+--Oh! on en a prvu de bien plus singulires... On les a prvues toutes,
+except celle-l. Laissez-nous penser qu'on la permettait.
+
+--Elle n'existait point.
+
+--Comment dites-vous? Elle n'existait point?... Ah! cher monsieur!...
+vous tes inimitable!
+
+Au milieu des clats de rire, Taxis allait rpliquer, quand une autre
+infraction le fit bondir ailleurs.
+
+--Des bonbons? dit-il. Vous mangez des bonbons, maintenant? Des bonbons
+ quatre heures dix! Le goter ne commence qu' cinq heures. Cela est
+imprim dans l'Emploi du Temps. Dfense absolue de prendre aucune espce
+de nourriture en dehors des repas. J'ai le regret d'informer Votre
+Majest qu'elle sera prive de promenade au parc durant quatre jours
+dater de demain.
+
+Il s'lana de nouveau plus loin.
+
+--Mme chtiment pour vous, madame, qui avez pris un livre. La lecture
+n'est permise qu' cinq heures et demie. De quatre cinq, rveil,
+toilette et entretiens, vous devriez le savoir.
+
+La jeune Reine ainsi punie ne supporta pas sa peine en silence. Usant de
+la licence que le Roi entendait laisser ses femmes en matire de tenue
+et de discours, elle s'approcha en souriant:
+
+--N'apprhendez rien, dit-elle, je ne vous dirai pas ce que je pense de
+votre personne, car je me mettrais dans le cas d'tre punie de nouveau;
+mais je sais quel point la pudeur vous est chre; aussi vais-je
+l'enfreindre sous vos propres yeux, impunment, monsieur le
+Grand-Eunuque, avec les ressources toujours nouvelles de ma petite
+imagination.
+
+--Madame...
+
+--Prparez-vous. J'ai daign vous avertir.
+
+Et, faisant comme elle avait dit, elle accentua sa pantomime avec des
+paroles si lyriquement sensuelles, que Taxis, hagard, hriss, recula
+d'horreur vers le mur...
+
+--Madame... par piti...
+
+--Tout ce que je viens de dire est fort joli. Pourquoi le prenez-vous
+ainsi?
+
+--Vous ne sentez donc pas, malheureuse enfant, dans quel gouffre d'enfer
+et de damnation vous jetez votre me ternelle!
+
+--Hlas, non! dit la jeune femme.
+
+Elle ajouta mme:
+
+--Je continue.
+
+Mais Taxis, dsarm contre cette intrpide et sereine luxure dont la
+flamme lchait chaque mot toutes les mes de la multitude, n'en put
+souffrir davantage. Il s'enfuit dans le vent du scandale.
+
+Une acclamation salua son clipse: au mme instant Pausole se montrait,
+et se croyant la cause d'une si touchante allgresse, le bon Roi
+s'inclina, combl.
+
+ * * * * *
+
+La mme ombre chaude emplissait encore la grande salle maintenant
+bruyante; mais la lumire basse du soleil couchant y soufflait des
+nuages de pourpre transparente et de longs rayons de cuivre o montaient
+des poussires. Les femmes apparaissaient vtues de gaze d'or. Il y en
+avait qui, debout, plongeaient du front dans la nuit. D'autres, couches
+sur les nattes, semblaient peintes des pieds la tte comme des maux
+sous les flammes.
+
+ * * * * *
+
+Pausole ne s'arrta gure des contemplations que les circonstances ne
+comportaient point.
+
+Il s'tendit sur un divan, et les sept Reines dsignes ses tendresses
+de la semaine l'entourrent aussitt d'une sympathie agite qui n'allait
+pas sans bavardage.
+
+--Eh bien?
+
+--Comment donc!
+
+--Quelle nouvelle!
+
+--Qui l'et dit?
+
+--Ce n'est pas possible!
+
+--Et que s'est-il pass?
+
+--Nous ne savons rien!
+
+--En est-on bien sr?
+
+--Dit-on avec qui?
+
+--tes-vous sur leur piste?
+
+--O sont-ils cachs?
+
+Le Roi haussa les paules.
+
+--Je n'en sais pas plus que vous.
+
+--Mais qu'a-t-on dcid?
+
+--On ne peut rien dcider aujourd'hui; ce serait absurde.
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce que les plans irrflchis dterminent les pires catastrophes.
+
+--Mais le temps passe et la Princesse fuit.
+
+--Fadaises. Elle ne quittera pas Tryphme, soyez-en sres. Si je me
+rsous la faire traquer (et cette perspective m'est odieuse), cela
+sera possible demain; encore possible le jour suivant. C'est une vrit
+qui saute aux yeux.
+
+--Et alors?
+
+--Alors, je viens prendre vos conseils. Je ne sais pas si je les
+suivrai. Peut-tre l'une de vous pourra-t-elle dcouvrir l'artifice dont
+j'ai besoin.
+
+Les femmes s'empressrent.
+
+--Oh! moi... dit l'une.
+
+--Moi... interrompit la seconde.
+
+Mais, avant qu'elles eussent parl, la Reine Denyse avait gliss, de sa
+petite voix persuasive:
+
+--Sire, vous devriez crire saint Antoine. Voyez-vous, quand on a
+perdu quelqu'un ou quelque chose, c'est le seul moyen de le retrouver.
+
+Autour d'elle on parut douter.
+
+Elle rougit, s'entta:
+
+--Mais si!
+
+Et elle dveloppa le rcit complet d'une anecdote personnelle qui, on
+doit l'avouer, tait premptoire.
+
+Pausole, pendant ce tmoignage, regardait avec insistance une Reine trs
+jeune, encore toute pure, qui jusque-l n'avait rien dit.
+
+Il l'interrogea finement.
+
+--O serais-tu, l'heure qu'il est, si pareille aventure t'avait
+enleve moi? Quel moyen aurais-tu pris pour t'enfuir, et quel chemin?
+Courrais-tu loin d'ici pour gagner de vitesse, ou resterais-tu prs,
+pour tromper les soupons? Dis-moi tout cela, Gisle; et rflchis bien:
+c'est intressant.
+
+Gisle se tut, trs tonne.
+
+--Oui, sourit le Roi. Je comprends. Tu ne veux pas vendre tes ruses...
+
+--Oh! fit-elle, pique du reproche. Je n'en aurai jamais prendre! Si
+j'hsitais, c'est qu'on ne peut gure rpondre une question pareille.
+Nous menons les hommes jusqu' nos bras, mais ensuite, ce sont eux qui
+nous mnent. J'ai vu cela dans les romans, Sire, car je n'en ai pas
+d'autre exprience. Pourtant, mme ignorante, je trouve que cela va de
+soi. J'ai quitt mon pre et ma mre pour venir o vous me voyez, et je
+vous suivrais ailleurs s'il vous plaisait ainsi. Soyez sr que la
+Princesse a plus de confiance que de prsomption. Vous qui connaissez
+les hommes mieux que moi, cherchez ce qu'a pu faire son amant: c'est le
+meilleur moyen de savoir o elle est.
+
+--Plus tard, dit le Roi. Il est inutile que je me donne moi-mme une
+peine qui peut tre prise trs dignement autour de moi. Lorsqu'il se
+prsente un cas difficile et sujet mditations, on ne fait le tour des
+banalits ncessaires qu'aprs un travail considrable. C'est un premier
+effort dont je ne me mle jamais. Dans quelques jours, la question sera
+dblaye sans qu'il m'en ait cot mme un froncement de sourcil. Je
+verrai alors s'il est urgent que je rflchisse mon tour; mais plus
+probablement je me contenterai de faire un choix entre les avis les plus
+sages, moins que cette tche elle-mme ne me semble trop dlicate.
+
+--Alors qu'arriverait-il?
+
+--Nous verrons cela. Aujourd'hui, c'est vous de penser pour moi. Je
+suis impatient de vous entendre.
+
+--Puis-je parler? demanda la Reine Franoise.
+
+--Je le demande, rpta Pausole.
+
+--Eh bien, dans un enlvement, le premier jour est celui des
+imprudences, et le second celui des malices. La Princesse est deux pas
+d'ici; je le sais comme si je la voyais. Le jeune imbcile qui
+l'accompagne se croit cach par un buisson ou par les rideaux de son
+lit. Il l'a conduite au plus prs, c'est vident, cela ne laisse pas un
+doute. Demain il s'apercevra qu'il a fait une btise. Et aprs-demain il
+aura pris tant de prcautions que toute la police du royaume ne pourra
+plus trouver sa trace. C'est aujourd'hui qu'il faut agir, et tout de
+suite, sans perdre une heure. Est-ce que vous ne le sentez pas?
+
+--Bien, remercia le Roi. Voici une premire banalit. Je suis ravi
+qu'elle soit dite: je n'aurai plus m'occuper d'elle. D'ailleurs, le
+conseil ne me plat en aucune faon; mais vous avez, Franoise, la peau
+si nuance autour de la ceinture et si fine entre les seins que je veux
+vous donner raison au moins pendant cinq minutes.
+
+--Vous vous moquez de moi.
+
+--Vous tes seule le penser.
+
+--Sire, fit la Reine Diane, je voudrais parler aussi.
+
+Diane, qu'on nommait au harem Diane la Houppe, afin de la dsigner par
+ses attributs entre plusieurs belles homonymes, Diane la Houppe
+tremblait un peu. C'tait elle qui devait, ce soir-l, envie par trois
+cent soixante-cinq rivales, partager le lit du Roi. On disait, on
+savait, il tait clair, enfin, que l'anne d'espoirs et de souvenirs
+dont elle voyait le terme si proche avait dur plus de jours que sa
+rsignation. Elle tait donc mue, et balbutia non sans rougeur:
+
+--Sire, on vous abuse. Le premier jour d'un enlvement est celui de tous
+les mystres, et le second celui des oublis. L'inconnu qui conseille la
+Princesse Aline a pu lui faire quitter le palais au milieu de cinq cents
+personnes, sans veiller une attention. Il avait un plan fort habile et
+fort bien excut. Soyez sr qu'il le suit encore. Ce soir il doit
+penser que tout le monde est ses trousses: il n'aura garde de se
+laisser prendre; et s'il se terre sous un buisson, c'est que ce buisson
+est bien le dernier o l'on imagine sa retraite... Mais il faudra qu'il
+en sorte... Attendez-le au passage. Mieux vous lui dmontrerez d'ici l
+qu'il a pris trop de prcautions, plus il sera imprudent par la suite.
+Sa capture ne dpend que de votre rserve. Si personne ne le chasse,
+dans huit jours vous le trouverez sur les grandes routes ou dans une
+loge l'Opra. Ainsi, non seulement vous pouvez l'attendre, mais il est
+trs important que vous restiez tranquille ce soir.
+
+--Je suis combl, fit le Roi. Cet avis est aussi banal, aussi sage,
+aussi ncessaire que le premier. En outre, comme il le contredit
+exactement, il le balance avec justesse et je ne me sens l'esprit charg
+par aucun de leurs deux poids gaux.
+
+Aprs un court silence, il conclut de la sorte:
+
+--C'est donc avec une libert exquise et dlie mme d'inquitude que
+j'adopterai pour le mien, Diane la Houppe, ton sentiment.
+Redis-le-moi, car il me plat. Ainsi, cher visage, tu m'affirmes...
+
+--Que le meilleur est de ne rien faire et que vous pouvez aller au lit.
+
+Pausole approuva de la main.
+
+La belle Diane eut un soupir, et, achevant son conseil, sa phrase, sa
+pense:
+
+--Avec moi, fit-elle en souriant.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+COMMENT DIANE LA HOUPPE ET LE ROI PAUSOLE VIRENT ENTRER QUELQU'UN
+QU'ILS N'ATTENDAIENT POINT.
+
+ Sa seule nudit descouvre sa richesse;
+ Plus on voit de son corps, plus on voit de beaut;
+ Sa pompe est toute en elle, et comme une desse
+ Elle doit son clat sa propre clart.
+
+ MALLEVILLE.--1634.
+
+
+Diane la Houppe, garde par une servante, copiait un Bacchus de
+Velasquez dans le salon carr du muse Pausole, quand le Roi, estimant
+la perfection de son got, et pressentant celle de ses formes, lui
+demanda, non sans gards, toutes les grces qu'elle pouvait donner.
+
+La jeune fille accepta sur l'heure. Sa bonne elle-mme, consulte, n'y
+vit aucun inconvnient. Seuls, les parents eussent volontiers retenu
+leur enfant chez eux, mais ils savaient au nom de quel principe sacr
+Pausole entendait protger les liberts individuelles, et ils ne
+tentrent point d'exprimer en public leur gosme inexcusable.
+
+ * * * * *
+
+Introduite dans une des chambres qui prcdaient le harem, Diane jeta
+sur la chaise longue, avec un soulagement trs vif, les vtements qu'on
+lui avait imposs pendant ses annes de servitude familiale.
+
+Et Pausole observait debout les rvlations successives d'un corps
+teint, ferme et vivace, tandis qu'elle ouvrait tour tour la
+chemisette bossue, la jupe monastique, le difforme pantalon blanc.
+
+Elle tait plus belle encore que jolie; son adolescence valait une
+maturit. Un torse rond, des paules droites, des seins gorgs comme des
+pastques, des jambes longues et bien en chair se dlivrrent agilement
+d'un multiple linge importun. Toute sa peau apparut, trs brune, pleine
+et fertile, duveteuse mme au creux des reins et sur la rondeur des
+cuisses, tandis que la chevelure noire, dmordue de ses cailles
+dentes, recourbait sur le dos les plumes de son aile.
+
+ * * * * *
+
+Les autres femmes du harem, quand on leur prsenta cette beaut...
+ombreuse, trouvrent qu'elle prtait rire et ne surent que lui imposer
+un surnom volontiers narquois. Les femmes ont des thories trs
+particulires sur l'esthtique de leurs rivales. Diane la Houppe ne se
+fcha point. Elle avait bon caractre. Et puis sa premire conversation
+avec le Roi l'avait mise du soir au matin en humeur de trouver tout le
+palais charmant.
+
+Hlas! il n'en fut pas ainsi des douze mois qui suivirent cette unique
+entrevue. Pausole en vain lui exposa que s'il ne la revoyait plus, s'il
+fallait qu'elle entrt dans la rgle commune, c'tait parce qu'il avait
+grand'peur de devenir amoureux d'elle, catastrophe qui aurait compromis
+ la fois sa tranquillit d'me et les intrts de l'tat. Diane ne
+comprenait pas du tout ce raisonnement. Elle ne partageait pas non plus
+l'indiffrence de ses compagnes, lesquelles considraient la crmonie
+annuelle comme une occasion excellente d'obtenir des soies de Manille ou
+des pantoufles de Paris. Diane la Houppe, tel saint Augustin au temps
+de sa jeunesse dispose, aimait aimer et ne cherchait rien d'autre.
+Prive du Roi, elle ne voulut mme pas apprendre les jeux varis et
+traditionnels dont les autres Reines lui donnaient l'exemple toute
+heure et qu'elles vantaient en sa prsence ou comme suffisants ou comme
+incomparables, selon la tournure de leur esprit.
+
+La pauvre fille vcut un an dans l'attente. Anne de larmes et de
+penses. Le dernier jour en faillit tre, on le devine, le plus
+dchirant. La Princesse royale disparue ce matin-l, Diane pouvante
+vit pendant plusieurs heures, avec l'imagination du dsespoir, le Roi
+lui-mme partir sa recherche...
+
+--Ah! Sire, s'cria-t-elle ds que la portire de la chambre coucher
+fut retombe sur elle et lui, ne regardez pas trop mes yeux. J'ai tant
+pleur depuis ce matin!
+
+--Houppe, tu es charmante, rpondit Pausole. En effet, tes paupires se
+gonflent et tes yeux sont encore humides; mais cela donne leurs
+regards l'expression de la Volupt mme. Tu serais puise des suites du
+plaisir et la limite de l'vanouissement, tes yeux, ma Houppe,
+luiraient du mme clat. Ne me dtrompe pas: dans un instant, je pourrai
+croire qu'ils me le doivent.
+
+Diane pencha la tte et sourit malgr elle.
+
+ * * * * *
+
+La nuit pleine de clarts entrait dans la chambre obscure par une trs
+large baie ouverte sur une terrasse. Sous le store lev au linteau,
+entre les portes ramenes au mur, Tryphme bleue et blanche apparaissait
+mollement.--C'tait une campagne onduleuse seme de bois et de maisons
+plates, avec une grande route plante d'arbres, chemin qu'aurait pris le
+Roi pour aller sa capitale s'il n'avait pas eu cent raisons (et mme
+trois cent soixante-six) de ne pas quitter son palais. Un norme figuier
+faisait retomber comme un tapis par-dessus la balustrade ses branches
+caches par les feuilles plates et ses fruits poudrs de lilas. Vers la
+gauche, le parc se massait, avec ses magnolias dj dfleuris, ses
+eucalyptus frissonnants, ses palmiers trapus du Japon, ses magnifiques
+sagoutiers lunaires. Une dfense d'alos ourlait le jardin sombre et la
+plaine s'tendait au del jusqu'aux toiles.
+
+ * * * * *
+
+--Comme cette nuit ressemble celle de mes noces! murmura Diane. Il n'y
+a pas eu d'autre belle nuit depuis un an. Celle-ci est tout fait la
+soeur de la premire. N'est-ce pas qu'il y a des nuits tranges o le
+paysage qui nous regarde a l'air de contenir tout le bonheur que nous
+voudrions enfermer en nous?
+
+Pausole ne rpondit rien.
+
+--On a frapp, reprit la Reine.
+
+--Ce doit tre pour le dner, dit Pausole. Il fait grand'faim.
+
+Et il cria:
+
+--Entrez! Entrez!
+
+ * * * * *
+
+Mais, au lieu du Grand-chanson, ce fut le Grand-Eunuque qui montra,
+tout coup, entre les portires, sa vilaine physionomie de personnage
+antipathique.
+
+--Ah! qu'est-ce encore? fit le Roi, du ton le plus maussade. Je n'ai
+aucun besoin de vous, Taxis, j'ai affaire.
+
+--Allez-vous-en, dit la belle Diane, vous n'avez rien voir ici.
+
+--C'est l'heure de mon repas, continua Pausole. Je n'ai pas d'autres
+papiers lire que le menu.
+
+--Avez-vous le menu? rpta Diane la Houppe. Non? Alors allez-vous-en!
+
+--Mon ami, reprit le Roi, si vous empitez sur les attributions des
+autres officiers de la cour, nous courons l'anarchie. Allez dire au
+Grand-chanson que pour ce soir encore je le prie de bien vouloir
+choisir en mon nom le vin que je dois prfrer. J'ai trop de tracas pour
+rien dcider sur ce point, et plus forte raison pour vous entendre.
+Allez!
+
+--Mais allez-vous-en donc! cria Diane, au comble de l'agacement.
+
+Et comme Taxis, respectueux mais entt, ne faisait aucun geste
+d'obissance, Diane le prit par les deux paules et lui dit en face, du
+ton le plus srieux:
+
+--Vilain parpaillot! Si vous obtenez de la bont du Roi la permission de
+parler ici, je vous forcerai de partir avant que vous ayez prononc un
+mot; si ce n'est pas par la violence, ce sera par un moyen que vous
+connaissez bien!
+
+Le Roi leva les bras:
+
+--Allons! fit-il. Un conflit! Houppe, tiens-toi tranquille. Taxis va
+s'en aller. Il est homme de sens. Il doit avoir dj compris que nous ne
+souhaitons pas en ce moment son entretien.
+
+Taxis eut un sourire mielleux, qui s'acheva en importance.
+
+--En effet, dit-il. Et si la voix inflexible de ma conscience, si
+l'unique souci d'un devoir souvent ingrat, si la passion de la vrit ne
+m'appelaient o je suis, croyez, Sire, que j'aurais dj dfr au dsir
+que m'exprime Votre Majest. Mais ma tche est plus haute que mon
+intrt personnel, et duss-je en souffrir, je ferai mon devoir jusqu'au
+bout. Je n'empite pas, quoique Votre Majest m'en ft tout l'heure le
+cruel reproche, sur les attributions de mes collgues. Je suis marchal
+du palais, et comme tel, je devais m'occuper du grave incident qui s'est
+produit ce matin au rez-de-chausse du pavillon sud. Mon initiative ne
+s'est pas trouve en dfaut. J'ai fait rechercher la Princesse Aline.
+
+--Hlas! gmit la Reine Diane.
+
+Mais, ressaisie aussitt, et debout, elle interpella:
+
+--Qui vous en a donn l'ordre?
+
+--Le Roi m'a confi la mission sacre de prvenir, de suspendre, de
+rprimer au besoin la turbulence et les excs dans l'enceinte de la
+demeure royale.
+
+--Ah! de prvenir!... Eh bien, il parat que vous n'avez pas prvenu,
+puisqu'un tranger a pu s'introduire ici comme chez lui... Vous n'avez
+n'avez pas non plus suspendu, puisque la Princesse est partie votre
+barbe et que personne n'en a rien su pendant six heures. Maintenant vous
+voulez rprimer? Le Roi vous le dfend, seigneur Grand-Eunuque.
+
+--Sa Majest...
+
+--Le Roi dsapprouve. C'est tout. Cela suffit. Tournez les talons. Le
+Roi vient de prendre une dcision qui est admirable et sur laquelle il
+ne reviendra certainement pas pour couter vos lubies. Il vaut mieux ne
+rien faire pendant un jour au moins; on ne vous expliquera pas pourquoi,
+mais tel est l'ordre: suivez-le. Allez-vous-en! Rappelez vos hommes.
+Gardez le silence sur l'vnement et disparaissez jusqu' demain soir.
+M'entendez-vous?
+
+Taxis tendit en frmissant les trois papiers qu'il avait en main.
+
+--Mais, Sire, voici les rapports. Le suborneur est dcouvert. La
+Princesse ne l'a pas quitt. Leur asile est gard vue sans qu'ils le
+sachent. Je n'attends qu'un mot de vous pour agir.
+
+--Monsieur, rpondit Pausole, je n'ai pas l'habitude de me jeter
+l'tourdie au milieu des faits divers. Je n'aime pas les aventures; et
+j'entends n'en pas avoir. Vous parlez et vous dcidez avec une
+prcipitation funeste. Il n'y a ni sagesse ni mthode dans une telle
+ptulance, et je ne sais o j'avais pris l'estime que je vous portais.
+Taxis, vous tes un hurluberlu. Faites cesser la surveillance que vous
+avez organise si lgrement devant la retraite o dort ma fille. Et
+tenons-nous-en l pour ce soir. J'ai dit. Veuillez vous retirer.
+
+Taxis recula de trois pas, montra le plafond d'un doigt osseux:
+
+--L'ternel apprciera! dit-il.
+
+Sur ces mots, il salua d'un front sec et disparut.
+
+Diane, reste seule avec le Roi, saisit l'occasion par le nez.
+
+--Ah! Sire, quand nous dlivrerez-vous de cet odieux personnage? Il est
+notre bourreau, vous ne pouvez savoir ce qu'il invente pour nous
+exasprer. Il rgle tout, il distribue tout, il administre jusqu' nos
+penses. Nous ne pouvons ni dormir, ni danser, ni courir au parc, ni
+lire de romans, ni manger de bonbons qu'aux heures fixes par sa manie.
+Le moindre oubli est puni de cellule. Un simple retard suffit. Il nous
+tue!... Pour le faire fuir nous n'avons qu'un moyen: c'est celui que je
+voulais employer tout l'heure; et encore si vous ne lui aviez pas
+interdit de nous parler dcence, il nous chtierait terriblement de
+ceci, car rien ne le met en plus grande fureur que les spectacles dont
+parfois il faut bien qu'on le rende tmoin. Mais ce moyen-l me rpugne
+et je n'ai mme pas toujours plaisir le voir employer par les autres.
+Aussi quelle ide singulire que de mettre un pasteur protestant la
+tte d'un harem si nu! Vous l'avez voulu, c'est donc parfait ainsi, et
+je vous pose des questions, Sire, sans les rsoudre. Pourquoi ne pas
+nous donner de vritables eunuques, comme cela se fait en Orient? Mes
+compagnes les regrettent quelquefois en disant que ces pauvres tres
+peuvent, eux aussi, donner aux femmes un plaisir complet qu'ils ne
+partagent point et qui ne doit veiller la jalousie de personne. Moi, je
+ne pense gure de pareilles choses; je n'ai de joie qu'en votre
+souvenir, mais je voudrais qu'on ne m'empcht plus d'y rver tout mon
+aise et qu'une hassable face ne se dresst pas tout le jour entre lui
+et moi.
+
+--Eh! eh! dit Pausole, Taxis a du bon.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+QUI EST CONSIDRABLEMENT COURT EU GARD AUX LOIS EN VIGUEUR.
+
+ mourir agrable! trpas bienheureux!
+ S'il y a quelque chose en ce monde d'heureux,
+ C'est un tombeau tout nud d'une cuisse yvoirine.
+ Ces esprits vont au ciel d'un ravissement doux.
+
+ THOPHILE DE VIAU.--1625.
+
+
+Je ne dcrirai point le repas qui suivit.
+
+On m'a dit, en effet, que les lois de notre pays permettent aux
+romanciers de proposer en exemple tous les crimes de leurs personnages
+mais non point le dtail de leurs volupts, tant le massacre est aux
+yeux du lgislateur un moindre pch que le plaisir.
+
+Et comme je ne sais plus exactement si l'on bannit de nos oeuvres les
+volupts du lit ou celles de la table; comme d'ailleurs, en consultant
+toute ma conscience et toute ma sincrit, il m'est impossible d'augurer
+lequel est le plus pendable de manger une tartine ou de crer un enfant,
+j'aime mieux prendre mes prcautions et ne parler ici ni de seins ni de
+grenades.
+
+ * * * * *
+
+On saura donc en peu de mots que le dner du Roi Pausole et de la belle
+Diane la Houppe comprenait:
+
+ Des hors-d'oeuvre.
+ Une premire entre.
+ Un relev.
+ Une deuxime entre.
+ Un rti.
+ Une salade.
+ Un lgume.
+ Un entremets.
+ Des fruits et des confiseries.
+ Les vins X... Y... et Z...
+
+C'tait un petit dner. N'en disons pas plus.
+
+Voilons de la mme manire ce qui s'ensuivit.
+
+Diane, prive du Roi depuis une anne et clotre dans le harem aprs un
+seul matin d'amour, tait redevenue jeune fille.--Comprenne qui peut. Je
+n'explique rien.--Bref le Roi trouva lui aussi que cette seconde
+entrevue intime ressemblait beaucoup la premire.
+
+Un peu avant le lever du soleil, tous deux allrent prendre le frais sur
+la terrasse seme de tapis; et pour cueillir les plus hautes figues,
+Diane la Houppe levant les bras s'tirait douloureusement, lisse comme
+une fleur et trois fois tache de noir.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+O PAUSOLE EXAMINE DES RVLATIONS SUR UNE LETTRE DONT L'IMPORTANCE
+N'CHAPPERA POINT AU LECTEUR.
+
+ On devine ce qu'un jeune homme assez fat et habitu aux succs faciles
+ peut dire une jeune fille lorsqu'il a mont sept tages pour arriver
+ jusqu' elle et qu'il se croit attendu.
+
+ Mme ANCELOT.--1839.
+
+
+Vers midi, Pausole s'veilla, simplement, comme de coutume. Il n'avait
+pas de petit lever. Les crmonies inutiles n'embarrassaient point sa
+vie.
+
+Son coup de sonnette fit accourir une camrire qui dbutait, ce
+matin-l, dans le service de la chambre. La jeune personne, en tremblant
+des deux mains, trbucha, heurta des chaises et rougit avec violence
+lorsqu'elle aperut prs du Roi Diane immodeste et endormie.
+
+--Chut! fit Pausole. Parlez bas. Quelle heure est-il?
+
+--Oui, Sire... Non, non... Je ne sais pas, balbutia la pauvre enfant.
+
+--Donnez-moi ma robe de chambre et faites prparer mon bain. Prvenez
+aussi ma lectrice et l'cuyer des cuisines. Et maintenant fermez les
+rideaux pour que la Reine dorme le plus longtemps possible.
+
+Puis, avec mille prcautions il mit ses pieds l'un aprs l'autre, et
+silencieusement, sur le sol. La perspective de dire adieu pour une
+seconde anne la redoutable Diane ne le retenait en aucune faon.
+
+Il s'esquiva.
+
+ * * * * *
+
+Peu aprs, couch dans une eau parfume, il admit six pas de sa
+baignoire la lectrice ordinaire qui venait chaque matin lui donner un
+aperu des nouvelles tlgraphiques et le rsum des principaux
+feuilletons. En vertu de l'article premier du code en usage Tryphme
+(Tu ne nuiras pas ton voisin) il tait interdit aux journaux d'insrer
+les nouvelles scandaleuses ou diffamatoires. Aussi pas une feuille ne
+publiait-elle la fuite de la blanche Aline; et si quelques-unes, et
+l, s'taient permis des allusions, la lectrice eut le tact de ne pas
+les comprendre.
+
+Cependant Pausole demeurait distrait. Quand sa toilette fut acheve,
+quand l'cuyer des cuisines eut fait servir dans un cabinet de repos le
+premier djeuner fumant et quand Pausole s'en fut nourri--enfin, quand
+il eut fum deux cigarettes de tabac frais, il sortit et pntra seul
+dans la chambre o avait grandi sa fille.
+
+ * * * * *
+
+Rien n'y tait rang. La pice conservait l'aspect mouvement d'une fin
+de toilette et d'un dpart rapide. sa suite, la salle d'tude, le
+cabinet de coiffure, le boudoir et les bains offraient un mlange
+singulier de tire-boutons, de gographies, de bas noirs et de raquettes.
+Un exemplaire de _Tlmaque_ flottait sur l'eau calme du tub.
+
+Pausole erra mlancoliquement de chambre en chambre pendant un quart
+d'heure. Il ouvrit les cahiers de style, souleva les petits corsages,
+droula une ceinture de cuir et remit dans leur bote trois pingles
+cheveux.
+
+Puis il appuya le mdius de la main droite sur le bouton d'une sonnette
+et dit au valet survenant:
+
+--Faites prvenir M. le marchal du palais que je l'attends ici et
+dsire lui parler.
+
+Taxis entra.
+
+--Monsieur, dit Pausole, j'estime votre zle et votre mthode, en ce
+qu'elles me dlivrent chaque jour de vingt soucis dont je n'ai que
+faire. Mais votre enqute d'hier marchait dans le domaine de
+l'intempestif, surtout si l'on considre l'heure et le lieu o vous avez
+cru pouvoir m'en offrir le compte rendu. Je vous avais pourtant signifi
+qu'entre cinq heures du soir et deux heures de l'aprs-midi, je ne
+voulais mditer nulle entreprise. Vous avez outrepass vos instructions
+en prenant une initiative dans un cas o votre comptence tait plus que
+douteuse et en me demandant mes ordres sans que j'eusse manifest le
+dessein de vous en donner aucun.
+
+Ici, fort posment, il alluma une cigarette, s'assit, plaa le coude
+droit sur le bras large du fauteuil, inclina la tte du mme ct,
+croisa les jambes, fit un geste et dit:
+
+--Maintenant, lisez votre rapport.
+
+Taxis n'avait pas bronch. Les conseils que porte la nuit ayant eu sur
+son empressement une influence pacifiante, il avait cess de crier que
+l'intrt de sa carrire cdait le pas celui de sa tche. En outre,
+consultant sa Bible, il s'tait arrt ce passage catgorique:
+
+Vous clamerez contre le roi que vous vous serez choisi, mais l'ternel
+ne vous exaucera point[4].
+
+ [4] Samuel, VIII, 22.
+
+Ceci levait tous les scrupules. Il redevint courtisan.
+
+--Sire, voici l'affaire en deux mots. La minute et l'expdition de mes
+rapports sont dans ce portefeuille, mais je crois prfrable de les
+rsumer.
+
+Il s'approcha de la fentre ouverte.
+
+--Hier matin, vraisemblablement vers quatre heures, Son Altesse Royale
+la Princesse Aline s'est assise tout habille sur le marbre de cette
+fentre. Ayant lev les jambes et opr de droite gauche un mouvement
+de rotation qui a laiss trace dans la poussire, elle a saut d'une
+hauteur d'environ soixante-quinze centimtres au milieu de la
+platebande. Ses deux pieds ont marqu l leurs empreintes parallles,
+puis alternes--et il n'y a pas d'autres vestiges. Son Altesse est donc
+partie seule.
+
+Sur cette rvlation, Taxis croisa les mains devant son maigre ventre,
+et prit un temps.
+
+--Hier soir, continua-t-il, la Princesse se prparait passer la nuit
+dans une auberge appele Htel du Coq et situe 3 kil. 2, sur la
+route de la capitale. Elle y tait arrive 3 h. 40, venant d'un petit
+bois voisin et accompagne d'un jeune homme dont je possde le
+signalement, mais qui est inconnu dans la rgion.
+
+--Quel ge a-t-il? dit Pausole.
+
+--Trs jeune. Dix-sept ans au plus.
+
+--Allons, c'est gentil, fit le Roi.
+
+--Si Votre Majest l'avait voulu, le suborneur tait arrt ds hier et
+la Princesse ramene au palais.
+
+--Par des policiers, n'est-ce pas?
+
+--Ou par des envoys spciaux.
+
+--Et lesquels? Vous ne voyez jamais, Taxis, le point dlicat d'une
+situation, ni la complexit qui rsulte des devoirs imposs par le
+scrupule affectueux.
+
+--Je n'insiste pas. Votre Majest a raison contre moi. J'ai dfr ses
+ordres et la surveillance a t leve hier soir huit heures. Depuis
+lors, je me suis maintenu strictement dans l'expectative.
+
+--Il serait pourtant essentiel de savoir qui nous avons affaire, et
+d'abord afin de dcider s'il convient de poursuivre ou de s'abstenir.
+Qu'est-ce que c'est que ce galopin dont nul n'a jamais vu la tte, qui
+n'appartient pas au palais, qui n'habite point aux environs et qui prend
+tout coup assez d'ascendant sur l'esprit de ma fille pour l'enlever
+notre barbe, sans mme avoir la peine de venir la chercher? Il se fait
+rejoindre par elle! Il l'attend et elle vient lui! Elle qui n'avait
+jamais quitt les pelouses du parc, la voici sur les grandes routes,
+dans une auberge de bicyclistes, avec un colier de seize ans qu'elle
+n'a pu rencontrer nulle part avant de se jeter dans ses bras! Avouez-le,
+Taxis, c'est extravagant! Je dsespre d'y rien comprendre... Mais
+n'avez-vous aucun indice?
+
+Aprs un sourire bref, Taxis rpondit de sa voix exacte:
+
+--Avant-hier et le jour prcdent, une troupe de danseuses franaises a
+donn deux reprsentations la Cour, devant Leurs Majests du Harem. La
+Princesse Aline tait prsente au fond de sa baignoire, autorise pour
+la premire fois pntrer sur le thtre. Elle a manifest pendant
+tout le ballet le plaisir le plus vif, et l'on a pu remarquer que son
+motion grandissait chaque fois qu'elle voyait danser une... pcore
+nomme Mirabelle.
+
+Taxis prit un nouveau temps, puis articula:
+
+--Aprs le spectacle, la Princesse a fait remettre cette personne un
+don en argent--sous la forme d'un billet de banque--contenu dans une
+enveloppe cachete.--Je prie Votre Majest de peser tous les mots de ma
+phrase. mon sens, il y a corrlation entre ce petit fait et le malheur
+public qui l'a suivi de si prs.
+
+Il y eut un silence gnant.
+
+Le Roi continuait de fumer.
+
+Taxis crut ncessaire de prciser davantage.
+
+--J'accuse, en un mot, reprit-il, j'accuse la ballerine nomme Mirabelle
+d'avoir machin une intrigue diabolique dans le but d'entraner
+l'abme une me que tant de soins et de pit paternelle avaient
+conserve l'tat de candeur. J'accuse cette coquine d'avoir t
+l'entremetteuse du crime qui s'est perptr! Le nom du suborneur, nous
+le saurons plus tard; il n'importe; mais qu'il ait connu Mirabelle et
+qu'elle lui ait permis d'arriver ses fins, c'est ce que je me fais
+fort de dmontrer par la suite de l'instruction si Votre Majest n'y met
+pas d'obstacle.
+
+Pausole leva les deux mains.
+
+--Nous n'en sortirons pas! dit-il dcourag. Cela se complique de plus
+en plus. Et que sont devenues ces danseuses?
+
+--Parties le mme jour pour Narbonne.
+
+--Vous le voyez bien! nous n'en sortirons pas! C'est une affaire
+inextricable.
+
+--Pardon. Deux coupables: deux informations. L'un est en France, nous
+allons tlgraphier la Place Vendme et aprs les formalits
+ncessaires nous obtiendrons de le faire extrader. Le dtournement de
+mineure est un chef d'inculpation prvu par les traits internationaux.
+De ce ct, rien d'embarrassant. Quant l'autre coupable, nous le
+tenons, il est l. Dites un mot, et je l'arrte.
+
+Le Roi dirigea son regard vers Taxis toujours debout.
+
+--Vous tes un homme dangereux, seigneur Grand-Eunuque. Utile; mais
+dangereux. Si les destines vous avaient mis ma place, je ne donnerais
+pas un rouge liard du bonheur de mon pauvre peuple. Vous tes un caman,
+Taxis. Vous avez l'oeil froce d'un snateur franais. Et puis vous ne
+me comprenez pas.
+
+Il secoua la cendre de sa cigarette avec un geste de lassitude.
+
+--Je vais rflchir tout ceci. Votre rapport est instructif, et s'il
+conclut du possible au certain, cela ne me dispense pas de mditer les
+hypothses qu'il suggre. J'y songerai tout loisir; ds demain je
+prendrai une rsolution. Attendez. Calmez-vous.
+
+Il se leva, et, plus franchement:
+
+--D'ici l, soupira-t-il, j'aurais bien besoin de penser autre chose.
+Cette proccupation m'accable. Pour peu qu'elle persiste j'en ferai une
+maladie. Parlez-moi, mon ami. Changez l'ordre de mes ides.
+
+Taxis enfla sa poitrine en baissant les yeux et poussa un soupir mu. Le
+ton bienveillant du Roi l'enhardissait. Il crut le moment opportun pour
+aborder un sujet qui lui tenait fort coeur.
+
+--Oserais-je donc, fit-il, attirer l'attention de Votre Majest sur ma
+modeste personne? Et si mes services, ou du moins mes efforts,
+recueillent l'auguste approbation de celui qui peut seul en juger
+l'importance, me sera-t-il permis d'exprimer ici l'espoir dont je me
+plais parfois bercer mes solitudes?
+
+--Que signifie ce galimatias? dit Pausole. Exprimez donc. Ne prambulez
+point.
+
+--Je ne suis que commandeur de l'ordre des Colombes. Certes, et je me
+hte de le dire, mes humbles ambitions personnelles sont combles; mais
+ma vieille mre, du fond de son hameau jurassien, aurait une joie bien
+touchante et peut-tre un regain de vie me savoir grand-officier...
+J'ajoute qu' mon sens, la haute charge dont Votre Majest a daign me
+donner l'investiture mrite une distinction honorifique laquelle je
+n'eusse point song si le bon plaisir du Roi ne m'avait pas lev au
+sommet de la hirarchie palatiale. Je parle ici, non pour Taxis, mais
+pour le chef de la maison civile, et pour la cause de l'autorit!... Ma
+demande est entirement dsintresse.
+
+Pausole temporisa:
+
+--Nous verrons. Un peu plus tard. Vous avez aujourd'hui une affaire
+dlicate mener dans la bonne voie. Si vous vous en tirez, je vous
+donnerai la plaque; c'est faveur promise. Continuez vos rapports.
+
+--La Princesse...
+
+--Encore elle? Ne s'est-il rien pass depuis hier soir que vous me
+fatiguiez ainsi la tte avec un vnement vieux dj de trente-six
+heures?
+
+--Si fait. Je n'osais pas...
+
+--Ah! mais parlez! je vous y invite.
+
+--Sire, il s'agit d'un attentat injurieux et excrable, mais dont le
+caractre est grotesque. Un souffle de dmence traverse le palais. Il ne
+convient pas que Votre Majest s'arrte de telles fredaines, sujet
+indigne de ses rflexions dans les circonstances actuelles. Je veillais.
+J'ai puni. L'auteur de cette escapade peut attendre d'tre jug.
+
+--Que de peines pour obtenir l'expos d'un fait! Je vous coute, Taxis.
+Qui est le dlinquant?
+
+--C'est un page, le dernier nomm de la compagnie, celui-l mme dont je
+me suis plaint tant de fois Votre Majest. Il a mis le comble ses
+friponneries par un acte inqualifiable. J'ai plus de honte le
+rapporter qu'il n'en a eu l'accomplir.
+
+--Enfin, qu'a-t-il fait?
+
+--Voici... L'honorable M. Palestre, ministre des Jeux publics, conserve
+encore malgr son ge un penchant dtermin vers les amours ancillaires.
+Votre Majest l'ignore peut-tre. Quant moi, je ne l'excuse point.
+Toujours est-il que cette faiblesse d'un vieillard si respectable par
+ailleurs dfrayait les conversations des pages. Le plus malfaisant
+d'entre ces jeunes chenapans rsolut de surprendre M. Palestre
+l'instant o il convenait le moins que M. Palestre ft surpris. Il se
+posta sous le lit de la camrire avec qui le ministre faisait ses
+dportements--votre propre camrire, Sire--et quand, de certains
+signes que je ne pourrais ni ne voudrais dcrire, il estima que ses deux
+victimes devaient tre dans l'tat de distraction favorable ses
+desseins, il sortit de sa retraite et jeta sur le couple un filet de
+tennis...
+
+--Ha! ha! ha! fit le roi.
+
+--... Il le noua au pied du lit, forant ainsi M. Palestre et la femme
+de chambre garder, quoi qu'ils en eussent, la plus licencieuse des
+attitudes.
+
+--Ha! ha!
+
+--Et non content d'avoir t l'acteur et le tmoin de cette triste
+scne, il appela tout le corps des pages dans la chambre du scandale, le
+multipliant ainsi par le nombre des spectateurs. Les incidents qui
+suivirent furent d'un tel caractre que la malheureuse servante en garde
+le lit pour huit jours, de fatigue et d'motion. Voil pourquoi ce
+matin, votre rveil, vous avez entrevu un visage nouveau... Sire, je
+suis confondu que vous accueilliez avec cette gaiet sympathique une
+sclratesse que j'aurais juge digne de toutes les fltrissures, en
+attendant les chtiments.
+
+Pausole protesta:
+
+--Non pas! Vous avez, Taxis, une mthode de gnralisation qui vous
+pousse l'erreur facile. Vous classifiez les gestes et les actes selon
+je ne sais quelle table de mathmatiques morales o ils ne reconnaissent
+pas leur ordonnance naturelle. Plus que vous encore je hais le grivois.
+La volupt qui rit n'existe point. Le plaisir touche de plus prs la
+douleur qu' la gaiet. Ceci proclam en principe, l'anecdote que vous
+me rvlez n'en est pas moins excellente.
+
+--Votre Majest raille.
+
+--Je n'en fais rien. L'histoire est admirable et presque divine, en ce
+qu'elle est d'abord renouvele des Grecs. Ainsi fut surprise et enclose
+dans un filet mailles de fer la coupable Aphrodite chez le dieu des
+batailles. Ce souvenir classique inspirant l'un de mes pages est bien
+pour me satisfaire.
+
+--Classique? Sire, dites paen.
+
+--Ensuite, observez que ce jeune homme, au lieu d'imiter au hasard la
+tradition olympienne, a pris un filet de tennis pour en envelopper
+justement le ministre des Jeux publics. Ceci dnote un esprit personnel
+et des ides indpendantes...
+
+--Soit. Deux tares, il me semble.
+
+--Enfin, je loue au plus haut point l'intention moralisatrice qui plane
+sur toute la scne. Il est ridicule et odieux qu'un vieillard de
+soixante-dix-huit ans aille partager le lit d'une servante qui est
+peut-tre son arrire-petite-fille. On ne sait jamais. Si M. Palestre se
+plaint, il ne peut s'en prendre qu' lui-mme de la posture piteuse en
+laquelle ces jeunes gens l'ont vu. Quant ma camrire, elle n'a eu que
+ce qu'elle mritait; la honte rsulte de son acte et non pas de son
+chtiment.
+
+--Alors que dois-je faire du coupable?
+
+--Le mettre en libert sur l'heure et l'inviter venir me voir ici
+mme, o je l'attends. C'est lui que je demanderai conseil dans ma
+perplexit prsente.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+O PAUSOLE SE DTERMINE.
+
+ Je pense qu'picure toit un philosophe fort sage, qui selon les tems
+ et les occasions, aimoit la volupt en repos ou la volupt en
+ mouvement.
+
+ SAINT-VREMOND.
+
+
+Le costume des pages la cour de Tryphme datait de la Renaissance. Il
+comprenait un maillot de soie jaune avec un petit pont relev par deux
+aiguillettes, une toque plume de pintade et un pourpoint bleu de roi.
+
+Ce fut sous ce lger uniforme que l'oiseleur de M. Palestre se prsenta,
+saluant de la toque et les deux jambes runies.
+
+--Comment t'appelles-tu, jeune drle? demanda Pausole.
+
+--Comme il vous plaira, Sire.
+
+--Voil qui est dj fort bien, dit le Roi. Je ne sais rien de plus
+impertinent que la prtention d'obliger les gens rpter un nom qui
+peut ne point leur plaire. Tu m'as conquis ds le premier mot. Dis-moi
+cependant le nom que tu portes, quitte le changer si je t'y invite.
+
+--Sire, mon nom s'crit G, i, g, l, i, o. Prononcez-le comme vous
+voudrez, l'italienne ou la franaise. Djilio ou Giguelillot.
+
+--Djilio, fit Pausole, c'est un pote; et Giguelillot, c'est un fou. Je
+voudrais que tu fusses l'un et l'autre.
+
+--Je le voudrais aussi, dit le page trs srieux. Et je le dsire si
+ardemment que je finirai peut-tre par y arriver.
+
+--Pourquoi veux-tu tre un pote?
+
+--Pour ne rien voir, ft-ce une mouche, avec l'oeil de mon voisin.
+
+--Tu n'aimes pas ton voisin?
+
+--Je ne lui veux pas de mal. J'aime mieux ne pas tre lui, voil tout.
+
+--Et pourquoi veux-tu tre un fou?
+
+--Si mon voisin m'appelle un fou, je comprendrai tout de suite que je ne
+lui ressemble pas.
+
+--Mais si tu deviens pire?
+
+--C'est bien difficile.
+
+--Comment le sauras-tu?
+
+-- son attitude. S'il me laisse en repos, c'est que j'aurai perdu. S'il
+m'attaque, c'est que je serai heureux.
+
+Pausole eut un geste impulsif:
+
+--Prends une cigarette! dit-il.
+
+Et il la lui tendait d'une main familire.
+
+--Jugeras-tu de la mme manire si ton voisin est une voisine?
+
+--Oh! du tout.
+
+--Pourquoi?
+
+--Les femmes ne sont pas de l'espce humaine.
+
+--J'espre que tu ne le leur dis pas?
+
+--Je ne leur dis que du bien d'elles et je le pense toujours.
+
+--Comment les regardes-tu?
+
+--Comme les meilleures cratures qui soient; les seules qui sachent
+rendre le bien pour le bien. Ou mme pour le mal, au besoin. Je ne leur
+ai que de la reconnaissance et pourtant je n'ai rien fait pour elles,
+que d'en flatter beaucoup et d'en aimer une.
+
+Pausole le considrait:
+
+--Es-tu heureux? continua-t-il.
+
+--Non. Ni vous non plus, Sire, cela s'entend.
+
+--Alors, pourquoi es-tu gai?
+
+--Pour me faire croire que je suis heureux.
+
+--Et que te manque-t-il?
+
+--Comme vous, Sire, il me manque une existence imprvue, le
+merveilleux, les vnements.
+
+--Les vnements... J'en ai trop.
+
+--Mais vous n'en profitez pas.
+
+--Duquel me parles-tu?
+
+--De celui que vous pensez.
+
+--Je ne vois pas du tout comment celui-l pourrait me rendre heureux si
+je ne le suis point, fit Pausole d'un ton surpris.
+
+Le page allait rpondre, mais ne sachant pas exactement si le Roi le
+consultait ou le priait de s'expliquer, il attendit d'tre clair sur
+cette nuance intressante.
+
+--Allons, assieds-toi, reprit Pausole. Tu m'as parl d'un sujet scabreux
+qui m'absorbe, et tu ne t'es pas dit qu'il valait mieux pour toi
+paratre l'ignorer. En cela tu as montr que tu mettais les lois de la
+conversation avant celles de l'tiquette et je l'approuve, mon petit
+bonhomme. coute-moi: je ne suis pas d'avis que les vieillards soient de
+bon conseil. L'exprience ne sert de rien; un mme fait ne se reproduit
+jamais dans les mmes circonstances. Au contraire, il faut bien admettre
+que la spontanit sert quelque chose, puisque vingt ans on fait sa
+vie et qu'on n'a rien de plus important fabriquer de par la suite.
+C'est pourquoi, malgr la coutume, j'aime mieux prendre ton sentiment
+que de consulter, par exemple, le vnrable M. Palestre.
+
+Giglio resta impassible.
+
+Pausole, toujours plus expansif, continua comme s'il s'adressait un
+confident familier:
+
+--Jamais, disait-il, je ne me rsoudrai faire poursuivre cette enfant
+par la police de mon royaume. Il n'est pas convenable non plus que je la
+fasse ramener au palais par un envoy spcial; car, si je la spare de
+l'inconnu qu'elle a gentiment suivi, ce n'est point certes pour la
+confier un lgat tout aussi compromettant et moins sympathique ses
+yeux. Quant lui dpcher une femme, ce serait une pitoyable ide. Je
+n'y songerai pas un instant.
+
+--Pourquoi ne pas aller la chercher vous-mme?
+
+--Moi?
+
+--Vous!
+
+--Moi-mme?
+
+--Sans doute!
+
+--Moi, m'en aller aux aventures la recherche d'une petite fille qui
+s'est sauve travers champs avec un jeune premier que personne ne
+connat?
+
+--Oui.
+
+--Mon ami, tu abuses de ta vocation de fou.
+
+--Pardon, Sire, ai-je le droit de vous poser une question?
+
+--Laquelle?
+
+--Dsirez-vous rellement que Son Altesse rentre au palais?
+
+Pausole encastra son menton dans l'angle de sa main droite.
+
+--C'est une question que je n'avais pas encore agite, fit-il.
+
+Mais aprs une rflexion brve:
+
+--Oui. J'en ai le dsir sincre. Cette escapade ne lui vaut rien.
+
+--Vous en tes certain?
+
+--Certain.
+
+--Eh bien, comme d'une part vous venez de dcouvrir que vous ne pouviez
+envoyer la poursuite de la Princesse ni un homme, ni une femme, ni une
+bte de la police (c'est--dire, en un mot, personne), et comme d'autre
+part vous tes rsolu la prier de revenir ici, je ne vois qu'un moyen
+de le lui faire savoir, c'est d'aller le lui dire vous-mme.
+
+--Tu as l'esprit logique?
+
+--C'est le propre des fous.
+
+ * * * * *
+
+Le Roi se leva, parcourut la chambre d'un pas large et balanc, puis
+ouvrant les bras en signe d'acquiescement:
+
+--C'est indiscutable, dit-il. Et je serais arriv aux mmes conclusions
+si j'avais eu le temps de songer tout cela.
+
+--Alors...
+
+--Alors, interrompit le Roi qui s'animait visiblement dans l'influence
+de son page, tout se simplifie aussitt et je n'ai plus qu'une
+rsolution prendre!--Ou bien je laisserai cette petite faire le voyage
+de sept mois dont sa lettre m'annonce le projet;--ou bien j'irai lui
+parler en personne et je la ramnerai au palais qu'elle n'aurait jamais
+d quitter!
+
+Le page comprit d'un coup d'oeil que s'il laissait Pausole rflchir en
+silence, toute cette belle ardeur s'teindrait dans une cendre
+d'inertie.
+
+--Sire, il faut partir, affirma-t-il. Cela est bon, non seulement pour
+Son Altesse, mais davantage encore pour vous. Si comme vous le laissez
+voir vous n'tes plus heureux, c'est qu'un homme a dtruit l'avenir
+nonchalant que vous vous rserviez avec tant de sagesse. Pour vous
+dlivrer du soin de vouloir chacun de vos actes, vous avez remis votre
+existence aux mains d'un monsieur qui n'y comprend rien et qui la guide
+tout de travers. C'est lui qui vous dsappointe. C'est lui qui carte de
+vous un bonheur toujours possible et toujours nouveau chaque matin. Vous
+prissez dans sa routine; vous mourez de monotonie. Demain, son
+calendrier vous impose la Reine Denyse. L'aimez-vous? Non. Vous ne
+l'aimez point. Et pourtant vous la subirez. Vous continuerez d'habiter
+les mmes chambres, le mme fauteuil, de voir le mme horizon dans le
+cadre de la mme fentre. chappez donc tout cela! Il y a si peu de
+jours dans la vie: faites que pas un d'eux ne ressemble au suivant.
+
+--Mais alors qui me conseillera, si je me lance dans cette quipe?
+
+--Qui? le hasard, la fantaisie. Laissez-vous tenter par la fortune de
+chaque jour et promener par la bonne toile. Son conseil est facile
+suivre.
+
+--Puiss-je ne pas arriver, dit Pausole en secouant la tte, comme
+Melchior ou Balthazar, devant une crche blonde et un petit enfant...
+
+--Quand cela serait? vous l'aimeriez.
+
+--Tu as raison. Et d'ailleurs nous y serons plus tt. Les fugitifs
+dorment deux pas. Il ne s'agit pas d'un voyage. Demain nous les
+rejoindrons sans doute.
+
+--Vous partez? Vous partez vraiment?
+
+--Je pars. Viens avec moi, petit. J'ai plaisir te regarder vivre.
+
+Ils sortirent cte cte. Pausole avait mis la main sur l'paule de son
+page et marchait d'un pas nergique.
+
+Au tournant d'un corridor ils rencontrrent Taxis.
+
+Le Roi s'arrta, la tte droite:
+
+--Monsieur le Grand-Eunuque, dit-il, j'ai pris une dtermination. J'irai
+moi-mme la recherche de la Princesse Aline. Annoncez mon dpart pour
+demain matin et faites seller ma mule dix heures et demie. Ce jeune
+homme m'accompagnera.
+
+Taxis eut l'habilet de se taire.
+
+Pausole l'examina quelque temps comme s'il pesait sa propre audace, puis
+d'un ton soudain radouci:
+
+--Au fait, conclut-il, vous viendrez avec nous.
+
+
+FIN DU LIVRE PREMIER
+
+
+
+
+LIVRE DEUXIME
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+COMMENT LA BLANCHE ALINE VIT DANSER UN BALLET, ET CE QUI S'ENSUIVIT.
+
+ Une grande princesse aimoit alors une de ses damoiselles... (p. 115.)
+
+ SAUVAL.--_Mmoires historiques et secrets._--1739.
+
+
+L'enqute mene par le Grand-Eunuque valait par ses rsultats, mais
+pchait par ses conclusions.
+
+La blanche Aline en s'chappant, n'avait pas eu besoin des deux
+complices imagins par Taxis.
+
+Un seul avait suffi.
+
+Une seule, pour tout dire.
+
+Voici comment elle avait fui:
+
+ * * * * *
+
+On sait dj que l'avant-veille du jour o la Princesse quitta le
+palais, une troupe de danseuses franaises tait venue donner au harem
+le spectacle de ses jambes roses et de ses perruques fleuries.
+
+Pour la premire fois depuis sa naissance, la blanche Aline tait admise
+ suivre une reprsentation. Pausole entendait commencer l'ducation
+thtrale de sa fille par une soire de ballet, jugeant qu'un sujet de
+pantomime est moins ais dcouvrir et par consquent moins dangereux
+mditer qu'une action de comdie. Au reste, les danses se droulent
+toujours dans un dcor invraisemblable; on ne rencontre point dans la
+vie les personnages qu'elles prsentent, et l'on ne saurait imiter sans
+tomber dans le ridicule les gestes gracieux sur lesquels elles rythment
+de mauvaises passions.
+
+Tout cela tait fort bien conu; malheureusement la blanche Aline
+n'avait pas besoin de comprendre pour admirer.
+
+Au milieu des jets-battus, des battements, des branles et des
+entretailles, la petite fille ne vit qu'une chose, c'est qu'un trs joli
+jeune homme (qui tait peut-tre bien une dame habille en Prince
+Charmant) recevait chaque tableau les hommages enflamms de quarante
+autres dames et que vraiment il les mritait.
+
+Elle le trouva bien pris, lgant, prestigieux. Elle compara ses gestes
+avec ceux des fonctionnaires qu'elle rencontrait au palais et elle lui
+donna le prix de la grce. Il eut aussi le prix de la beaut, celui de
+l'esprit, celui du coeur. Elle le regardait la bouche ouverte et la tte
+penche sur l'paule avec une expression de tendresse si profonde que
+les dames d'honneur autour d'elle en eussent t bien inquites si
+elles-mmes n'avaient suivi les pripties du ballet avec tant
+d'absorbante passion.
+
+Aprs le spectacle, elle demanda le nom de ce personnage blouissant. On
+lui dit que le rle tait jou par la danseuse Mirabelle.
+
+O demeurait cette belle personne? Au fond du parc, lui rpondit-on,
+dans les btiments des communs et pour deux nuits encore jusqu' son
+dpart.
+
+Comment lui exprimer qu'on tait content d'elle? Par un prsent, suggra
+une dame d'honneur mal inspire.
+
+La blanche Aline rflchit.
+
+Rentre dans ses appartements et avant mme de commencer sa minutieuse
+toilette du soir, elle demanda un billet de banque afin de le mettre
+sous enveloppe.
+
+Un peu plus tard elle s'enferma dans son cabinet tendu de zinzolin,
+comme pour se livrer une toilette intime que la dame d'honneur ne
+pouvait surveiller; puis, assise devant sa table et sre de n'tre point
+surprise, elle crivit ces simples mots:
+
+
+Mademoiselle,
+
+Vous tes bien jolie. Voulez-vous me parler? Cette nuit, deux heures,
+je serai dans le parc, sous le grand amandier, prs de la source.
+
+Ne dites personne que je vous cris. Pour tout le monde, ce message
+ne contient qu'une estampe bleue. Acceptez-la aussi pour ne pas me
+trahir.
+
+ Princesse ALINE.
+
+Et puis elle glissa son estampe entre les feuilles de la lettre, crivit
+en guise d'adresse:
+
+ Mademoiselle Mirabelle
+
+et cacheta l'enveloppe la cire afin qu'elle ne ft point ouverte.
+
+La mme dame d'honneur qui avait donn, dans la navet de sa
+vieillesse, le conseil de ce prsent, voulut bien se charger par
+surcrot de porter le billet la destinataire. Disons qu'elle tait
+inspire d'abord par le louable dsir de faire un acte charitable;
+ensuite, par la tentation peut-tre non moins vive de pntrer l'heure
+des toilettes nocturnes parmi les filles de ballet. Car, pour une
+vieille demoiselle, veiller au salut de son me en s'instruisant des
+dessous galants, c'est le programme du bonheur parfait.
+
+Reste seule et borde dans son petit lit frais, la blanche Aline se
+sentit prise d'une motion insoutenable. Elle essaya de se calmer
+d'abord sur le ct droit, puis sur le ct gauche, sur le dos, sur la
+poitrine, assise, accroupie, tendue, panouie ou recroqueville; mais
+elle avait la fivre dans toutes les positions et instinctivement elle
+reculait jusqu'au bord de son matelas comme pour laisser place auprs
+d'elle un visiteur mystrieux.
+
+Bien avant l'heure, elle se leva, chaussa des mules, ouvrit les rideaux
+et regarda la lune entrer jusqu'au fond de la longue chambre.
+
+La nuit brillait, tide et lgre. Par la fentre ouverte Aline
+distinguait dans le lointain, au del des pelouses brumeuses et des bois
+immobiles, la terrasse blanche des communs o Mirabelle lisait sa
+lettre.
+
+--Que va-t-elle penser de moi? se dit la petite en rverie.
+Viendra-t-elle? Peut-tre que non... Peut-tre qu'elle est fatigue...
+Peut-tre qu'elle a peur la nuit...
+
+Pour occuper son attente, elle dessina sur son buvard une quantit de
+petites figures sensiblement gomtriques, des ronds, des barres et des
+losanges, des grecques qui s'achevaient en spirales. Elle les ombrait
+avec une conscience et une distraction parfaites. Et puis elle commena,
+toujours au clair de lune, le portrait d'un bel inconnu qui avait trois
+cheveux, quarante cils et l'oeil beaucoup plus grand que la bouche.
+
+Mais l'art ne suffisait pas calmer son impatience.
+
+Elle retourna devant sa psych, laissa choir sa longue chemise blanche
+et reprit son examen au point o elle l'avait laiss avant de rouvrir
+la dame d'honneur la porte de son cabinet. Toute jeune et ignorante
+qu'elle ft, elle avait lu des contes de fes et comme il n'est question
+que d'amour dans les rcits du bon Perrault, elle avait compris trs
+vite quel moment du rendez-vous l'amour devient ce qu'il doit tre.
+Elle savait que la Belle au bois dormant reut le Prince dans son lit,
+qu'on leur tira le rideau et qu'ils dormirent peu, sans que l'auteur
+les plaigne. Aussi, Line ayant l'instinct des caresses en mme temps que
+le dsir d'en tre l'heureux objet, elle ne doutait pas un instant que
+les faveurs de son amant ne dussent aborder peu peu toutes les
+parties de son corps o il serait doux de les attendre, et dlicieux de
+les retenir.
+
+C'est pourquoi elle voulut tre digne des gards qu'elle esprait bien,
+sans les connatre exactement. Elle se poudra la peau. Elle se
+contempla. Sur son tagre parfums elle choisit de la verveine, du
+cdrat et du foin coup, parce que les essences vgtales convenaient
+particulirement un rendez-vous sous les arbres, et elle en mouilla
+peut-tre l'excs le petit corps nu qu'elle aimait tant.
+
+Deux bas cordons furent vite mis, ainsi qu'une chemise de jour; le
+corset, plus vite encore flanqu au fond d'une armoire linge.
+L-dessus elle revtit une robe Empire trs lgre, en serra la ceinture
+haute avec une pingle double qui se dissimulait sous un petit noeud, et
+constata que ce stratagme isolait en les soulignant les deux fruits
+chaque jour plus prcieux de sa poitrine adolescente.
+
+Enfin les trois quarts sonnrent avant l'heure tant espre.
+
+La blanche Aline mit un chapeau qui, lui aussi, tait Empire, elle
+enfila de longs gants sombres qui laissaient nu le haut de ses bras.
+
+Elle tait prte.
+
+Alors, comme l'avait fort bien devin le Grand-Eunuque, elle s'assit
+dans la fentre ouverte, leva les deux jambes la fois, tourna sur
+elle-mme et sauta.
+
+Le saut n'avait rien de prilleux, la fentre tant au rez-de-chausse.
+
+Les pieds joints, elle tomba dans une platebande encore frache. Les
+gardes veillaient le long du parc, mais non pas l'intrieur. Personne
+ne la vit passer.
+
+Pour ne faire aucun bruit et pour rester dans l'ombre, elle suivit, le
+long des alles, la lisire gazonneuse des bois.
+
+Toute presse qu'elle ft d'atteindre o elle allait, elle marchait avec
+lenteur, comme si une petite fiert lui conseillait de ne pas arriver la
+premire.
+
+Mais on avait fait sans doute, d'autre part, le mme calcul, car sous le
+grand amandier elle ne trouva personne.
+
+Pique, elle reprit sa promenade, erra, fit un long dtour; et puis,
+vaguement inquite et commenant douter si l'on viendrait une heure
+quelconque, elle se cacha tout prs de l'arbre et regarda obstinment
+dans la direction du btiment blanc.
+
+Soudain, elle eut une vision.
+
+ * * * * *
+
+Mirabelle, comprenant qu'elle perdrait tout prestige si elle se montrait
+en robe de ville cette enfant qui adorait en sa personne le Prince
+Charmant, avait gard son travesti pour aller ce rendez-vous qui lui
+plaisait plus d'un titre.
+
+Et la blanche Aline, extasie, vit venir elle du fond de la pelouse le
+mme jeune homme tant aim par les quarante dames du ballet, mais
+beaucoup plus bel encore, remuant son costume paillettes dans l'aube
+d'une lune enchante, et fixant les yeux sur elle.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+O PAUSOLE, NON CONTENT D'AVOIR PRIS UNE RSOLUTION, VA JUSQU'
+L'EXCUTER.
+
+ Vous aurez des envieuses et des ennemies; et votre beaut ne donnera
+ pas plus tt de l'amour Soliman qu'elle donnera de la haine toutes
+ les sultanes.
+
+ SCUDRY. _Ibrahim ou l'illustre Bassa._--1641.
+
+
+Laissant Taxis et Giglio en prsence, le Roi Pausole se rendit dans ses
+appartements privs o l'attendait la Reine Denyse, la mme qui lui
+avait conseill d'crire une lettre saint Antoine pour retrouver la
+blanche Aline.
+
+La pauvre reine, malgr tous ses soins, n'avait pu dissimuler que bien
+mal sous la crme et la poudre de riz quatre estafilades parallles qui
+lui dchiraient le sein gauche.
+
+Elle fit le rcit de ses infortunes.
+
+Diane la Houppe, ramene au harem aprs son rveil solitaire, avait
+t prise d'un accs de dsespoir et de sanglots sur un divan. Entoure
+de mauvaises amies, exaspre par les ricanements, plaisante la fois
+sur son curieux physique et sa passion de mauvais ton, elle s'tait
+redresse toute pleurante encore, la bouche amre, les mains en griffes.
+Et au lieu de s'en prendre celles qui dansaient une farandole autour
+de ses larmoyades, elle avait cherch par toute la grande salle la douce
+et innocente Denyse pour lui balafrer la poitrine et se venger de lui
+cder sa place.
+
+Pausole couta cette histoire d'une oreille souvent distraite. Il avait
+pris la Reine Denyse dans un lot de douze adolescentes offertes par une
+cit loyale, et s'il ne l'avait pas renvoye sa mre, c'tait qu'un
+sentiment de piti l'avait retenu de faire affront une jeune fille
+devant ses concitoyennes; mais il ne l'aimait point; il la trouvait
+insignifiante et prude, avec quelque gaucherie. Pour concilier sur sa
+personne les rglements du harem et les principes de la biensance,
+Denyse avait accoutum de porter devant elle un petit pagne de dentelles
+qui la faisait ressembler une sauvagesse lgante et qui, d'ailleurs,
+instable, voletant et mal fix, produisait le rsultat justement oppos
+ sa destination relle. Pausole, qui avait, lui aussi, des principes,
+favorisait le nu, mais blmait le transparent. Le costume de la Reine
+Denyse le choquait jusqu' l'offusquer.
+
+Il dna fort tard, s'en alla sur la terrasse mditer l'vnement grave
+auquel il s'tait rsolu; puis, quand minuit sonna, il fit observer sa
+pieuse compagne qu'on tait arriv au samedi de la Pentecte et qu'il
+croyait lui tre agrable en ne l'garant point au sein des volupts un
+jour de vigile et de jene.
+
+Ceci dit, il l'envoya coucher au harem afin que Diane la Houppe en ft
+console.
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain se leva l'aurore d'une journe trois fois solennelle.
+Pausole regarda les murs de sa chambre, ses tapis, ses bibelots, ses
+cadres familiers; il songea en frissonnant qu'il ne les verrait pas le
+soir... Sous l'motion du premier rveil, qui est voisin du cauchemar,
+il eut le pressentiment de toutes les calamits qui attendent au coin
+des routes les chercheurs d'aventures.
+
+Sa demeure tait celle de la paix, du repos, du bonheur tranquille et de
+l'galit des heures. Quelle aberration le poussait quitter de si
+douces richesses?--Dans un souvenir pastoral, les vers d'une triste
+idylle crite par La Fontaine flottrent devant sa mmoire rveuse, et,
+sous la forme symbolique d'un petit pigeon dplum, le Roi Pausole se
+vit prir dans un lamentable destin.
+
+Cette impression ne dura gure.
+
+Un matin radieux emplissait la chambre. La nouvelle camrire, devenue
+plus hardie, parlait d'une voix frache et zle, donnait des
+renseignements qu'on ne lui demandait point, osait mme poser des
+questions. Sa Majest aurait beau temps. Le vent venait du nord. Il
+avait plu un peu. L'autre camrire tait bien souffrante; les mdecins
+parlaient d'une mtrite. Il y avait eu dans la soire une retentissante
+dispute entre M. le Grand-Eunuque et le jeune page Giglio. Sa Majest le
+savait-elle?
+
+Pausole, excd, faillit la menacer de lui faire subir par toute la
+compagnie des pages le mme traitement qu' son amie, mais ne sachant
+s'il la frapperait de terreur ou de convoitise, il la pria tout uniment
+d'aller chercher M. le Grand-Eunuque, en suivant la voie hirarchique.
+
+Sur ce, il mit pied terre et endossa une robe de chambre.
+
+Eh bien, Giguelillot avait eu raison, Pausole n'en doutait plus. La paix
+touchait l'ennui, le repos l'accablement, l'galit des heures la
+mlancolie. Cette chambre, la bien examiner, tait simplement
+fastidieuse. Cet horizon, dont il croyait suivre avec intrt les
+mtamorphoses nuances, avait puis pour lui, depuis longtemps, la
+gamme restreinte de ses lumires. Un petit esprit pouvait seul borner
+ses curiosits aux quinze figues de la terrasse, aux trente alos de la
+haie. Il y avait d'autres figuiers, d'autres hampes jaunes en Tryphme.
+L'excursion serait fconde en agrments inattendus.
+
+Ainsi Pausole connaissait l'art d'chapper tous les regrets en
+changeant la dfinition du bonheur sous la dicte des circonstances.
+
+ * * * * *
+
+L'entre dramatique de Taxis, interrompit ses rflexions.
+
+Le huguenot se plaa devant la porte comme s'il tait prt sortir au
+cas o sa requte et reu chec, et il runit par le bout l'index et le
+pouce de sa main droite, non point avec la signification que donnaient
+ce petit geste les courtisanes athniennes, mais pour marquer qu'il
+s'exprimait en termes d'ultimatum:
+
+--Sire, dclara-t-il, une question, une seule: Suis-je encore Marchal
+du Palais?
+
+--Je ne comprends pas, rpondit Pausole.
+
+--Je prcise d'un mot. Suis-je le chef, le collgue ou le subordonn du
+page nomm Giglio?
+
+Pausole haussa les paules.
+
+--Quelle diantre de mouche vous pique toute heure, Taxis! La question
+ne se pose point. Nous allons partir dans quelques instants. Je n'emmne
+que lui et vous. Je ne vois pas dans quel but j'tablirais la suprmatie
+d'un de mes conseillers sur l'autre, alors que tous deux sont mes
+cts et ne relvent chacun que de mon commandement.
+
+--Sire, nous allons partir, mais nous ne sommes point partis. Quelle que
+soit l'aversion de Votre Majest pour la pompe et le crmonial, son
+dpart exige des prparatifs, et son absence des prcautions. Or, le
+jeune page dont il s'agit, anim d'un zle inutile, prtend s'inspirer
+de vos secrtes prfrences pour blmer toutes mes mesures et en
+proposer d'autres. Je demande s'il est autoris prendre cette attitude
+qui paralyse mes actes et blesse ma dignit.
+
+--Allons! encore un conflit! s'cria Pausole. Je ne m'en mlerai pas! Ce
+jeune homme m'a parl. Il est plein de sens. C'est un esprit juste et
+sagace. Je ne me priverai point de ses conseils. Vous, Taxis, vous avez
+aussi vos qualits dont personne ne songe faire fi. Vous tes
+dplaisant, mais indispensable, et je n'entends pas qu'on vous paralyse.
+Rglez donc l'amiable votre diffrend et tchez de vous mettre
+d'accord sans que j'aie prendre parti.
+
+--C'est impossible.
+
+--Et pourquoi donc?
+
+--Entre les principes de ce jouvenceau et les miens propres, que Votre
+Majest semble estimer titre gal, il y a incompatibilit absolue. Il
+faut que l'un de nous deux cde, ou casse. J'attends de votre bouche,
+Sire, le nom du sacrifi.
+
+ * * * * *
+
+Le Roi frotta d'un geste impatient une allumette qui clata comme
+l'expression mme de sa mauvaise humeur. Il fuma en silence pendant
+quelques minutes, puis:
+
+--Alors, c'est fort simple, dit-il. Vous commanderez tour de rle.
+
+--Ah! fit schement Taxis.
+
+--Vous vous partagerez la journe. De minuit midi, vous, Taxis, vous
+aurez la haute main. Ce sont prcisment les heures o je ne vous verrai
+pas, mon ami. Vous veillerez sur mon sommeil et au besoin sur mes
+plaisirs. Plus tard, de midi minuit, votre successeur dirigera ma
+route et inspirera mes volonts. Je crois avoir trouv ainsi une
+solution qui loigne toute chance de froissements.
+
+L'oeil amer, Taxis conclut en ces mots:
+
+--Il est crit: J'aurai le mme sort que l'insens; pourquoi donc ai-je
+t plus sage?
+
+Et, s'inclinant, il sortit.
+
+Trois heures aprs, le Roi Pausole, entre son page et son huguenot,
+prcd par quarante lances et suivi de nombreux bagages, chevauchait
+pour la premire fois sur la route de sa capitale.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+COMMENT LE MIROIR DES NYMPHES DEVINT CELUI DES JEUNES FILLES.
+
+ Salvete ternum, miser moderamina flamm
+ Humida de gelidis basia nata rosis.
+
+ JOANNES SECUNDUS.
+
+
+La source et le grand amandier taient situs dans le canton le plus
+recul du parc. Seule, la blanche Aline aimait assez les longues
+promenades pour aller quelquefois visiter le silence de ce refuge perdu.
+
+L'eau, d'une gueule de satyre aux oreilles foliesques, tombait dans une
+cuve naturelle de terre rouge et d'herbes vertes o s'enracinaient des
+lauriers-roses en touffes compactes. Ce n'tait point la vasque moisie
+et lpreuse de nos jardins o la source inutile vient inonder une terre
+dj molle de pluie. C'tait une naissance de fleurs dans le sol pourpr
+du Midi, une fontaine de sve, une urne gnitrice d'o la vie ruisselait
+en verdures mouvantes, et le vieux satyre, fils de Pan, regardait la
+jeunesse des bois descendre ternellement de ses lvres.
+
+Au-dessus du mascaron cornu, que la blanche Aline prenait pour le
+diable, deux nymphes de marbre s'enlaaient, debout et penches sur le
+bassin obscur. la fin de chaque hiver l'amandier les couvrait de ses
+petites glantines. L't, elles prenaient sous le soleil toutes les
+couleurs de la chair. La nuit elles redevenaient desses.
+
+ * * * * *
+
+Prs de cette eau fertile et sombre qu'on nommait le Miroir des Nymphes,
+la petite Princesse en robe Empire vit venir elle son Prince Charmant
+qui remuait sa veste paillettes dans l'aube d'une lune enchante.
+
+Elle l'aperut du plus loin qu'il se montra sous les arbres, semblable
+une fine toile blanche. Puis elle le vit grandir et se prciser. Il
+marchait d'un pas tranquille, cueillait parfois des feuilles aux rameaux
+et les respirait comme des corolles. Il paraissait et s'clipsait selon
+les zones d'ombre et de clart. Line ne s'tait jamais sentie aussi
+mue. Si jalouse qu'elle ft de l'embrasser tout de suite, elle recula
+jusqu' la fontaine et, la main devant la bouche, n'osa pas lui dire un
+mot.
+
+--Vous m'avez appele; me voici, fit Mirabelle, tendrement.
+
+Line ouvrait des yeux normes. Elle regardait son Prince des pieds la
+face, mais surtout dans les prunelles.
+
+Il tait nu-tte, les cheveux foncs et coups court et flottants autour
+des oreilles. Son regard tait profond et fixe avec une expression trs
+douce qui n'allait pas jusqu'au sourire. Elle vit le cher visage se
+pencher vers le sien, et, comme elle fermait les yeux, deux lvres
+chaudes s'y posrent.
+
+L'ombre noire des nymphes enlaces cachait les jeunes filles debout.
+Line tremblait. Les deux lvres avec lenteur tramrent leur caresse
+autour de sa joue et ne s'arrtrent que sur sa bouche.
+
+--Ah!... fit-elle enfin.
+
+Mirabelle se spara. Cette fois un sourire lger mais toujours tendre
+effilait ses yeux margs de noir...
+
+Elle leva les sourcils et regarda autour d'elle.
+
+--Non. Nous sommes seules, rpondit Line. Restez.
+
+Puis, se reprenant:
+
+--Venez avec moi.
+
+ * * * * *
+
+ quelques pas derrire la source, il y avait un petit temple grec, cinq
+colonnes corinthiennes soutenant une coupole ronde. Les colonnes taient
+mures jusqu' mi-hauteur. Un large banc circulaire au coeur du monument
+plein d'ombre portait des coussins de varech, et le lieu tait si
+confidentiel qu' peine assise prs de la danseuse, Line s'enhardit
+jusqu' lui parler.
+
+--On vous a remis ma lettre?
+
+--Vous le voyez.
+
+--Savez-vous pourquoi je vous ai demand de venir?
+
+Mirabelle fut trs prudente.
+
+--Pour causer avec moi, dit-elle.
+
+--Mais oui.... Et vous tes l, et je n'ai plus rien vous dire...
+
+Mirabelle lui prit la main. Line crut sentir qu'elle tremblait son
+tour.
+
+--Je voulais aussi vous voir de tout prs, continua-t-elle. Vous tes si
+jolie!... jolie comme un jeune homme... Pendant tout le ballet je n'ai
+regard que vos yeux... Et je vous envie, si vous saviez! Je suis bien
+triste d'tre blonde; j'aurais voulu tre brune comme vous; mais
+vraiment tout fait comme vous; tre votre soeur...
+
+Mirabelle jugea inutile de protester.
+
+Line tendit elle-mme ses lvres.
+
+--Embrassez-moi comme tout l'heure, voulez-vous?
+
+Et quand leurs bouches se dsunirent:
+
+--Comme c'est dlicieux! reprit-elle. Qui a pu vous apprendre cela?
+
+--Je l'ai invent, dit la danseuse.
+
+--Oh! que c'est bien! Quel ge avez-vous?
+
+--Dix-huit ans. Et vous?
+
+--Quatorze... Voulez-vous recommencer?
+
+Le jeu tait dangereux pour la jeune Mirabelle. Si matresse qu'elle ft
+de son attitude, si dcide ne rien brusquer, prparer ses voies par
+le mnagement, la lenteur et l'insinuation, il y eut dans sa pense un
+moment de trouble o elle ne put se contenir. Elle ttonna d'abord la
+robe l'endroit o les petits seins en gonflaient l'toffe mince et
+chaude; puis, profitant des facilits exceptionnelles que l'habillement
+de la blanche Aline offrait aux gestes sympathiques, elle risqua
+certaines recherches qui tmoignaient, sinon encore de ses
+complaisances, au moins de ses curiosits.
+
+Line, docile et instinctive, se prtait volontiers tout. Mirabelle en
+perdit l'esprit. Encourage par les tnbres, certaine qu'on ne verrait
+point le sang des volupts affluer son visage, elle s'abandonna
+mystrieuse au frisson qu'elle sentait proche et ne sut en modrer ni
+l'ondulation, ni le soupir, ni les soubresauts. Dj elle reprenait
+conscience quand Line, inquite, mais rassurante, lui demanda:
+
+--Vous avez froid, mon amie? Vous grelottez...
+
+--Une petite faiblesse... dit Mirabelle. Ce n'est rien... J'y suis
+habitue...
+
+--Voulez-vous marcher un peu?
+
+--Oui...
+
+--Venez. Le parc est dsert. Nous irons o il vous plaira.
+
+Line laissa retomber sa jupe et se leva pour sortir.
+
+ * * * * *
+
+Toutes deux reparurent sous le clair de lune.
+
+La robe verte et la veste paillettes errrent ainsi quelque temps
+autour de la source gloussante.--L'une tait d'meraude et l'autre
+d'argent, mais, quand elles voulurent mirer dans le bassin leurs formes
+enlaces d'aprs les nymphes de marbre, elles virent que la nuit
+assemblait leurs couleurs la teinte de l'eau et des bois.
+
+Mirabelle ne parlait point. Son trouble et son dsir, peine suspendus,
+renaissaient. Elle connut qu'elle tait prise.
+
+Ds lors elle ne songea plus qu'aux moyens de l'tre avec succs.
+Assurment quelques heures lui appartenaient encore, mais c'et t les
+perdre que de les employer selon ses tentations prsentes. Une ide
+romanesque lui traversa l'esprit; elle l'examina en silence, la trouva
+ralisable et avant de l'exprimer voulut la suggrer, tant elle avait
+d'artifice.
+
+--Adieu, dit-elle soudain. Je ne vous reverrai plus.
+
+La blanche Aline devint toute ple.
+
+--Oh! pas encore... supplia-t-elle.
+
+--Il le faut.
+
+--Mais je ne vous ai pas vue, je ne vous ai rien dit... Vous venez, et
+puis tout de suite vous voulez partir... Je vous ennuie peut-tre; vous
+ne comprenez pas pourquoi je vous ai appele? Moi-mme je ne le sais
+qu' peine, mais je suis bien heureuse quand je vous prends la main.
+
+Mirabelle la serra dans ses bras.
+
+--Restez l, je vous en prie, continua la jeune fille. Restez, ou alors
+revenez demain la mme heure... Je vous attendrai...
+
+--Demain? Mais nous partons l'aube.
+
+Line devint encore plus ple et peu peu se mit pleurer.
+
+--C'est vrai?... C'est vrai, vous partez? Et quand reviendrez-vous?
+
+--Jamais...
+
+--Mais je n'ai que vous aimer; ne le savez-vous pas? Hier au thtre
+j'ai bien compris qu'il y avait quelque chose entre vous et moi et qu'il
+fallait nous runir et que vous seriez mon amie. Je vous appelle, je
+vous attends, nous mlons nos bouches, et puis c'est fini pour toujours?
+Si vous vous en allez, je m'en vais avec vous.
+
+L'treinte de Mirabelle se dnoua.
+
+--Eh bien, partons! Je vous emmne.
+
+--Vraiment? Vous voulez bien?
+
+--Venez.
+
+--Avec vous seule?
+
+--Oui. Je quitterai mes camarades. Nous serons l'une l'autre, et
+seules toujours.
+
+--Oh!... Et pour o partons-nous?
+
+--Pour mon pays.
+
+--Non! non! Restons Tryphme.
+
+--Ce n'est pas possible. Demain vous seriez dcouverte.
+
+--Comment?
+
+--Par les ordres du Roi.
+
+--Papa? Vous ne le connaissez gure! C'est une grave dcision que de
+m'envoyer chercher. Quand il la prendra, nous serons loin!
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+O PAUSOLE ET SES CONSEILLERS MANIFESTENT LEURS CONTRASTES.
+
+ Tu dis que j'ay vescu maintenant escolier
+ Maintenant courtisan et maintenant guerrier
+ Et que plusieurs mestiers ont esbatu ma vie?
+ Tu dis vray, prdicant; mais je n'euz oncq'envie
+ De me faire ministre, ou comme toi, cafard.
+
+ RONSARD.
+
+
+Pausole, son page et son huguenot chevauchant de compagnie entre
+l'escorte et les bagages, montaient trois animaux qui symbolisaient
+assez bien les diffrences de leurs caractres.
+
+Le Roi, qui avait mis sous sa couronne lgre un voile de batiste
+blanche en guise de couvre-nuque, tait assis dans une selle qui
+ressemblait un fauteuil, car elle avait dossier, oreillres, coussins
+frais, bras moelleux et parasol. Deux tiges de mtal filiforme,
+invisibles distance, soutenaient hauteur de ses mains le sceptre et
+le globe du monde; mais le globe enfermait une gourde porto, et le
+sceptre un ventail.
+
+La mule Macarie, personne nonchalante, portait ce faible difice d'un
+air distrait et rsign, le mme air que prenait Pausole sous le poids
+des charges de l'tat. Elle tait blanche de robe avec le bout de la
+queue et le toupet gris souris. Son pas tait relev, mais lent. Jamais
+elle ne dormait moins de seize heures par jour.
+
+Taxis montait le noir Kosmon, cheval hongre, sans vices, sans vertus et
+d'ailleurs aussi stupide que seul un cheval peut tre. Kosmon n'avait ni
+race ni forme. Son matre l'estimait toutefois, car il partait toujours
+du mme pied, mprisait la senteur dshonnte que rpand la queue des
+pouliches et connaissait si bien le sentiment de son devoir qu'il serait
+all tout droit dans les fosss, si l'on avait oubli de lui tourner la
+bride temps.
+
+Giglio avait choisi dans les curies du Roi un jeune zbre couleur de
+feu, avec quatre balzanes, le dos tigr de noir et le chanfrein toil.
+L'animal avait nom Himre; il tait ptulant et capricieux. Sa robe
+allait de pair avec le costume du page et depuis la plume antenne
+jusqu'aux petits sabots de la troisime paire de pattes ils avaient
+l'air de composer un centaure coloptre aux lytres de flamme et au
+corselet bleu.
+
+ * * * * *
+
+--Voyez, Sire, dit Taxis, en montrant les porteurs de lances, voyez
+comme cette avant-garde est exacte et bien ordonne. Les chevaux et les
+cavaliers sont tous de la mme taille; les lances ont pass la toise
+et les casques au gabarit. Je connais la vie de ces quarante hommes. Ce
+ne sont pas l des soudards ni des coureurs de cotillons. Chacun d'eux
+porte en sa besace la Bible d'Osterwald, dition expurge. Je les ai
+styls de telle manire que si je leur demandais tout l'heure de me
+citer un verset qui les rconforte au milieu de leur tche actuelle et
+qui s'applique aux circonstances, tous ensemble citeraient le mme
+passage: _Fais-moi vaincre mes adversaires, mais garde-moi de l'homme
+violent_, comme il est dit au psaume XVIII.
+
+Giglio se haussa sur la barre de ses triers:
+
+--Cette escorte carre avec ses lances en l'air est bte comme une herse
+renverse sur une route. Elle n'est ni forte ni martiale. Ces gens ne
+savent pas se tenir en selle; ils sont droits, mais la faon du valet
+de pied sur un sige ou de la dame de comptoir dans une salle de
+restaurant. Ils tiennent leurs lances comme des chandelles et leurs
+brides comme des serviettes. Il suffit de les voir de dos pour
+comprendre ce qu'ils sont et qu'au premier coup de carabine ils
+fileraient avec mon zbre. Moins lgrement peut-tre.
+
+--Les pauvres gens! dit le Roi Pausole. Que leur casque doit tre chaud
+et leur pique pesante porter! Pourquoi n'tent-ils pas leur veste par
+le temps accablant qu'il fait aujourd'hui? Ont-ils au moins leur gourde
+ rhum et des pches dans leur musette? Taxis, vous tes impardonnable
+si vous n'y avez pas song.
+
+Taxis tendit sa main sche:
+
+--Je leur donne, dclara-t-il, le plaisir de la privation. C'est l une
+joie suprieure. Ils savent qu'il y a, dans les prs, des ruisseaux o
+l'on peut boire, et, sur les bords de la route, des cabarets gorgs de
+tonneaux, tandis qu'ils ont la gorge aride, la langue sche et le ventre
+creux. Ils savourent la jouissance amre de la soif. Moi qui viens,
+hlas! de me dsaltrer, j'envie leur bonheur dont je me prive par une
+mortification double.
+
+ demi retourn sur sa selle, le Roi regarda son ministre. Il l'examina
+en dtail depuis ses souliers plats et ternes jusqu' son chapeau de
+feutre crasseux et bross. Il observa la redingote troite, le ruban de
+la boutonnire et l'usure des huit boutons. Il remarqua les ongles
+carrs, les narines plates, les cheveux longs et gras, les lvres
+verticales.
+
+Puis, arrtant sa mule pour la faire pisser, et reprenant en arrire une
+attitude confortable, il pronona ngligemment:
+
+--Taxis, il fait bon pour vous que vous soyez indispensable, car vous
+tes un vilain merle.
+
+ * * * * *
+
+La matine s'achevait dans une blouissante lumire. L'ombre des vieux
+platanes qui bordaient la route s'accourcissait de plus en plus. La
+poudre de la voie blanche gagnait les talus de gazon. Devant le pas des
+trois montures, quelques lzards traaient avec prestesse des zigzags de
+foudre verte.
+
+Au del des fosss, droite et gauche, les jardins des fleurs royales
+offraient leurs massifs bombs et leurs serres mouilles d'eau frache.
+On cultivait l des milliers d'espces rares et des varits indites
+que crait au jour le jour l'esprit ingnieux des horticulteurs. Chaque
+matin on apportait au harem des brasses de corolles humides, des
+feuillages lgers, des palmes. Les jardiniers avaient inscrit sur des
+registres noirs de ratures les caprices variables de toutes les Reines,
+et chacune d'elles recevait au rveil dans un petit vase long col sa
+fleur de prdilection.
+
+Pausole et ses deux conseillers passaient devant la dernire serre quand
+l'horloge encastre son fronton de mosaque sonna les quatre quarts et
+les douze coups de midi.
+
+Aussitt le page, d'un talon vif, amena son zbre nez nez avec le
+cheval de Taxis:
+
+--Monsieur le Grand-Eunuque, dit-il, vous connaissez le dsir de Sa
+Majest. Voici l'heure o je vous succde. Veuillez me remettre le
+commandement.
+
+--Recevez-le du Roi! rpondit Taxis revche.
+
+--Je te le donne, petit, fit Pausole.
+
+Giglio salua, ramena sa bte et cria du ct de l'escorte:
+
+--Demi-tour! Rassemblement!
+
+Les quarante gardes accoururent.
+
+Alors, facilement camp sur la selle, les jambes longues et la plume
+haute, le page leur parla en ces termes:
+
+--Compagnons, monsieur, que voici, et qui commandait ce matin, vous a
+mis en main des instruments dont vous n'aurez rien faire. Les routes
+sont sres, Tryphme est en paix, le Roi est aim de son peuple; vous
+n'aurez jamais plonger vos piques, depuis l'omoplate jusqu'
+l'pigastre, dans le large dos d'un barbare. C'est clair. Or, en art, il
+faut que tout ait sa destination. Ce qui ne sert rien est idiot. Vous
+allez donc engager le fer par la fente de cette muraille et peser
+jusqu' ce que le bois en soit rompu dans la douille. Excutez le
+mouvement.
+
+--Sire! Mais Sire... supplia Taxis.
+
+--Laissez, dit Pausole. Cela est fort bien conu.
+
+Les quarante gardes brisrent tout ce qu'on voulut.
+
+--Gardez les hampes! dit Giglio. Et maintenant suivez-moi.
+
+Ils entrrent aux Jardins des Fleurs.
+
+Le page parcourut les alles, inspecta les massifs, pntra dans les
+serres. Il se fit prsenter par les botanistes les fleurs longue tige,
+iris, anthuriums, lis bandes, lis tigrs, lis de Pomponne, et finit
+par s'arrter devant des tulipes gigantesques.
+
+--Voil ce qu'il nous faut, dit-il. Que chacun de vous attache avec des
+joncs une de ces tulipes au sommet de la hampe et la porte par les
+chemins avec le mme respect que si c'tait le drapeau.
+
+Puis il offrit au Roi une rose, Taxis une araigne. Il prit pour
+lui-mme un arum.
+
+Toute la troupe reprit sa marche le long de la route clatante.
+
+--C'est admirable! dit Pausole. Mais ces gens avaient soif et je crois
+qu'ils n'ont pas bu.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+O MIRABELLE DVOILE SA PETITE ME MALICIEUSE ET SENTIMENTALE.
+
+ Sur la Sall, la critique est perplexe:
+ L'un assure qu'elle a fait maint heureux,
+ L'autre prtend qu'elle aime mieux son sexe,
+ Un tiers rpond qu'elle prouve les deux...
+
+ _Chanson sur Mlle Sall, danseuse l'Opra._--Recueil de
+ Maurepas.--1735.
+
+
+Dcides fuir la nuit mme, les deux jeunes filles rentrrent chacune
+dans leur chambre pour y faire les prparatifs de leur petit voyage
+pied.
+
+La robe Empire courut sur les pelouses noires, monta l'escalier du
+perron, suivit la terrasse galerie, se releva pour enjamber la fentre
+ouverte d'un salon et disparut dans le palais dormant.
+
+Le costume paillettes s'loigna le long du ruisseau, puis travers la
+clairire, et les deux nymphes de marbre du haut de leur pidestal le
+virent s'teindre sous une maison lointaine, comme une petite toile qui
+se couche.
+
+Il se coucha en effet, et fort rudement, sous une chaise longue. On jeta
+sur lui les petits souliers boucle, les bas blancs, la chemise
+elle-mme. Puis la jeune Mirabelle, claire par une bougie et nue comme
+une jeune fille seule, plongea des deux mains dans une malle robes o
+il y avait d'ailleurs plus de vestons que de corsages.
+
+Elle y prit une chemise col plat, de celles qu'on laisse encore porter
+ certains fils de jolies femmes quand ils feraient beaucoup mieux de
+n'avoir pas seize ans. Elle se mit un caleon ray, un pantalon bleu
+sombre, une large cravate blanche coques, un gilet blanc, un veston
+court et un canotier pour dames.
+
+Ainsi vtue, les mains dans les poches et le regard derrire l'paule,
+elle se jeta devant la glace un coup d'oeil qui devint un clin d'oeil et
+vite une petite oeillade. Mirabelle avait l'oeil gai.
+
+Elle murmura mme une phrase la fois mtaphorique et familire dans la
+langue sibylline dnomme argot, phrase o elle exprimait que son
+travesti la rconciliait un instant avec un sexe naf et laid qui
+n'tait pas tout fait le sien.
+
+Car dissimuler serait vain. Mirabelle ne se sentait pas d'inclination
+vers les messieurs. La force du mle, le cou de taureau, les biceps
+comme des bouteilles et les pectoraux comme des tables... non,
+videmment ce n'tait pas pour elle que les dieux avaient cr leur
+chef-d'oeuvre. Elle n'aimait ni la moustache, ni la barbe, ni le menton
+bleu. Oh! cela ne l'empchait pas d'accepter un ami, et mme un ami
+inconnu, quand on l'en priait poliment. Elle passait pour se livrer en
+dehors de tout spectacle aux exercices les plus recherchs, et, l comme
+en scne, sa conscience d'artiste l'obligeait feindre une exaltation
+qui ne l'agitait pas cet instant mme. Ces petits ballets particuliers
+o elle mimait un rle si tendre ne faisaient point qu'elle ne dtestt
+de jour en jour davantage ceux qui lui en demandaient l'effort. Elle s'y
+rsignait, la pauvre enfant, parce que les visites des spectateurs chez
+les danseuses sont prcdes et suivies de formalits invariables
+auxquelles on s'accorde trouver une grande force de persuasion. Mais
+sa conception de l'amour supposait des faons encore plus dlicates, et
+sa conception de l'art se fondait sur la symtrie. Or, l'homme tel
+qu'elle l'avait connu jusque-l s'tait montr le plus souvent
+sentimental comme un bilboquet (on ne saurait mieux dire que ne dit
+Gavarni) et d'autre part il est regrettable mais ncessaire de constater
+qu'une dame et son cavalier, l'instant o ils se composent, forment un
+couple htroclite, ou, pour mieux dire, dpareill.
+
+Ces considrations soutenues par l'entrain d'un penchant naturel avaient
+amen la petite danseuse blottir ses volupts dans un cercle d'amies
+intimes. Prudente, elle avait commenc par ses jeunes camarades, d'abord
+de l'cole primaire et puis du corps de ballet. On lui rpondait
+toujours oui, de la voix, du geste ou du regard, selon les pudeurs
+particulires. Certaines acceptaient sans dessein de cultiver l une
+passion d'me, mais aucune ne savait rsister l'attrait d'une
+exprience inoffensive et clandestine.
+
+Six mois aprs ses dbuts de travesti, sa rputation tait grande, et
+aussi celle de son thtre. Elle invitait. Mme elle avait un jour o
+elle runissait chez elle, dans une intimit trs nue, dix ou douze de
+ses familires qui jugeaient inutile de se dissimuler leurs gots
+partags. Et cela devint assez scandaleux pour tenter les femmes
+honntes.
+
+Celles-ci se dclarrent elles-mmes, par missaire, par lettre ou par
+abordage. Elles offraient d'estimables, de solides cadeaux, et
+demandaient seulement deux promesses: la volupt, qu'elles appelaient le
+vice, et le mensonge, qu'elles appelaient le mystre.
+
+Mirabelle, extrmement flatte, se jeta dans les aventures. Bientt
+lasse de ses anciennes et modestes partenaires qui eussent mrit
+pourtant un traitement moins cavalier, elle sauta de la scne dans la
+salle avec des ailes de papillon. D'innombrables rvlations
+l'attendaient encore, et elle les voulait toutes. Elle les eut. Elle
+connut les joies de l'adultre, l'troitesse du fiacre, l'odeur du
+meubl, l'heure trop courte, le faux nom et la poste restante. Il n'y
+eut pas jusqu' l'motion suprme du flagrant dlit que le ciel ne lui
+ft apprendre, peut-tre bien pour l'avertir. Un mari pntra un jour
+dans un cabinet particulier o, bien qu'il n'y et pas d'homme--et pas
+de lit--il se dclara supplant. Mirabelle ne se tenait pas de joie; si
+grande est l'inconscience du crime.
+
+Mais voil dj trop de gnralits sur ce personnage ambigu. Nous
+n'irons point jusqu'aux dtails; aussi bien ne seraient-ils point
+dcents.
+
+Ici nous nous bornons expliquer pourquoi Mirabelle en scne avait
+distingu d'un oeil infaillible la blanche Aline mue par le charme de
+sa danse; pourquoi son regard, de perspicace, tait devenu attirant;
+pourquoi elle n'avait pas t surprise de recevoir, deux heures aprs,
+un billet de rendez-vous; et enfin comment elle-mme se laissant pincer
+la patte dans le pige d'une tentation plus forte que sa prudence, elle
+abandonnait sa troupe comme le Prince Charmant du ballet, pour enlever
+la fille du Roi.
+
+ * * * * *
+
+Pendant ce temps, la jeune Aline tait rentre dans sa chambre. Elle
+avait pris sur sa coiffeuse un tui de rouge, une bote poudre, un
+porte-monnaie qui se trouva plein, et quelques petits objets de
+toilette; bref, tout ce que la dame d'honneur numra devant le Roi
+Pausole en remplissant le triste devoir de lui remettre le billet
+trouv.
+
+Ce billet, Line l'crivit en deux minutes. Elle n'esprait gure se
+faire pardonner, mais elle ne voulait pas que personne ft inquiet d'une
+sant aussi prcieuse que la petite sienne.
+
+Ses sentiments intrieurs disparaissaient autour de sa joie comme les
+toiles devant la lune. Et sa joie tait d'un clat peine retenu par
+le silence.
+
+Si les dames d'honneur ne l'entendirent pas sauter, courir, battre des
+mains et jeter son _Tlmaque_ dans le tub en signe d'mancipation, ce
+fut peut-tre (et j'ose peine en exprimer l'hypothse) parce que les
+coupables gardiennes avaient abandonn leurs chambres voisines pour
+qumander ailleurs les douces lassitudes qui gurissent de l'insomnie.
+
+Quoi qu'il en soit, la blanche Aline s'enfuit dans une hte presque
+bruyante, encourage par le mystre o son premier dpart tait demeur
+cach.
+
+Elle courut par les bois au Miroir des Nymphes, et d'abord n'y vit
+personne.
+
+ * * * * *
+
+L'eau ruisselait et gloussait toujours. Le mascaron diabolique et les
+deux nymphes trs ples sur le fond obscur des arbres taient les seuls
+habitants de ce coin redevenu dsert.
+
+Line remonta vers le petit temple, fit du bruit, appela doucement.
+
+Lente et lasse, Mirabelle sortit de l'ombre entre les colonnes.
+
+Elle avait chang pour un autre son costume basques d'argent: il y eut
+une brve dception; mais tout de suite on reconnut qu'elle tait encore
+plus jolie ainsi vtue la moderne, et qu'au-dessus du grand col blanc
+ses cheveux plus sombres semblaient noirs.
+
+Elle ne souriait pas. Elle soupirait fort. Travestie en amoureux de
+quinze ans, elle avait pris devant son amie l'air plaintif et dsol qui
+convient cet ge viril. Ce n'tait point pourtant qu'elle voult jouer
+un rle. Le seul poids de son motion avait altr son front sous une
+lourde mche de deuil. Un sentiment profond de la gravit des
+circonstances et du souvenir qu'elle aurait toujours de cette heure trs
+juvnile arrta son petit coeur battant. Elle se vit plus tard,
+misreuse sans doute, vendant des oranges rue Saint-Denis, ou des
+crayons dans la Canebire, l'ge o l'un et l'autre sexe aprs s'tre
+entendus longtemps pour la trouver digne de dsir, continueraient
+s'accorder pour la laisser mourir de faim. Elle devinait dj que les
+femmes rsument en quelques instants lumineux un immense pass plein
+d'ombres, et elle savait qu'au del de sa jeunesse elle reverrait
+jusqu' la fin par-dessus tous les oublis le dcor lunaire et tnbreux
+de cette nuit exaltatrice.
+
+Alors, elle prit par la main la petite Princesse Aline et la fit entrer
+ sa suite dans le cercle d'obscurit qu'enfermaient les six colonnes
+grecques.
+
+Elle revcut un peu plus tristement l'heure dj morte pour toujours o
+elle avait senti avec tant de frisson qu'elle engageait sa libert.
+
+En souvenir, elle prit au coussin un petit noeud d'toffe blanche et
+verte.
+
+Plus prs de la source elle cueillit une feuille odorante et une fleur
+sans parfum qu'elle unit dans son mouchoir.
+
+Enfin, sous la bndiction des jeunes nymphes semblables et nues qui
+tendaient deux mains au-dessus de l'eau et s'unissaient par les deux
+autres, Mirabelle posa lentement sur les yeux de la blanche Aline un
+baiser qui lui parut dlicieusement fraternel.
+
+ * * * * *
+
+--Tu veux bien me suivre?
+
+--Oh! oui!
+
+Les lvres se pressrent. Line ferma les yeux.
+
+Mirabelle se raidit et murmura:
+
+--Tu m'aimes?
+
+--Oh! oui! oh! oui!
+
+--Rpte... Dis-le toute seule... Dis-moi: Je t'aime, Mirabelle.
+
+--Je t'aime, Mirabelle.
+
+--Tu ne regretteras rien?
+
+--Je n'ai rien.
+
+--Tu me suivras partout?
+
+--Pas trop loin, si tu veux... Mais j'irai o tu seras... Tu es mon
+amie...
+
+Mirabelle eut un grave regard et lui serra les deux bras.
+
+--Sais-tu ce que c'est qu'une amie? Non. N'importe... Tu le sauras
+bientt. Ne me quitte pas... Jure-moi que tu resteras... huit jours...
+huit jours tout entiers avec Mirabelle...
+
+--Huit jours? Mais bien plus! Que dis-tu?
+
+--Jure-moi huit jours. Je n'en demande pas davantage. Si tu restes huit
+jours, je te garderai bien huit ans.
+
+--Pourquoi as-tu l'air si triste?
+
+--Embrasse-moi...
+
+--Tiens...
+
+--Tu as jur?
+
+--Tout ce que tu voudras.
+
+Tendrement, Mirabelle secoua pourtant la tte.
+
+ * * * * *
+
+Elle cessa de parler, leva encore une fois les yeux vers les quatre
+seins blancs et jeunes que penchaient les nymphes de marbre, et enfin:
+
+--Partons vite, dit-elle. O est le chemin? la porte?
+
+--Oh! la porte, elle est garde. Viens par ici, je sais par quel passage
+on doit pouvoir sortir du parc.
+
+ * * * * *
+
+Elles s'en allrent d'un pas rapide. Plus grande de toute la tte,
+Mirabelle tenait son amie un peu au-dessus de la ceinture. Sa main prit
+le petit sein gonfl, l'enveloppa des cinq phalanges, le pressa de la
+paume caressante et le parcourut du bout du doigt jusqu' ce qu'elle et
+trouv la pointe.--Line sourit en levant les yeux.
+
+Elles sortirent du parc entre deux alos; mais travers champs, loin de
+la route. En cet endroit, le remblai de terre sche et dure portait des
+empreintes de pas. Mirabelle n'y voyait plus, car la lune s'tait
+couche; Line, lentement, la guida de la main et bientt elles furent
+dans le foss.
+
+ * * * * *
+
+O aller? Elles n'en savaient rien.
+
+Elles suivirent un champ de mas, puis des enclos marachers o
+croissaient des piments rouges, des pastques et des patates.
+
+Le jour s'levait peu peu.
+
+Sous les haies de cactus en raquettes sjournaient des brumes courbes
+comme des montes de neige.
+
+--J'ai sommeil, dit Line en posant la joue sur l'paule de son amie.
+Qu'il est tard! O nous reposerons-nous? Je n'ai pas dormi depuis tant
+d'heures!
+
+Elles discutrent tout en marchant. Il y avait bien, sur la route, un
+hameau avec une auberge; mais comment demander une chambre avant le
+lever du soleil? Elles n'avaient ni voiture, ni manteaux, ni bagages. Si
+la directrice de l'htel allait leur poser des questions? Comment
+expliquer en deux mots qu' une heure si tardive et si frache de la
+nuit, elles ne fussent pas encore couches?
+
+--Suivons la route, dit Mirabelle. L-bas, j'aperois un bois d'oliviers
+o nous pourrons dormir l'ombre en attendant le milieu du jour.
+
+Aprs une marche qui parut longue la petite Line presque endormie, et
+qui cependant ne dura pas beaucoup plus de vingt-cinq minutes, elles
+arrivrent l'entre du bois. Quelques oliviers levaient en effet leur
+masse plate et fonce devant les autres arbres, mais derrire eux se
+pressaient des pins rouges et des cyprs relis par des broussailles
+sauvages et des pentes mollement herbues.
+
+Line jeta ses deux bras autour de Mirabelle, lui mit un baiser de
+sommeil dans le coin de la narine gauche et s'tendit les bras en rond
+sans mme choisir la meilleure place. Aussitt le petit homme au sable
+sema le repos sur ses paupires.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+O PAUSOLE ET SES COMPAGNONS CAUSENT BTONS ROMPUS ET S'ARRTENT SUR
+UNE POINTE D'PINGLE.
+
+ [Grec: Ballei kai maloisi ton aipolon a Klearista...]
+
+ THOCRITE, V, 88.
+
+
+--Il me plat, dit Pausole, radieux, il me plat dlibrment d'tre
+prcd par quarante tulipes sur la route de ma capitale! Cette escorte
+de gens arms allait contre tous mes voeux, et vous aviez t, Taxis,
+mal inspir en abusant de mes distractions pour me l'imposer
+aujourd'hui. N'et-on pas dit, en me dcouvrant derrire cet appareil
+guerrier, que je m'en allais livrer bataille mon voisin M. Loubet? Je
+ne suis point un chef belliqueux, certes non. L'extermination n'est pas
+mon fait. Et je n'entends pas que dans mon royaume on verse d'autre sang
+que celui des vierges, ou celui des petits poulets.
+
+--Pauvres petits poulets, dit Giglio. J'aimerais mieux mettre mal
+cinquante jeunes filles, que d'gorger un poussin blanc. Et pourtant,
+les cris des jeunes filles sont beaucoup plus pouvantables.
+
+--Oui, dit Pausole, mais on s'y habitue.
+
+Comme la chaleur devenait trs forte, il ouvrit son sceptre en deux et
+en tira son ventail, lequel tait japonais.
+
+Le peintre oriental y avait trac d'un roseau exact et sobre, avec un
+ralisme qui n'oubliait rien, une jeune demoiselle nue, accroupie de
+face, les cheveux trs coiffs et les seins trs pointus, tenant la
+main un cran dont elle voilait son paule gauche.
+
+--Le privilge des courtisanes, reprit le Roi, a quelque chose de
+choquant. Leur type moyen est devenu, dans l'art de presque tous les
+peuples, le type de la beaut fminine, et il faut bien qu'il en soit
+ainsi, puisque toutes les autres femmes s'abstiennent de concourir.
+Depuis un sicle et davantage, on ne cite pas plus de quatre ou cinq
+Europennes de qualit qui aient enlev leur chemise devant un sculpteur
+ou un peintre en lui permettant de rvler d'autres les jolies choses
+qu'elles y cachent, on n'a jamais su pourquoi. Partout, except
+Tryphme--et au Japon, disent les gazettes,--une femme nue, c'est une
+prostitue. Or je veux bien que les courtisanes aient parfois plus de
+gnie et plus de talent que leurs peintres, qu'elles atteignent des
+raffinements d'une dlicatesse admirable, et qu'au moment suprme o
+l'on en ressent l'effet, on serait parfois aussi tent de les applaudir
+que de les embrasser: toujours est-il que ce sont des ouvrires, puisque
+leur tche est mcanique, et il n'y a pas de travail manuel qui ne soit
+bientt funeste l'harmonie du corps. Ce sont mme des ouvrires
+servantes puisqu'elles se rglent sur nos caprices; et il n'y a pas
+d'obissance qui ne soit dsastreuse pour la beaut de l'esprit. Leur
+monopole esthtique en Europe est donc le fait d'une usurpation, et je
+me flicite d'avoir lev le niveau mental de mes sujets en leur
+permettant de constater en paix la beaut des vierges, quand nos voisins
+fondent tout leur art sur la bedaine de quelques drlesses.
+
+--Vous tes un artiste, sire, fit Giglio.
+
+--Non, rpondit Pausole. J'aime la nature telle que les dieux l'ont
+faite et j'aime tant la voir que je ne trouve pas le temps de la
+regarder par les yeux des autres, comme font les collectionneurs de
+tableaux. Je ne suis pas artiste du tout.
+
+Sur ce, il regarda son page, comme s'il attendait de lui une approbation
+nouvelle.
+
+--Ami, lui dit-il... mais, au fait, comment t'appellerai-je? Tu m'as dit
+qu'on pouvait prononcer ton nom l'italienne ou la franaise, Djilio
+ou Giguelillot. Or, je sens qu'en disant Djilio, je ne mets point
+l'accent tonique avec la force qui lui convient. Un Milanais rirait de
+moi s'il m'entendait l'instant. D'autre part, Giguelillot est une
+prononciation aussi ridicule que Chakessparre ou Lohangrain; je ne
+peux pas m'y habituer. Puisque le franais est la langue de mon peuple,
+laisse-moi franciser ton nom et t'appeler Gilles tout simplement.
+
+--Sire, je m'appelle Gilles, dclara le page. Puisque vous le voulez
+ainsi, je me suis toujours appel Gilles; je n'ai jamais port d'autre
+nom. Gilles! Gilles tout court; ou Gilles Gilles; ou Gilles ce qu'il
+vous plaira.
+
+--Gilles tout court est plus vif, plus fou, plus semblable ton
+apparence.
+
+--Mais vous, Sire, quel nom porterez-vous?
+
+--Moi?
+
+--Je veux dire... devant l'histoire?
+
+--Comment?
+
+--Sire, on appelle Histoire une espce de paysanne en robe rouge mal
+drape, assise dans un trne grec et coiffe de lauriers comme une
+petite fille qui a eu des prix. Elle a des seins de femme en couches,
+des paules de portefaix et le nez de Pallas elle-mme. On lui connat
+aussi la curieuse manie d'crire le nom des hommes clbres sur une
+table d'airain que porte son genou gauche; c'est mme cela qu'elle
+doit d'tre appele Histoire (demandez plutt vos artistes), car la
+mme paysanne en robe mal drape, avec les mmes doubles ttons et le
+mme nasal chevalin peut aussi bien tre la Science, ou la Rpublique
+Argentine, ou la Compagnie des Omnibus; cela dpend des petits meubles
+qu'elle installe en quilibre sur l'extrmit de sa cuisse.--Eh bien,
+quand on est un grand roi, on comparat devant l'histoire suivi de
+plusieurs foetus mles qui portent des cussons et symbolisent les
+Finances non moins bien que les Arts et les Lettres. Jamais vous ne
+persuaderez le contraire un graveur en mdailles. Pour cette sance
+solennelle le nom du roi ne suffit point. On lui accole un surnom fameux
+qu'on attribue ensuite le plus gnralement l'invention populaire.
+Quel surnom dsirez-vous?
+
+--J'y rflchirai, dit Pausole.
+
+--Quand j'habitais Paris, j'ai connu l-bas un grand pote et dramaturge
+qui s'amusait donner des pithtes historiques aux prsidents de son
+pays. Il avait trouv Thiers le Bref, Grvy le Gaigneur, Carnot le
+Juste, Faure le Bel; d'autres encore...
+
+--Saint Pausole me suffirait, dit modestement le Roi. Saint Pausole
+l'Aropagite, ou Saint Pausole de Tryphme. Aprs ma fin, si le Trsor
+n'est pas en trop mauvais tat, je voudrais que mes successeurs fissent
+les dpenses ncessaires ma canonisation. Il en cote gros, dit-on,
+pour tre saint. On est comte meilleur march. Mais je pense qu'on
+fait des remises en faveur des ttes couronnes et qu'on leur pargne
+bien des lenteurs. J'espre que la Sacre Congrgation des Rites ne
+verra pas trop d'empchements mon entre au septime ciel. Sans doute
+j'ai suivi plusieurs cultes, et je me refuse absolument traiter comme
+de vaines idoles les innombrables divinits dont le nant ne m'est pas
+prouv. Mais j'ai suivi aussi le culte catholique; j'ai mme pratiqu
+ses vertus; je suis doux et humble de coeur. J'aurai cherch toute ma
+vie faire que les gens soient heureux, pacifier les folles
+querelles, runir les mains hostiles, rpandre la paix et l'amour.
+Ce sont des titres estimables; et sans avoir l'esprit hant d'une
+ambition paradisiaque, il me semble que je ferais un saint du plus
+pertinent exemple.
+
+Taxis bondit; mais ce ne fut point en signe d'opposition, comme on
+pourrait le penser. Il n'avait pas cout les dernires paroles du Roi.
+Son regard tait retenu depuis une minute par un petit objet brillant,
+allong au milieu de la route.
+
+--Sire, cria-t-il. Un indice!
+
+Et, ayant mis pied terre, il ramassa l'objet doublement prcieux par
+sa nature et sa provenance. Il l'examina et dit gravement:
+
+--Voici un petit bijou d'or qui est une pingle double. Cette pingle
+porte grav sur le cache-pointe l'A majuscule avec la couronne de
+bluets, c'est--dire le chiffre de la Princesse Aline. J'observe en
+outre que l'pingle est ouverte: donc elle est tombe directement du
+vtement qu'elle attachait, et non pas d'un ncessaire. Je conclus...
+
+--Taxis, vous tes fastidieux, interrompit le bon Pausole. Nous n'allons
+ la recherche ni du capitaine Grant, ni de la Longue-Carabine, et vous
+ne nous ferez pas flairer dans la poussire les traces de cette petite
+fille, ou compter les cassures des branches comme un chasseur de
+chevelures. Pour ma part je ne me livrerai certainement pas des
+contorsions de chef apache sur la grand'route de mes tats.
+
+--Il est nanmoins important...
+
+--De savoir que ma fille a pass par ici? Eh! vous ne vous en doutiez
+pas? Nous connaissons le point de dpart et la premire tape de son
+petit voyage. Entre les deux il n'y a qu'un chemin. Il faut bien qu'elle
+y soit passe. Quand mme elle aurait pris l'itinraire le plus
+extravagant pour aller de chez elle l'auberge, cela ne nous
+empcherait pas de la trouver au gte si elle y est encore et cela ne
+nous clairerait pas davantage sur la direction qu'elle suit aujourd'hui
+si elle continue sa promenade.
+
+ * * * * *
+
+Le ton que prit Pausole pour donner cette rponse tait plein
+d'enseignements. Giglio ne s'y mprit point: le Roi n'tait pas press
+d'arriver si vite au but. Et, si l'on n'y prenait garde, on allait le
+dsappointer en terminant trop tt une excursion dont le principe lui
+avait cot mille efforts.
+
+Giguelillot (le lecteur ne voit pas d'inconvnient ce que nous
+appelions tour tour ce personnage Giglio, Giguelillot, Djilio ou
+Gilles?) Giguelillot donc, eut une ide rapide: il fallait loigner
+Taxis.
+
+--Pardon, dit-il srieusement, l'pingle est tombe ouverte, dites-vous?
+De quel ct se tournait la pointe?
+
+Il n'insista pas davantage. Taxis garda l'orgueil de dcouvrir tout seul
+les consquences d'une telle question. Elles ne lui en parurent que plus
+graves.
+
+--Un instant! grogna-t-il. J'en arrivais l. C'est un point capital que
+je vais tablir.
+
+Pausole regarda Gilles, qui ne sourcilla point. genoux sur le macadam,
+Taxis chercha l'endroit exact o il avait saisi l'pingle.
+
+--Voici! j'ai trouv, dit-il. L'empreinte est fort nette. La branche que
+termine le fermoir est perpendiculaire l'axe de la route; mais la
+pointe s'ouvre dans la direction du palais, oppose celle de
+l'auberge.
+
+Il se releva.
+
+--Ceci, dclara-t-il, l'oeil toujours fronc, dtermine des conclusions
+inattendues. L'pingle d'or que je tiens en main est de celles que les
+femmes (je le crois) ont coutume de fixer en haut du bas (si je puis
+ainsi dire) de leur dos. Elle a pour mission de fermer le billement
+impudique de la jupe et de suspendre la ceinture un vtement qui ne
+doit point tomber. On la plante toujours (je le suppose, cela est
+logique) la pointe en dedans. Donc, si une telle pingle se dtache
+lentement et finit par glisser terre, comme il n'y a pas d'apparence
+qu'elle excute des pirouettes en obissant la pesanteur, comme, au
+contraire, il y a prsomption pour qu'elle se projette sans se
+retourner, sa pointe indique vraisemblablement sur le sol la direction
+suivie par la dame qui a perdu le bijou. Or, dans le cas prsent, la
+pointe se tourne vers le palais; donc la Princesse Aline a d revenir
+sur ses pas en quittant l'htel du Coq et elle se dirige actuellement
+dans le sens justement oppos celui que nous suivons nous-mmes.
+
+Il leva deux doigts et reprit:
+
+--Mais--cela n'est pas certain.
+
+--Ah! mais si! protesta Gilles. Vous y tes...
+
+--Je le crois volontiers; toutefois une prsomption n'est pas une
+preuve. Et comme voici l'htel du Coq (c'est la sixime maison droite
+dans le hameau que vous voyez) le plus simple est de commencer l notre
+enqute et de dcider, immdiatement aprs, dans quel sens nous devons
+marcher.
+
+--Pas du tout! fit Giguelillot. Il faut courir au plus press. Nous
+allons nous quitter ici. Le Roi et moi-mme nous mnerons l'enqute
+l'intrieur du village. Vous, seigneur, veuillez retourner en arrire,
+sonder les chemins et les bois, humer le vent, scruter l'horizon,
+gratter le sable; a ne nous regarde plus. Souvenez-vous seulement que
+le Roi dne huit heures. Huit heures pour le quart, monsieur le
+Grand-Eunuque.
+
+--Je n'ai d'ordres recevoir que de mon souverain.
+
+--Qui suis-je, dit le page humblement, sinon sa volont, sa walkre,
+seigneur Taxis? C'est lui qui vous parle par mes lvres.
+
+--Je ne m'en mle pas, fit Pausole. J'approuve en principe.
+Allez-vous-en, Taxis, puisque c'est l'avis donn par mon conseiller de
+jour. Il vous sera loisible d'exprimer votre sentiment ds que minuit
+aura sonn. D'ici l, point de discussions. Le systme n'a pas d'autre
+but que d'viter les froissements. Prouvez-moi qu'il est bien conu.
+
+Taxis jeta un regard furibond sur le zbre et son cavalier. Puis il
+empoigna d'une main trpidante les rnes du chaste Kosmon, conduisit la
+bte jusqu'au talus, grimpa sur la plus haute motte, excuta non sans
+effort ce que Mirabelle et appel dans son jargon chorgraphique des
+battements de quatrime ouverte et enfin retomba en selle.
+
+Il trottait dj vers le Jardin des Fleurs quand Pausole, priant la
+bonne Macarie de bien vouloir se remettre en marche, demanda
+mlancoliquement:
+
+--Alors, petit, voici l'auberge?
+
+Il allait rentrer de plain-pied dans les vnements tragiques,
+questionner des inconnus; apprendre ce qu'au fond il voulait ignorer;
+conduire les recherches les plus scandaleuses, et au terme de tout cela
+demeurer face face avec une dcision ncessaire. Sa voix manifestait
+un vif dplaisir l'approche du seuil fatal. Giguelillot dtourna d'un
+mot cette pnible apprhension.
+
+--L'auberge? dit-il. C'est un peu loin. La premire maison du village
+est une ferme, et si vous vouliez, Sire, nous pourrions y boire du lait
+avant de commencer nos travaux.
+
+--Ah! que voil une brave ide! fit le Roi. Entrons! Je le veux bien.
+Nous avons sur cette route un soleil de Sicile; je me sens tout fait
+pastoral, et soufflant comme un taureau. Allons voir les brebis
+laineuses! les beaux yeux des vaches! les agneaux dont la laine est
+douce comme le sommeil, dit le Sicilien. Allons voir le chevrier qui
+pat ses chvres barbues...
+
+--Et Klarista qui lui jette des pommes!
+
+--Et Klarista qui lui jette des pommes! rpta Pausole avec ivresse.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+COMMENT GIGUELILLOT, APRS PLUSIEURS AVENTURES PENDABLES, INVENTA UN
+STRATAGME ET RETROUVA LA BLANCHE ALINE.
+
+ Les chutes des honntes femmes sont souvent d'une rapidit qui
+ stupfie.
+
+ OCTAVE FEUILLET.
+
+
+La ferme o pntrrent Pausole et son page, pendant que les quarante
+tulipes montaient la garde sous le porche, avait t btie par un
+architecte qui savait peut-tre Thocrite par coeur, mais ne s'en
+laissait point absorber.
+
+Les btiments et le sol de la cour, recouverts et dalls de cramique,
+s'unissaient au pied des murs par des encoignures arrondies o le
+moindre bacille, le dernier des thallophytes, le microcoque le plus
+micro, la bactrie humble entre toutes ne pouvaient mener une vie
+paisible, aimer et faire leurs petits, comme au temps o Klarista osait
+glisser le long de ses lvres une syrinx infecte de germes pathognes.
+
+L'odeur champtre du phnol et le parfum du sulfate de cuivre
+s'chappaient des tables avec la senteur du foin coup. Au fond de la
+cour, sous un auvent mtallique, une trentaine d'abreuvoirs particuliers
+recevaient chacun l'eau d'un filtre et attendaient le mufle d'un boeuf
+qui avait aussi sa baignoire lui, prophylactique envers et contre
+tout.
+
+--Ah! Sire! o sommes-nous entrs? fit Djilio avec dsespoir.
+
+--Dans une fabrique de lait, de beurre et de poulets gras, rpondit
+Pausole. Je la trouve de fort bon aspect et me voici rassur ds l'abord
+sur le repas que nous allons y faire. Cette ferme est exactement celle
+que les Grecs auraient construite s'ils avaient su ce que nous savons.
+Elle est propre et gomtrique.
+
+Le zbre se cabra au soleil.
+
+--D'ailleurs, continua Pausole, les Grecs prenaient mille prcautions
+que nous inventons depuis dix-huit mois. J'ai lu dans les traits d'un
+mdecin d'phse qu'ils faisaient bouillir, refroidir et rebouillir
+l'eau qu'ils buvaient. Ils savaient que l'eau des fleuves est la pire de
+toutes, que les puits sont dangereux dans le voisinage des thermes, et
+que les accoucheurs doivent se laver les mains immdiatement avant de
+puiser. Petit, ce qu'on appelle progrs n'est jamais qu'un retour aux
+Hellnes ou un dveloppement de leurs principes. La mtairie o nous
+entrons est plus prs d'eux qu'elle n'en a l'air. Hol! voici le
+mtayer.
+
+Un vieil homme accourait, le chapeau de paille la main, tremblant,
+mu, orgueilleux, rjoui... Laissons au lecteur le soin de trouver
+toutes les pithtes qui dcrivent un vieillard rural recevant le Roi et
+son page.
+
+Himre et Macarie, en btes de la couronne, furent conduites des
+stalles de choix. Pausole s'appuya familirement sur l'paule de son
+sujet, car il ne savait jamais garder les distances, et Giguelillot,
+trs veill, s'intressa aux filles de ferme.
+
+Il en vint une, deux, sept, dix, douze, les laides portant cotte et
+fichu, mais les jolies sans vtement, la mode de Tryphme.
+
+ * * * * *
+
+Giguelillot remarqua l'une d'elles qui, nue entre ses petits sabots et
+le foulard de son chignon, semblait fort propre occuper les loisirs
+d'une journe de repos.
+
+Et, tandis que le Roi Pausole demandait bonnement au fermier ses
+prvisions sur la rcolte et les cours du march aux grains, le page
+s'approcha de la laitire qui le considrait d'ailleurs avec le plus
+gentil sourire.
+
+--Tu sais traire les vaches, lui dit-il.
+
+--Je ne sais mme que cela, rpondit la jeune fille.
+
+Le timbre de sa voix tait vif et chaud.
+
+--Eh bien! fit Gilles, conduis-moi. Nous allons emplir un bol de lait
+pour Sa Majest qui a soif et un pour moi qui l'imite par esprit de
+courtisanerie.
+
+Elle courut en avant, les seins dans les mains.
+
+Il la rejoignit dans une table reluisante qui semblait une curie de
+cirque.
+
+--Comment t'appelles-tu?
+
+--Thierrette, seigneur.
+
+--Thierrette, tu as les seins dors comme deux mottes de beurre frais.
+Porte au Roi le lait que tu voudras; mes lvres ne veulent que du tien.
+
+--Je n'en ai pas, dit la brune en riant, et je ne fais rien pour qu'il
+m'en vienne.
+
+--Tu n'en as pas? Je saurai si c'est vrai.
+
+--Essayez.
+
+Il en fit l'preuve, droite et gauche, avec une insistance qui ne
+paraissait pas dplaire. Il ttait en creusant les joues, comme un petit
+enfant goulu et les seins augmentaient de la pointe entre ses lvres
+aspirantes; mais il n'amena que de longs frissons et des rougissements
+satisfaits.
+
+--Rien encore, fit-il enfin. Tu me fais attendre. Approche-toi; tu m'en
+donneras dans un an.
+
+--C'est bien tard si vous avez soif. Buvez d'abord celui-l.
+
+Elle s'assit auprs d'une vache blanche, soupesa la peau douce et
+tremblante du pis, et, tirant l'paisse ttine molle entre le pouce et
+les deux doigts, elle darda obliquement le rayon blanc du lait.
+
+Giglio restait distance, attendant qu'elle revnt lui; mais elle
+sortit d'un pas droit et lent, tenant la main devant sa poitrine la
+coupe de porcelaine o tremblait la crme lourde.
+
+--Je vais porter cela au Roi, dit-elle. Attendez, votre tour viendra.
+
+On ne l'attendit pas un instant.
+
+ peine tait-elle entre du fond de l'obscure table dans la grande
+lumire de la porte o ses cheveux noirs prirent des valeurs bleues, le
+page tait dj parti par l'autre issue de la grande salle.
+
+Il traversa des couloirs clairs, des vestibules ars, des magasins qui
+ressemblaient des expositions agricoles et qui lui parurent disposs
+par le plus mauvais esprit.
+
+Giguelillot qui ne ressentait pas d'admiration particulire pour le
+patient labeur de l'homme, et traitait les choses les plus graves avec
+une dplorable lgret, demeurait intransigeant sur la dcoration des
+pices o l'on travaille, comme de celles o l'on ne travaille point.
+L-dessus, ses principes taient d'autant plus fixes qu'ils taient plus
+rcents et s'il trouvait certains dsordres une certaine grce dans
+l'imprvu, rien ne l'exasprait davantage que le rangement,
+c'est--dire la succession rgulire.
+
+Avec un zle trs actif, il drangea tout ce qu'il put remuer.
+
+Il jeta les rouleaux dans les moissonneuses, les lochets et les hourres
+d'acier dans les machines aratoires; il fit entrer les fourches fines,
+les pelles minces, les binettes robustes dans la chaudire et la
+chemine d'une malheureuse locomobile. Traitant le carrelage comme une
+simple terre de labour, il l'effondra d'un coup de pioche...
+
+Et le sol rouge apparut.
+
+--Ah! s'cria-t-il. Voil un joli ton.
+
+Il recula, ferma les yeux demi, regarda comment la salle s'clairait,
+d'o venait le jour, o se massait l'ombre; puis, choisissant, non sans
+intention, un autre point de l'alle centrale, il y fit, d'un second
+coup de pioche, un rappel de vermillon.
+
+Il continua ainsi, trs intress par son petit travail, et pendant plus
+d'un quart d'heure s'effora de modifier la dcoration de la salle, sans
+se proccuper des rgles d'Owen Jones. Certaines faux enleves de leur
+manche et disposes plat sur le sol avec sobrit, justesse, quilibre
+ornemental, rpandirent leurs longues feuilles bleues qui rejetrent le
+vermillon dans la gamme des tons orangs. Des lignes arborescentes de
+btons bout bout donnrent la composition une sorte de solidit.
+Deux faucilles runies par les pointes et les douilles autour d'une
+fondrire de couleur, imposrent l'ensemble un centre artificiel, un
+foyer de rousse argile, que balanait l'autre coin un second foyer
+plus petit, mais galement indispensable.
+
+--Ah! ah! fit-il encore, a n'est pas vilain. Maintenant, on peut entrer
+ici. Les objets sont leur place.
+
+Puis, anim par ce labeur de vingt minutes, il continua sa promenade
+travers la mtairie.
+
+Un fruitier tout rouge de fraises et de framboises s'ouvrait un peu plus
+loin.
+
+Il y entra.
+
+--Bonjour, seigneur, dit une petite voix.
+
+Et Giglio aperut, derrire des claies de pourpre, la ligne blanche d'un
+corps de femme que relevaient des touches de blond.
+
+Celle-ci peut-tre allait se montrer plus tendre ou moins artificieuse
+que la jeune Thierrette.
+
+Il ne s'attarda pas lui demander son nom, ni mme faire avec les
+figues, les bananes et les mandarines des fantaisies dcoratives.
+
+S'approchant, il dclara:
+
+--Rose, ou Liliane, ou Marguerite, ou quel que soit le nom floral que
+vous portiez entre vos soeurs, si j'tais le matre du lieu, je ne
+voudrais pas d'autres fruits que ceux de votre corps velout comme une
+prune. Donnez-moi vos oranges, vos fraises et vos prunelles, et ce coeur
+de grenade qui est si bien ferm.
+
+ genoux devant l'une de ses lectrices, le jeune pote et, sans doute,
+cherch des comparaisons plus rares, si tant est qu'il en soit
+d'indites entre les fruits de la femme et ceux de la terre; mais la
+Tryphmoise laquelle s'adressaient de telles galanteries n'avait
+jamais rien entendu qui lui part de meilleur ton.
+
+Elle rougit en baissant la tte avec un sourire d'enfant, et, comme son
+premier mouvement fut d'aller fermer la porte, Giglio comprit qu'il
+pouvait continuer sa ballade jusques et y compris l'envoi.
+
+ * * * * *
+
+Il prit la jeune fille debout entre son bras gauche et son pourpoint
+bleu. D'une main qui semblait indiquer des spectateurs invisibles une
+collection d'horticulture, il toucha d'abord la bouche qui devint une
+fleur de pcher, puis les seins qui, suivant l'image, furent deux pches
+portant leurs noyaux; puis il osa des mtaphores qui venaient peut-tre
+de Chnier, mais certainement pas de Lamartine.
+
+La gardienne des framboises coutait avec sensualit cette posie tout
+orientale. Incapable d'imposer son humble et faible retenue au dsir
+d'un jeune homme qu'elle trouvait plein de gnie, elle se laissa
+conduire sans aucune rsistance vers un canap de jardin, le dbarrassa
+d'une centaine de fruits, et mit un point d'honneur donner
+gnreusement ce qu'on voulait bien attendre d'elle.
+
+--Quand reviendrez-vous? soupira-t-elle aprs beaucoup d'autres soupirs.
+
+Giglio rpondit imperturbable:
+
+--Demain. Ce soir. Aprs-demain. Toujours.
+
+--Mais vous avez des amies?
+
+--Aucune.
+
+--Vous en aurez?
+
+--Jamais!
+
+--Jurez-le-moi.
+
+--Je vous le jure.
+
+Rassure, elle s'abandonna de nouveau coeur ouvert, et ensuite plus
+confiante, le laissa partir.
+
+ * * * * *
+
+Le page traversa la cour.
+
+Par les fentres de la salle o l'on avait conduit le Roi, il vit
+Pausole endormi prs du mtayer dans un large fauteuil de cuir. Comme il
+se tournait d'un autre ct, il retrouva debout, l'entre du
+vestibule, Thierrette qui, d'un doigt menaant, lui dfendait
+d'approcher, mais oubliait de ne pas rire.
+
+--Ne me suivez pas! cria-t-elle en fuyant.
+
+Il accourut.
+
+ * * * * *
+
+ la course, il monta un escalier, suivit un corridor blanc, pntra
+dans une petite pice clatante et lisse comme les autres.
+
+Elle se barricada derrire un porte-serviettes:
+
+--Sacripant! vous voil dans ma chambre, maintenant! Voulez-vous sortir
+ou j'appelle!
+
+Giglio, comdien, prenant la voix d'une dame qui visite une garonnire,
+pronona:
+
+--C'est gentil chez vous! Oh! les jolies fleurs!
+
+Il touchait du doigt le papier peint o d'invraisemblables penses
+jauntres inclinaient leurs mentons fendus.
+
+Elle fit mine de se vtir. Il l'arrta de la main, et tenant sa toque
+plume sous l'autre main abaisse, il lui dit avec mille grces:
+
+--Belle Thierrette, je vous adore.
+
+--Est-ce vrai?
+
+--Trop. J'en suis fou. Ne le voyez-vous pas mes yeux?
+
+Elle vit tout ce qu'elle voulait voir et cependant elle demanda:
+
+--M'aimerez-vous encore demain?
+
+--Toujours.
+
+--Toujours, c'est bien longtemps. Dites-moi un peu moins pour que je
+vous croie...
+
+--Quatre-vingts ans.
+
+--Moins encore.
+
+--Soixante-dix-neuf ans et demi... Je vous parle du fond de mon coeur,
+Thierrette; si je vous offre un amour trs long, c'est que j'espre
+vivre trs vieux et que je vous aime pour toute une vie.
+
+Thierrette se laissa persuader. Son indigne et dlicieux amant comprit
+ds le dbut pourquoi elle avait refus pendant prs d'une heure la
+grce de s'tendre et d'ouvrir les bras. C'tait parce qu'auparavant
+elle n'avait pas jug dcent de l'accorder personne.
+
+ * * * * *
+
+Avait-elle raison de laisser Giguelillot prendre ainsi le premier la
+place vide auprs d'elle? Le lecteur ne peut en douter. Thierrette en
+fut cependant soucieuse, et, cet aprs-midi de juin, si elle se sentit
+tout coup accessible aux caresses de l'homme, la taille molle et les
+seins durs, ce fut que dans le secret de sa chambre les sens vainquirent
+sans combat tout ce qu'elle avait d'nergie.
+
+ dfaut de force morale, Thierrette montra successivement du courage;
+puis de la passion; puis du zle. L'ensemble de ses qualits dpassait
+et de beaucoup le niveau modeste o se maintenait la jeune fille de la
+salle aux fruits.
+
+Elle accepta d'abord sans plainte les preuves du premier dbut, allant
+mme au devant d'elles avec une vigueur qui fut auxiliatrice propos;
+et, peu peu, se prenant d'enthousiasme pour la rvlation qui venait
+de pntrer brusquement en elle, Thierrette manifesta qu'on ne l'en
+frustrerait plus sous aucun prtexte et qu'elle ne permettrait pas mme
+un simple recueillement passager. Giguelillot, prisonnier courtois, fit
+preuve de solidarit.
+
+Toutefois, au moment mme o elle cherchait dans ses prunelles et se
+croyait certaine d'y voir la flamme d'un amour aussi violent que le
+sien, le petit page dj distrait pensait bien autre chose.
+
+Il se disait, non sans gards mais aussi non sans franchise, qu'il
+perdait son temps avec une regrettable dsinvolture; qu'il tait devenu
+non seulement le page favori, mais le conseiller du Roi Pausole; qu'en
+cette posture il devait avant tout balancer l'influence de Taxis le
+nfaste; que pour cela il ne suffisait pas d'envoyer cet homme grave
+six kilomtres en arrire en faisant la nique son ombre, mais qu'il
+fallait agir pendant qu'il s'garait, faire sans lui l'enqute, mener
+les vnements et lui prsenter son retour, d'un geste afflig,
+l'irrparable.
+
+ * * * * *
+
+Ses rflexions eurent tout le temps d'arriver leur terme et mme de
+porter fruit sous la forme d'une heureuse ide, car les jeunes ardeurs
+de Thierrette ne mesuraient ni les minutes ni la chute du crpuscule.
+
+L'heureuse ide qui lui vint tait une faon de stratagme, lequel lui
+parut d'abord un peu complexe, un peu fragile et tir de loin, mais non
+pas trop pour russir.
+
+Ce fut ainsi qu'il l'amora:
+
+--Mon amour, dit-il tout coup. Je t'ai aime ds le premier regard,
+mais maintenant je ne pourrais mme plus souffrir de te quitter pour un
+matin.
+
+--Oh! non! ne me quittez pas!
+
+--Tu sais que je suis page du Roi. Mon costume me fait reconnatre
+partout. Comment sortir et comment me cacher?... coute-moi. Tu
+t'habilles, l'hiver; o sont tes vtements?
+
+--Pourquoi?
+
+--Donne-moi une jupe et un fichu, un foulard de chignon pour couvrir mes
+cheveux courts et le chapeau de paille larges bords que tu mets pour
+aller aux champs. Donne-moi encore deux seaux de lait la main et
+laisse-moi sortir ainsi. J'attendrai au dehors qu'on ait fait des
+recherches dans toute la ferme et que le Roi soit parti sans moi; puis
+je reviendrai o tu voudras et nous ne nous quitterons plus de la nuit.
+
+--C'est vrai, dit Thierrette. Nous ne pouvons pas nous voir ici. Dans la
+journe l'tage est vide et aujourd'hui je n'ai rien faire puisque le
+Roi est la mtairie; ce soir, si l'on vous trouvait l!
+
+Elle se leva.
+
+--Habillez-vous! vite! Le soleil est dj couch.
+
+Elle l'aida, lui passa la jupe, serra des manches de toile fine sur
+celles du pourpoint bleu, noua le fichu, le gonfla par devant, enroula
+le foulard de soie au sommet de la tte, fixa le grand chapeau de
+moissonneuse et dit:
+
+--Allez, maintenant! les seaux lait sont dans la premire chambre au
+rez-de-chausse. Prenez-en deux. Il fait presque nuit. Je suis sre que
+personne ne vous reconnatra. Ce soir je me sauverai toute seule dans le
+petit bois d'oliviers, droite en allant au palais. Et vous?
+
+--J'y serai.
+
+--Tous les soirs?
+
+--Tous les soirs.
+
+--Ah! je vous trouve si beau!
+
+Elle le reprit dans ses bras, et Giglio eut beaucoup de peine prendre
+un air assez obtus pour ne pas deviner que ce baiser d'adieu voulait
+avoir des consquences.
+
+ * * * * *
+
+Il sortit, descendit mollement un escalier qui ne lui parut pas solide
+et trouva la petite laiterie o la traite du soir attendait, fumante
+encore et toute mousseuse.
+
+Se baissant, il souleva l'anse du premier seau, tira, fit effort, tendit
+l'paule, mais ne put jamais russir soulever le seau tout entier avec
+sa charge de lait et de crme.
+
+Un syllogisme de l'espce la plus simple et la seule qui ft accessible
+ son esprit fatigu lui dmontra que, un tant contenu dans deux,
+s'il ne pouvait soulever un seau, il serait encore moins capable de
+dambuler avec la paire.
+
+Trs calme, et toujours rsolu aux expdients dcisifs, il pencha le bec
+de fer-blanc du ct de la porte ouverte, et sur le carrelage bleu
+sombre il rpandit une voie lacte.
+
+Il vida de la mme manire le seau qui se trouva le plus voisin, puis
+adapta les couvercles en ayant soin de laisser la mousse blanchir le
+bord et couler en bave sur les flancs. Ensuite il souleva les cylindres
+vides avec l'aisance d'un acrobate.
+
+--Pour ce que je veux en faire, dit-il, la couronne de mousse suffit
+bien.
+
+ * * * * *
+
+Impudemment il s'en alla jusqu' la fentre sans rideaux par laquelle il
+avait surpris le sommeil du Roi Pausole. Le Roi continuait de dormir, le
+nez un peu plus bas et la barbe en volute.
+
+Il faisait nuit. Dans le Midi, quoi qu'en dise Voltaire, les jours d't
+sont moins longs que derrire les arbres d'Auteuil. Il n'tait pas
+encore huit heures quand Giglio en paysanne et portant ses seaux la
+main passa entre les quarante gardes qui dressaient toujours sous le
+porche leurs tulipes un peu fltries.
+
+Au moment o il atteignait la route, Taxis poussireux et rogue le
+croisa.
+
+--H! fit Giglio, monsieur! h! monsieur!
+
+Taxis ne le reconnut point, car la voix tait contrefaite ainsi que le
+vtement et l'allure.
+
+--Quoi? Que me voulez-vous? cria-t-il.
+
+--C'est-i que vous cherchez le Roi?
+
+--Cela ne vous regarde pas.
+
+--Sr que non. Je disais a... c'est parce que si vous le cherchiez...
+comme il est rentr au palais...
+
+--Lui?
+
+--Mme qu'il tait colreux cause que vous n'tiez pas l. Mais a ne
+me regarde pas non plus. Bonne nuit, monsieur. Il fait bon, ce soir.
+Faut prier qu'il repleuve un peu.
+
+Taxis eut un geste qui signifiait:
+
+Voil qui est fcheux! fcheux!
+
+Il fit tourner bride au docile Kosmon et pour la seconde fois repartit
+sur la route.
+
+ * * * * *
+
+Cependant Giglio, d'un pas gal et balanc, suivait la rue du petit
+village. Ses bras taient aussi rigides que s'il avait port vingt
+litres de lait pesant chacun de ses poings ferms. Il longeait les
+maisons obscures, il vitait les passants et, pour ajouter un signe
+dcisif ceux de son nouveau costume, il se tenait trs en arrire
+comme une fille qui porte sa faute.
+
+L'htel du Coq, o il pntra, n'tait qu'une petite auberge, entoure
+d'un vieux jardin. On y entrait par la cuisine et, comme l'heure du rti
+sonnait, ni la patronne ni les servantes n'eurent le temps de
+l'examiner.
+
+Aprs ses premiers saluts auxquels on ne rpondit qu' peine, il
+expliqua d'une voix stupide:
+
+--Je suis nouvelle la ferme. Je porte du lait pour la petite dame et
+le monsieur qui dnent dans leur chambre.
+
+--Montez. C'est au premier. La porte deux battants, dit une servante
+affaire.
+
+--C'est bien la petite dame en vert? rpta-t-il avec calme.
+
+--Oui, qu'on vous dit. Dbarrassez!
+
+ * * * * *
+
+Giguelillot poussa un soupir de contement. Ses mditations dans les bras
+de Thierrette n'avaient pas t mal conduites.
+
+Entre les hypothses diverses qu'on pouvait indiquer au milieu du doute,
+il avait mis le doigt sur la vraie: la blanche Aline, confiante dans
+l'apathie du Roi, n'avait pas quitt l'htel de sa premire nuit
+amoureuse. Ceci pos, il ne fallait pas tre grand clerc pour deviner
+qu'elle se cachait nanmoins dans l'intimit de sa chambre, qu'elle y
+prenait ses repas en secret et que, dans une auberge de route, cette
+particularit suffirait la dsigner.
+
+Il s'en allait vers l'escalier quand la cuisinire l'arrta et, faisant
+signe du doigt vers les deux seaux:
+
+--Vous n'allez pas monter tout a? dit-elle. Il y en a pour vingt-cinq
+personnes.
+
+--Laissez donc. Ce n'est pas pesant. La dame prendra ce qu'elle voudra.
+
+--Et puis vous arrivez tard. Ils ont fini de dner il y a dix minutes.
+On a enlev leur couvert.
+
+--Tant mieux. a sera pour eux la nuit.
+
+Sans s'mouvoir en aucune faon, il monta l'escalier du mme pas
+oscillant et lourd, trouva la porte deux battants, heurta comme par
+mgarde ses deux seaux vides l'un contre l'autre et cria en frappant du
+doigt:
+
+--Madame! on vient pour faire la chambre!
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+O LA BLANCHE ALINE PREND SON TUB VERS QUATRE HEURES DE L'APRS-MIDI.
+
+ Les femmes de chambre de feue ma mre, et quelques demoiselles qu'on
+ me permettait de voir, telles furent les matresses d'iniquit qui
+ m'apprenoient le mal dans un ge o j'tais incapable de le faire.
+
+ _Le Triomphe du Clibat_, par une demoiselle de condition.--1744.
+
+
+Dans le bois d'oliviers et de pins rouges o le sommeil l'avait couche,
+la blanche Aline dormit environ dix heures, depuis l'aurore jusqu'
+vpres.
+
+En s'veillant, si elle ne murmura pas: O suis-je? comme une ingnue
+de ferie, ce fut parce que, le long d'elle, silencieuse et accoude,
+Mirabelle la considrait avec une tendresse vigilante et dj presque
+conjugale.
+
+--C'est toi? dit-elle. Et nous sommes seules? Personne ne nous a
+trouves?... Bonjour, Mirabelle. Tu as bien dormi?
+
+Non, la danseuse n'avait pas ferm les yeux. Habitue aux nuits sans
+sommeil, elle avait pass celle-l dans l'attente, et les dsirs.
+Pendant la premire heure du jour, elle s'tait mise genoux devant le
+visage de Line pour jeter son ombre sur elle. Mais plus tard, avec le
+changement de lumire, un long cyprs opaque et noir ayant bien voulu se
+charger du mme soin, elle s'tait leve de l pour voler des figues, et
+lorsque enfin la blanche Aline abandonna son dernier rve, toutes deux
+se mirent goter.
+
+Le repas tait maigre et l'ombre chaude. Par-dessus les buissons de
+myrte on apercevait des moissonneurs bleus dans les crales de cuivre
+et des passantes sur la route.
+
+--Tu vois, dit Mirabelle. Nous ne sommes pas seules du tout. Nous ne
+pouvons pas rester ici. Veux-tu marcher jusqu' Tryphme? La ville est
+deux lieues de nous, ce n'est pas long. Nous nous cacherons l bien
+mieux que dans les bois.
+
+Line se pendit son paule et elles s'en allrent par les prs. Un peu
+plus loin, il leur fallait traverser le premier village. La rue tait
+dserte et blanche. Une auberge s'offrit droite.
+
+ * * * * *
+
+Sa faade frachement peinte et couleur de paille, ses tonnelles
+ombreuses, son jardin, ses vieux arbres tentrent Mirabelle tout coup.
+
+ cette heure de la journe les paysans travaillaient aux champs. Il n'y
+avait personne autour de la porte ouverte; si elles s'y glissaient
+rapidement, aucun tmoin ne pourrait les trahir. Telle fut du moins la
+raison, ou plutt le faible prtexte qui lui fit obir si vite la hte
+extrme de ses sens.
+
+--Entrons l, dit-elle.
+
+--O tu veux.
+
+ * * * * *
+
+On leur donna la plus belle chambre. Aussitt, Line voulut un grand tub,
+et une ponge neuve, et un panier de cerises, et du chocolat, et un
+ventail, et du sirop de citron, et de la glace, beaucoup de glace, et
+de l'eau chaude, beaucoup d'eau chaude.
+
+Elle obtint ces choses trs prcieuses, puis ferma les deux verrous.
+Mirabelle la suivait pour l'treindre; mais Line joignit les deux mains,
+fit un sourire derrire une moue et prit une voix de petite mendiante en
+expliquant qu'il faisait chaud, qu'elles taient seules, que personne ne
+les gronderait, enfin qu'elles pouvaient bien faire leur toilette
+ensemble et se mettre un peu toutes nues.
+
+Mirabelle eut un frisson.
+
+La simplicit de Line la dconcertait. Habitue tous les expdients de
+la dbauche urbaine, aux rsistances qui se font vaincre, aux corsages
+qui cdent d'une agrafe, aux jupons multiples et chauds, aux pantalons
+hospitaliers, la danseuse ne comprenait plus l'tat d'esprit de cette
+petite qui demandait la nudit comme une tenue de jeu sans aucune des
+transitions en usage sur les divans.
+
+Les personnes qui, successivement, dans les coulisses, les fiacres ou
+les rez-de-chausse avaient pris sur elles de former par des
+conversations intimes sa jeune me soumise leurs seules influences s'y
+taient prises de telle faon que Mirabelle imaginait ses semblables
+sous deux aspects toujours contraires: les femmes chastes et les femmes
+sataniques. De l'extrme dcence la perversit, il n'y avait rien dans
+ces conceptions du caractre fminin. Et, comme de trs bonne heure une
+tante ncessiteuse lui avait demand de faire choix entre les vertus et
+les vices, sans insister autrement pour qu'elle embrasst les vertus,
+elle avait appris tous les vices afin de se distinguer le plus tt
+possible dans l'une des deux voies parallles qui reprsentaient ses
+yeux l'avenir moral d'une jolie enfant. Qu'il y en et une troisime et
+qu'on pt tre nue sans avoir dans les yeux la flamme des ancestrales
+luxures (comme s'expriment nos crivains), Mirabelle, en bonne Franaise
+et lectrice de romans-feuilletons, ne s'en doutait pas encore, l'aube
+de ses dix-huit ans. Pour elle, le geste de la femme tait uniformment
+la mimique double entente de la Statue Pudique ou Indicatrice: qui ne
+masquait pas, dsignait; qui ne se dfendait pas, voulait provoquer.
+
+En coutant la blanche Aline et en voyant ses yeux si purs, Mirabelle se
+dit simplement:
+
+--Ce sont les moeurs de Tryphme: mais quel singulier pays!
+
+ * * * * *
+
+La premire, elle retira ses vtements avec des gestes qui, tour tour,
+hsitaient ou se pressaient devant les boutons. Elle n'osa pas une fois
+sourire, et mme, surprise de son trouble, elle ne sut que faire de ses
+bras lorsqu'elle n'eut plus rien enlever.
+
+Debout, nerveuse, les deux mains sous la nuque, une jambe frmissante et
+le corps souple, elle se mordait la lvre, elle pliait son cou mobile et
+changeait constamment de regard.
+
+Cependant, assise devant elle et le menton sur les doigts, Line achevait
+de se renseigner avec un prodigieux intrt.
+
+Mirabelle, impatiente, lana:
+
+--Je te plais?
+
+--Tu ressembles... veux-tu que je te dise qui? une statue de
+Narcisse qui est au fond du parc. Mais Narcisse est un monsieur... Tu es
+la premire fille que je regarde ainsi; je n'ai jamais eu d'amie, tu
+sais, et je ne vois que de loin les femmes de papa... Je te trouve
+beaucoup plus jolie qu'elles.
+
+En effet, et part un simple dtail qu'il n'tait pas ncessaire
+d'examiner tout moment, on pouvait la rigueur prendre Mirabelle pour
+un jeune homme. Ce n'tait pas sans de bonnes raisons qu'elle jouait les
+rles travestis. Telle tait l'ambigut de ses formes et de son
+maintien, que, pour mimer les jeunes premiers avec leur vraisemblance
+physique, elle n'avait besoin de vtir ni le pourpoint ni le
+haut-de-chausses. Le tutu suffisait bien.
+
+Elle tait grande, mais lgre, les flancs droits et le ventre plat. Ses
+jambes de danseuse alerte prouvaient leur robustesse par une musculature
+complexe et fine qui se dessinait la surface lorsqu'elle tendait les
+jarrets. Le haut du corps tait plus grle.
+
+Dans la peau dlicate et ple de la poitrine, deux sombres petites
+chevilles marquaient seules la place des seins. Ses cheveux bruns,
+boucls et courts, se fendaient d'une raie droite et se gonflaient en
+mche sur le front.
+
+Ce genre de beaut n'est pas exactement celui qui inspire le lyrisme des
+potes hindous; mais Mirabelle, qui lisait peu les stances de
+Bhartrihari, se trouvait assez volontiers singulire et mme piquante,
+selon le style des compliments qu'elle recevait pass minuit. Elle ne
+fut donc pas offusque d'entendre sa nouvelle amie dclarer aprs
+beaucoup d'autres qu'elle ressemblait un garon. Ramene par cette
+petite phrase dans l'ordre de ses habitudes, elle vint lestement
+s'asseoir sur les genoux de la blanche Aline.
+
+Celle-ci n'avait pas quitt sa robe verte. Mirabelle voulut la dfaire
+elle-mme, et ce lent dshabillage fut entrecoup de tendresses que Line
+trouva du dernier galant, sans pourtant oser les rendre.
+
+Trs gaie, elle jeta ses deux bas en l'air comme une autre et jet son
+bonnet par-dessus des ailes de moulin, s'accroupit la tailleur dans
+l'eau flottante et claire du tub et frissonna de plaisir, les reins en
+mouvement.
+
+Mais brusquement, reprise d'un doute et s'appuyant d'une main sur son
+ponge deux fois presse, elle demanda en levant la tte:
+
+--C'est bien vrai, Mirabelle, tu n'es pas un monsieur?
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+O PAUSOLE, AYANT SECOU LA MLANCOLIE DE LA RGLE, PROUVE LES DBOIRES
+DE LA FANTAISIE.
+
+ Elle est semblable ces eaux dbordes
+ Qui, s'loignant du fil de la raison,
+ Durant la nuict, et par sourdes ondes,
+ Lors que tu dors entrent dans ta maison.
+
+ LOUYS DORLANS.--1631.
+
+
+Voyant que la nuit tombait et que le Roi Pausole prolongeait toujours sa
+sieste rparatrice, le mtayer dit sa fille de guetter le rveil du
+Roi, et lui-mme monta dans sa chambre afin de passer l'habit noir de sa
+jeunesse lointaine, en rglant l'ordre du festin qu'il lui fallait
+improviser.
+
+La petite Nicole, fille cadette du fermier, tait une jeune personne
+dvore d'esprances. Ses quatre soeurs s'taient choisi, vingt annes
+d'intervalle, des maris de classe diffrente mesure que la richesse de
+leur pre devenait plus solide et plus vaste. La premire avait obtenu,
+disons mme sduit, un jeune montreur de singes savants qui, aprs avoir
+eu la bont de lui accorder un enfant, tait all plus loin encore dans
+la voie des concessions en se donnant lui-mme pour toujours. La seconde
+avait pous un huissier. La troisime, plus difficile, un entremetteur
+de la bonne socit. La quatrime tait prfte. Aprs cette monte
+continue vers les honneurs et les divers salons, Nicole ne voulait pas
+dchoir.
+
+Lorsqu'elle vit entrer le Roi dans la mtairie de ses aeux, Nicole ne
+douta pas que son destin en personne ne vnt elle, pourpre au flanc et
+couronne en tte.
+
+ * * * * *
+
+Pausole peine endormi, elle intrigua pour rester seule. On ne voulut
+pas d'abord y consentir; puis, les heures passant et le nez royal
+penchant de plus en plus vers la barbe, le sommeil de l'insigne visiteur
+prit un aspect d'ternit qui suspendit les prcautions. Le mtayer
+s'esquiva, laissant Nicole en sentinelle.
+
+La petite sentit sa poitrine battre: c'tait l'heure de sa destine.
+
+Ah! que faire, et comment jouer le rle que lui proposait la fortune?
+
+Elle ne connaissait l'tiquette des cours que par les pomes et les
+drames dont sa soeur la prfte lui faisait largesse chaque anne
+l'occasion des trennes. C'tait dj quelque chose; et bien qu'on ne
+parle peut-tre pas toujours au prince de Galles la langue de S. A. la
+princesse Maleine, celle de Blanche Triboulet ou celle d'Hrodiade, on
+n'est pas compltement ignorant du trne quand on a de la littrature,
+pensait Nicole.
+
+Et elle le prouva.
+
+ * * * * *
+
+Saisissant dans un vase de porcelaine peinte une rose en papier dor,
+elle approcha du Roi, le baisa au front, tendit la main droite et
+rcita de sa voix la plus sage:
+
+-- Roi! sors de tes songes: veille-toi! regarde!
+
+--Hun! ternua Pausole. Qu'est-ce que c'est? Que me veut-on?
+
+--Je suis venue, nonna la petite, je suis venue, moi l'Inconnue, moi
+l'Ingnue, la Biscornue, menue et nue, je suis venue!
+
+--Mon enfant, dit Pausole, encore mal veill, on ne fait jamais rimer
+deux adjectifs ensemble et encore moins quatre ou cinq. part cela,
+c'est fort joli ce que tu me racontes. Mais qui es-tu?
+
+ * * * * *
+
+Elle se troubla lgrement, puis reprit un peu plus vite:
+
+--Je suis l'astre qui vient d'abord. Je suis celle qu'on croit dans la
+tombe et qui sort! Mon sein est inquiet, la volupt l'oppresse, et
+jamais je ne pleure et jamais je ne ris!
+
+Le Roi, se renversant dans son fauteuil, ouvrit la bouche avec terreur.
+
+Nicole, de plus en plus vite, continua:
+
+--J'ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline. Oh! je sens que je
+touche quelque instant suprme... rve de mes nuits, cher dsir de
+mes jours, que je n'attendais plus, que j'esprais toujours, j'ai besoin
+de te voir et de te voir encore, et puis voici mon coeur qui ne bat
+que...
+
+--Ah !...
+
+--... pour vous. Seigneur, je n'ai jamais contempl qu'avec crainte
+l'auguste majest sur votre front empreinte, car le jeune homme est
+beau, mais le vieillard est grand. Puisque j'ai mis ma lvre ta coupe
+encore pleine des baisers du zphyr qui me relvera, Pausole, prends ton
+luth, regarde, je suis belle: l'aube exalte ainsi qu'un peuple de
+colombes marche travers les champs, une fleur la main.
+
+--Comment dis-tu!! hurla le Roi, d'une voix qui la fit enfin taire.
+
+Mais au mme instant, et comme la jeune fille terrifie restait bouche
+bante, Pausole aperut derrire la fentre des lueurs multiplies qui
+voletaient et l; il vit des torches s'approcher, des gens courir,
+des bras s'tendre, une sorte de gigantesque mouton baisser du niveau
+des hautes vitres sa tte branlante jusqu' terre... Brusquement, la
+porte s'ouvrit et Diane la Houppe entra.
+
+--Ah! cria-t-elle. J'en tais sre!
+
+La pauvre petite Nicole se cacha derrire le Roi.
+
+ * * * * *
+
+Pausole, frappant de sa large main une table retentissante, profra:
+
+--Mais, par le tonnerre des dieux! qu'est-ce que tout cela signifie? Il
+faut que je dorme encore ou que je sois devenu fou!... Taxis! o est
+Taxis?... Gilles! Gilles! Djilio! Giguelillot!... O est mon ministre?
+O est mon page? O suis-je moi-mme? et dans quelle caverne de bandits
+a-t-on foment ce guet-apens?
+
+--Ah! Sire, vous tes dans mes bras! expliqua Diane la Houppe.
+
+--Tu seras mon ombre et moi dans ta lumire, rectifia la petite
+Nicole.
+
+--Le diantre soit des femmes et des courtisans! jura le Roi hors de lui.
+Taxis! mais pourquoi ne vient-il pas? Taxis! Taxis! Giguelillot! Jamais
+je ne m'en tirerai tout seul! O sont mes gardes, mes soldats? Pourquoi
+ont-ils bris leurs lances? C'tait bien le jour, en vrit! Ce
+Giguelillot est un chenapan! Taxis avait cent fois raison de le flanquer
+ la fourrire!... Taxis!... Mais o se cache-t-il donc? Ils m'ont tous
+abandonn! livr aux folles! livr aux folles!...
+
+En effet, au milieu d'un tapage qui allait toujours grandissant, Diane,
+tirant Nicole par le bras, lui appliquait une paire de gifles qui sonna
+comme une belle rime... Des mains voulurent les sparer...
+
+--Taxis! Taxis! rptait Pausole.
+
+Et il luttait son tour, mal reconnu par les filles de ferme qui
+s'taient prcipites au bruit de la dispute. Dans la porte, des gens se
+massaient, lanaient des conseils, des exclamations. Des cris aigus
+partaient de la cour, mls aux pleurnicheries de la petite Nicole, aux
+abois de tous les chiens lchs et au blement spulcral de l'norme
+monture amene par la sultane en fuite, lorsque, au-dessus de toutes les
+clameurs, on entendit la voix plaintive du mtayer qui vagissait:
+
+--Un chameau! Un chameau! Un dromadaire dans ma maison!
+
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+COMMENT GIGUELILLOT PARVINT JUSQU'AU CHEVET DE LA BLANCHE ALINE ET CE
+QUI S'ENSUIVIT.
+
+ Mulier qunam pudibunda?
+ --Qu tegit faciem cum indusio suo.
+
+ _Nug Venales._--1741.
+
+
+Avant d'exposer par qui se dnoua la scne prcdente, il nous faut bien
+retrouver Gilles au point o nous l'avons laiss, selon les rgles
+fondamentales de la tradition romantique.
+
+Il se prsentait alors sous le vtement d'une paysanne la porte de la
+blanche Aline, en invoquant une fallacieuse raison emprunte aux
+habitudes de la domesticit.
+
+--Entrez! Entrez! dit une voix.
+
+Il entra, fort posment, regarda autour de lui...
+
+ * * * * *
+
+Ni dans le lit ni dans la chambre, il n'y avait plus personne.
+
+Cependant, le long du mur, une robe verte, un pantalon d'homme et
+plusieurs dessous que nous ne dtaillerons point, indiquaient au moins
+deux prsences.
+
+Trs calme et haussant toutes ses voyelles jusqu'au mdium des soprani:
+
+--Monsieur n'est pas l? fit-il.
+
+--Pourquoi? rpondit la voix.
+
+--J'ai deux mots dire monsieur.
+
+Un fou rire partit du cabinet de toilette; la petite porte
+s'entre-billa.
+
+--Eh bien, dites! qu'y a-t-il?
+
+--Monsieur ne peut pas venir une minute?
+
+Le fou rire redoubla.
+
+Puis, il y eut un silence, une sorte d'inquitude, et, aprs quelques
+chuchotements:
+
+--Vous tes seule? reprit la voix.
+
+--Oui, madame.
+
+--Fermez la porte clef. Je viens.
+
+Giguelillot ferma la serrure et, pour plus de prcautions, mit la clef
+dans sa poche.
+
+ * * * * *
+
+Alors, tranquillement, ne se cachant pas d'une femme de chambre, la
+blanche Aline s'avana. Elle tenait une grappe de muscat entre la main
+et les dents, et c'tait l tout son costume.
+
+--Monsieur ne peut pas venir, sourit-elle. Parlez-moi.
+
+Bien qu'il se ft dit combl par les faveurs de Thierrette, le page
+sentit renatre en lui, devant cette apparition, tous les feux dont
+Pyrrhus se voyait allum; mais, faisant preuve ce soir-l d'une rserve
+exceptionnelle, il jugea dangereux de prolonger un examen qui et nui
+d'autres projets.
+
+Il reprit sa voix masculine:
+
+--Madame, je regrette profondment d'avoir aperu Votre Altesse...
+
+--Un homme! Un homme! cria Mirabelle en se jetant dans la pice, de
+l'air le plus agressif.
+
+--Ah! nous sommes dcouvertes! pleura la petite Line.
+
+Et elle perdit le sentiment dans les bras de sa grande amie.
+
+ * * * * *
+
+Gilles, trs tonn sans doute, mais prpar nanmoins par son
+exprience de la vie intime ces sortes de surprises, ouvrit la porte
+du cabinet de toilette, constata que dans la chambre et dans la petite
+pice il ne voyait pas d'autre amant que cette jeune fille aux cheveux
+coups: tout s'expliquait aussitt.
+
+Il fit deux gestes part lui.
+
+L'un disait:
+
+--Voil qui est clair.
+
+Et le second:
+
+--C'est assez gentil.
+
+Puis, tandis que Mirabelle, force de soins et de caresses, ranimait sa
+petite complice dont la pleur tait navrante, Giglio, dans le cabinet
+ferm, quitta la jupe et le fichu, ainsi que le foulard et le chapeau de
+paille. Il se coiffa, campa sa toque, brossa longuement son pourpoint
+bleu, tira les jambes du maillot jaune, mit en ordre son petit pont et
+se lava les mains l'eau tide.
+
+Dsormais prsentable, il sortit et salua.
+
+ * * * * *
+
+Line poussa un nouveau cri d'angoisse:
+
+--Ah! mon Dieu! un page de papa!
+
+Mirabelle s'tait leve, un clair dans l'oeil. Visiblement elle se
+retenait de lancer l'intrus tout le carquois d'injures (elle aurait
+mme dit pellete) que la langue somptueuse des coulisses fournit sans
+peine aux danseuses pendant les instants de bataille.
+
+Mais elle se retenait trs bien, car au lieu d'clater elle saisit d'une
+main tressaillante Giguelillot par le poignet, et, l'attirant de force
+dans le cabinet de toilette, elle l'treignit avec une passion dont il
+vit aussitt le dessein tranger.
+
+Elle le serra dans ses bras, elle moula son corps nu et chaud sur le
+maillot de mince toffe et mit sur les lvres du page un baiser de genre
+pntrant. Puis elle lui reprsenta en termes concis qu'il pourrait
+disposer d'elle bien au del des bornes honntes et toutes les fois
+qu'il le souhaiterait, s'il voulait, en revanche, se montrer charitable
+envers deux malheureuses amies, ne pas dnoncer leur asile, ne pas
+assister leurs jeux et goter l'exercice de l'une assez pour en
+oublier l'autre.
+
+--Eh bien, fit Giguelillot, vous avez une jolie opinion de moi! Il ne
+vous manque plus que de m'offrir vos bagues avec un objet d'art en
+bronze peinturlur. Allons, calmez-vous. Et maintenant, demandez-moi
+pardon. Mieux que cela. Les mains jointes. Les yeux baisss. Dites:
+Pardon, monsieur, je ne le ferai plus.
+
+Mirabelle l'embrassa encore, mais cette fois sur les deux joues.
+
+--Vous ne parlerez pas?
+
+--Je n'y ai jamais song.
+
+--Mais vous tes page du Roi? Vous venez de sa part?
+
+--On ne costume pas les pages en filles de ferme pour leur confier des
+missions officielles. Je vous assure que ce n'est pas dans le protocole.
+Non, vraiment.
+
+--Alors, pourquoi venez-vous ici?
+
+--Parce que dans une demi-heure, si vous n'tes pas en fuite, vous serez
+en prison.
+
+--Ah! je le disais bien! on n'a pas voulu me croire... Mais pour qui
+faites-vous cela? Qui de nous deux sauvez-vous? Ce n'est pas moi, vous
+ne me connaissez pas... C'est elle?...
+
+--C'est videmment vous deux. Sans cela, je me serais arrang de faon
+vous sparer. Ayez confiance en moi. Faites ce que je vais vous dire, et
+dpchez-vous. Le temps presse pour nous tous: je vous prviens la
+dernire minute et je risque tout moment d'tre surpris dans cette
+chambre. a nuirait ma carrire.
+
+ * * * * *
+
+Trois petits coups derrire la porte suspendirent la conversation.
+
+--Qu'est-ce que vous pouvez faire l dedans? demandait Line avec
+inquitude.
+
+Mirabelle ouvrit et rentra.
+
+--Il vient nous avertir, ma chrie, nous sauver. Penses-tu? On nous
+poursuit dj.
+
+--Qui donc?
+
+--Le Roi, dit Giguelillot. Il est parti ce matin avec le marchal du
+palais et moi-mme. J'ai expdi le seigneur Taxis dans une direction
+fantastique et j'ai laiss le Roi dormant chez un mtayer du village.
+Mais Taxis va revenir, le Roi va s'veiller, et vous serez prise comme
+dans une cage, Altesse, dans moins d'un quart d'heure.
+
+--Vite! Mirabelle, habillons-nous! Ma robe! Mes bas! O sont mes bas?
+
+Le page l'arrta du geste.
+
+--Ah! mais non! vous tes signales: on connat vos deux costumes; il
+faut en changer, c'est lmentaire.
+
+--C'est que nous n'en avons pas d'autre!
+
+--Pardon! j'en ai apport un. Dans le pays o nous vivons, une robe
+suffit pour deux personnes.
+
+Il pntra vivement dans le cabinet de toilette, en sortit avec les
+vtements de la laitire, et sans plus de faons, passa la longue jupe
+autour de Line ahurie.
+
+--Nous sommes presss, dit-il. C'est moi qui vous habille.
+
+La jupe tranait sur le plancher; il releva la ceinture jusqu'au-dessus
+des seins et croisa les cordons la taille. Tout ceci fut bientt cach
+par le petit chle rose espagnol qu'il serra d'un noeud brusque au
+milieu du dos.
+
+Le chapeau de paille larges bords complta le dguisement.
+
+ * * * * *
+
+-- votre tour, maintenant, mademoiselle...
+
+--Mirabelle.
+
+--Ah! vraiment!...
+
+--Pourquoi souriez-vous?
+
+Mais Giglio n'avait pas le temps d'expliquer ses impertinences.
+
+Il fit asseoir Mirabelle, releva les cheveux coups, y mit quatre
+pingles, fixa au sommet de la tte une petite bote ronde et vide qui
+portait une marque de parfumeur et tranait sur une table en dsordre;
+puis il enroula tout autour le foulard de soie orange.
+
+--Voil! dit-il. Je vous ai fait un chignon: vous tes prte.
+
+--C'est tout?
+
+Giguelillot prit une voix d'essayeuse batignollaise:
+
+--Vous n'allez pas vous habiller pour sortir, madame, vous vous feriez
+remarquer.
+
+--Ah! pardon, protesta Mirabelle, je ne suis pas Tryphmoise, moi! Je
+suis ne Montpellier, rue du Petit-Saint-Jean... Je mettrai mon veston
+ou une robe, si vous en avez me donner, mais je ne sortirai pas comme
+a, mon petit ami.
+
+--Cela n'a pourtant pas l'air de vous gner depuis un quart d'heure!
+
+--Tiens! un homme dans une chambre, c'est tout naturel... Quand vous
+seriez quinze, je n'irais pas me cacher... Mais dehors, sur la route,
+devant n'importe qui...
+
+Elle s'adossa au mur et se cacha le visage dans les mains:
+
+--Oh! que j'ai honte!
+
+ * * * * *
+
+Line s'approcha:
+
+--Veux-tu mon costume? Je sortirai bien toute nue, moi, qu'est-ce que
+cela me fait?
+
+--Non! non! dit Giglio. On peut reconnatre la Princesse. C'est elle
+qu'il faut cacher, et le chapeau de paysanne avec cette jupe courte ne
+sont pas de trop: qu'elle les garde. Vous, au contraire, personne ne
+sait qui vous tes. Les gens de la police vous prennent pour un jeune
+homme. Droutez-les encore s'ils recommencent leur chasse. Ils l'ont
+abandonne par ordre, mais tout peut changer demain matin: je ne rponds
+de rien entre minuit et midi. Sauvez-vous, il n'est que temps! Vous
+allez prendre la main chacune un des deux seaux que je viens
+d'apporter. Vous sortirez sans faire de bruit, mais franchement et avec
+calme. Ceux qui vous rencontreront peuvent redire aux policiers qu'ils
+ont vu passer, neuf heures, deux laitires portant leur lait: l'une
+dont ils n'ont pas distingu le visage; l'autre qui tait brune, grande
+et nue. Je dfie qui que ce soit de deviner l-dessous la blonde petite
+Princesse Aline avec l'inconnu qu'on poursuit.
+
+--Que c'est bien imagin! fit Line en battant des mains. Et comme vous
+tes bon, monsieur! Je vais vous embrasser, si mon amie le permet.
+
+--Non! dit vivement Mirabelle. Nous n'avons pas le temps. Partons vite,
+puisqu'il le faut.
+
+--Un instant! dit Giglio. O irez-vous, Tryphme? O coucherez-vous ce
+soir?
+
+-- l'htel.
+
+--C'est cela! Pour que vous soyez signales dans les six heures par le
+service des garnis.
+
+--Nous ne pouvons pourtant pas entrer dans les maisons particulires ni
+coucher sur un banc du Jardin-Royal.
+
+--Il n'en est pas question. Vous allez prendre dans l'avenue du Palais
+la deuxime rue droite, puis la premire gauche, traverser une
+petite place... Vous retiendrez cela?
+
+--Oui, oui.
+
+--... Et suivre toujours tout droit jusqu' la rue des Amandines. Sonnez
+au numro 22. C'est l'immeuble de l'Union tryphmoise pour le Sauvetage
+de l'Enfance, excellente institution qui recueille les mineurs des deux
+sexes lorsqu'ils dclarent tre levs avec trop de svrit.
+
+--Et nous serons tranquilles, l-bas?
+
+--videmment. C'est le but de la Socit.
+
+--Est-ce qu'il y a des garons? demanda Mirabelle.
+
+--Trois sections: une pour les filles, une pour les garons et une
+section mixte. Vous choisirez... On vous demandera encore si vous voulez
+le dortoir ou une chambre particulire. Ils sont trs gentils dans cette
+maison-l.
+
+--Mais s'ils veulent savoir nos noms, notre adresse?
+
+--Vous les refuserez. Ils sont habitus ce que les enfants n'osent pas
+dire d'o ils viennent de peur d'tre rendus leur famille. Je connais
+ces bons vieillards: ils feront tout ce qu'ils pourront pour vous
+protger, mme s'ils dcouvrent qui vous tes. Retenez bien le numro:
+22, rue des Amandines. Et maintenant, vite! vite! partez!
+
+ * * * * *
+
+Elles sortirent en hte, Mirabelle serrant la main du page, et Line lui
+jetant par derrire un long regard d'adieu, o il n'y avait pas que de
+la reconnaissance.
+
+ * * * * *
+
+Giguelillot resta seul. La pendule de marbre carr sonnait huit heures
+et demie.
+
+--Je suis en retard, se dit-il. Donc ce n'est plus la peine de me
+presser.
+
+Et il examina la chambre.
+
+Elle tait en grand dsordre.
+
+Un large divan qui avait sans doute paru suspect tait encore recouvert
+d'un drap propre mais chiffonn portant deux oreillers en pile vers le
+milieu. Bien qu'on et desservi la table, une banane gisait porte
+dans un compotier de faence. En travers sur la glace de l'armoire, une
+petite phrase trace la pointe d'une bague tmoignait d'un bonheur
+extrme et rpt. Dans un coin, Giguelillot retrouva le sujet de la
+pendule, un groupe de Paul et Virginie loign probablement par
+Mirabelle comme tant de mauvais exemple.
+
+En soulevant cet objet d'art, il vit l'enveloppe blanche d'une lettre.
+ Sa Majest le Roi Pausole, disait l'adresse.
+
+--Comment, murmura-t-il, elle lui crivait!
+
+L'enveloppe n'tait pas ferme. Giglio, devenu confident et complice des
+fugitives, dplia la lettre sans hsitation, lut, cacheta et serra le
+papier dans son escarcelle.
+
+ * * * * *
+
+An moment o il cherchait le meilleur moyen de s'enfuir lui-mme, ses
+yeux tombrent sur les vtements suspendus trois patres.
+
+On ne pouvait les abandonner.
+
+En cas d'enqute, c'tait indiquer trop clairement que la blanche Aline
+et l'inconnu avaient chang de costume.
+
+D'autre part, les dtruire?
+
+Comment?
+
+Les dissimuler?
+
+O?
+
+Les faire porter par d'autres, voil qui valait mieux. On tait au
+samedi de la Pentecte. Le lendemain, jour de grande fte, deux petits
+paysans seraient sans doute ravis de promener aux environs ce veston
+bleu et cette robe verte. De l une fausse piste, une prcieuse fausse
+piste.
+
+Giglio enleva le drap qui recouvrait le divan large, il y empaqueta les
+vtements, sortit sur le balcon, et d'un poing vigoureux envoya tout le
+ballot par-dessus le mur de la cour voisine.
+
+Puis il se laissa descendre le long d'un pilier dans le jardin, se
+glissa dans l'ombre jusqu' la haie du fond, chercha une issue, n'en
+trouva pas, en fit une et fut dehors.
+
+ * * * * *
+
+Assurment, Thierrette l'attendait dj dans le petit bois d'oliviers,
+le mme bois o Mirabelle avait conduit la blanche Aline quelques jours
+auparavant.
+
+Giguelillot, assez distrait par le souvenir rcent de ses deux
+protges, ne se sentait aucun dsir de retrouver la pauvre Thierrette,
+mais il se serait repenti de l'obliger une attente vaine pendant les
+longues heures de la nuit, comme aussi de la priver des satisfactions
+dont elle manifestait si chaudement l'apptence.
+
+Il mditait sur cette question, lorsqu'il se trouva revenu la porte de
+la mtairie. Et l, dcouvrant sous le porche les quarante gardes
+toujours debout:
+
+--Ah! ah! se dit-il. Taxis s'en fait garant! Ce ne sont pas l des
+soudards ni des coureurs de cotillons! Eh bien, c'est facile prouver!
+Hol!
+
+Les gardes se massrent devant lui.
+
+--Hol! rpta Giguelillot. Qui de vous veut passer la nuit avec la plus
+jolie fille du village?
+
+--Moi! Moi! Moi! crirent-ils en foule.
+
+--Tout le monde accepte?
+
+--Oui! Oui!
+
+--Bon. Allez au bois d'oliviers qui est droite de la route. Vous y
+trouverez une laitire qui a nom Thierrette, si je me rappelle bien.
+Dites-lui que mon service me rclame ce soir, mais que je lui envoie
+quarante lanciers avec un bouquet de tulipes. Allez! et si elle rsiste,
+faites-lui honneur malgr elle.
+
+Comme ils galopaient dj, Giguelillot cria dans la nuit:
+
+--Mais respectueusement, et l'un aprs l'autre.
+
+
+FIN DU LIVRE DEUXIME
+
+
+
+
+LIVRE TROISIME
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+COMMENT LE HAREM ABANDONN LEVA L'TENDARD DE LA RVOLTE.
+
+ Pourquoi l'homme rougirait-il d'exposer une partie du corps plutt
+ qu'une autre?
+
+ WESTERMARCK.
+
+
+Le harem ne poussa qu'un cri, mais un cri charivarique, lorsque Mme
+Perchuque, premire dame d'honneur, vint annoncer, au coup de midi, que
+le Roi tait en voyage.
+
+--En voyage? Il est malade! dit une voix irrvrencieuse.
+
+--La sant de Sa Majest est heureusement florissante, rpondit la
+vieille dame en inclinant son bonnet noir. Et Dieu fasse qu'elle le soit
+longtemps.
+
+--Mais pourquoi s'en va-t-il? On nous l'a chang.
+
+--Ah! cria Diane la Houppe. Il est parti avec une femme!
+
+Mme Perchuque, les coudes au corps, leva les mains et les yeux.
+
+--Un adultre, Seigneur! Y pensez-vous, mesdames? Le Roi est incapable
+d'agir l'gard de Vos Majests avec cette dpravation. Il a quitt ce
+palais dans le dessein de rechercher Son Altesse la Princesse Aline qui
+a mystrieusement disparu avant-hier. Quarante gardes le prcdent. Un
+page le suit. M. Taxis l'accompagne.
+
+ ces mots, le tintamarre devint gnral.
+
+--Taxis est parti! Taxis! Plus de Taxis! rptaient trois cents voix
+dlirantes.
+
+--Mais alors nous sommes en vacances? dit la Reine Gisle qui sortait du
+couvent.
+
+--Aux Jardins! Aux Jardins! criait-on.
+
+--Non! au Thtre! Nous jouerons des charades.
+
+-- la Salle des Ftes!
+
+--Au Quartier des Pages!
+
+pouvante, Mme Perchuque se prcipita vers la porte et la barra de son
+maigre corps.
+
+--Mesdames! mesdames! quelle ptulance, en vrit, quel garement!
+
+--Laissez-nous passer, bonne Perchuque...
+
+--Je ne le puis!
+
+--Et pourquoi, s'il vous plat?
+
+--Parce que le seigneur Taxis a daign me transmettre les devoirs de sa
+charge en mme temps que sa responsabilit... Je vous adjure, mesdames,
+de comprendre mon motion. Si je me montre indigne de la confiance qu'on
+me tmoigne, c'en est fait pour moi de la place que j'occupe vos
+pieds. Je serai chasse du palais, dgrade, exile peut-tre...
+
+--Tant mieux! lui rpondit-on. Perchuque, nous ne vous connaissons plus.
+Puisque vous remplacez Taxis, vous tes la dernire des coquines et vous
+allez payer pour lui.
+
+Du milieu de la salle on cria:
+
+--coutez!
+
+--Je demande la parole, disait une joyeuse petite voix.
+
+Et au-dessus du tapis noir et jaune et roux que formaient les ttes
+presses des femmes, on distingua les formes enfantines de la future
+Reine Fannette, que ses compagnes traitaient comme une petite soeur et
+que le Roi ne voulait point connatre l'ge o elle-mme l'et permis.
+
+Juche cheval sur la nuque tide de sa grande amie Alberte et croisant
+ses deux fltes sur des seins qu'elle enviait, elle dressait en l'air sa
+main droite qui claquait d'un doigt contre l'autre.
+
+--La parole! Je demande la parole!
+
+--La parole Fannette! acquiesa l'assemble.
+
+On l'entoura.
+
+--Mes amies, cria-t-elle, on nous traite comme des enfants...
+
+--C'est honteux!
+
+--Quand on nous a prises, pauvres innocentes, dans nos internats de
+jeunes filles, nous avons cru qu'on nous dlivrait; mais nous n'avons
+fait que changer de bagne.
+
+--C'est vrai!
+
+--Prison pour prison, j'aime mieux la premire. L-bas on nous donnait
+des devoirs, je sais bien; mais comme nous ne les faisions pas... a
+n'en tait que plus agrable. L-bas on nous dfendait de jouer au mari
+dans les dortoirs... mais comme nous le faisions quand mme...
+
+--Oui! oui! c'tait plus gentil.
+
+--L-bas, surtout, nous avions des jours de sortie, des semaines de
+cong, des mois de vacances, au lieu qu'ici nous passons toute notre vie
+ pleurer en retenue sans avoir rien fait!
+
+--C'est injuste! elle a raison.
+
+--Eh bien, a ne peut pas durer. Quand l'une de nous demande par hasard
+vingt-quatre heures de libert, on lui offre toujours le mme choix: la
+rpudiation ou la chane. Mettons nous en grve, et nous verrons bien si
+le Roi rpudie trois cent soixante-six femmes comme nous!
+
+D'une seule acclamation la grve fut vote; mais Fannette n'avait pas
+fini. Toujours droite sur la reine Alberte qui prenait sa part des
+bravos, elle reprit avec un beau geste:
+
+--Perchuque, voulez-vous nous laisser passer?
+
+--Je ne puis pas... je ne puis pas... rpta la vieille dame, hrisse
+d'apprhensions.
+
+--Alors nous allons passer de force, mais vous aurez d'abord une
+punition svre, vieille cigogne que vous tes! Nous allons vous
+suspendre par une patte la statue du bassin, les jupes retournes sur
+la face pour cacher votre confusion et nous nous emparerons de votre
+pantalon blanc comme tendard de la rvolte!
+
+Mme Perchuque fut hroque.
+
+--Victime de mon devoir? Soit! dit-elle. Me voici! J'en mourrai de
+honte, mais M. Taxis n'aura pas en vain repos sa confiance sur ma
+vieille tte.
+
+Quelques jeunes femmes eussent voulu qu'on pargnt la pauvre aeule
+un traitement aussi dnu du respect que l'on doit aux personnes ges;
+mais les foules et les enfants sont implacables.
+
+Au milieu d'un croissant vacarme on suspendit en effet Mme Perchuque par
+le pied gauche la petite statue centrale; sa robe noire eut vite fait
+de voiler son visage apoplectique; et son vnrable pantalon descendit
+le grand escalier piqu aux pointes d'une hallebarde tandis qu' sa
+suite une foule toute rose frappait du talon des pantoufles les cent
+marches retentissantes.
+
+ * * * * *
+
+Mais quand cette foule, toujours criant, parvint la porte d'honneur,
+Taxis tait sur le seuil et un brusque silence mana de son regard sur
+la multitude arrte.
+
+--Qu'est-ce dire? glapit-il.
+
+Et ce fut assez. Aussitt, disperse travers les salles, en fuite dans
+les corridors, en ribambelle jusqu'en haut de l'escalier, l'arme se
+laissa balayer par la tempte de la droute. peine sept ou huit jeunes
+femmes, celles qui dans les graves circonstances tenaient tte au
+Grand-Eunuque, demeurrent-elles crnement leur place; et mal leur en
+prit, comme elles s'y attendaient du reste.
+
+Taxis, tirant un carnet sale:
+
+--J'inscris, dit-il, quelques noms. Vous, madame. Et vous. Et vous.
+Celles-l seront punies pour les autres. Je me flatte de prsenter au
+Roi un rapport impitoyable et qui sera suivi d'effet.
+
+ * * * * *
+
+Pendant ce temps, Diane la Houppe, au lieu de perdre sa peine
+discuter avec cet homme, avait profit du trouble gnral pour gagner
+une pice voisine, interroger une servante, apprendre que Taxis tait
+revenu seul, que le Roi n'avait pas quitt la premire maison du hameau,
+et aussitt, courant aux curies qui n'avaient plus de gardes, elle s'en
+tait remise, pour s'enfuir, la monture de ses promenades.
+
+Taxis commenait peine son enqute dans le harem, et dj la jeune
+Reine parcourait la route, au pas allong de son mehari.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+O M. LEBIRBE ENTRE EN SCNE ET O PHILIS POUSSE UN PETIT CRI.
+
+ L'une avecques ses beaux yeux vers,
+ Sourit, se hausse et me regarde.
+
+ SAINT-AMANT.
+
+
+Giguelillot suivait d'un oeil fin la charge des quarante gardes vers le
+petit bois d'oliviers, lorsqu'un vieillard svelte et poli se dcouvrit
+l'ancienne mode devant la toque et le pourpoint bleu.
+
+--Seigneur, demanda-t-il, vous tes page du Roi?
+
+--Monsieur, j'ai cet insigne honneur.
+
+--Fort bien. Je suis M. Lebirbe, prsident de la _Ligue contre la
+licence des intrieurs_, reconnue d'utilit publique par une ordonnance
+royale en date du 1er juillet 1899. J'habite une maison voisine qu'on
+appelle volontiers le chteau du village, moins cause de son
+importance que par comparaison avec l'humilit des dicules
+environnants. Cette demeure n'est certes pas digne de donner asile mon
+souverain; mais j'ai appris que Sa Majest en route pour la capitale
+faisait halte non loin d'ici; je vois qu'il se fait tard, je doute que
+le Roi veuille se remettre en marche cette heure avance du soir, et,
+sans avoir la tmrit de lui adresser une invitation, je voudrais
+nanmoins porter sa connaissance que tout est prt sous mon toit pour
+recevoir lui et sa suite, au cas o il daignerait passer la nuit chez
+moi. Les appartements que j'oserais lui offrir attendent depuis
+l'origine, sous le nom de Chambres du Roi, la visite ventuelle que je
+me complaisais prvoir, sachant que le Roi Pausole redoute les longues
+tapes et que ma demeure est mi-chemin entre son palais et Tryphme...
+
+--Avez-vous des filles, monsieur? interrompit Giguelillot.
+
+--Oui, seigneur... Puis-je vous demander comment cette question...
+
+--C'est la marque, c'est la garantie d'une maison hautement respectable
+et dcente, monsieur Lebirbe. Je ne l'entends pas autrement.
+
+Puis, avec une familiarit qu'on tint pour de la bienveillance, il prit
+le bras gauche du vieillard et l'entrana en avant.
+
+--Conduisez-moi, dit-il. Vous arrivez l'heure exacte o je suis charg
+par le Roi de lui prparer un lieu de repos. Assur que vous avez tout
+dispos pour le mieux du monde, je vais cependant vous accompagner afin
+de prsenter personnellement au retour le rapport qu'on attend de ma
+vigilance.
+
+ * * * * *
+
+Ils passrent la grille de la cour au moment o Giguelillot achevait
+d'articuler sa phrase qui fit excellente impression sur l'esprit de M.
+Lebirbe.
+
+Sur l'escalier du perron, Mme Lebirbe et ses deux filles attendaient,
+anxieuses, les nouvelles.
+
+--Eh bien?
+
+--J'ai bon espoir! Ce jeune seigneur est page du Roi et vient
+reconnatre nos efforts.
+
+Ayant ainsi prsent son jeune compagnon, le vieillard nomma tour tour
+sa femme, puis sa fille ane Galate et sa fille cadette Philis, qui
+dtournaient la tte avec modestie, mais regardaient du coin de l'oeil
+avec curiosit.
+
+Galate tait grande et de corps allong. Elle paraissait avoir un peu
+plus de vingt ans. Ses cheveux d'un blond Isabelle taient coiffs
+serrs mais non sans got, et elle se tenait toute droite dans une robe
+de toile grise qui s'ouvrait en large col blanc.
+
+Timidement presse son bras, Philis offrait avec sa soeur le contraste
+d'tre nue-- moins qu'on ne voult regarder comme des lments de
+costume son grand chapeau de jardin, sa chevelure flottante sur le dos,
+et sa ceinture de moire carlate qui se fermait sur le ct par un
+norme noeud coques. Ses grands yeux ne pouvaient pas avoir plus de
+quinze ans. Sa poitrine rcemment fleurie portait deux jeunes seins
+divergents, tout roses de trouble et de plaisir. Elle ne quittait pas
+Giglio du regard.
+
+--Voulez-vous me permettre de vous prcder? dit M. Lebirbe en
+s'inclinant de nouveau.
+
+--Oui, monsieur! dit Giguelillot.
+
+Au tournant d'un troit couloir, le page, qui marchait le dernier, passa
+les deux mains sous les bras de Mlle Philis et l'attirant par la
+poitrine lui mit un baiser silencieux, mais exquis, derrire l'oreille.
+
+--Ah! cria-t-elle.
+
+--Tu t'es fait mal? demanda son pre.
+
+--Je me suis pique. Ce n'est rien. Ne t'arrte pas.
+
+Giguelillot, en cet instant, conut l'opinion la plus favorable de tout
+ce qui avait t prpar pour recevoir le Roi Pausole. Il dcida que la
+chambre tait somptueuse, le lit vraiment royal, le cartel du meilleur
+style et les tableaux dignes du muse.
+
+Pour tmoigner sans doute encore une sympathie plus directe la famille
+de ses htes, il tendit sa petite enqute jusqu'aux appartements privs
+et parvint constater que les chambres des deux jeunes filles taient
+loignes l'une de l'autre et pourvues de doubles portes, ce qu'il
+n'osait pas esprer.
+
+Ds lors son jugement fut inbranlable.
+
+--Je vais dire au Roi, exprima-t-il, qu'il ne saurait trouver nulle part
+de rception plus digne qu' votre foyer, monsieur Lebirbe.
+
+Et ce disant, il se retira, poursuivi par un rayonnement de sourires.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+O L'ON DCOUVRE UN CRIME HORRIBLE.
+
+ Je restai couche sur l'herbe, prive de toutes mes facults et
+ brlante de mille dsirs.
+
+ Comtesse DE CHOISEUL-MEUSE.--1807.
+
+
+Le petit sein gauche de Philis tait si ptri de posie que Giglio, seul
+sur la route, se sentit harmonieux comme un alexandrin.
+
+--J'ai cinq minutes, se dit-il. Juste le temps de faire un sonnet.
+
+Et ne perdant pas un instant chercher un sujet de pome--soin qu'il
+n'avait pas l'habitude de prendre--il leva rapidement les yeux vers ses
+amies les toiles.
+
+ l'ouest, Vnus, perle marine, brillante comme un fragment de la lune
+et telle qu'on la contemple dans les pures nuits du Sud, resplendissait.
+Devant elle, sur un arc de cercle dont elle formait le centre lointain,
+Sirius, Pollux, Castor, la double Chvre et le triple Perse semblaient
+graviter autour de sa flamme. Et Giglio, imaginant des lignes
+mystrieuses de la plante aux toiles, dcida qu'il ferait d'abord,
+avec cette girandole cleste, un ventail gemm de neuf pierres (ceci
+pour le premier tercet), puis les huit colombes qui entranent le char
+d'Aphrodite Ouranie (cela pour le quatorzime vers).
+
+--Maintenant, pensa-t-il, les rimes des quatrains... _lux_, _Pollux_,
+_Nux_... non; si j'ajoutais _dux_, cela aurait l'air d'un thme latin.
+Amenons _Capella_ dans la seconde strophe; c'est un mot tout fait
+bien;--_par del_... suivi d'un rejet;--un pass dfini;--a y est. Pour
+les rimes fminines...
+
+ Pollux, la double Chvre et le triple Perse.
+
+Avec cette rime-l, ce sera vite bti.
+
+Mais tout coup:
+
+--Ah! quoi? que voulez-vous? fit-il.
+
+ * * * * *
+
+Deux petits bras nus se dressaient devant lui.
+
+--C'est moi... Rosine... N'entrez pas... Je crois qu'ils veulent vous
+tuer la ferme.
+
+Il reconnut la jeune personne dont il avait chant les fleurs et les
+fruits sur un canap de jardin dans une salle toute rouge de fraises.
+
+--Ils veulent me tuer? Et qui cela? fit Giglio avec une paisible
+curiosit.
+
+--Tout le monde! rpondit Rosine. Il est arriv des choses pouvantables
+et on vous met tout sur le dos. Venez l, derrire les palmiers; je vous
+raconterai. Asseyez-vous prs de moi.
+
+Le page prenait soin de son maillot jaune et le talus qu'on lui offrait
+ne le tenta pas. Il attendit que Rosine s'y ft place d'abord, puis il
+s'assit trs confortablement sur les bonnes cuisses de la jardinire et
+lui passa le bras autour du cou sous le prtexte le plus tendre, mais
+aussi le plus mensonger.
+
+--Eh bien, raconte-moi. Que s'est-il pass?
+
+Elle lui fit tout connatre, mais tout la fois, et sans se proccuper
+outre mesure de la belle clart franaise qui tenait sans doute peu de
+place dans ses thories littraires.
+
+On avait amen un chameau, saccag la remise des machines, bris les
+moissonneuses, fauss les fourches, crev le carrelage, c'en tait une
+catastrophe... La laiterie aussi tait dans l'tat le plus lamentable:
+le lait rpandu, les seaux drobs. Sur le chameau, il y avait une belle
+dame, une trs belle dame dans une grande corbeille comme une tonnelle
+avec des tapis...
+
+--Elle a trouv Nicole sur les genoux du Roi. Nicole jure qu'elle tait
+sage, mais la dame dit qu'elle a vu... Enfin, a n'est pas clair, voil!
+La petite en est bien capable. Elle en sait long, cette gamine-l, elle
+est toujours dans les livres, et elle vous raconte des histoires d'amour
+comme si a lui tait arriv... Sitt que la dame est entre, elle s'est
+mise dans une colre de tous les diables, et le Roi aussi et tout le
+monde criait, fallait voir! On n'a jamais entendu chose pareille... Et
+le pire, c'est qu'il y a une victime: la laitire est assassine!
+
+--Assassine? rpta Gilles, qui plit un peu.
+
+--Assassine.
+
+Puis, en paysanne de banlieue qui lit son petit journal tous les matins,
+elle ajouta:
+
+--Le vol a t le mobile du crime.
+
+--Qu'est-ce que c'est que cette histoire?
+
+--Ah! monsieur! Faut-il qu'il y ait des gens mauvais, tout de mme!
+C'est pour lui prendre ses quatre nippes qu'on a gorg cette pauvre
+fille-l: juste un foulard, un fichu, une jupe d'hiver et un chapeau. On
+l'avait bien entendue se plaindre la fin de l'aprs-midi, mais
+personne n'a os monter. C'est le monsieur du palais qui est entr le
+premier, le mme qui a enferm la dame...
+
+--Oh! ma tte! gmit Giguelillot. Quelle dame? Quel monsieur du palais?
+
+--Un monsieur tout en noir avec un chapeau plat.
+
+--Quand est-il arriv?
+
+--Au milieu de la bataille. Il a tout calm en cinq minutes. C'est un
+ministre, il parat, un homme qui a l'air trs srieux. Sans lui, on
+n'en serait jamais venu bout.
+
+-- bout de quoi?
+
+--De la dame. Il l'a enferme dans une chambre pain, avec une bougie
+et un gros livre comme un brviaire, pour la consoler, qu'il a dit.
+Alors, quand tout a t fini, on est venu lui raconter comme la laiterie
+tait sens dessus dessous. Il a demand la laitire. On ne la trouvait
+nulle part et on n'osait pas aller la voir dans sa chambre, cause des
+geignements qu'on avait entendus. Mais lui, a ne lui a pas fait peur.
+Il y est mont tout droit. Et qu'est-ce qu'il a vu? Parat qu'on l'a
+tue sur son lit. La moiti des draps est par terre et le reste plein de
+sang. Le crime est flagrant, qu'il a dit. Et on ne peut pas retrouver le
+corps. Probable que l'assassin l'aura jet quelque part. Le monsieur du
+palais va faire curer les puits.
+
+--Et c'est moi qu'on accuse de ce beau crime? interrompit Giglio, qui
+comprenait enfin.
+
+--Oui, de l'assassinat et de tout le reste. Le Roi vous attend pour vous
+envoyer en prison. Le monsieur du palais disait mme que, pour vous, on
+devrait rtablir les supplices et vous brler tout vif sur un bcher.
+
+--Un petit Servet pour passer le temps...
+
+Giguelillot se leva et prit une attitude dramatique:
+
+--Eh bien, Rosine, tu ne sais pas ce que c'est que le courage? Le hros
+antique, le preux chevalier, l'indomptable paladin, le belliqueux
+pandour, le lion! le lion! tu ne sais pas ce que c'est que le lion?
+
+Il secoua ses cheveux, se frappa la poitrine et poussa un rugissement
+qui lui fit mal la gorge.
+
+--Qu'est-ce que vous allez faire? dit Rosine affole.
+
+--Me dfendre en personne. Je vais la mtairie!
+
+--Mais ils vous charperont! Mais je ne vous laisserai pas partir!...
+
+Giguelillot l'treignit avec des frmissements artificiels, puis, se
+dgageant d'un seul bond en arrire:
+
+--Souviens-toi, lui dit-il d'une voix palpitante, souviens-toi toujours
+que tu as serr dans tes bras un homme pour qui le trpas n'est qu'un
+mot!... Adieu!
+
+ * * * * *
+
+Comme elle s'vanouissait dans l'herbe, Giguelillot s'en alla d'un pas
+lger, alluma une cigarette et se remit composer un deuxime sonnet
+sur le secteur cleste qui l'intressait.
+
+Il ne s'agissait plus ni de char ni d'ventail: l'astre central devint
+un oeil de paon et les huit autres le sommet de l'aigrette; puis
+l'aigrette se posa sur le front d'une femme; la chevelure s'agrandit,
+devint le ciel mme, et des millions de perles y nageaient.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+COMMENT GIGUELILLOT SE PRSENTA CHEZ LE ROI, ET QUELLES PAROLES FURENT
+PRONONCES POUR ET CONTRE SA BONNE CAUSE.
+
+ Ipsa tulit camisia;
+ Die Beyn die waren weiss.
+ Fecerunt mirabilia
+ Da niemand nicht umb weiss;
+ Und da das Spiel gespielet war
+ Ambo surrexerunt:
+ Da ging ein jeglichs seinen Weg
+ Et nunquam revenerunt.
+
+ _Chanson populaire allemande._--XVIe
+
+
+Giguelillot ne se rendit pas directement chez le Roi.
+
+Il se glissa dans les curies par une fentre, de peur que son entre ne
+ft guette la grand'porte, et en passant il vint flatter de la main
+les naseaux du petit zbre Himre, qui s'en broua de satisfaction.
+
+Comme le pauvre animal s'agitait devant une mangeoire vide, Giguelillot
+retira toute la paille frache et bonne dont on venait d'emplir le
+rtelier de Kosmon et il la fit passer trs simplement de gauche
+droite.
+
+Ce Kosmon l'exasprait; il paya cher ce soir-l l'honneur d'appartenir
+un cavalier huguenot. Le petit page ne se contenta pas de lui enlever sa
+nourriture; il prit sous une cheville les grands ciseaux tondre et
+coupa tous les poils de la queue, qui dressa un misrable moignon
+priapique et mal ras; il tondit presque toute la crinire en laissant
+pendre et l quelques misrables crins, puis, avec les ustensiles
+dont on se servait la ferme pour marquer le dos des bestiaux, il
+composa et imprima sur la robe terne du vieux cheval le chiffre 1572, o
+il pensait que le parpaillot verrait la fois nargue, affront et
+menace.
+
+Satisfait par les stigmates dont il avait orn le pidestal vivant du
+seigneur Taxis, Giglio suivit le long couloir qui menait la chambre
+pain.
+
+Comme le lui avait dit Rosine, l'infortune Diane la Houppe, dans
+cette prison farineuse, gmissait presque sur la pte humide. Il ne la
+connaissait point, car les pages, pour des raisons qu'il est inutile
+d'exposer, n'taient pas admis d'ordinaire prendre le th chez les
+Reines. Mais sitt qu'il l'aperut la lueur de la bougie pose sur une
+petite table, il dplora de ne lui avoir pas t prsent avant qu'elle
+entrt au harem. Diane, ignorant qu'elle ft pie par deux yeux fixes
+derrire les vitres, avait adopt une attitude d'intrieur qui dployait
+nonchalamment ses beauts si particulires. Elle reposait l'orientale,
+les mains mles derrire la nuque, le dos couch sur des coussins et,
+sans doute pour prendre le frais aprs une journe torride, elle avait
+dispos ses jambes en losange, les plantes des pieds l'une contre
+l'autre. C'tait son habitude de dormir ainsi. Giglio, bien que toujours
+combl par des souvenirs encore rcents, prouva tout coup que son
+esprit s'garait vers des prsomptions nouvelles, et il se retira, moins
+pour les abaisser momentanment que pour en mditer au contraire les
+chances de russite immdiate et secrte.
+
+ * * * * *
+
+Gracieux et le front aussi calme que si toutes les bombardes de la
+puissance royale ne l'eussent point vis depuis une heure, il entra sans
+frapper dans la salle du trne o Pausole encore frmissant achevait un
+mauvais dner.
+
+--Comment, te voil? fit le Roi. Tu oses revenir?
+
+Taxis, qui grignotait au bas bout de la table, se prcipita vers la
+porte pour en barricader l'issue; mais Giguelillot vit l'intention; il
+ferma lui-mme la serrure et remit la clef au ministre en lui disant:
+
+--Voici, monsieur.
+
+Pausole, debout, s'appuyait du poing sur la nappe et levait une main
+accusatrice:
+
+--Te voil! rpta-t-il. Vraiment, ton aplomb passe encore tes crimes!
+Ah! tu me fais entreprendre un voyage insens, tu m'arraches mon
+palais pour me jeter dans cette cour de ferme et tu m'abandonnes six
+heures durant, sans gardes, sans appuis, sans conseils, au milieu d'une
+rvolution!... Tu postes une folle mon chevet, tu gorges une
+paysanne, tu saccages la mtairie et tu licencies mes soldats pour me
+laisser en butte la fureur de la foule, aux dmences de je ne sais
+quelle femme chappe du harem par ta faute encore!... Et la fin de
+cette journe abominable, de pillage, de meurtre et de lse-majest, tu
+te prsentes la toque en main avec un sinistre sourire!... Tu ne croyais
+donc pas me rencontrer vivant?
+
+--Sire, rpondit Giguelillot, je ne veux pas d'abord me hter de prouver
+mon innocence, car ce n'est pas de moi qu'il s'agit, mais de vous et de
+votre bien-tre, plus sacr cent fois moi-mme que ne l'est mon propre
+salut.
+
+Pausole retomba sur sa chaise.
+
+D'une voix respectueuse et tranquille, le page continua par ces paroles
+ailes:
+
+--Le dsir le plus vif de Votre Majest est en ce moment le repos du
+lit. Monsieur que voici ne parat pas s'tre occup de cette question
+capitale. J'ai eu, sa place, l'honneur de faire prparer aujourd'hui,
+dans le chteau voisin, de vastes appartements pourvus d'pais rideaux
+et de lits spacieux qui sont dignes en tous points de recevoir le Roi.
+
+Pausole simplifia d'une ride, puis de deux, le froncement de ses
+sourcils.
+
+--Secondement, Votre Majest ne peut oublier qu'Elle a entrepris cette
+promenade dans le but de retrouver et de ramener au palais S. A. la
+Princesse Aline. Nous ne possdions sur cette auguste affaire que deux
+renseignements assez vagues. Son Altesse venant d'un petit bois
+d'oliviers avait t reconnue l'htel du Coq. J'ai envoy les
+quarante gardes au petit bois d'oliviers pour y recueillir, s'il se
+peut, d'autres preuves. Et j'ai men moi-mme l'enqute, dans un secret
+absolu, l'intrieur de l'htel. La Princesse l'a dj quitt, mais je
+rapporte de l les renseignements les plus prcieux: jusqu' une lettre
+autographe. La voici.
+
+Ouvrant son escarcelle, il en tira une lettre et la dposa devant le
+Roi, dont l'attitude se transformait de plus en plus.
+
+ * * * * *
+
+--J'avais cru pouvoir loigner les gardes, poursuivit-il. Votre Majest
+n'en demande jamais et elle n'en eut jamais besoin, tant Elle est aime
+de son peuple. S'il y a eu scandale et trouble aujourd'hui, c'est que
+Monsieur le Grand-Eunuque, dont le seul devoir tait d'assurer le bon
+ordre au harem, avait sans doute mal pris ses dispositions puisqu'une
+des Reines a pu s'enfuir dans l'appareil le moins dissimul, pour venir
+soulever ici non seulement la foule, mais les commentaires.
+
+--Monsieur! cria Taxis, je vous somme de prouver...
+
+--Allons! Allons! Laissez parler, dit Pausole. Ce petit page se dfend
+d'une accusation grave. Il ne s'explique pas mal du tout. Je veux
+l'entendre. Vous rpliquerez: c'est le droit du ministre public; mais
+notre devoir est d'couter les arguments de la dfense, surtout quand
+elle s'exprime avec modration et avec franchise comme c'est le cas.
+
+--Je n'ai plus rien dire, reprit Giguelillot, moins que Votre
+Majest ne m'interroge sur le dtail de mon enqute.
+
+--Non, dit Pausole; nous verrons cela demain.
+
+--Et le meurtre! insista violemment Taxis. Il se garde bien d'en parler.
+Une laitire nomme Thierrette a t gorge dans son lit, au coucher du
+soleil, et de la main de ce page!
+
+--C'est peu probable, dit Giguelillot, car elle se portait fort bien
+neuf heures du soir. Elle est en ce moment dans le bois d'oliviers, et
+les gardes (vos gardes, Taxis) font calmer par elle leurs concupiscences
+pendant les intervalles de recherches.
+
+--Mes gardes! Quelle imposture!
+
+--Allez-y: vous serez difi.
+
+--Cela ne peut tre!
+
+--Cela est.
+
+--Mes gardes sont maris.
+
+--Doublement ce soir.
+
+--Ils surmontent la chair.
+
+--Je n'osais pas le dire.
+
+--Cette plaisanterie est basse.
+
+--Comme leur attitude.
+
+--Mais le sang? le sang rpandu? le sang qui souille encore la couche de
+la victime?
+
+--Le Roi vous a dit ce matin, monsieur, que sur la terre de Tryphme on
+ne rpandait pas d'autre sang que le sang voluptueux des vierges ou
+celui des petits poulets.
+
+Et comme le Roi se dsarmait par un rire brusque et sonore, Giguelillot,
+les yeux baisss, articula cette conclusion:
+
+--Ne sommes-nous pas la ferme? Ce doit tre un petit poulet.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+O CHACUN EST TRAIT SELON SES VERTUS.
+
+ _Hlne_.--Fata-lit! Fata-lit! Fata...
+ _Pris_.--... li-it!
+
+ MEILHAC et HALVY.
+
+
+--Je retiens de ta plaidoirie, dit Pausole, le premier point. Tu m'as
+fait prparer un gte confortable et tu veilles sur mon bien-tre: c'est
+d'un homme de gouvernement. Pendant cette terrible journe, je commence
+ entrevoir que toi seul as fait effort dans tous les sens o il
+convenait d'agir et que le mal m'est venu d'un autre... Taisez-vous,
+Taxis, taisez-vous! vous tes hideux et impolitique. Algbriste, vous
+avez l'esprit faux; protestant, vous l'avez troit; eunuque, vous l'avez
+envieux. Je vous tiens pour une niquedouille. Allez indemniser le pauvre
+mtayer de tous les dgts qui se sont faits ici, et dont, somme toute,
+rien ne me dit que ce petit Gilles soit l'auteur. C'est une question qui
+sera rgle en temps et lieu, demain ou aprs, et qui ne m'intresse en
+aucune faon, je le dclare. Occupez-vous des frais que je laisse
+derrire moi; reconduisez au harem la Reine qui s'en est chappe...
+
+--Oh! sire, dit Giguelillot, serez-vous si cruel?
+
+--Eh! que veux-tu que je fasse d'une femme pendant un voyage secret?
+
+--Ne l'humiliez pas. Elle vous aime. Laissez-la vous suivre en silence.
+
+-- l'instant, tu dplorais encore qu'elle m'et rejoint!
+
+--Je regrette qu'elle ait pu s'enfuir et bouleverser ainsi vos heures de
+repos: mais la chose est faite. Il faut l'accepter, ne ft-ce que pour
+imposer le silence aux gorges chaudes.
+
+--Ce n'est pas le jour de la Reine Diane, interrompit Taxis. Je m'oppose
+ toute faveur qui drogerait au rglement.
+
+--Que dcide Votre Majest? demanda Giguelillot sans trop d'ironie.
+
+--Je ne sais plus, rpondit Pausole. Perds donc l'habitude de me
+proposer toute minute des rsolutions qui me fatiguent. Qui est mon
+conseiller dix heures du soir? C'est toi, Gilles. Fais donc ta guise
+et sois sr que je t'approuverai, mon ami, car il y a peut-tre d'aussi
+bonnes raisons pour pardonner que pour punir. J'aime mieux m'en remettre
+ ton jugement que de tirer la courte paille. Va, et parle en mon nom,
+j'ai confiance en toi.
+
+Le page s'inclina, obtint la clef, sortit et s'en fut dlivrer la
+malheureuse Diane, non sans lui laisser entendre demi-mot qu'il avait
+eu l'honneur de plaider pour elle.
+
+Ses projets tait fort simples: deux heures plus tard, selon toute
+apparence, Taxis reprenant le pouvoir sur le coup de minuit casserait la
+dcision de son prdcesseur; mais la Reine aurait eu le temps de
+s'installer au chteau. Giglio s'introduirait chez elle et Diane
+s'imaginerait peut-tre donner par reconnaissance tout ce qu'elle
+offrirait par dsir, et par soif de se venger sur l'heure.
+
+ * * * * *
+
+En revenant auprs du Roi, elle garda un maintien silencieux et bless.
+Comme elle semblait attendre une parole de regret, le Roi lui tendit la
+main, mais il y mit une affection qui redoutait visiblement d'tre
+accueillie avec transports.
+
+--Houppe, vous ne rentrerez pas au harem ce soir, comme je vous en avais
+d'abord menace. Je passe la nuit dans ce village et vous aussi; mais il
+n'en est pas moins vrai que je reste mcontent de votre quipe, ainsi
+que de tous les tracas dont elle fut pour moi la cause. Venez; nous
+sortirons pied. Taxis s'occupera de nos montures et mon page vous
+prendra la main. En attendant, petit, donne-moi ma couronne.
+
+Giglio prit la patre le manteau de pourpre et la couronne lgre;
+Pausole se vtit, se coiffa et jeta l'ordre du dpart.
+
+Quatre jeunes filles portant des torches et marchant devant le Roi, sans
+autres voiles que ceux de la nuit, firent lentement les vingt-cinq pas
+qui sparaient la ferme du chteau voisin.
+
+Derrire, suivait Diane la Houppe, que le page menait la main haute et
+ respectueuse distance.
+
+Elle regarda longtemps le Roi; puis, comme il ne se retournait point,
+elle jeta les yeux sur le page. Aprs un examen pensif qui dura
+plusieurs minutes et qui enveloppa le jeune homme de la tte jusqu'aux
+talons:
+
+--Comment vous appelez-vous? dit-elle.
+
+--Djilio, madame, rpondit-il.
+
+Et il crut devoir pousser un soupir mlancolique.
+
+--Djilio? fit la Reine, c'est un joli nom.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+O M. LEBIRBE ET LE ROI PAUSOLE S'APEROIVENT AVEC SURPRISE QU'ILS NE
+S'ENTENDENT PAS SUR TOUS LES POINTS.
+
+ La conjonction de Vnus
+ Sera cause, comme il me semble,
+ Que aux estuves yront tous nudz
+ Femmes et hommes tous ensemble.
+
+ _Prognostication de Maistre Albert._--1527.
+
+
+Pausole fut reu la grille par le courtois M. Lebirbe.
+
+Au mme instant, la fentre, Philis en colre se retournait:
+
+--Tu vois bien, maman, c'est une gaffe! Tu nous as fait mettre des robes
+et le Roi vient avec une dame qui n'en a pas! Nous allons tre
+ridicules!
+
+--Je l'avais demand ton pre, mon enfant, c'est lui qui m'a dit de
+vous habiller.
+
+--Tu es jeune, Philis, que tu es donc jeune! dit simplement Galate.
+
+--Qu'est-ce que j'ai encore dit de si enfantin?
+
+--Il vaut mieux _d'abord_ avoir une robe, expliqua la soeur ane.
+
+Mais Philis ne comprenait point, et, comme le Roi s'introduisait, toutes
+trois, la jupe entre les doigts, glissrent leurs rvrences devant la
+porte.
+
+Aprs les premires paroles, qui furent empreintes de respect, la
+matresse de la maison se laissa entraner par Diane la Houppe. Elles
+avaient des relations communes, et d'un fauteuil l'autre elles
+renourent des souvenirs.
+
+Giguelillot, dans un autre coin, sur un canap l'cart, causait avec
+les deux jeunes filles. Sa voix, haute d'abord, devint plus discrte,
+puis baissa jusqu'au chuchotement, et bientt personne n'entendit plus
+rien, sinon, par instants, un rire touff.
+
+Dans le cadre d'une fentre, M. Lebirbe prorait:
+
+--Sire, la _Ligue contre la licence des intrieurs_, ligue rcente dont
+j'ai l'honneur d'tre prsident, est une oeuvre de moralisation et de
+salubrit publique. Je sais qu'elle a votre agrment...
+
+--Oui certes, dit Pausole. Oui certes; cependant, rappelez moi son but.
+Je ne l'ai pas prsent l'esprit.
+
+--Son but, son ambition unique est de mriter sa haute devise, laquelle
+s'exprime en trois mots: Exemple.--Franchise.--Solidarit.
+
+--Ce sont de beaux mots, dit Pausole. Mais comment les entendez-vous?
+
+--Votre Majest n'ignore point qu' Tryphme le parti de l'opposition
+affecte de s'en tenir aux anciens principes spcialement en ce qui
+touche la vie intime et le costume. Dans cette socit, toutes les
+femmes, mme les plus jolies, s'habillent jusqu'au menton pour sortir
+dans la rue et ne consentent justifier une admiration masculine que
+dans le secret d'une chambre close et devant l'amant de leur choix.
+C'est l le fait d'une me goste, avaricieuse et dprave.
+
+--D'accord, dit Pausole.
+
+--Les hommes de cette mme socit luttent avec acharnement contre la
+propagation de notre influence et pour ce qu'ils appellent la dcence
+des rues; mais comme l'instinct de la chair ne se tait pas plus en eux
+qu'en leurs adversaires ils s'en vont cacher leur vie dans des demeures
+infmes o l'amour se fltrit, se mtamorphose et devient une forme de
+l'ordure.
+
+--Ils ont tort, dit Pausole. Mais qu'est-ce que cela vous fait?
+
+--Sire, nous estimons qu'en agissant de la sorte, ils ne sont pas
+seulement hypocrites et faux; mais, si je puis dire, accapareurs. En
+notre sicle on n'admet plus qu'un amateur puisse acqurir une galerie
+de tableaux et en garder la jouissance pour lui seul; tout homme qui
+possde trois Rembrandt doit faire entrer la rue chez lui ou subir des
+attaques dont le bien fond ne fait de doute pour personne. Eh bien, le
+mme raisonnement d'o cette coutume a pris naissance devrait engendrer
+chez les hommes de sens droit une conscience suprieure et bienfaisante
+qui les retienne d'enfermer derrire les murs de leurs maisons tout ce
+que l'oisivet ancestrale ajoute la beaut de la femme et tout ce dont
+l'art, le luxe, l'espace, ornent l'amour entre ses bras.
+
+--C'est assez mon sentiment.
+
+--Cette socit, qui se nomme elle-mme la bonne et qui parvient se
+faire passer pour telle dans beaucoup d'autres milieux, donne l un
+nfaste exemple dont je voudrais que Votre Majest pntrt le
+libertinage. Mettre une robe sur le corps d'une jeune fille, c'est
+proprement veiller, chez les jeunes gens qui l'approchent, des
+curiosits malsaines qu'on leur dfend par ailleurs de satisfaire: c'est
+de l'excitation au vice. Je reconnais que ce genre de perversit
+devient, Tryphme, de plus en plus rare. Dans presque toutes les
+familles, les femmes commandent leur premire robe au dbut de leur
+premire grossesse. Mais il est, je le rpte, de certaines maisons o
+l'on habille mme les petites filles, ce qui est vraiment le comble de
+la malice. L'exemple donn porte ses fruits; souvent il est discut;
+parfois il est suivi; une hsitation dplorable laisse flotter les
+moeurs nationales entre deux extrmits; on ne sait plus ce que la mode
+exige, et moi-mme, l'avouerai-je ici? je n'ose pas toujours prsenter
+mes enfants dans la tenue rigoureusement pure que j'ai mission de
+prconiser. Le but de notre socit est de mettre un terme cette
+incertitude en unifiant les moeurs en mme temps que les consciences.
+
+--Et comment en viendrez-vous l?
+
+--Par deux moyens. D'abord par la propagande. Les ressources de la Ligue
+sont considrables. Nous avons obtenu pour vingt annes la location d'un
+vaste terrain qui fait partie du Jardin Royal Tryphme; nous y avons
+difi en plein air une scne thtrale sous les arbres et nous donnons
+l des ballets ainsi que des pices indites qui attirent une foule
+norme et sont faites selon nos doctrines.
+
+--C'est--dire?
+
+--C'est--dire conformes la vie elle-mme, sa ralit comme sa
+beaut. Quand la scne reprsente une discussion d'intrt dans le
+cabinet d'un notaire, les acteurs y sont vtus de noir selon les modes
+de l'endroit; mais quand, au milieu d'un duo d'amour, la chanteuse crie:
+ Volupts! Extase! Ivresse! elle est nue, selon la logique des
+choses, car le contraire serait inepte. Et lorsque le ballet prsente
+aux spectateurs une Vnus, trois Grces, douze Captives ou soixante
+Bacchantes, c'est videmment sans plus de mystre que n'en chercheraient
+les mmes personnages dans le cadre d'un tableau, car il est incohrent
+d'avoir deux esthtiques sur un mme sujet: l'une pour la peinture et
+l'autre pour le thtre.
+
+--Jusqu'ici nous nous entendons.
+
+--En outre, par le livre bon march, par le journal et par l'image,
+nous rpandons sans relche dans le peuple le got de la nudit humaine
+avec le double sentiment qu'elle inspire, l'esprit, d'une part, la
+chair de l'autre, si tant est qu'on puisse sparer en deux lments
+libres et distincts l'tre unique soulev par l'amour. Ces livres
+s'abstiennent d'enseigner ce que dcrivent la plupart des romans
+populaires, c'est--dire le meilleur moyen de fracturer une serrure ou
+d'assommer une blanche aeule et, s'il faut aller jusqu'aux dtails,
+nous aimons mieux suggrer l'ouvrire une volupt peu connue que de
+lui apprendre en six colonnes comment on fait la fausse monnaie.
+
+--Et si cette volupt est strile? dit Pausole.
+
+--Si une joie passagre est strile, qu'importe? Le corps de la femme
+renferme quatre-vingt mille ovules et ne peut gure concevoir plus de
+dix-huit fois sans danger. Donc (en prenant ce chiffre de quatre-vingt
+mille dans sa prcision rigoureuse), il appert que l'ordre de la nature
+elle-mme et le dessein du Crateur confrent la jeune fille vers le
+milieu de sa douzime anne une rserve de soixante-dix-neuf mille neuf
+cent quatre-vingt-deux plaisirs la fois striles et licites dont ils
+ne seront frustrs en rien, puisqu'ils ne _pourraient pas_ leur faire
+porter fruit. L'important est de maintenir la femme dans l'inclination
+naturelle qui la penche vers la volupt. Qu'elle ait le dsir simple ou
+multiple, elle concevra un jour ou l'autre et lguera des existences qui
+justifieront la sienne. Mais il est clair qu'il en sera tout autrement
+si l'on propose aux vierges qui ne trouvent point de mari je ne sais
+quel idal de vie solitaire et de ngation qui, lui, est fatalement
+strile, excrable et contre nature.
+
+--Continuez, dit Pausole, je suis curieux de savoir o vous vous
+arrterez!
+
+--Je me hte d'ajouter que si nous proposons la recherche habituelle
+mais sagement pondre de toutes les dlectations qui rcompensent les
+amants, celles qui ont la conception pour rsultat sinon pour but sont
+de beaucoup les plus frquemment dcrites dans nos brochures populaires.
+Ce sont aussi, quoi qu'en disent les mdecins, celles qui conservent
+encore la faveur gnrale. La preuve en est aise fournir: la
+fondation de notre Ligue, l'excdent des naissances sur les dcs
+Triphme-Ville ne dpassait pas 4 pour 100. Il est aujourd'hui de 9 pour
+100, la troisime anne de notre apostolat. Afin d'exciter et de
+subventionner, si l'on peut s'exprimer ainsi, une mulation fconde dans
+les basses classes de la socit, nous avons institu des concours d'o
+les courtisanes sont exclues comme professionnelles, et o chaque anne
+au printemps nous couronnons les jeunes filles qui, par leurs soins
+particuliers, ont port leur beaut physique au plus haut point de
+perfection et qui par leurs talents intimes ainsi que par la chaleur de
+leurs embrassements sont dsignes l'acclamation du suffrage universel
+comme ayant donn chaque nuit dans leur quartier le plus recommandable
+exemple.
+
+--Tout cela, dit Pausole, c'est de la propagande. Mais vous disposez de
+deux moyens diffrents, si j'ai bien compris vos paroles. Quel est le
+second des deux?
+
+--J'y arrive, rpondit M. Lebirbe. Notre propagande par les
+reprsentations publiques, par le livre, le journal, l'image et les prix
+du concours annuel, s'adresse principalement, ai-je besoin de le dire?
+la jeune fille. Elle joue gros jeu nous suivre; les peines de la
+grossesse et de l'enfantement l'pouvantent et il ne faut pas chercher
+ailleurs la cause profonde de sa rserve l'gard de l'autre sexe.
+quinze ans, une fille du peuple est apprentie et fait les courses;
+enceinte, elle perd sa place, elle perd mme son amant dans la plupart
+des cas, et, si elle est attache l'un ou l'autre, il ne lui reste
+au septime mois que misre, dsespoir et douleur physique. Eh bien,
+nous voulons qu'elle affronte tout cela, s'y expose et en triomphe! Le
+pays l'exige; il lui faut des fils. Bien entendu, ce n'est pas ainsi que
+nous parlons notre lve; elle aurait le droit de nous rpondre que le
+pays n'en sera pas plus riche si elle lui donne un enfant, mais qu'elle
+en sera beaucoup plus pauvre; et nous ne pourrons jamais lui faire
+comprendre ce qu'il y a de faux dans son raisonnement. Aussi la
+flattons-nous d'une esprance tout autre. Ce que nous lui disons et ce
+qu'elle comprend tout de suite, c'est que le plaisir suprme des riches
+appartient aux plus misrables: l'amour pour lequel on entasse les
+fortunes et qui les fait crouler ne se perfectionne pas en montant. Ds
+qu'une ouvrire sait tre une amante, elle peut se dire qu'elle ignore
+toutes les joies de la vie, except la plus intense--car celle-l, elle
+l'embrasse, et la tient!
+
+--Certes oui.
+
+--C'est pourquoi notre ambition est satisfaite quand nous savons
+qu'aprs avoir lu telle de nos brochures, le soir, en quittant
+l'atelier, la modiste ou la ravaudeuse passe dans la chambre voisine et
+entre dans la vie grce nous. Car dsormais nous savons que ses heures
+de travail seront pleines d'un souvenir et allges par un espoir. Nous
+savons que sa journe ne sera pas tout entire sous le poids d'une tche
+sans rcompense; que son lit paratra moins rude et sa chambre moins
+froide en hiver si elle referme ses jambes nues sur un tre qu'elle
+chrit. Puisse-t-elle en venir ce dernier point ds que la nature l'y
+invite; mais quelle que soit la volupt qui la tente et qu'elle
+choisisse, nous nous estimons heureux si elle l'apprend notre cole,
+car il faut que les classes aises partagent avec les plus pauvres non
+seulement leur trop grande fortune, mais le secret trop bien gard de
+leurs mystrieux plaisirs o la foule rclame sa part.
+
+--Je voudrais bien savoir, rpta Pausole, quel est votre second
+moyen...
+
+--Je me rsume, dit M. Lebirbe. En combattant la licence des intrieurs,
+en rpandant le discrdit sur les pavillons clandestins et sur les
+vieillards abjects qui ne dnigrent la nudit que pour la retrouver
+moins fade entre le corset et les bas noirs, nous faisons effort
+passionnment dans le sens du nu antique et pur, nous favorisons la vie
+au grand jour, la franchise des moeurs, l'exemple et l'enseignement
+direct de l'treinte, en un mot l'expansion de la volupt publique sur
+le territoire de Tryphme.
+
+--Rien ne saurait m'tre plus agrable, dit Pausole, mais vos moyens?
+
+--Nos moyens? Nous en connaissons deux. Le premier, je vous l'ai dit,
+Sire, c'est la propagande. Le second, ce serait une sanction.
+
+--Une sanction? s'exclama Pausole.
+
+--Une sanction pnale. Notre nergie se heurte contre des opposants
+irrductibles. Nous avons pour nous la jeunesse et le peuple; mais nous
+ne pouvons rien, ou presque rien, contre une certaine caste qui exerce
+une autorit morale incontestable et nous rsiste pied pied. C'est
+contre elle que je vous demande des armes, Sire, contre elle et pour
+vous, pour la victoire immdiate de vos plus chres ides. Et d'abord,
+laissez-moi vous parler d'une loi que nous attendons avec fivre et que
+vous pourriez signer ce soir: la loi de la nudit obligatoire pour la
+jeunesse.
+
+--Ah! mais non! dclara Pausole. Mon cher monsieur, Tryphme n'est pas
+le monde renvers; c'est un monde meilleur, je l'espre du moins, mais
+je n'ai pas pargn tant de liens mon peuple pour le faire souffrir
+avec d'autres chanes. Imposer le nu sur la voie publique! Mais voyons,
+monsieur Lebirbe, ce serait aussi ridicule que de l'interdire!
+
+Puis, scandant ses premiers mots avec des coups de poing abaisss dans
+le vide, Pausole articula lentement:
+
+--Monsieur, l'homme demande qu'on lui fiche la paix! Chacun est matre
+de soi-mme, de ses opinions, de sa tenue et de ses actes, dans la
+limite de l'inoffensif. Les citoyens de l'Europe sont las de sentir
+toute heure sur leur paule la main d'une autorit qui se rend
+insupportable force d'tre toujours prsente. Ils tolrent encore que
+la loi leur parle au nom de l'intrt public, mais lorsqu'elle entend
+prendre la dfense de l'individu malgr lui et contre lui, lorsqu'elle
+rgente sa vie intime, son mariage, son divorce, ses volonts dernires,
+ses lectures, ses spectacles, ses jeux et son costume, l'individu a le
+droit de demander la loi pourquoi elle entre chez lui sans que
+personne l'ait invite.
+
+--Sire...
+
+--Jamais je ne mettrai mes sujets dans le cas de me faire un tel
+reproche. Je leur donne des conseils, c'est mon devoir. Certains ne les
+suivent pas, c'est leur droit. Et tant que l'un d'eux n'avance pas la
+main pour drober une bourse ou donner une nasarde, je n'ai pas
+intervenir dans la vie d'un citoyen libre. Votre oeuvre est bonne,
+monsieur Lebirbe; faites qu'elle se rpande et s'impose, mais n'attendez
+pas de moi que je vous prte des gendarmes pour jeter dans les fers ceux
+qui ne pensent pas comme nous.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+O L'ON FAIT DES RCITS DE VOYAGE SUR UN PAYS BIEN SINGULIER.
+
+ Je vous diray quelques Sonnets et croy que vous ne doutez du sujet.
+
+ --Non, respondirent ces Bergeres, ils seront de l'Amour.
+
+ REMY BELLEAU.
+
+
+ cet instant, une petite voix joyeuse et presque mue osa crier du fond
+de la pice:
+
+--Maman! maman! quel bonheur! monsieur est un pote!
+
+--Un pote, Philis, est-il vrai?
+
+--Un pote! rpta Diane la Houppe. Oh! dites-nous des vers,
+voulez-vous?
+
+Giglio s'approcha, s'inclina, et rpondit avec dfrence:
+
+--Madame, il suffit que vous m'en ayez exprim le dsir pour que je
+manque tous mes serments, car je m'tais bien jur de ne jamais dire
+mes vers moi-mme; mais je sais que vous n'ordonnez rien qui ne soit
+agrable au Roi et je voudrais tre sr de ne pas lui dplaire en
+troublant son entretien...
+
+--Vous ne troublerez rien du tout, monsieur Djilio; regardez le Roi: il
+vous coute.
+
+--Dis-nous tes vers, mon petit, fit Pausole. Cela vient fort propos
+rompre ma confrence de politique intrieure, car M. Lebirbe et moi nous
+commencions ne plus nous entendre, bien que courtois l'un envers
+l'autre. Mais choisis un pome court et dont tu te souviennes bien, car
+les lacunes de la mmoire me font une pnible impression.
+
+--Sire, dit Giglio modestement, j'ai mes oeuvres compltes sur moi.
+
+Il porta la main sa ceinture, y fit sauter le bouton d'une courte
+poche de cuir qui ressemblait une cartouchire, et il en tira trois
+petits volumes du format in-trente-deux jsus.
+
+ * * * * *
+
+L'un tait dit au _Mercure de France_, tir cent quatre-vingt-trois
+exemplaires, dont quatre sur satin flamme de punch, huit sur chine gris
+poussire, neuf sur papier d'emballage tirant vers le caca d'oie, sept
+sur vieux buvard crevisse, et le reste sur verg des Indes. Cela
+s'appelait _le Mannequin d'opale_.
+
+L'autre avait t dpos la librairie Fischbacher. Le portrait de
+l'auteur, reproduit par le curieux procd de la photogravure, ornait la
+page du titre, et le titre tait celui-ci: _Larmes d'une me_.
+
+Le troisime tait publi par un diteur isralite. Sur la couverture,
+une jeune veuve trs gaie, le voile sur l'oreille, levait sa jupe noire
+jusqu' la ceinture, probablement pour montrer qu'elle n'avait pas de
+pantalon, et le titre tait si scabreux que je ferais peut-tre bien de
+le taire.
+
+(Car, aprs tout, ce roman n'est pas lu que par des dames.)
+
+ * * * * *
+
+Giguelillot sembla hsiter, il regarda ses htes, le Roi, Philis,
+Galate et Diane la Houppe... Puis il remit leur place les deux
+premires plaquettes et ouvrit la troisime la page 59.
+
+--Quel joli volume! fit Diane la Houppe. Il s'intitule?...
+
+--_Oui_.
+
+--Charmant.
+
+--_Oui_ tout court? demanda Philis.
+
+--Que veux-tu donc de plus? s'cria Galate.
+
+--Oh! cela dit tout! soupira Diane.
+
+Et, lanant un regard voil, elle ajouta:
+
+--C'est un mot que vous avez entendu, monsieur?
+
+--Jamais, madame. Il ne s'emploie qu'en posie.
+
+--Comment dit-on en prose?
+
+--On dit: Non.
+
+--Cela revient au mme?
+
+--Heureusement.
+
+--Alors, c'est une convention?
+
+--Une dlicatesse.
+
+--Pourquoi?
+
+--En effet, madame, vous ne pouvez pas savoir... Une trs vieille
+coutume, chez les peuples chrtiens, veut qu'un homme ne puisse
+rencontrer une dame sans tre oblig de lui offrir un appartement
+meubl, avec des fleurs, de la poudre, des pingles cheveux et des
+motions. La dame rpond toujours: Non. Si le monsieur se retire, elle
+comprend qu'il a t trs poli. S'il insiste, elle rprime son trouble.
+Et s'il dclare qu'il en va mourir, elle fait tout ce qu'il faut pour
+lui sauver la vie. Voil, madame, ce que veut dire un non.
+
+--Je ne dirai jamais ce mot-l, sourit malicieusement Philis.
+
+Mais Pausole battait de la main le bras de son fauteuil vas.
+
+--Lis donc tes vers, mon petit. Il ne faut jamais rpondre aux dames. Un
+homme pose des questions d'lve; il interroge sur ce qu'il ignore. Mais
+une femme pose des questions de matre et seulement sur les pages
+qu'elle connat fond.
+
+--Alors, monsieur, fit Galate, qu'est-ce que la pudeur, dites-moi?
+
+-- propos de quoi cette... question d'lve? dit en riant la petite
+Philis.
+
+--M. Djilio semble croire que les femmes disent: Non par discrtion
+d'abord, puis par misricorde, si ce n'est par entranement. Je lui
+demande ce qu'il sait de notre pudeur et j'espre qu'il me rpondra.
+
+--Pudeur, mademoiselle (nous sommes en classe, n'est-ce pas?),
+pudeur est un mot latin qui signifie honte. C'est le sentiment
+particulier qu'prouve une dame lorsque, ayant reconnu par un impartial
+examen la valeur exacte de ses formes, il lui faut rvler d'autres ce
+qu'elle aimerait mieux dplorer toute seule. Et rien n'est plus naturel.
+
+Philis et Galate se consultrent du regard; mais tandis que l'ane
+restait immobile, la cadette sortit en silence, pique d'honneur, et
+sensible au dfi.
+
+Pausole tendait la main du ct de son page.
+
+--Gilles, montre-moi ton livre, dit-il. Qu'est-ce que je vois donc sur
+la couverture?
+
+Et comme le page lui remettait le volume:
+
+--Oh! que c'est vilain! fit le Roi. Peux-tu publier des vers sous une
+pareille estampille? M. Lebirbe me disait l'instant que ces sortes
+d'excitations s'adressaient quelques vieillards dont nous hassons
+tous deux l'hypocrisie et la sottise.
+
+-- Tryphme, rpondit Giglio, il en est peut-tre ainsi. Mais en
+France, o les vieillards dirigent les moeurs et font les lois, elles
+s'adressent au peuple entier. Le retrouss est le costume national des
+Franaises. On le produit partout, dans les bals publics, au
+caf-concert, au thtre, l'lyse et mme dans le monde. Au milieu
+des caricatures trangres, le retrouss dsigne la France entre le lion
+anglais et l'aigle d'Allemagne. Si j'ai fait graver sur mon livre une
+dame entirement vtue de noir except vers le haut des jambes, c'tait
+pour qu'on vt tout de suite que je parlais des Parisiennes.
+
+--Quelle singulire mode! fit Diane rveuse. Pourquoi plaire aux
+vieillards et non aux jeunes gens?
+
+--Les Parisiennes veulent plaire tout le monde, et elles ont un
+respect trs particulier pour les vieux messieurs... Il s'exprime
+diffremment selon la femme et selon l'heure du jour...
+
+--Oh! dites-nous! C'est si curieux, ces moeurs des pays sauvages...
+
+--Dans les classes infrieures, la femme exprime sa dfrence envers
+l'homme g en levant le pied la hauteur de son oeil. Ce geste est
+gnralement accompagn d'une exclamation ironique ou injurieuse; mais
+le septuagnaire est enchant. Si la scne se passe dans un bal public,
+la police et la tradition veulent que la femme montre en mme temps des
+dessous multiples, beaucoup de fausses dentelles et de madapolams sales.
+L'habitu du Moulin-Rouge ou du Casino de Paris n'aime que l'lgance de
+la cuisse, et il distingue assez mal le linon de la cotonnade: plus il y
+a de linge, plus il est content. Si, au contraire, nous sommes au
+cabaret, ou dans la rue le soir, ou dans les familles simples, il ne
+faut porter de linge nulle part pour ravir le septuagnaire par ce salut
+de bas en haut. Les ethnologues constatent, sans les expliquer, ces
+contradictions du got franais.
+
+--Vous avez vcu dans ce pays-l?
+
+--J'y suis n, madame.
+
+--Oh! pardon. Je vous croyais Italien. Vous disiez?... continuez donc...
+cela me passionne.
+
+--Dans les milieux bourgeois, le geste est diffrent. Sur un trottoir,
+par exemple, une dame se sent suivie par un membre de la Chambre Haute
+pour qui elle ne peut avoir qu'une vnration toute filiale; elle la lui
+tmoigne par une manoeuvre assez difficile russir et qui consiste
+tirer la jupe et la relever de faon mouler les formes en arrire,
+tout en dvoilant le mollet gauche. Ce n'est pas intressant du tout,
+mais le septuagnaire est enchant.
+
+--Je ne comprends pas...
+
+--Moi non plus... Dans les classes dites suprieures, le retrouss est
+plus en faveur du ct du dcolletage. Voici comment on l'obtient: le
+vieillard tant debout et la jeune femme assise, celle-ci se penche en
+serrant les bras et en bombant les paules; la posture est disgracieuse,
+mais le corsage flotte, s'largit; l'oeil du vieux monsieur s'y darde,
+et quand le sein de la dame est assez complaisant pour laisser voir la
+forme, la nuance et les curiosits de sa pointe, le septuagnaire ne se
+sent pas de joie.
+
+--Mais que pensent les jeunes gens de tout cela?
+
+--Les jeunes gens? la plupart pensent comme leurs grands-pres... Ils
+obtiennent des retrousss plus complets, voil tout... Les autres
+n'osent pas protester...
+
+--Et les dames?
+
+--Oh!...les dames en ont tellement l'habitude! Et puis c'est la mode: on
+ne peut rien contre elle... Tout l'heure, j'entendais M. Lebirbe dire
+au Roi que, sur son thtre, les amoureuses se mettaient nues avant de
+chanter: Extase! Ivresse! Mais Paris, monsieur Lebirbe, personne n'y
+comprendrait rien. L'uniforme des courtisanes, c'est le corset noir et
+les bas noirs avec ou sans pantalon; autrefois, cela se gardait mme au
+lit, disent les bons auteurs; maintenant cela ne se porte plus qu' la
+chambre, et voil un point de gagn, mais le public des petits thtres
+le sait-il? Pour lui, toutes les femmes nues reprsentent la mme
+personne, la seule qu'il ait jamais vue dans les journaux illustrs:
+c'est la Vrit sur M. Dreyfus. Si on le faisait venir en scne, il y
+aurait des manifestations.
+
+--Ha! ha! dit Pausole, tu exagres un peu.
+
+--Je crois mme qu'il invente, fit Diane inquite. Des moeurs pareilles
+ne peuvent exister nulle part.
+
+--Plt Dieu! soupira M. Lebirbe. Mais elles ont pntr jusqu'ici,
+madame, et cachent leur insanit dans le secret de nos intrieurs.
+
+-- Tryphme?
+
+-- Tryphme!
+
+--Pas chez vous, du moins, fit Diane avec un sourire.
+
+Philis rentrait sans autres voiles que ceux dont la nature elle-mme
+commenait la fournir. Derrire elle un domestique en livre noisette
+apportait des citronnades avec des sorbets la mandarine.
+
+Elle s'assit auprs de sa soeur dans une causeuse deux places, et
+Giglio eut des distractions.
+
+Galate vrifiait de la main l'ordonnance de sa coiffure.
+
+Philis du bout du doigt estompait sur sa hanche un peu de poudre
+superflue.
+
+--Eh bien! s'cria Pausole, voyons, finissons-en, mon petit! Lis-nous
+tes vers; tout le monde t'coute. Mais choisis-les plus convenables que
+la couverture de tes oeuvres. Tu parles devant deux jeunes filles.
+
+--Oh! Sire, nous pouvons tout entendre, maman le permet, dit Philis.
+
+Et Mme Lebirbe sortit de son silence pour mettre cet aphorisme qu'elle
+avait lu certainement quelque part:
+
+--Quand les jeunes filles comprennent... on ne leur apprend pas
+grand'chose... Et quand elles ne comprennent pas... on ne leur apprend
+rien du tout.
+
+Mais, comme Giglio rouvrait son livre, le dernier coup de minuit
+sonna...
+
+Taxis, toujours ponctuel, se fit annoncer.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+COMMENT TAXIS PRTENDIT SUIVRE L'EXEMPLE DE LA BELLE THIERRETTE.
+
+ Tout ce qui met les hommes dans une dpendance les uns des autres par
+ rapport leurs plaisirs contribue infiniment donner leurs moeurs
+ une impression de tendresse et d'humanit, si ncessaire au bonheur de
+ la socit en gnral; aussi a-t-on remarqu que les hommes disgracis
+ de la nature sont de tous les mortels les plus insociables.
+
+ FRERON.--1776.
+
+
+Le huguenot, d'un air la fois obsquieux et vain, les yeux ferms et
+la bouche ouverte, salua.
+
+Aussitt, Diane la Houppe s'assit de ct sur sa chaise en affectant
+de lui tourner le dos. Le bras droit sur le dossier elle leva mollement
+sa main gauche vers le page et lui dit:
+
+--Pourquoi ne lisez-vous pas?
+
+--Madame, rpondit Giglio, tous mes vers peuvent tre mis entre les
+mains des jeunes filles, car ils parlent prcisment de ce qui les
+intresse le plus. Mais ils ne sont pas crits pour M. Taxis, et, tant
+que M. Taxis sera l, je vous demande la permission de ne pas lui donner
+prtexte scandale.
+
+--Malheur celui par qui le scandale arrive! dit Taxis lugubrement.
+Mais il faut que le scandale arrive! Mais il faut que le scandale
+arrive!
+
+--Qui est ce monsieur? murmura Philis.
+
+--Il est mal tenu, dit Galate.
+
+--Tu as vu ses mains?
+
+--Ah! et son cou!
+
+--Ses dents!
+
+--Sa barbe!
+
+--Et sa cravate! Oh! sa cravate!
+
+--Comme il serait vilain tout nu! Il fait trs bien de s'habiller.
+
+En mme temps, Taxis s'approchait du Roi:
+
+--Sire, dit-il voix haute, j'ai l'honneur de vous demander un
+entretien particulier. Il y va des intrts les plus graves. J'ose vous
+rappeler qu' partir de minuit Votre Majest daigne m'honorer de sa
+confiance et j'insiste pour tre entendu.
+
+--Nous nous retirons, fit M. Lebirbe.
+
+--Non, fit Pausole. Restez...
+
+--Ds lors, je dois me taire, dit Taxis.
+
+--Ah! quel ennui! rpta le Roi, quel ennui! Ne pouvez-vous prendre vos
+rsolutions tout seul sans venir me troubler pareille heure?
+
+--Votre Majest me donne carte blanche?
+
+--Bien entendu.
+
+--Il suffit.
+
+Et, se dirigeant vers le page:
+
+--Je vous arrte, monsieur!
+
+--Ciel! s'cria Mme Lebirbe.
+
+--Un instant! dit Pausole. Vous tes fou, mon ami; je serai oblig de
+vous destituer si vous vous comportez de cette faon grossire vis--vis
+de mon meilleur page, chez le plus digne de mes sujets. Madame, je vous
+prie d'oublier une scne dplorable et dont j'ai l'esprit soulev! Taxis
+est un fonctionnaire laborieux, parfois utile, mais d'un zle excessif
+et d'un jugement troubl par je ne sais quel moralisme extravagant et
+chinois. Il s'excuse auprs de vous des paroles qu'il vient de prononcer
+ici.
+
+Toutefois M. et Mme Lebirbe, affols par cet esclandre, insistrent pour
+que le Roi termint le conflit hors de leurs prsences et ils se
+retirrent en emmenant leurs filles.
+
+Ds qu'ils eurent ferm la porte:
+
+--Mes amis, dit Pausole, je suis las de vous sparer et de donner raison
+ l'un ou l'autre. Arrangez votre querelle entre vous et faites
+surtout qu'elle soit brve.
+
+Puis il traversa le salon et vint affectueusement s'asseoir auprs de
+Diane la Houppe.
+
+Giglio, les bras croiss derrire le dos, se rservait.
+
+Taxis, demeurant distance, dcocha cette vibrante apostrophe:
+
+--Ah a! monsieur, c'est donc un principe? Vous vous tes donn pour
+tache de dsigner chaque jour une malheureuse fille, servante ou
+paysanne, et de la faire outrager par une cohue, ivre de stupre et de
+luxure?
+
+--Outrager? dit doucement Giguelillot.
+
+--Hier, vous ligottiez sur sa couche une camrire du Roi pour la livrer
+aux atteintes de douze polissons coup sur coup! Et ce soir c'est une
+fille de ferme que vous jetez dans les bois avec quarante satyres?
+
+--Quarante hommes choisis par vous, monsieur Taxis! Quarante anachortes
+tris sur le volet! Et voil ce qu'ils deviennent ds qu'on leur confie
+une femme? Ah! que la chair est faible! que la chair est donc faible!
+
+--Le spectacle qu'il m'a fallu contempler ne sortira pas de ma mmoire.
+Jamais, peut-tre, pareille orgie ne s'tait droule la face du ciel
+depuis les tristes ges du paganisme, et, si je n'avais t prvenu, je
+me serais cru transport par un songe diabolique dans les sentines de
+Suburre, dans les lupanars de Capoue! La misrable fille tait
+carquille des quatre membres dans la position la plus critique au
+milieu de cinq ou six retres qui la souillaient je ne sais comment,
+mais tous la fois, et le reste de la bande chantait une chanson de
+l'enfer en dansant une ronde autour de la victime.
+
+--Et la victime faisait des difficults?
+
+--Non, elle tait stoque! Ulcre, je n'en doute pas, ulcre
+intrieurement des violences qu'elle subissait, et plus encore du
+scandale dont ses regards taient tmoins, elle n'en laissait rien
+paratre. Sa vaillance tait bien d'une martyre. Sous l'outrage, elle
+tendait l'autre joue, elle demandait sans cesse de nouvelles tortures.
+Avait-elle des pchs expier? Je l'ignore; mais dans les convulsions
+de l'agonie, la sublime enfant se rjouissait. Elle-mme me l'a
+firement cri!
+
+--Vous le voyez, dit Giguelillot, les dames ne trouvent jamais qu'elles
+sont trop entoures.
+
+Ici Diane la Houppe soupira longuement.
+
+Mais Taxis trpignait de colre et agitait des doigts frntiques.
+
+--Riez! dit-il. Divertissez-vous! Votre rire est sinistre, jeune homme!
+Vous tes malfaisant et lascif. Vous avez l'me d'un Borgia! d'un
+Richelieu! d'un Hliogabale!...
+
+Giguelillot fit un pas et interrompit:
+
+--Monsieur, j'ai pour Hliogabale une admiration sans bornes et je suis
+ravi de lui ressembler vos yeux...
+
+--Ah!...
+
+--... Mais vous faites vos comparaisons historiques sur un ton qui ne me
+plat en aucune faon...
+
+--Monsieur...
+
+--Et puisque le Roi nous autorise rgler notre querelle entre nous...
+
+--Toutefois...
+
+--... J'exige que vous m'articuliez des excuses...
+
+--Jamais!
+
+--... Ou que vous fixiez avec moi, sans intermdiaire ni dlai, les
+conditions d'une...
+
+--Jamais non plus!
+
+Taxis, d'un naturel bouillonnant mais craintif, reculait d'un pas
+chaque mot. Il se buta contre la porte, l'ouvrit, voulut disparatre...
+
+Giguelillot le suivait et le retint par le bras.
+
+ * * * * *
+
+Dans la pice o ils pntrrent ensemble, Philis et Galate, prs de
+leurs dignes parents, attendaient l'issue d'une confrence dont les
+clats singuliers les frappaient douloureusement.
+
+--Madame, dit le page avec calme et respect, je ne devrais certainement
+pas terminer en votre prsence une discussion particulire, mais vous
+l'avez vue natre bien malgr moi et, si vous daigniez y consentir, je
+vous prsenterais mon accusateur, M. le Grand-Eunuque, qui je demande
+rparation.
+
+Puis, se tournant vers Taxis qui tait devenu livide:
+
+--Monsieur, poursuivit-il, je vous mprise bien sincrement; vous tes
+sot, ambitieux, servile, vous n'avez ni tact ni courage...
+
+--M'insulteriez-vous?
+
+--Je ne crois pas.
+
+--Je prends acte de cette dclaration.
+
+--Nous disions donc, reprit Giglio en souriant, que vous manquiez la
+fois de courage et de dignit. Nanmoins, je suis prt vous accorder
+l'honneur d'une rencontre...
+
+--Mais je ne le demande pas!
+
+--Je vous l'offre.
+
+--Je le dcline.
+
+--Vous refusez de vous battre?
+
+--Monsieur, l'ternel a crit en lettres de flamme sur le sommet du
+Sina, ce commandement: Tu ne tueras point. Christ l'a rpt. Paul
+l'a enseign aux Gentils. Et vous attendez de moi que je touche une arme
+de meurtre! Non, monsieur! c'est mal me connatre. Je veux suivre le
+noble exemple qui m'a t donn ce soir dans le petit bois d'oliviers.
+Moi aussi, sous l'outrage, je tends l'autre joue! Moi aussi je veux
+boire l'opprobre jusqu' la lie! Moi aussi je m'carquille sur la claie
+des afflictions! Je vous fais des excuses, monsieur! Je vous fais des
+excuses publiques! Je sortirai victorieux de la lutte avec mon orgueil.
+Voyez: je courbe la tte, et je sens mon coeur rconfort.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+COMMENT GIGUELILLOT COMPRENAIT LES DEVOIRS DE L'HOSPITALIT ANTIQUE.
+
+ Il est d'usage que les jeunes filles permettent les attouchements
+ jusqu' un certain point; mais la dcence des moeurs actuelles ne me
+ permet pas de vous dire lequel.
+
+ FISCHER. _Ueber die Probenchte..._ etc.--1780.
+
+
+Diane la Houppe et le Roi, guids par leurs htes, gagnrent les
+appartements qui attendaient depuis tant d'annes l'honneur d'une visite
+souveraine.
+
+Taxis avait peut-tre l'intention de sparer les deux poux; mais le
+trouble qu'il ressentit la suite de sa dispute fit qu'il en oublia
+jusqu'aux rgles fondamentales de sa politique courante.
+
+Le sort djouait ainsi les calculs du petit page qui en resta tout
+surpris. Ce fut pis encore lorsque en entrant avec Pausole dans la
+chambre o elle allait vivre sa troisime nuit conjugale, Diane jeta
+vers son mari des regards de pardon et de renaissant amour.
+
+Alors Giguelillot se sentit mordu par le petit serpent d'une petite
+jalousie. Cette femme qu'on lui enlevait (car on la lui enlevait) acquit
+ ses yeux aussitt des sductions fascinatrices. Inquiet de lui-mme,
+soucieux d'enterrer son souvenir sous une bonne ralit, il se rsolut
+faire diversion.
+
+En jeune homme pratique et dtermin, il avait ses armes sur lui.
+
+L'tui o il enfermait ses plaquettes tait un ncessaire complet pour
+aventures et habitudes, une triple trousse indispensable divise en
+trois poches d'ingale importance.
+
+La premire contenait:
+
+Un tire-bouton;
+
+Six lacets de corset;
+
+Des sels;
+
+Un poison inoffensif;
+
+De la poudre blanche, de la poudre Rachel, de la poudre rose (en petites
+botes de poche);
+
+Trois btons de rouge tout neufs;
+
+Des pingles noires, blanches et tte ronde.
+
+Des pingles cheveux de diffrentes formes;
+
+Des pingles doubles;
+
+Un petit peigne fermoir;
+
+Une glace main;
+
+Plusieurs produits pharmaceutiques;
+
+Enfin divers objets curieux, sinon vritablement usuels.
+
+ * * * * *
+
+La deuxime renfermait les trois volumes de vers o Giguelillot avait
+fait entrer sous forme de ddicaces, de titres ou d'acrostiches quatre
+cents prnoms fminins ou noms d'animaux diminutifs rangs par ordre
+alphabtique afin que la recherche en ft plus facile au milieu des
+motions.
+
+--Lisez! lisez!... cette lgie... Miquette***... c'tait vous,
+Miquette! Je vous aimais comme un fou! Et vous ne le saviez pas!
+
+Le dernier compartiment tait le plus prcieux des trois.
+
+Giguelillot y conservait une collection de trente billets, dclarations
+simples ou dclarations demandant rendez vous. Ces billets rpondaient
+par leur varit tous les caractres, et par leur provision toutes
+les urgences: on n'a jamais ce qu'il faut pour crire dans ces cas-l.
+Il y en avait de tendres, de respectueux, d'enflamms, de littraires,
+de timides, de fort inconvenants, de dsesprs et de pratiques.
+Certains disaient: Ne m'abandonnez pas! D'autres: Eh bien! oui je
+vous aime! D'autres encore: Faites trois courses avant de venir pour
+avoir un emploi du temps. Certains taient presque illisibles tant
+l'encre y nageait dans les gouttes de larmes.
+
+Sitt que l'un d'eux avait pass de sa case dans une main, toujours
+curieuse et tremblante mme en cas de refus arrt, Giguelillot le
+recopiait de mmoire pour une occasion future et la collection n'y
+perdait rien. Des enveloppes de couleurs diverses, ranges dans un ordre
+connu, rappelaient aisment le sujet de la lettre sans qu'il ft besoin
+de l'ouvrir pour en vrifier le choix ni les termes soigneusement
+vagues.
+
+Dans ce prcieux ncessaire, Giguelillot prit l'cart le troisime et
+le quatrime billet bleu, qui, avec des nuances dveloppaient ce thme:
+Je vous adore. J'aurai la folie de venir cette nuit jusqu' votre
+chambre. Ouvrez-moi, ne ft-ce que pour me renvoyer!
+
+Et, avant de quitter ses htes, il put glisser aux mains de leurs
+filles, secrtement, l'un et l'autre pli, afin d'avoir deux chances
+contre une d'oublier Diane la Houppe.
+
+Il monta dans sa chambre, dfit ses bagages, en tira des objets de
+toilette et s'occupa longuement de son joli physique par un sentiment de
+politesse bien plutt que de suffisance, car il n'tait vrai dire ni
+vaniteux ni modeste lorsqu'il parlait avec lui-mme et prenait aussi peu
+de plaisir s'adresser des compliments qu' se dire des choses
+dsagrables.
+
+Si les dames avaient eu quelques bonts pour lui, ce n'tait point,
+pensait-il, par l'effet d'un charme, mais parce qu'il les avait beaucoup
+entreprises, et, pour peu que l'on ait su rendre les circonstances
+favorables, deux sexes faits pour s'unir oublient vite les mauvaises
+raisons qu'ils croyaient avoir trouves de ne pas se rendre leurs
+devoirs.
+
+En une heure, les derniers bruits s'teignirent aux derniers tages;
+Giguelillot, ouvrant avec prcaution la serrure de sa porte paisse, se
+glissa dans le long corridor, monta silencieusement un escalier de
+marbre...
+
+ * * * * *
+
+Philis vraiment n'avait pas assez d'exprience pour jouer les rles
+d'amoureuse: elle l'attendait sur la dernire marche.
+
+--Chut! dit-elle. Oh! que je suis contente! Venez vite!
+
+Ils entrrent. Elle se retourna vers lui:
+
+--Vous tes amoureux de moi? Comment cela se fait-il?
+
+Giglio n'eut pas le courage de jouer son rle ordinaire, d'ailleurs
+parfaitement inutile cette fois. Il prit sous les bras la petite Philis,
+rouge et riante de plaisir, il lui mit un baiser dans l'oeil et un autre
+au coin de la bouche, mais vivement et en camarade.
+
+--Vous tes trs gentille, lui dit-il.
+
+--C'est vrai?
+
+--Mais oui.
+
+--Qu'est-ce que j'ai de gentil?
+
+--Vous ne le savez pas?
+
+--On ne m'a jamais dit...
+
+--Eh bien, ceci, et ceci encore; et cela, ceci, tout vous!
+
+Elle se remit rire, puis pensivement:
+
+--Mais les autres jeunes filles sont mieux que moi.
+
+--Vous vous trompez bien.
+
+--Malheureusement non. J'ai une cousine qui vient djeuner ici tous les
+dimanches et, quand elle te sa robe dans ma chambre pour aller table,
+j'ai envie de la battre tant elle est plus belle que moi. C'est vilain,
+ce sentiment-l, n'est-ce pas?
+
+--Oui, vous tes d'une modestie ridicule, fit Giglio avec tendresse.
+Comment vous croyez-vous donc faite?
+
+--Moi? comme une allumette-bougie...
+
+--Parce que vous avez la tte rose et le corps blanc?
+
+--Surtout parce que je suis maigre. Vous ne direz pas non.
+
+--Je dirai non tout de suite! Vous, une maigre? Vous tes mince comme il
+faut tre. Les jeunes filles de quinze ans qui ressemblent des
+poussahs trouvent quelquefois des maris parce que leur double surface
+donne l'illusion de la bigamie; mais des amants, c'est une autre
+affaire: elles sont trop difficiles enlever.
+
+Philis, qui avait le rire facile, fit une vocalise, puis demanda trs
+srieusement:
+
+--Vous avez enlev des jeunes filles, dj?
+
+--Tout un pensionnat.
+
+La petite le regardait avec admiration:
+
+--Racontez-moi, dites?
+
+--Impossible, c'est un grand secret.
+
+--Alors, sans les noms?... O cela se passait-il?
+
+--En France. Je ne peux pas en dire plus...
+
+--C'taient des grandes ou des petites, dans cette pension-l?
+
+--Des deux.
+
+--Combien en tout?
+
+Giguelillot chercha un chiffre extraordinaire et admissible:
+
+--Trente et une, rpondit-il.
+
+--Aucune ne vous a boud?... Oh! je comprends a, par exemple! Vous tes
+si joli garon... Je vous ai dit oui comme elles, vous voyez... Et
+encore, elles savaient peut-tre ce qu'elles faisaient en vous suivant,
+tandis que moi je ne sais pas du tout. Ou presque pas.
+
+--Vraiment?
+
+--Ma soeur ne veut jamais me rpondre quand je lui demande des
+renseignements. Tout ce que j'ai appris, c'est par ma cousine. Mais elle
+ne m'a pas dit ce qu'il y a de plus important, j'en suis sre.
+
+--Qu'est-ce qu'elle vous a dit?
+
+Philis hsita en souriant.
+
+--Vous allez vous moquer de moi si je vous le rpte.
+
+--Certainement non.
+
+--J'ai retenu tout de travers, je m'en doute. Et puis je ne sais pas
+tous les mots... Enfin, tant pis, vous me reprendrez; voil.
+
+Et, comptant sur ses doigts pour ne rien oublier, Philis numra ses
+petites connaissances, d'une voix basse, lente et circonspecte, levant
+parfois un oeil alarm, comme une lve incertaine qui redoute le fatal
+zro.
+
+Giguelillot l'coutait avec une estime croissante. Ds qu'elle eut
+achev de parler, il lui dit en joignant les mains:
+
+--Mais pardon, mademoiselle Philis, qu'est-ce que vous croyez ignorer?
+
+--Ce qui est mal, dit-elle simplement.
+
+Elle s'expliqua:
+
+--Il parat que c'est trs honteux de recevoir un jeune homme dans sa
+chambre... On fait donc le mal avec lui?
+
+--Mais non, mais non, fit Giguelillot.
+
+--Si. Papa nous le dfend. Il ne reoit jamais de jeunes gens, et quand
+on lui demande pourquoi, il rpond qu'il a des filles. Tout ce que je
+viens de vous dire, videmment, ce sont des faons de jouer qui ne font
+de mal personne; alors ce n'est pas cela qu'on dfend.
+
+--Bien entendu... Et je suis sr que M. Lebirbe vous protge contre
+certains jeunes gens; ceux qui ne savent pas jouer, vous me comprenez
+bien. Mais s'il apprenait que vous jouez avec moi...
+
+--Vous? Mais vous surtout, grand Dieu! Ce soir je ne sais pas ce que
+vous lui avez dit, il vous craignait comme le diable, et il avait fait
+coucher une bonne sur un matelas dans le corridor, entre la porte de ma
+soeur et la mienne. Vous savez que ma soeur dort l-bas tout au fond?
+Elle a horreur des domestiques, Galate, et elle n'aime pas tre
+surveille. Elle a donn de l'argent la bonne en la priant d'aller
+coucher dans les communs comme d'habitude. Quelle chance, dites? sans
+cela je n'aurais pas pu vous voir.
+
+Cette confidence intressa vivement Giglio. On avait dit oui des deux
+cts. Il regarda la petite Philis et sentit un scrupule devant elle. Il
+pensa qu'attendu par l'ane, rsolu la connatre, il n'avait gure le
+droit de conduire la plus jeune d'irrparables imprudences, et qu'il
+valait mieux aborder la plus responsable des deux.
+
+Discret, il se borna donc donner les claircissements que lui demanda
+la petite Philis sur un certain sujet dont elle tait curieuse. Il lui
+donna aussi des conseils, des mthodes de rverie et des leons faciles,
+mais il ne lui suggra rien dont elle ne st les lments.
+
+Il fut mme si rserv qu'au moment o elle le pria de tenter avec elle
+une fatale exprience, il rpondit qu'au sein d'une maladie grave il
+avait form le voeu de ne jamais accomplir quoi que ce ft d'approchant,
+et que d'ailleurs, selon l'avis gnral, ces violences n'amenaient que
+dception.
+
+Deux heures aprs il se retira, feignit de descendre l'escalier, mais
+revint bientt pas sourds et frappa deux lgers coups sur la porte de
+Galate.
+
+La jeune fille ouvrit elle-mme en robe de chambre trs boutonne. Elle
+referma soigneusement la porte, s'y appuya des paules et dit du ton le
+plus froid:
+
+--Monsieur, je sais tout ce que vous avez fait ce soir dans une chambre
+de l'htel du Coq...
+
+--Comment? s'cria Giguelillot stupfait.
+
+--Et je suis dcide ne pas le taire si vous m'approchez sans ma
+permission. Maintenant coutez bien. J'ai vous parler.
+
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+O GIGUELILLOT REOIT DE Mlle LEBIRBE UNE PROPOSITION QUI LUI SOURIT
+TOUT DE SUITE.
+
+ [Grec: Eg de mona katheud.]
+
+ [Grec: SAPPH.]
+
+
+--Vous me menacez? dit Giguelillot.
+
+--Je vous avertis.
+
+--Et que s'est-il pass, selon vos renseignements, dans cette pice de
+l'htel du Coq o l'on prtend que je suis entr?
+
+Galate prit dans un tiroir une jumelle d'officier long tube.
+
+--Je m'ennuie, dit-elle. Je passe toutes mes journes dans ma chambre et
+ne sachant quoi penser, je rve. En payant ma matresse d'anglais,
+j'ai russi me procurer quelques romans dfendus; je les aime
+beaucoup; mais je les sais par coeur, je les ai vcus vingt fois toute
+seule. Je sais tout ce qu'Andr Sperelli dit sur la bouche d'Hlne,
+tout ce qu'Henri de Marsay rpond Madame de Maufrigneuse, et M. de
+Maupassant m'a tant de fois treinte que j'ai envie de le renvoyer.
+Alors, je me mets ma fentre et par la fente des jalousies je regarde
+avec cette jumelle ce qu'on fait l'htel du Coq.
+
+--Ah! Ah!
+
+--Oui. On y fait beaucoup de choses et personne ne croit tre vu, mais
+cela aussi est monotone. J'avais quinze ans quand j'ai commenc
+regarder chaque soir ce spectacle changeant. Aujourd'hui, j'en ai
+vingt-trois. Pendant les deux premires nuits, je me suis rapidement
+instruite. Pendant les huit annes suivantes, je n'ai rien dcouvert que
+je n'eusse dj vu, ou facilement imagin. Pourtant, ces gens paraissent
+heureux; plus heureux que je ne suis, croyez-moi.
+
+--Ah? dit Giguelillot sur un autre ton.
+
+--Depuis des mois je n'avais rien vu d'aussi intressant que ce qui
+s'est pass dans les trois derniers jours derrire les fentres de la
+grande chambre. Ces petites taient dlicieuses. J'ai prtext une
+migraine et je suis reste sans cesse accoude ici, suivre leurs
+moindres mouvements. Je me relevais la nuit pour voir si elles n'avaient
+pas rallum leurs flambeaux, et une fois ainsi, de trois quatre heures
+du matin, j'ai surpris un de leurs rveils. Quand je me suis recouche
+moi-mme, je ne me suis pas rendormie...
+
+Elle se passa la main sur le front.
+
+--Je vous en ai beaucoup voulu de troubler leurs secrets et de les faire
+partir. Mais votre dguisement, le leur, et le soin que vous avez pris
+de jeter leurs vtements par la fentre prouvent qu'elles taient en
+faute et que vous tes leur complice.
+
+--C'est exact.
+
+--Vous l'avouez?
+
+--Tout de suite; je n'hsite pas.
+
+--Vous ne me craignez donc gure?
+
+--En effet.
+
+--Et pourquoi?
+
+--D'abord, parce que vous avez l'me beaucoup moins vilaine que vous ne
+le croyez. Ensuite, parce que, moi aussi, je suis arm. Ah! Ah! Brrr!...
+J'ai la foudre la main!
+
+--Voulez-vous me la montrer?
+
+--Voici: M. Lebirbe, votre vnrable pre, mademoiselle, avait tendu en
+travers de votre seuil une jeune esclave sans dfense, afin, sans doute,
+que s'il se prsentait un froce sducteur, la pauvre fille lui servt
+de proie et s'offrt en sacrifice pour vous conserver l'Honneur.
+
+--Ce n'tait pas prcisment son but, mais comment le savez-vous?
+
+--Mystre et roman-feuilleton.
+
+--Continuez.
+
+--Vous avez mis de l'or dans la main de cette enfant...
+
+--Cela, c'est raide! Elle vous l'a dit?
+
+--... Et vous l'avez prie d'aller retrouver dans les communs le valet
+de chambre ou l'aide-cuisinier qu'elle prfre, au lieu de passer une
+triste nuit sans autre raison que d'obir son matre.
+
+--Et aprs?
+
+--Aprs? Mais comme une jeune fille ne renvoie d'ordinaire son gardien
+qu'au moment o elle aurait le plus de motifs d'tre svrement
+observe, comme ma prsence chez vous, la suite de cette manoeuvre,
+prouve immdiatement notre entente, vous pouvez vous dbattre, crier,
+m'accuser de tous les crimes, personne ne croira que je ne sois pas ici
+d'accord avec vous, mademoiselle, si ce n'est sur votre invitation.
+
+--Et vous comptez en abuser?
+
+--De point en point.
+
+--Vous n'tes point galant.
+
+--Quelle funeste erreur!
+
+--Ah!... Expliquez-moi, je vous en prie. Vous m'avez donn, ce soir
+dj, une dfinition de la pudeur qui n'est pas dans les dictionnaires.
+Continuez mon ducation. Dites-moi, maintenant, ce que c'est que la
+galanterie. Je vous coute.
+
+--Dans le sens o vous prenez le mot, mademoiselle, la galanterie est un
+jeu de scne trs connu, mais assez fin, qui permet d'insulter
+impunment les dames en leur tmoignant un respect qu'elles ont
+l'tourderie de demander elles-mmes. C'est encore un excellent moyen de
+dguiser sous les dehors les plus aimables le repentir qui saisit la
+plupart des hommes au moment o ils se trouvent seuls avec l'objet de
+leurs longs dsirs. Comme je suis fort loin d'prouver ces sentiments
+indignes de vous, et comme votre beaut ne me laisse pas le loisir de
+modrer ceux qui m'agitent, je serai trs galant tout l'heure, mais
+dans le sens justement oppos celui que vous regardez comme bon; car
+ce mot-l, lui aussi, peut signifier le contraire de ce qu'il semble
+dire.
+
+--Et si je vous criais que je vous dteste?
+
+--Alors, raison de plus.
+
+--Vraiment!
+
+--Oui. Vous obir, ce serait m'en aller, c'est--dire renoncer vous,
+et je perdrais ainsi tout espoir de vous faire changer d'avis. Si je
+vous force, peut-tre me reste-t-il une chance...
+
+--En attendant, vous n'en faites rien!
+
+--Non. Non. Ce que je vous dis l, c'est de la littrature. Je n'ai pas
+le moindre dsir de vous tre dsagrable.
+
+Il s'assit, prit la jumelle noire et en fit jouer la vis avec une
+certaine application.
+
+ * * * * *
+
+Galate inquite et un peu haletante le regardait de loin, cherchait
+le pntrer.
+
+Ne pouvant y russir, elle prit le volant de sa robe de chambre,
+l'examina, le tendit, le retourna, regarda la lumire travers la
+dentelle...
+
+Le froid aurait dur trs longtemps encore si Giguelillot n'avait eu au
+milieu du silence un accs de gaiet affectueuse et trs communicative:
+
+--Nous jouons bien, dit-il.
+
+--Nous?
+
+--Beaucoup de talent!
+
+--Quel enfant vous tes!
+
+--Passons a la scne suivante, dites, elle est si jolie!
+
+--Qu'en savez-vous?
+
+--Je souponne le dnouement.
+
+--Ce n'est pas une comdie.
+
+--C'est une charade! J'ai trouv! Je vous ai remis un poulet. Il s'en
+est suivi un froid. Et mon tout est la strophe clbre de Paul Robert:
+
+ Si tu veux, faisons un rve:
+ Montons sur un poulet froid!
+ Tu m'emmnes, je t'enlve...
+
+Voulez-vous jouer le troisime vers? Je suis prcisment en costume.
+
+Et il fit pirouetter sa toque l'extrmit de son doigt.
+
+Puis, se levant tout coup:
+
+--Au fait, pourquoi m'avez-vous laiss entrer?
+
+--Je n'ose plus vous le dire...
+
+--C'tait donc bien criminel?
+
+--Non.
+
+--Alors... bien inconvenant?
+
+--Oui.
+
+--Dites-moi cela tout bas?
+
+--Je n'ose.
+
+--Faites-moi les gestes.
+
+--C'est trop compliqu.
+
+--Je vous aiderai.
+
+--Jusqu'au bout?
+
+--Oui.
+
+--Vous le promettez?
+
+--Je vous le promets.
+
+--C'est bien. J'ai confiance en vous.
+
+--Maintenant, laissez-moi deviner.
+
+--Oh! vous ne pourrez jamais. N'essayez mme pas!
+
+--C'est au-dessus de mon imagination? vous en tes sre?
+
+--Oui.
+
+--Misricorde! qu'est-ce que cela peut tre?
+
+ * * * * *
+
+Galate ne rpondit pas.
+
+Pour adopter une contenance sous le regard curieux et souriant de
+Giguelillot, elle saisit la jumelle son tour et en caressa les tubes
+familiers.
+
+Puis, debout dans la fentre ouverte, elle mit au point l'instrument sur
+un petit pavillon qui dpendait de l'htel.
+
+--Fi! que c'est laid! dit Giguelillot. Voulez-vous bien ne pas regarder
+ces choses-l, mademoiselle?
+
+--Serait-ce que... vous voulez ma place? Je vous l'offre.
+
+--Merci, non.
+
+--Vous avez tort. Je m'amuse comme une folle. Pourquoi refusez-vous?
+
+--Ce n'est pas encore de mon ge.
+
+--C'est cependant dj du mien!
+
+--Je ne dis pas non. Ce genre de distractions a t mis au monde pour la
+calvitie et la virginit qui ont chacune la mme raison de le trouver
+intressant. Quant moi, je vous jure qu'il m'est profondment
+dsagrable.
+
+Galate reprit son poste d'observation. Puis, avec des impatiences dans
+la main:
+
+--Mais j'aurais besoin de vous! Venez vite! C'est de la fantasmagorie,
+ce qui se passe l-bas. Tout l'heure il y avait un monsieur et deux
+dames; maintenant je trouve une dame et deux messieurs... Personne n'est
+entr ni sorti... Expliquez-moi, je vous en conjure.
+
+Au bout d'une demi-minute, Giglio donna cette consultation:
+
+--Un monsieur... avec une dame trs bien... qui est laide... suivie
+d'une seconde dame moins bien... qui est jolie...
+
+--Ah! par exemple!... mais enfin...
+
+Elle allait discuter, quand une rougeur subite lui monta aux joues et
+elle dit simplement en secouant la tte:
+
+--Oui. Je vois bien que je ne sais pas tout.
+
+Et comme si cette constatation lui donnait l'ardeur ncessaire pour
+exprimer ce qu'elle voulait dire:
+
+--Eh bien, cela ne peut pas durer! fit-elle. Il faut que je vous parle,
+et vous allez apprendre pourquoi j'ai besoin de vous. C'est fort
+inconvenant: ne me regardez donc pas. Et ce sera long peut-tre: ne
+soyez pas distrait.
+
+--Je suis vivement intress, au contraire.
+
+--J'ai vingt-trois ans, monsieur. Je ne suis pas marie. Je mne une vie
+stupide, comme toutes les jeunes filles.
+
+--Oui... Oui...
+
+--Vous me comprenez. Je vois cela. Mon pre a les ides les plus larges
+sur la vie intime et sur l'ducation...
+
+--Mais naturellement, il ne les applique pas ses filles?
+
+--Naturellement?
+
+--C'est on ne peut plus humain.
+
+--Vous trouvez, vous? Pour moi, c'est de l'incohrence...
+
+--C'est humain et incohrent; deux fois humain. Nous sommes d'accord,
+
+--Ne m'interrompez plus: sans cela j'oublierai tout ce que j'ai vous
+dire avant de...
+
+--Avant de parler franchement?
+
+--Vous tes insupportable! Je suis sre que vous allez me condamner et
+vous ne saurez pas pourquoi j'ai raison.
+
+--Je sais dj trs bien pourquoi vous avez tort...
+
+--Quand je le disais! Vous ne m'entendez pas!
+
+--Je vous entends d'avance, et je veux vous pargner la peine d'achever
+une conversation qui vous embarrasse beaucoup... Un monsieur que je
+connais et qui passe pour un esprit fin ne dit jamais que la moiti des
+phrases parce qu'un interlocuteur avis en devine le dessein ds les
+premiers mots et que pendant la conclusion, l'adversaire, n'ayant pas
+besoin d'couter, prparerait trop loisir ses arguments
+brle-pourpoint.
+
+--Alors terminez mon rle vous-mme. Il faut que je sache au moins si
+vous m'avez comprise.
+
+--Si je vous ai... Mais votre place je ne penserais pas autrement que
+vous. Et j'aurais tort. Et c'est ce que je voudrais vous dire en deux
+mots, qui, bien entendu, ne serviront rien. Je m'y attends.
+
+--Dites.
+
+--Voici. Vous avez vingt-trois ans, vous tes belle, vous tes jeune
+fille depuis une dizaine d'annes, vous avez beaucoup pleur quand vous
+avez eu quinze ans, seize, dix-sept et ainsi de suite; vous lisiez des
+romans trs chauds o des personnes de votre ge, parfois mme un peu
+plus jeunes, passaient des nuits cheveles avec des amants plus que
+parfaits; votre jumelle vous a prouv que ces romans-l n'taient pas
+des fables, et quand vous vous tes compare aux personnes qui vous font
+envie, vous avez reconnu des signes certains que vous pourriez faire
+comme elles le bonheur de plusieurs messieurs qui pourraient aussi faire
+le vtre.
+
+--Ouf! dit Galate. J'aime mieux ne pas avoir dit tout cela. Ne me
+regardez pas ainsi. Vous me gnez beaucoup.
+
+--En lisant ma lettre, continua Giglio, vous n'avez pas cru un instant
+que je vous aimais, ou plutt vous avez espr que je ne vous aimais
+pas...
+
+--Espr est trs bien. C'est tout fait cela.
+
+--... Et comme vous m'aviez vu l'oeuvre dans mon rle de costumier,
+vous avez compt sur moi pour vous aider sortir en travesti, avec
+toutes les ressources de mon beau talent. Car si aucun gendarme ne vous
+retient prisonnire vous ne voudriez pas cependant vous en aller avec
+clat. Vous aimez mieux disparatre, faire en sorte que personne ne
+puisse vous suivre la piste...
+
+--Et sans savoir ce que je vous demanderais vous m'avez promis tout
+l'heure que vous m'aideriez jusqu'au bout. Ne l'oubliez pas, mon ami!
+
+ * * * * *
+
+Giglio lui prit la main et lui dit trs affectueusement:
+
+--Vous avez tort.
+
+--Non, non.
+
+--Vous ne connaissez pas la vie o vous courez. L tout se passe comme
+ailleurs et comme dans les familles: c'est--dire que le bonheur est
+divis en deux parties: presque tout pour les hommes, presque rien pour
+les femmes. Cela tient, dit-on, des vnements qui se sont passs
+autrefois entre une pomme et un serpent. Les femmes sont sur la terre
+pour tre trs malheureuses; souvent sans raison aucune; mais quand une
+cocotte se met pleurer, je vous rponds qu'elle sait pourquoi.
+
+--Voulez-vous me le dire?
+
+--Parce qu'elle joue avec un amour qui ne cesse de lui chapper. Parce
+qu'entre vingt hommes qu'elle dteste elle en choisit un qu'elle chrit
+et que celui-l n'a qu'un dsir, c'est de la quitter le plus vite
+possible. Parce qu'il n'y a pas de comdie plus triste ni plus
+laborieuse jouer que celle des sentiments tendres. Parce que...
+
+--Mais au moins elle connat la vie, cette femme! elle n'est pas une
+chose inutile, une solitaire malgr elle, une existence sans but, sans
+joies, sans libert!
+
+--Pouvez-vous obtenir de monsieur votre pre qu'il vous serve une
+pension et vous permette de vivre sans contrainte aucune comme il le
+ferait tout de suite si le ciel avait voulu que vous fussiez un fils?
+
+--Il ne voudra jamais.
+
+--La loi de l'homme! toujours la loi de l'homme!
+
+--Ce serait pourtant juste, en effet.
+
+--Devenez un garon, comme la dame que vous regardiez tout l'heure, et
+M. Lebirbe trouvera tout simple que vous rentriez en habit vers dix ou
+onze heures du matin avec des yeux couleur d'orage et des jambes de
+convalescent. Mme si vous tiez un peu grise, je crois qu'il aurait des
+indulgences.
+
+--Ah! vous n'tes pas srieux.
+
+Et la jeune fille sourit tristement.
+
+Giglio reprit:
+
+--Rien de ce que je vous ai dit sur la vie de plaisir ne vous a
+convaincue, n'est ce pas?
+
+--Rien.
+
+--Je le pensais bien. quel ge avez-vous dsir partir pour la
+premire fois?
+
+--Je ne sais pas... Toujours...
+
+--Alors ce n'est pas une boutade? Vous avez rflchi, vous savez ce que
+vous voulez et vous tes sre de le vouloir?
+
+--Ah! Dieu, oui!
+
+--Ces femmes que vous observiez dans le joli voisinage que votre pre
+vous donne, vous les enviez? Regardez-les encore.
+
+Et pendant qu'elle prenait sa jumelle et la dirigeait vers le lointain,
+Giguelillot considrait combien il tait heureux qu'il n'aimt point
+cette jeune fille, pour avoir la libert de lui parler comme il allait
+le faire.
+
+--Je les envie, dit Galate.
+
+--Toutes les deux?
+
+--Toutes les deux galement. Je voudrais tre la bonne de l'htel. Je
+voudrais tre la petite mendiante qui dort en ce moment dans les fosss
+de la route et qu'on tranglera tout l'heure, mais pas avant de
+l'avoir saisie.
+
+Giglio s'inclina.
+
+--Je n'ai plus rien dire, mademoiselle. Et si vous voulez que je vous
+aide partir d'ici, je suis tout prt.
+
+--Comment? Vous voulez bien?
+
+--C'est peut-tre absurde; je n'en sais rien. En tout cas, cela ne me
+regarde pas. Vous avez bien le droit d'exprimer une volont aprs dix
+ans de rflexion. J'ai dit ce que j'avais vous dire. Maintenant, si
+vous tes dtermine, je n'insiste plus. D'ailleurs, je suis dans mon
+rle de jeune homme en jetant le dsordre au milieu des familles et en
+bouleversant les projets d'un pre. Et puis je crois mme que je vous
+avais promis de vous obir? Cela tombe admirablement bien.
+
+Galate lui serra les deux mains:
+
+--Oh! vous tes bon; et moi qui vous ai mal accueilli! Pardonnez-moi si
+vous le pouvez. Je vous aime de tout mon coeur. coutez... Quelle heure
+est-il?... Quatre heures dix... Les domestiques ne sont jamais levs
+avant six heures et demie. Nous avons plus de deux heures nous... Je
+vous permets de ne pas m'habiller tout de suite.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+COMMENT LES PROJETS DE PAUSOLE ET LES RVES DE DIANE LA HOUPPE
+S'ACCORDAIENT EXACTEMENT.
+
+ On dit qu'il vaut mieux, sur des feuilles de bananier
+ Coucher avec deux hommes la fois
+ Que de dormir seule.
+
+ _Chanson populaire annamite._ (Trad. DUMOUTIER.--1890.)
+
+
+Pausole dbout dans sa chambre, se croisa les bras et secoua la tte.
+
+--Que suis-je venu faire si loin? dit-il tout haut. Dans quelle escapade
+me suis-je lanc? Me voil sur les grandes routes, moi aussi, plus de
+trois kilomtres de mon palais, prt dormir dans un lit de hasard,
+sans aucune de mes aises ni de mes habitudes familires. Quelle folie
+que cette aventure!
+
+Mais Diane, qui avait bien des raisons de souhaiter que l'aventure part
+bonne et durt le plus longtemps possible, conduisit le Roi vers un
+vaste fauteuil et s'accroupit ses pieds.
+
+Elle opposait un esprit simple aux complexits de la vie, et c'et t
+la mconnatre que voir en elle une crbrale; mais elle tait, par
+intuition, experte rgler sa politique sur la psychologie de l'amour,
+seule partie de la sagesse o elle et acquis des lumires. Nul autre
+conseil que le sien n'avait amen le Roi retarder son dpart au moment
+o elle dsirait qu'il ne quittt point le palais. Il lui fallait
+maintenant prolonger l'excursion, mais surtout y prendre part,
+c'est--dire se faire pardonner sa poursuite importune et contraire aux
+rglements.
+
+Sur ce dernier point, elle pensa que le silence lui serait d'un meilleur
+secours que la contrition, car les excuses rappellent la faute plus
+certainement qu'elles ne l'attnuent, et elles provoquent le
+ressentiment mme lorsqu'elles obtiennent les mots du pardon.
+
+Diane ne s'excusa donc en aucune manire. Elle compta sur la seule
+influence de son bonheur personnel pour apaiser l'esprit du Roi, et elle
+leva vers lui un visage dont le calme n'tait troubl que par l'clat
+d'un noir regard.
+
+--Que je me sens bien ici, dit-elle, et quel souvenir adorable je
+rappellerai en moi plus tard en songeant cette chambre trangre!
+Voyez: notre hte a dispos toutes choses selon vos gots particuliers.
+Il fait confortable et frais entre ces murs. Voici un divan bas; un
+autre plus haut et moins ferme; et celui-ci qui est si large, et
+celui-l qui est si bien plac dans l'air libre de la grande fentre.
+Voici des citrons et du sucre. Et voici de votre porto sec. J'en avais
+pris avec moi de peur qu'on ne l'et oubli.
+
+--Est-il vrai? fit Pausole.
+
+--En voulez-vous maintenant?
+
+--Non. Il suffit que je le sache ma porte. Mais cela m'aurait fort
+contrari de ne pas le voir avant de m'endormir.
+
+--Demain matin vous aurez votre chocolat espagnol, que j'ai recommand
+que l'on ft noir et d'une paisseur trs gale, car l'Ecuyer des
+cuisines ne l'avait pas dit avec autorit.
+
+--Cela est bien.
+
+--J'ai demand surtout que le chteau gardt un silence de cathdrale
+tant que vous n'auriez pas daign annoncer votre rveil.
+
+--C'est, en effet, trs important.
+
+--Votre camrire est ici. Demain, l'heure o je sonnerai pour vous,
+c'est elle qui se prsentera, et je lui ai fait dire de se taire; elle
+vous a ennuy ce matin, m'a-t-on dit. Enfin, j'ai demand pour vous
+Mme Lebirbe deux oreillers de crin, parce que je sais que la plume vous
+est dsagrable.
+
+--Ah! ceci est parfait. Je veux t'embrasser, ma Houppe. Viens sur ce
+divan bas. Les siges sont, en effet, trs confortables ici, et cela me
+rconcilie avec ma nouvelle chambre. Dis-moi: tu as donc beaucoup parl
+avec Mme Lebirbe?
+
+--Beaucoup. Nous sommes un peu parentes. Sa soeur, qui a pous un
+mdecin, a t la matresse de papa pendant trois ans. Mme Lebirbe m'a
+rappel cela tout de suite.
+
+--Elle est veuve, cette soeur?
+
+--Non. Elle a eu d'abord un enfant de son mari et puis deux fils de mon
+pre.
+
+--Je n'aime pas cela, dit Pausole. Pourquoi n'a-t-elle pas franchement
+divorc?
+
+--Parce que mon pre tait mari aussi; et maman avait le caractre trs
+difficile. La polygamie, avec elle, il ne pouvait pas en tre question.
+Je me souviens que quand papa ramenait des matresses chez lui,
+c'taient des scnes interminables. Il n'a jamais pu en garder une plus
+de huit jours.
+
+--Tu tiens de ta mre, dit Pausole, car tu avais bien cruellement griff
+cette pauvre Denyse que j'ai vue ce matin...
+
+--Et que vous avez renvoye, Sire! Oh! que j'ai t contente quand je
+l'ai vue revenir au harem! Je me souviendrai aussi de cette joie-l...
+mais celle que j'ai ce soir est plus douce.
+
+Pausole lui mit la main sur l'paule.
+
+--Tu mnes donc au harem une vie bien triste, ma Houppe? Je vois cela
+derrire toutes tes paroles.
+
+--Oh! oui, bien triste l'an dernier. Bien heureuse depuis deux jours.
+
+--C'est dsolant... Que faire? Je ne veux pas te contraindre, petite, ni
+toi ni aucune de mes femmes... Si je fais garder le harem avec tant de
+rigueur, c'est parce qu'il me serait personnellement trs dsagrable
+d'tre tromp. Mais je ne retiens personne par la force...
+
+--Pouvez-vous me parler ainsi? Vous m'aimez donc bien peu? fit Diane
+trs ple.
+
+--Houppe, je t'aime bien, et c'est pour cela que je te donnerai la
+libert le jour o tu me la demanderas.
+
+--Je ne vous la demanderai jamais.
+
+--Et tu prvois que tu resteras malheureuse?
+
+--Oui. Mais moins malheureuse d'un jour chaque anne.
+
+--C'est dsolant, reprit Pausole. C'est dsolant.
+
+Diane, mcontente du point o elle avait conduit la conversation, se
+demandait dj comment elle allait persuader au Roi de consentir voir
+en elle seule trois cent soixante-cinq femmes diverses; mais le bon
+Pausole remuait dans son esprit des scrupules de tout autre sorte:
+
+--Je devrais peut-tre, fit-il, aller plus loin... J'y ai dj song...
+Eh! qu'il est parfois dlicat d'accorder son propre bonheur et sa propre
+libert avec la libert et le bonheur des autres! C'est un idal
+impossible: il faut toujours aller jusqu'au sacrifice. Et alors la
+question se pose de savoir qui doit se sacrifier... Je veux bien la
+rsoudre contre moi, cette question, si elle se rapproche ainsi de
+l'quit...
+
+--Contre vous?
+
+--Eh! oui! Je me rends compte qu'en obligeant ces jeunes femmes une
+continence absolue pendant presque toute leur adolescence, je leur fais
+acheter trop cher les satisfactions que le titre de reine peut donner
+leur tendresse ou plus souvent leur vanit. Elles s'en accommodent. Je
+le sais bien. Cela est pourtant contre la nature, et je me suis demand
+parfois si je ne devrais pas lcher le corps des pages nuit et jour dans
+le harem en fermant les yeux sur ce qui se passerait trs
+probablement... Je ne m'y suis pas rsolu; mais je n'en repousse pas non
+plus l'ide... Ce sont des enfants sans barbe dont on ne saurait tre
+sainement jaloux... Et si je prvois que leurs jeux m'apporteraient
+quelques soucis, du moins m'y rsignerais-je comme la solution la
+moins choquante de toutes, et avec le contentement d'avoir donn un peu
+de joie aux petites captives volontaires qui battent de l'aile autour de
+moi... Houppe, il se fait trs tard. J'ai beaucoup march dos de mule,
+et je suis las. Prenons du repos.
+
+ * * * * *
+
+Vers six heures du matin, un rayon de soleil dj chaud rveilla Diane
+la Houppe.
+
+Pausole dormait sur les paules, le nez haut et la bouche en volcan.
+
+Elle se retourna, ouvrit les jambes, s'tira en serrant les poings et en
+tendant la poitrine, puis retomba, les sourcils froncs.
+
+Rvait-elle encore? c'est presque certain, car l'esprit hant sans doute
+par les dernires paroles du Roi, elle eut la vision suivante:
+
+La porte, reste entre-bille pour maintenir un courant d'air au milieu
+de cette nuit trop chaude, tournait lentement sur elle-mme... Un page
+entrait, d'abord timide, puis rassur, puis entreprenant... Deux mains
+lgres passaient dlicieusement sur toute sa peau chaude et moite...
+Une douce joue cline lui frlait le sein gauche... Puis un sourire
+licencieux vint effleurer le sien et se mler lui... Elle murmura (de
+la voix des songes): Prenez garde... Et elle crut qu'on lui rpondait:
+Rien n'veille le Roi, madame... Alors, comme elle se retournait sur
+le ct gauche, pour mieux surveiller le sommeil qu'elle apprhendait
+d'interrompre, il lui sembla que le page se comportait envers elle
+beaucoup plus en mari qu'en fidle servant... Elle tressaillit trois
+fois, perdit toute conscience et tomba du haut de son rve dans
+l'anantissement noir.
+
+
+FIN DU LIVRE TROISIME
+
+
+
+
+LIVRE QUATRIME
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+COMMENT DIANE LA HOUPPE EXPLIQUA SON RVE ET THIERRETTE SES AMBITIONS.
+
+ En gnral, vous verrez les femmes prfrer un fat un honnte homme,
+ un libertin un amant qui a des moeurs... Cette prfrence, de la
+ part des femmes, tient dans la nature aux convenances sexuelles
+ qu'elles imaginent sous un rapport plus intressant, et dans le moral
+ ce sentiment inn par lequel chacun recherche ce qui a le plus
+ d'identit avec lui.
+
+ _La Femme dans l'ordre social et dans l'ordre de la nature._--1787.
+
+
+Les cloches de la Pentecte sonnrent grande vole ds neuf heures et
+demie du matin, et Diane, qui avait oubli de faire prvenir le
+carillonneur, s'veilla pour la seconde fois.
+
+Avait-elle vraiment rv?
+
+D'abord elle n'en douta point. Les rves de Diane la Houppe entraient
+facilement dans le voluptueux et mme dans l'imaginatif. Ils lui avaient
+suggr bien des fantaisies qui, parfois, la laissaient pensive pendant
+une journe entire et qu'elle ne mditait point sans une sorte de
+respect, car elle et t incapable de les construire l'tat de
+veille. Leur souvenir posait des jalons dans son existence monotone.
+Elle s'entendait clairement lorsqu'elle se disait que tel petit fait
+s'tait pass avant le rve du tambour-major ou aprs celui du petit
+ngre entre les deux institutrices. Aussi allait-elle se rsoudre
+classer le songe du page la suite de beaucoup d'autres lorsque, ayant
+dcouvert des raisons d'incertitude qui ne lui taient pas venues par la
+seule rflexion, et ne pouvant, d'autre part, accepter comme
+vraisemblable un vnement aussi fantasque, elle plongea jusqu'au fond
+dans la perplexit.
+
+ * * * * *
+
+Pausole, que les clats du bronze avaient fini par distraire de son
+pesant et doux sommeil, se mit alors sur son sant, et, peu aprs, fut
+en bas du lit.
+
+C'tait l'heure o il s'occupait de ses affaires.
+
+Il lui fallait un conseiller.
+
+Il demanda Giguelillot.
+
+Le petit page se fit attendre, car il avait peu dormi aprs une journe
+fort rude. Rosine d'abord, puis Thierrette, puis Philis, puis Galate,
+et enfin Diane la Houppe avaient prouv tour tour ce qu'il pouvait
+leur offrir d'nergie, de persvrance et de bons procds, mais cela
+n'allait point pour lui sans un peu de vertige et mme d'abattement.
+Aussi lorsqu'il se prsenta pour rpondre l'appel du Roi sans avoir
+repos plus de deux heures et demie, il tait de vingt minutes en
+retard. Pausole avait quitt sa chambre pour son cabinet de toilette.
+
+Gilles entra et, comme il tait fort mal lev, Diane vit tout de suite
+ son sourire qu'il avait manifestement partag au moins son rve.
+
+Aprs un instant de confusion, elle prit son parti d'une aventure o
+elle avait si peu de responsabilit et qui tenait du cambriolage
+beaucoup plus que de l'adultre. De son lit elle fit signe au page
+d'approcher, lui entoura la jambe droite d'un bras languissant et nu, et
+lui dit lentement, tout bas:
+
+--Brigand! sclrat! canaille! petite infection! gibier de guillotine!
+
+Il rpondit d'une voix sage qui pouvait bien avoir cinq ans:
+
+--Pardon, madame.
+
+--Je te dteste.
+
+--Oui, madame.
+
+--Qui t'a appris cela?
+
+--C'est ma petite soeur.
+
+--Ne recommence jamais...
+
+--Je ne le ferai plus.
+
+--Au moins... si imprudemment.
+
+--Ah! bien!
+
+--Et avec personne.
+
+--Personne. Personne. Personne. Jamais. Jamais. Jamais.
+
+Diane, en riant, le battit de la main et reprit presque aussitt, mais
+avec plus de srieux:
+
+--J'espre que nous n'allons pas la retrouver ce soir, cette blanche
+Aline?
+
+--Ah! vous ne voulez pas?
+
+--Je ne suis pas presse.
+
+--Trs bien.
+
+Puis, pour plaire la jeune femme par une confidence qui ne lui cotait
+d'ailleurs en aucune faon:
+
+--Il y a une seconde fugitive, dit-il.
+
+--Qui cela?
+
+--Mlle Lebirbe, l'ane.
+
+--Depuis quand?
+
+--Cette nuit. Elle m'a expos que la vie de famille ne se prtait pas
+l'inconduite, qu'elle sentait en elle toutes les frnsies, et que des
+voix mystrieuses l'appelaient la basse prostitution. Alors je l'ai
+envoye...
+
+--Oh! que c'est mal!
+
+--Je l'ai envoye une dame respectable qui tient un htel particulier
+de Tryphme o un grand nombre de femmes maries rencontrent des
+messieurs--souvent maris aussi, mais gnralement pas avec elles...
+
+Quel petit bandit! C'est abominable...
+
+--Pas tant que cela! M. Lebirbe est prsident de la Ligue contre la
+licence des intrieurs, admirable socit dont l'action mollit un peu,
+je crois. Quand il saura que sa fille ane, dans un intrieur fameux,
+admet toutes les licences et les prend tour tour, voil qui lui rendra
+du zle et de l'entrain pour la bonne cause.
+
+ * * * * *
+
+L'clat de rire de Diane fut entendu par Pausole, qui, frachement
+baign, se montra dans un costume du matin:
+
+--Ah! c'est toi, petit? Je n'ai que deux mots te dire. Tu as fait,
+hier, une enqute qui dut tre clairvoyante et dont je ne te demande pas
+le rcit. Je viens de lire la petite lettre que tu as trouve. Elle est
+fort affectueuse, mais ne donne pas de renseignements. Sais-tu ce qu'est
+devenue ma fille? O peut-elle tre aujourd'hui? Je n'en dsire pas
+plus.
+
+Giguelillot consentait de grand coeur sauver la blanche Aline; mais
+pour diverses raisons, il voulait en mme temps se rapprocher d'elle.
+Aussi, faisant Diane un signe lger qui lui pargnait l'inquitude, il
+rpondit:
+
+-- Tryphme.
+
+--Cela me suffit. Es-tu d'avis que nous partions aujourd'hui mme vers
+une nouvelle tape?... Je consulterai Taxis pour la forme, puisqu'il est
+mon conseiller du matin, mais j'ai plus de confiance en toi.
+
+--Il vaut mieux partir, en effet.
+
+--Tu as raison. Et quelle heure te parat la bonne?
+
+--Le milieu de l'aprs-midi.
+
+--Quelle distance parcourrons-nous?
+
+--Tryphme est quatre kilomtres. On y va en trois quarts d'heure.
+
+--C'est beaucoup; mais nous ferons cela. Je me sens fort dispos, ce
+matin. Va, et dis Taxis de venir me parler son tour.
+
+Taxis, fort agit, parut.
+
+--Sire, dit-il, un nouveau crime a t commis ce matin. Une vierge a t
+enleve l'affection de ses parents...
+
+--Quoi?
+
+--Par un suborneur inconnu. La fille ane de nos htes n'est plus dans
+ses appartements.
+
+--Ha! ha! ha! fit Pausole. Ce pauvre Lebirbe! Cela devait lui arriver!
+
+--Je ne puis m'empcher d'tablir une corrlation entre les vnements
+extraordinaires qui se produisent depuis quelques jours et qui, tous,
+tiennent du rapt ou de la sduction clandestine.
+
+--Le rapprochement est insoutenable, dit le Roi d'un ton bourru. Outre
+que j'ai mes raisons de le trouver fort dplac, il ressort du simple
+bon sens qu'un mme individu ne saurait sduire et enlever plus d'une
+jeune fille la fois. Vous tes vraiment trop ignorant des choses de la
+galanterie, monsieur. Les confesseurs eux-mmes croient devoir s'en
+instruire. Mais brisons l. Vous n'avez point d'autre rapport me
+prsenter?
+
+--L'inconnu que je persiste tenir pour l'unique auteur de tous les
+attentats commis ces jours derniers est arrt, Sire, ou sur le point de
+l'tre. Cette fois encore, je n'attends qu'un signe de vous...
+
+--Ah! s'il en est ainsi, je le donne, dit Pausole. Puisse-t-il
+interrompre un voyage dont je commenais sentir lourdement
+l'importunit. Qu'on en finisse! O est l'inculp?
+
+--Sur la route de Tryphme.
+
+--Et qui l'accompagne?
+
+--La Princesse Aline.
+
+--Comment le savez-vous?
+
+--En oprant des recherches dans les appartements de Mlle Lebirbe, j'ai
+trouv une puissante jumelle dont la studieuse enfant se servait sans
+doute dans un but astronomique et afin de contempler chaque nuit
+l'oeuvre insondable du Crateur que le firmament nous...
+
+--Abrgez, Taxis. Vous tes prolixe.
+
+--J'ai donc saisi cette jumelle et j'en ai fait usage pour observer les
+environs. La Providence a voulu que cet objet ft dans mes mains
+l'instrument d'une dcouverte. deux cents mtres sur la route de
+Tryphme j'ai aperu un jeune homme dont le costume rpond exactement
+celui qui m'a t signal par mes sbires comme revtant le mystrieux
+inculp. Auprs de lui, dans la robe verte que tout le monde connat au
+palais depuis une quinzaine de jours, s'avanait la Princesse Aline. Tel
+est le rsultat de mes efforts. Je crois devoir prvenir Votre Majest
+que la hte dans la dcision et dans l'action est absolument ncessaire
+ la russite de ses projets, quels qu'ils soient.
+
+--Mon opinion, dit Pausole, est formelle sur un premier point. Personne
+autre que moi-mme n'aura mission d'arrter ma fille. Je ne reviendrai
+pas l-dessus; j'ai eu trop de peine m'y rsoudre.
+
+--En ce cas, il faut partir immdiatement.
+
+--Partons donc. Les bagages sont-ils prts?
+
+--Pour la plupart. Et les autres suivront. J'ai fait seller les
+montures, y compris mon fidle Kosmon qui un stupide malfaiteur a fait
+subir le plus scandaleux des outrages.
+
+--Comment, lui aussi?
+
+--Pardon... Ma pense...
+
+--C'est de l'aberration! dit Pausole. En pleine campagne, dans un pays
+facile et simple, o chacun peut flchir sans peine de jolies filles
+dans les champs, aller prendre pour amoureuse un bidet cagneux et
+poussif comme celui que vous enfourchez! Voil une dpravation dont je
+n'avais jamais eu l'ide!
+
+--Je n'ai rien dit de semblable, et...
+
+--Votre malfaiteur est un homme plus plaindre qu' blmer. Je m'oppose
+ toutes poursuites... Faisons le silence autour de cela.
+
+--Je m'explique...
+
+--Vous vous expliquerez en chemin. Cela ne prsente aucun intrt.
+Faites diligence, Taxis, et prenez cong de moi.
+
+ * * * * *
+
+Le rassemblement s'accomplit dans la cour, o les gardes formrent la
+haie, de la grand'grille l'escalier.
+
+Giglio, dj en selle, se montrait au peuple curieux quand d'un groupe
+de paysans se dtacha la belle Thierrette.
+
+Souriante, avec un peu de fatigue dans le pli des sourcils, elle
+s'avanait pniblement mais encore non sans vaillance.
+
+Bien qu'elle ft fille combattre avec toute une escorte en armes, elle
+se laissa intimider par le silence et l'espace qui entouraient les
+cavaliers, et ce fut en rougissant qu'elle s'approcha de Giguelillot:
+
+--Je vous remercie bien, monsieur... Merci... Vous avez t bon pour
+moi... ainsi que ces messieurs... Merci tous... Merci bien de votre
+gnrosit... Merci encore... Merci... Merci...
+
+Puis, avec un soupir qui venait du fond de sa franchise, elle dit en
+hochant la tte ces simples mots:
+
+--Je n'oublierai pas.
+
+ * * * * *
+
+Mais Giguelillot se penchait du haut de son zbre:
+
+--Qu'est-ce que tu tiens donc la main?
+
+--C'est la quarantime tulipe, monsieur... Je l'ai garde pour vous...
+pour qu'elle vous porte bonheur...
+
+--Gentille attention. Je la conserverai, ta quarantime tulipe. Que
+puis-je te donner mon tour? Dis-le-moi.
+
+--Monsieur... on a t bien mauvais pour moi la mtairie... Le patron
+a dit comme a que je me drangeais... que j'avais des frquentations...
+et que je n'avais pas fait la traite du soir... et qu'il lui manquait
+deux seaux... Enfin, quoi?... je suis la porte avec six francs dans
+mon foulard, et pas d'emploi pour le moment.
+
+--Mais, ma pauvre Thierrette, je n'en ai pas t'offrir.
+
+--Oh! si!... Moi, j'en vois bien un... Ces messieurs n'ont pas de
+cantinire... Le service est dur, je ne dis pas... mais je serais bien
+dvoue, bien complaisante... Je ferais ce que je pourrais, vous
+savez...
+
+--Comment? tu voudrais...
+
+--Oui... Mais pour les premiers jours je suivrais dans les bagages... Je
+monterais cheval un peu plus tard... si a ne vous fait rien.
+
+--Accept. Va dans les bagages, c'est une excellente prcaution. Et
+cache-toi bien jusqu' midi. Ne te montre pas plus tt, tu m'entends?
+
+--Oh! non... dans ce moment-ci, j'ai plus envie de dormir que de faire
+la belle, monsieur... Et merci encore... Merci... Vous avez bon coeur
+avec les femmes.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+COMMENT PHILIS TROUVA UN MARI.
+
+ Mon pere, mariez-moy
+ Ou je suis fille perdue.
+ Se vous ne me mariez,
+ Il me faudra courir la rue
+ Soit en chemise ou toute nue
+ Faisant du pis que je pourrai.
+
+ _S'ensuyt plusieurs belles chansons nouvelles._--1542.
+
+
+Trois vases des manufactures royales, un portrait avec autographe et des
+libralits aux serviteurs marqurent le passage de Pausole chez le
+malheureux M. Lebirbe.
+
+Mais le vieillard en perdit ses deux filles du mme coup.
+
+Le Roi, ne sachant comment consoler son hte aprs la fuite de Galate,
+et pensant avoir appris par son exprience du coeur humain que chez la
+plupart des individus la vanit personnelle l'emportait bien sur
+l'affection, crut allger tous ses chagrins en l'informant de but en
+blanc qu'pris par les jeunes grces de la petite Philis, il la mettait
+au rang des Reines et l'emmenait avec le convoi.
+
+Puis tout le cortge se mit en marche, Philis en bleu sur son poney
+droite de Pausole sur sa mule; Giguelillot gauche sur son zbre; Taxis
+en claireur sur le minable Kosmon, toujours moignonneux et stigmatis,
+tandis que plus loin, mollement berce au pas nautique de son chameau,
+Diane la Houppe, les yeux dormants, tendue sur le ct gauche,
+renouait les fils de son rve...
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+O PHILIS BABILLE, COUTE ET S'INSTRUIT.
+
+ Elle ressemble, dans les bandes
+ De son petit vertugadin,
+ Aux damoiselles de lavandes
+ Dans les bordures d'un jardin.
+
+ Elle bravoit, faisant la roe
+ Devant le galant qui la sert
+ Comme une mouche qui se joe
+ Dessus la nappe d'un dessert.
+
+ _Les Muses gaillardes recueillies des plus beaux esprits de ce
+ temps._--1609.
+
+
+Philis ne pouvait y croire:
+
+--Sire, dit-elle, je serai une Reine comme tout le monde, bien vrai?
+
+--Mais oui.
+
+--Comme les trois cent soixante-six? Et je vivrai dans le harem? Et
+j'aurai tant d'amies que cela? Oh! que je vais m'amuser!
+
+-- la bonne heure, dit Pausole. Voil de bonnes dispositions.
+
+--Est-ce qu'il y a des Reines de mon ge?
+
+--Une trentaine.
+
+--Tant que cela? Et elles sont gentilles?
+
+--Trs gentilles.
+
+--Est-ce qu'elles s'aiment bien entre elles ou est-ce qu'elles se
+battent?
+
+--Oh! je crois qu'elles s'aiment plutt l'excs.
+
+--On ne s'aime jamais trop, d'abord. Est-ce qu'elles sont srieuses?
+
+--Pas srieuses du tout.
+
+Philis, avec un petit cri de gaiet, se souleva sur ses fourches et
+retomba plusieurs fois assise, ce qui tait sa manire d'exprimer une
+joie frtillante lorsqu'elle faisait de l'quitation.
+
+--Enfin! dit le page. Vous aurez donc, Sire, une femme superflue, une de
+plus que l'an ne compte de jours! Je suis sr qu' partir d'aujourd'hui,
+vous avez le sentiment de la richesse en amour.
+
+--Non pas! Non pas! dit Pausole. Je congdie la Reine Denyse. Le harem
+est pacifi. Chaque Reine a des droits gaux qui s'affirment une fois
+par an. Je n'aurais pas l'extravagance de compromettre par boutade un
+ordre de succession qui doit tre l'ordre parfait, puisqu'il se modle
+sur les rvolutions de notre plante elle-mme.
+
+--Qu'est-ce que cela veut dire? demanda Philis.
+
+Puis elle se reprit:
+
+--Pardon, Sire. On m'a dit bien des fois qu'il ne fallait pas poser de
+questions. Ce n'est pas ma faute. Je ne sais rien.
+
+--J'en suis ravi, dit Pausole. Mais qu'appelles-tu rien, rponds-moi?
+
+--La liste des Rois de Tryphme avec les sous-prfectures et la rgle
+des participes.
+
+--Tu sais tout cela? C'est admirable.
+
+--Je le sais, je le sais... pas trs bien.
+
+--Et que voudrais-tu savoir de plus?
+
+ cette question Philis rpondit si franchement que Pausole en eut un
+sursaut.
+
+Toute confuse et l'oeil bas, elle se reprit encore:
+
+--Pardon, Sire, j'ai dit une btise? Je n'aurais pas d... surtout
+devant vous... Mais c'est toujours la mme chose... Papa le disait
+bien... Quand je monte cheval depuis cinq minutes je ne suis plus
+tenable, il parat... Une autre fois, je ferai attention.
+
+Pausole la rassura du geste:
+
+--C'est moi qui ai eu tort, ma petite, si je t'ai laiss croire que je
+te dsapprouvais, car tu as fort bien rpondu.
+
+--Vraiment?
+
+--Je le crois. D'abord tu as parl du fond du coeur.
+
+--Oh! oui!
+
+--... Et il faut toujours dire la vrit.
+
+--Mme cette vrit-l?
+
+--Elle est la grande vrit des femmes et la plus belle ambition
+qu'elles puissent dcemment exprimer. Si tu m'avais rpondu que tu
+regrettais de savoir peu de chose sur la mcanique cleste ou le calcul
+diffrentiel, j'aurais t moins satisfait; non pas qu'il n'y ait de par
+le monde des mathmaticiennes et des astronomes qui tiennent
+convenablement leurs petits emplois; mais simplement parce que celles-l
+deviennent semblables des hommes, et prennent plaisir les dfauts
+d'une moiti du genre humain qui m'inspire de l'antipathie.
+
+--Oh! pas moi! dit Philis.
+
+Cette fois, le mot parut lger.
+
+ * * * * *
+
+Giguelillot, toujours complaisant, se hta de combler le silence:
+
+--Avez-vous remarqu, Sire, dit-il brusquement, combien les Tryphmois
+ressemblent aux Franais?
+
+--Quelle question baroque! Comment voudrais-tu qu'il en ft autrement?
+Ce sont des Catalans et des Languedociens mls; il sont de race
+gallo-romaine.
+
+--Oui; mais ce n'est pas ce que je voulais dire. Je suis venu de Paris,
+croyant trouver ici un milieu tout nouveau. Vous aviez fait une
+rvolution complte, proclam la libert morale...
+
+--Oh! dit Pausole. Ce n'est rien, mon petit. L'importance des
+rvolutions se mesure l'intrt que peut avoir le gouvernement
+retarder leur russite. Il n'y a jamais eu qu'une rvolution improbable
+avant le succs et inconcevable dans le souvenir, c'est celle qui vous a
+donn la libert religieuse, parce qu'en renonant au droit divin, le
+pouvoir s'est priv d'un soutien fondamental qui lui avait assur
+jusque-l une stabilit plusieurs fois sculaire. Mais la libert
+morale? Vous l'aurez quand vous la demanderez.
+
+--Qu'est-ce que c'est? hasarda Philis.
+
+--Tu penses bien, mon petit Gilles, dit Pausole sans rpondre, que le
+jour o, Paris, le public prendra la peine de rclamer une danseuse
+nue l'Opra, on la lui donnera tout de suite, car le ministre n'en
+sera pas renvers, surtout si les abonns savent que la danseuse est
+bonne pour lui.
+
+--C'est possible; mais je croyais trouver ici un monde plus diffrent du
+mien, quelque chose de boulevers, d'inou, un contraste absolu. Et tout
+se passe pourtant comme dans le pays voisin... Les routes sont calmes,
+les moissons poussent, les mtayers chassent de chez eux les filles de
+ferme qui se conduisent mal; les soires sont d'une tenue grave et les
+jeunes filles paraissent leves avec une certaine rigueur.
+
+--Bien entendu. Rien ne change rien l'homme, mon petit. On peut
+seulement lui rendre la vie un peu plus facile et douce en le laissant
+libre d'accomplir tout ce qui ne fait de mal personne. Et voil ce que
+j'ai voulu faire. Je crois mme que depuis bien des sicles, je suis le
+premier lgislateur qui se soit donn pour principe de ne pas ennuyer
+les gens.
+
+Philis s'agitait sur sa selle.
+
+--Alors, Sire, on fait tout ce qu'on veut dans le harem?... J'ai encore
+pos une question... Si je suis insupportable, il faut me le dire... Je
+suis habitue... On me gronde tout le temps.
+
+--Non, tu n'es pas insupportable, dit Pausole. Et je t'aime ainsi.
+J'espre qu'au harem tu ne voudras rien faire qui n'y soit permis. En
+tout cas, ce n'est pas une prison. Tant que tu seras heureuse, je t'y
+garderai. Le jour o tu voudras partir, tu me diras simplement: Adieu.
+
+--Et vous ne me retiendrez pas? C'est bien mchant.
+
+Pausole se retourna vers Giguelillot.
+
+--Tu vois, dit-il. On ne perd jamais l'habitude de se plaindre, et sitt
+qu'on a obtenu la libert...
+
+ * * * * *
+
+Mais Taxis revenait au grand trot.
+
+--Ah! ah! nous allons apprendre des nouvelles, dit Giguelillot perfide
+et gouailleur. Voici le seigneur Grand-Eunuque qui revient aprs une
+fructueuse battue. Il a retrouv la Princesse. Loues soient sur terre
+et dans les cieux sa clairvoyance comme sa tactique.
+
+--Quelle Princesse? demanda Philis.
+
+--Les coupables sont arrts! cria Taxis du plus loin qu'il put.
+
+--Quoi? ma fille? Vous avez os arrter ma fille?
+
+--Oh! mais comme c'est intressant! dit Philis tout bas.
+
+--Je n'ai pas eu cette tmrit, rpondit Taxis. Je ne tiens que les
+complices, qui sont l-bas sous bonne garde. Ce sont deux petits paysans
+du hameau; sans doute ils se sont entremis pour aider l'enlvement,
+car ils portent la robe et le costume de la Princesse et de l'Inconnu.
+
+--Ils avouent?
+
+--Ils nient; c'est prcisment ce qui les condamne. Le vrai coupable se
+reconnat un signe frappant: il commence toujours par dclarer qu'il
+est innocent. Sitt cette dclaration reue, la police donne l'ordre
+d'crou. Il y a l plus qu'une prsomption, mon sens: presque une
+certitude. J'ajouterai mme qu' dfaut d'autres preuves, je me
+contenterais de celle-l pour condamner.
+
+--Faites comparatre, dit Pausole.
+
+Et l'on vit arriver, se tenant par la main, une jeune campagnarde et son
+frre, larmoyants et livides de peur.
+
+ * * * * *
+
+Ils expliqurent en bgayant qu'ils avaient trouv cette belle robe et
+ces beaux habits dans la cour de leur cabane; que, comme c'tait le jour
+de la Pentecte, ils avaient pens que la sainte Vierge leur envoyait
+ces atours de fte pour les rcompenser d'avoir beaucoup pein pendant
+l'anne prcdente; qu'ils avaient vu l un miracle, c'est--dire
+quelque chose de bien naturel, et que s'ils s'taient douts de ce qui
+les attendait au milieu de la route, ils auraient plutt jet les
+vtements au feu que de s'en parer un seul instant. Enfin, leur maintien
+fut si humble et si candide et si niais, que Pausole, levant les
+paules, s'cria:
+
+--Vous tes fou, Taxis. Ces enfants sont parfaitement idiots, et par
+consquent incapables de mal faire. Le crime est un des privilges
+rservs l'intelligence--j'entends du moins le crime complexe et
+clandestin comme celui que nous poursuivons. J'espre pour l'honneur de
+ma fille qu'elle a t enleve par quelqu'un d'assez fin pour ne
+demander aucune aide aux bltres que vous avez pris.
+
+--Je demande nanmoins qu'ils soient fouills, dit le Grand-Eunuque.
+
+--Soit. Mais vous ne trouverez rien. Je m'en porte garant.
+
+Taxis dshabilla de sa propre main le frre et la soeur tout honteux,
+qui se serrrent l'un contre l'autre en mettant chacun leurs doigts dans
+leur nez.
+
+Sur le talus poudreux de la route il tala leurs habits, fouilla les
+poches, les goussets, les doublures?
+
+--Rien? dit Pausole. Je le pensais bien!
+
+--Quatre lettres, rpondit Taxis.
+
+Et, avec une dfrence qui ne laissait pas d'tre orgueilleuse, il les
+tendit d'un geste vif.
+
+--O se trouvaient ces lettres? dit Pausole.
+
+--Dans la poche gauche intrieure du veston.
+
+--Lisez-m'en une; celle que vous voudrez.
+
+Et tandis que Philis, prodigieusement intrigue, amenait son petit
+cheval par derrire pour suivre par-dessus l'paule, Taxis donna lecture
+du premier billet:
+
+Mon petit Mimi,
+
+Rveille-toi. Je casserai ta sonnette dix heures et demie. Mon singe
+fait une adjudication la campagne. Je suis libre comme une hirondelle
+et je me sens si tendre que mes yeux se ferment! Renvoie n'importe qui
+si tu n'es pas seule! On m'habille et j'accours.
+
+Ta bouche.
+
+ CAMILLE.
+
+--La lettre est bien cocasse, dclara Pausole. Qui peut tre ce M.
+Camille qui se compare sottement une hirondelle et possde un singe,
+lequel fait des adjudications? Chez quels peuples les vieux notaires
+vendent-ils leurs tudes des ouistitis? Voil qui ne se comprend
+gure.
+
+--Dites donc, souffla Philis l'oreille du page. C'est une criture de
+femme, vous savez. Pour moi, il y a des choses l-dessous...
+
+--Ah! Ah!
+
+--Faut-il que je le dise?
+
+--Non. Cela ferait mauvais effet.
+
+Et, suggrant son zbre le dsir de faire volte-face, il se tourna
+vers le Roi:
+
+--On perd un temps prcieux, fit-il, lire cette correspondance. Elle
+ne peut rien nous apprendre: je sais depuis hier soir qui accompagne la
+princesse...
+
+--Je le sais aussi, monsieur! cria Taxis. Ma dcouverte corrobore toutes
+mes prsomptions. Ces quatre lettres sont adresses Mlle Mirabelle.
+J'affirme donc une fois de plus que cette prcoce entremetteuse a servi
+de truchement dans la circonstance, et que le coupable est son ami,
+qu'il l'a commise et soudoye.
+
+--Je prtends, dit Giguelillot, que la vrit est bien diffrente.
+
+Et, certain de la rponse qu'il allait recevoir, il ajouta:
+
+--C'est ce que je vais avoir l'honneur d'exposer au Roi s'il m'accorde
+ici mme trois heures d'entretien pendant lesquelles je lui rendrai
+compte de toutes les recherches que j'ai faites pendant la journe
+d'hier.
+
+Eh! Pourquoi? dit Pausole. C'est bien inutile. Je ne suis point un chef
+de police et je n'ai nullement l'intention de me mler vos travaux.
+Entendez-vous, je vous le rpte. Votre explication d'hier, quoique
+vive, a pu vous rapprocher. Menez l'enqute de concert ou chacun de
+votre ct. Cela m'est parfaitement gal. Je n'interviendrai qu' la fin
+pour reprendre moi-mme ma fille dans la retraite o j'espre que vous
+la retrouverez.
+
+--Votre fille est donc partie, Sire, comme Galate? demanda Philis.
+
+--Ce n'est pas du tout la mme chose, dit Pausole.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+COMMENT TAXIS APPRIT ENFIN LA VRIT SUR TOUTE L'AFFAIRE.
+
+ J'ai dans mon rpertoire plusieurs remdes, _Pulsatilla_, _Natrum
+ muriaticum_, _Belladona_, efficaces chez les gens qui se croient
+ damns.
+
+ Dr GALLAVARDIN (de Lyon).--1896.
+
+
+Les deux petits paysans mis en libert, tout le cortge s'branla de
+nouveau dans la direction de Tryphme.
+
+Giguelillot n'aurait point voulu mystifier le Roi Pausole, car il
+l'aimait trs sincrement, malgr qu'il l'et fait cocu. Mais ses
+scrupules taient moins vifs l'gard du seigneur Taxis; et comme il
+lui fallait pallier le fcheux pisode des lettres, il rejoignit le
+Grand-Eunuque et lui dit en confidence:
+
+--Monsieur, pour ma part je mnerai l'enqute d'une faon impitoyable;
+mais je crois devoir vous annoncer que l'inculp est par malheur un de
+vos coreligionnaires.
+
+--Que dites-vous? Quel scandale!
+
+--Ne vous effrayez pas. Sa voie est droite et ne l'gare qu'en
+apparence. Voici la vrit sur toute cette affaire: un jeune homme,
+choisi parmi les plus chastes d'une socit qui en compte beaucoup, a
+t charg d'une mission morale Tryphme par un groupe de protestants
+qui habite Alais.
+
+--Alais est une ville sans tache, dit Taxis.
+
+--Vous le savez, monsieur, je ne partage pas vos ides, reprit
+Giguelillot imperturbable; mais je trouve malgr moi une certaine
+grandeur, un gnreux dsintressement aux visites que font vos amis
+chez les courtisanes de nos grandes villes, l'effet, sans doute, de
+les purifier.
+
+--N'en doutez point.
+
+--Tel tait prcisment le but du jeune homme que nous recherchons.
+Depuis cinq mois, si j'en crois ses propres paroles, il a pass toutes
+ses nuits et souvent mme ses journes dans les lits des filles perdues,
+allant sans cesse de couche en couche, de rpulsion en rpulsion.
+
+--Le noble enfant!
+
+--Sa mthode particulire consistait montrer sa propre personne, qui
+est en effet sans charmes, dplaisante et mal tenue. Il quittait ses
+vtements, s'approchait de la pcheresse et articulait d'une voix
+lamentable: Voil ce que c'est que la chair; comment n'es-tu pas
+coeure?
+
+--Il en a converti beaucoup?
+
+--Aucune. La plupart protestaient aussitt qu'elles n'avaient jamais
+rien touch de plus tentateur que son corps, et qu'elles aimaient
+beaucoup les blonds (car il est blond). D'autres lui expliquaient avec
+un sourire qu'elles n'taient pas moins aimables envers les beauts de
+second rang et qu'en change d'un double prix elles donnaient double
+tendresse. Celles mme qui restaient assez franches pour dire de lui ce
+qu'elles en pensaient se refusaient injurier dans le sursaut d'un gal
+mpris le reste de leurs amants. Celles-l taient les plus jeunes.
+Bref, il allait partir trs dcourag lorsque ayant appris que la
+Princesse Aline habitait non loin du harem, il jugea que nulle me
+n'tait plus en pril que la sienne, et eut la gloire de la sauver.
+
+--Comment s'y est-il pris?
+
+--C'est un secret. Concurremment, monsieur, il extirpait encore du sein
+du pch une pauvre danseuse nomme Mirabelle.
+
+--Ah! nous y voil donc!
+
+--Mais cette danseuse manquait d'argent pour retourner dans son pays et
+oublier l sa jeunesse d'orgies. Son conseiller ne se souciait point de
+lui en remettre, car il avait en horreur toutes les prodigalits. La
+Princesse Aline s'en chargea. Et c'est ainsi qu'elle put le mme jour
+non seulement se prserver elle-mme, mais tirer du gouffre une autre
+brebis. Voil pourquoi elle crivit et fit porter o vous savez, par la
+main d'une dame d'honneur, la lettre qui vous alarmait.
+
+--Tout s'explique, en effet! Et ces billets trouvs...
+
+--Ce sont les derniers tmoins d'une folle existence. Mirabelle voulait
+les dtruire tout d'abord; puis elle en a fait don son bon pasteur
+pour prouver un repentir sincre.
+
+--Et ces vtements eux-mmes... ce veston bleu... cette robe verte...
+
+--Une libralit de pauvres paysans. La Princesse Aline et son
+compagnon ne veulent plus s'habiller que de noir.
+
+ * * * * *
+
+Taxis regarda fixement le petit page.
+
+--Monsieur, dit-il (et je m'excuse l'avance de ce que je vais
+prsumer), j'ai des raisons de penser que vous vous moqueriez de moi si
+je vous en donnais l'occasion. Mais aujourd'hui je vous crois, oh! je
+vous crois! La Vrit illumine ce que vous venez de m'apprendre. Je le
+sens! Je le sais! Je le crie!... On n'invente pas cela!... Dsormais une
+lutte effrayante va se livrer en mon coeur entre mon devoir moral et mon
+devoir public... Si je protge la Princesse, je trahis le Roi... Si je
+la livre, j'arrache une me la vertu... D'un ct, c'est le forfait;
+de l'autre, c'est la coulpe... Dans les deux cas, l'enfer me guette...
+Que faire? O aller? Que devenir?... Sentinelle! Sentinelle! Que dis-tu
+de la nuit?
+
+Le poney de Philis se rua au milieu de ce dsespoir. Pourpre et
+haletante, la petite criait:
+
+--Mais vous ne voyez donc rien! Regardez devant vous... Tenez! Tenez!...
+L-bas, sur la route...
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+COMMENT LE ROI PAUSOLE FUT REU PAR LE PEUPLE DE TRYPHME.
+
+ Le 30 janvier 1589, il se fit en la ville plusieurs processions
+ auxquelles il y a grande quantit d'enfans, tant fils que filles,
+ hommes et femmes, plus de cinq ou six cents personnes toutes nues,
+ tellement qu'on ne vit jamais si belle chose.--Dieu merci!
+
+ _Journal des choses advenes Paris, depuis le 23 dcembre 1588._
+
+
+Sur la route, au grand soleil de juin, tout un cortge s'avanait
+lentement, annonc par un brouhaha de voix, de chants et de musiques...
+
+Le page et Taxis s'arrtrent.
+
+--Qu'est-ce que c'est encore que cette multitude? dit Pausole qui les
+avait rejoints.
+
+--Je crois, dit Giguelillot, que Tryphme prpare son bon monarque une
+rception triomphale.
+
+--Comment? une rception? Mais je fais un voyage secret!... Peut-tre
+n'ai-je pas gard en fait un rigoureux incognito, puisque j'ai la
+couronne en tte; cependant, je n'avais prvenu personne et je suis
+stupfait de ce que j'aperois.
+
+--Tryphme est sept kilomtres du palais. A bicyclette, cela se fait
+en un quart d'heure. La ville entire a su votre dpart hier matin avant
+midi. Elle a eu tout le temps de prparer un accueil cordial et pompeux,
+et je crois bien que nous le subirons, Sire, quel qu'en soit notre
+sentiment.
+
+--Tant pis, dit Pausole. Je m'y rsigne. Acceptons d'un visage aimable
+ce qu'on voudra nous imposer. La popularit est une lourde charge; mais
+fou qui rechignerait contre elle.
+
+ * * * * *
+
+Dans le centre d'un rond-point ombreux qui largissait la route, la tte
+de la procession fit halte six pas du Roi.
+
+Elle tait forme par deux jeunes filles califourchon sur des juments
+arabes de robe blanche et longue queue. Leurs cheveux noirs taient
+couronns de pivoines. Leurs jambes trs brunes se fonaient sur le poil
+clatant des btes, et leurs pieds petits tombaient droit, n'ayant ni
+selle ni triers.
+
+D'une seule main, chacune d'elles tenait les brides de moire et, de
+l'autre, portait la hampe de bambou d'une bannire lgre qui, tendue
+entre elles deux, levait sur le ciel ces mots de soie et d'argent:
+
+VIVE NOTRE BON ROI PAUSOLE!
+
+Plus loin, deux autres jeunes filles levaient une seconde bannire sur
+laquelle on pouvait lire:
+
+TRYPHME EST HEUREUSE.
+
+Un troisime couple suivait avec cette dernire inscription:
+
+TRYPHME EST RECONNAISSANTE.
+
+Au del, de longues files de femmes qui portaient sur leur tte des
+corbeilles de fleurs, encadraient d'abord la musique, puis les autorits
+de la ville, hommes barbe ou vieillards rass, tous vtus de coutil
+blanc.
+
+Derrire, marchait une foule norme.
+
+--Oh! que c'est joli! que c'est joli! dit Philis, la main au menton.
+C'est pour nous, tout cela? pour nous deux? C'est une fte pour mon
+mariage?
+
+--Oui, dit Pausole. Tu l'as devin.
+
+Alors, Philis cria:
+
+--Vivent les Tryphmoises!
+
+Sa voix perante traversa l'air mme au-dessus de toutes les fanfares,
+et la foule rpondit:
+
+--Vive le Roi Pausole!
+
+Puis les ophiclides ayant fini leur marche sur douze cadences
+parfaites, rptes selon toutes les coutumes, entonnrent l'Hymne
+Pausolien dont cent voix chantaient les paroles.
+
+ * * * * *
+
+Pausole ne l'couta pas debout. Un monsieur fort affair, la main
+fbrile et l'oeil inquiet, ayant fait former le cercle toute la
+procession, conduisit le Roi jusqu' une estrade, htivement chafaude
+dans l'ombre verte du rond-point.
+
+Philis, n'y trouvant pas de sige pour elle, s'assit en riant sur un
+petit coussin. Diane la Houppe, moins jalouse que la veille et pour de
+bonnes raisons, se contenta d'un coussin semblable. Ainsi flanqu de ses
+deux femmes comme une statue de marbre qu'entourent des figures
+allgoriques, Pausole ouvrit les bras en inclinant la tte pour exprimer
+ tous qu'il se disait combl d'honneurs, et prit doucement place dans
+son trne.
+
+Hlas! il prvoyait bien que l'loquence officielle devrait tre, ce
+jour-l, reue comme un flau divin.
+
+Mais la Ville entendait flatter ses prfrences, et le premier de tous
+les discours fut fait par un homme du peuple.
+
+--Sire, dit cet orateur, nous vous aimons bien, nous, les gueux, les
+gens sans cabane. Quand on nous trouve tendus au pied d'un mur ou sur
+la planche verte d'un banc, en train de dormir ou d'aimer, on ne nous
+envoie pas en prison pour nous punir de n'tre pas riches. Quand nous
+n'avons que deux sous pour nous acheter du pain, la loi ne nous force
+pas d'aller voler six francs pour nous acheter un pantalon. Quand nous
+n'avons ni sou ni maille, nous savons que nous pouvons entrer dans les
+boulangeries royales o vous faites donner de quoi vivre aux loqueteux
+que la faim travaille. Enfin tant que nous ne faisons rien contre ceux
+qui nous laissent passer, nous avons le droit d'tre gueux et de ne pas
+mourir tout de mme... On ne voit cela que dans notre pays. Le Roi
+Pausole est un brave homme.
+
+Pausole tendit la main.
+
+--Ce discours me plat beaucoup. Qu'on donne ce pauvre claquedent une
+maisonnette et une pension avec du tabac, du bon vin et deux ou trois
+fortes filles pour chauffer ses draps en dcembre. Qu'on en donne autant
+aux douze gueux qu'il dsignera de son plein gr. Je prends les frais de
+leur entretien sur ma cassette particulire, et s'ils font des enfants,
+je leur donnerai double rente. Enfin, qu'on runisse tous les autres
+errants et qu'on remette chacun une petite pice d'or; c'est mon don
+de joyeuse entre dans ma bonne ville de Tryphme.
+
+La foule poussa des acclamations.
+
+ * * * * *
+
+Un autre orateur s'avana.
+
+--Sire, dit-il, nous vous bnissons, nous, les gens du petit commerce,
+car vous nous laissez tranquilles, et nous vendons ce qu'il nous plat,
+sans patentes ni privilges. Personne n'a le droit d'entrer chez nous de
+la part du gouvernement: nos allumettes, nos cigares et mme nos cartes
+ jouer ne portent aucune estampille. Si l'acheteur mprise nos cravates
+mais se sent du got pour la vendeuse et le lui exprime sur-le-champ,
+nous pouvons fermer les yeux sur ce qui se passe dans l'arrire-boutique
+sans que l'tat ouvre les siens dans un cas o personne ne rclame son
+appui. Si, pour mieux joindre les deux bouts, nous dclarons teindre et
+blanchir les mouchoirs que nous vendons, on ne vient pas tripler nos
+impts pour nous pousser la faillite et ruiner du mme coup vingt-cinq
+pauvres gens. C'est vous seul que nous devons, Sire, un sort que
+l'Europe nous envie. Au nom de tout le petit commerce, je remercie Votre
+Majest.
+
+--Mon ami, dit Pausole, vous n'accepteriez pas que je vous fisse une
+largesse dont vous n'avez aucun besoin, mais je donne dix hectares des
+terres de la couronne avec l'argent ncessaire pour construire une
+maison de retraite aux petits commerants malchanceux. Si je pouvais
+ajouter la moindre libert celles que vous avez dj, je le ferais
+avec allgresse, mais le code de Tryphme ne me laissant pas le droit de
+vous imposer une entrave (et je l'ai bien voulu ainsi) me retire en mme
+temps le plaisir de vous apporter une libert de plus. Pntrez-vous de
+vos satisfactions, puisque vous affirmez qu'elles sont vritables et
+renversez mon successeur sans piti comme sans scrupule s'il prtend
+restreindre d'une ligne l'infini que je livre vos initiatives.
+
+--Vous vivrez toujours! cria le peuple.
+
+--Je n'aime pas en douter, rpondit Pausole.
+
+ * * * * *
+
+Un troisime personnage se prsenta.
+
+Le sens de son discours se lisait dans ses yeux, et plus encore dans le
+long geste par lequel il annona le mouvement de sa premire priode. Au
+nom des classes dirigeantes, il allait remercier le Roi des bnfices
+que ses amis savaient tirer, eux aussi, de la grande loi tryphmoise.
+
+Mais le Roi l'arrta d'un mot.
+
+--Monsieur, ce n'est pas d'abord pour vous que j'ai chang toutes les
+coutumes. Si ma loi vous plat, voil qui m'enchante, mais vous
+conviendrez avec moi que vous pouviez atteindre au bonheur, dans la
+limite des joies humaines, sans que je m'occupasse de vous taper les
+joues pour vous empcher de pleurer. La stupide charge des lois n'tait
+pas moindre sur vos ttes que sur les derniers de mes sujets. Leur
+intrt, cependant, passait avant le vtre et je ne m'occupe de vous que
+par-dessus le march. Cela n'empche point que je ne sois sensible
+votre hommage et touch de vos remerciements. Vous tes homme, et comme
+tous les hommes, vous aviez le droit strict de rgler votre vie avec
+indpendance. J'ai le plaisir de vous saluer.
+
+Les acclamations redoublrent.
+
+--Bien... bien... dit Pausole, cela suffit. Je dclare la sance leve.
+Le chef de la Sret gnrale est-il parmi les assistants? J'ai deux
+mots lui dire en particulier.
+
+ * * * * *
+
+Pausole et tous ses compagnons reprirent leurs diverses montures. Le
+cortge, les porte-bannire, la foule, les bagages et les quarante
+lanciers se suivirent dans un dsordre voulu par Giguelillot, qui venait
+de prendre le commandement.
+
+Entre temps, le chef de la Sret, tenu l'cart par le Roi, entendit
+les paroles suivantes:
+
+--J'aurais prfr, monsieur, passer les portes de Tryphme sant tre
+reconnu ni connu, car je voyage dans un dessein que le mystre et le
+silence ne sauraient trop favoriser. Mais, puisque aussi bien mon
+dplacement n'est plus un secret pour personne, il ne me reste pas de
+motifs raisonnables pour vous en cacher le but en me privant de vos
+services dvous. Soyez donc mon auxiliaire.
+
+--Ce sera mon devoir et mon honneur, rpondit le fidle agent.
+
+--Ma fille, la Princesse Aline, a quitt le palais jeudi. Elle a eu pour
+cela ses raisons et je ne permettrai personne de les mettre en
+discussion. Un jeune homme la conseille, l'accompagne et la protge.
+J'ignore o il l'a conduite et je dsirerais tre fix sur ce premier
+point. J'ignore galement qui il est, et il serait bon que je fusse tir
+de cette seconde incertitude.
+
+--Votre Majest peut-elle me donner un signalement?
+
+--Taxis! appela le Roi.
+
+Taxis, trs ple, comparut. Pausole lui dit voix basse:
+
+--Le chef de la Sret demande le signalement de l'inconnu que nous
+poursuivons...
+
+--Ah!
+
+--Eh bien?... rpondez... l'avez-vous?
+
+Dchir par l'obligation d'obir, Taxis plongea une main tremblotante
+dans sa poche et en tira un papier qu'il tendit.
+
+Le signalement! se disait-il, le signalement!... Ah! malheureux jeune
+homme!... Admirable martyr!... Ils vont le reconnatre tout de suite et
+c'est moi qui l'aurai livr!
+
+La pice tait ainsi conue:
+
+ TAILLE Moyenne.
+ CHEVEUX Chtains.
+ BARBE Nant.
+ YEUX Gris.
+ FRONT Moyen.
+ NEZ Ordinaire.
+ BOUCHE Moyenne.
+ MENTON Rond.
+ VISAGE Ovale.
+ SIGNES PARTICULIERS. Nant.
+
+--Voil qui est parfait, dit le chef de la Sret. Avec ce signalement
+caractristique, nous pouvons entrer en campagne. Mais quel ge?
+
+--Environ seize ans, dit Pausole.
+
+--Oh! fit Taxis... Seize... ou dix-huit... Moins de trente ans...
+Probablement moins de trente ans... Il n'a pas t vu de prs...
+
+--Alors comment connat-on la couleur de ses yeux? demanda le policier.
+
+--Heu!... on la connat... il serait plus exact de dire qu'on la
+suppose...
+
+--A-t-il de la barbe, enfin? Le signalement prtend que non.
+
+--Peu de barbe... Peu... Mais un peu...
+
+--Cela n'importe gure, d'ailleurs. Tel qu'il est, le document suffit,
+et au del.
+
+Taxis se retira trs en hte.
+
+--Monsieur le chef, reprit Pausole, veuillez ne m'importuner ni de
+questions ni de comptes rendus. Retenez, en outre, que vous avez mission
+de dcouvrir, mais non pas d'arrter. Je ne vous donne qu'un mandat de
+recherches. Ds que vous l'aurez su remplir, vous rdigerez un rapport
+et le remettrez mon page: vous le voyez l-bas mont sur un zbre, aux
+cts de la Reine Philis qui lui parle et rit en ce moment. Si pourtant
+vos efforts aboutissaient entre l'heure de minuit et celle de midi, vous
+auriez pour suprieur mon conseiller Taxis, qui nous quitte l'instant.
+Car mon page n'a d'autorit que pendant la moiti du jour. Allez. Je
+vous ai dit tout ce que vous deviez entendre.
+
+ * * * * *
+
+Pendant cette conversation, Giguelillot s'tait rapproch de Philis.
+
+--Allez-vous-en, lui dit la petite avec une moue qui voulait tre
+svre.
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce que je vous trouve de plus en plus gentil. Et il parat que je
+n'ai pas le droit de vous le dire.
+
+--Alors ne le dites pas...
+
+--Mais c'est que je le pense!... Allez-vous-en!... j'ai envie de vous
+embrasser.
+
+--Mais non, mais non...
+
+--Si... l, dans le cou, derrire l'oreille o Vous m'avez mis hier un
+baiser si bien fait, si bon... Je vais m'en donner un sur la main...
+Faites attention!... Il est pour vous.
+
+--Je l'ai senti.
+
+--Moi aussi, allez!...
+
+Elle rougit beaucoup, sentant que Giglio la regardait.
+
+Ils se turent.
+
+--Mais partez donc, reprit-elle. Vous me faites dire des horreurs.
+
+--Ce n'est pas mon avis.
+
+--Vraiment?... Oh! si, tout de mme... Il ne faut pas m'couter,
+voyez-vous... Je ne sais jamais ce qui est inconvenant...
+
+--Moi non plus.
+
+--Ainsi... j'ai pens vous tout le temps la nuit dernire quand vous
+avez t parti... Est-ce que je peux vous dire a, ou non?
+
+--Si c'est la vrit...
+
+--Oh! je vous ai fait plaisir! vous vous tes troubl. Vous tes trs
+content. Ah! Ah!... Restez l, maintenant, je vous dfends de me suivre.
+
+Devinant avec un instinct trs sr qu'il fallait s'en aller sur ce petit
+effet, elle talonna son petit poney noir qui vint en quelques bonds se
+ranger aux cts du Roi Pausole.
+
+ * * * * *
+
+On entrait dans les faubourgs.
+
+De toutes parts, aux fentres, aux portes, sur les toits et sur les
+arbres, une populace exultante se pressait, mlait des rires, levait des
+bras frmissants, lanait des bouquets de cris joyeux.
+
+Ouvriers en chemise de couleur et en panlalon de toile bleue; bourgeois
+en vtements de soleil, petites filles nues, trottins en bas rouges,
+femmes en cotillons rays se penchaient au bord des trottoirs avec des
+fleurs et des branches vertes.
+
+On entendait des cris, des voix soudaines:
+
+--Je le vois!... c'est lui!... le voil!... maman! maman!... le
+voil!... oh! je l'ai bien vu! je l'ai vraiment bien vu!
+
+Et d'autres qui pleuraient:
+
+--Papa! porte-moi!... je suis trop petite!... o est-il?... prends-moi
+sous les bras!... plus haut!... plus haut!... encore plus haut!...
+
+Une enfant de trois ans cria en brandissant par la patte une poupe
+rose:
+
+--Ive le Roi!... le Roi Paupaul!
+
+Et Pausole la prit bout de bras pour l'embrasser sur les deux joues.
+
+Partout des arcs de triomphe chafauds en une nuit se dressaient au
+coin des rues, l'entre des places et des carrefours. Toutes les
+fentres taient pavoises. Des toffes de couleur, des feuillages, des
+rameaux frissonnants, des roses, couvraient les maisons, les trottoirs,
+les pavs et le ciel lui-mme. Depuis les portes de la cit jusqu' la
+Grand'Place, dix-huit cents jeunes filles nues formaient une haie brune
+et versaient un fleuve de roses rouges sur les pas du Roi et des Reines.
+Les innombrables fleurs de juin tombaient des fentres dans la rue comme
+des cascades au torrent.
+
+ * * * * *
+
+Pausole saluait, saluait, ouvrait les bras, penchait la tte, levait
+parfois une main qui semblait dire: C'est trop! Et sa bonne barbe et
+ses bons yeux rendaient par leur expression douce l'enthousiasme de la
+foule une affection toute paternelle qui enchantait les assistants.
+
+Philis, auprs de lui, se tenait trs raide, consciente de ses nouveaux
+droits et de la part qu'elle pouvait prendre aux acclamations publiques.
+Son regard tait svre et digne; mais pour se mettre dans le ton des
+modes qu'elle voyait gnrales elle avait enlev l'pingle qui arrtait
+ mi-buste l'ouverture de son corsage, et elle montrait au peuple ses
+seins levs l'ombre, tant fire de leurs pointes ples et de leur
+peau transparente.
+
+Taxis cherchait dans sa Bible de saines distractions un tel spectacle;
+mais le hasard l'ayant fait tomber sur le second livre des Chroniques,
+il ne trouvait dans la biographie de Salomon que des exemples encore
+plus scandaleux des turpitudes o peut sombrer le dvergondage royal.
+
+Diane la Houppe regardait la foule en soulevant le rideau de son
+palanquin.
+
+Giguelillot, rebours sur sa selle, tenait par les mains deux jeunes
+filles dont chacune tirait en avant une farandole mouvemente de soeurs,
+d'amies ou d'inconnues. Ce qu'il leur disait devait tre d'un intrt
+particulier, car, sitt qu'il avait prononc le moindre mot, on le
+rptait d'un bout l'autre de la file avec d'assourdissants clats, et
+le cortge avanait toujours, tranant derrire son tambot o
+Giguelillot tait sirne, un double sillage de rires.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+DE LA PROMENADE QUE FIT PAUSOLE TRAVERS SA CAPITALE.
+
+ Deux besoins qui runiront toujours les hommes en socits, le besoin
+ de l'ordre et celui de se perptuer, dterminrent ces nouveaux
+ habitants demander un chef et des femmes.
+
+ BARON DE WIMPFEN, _Voyage Saint-Domingue_.--1789.
+
+
+La prfecture et l'Htel de Ville s'tant, par hasard, entendus pour se
+partager l'honneur de l'insigne prsence royale, Pausole accepta le
+festin des conseillers municipaux et fit porter ses bagages dans les
+appartements prpars chez le prfet.
+
+Il y avait bien quelque part un palais de la couronne, mais comme
+Pausole ne venait jamais dans sa capitale, il avait consenti ce qu'on
+transformt la vieille rsidence en un jeune muse populaire.
+
+Aussitt aprs le repas, Pausole ragaillardi et non pas fatigu par ses
+deux jours de promenade, dclara qu'il ferait sur le dos de sa mule le
+tour des bas quartiers de la ville.
+
+Macarie, d'un air placide, le reprit sur son chine et abaissa les deux
+oreilles avec beaucoup de rsignation.
+
+Le Roi, Taxis et Giguelillot s'en allrent sans autre escorte.
+
+Autour d'eux, le peuple, toujours empress, mais un peu moins bruyant
+que la veille, emplissait les rues et les fentres. On criait toujours:
+Vive le Roi! et mme certaines voix disaient: Bonjour, Sire!, quoi
+Pausole rpondait: Bonjour! Bonjour! mes amis!
+
+Des camelots parcouraient les trottoirs en annonant leurs feuilles
+encore fraches:
+
+--Demandez _la Paix_! _l'Indpendant_!
+
+--_La Nudit_! son dition de cinq heures!
+
+Un petit bonhomme, se mprenant, hurla aux oreilles de Taxis:
+
+--_Le Moniteur gnral des jeunes filles louer_, vingt-cinq centimes
+avec sa prime!
+
+--Qu'est-ce que c'est que la prime? demanda Guiguelillot.
+
+--Bon pour un baiser d'une minute toucher dimanche prochain!
+
+Mais le gamin se rangea lestement pour laisser passer une
+voiture-rclame o deux Tryphmoises de vingt ans allongeaient les
+lignes pures de leurs corps velouts sur une large bande d'annonce qui
+portait en lettres normes une adresse de parfumeuse.
+
+--Voil de jolies personnes, dit Giguelillot fort veill.
+
+--Erreur! grommela Taxis.
+
+--Quelle femme saurait vous plaire?
+
+--Il en fut une, monsieur.
+
+--Oh! racontez-nous cela, rien n'est plus singulier.
+
+--Comment? fit le Roi presque srieux. Mais vous m'tonnez, monsieur le
+Grand-Eunuque. Vous avez aim? Qu'est ce que cela veut dire?
+
+--Aim, non! Je n'ai jamais aim que l'ternel, Votre Majest ne
+l'ignore point; mais j'ai un jour vivement senti la perfection de
+l'oeuvre divine, devant une crature du sexe. En un mot j'ai connu une
+dame qui ralisait parfaitement mon idal de la beaut. Je prcise en
+disant: mon idal _physique_ de la beaut _morale_. Vous me comprenez?
+
+--Pas du tout; mais cela ne fait rien... Continuez.
+
+--Soit. Cette femme tait l'unique locataire de mon pre. Elle dirigeait
+une petite maison toujours close et extrieurement dcente, un de ces
+pavillons que M. Lebirbe combat, mais que j'estime, pour ma part,
+excellents en ce qu'ils concentrent sur un point les impurets de la
+ville entire, et surtout en ce qu'ils sont ennemis du scandale. Sur
+cette question, les protestants, vous le savez, sont unanimes. La bonne
+et digne femme me recevait souvent; mon pre savait que mes principes et
+ma chastet native permettaient que j'entrasse chez elle sans y courir
+aucun danger; le dimanche, en sortant du prche, j'allais jouer avec ses
+enfants... Un jour donc, comme je puisais l une salutaire horreur du
+vice par sa contemplation mme, nous vmes entrer cette digne personne
+que mon pre estimait fort, car elle lui rapportait cinq mille francs
+par an. Elle n'avait aucune chemise, et je fus frapp intrieurement. Sa
+majestueuse obsit commandait avant tout le respect. On et dit qu'elle
+tait enceinte de six enfants et qu'elle aurait su les nourrir tant elle
+avait de vastes seins. On ne pouvait les voir sans comprendre que la
+maternit est la mission premire et la suprme gloire de la femme,
+monsieur. Enfin, pour comble de beaut... (de beaut morale, veux-je
+dire) son ventre retombait devant elle avec une pudeur charmante jusque
+vers le milieu de ses jambes. Sa poitrine tait un fichu; son abdomen
+tait une jupe: ses enfants pouvaient donc la regarder sans crime: mme
+nue, elle avait des voiles.
+
+Giguelillot lui serra les mains:
+
+--Ah! monsieur, j'ai le violent dsir de vous prendre pour ami intime,
+car nous ne nous battrons jamais propos d'une femme qui passe. Et les
+autres querelles ne comptent pas.
+
+ * * * * *
+
+Pausole, qui n'coutait plus, montra devant une boutique un criteau
+orn d'une palme: Socit Lebirbe. Grand Prix d'honneur.
+
+--C'est ici, demanda-t-il, que demeure la laurate?
+
+--Oui, Sire, dit un voisin.
+
+--O est cette enfant? reprit le Roi. Je la veux fliciter. En effet, si
+M. Lebirbe exprime parfois des voeux dont la ralisation serait funeste
+pour les liberts publiques, il est plein de sens et il voit juste sur
+le chapitre des principes qu'il faut rpandre autour de soi. Je suis sr
+qu'il a fait un choix clair entre toutes les jouvencelles qui
+pouvaient aspirer la couronne de roses. O est l'heureuse rosire?
+Dites-lui que je lui fais une visite.
+
+La jeune fille descendit en hte, et, ds qu'elle aperut le Roi, elle
+enleva prestement sa cotte et son fichu comme on retire un tablier pour
+s'endimancher l'office.
+
+Elle tait jolie de la tte aux pieds.
+
+--On t'a couronne? dit le Roi.
+
+--Oui, Sire, on a t bien bon.
+
+--Tu le mritais?
+
+--Comme beaucoup d'autres. J'ai eu de la chance, voil tout.
+
+--Mais qu'avais-tu fait pour tre rosire?
+
+--Sire, mes parents sont ptissiers. Les quatre marmitons ont demand ma
+main et chacun d'eux a dit qu'il se tuerait si je ne la lui donnais pas.
+
+--C'tait un cas difficile. Comment l'as-tu rsolu?
+
+--Oh! je n'ai pas voulu de suicides dans ma petite vie. Je les ai
+pouss tous les quatre. Il faut tre bonne fille, n'est-ce pas, Sire?
+Les hommes sont si malheureux quand on les laisse la porte! Ils
+veulent bien peu de chose! Pourquoi leur refuser?
+
+--Eh! si un cinquime se prsente, il faudra bien que tu lui dises
+non...
+
+--Je n'ai jamais dit non personne, Sire, ce n'est pas dans mon
+caractre. Mes maris ont compris tout de suite que j'tais gentille avec
+eux et que je n'avais pas de raisons pour tre mauvaise avec les autres.
+Tout le monde me trouve jolie dans le quartier. Je ne dis pas que tout
+le monde me plat, mais que voulez-vous? chacun pratique la charit
+comme il l'entend. On n'est pas riche la maison, je donne ce que j'ai,
+j'aime faire plaisir et le soir je m'endors contente quand je me dis que
+j'ai eu bon coeur pour tous ceux qui me tendaient la main. C'est ma
+petite vertu, moi.
+
+Pausole demeurait rveur.
+
+--Je n'aurais rien dire, fit-il, si tu ne t'tais pas marie. Le
+mariage est une abdication volontaire de la libert. On peut la
+rvoquer, cette abdication; mais alors il faut se sparer...
+
+--Oh! nous n'en voyons pas si long! Je me suis marie avec les marmitons
+de mes parents. Ils tiennent la maison. Moi, je fais le mnage. C'est
+notre intrt de rester ensemble, et, comme nous nous aimons bien, tout
+s'arrange. Quand la nuit est passe, quand le mnage est fini, je reste
+seule et je n'ai rien faire. Mes maris sont leur travail. Alors,
+comme tant d'autres, je pourrais aller de porte en porte causer avec les
+commres et dire du mal des voisins. Moi, je trouve que quand on a vingt
+ans, on peut s'occuper mieux que cela. Aussitt que j'ai pos ma jupe,
+je me laisse emmener par l'un ou l'autre: au moins, ce n'est pas du
+temps perdu.
+
+--Allons, dit Pausole, je vieillis. Je vois que je suis ractionnaire et
+que les moeurs marchent en avant. Je ne te condamnerai pas, ma fille. Au
+fond, tu appliques mieux mes lois que je n'ai su le faire en personne.
+Jusqu'ici, j'avais pour jurisprudence de frapper toutes les femmes
+adultres qui ne fuyaient pas de chez elles. Un dieu s'est montr jadis
+plus indulgent que je ne le fus. Il faut que la libert ne puisse pas
+tre abdique, mme par consentement mutuel. Ton exemple me frappe, mon
+enfant, car tu te passes de mes principes et tu as, comme tu dis, ta
+petite vertu toi, qui est peut-tre bien la grande. Donne-moi la main,
+je te flicite.
+
+ * * * * *
+
+Pausole continua ses visites, il entra dans les ateliers, dans les
+boutiques, dans les hangars; il questionna les vagabonds qui dormaient
+le long des murs, il serra beaucoup de mains noires et vit beaucoup de
+visages souriants. Personne ne se plaignait de la vie au point
+d'attaquer le gouvernement.
+
+Rentr la prfecture, il subit un second festin, couta de nouveaux
+discours et serra de nouvelles mains avec une croissante fatigue.
+
+Comme les invits se formaient par groupes dans les salons prfectoraux
+orns des portraits de Pausole et de ses Reines favorites, le chef de la
+Sret surgit au moment o le Roi venait d'emmener dans un coin cart
+Giguelillot par le coude gauche, afin de lui parler posie.
+
+S'inclinant avec une dfrence qu'altrait la fiert de la tche
+russie, le chef pronona lentement ces paroles:
+
+--J'ai l'honneur d'annoncer Votre Majest que son auguste fille, la
+Princesse Aline, est retrouve saine et sauve.
+
+--Dj? s'cria Pausole.
+
+--Oui, Sire. Vous tes obi.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+O LE LECTEUR RETROUVE HEUREUSEMENT LES HRONES DE CETTE HISTOIRE.
+
+ Ds que je fus couche, je lui dis: --Approchez-vous, mon petit
+ coeur. Elle ne se fit pas prier et nous nous baismes d'une manire
+ fort tendre...
+
+ _Histoire de Mme la comtesse des Barres_, 1742.
+
+
+Aline et Mirabelle, sortant de l'htel du Coq, arrivrent la ville
+vers dix heures du soir.
+
+Tryphme, endormie aux heures du soleil, s'anime au crpuscule et reste
+veille tard. Toutes les boutiques taient ouvertes le long des rues
+pleines de passants quand les deux amies se mlrent la foule, et
+Mirabelle en profita pour s'habiller sans plus attendre. Le sentiment de
+sa nudit tait le plus dsagrable qu'elle et encore prouv. Bien
+qu'elle coudoyt beaucoup d'autres jeunes filles aussi dcouvertes
+qu'elle-mme, ses yeux croyaient voir tous les yeux fixs sur un point
+de sa personne, et cela ne pouvait pas se supporter,--au moins de la
+part d'une multitude.
+
+Elle entra donc dans une boutique et expliqua ce qu'elle dsirait.
+
+--Oh! madame, fit la marchande, en la considrant des pieds la tte,
+ce n'est pas mon intrt de parler comme je le fais, mais quel dommage
+d'habiller madame! Quand on a la poitrine si jeune, le ventre si fin,
+les jambes si bien faites, peut-on cacher des choses pareilles?
+
+--C'est mon caprice, dit Mirabelle.
+
+--Alors, mettez des transparents... Je peux faire Madame une petite
+robe Empire en linon blanc sans doublure, trs collante autour des
+hanches... De loin, cela fait robe, et de prs, c'est comme si l'on
+n'avait rien... J'ai l du linon tout ce qu'il y a de lger. On lirait
+le journal travers. Madame veut-elle essayer?... Ou bien est-ce que
+madame prfre le tulle noir? mais c'est plutt robe de bal.
+
+--Non, rien de tout cela. De la batiste, des bas de fil, une jupe de
+toile toute faite et une chemisette bleue, voil ce qu'il me faut.
+Donnez-en autant ma soeur qui dsire s'habiller exactement comme moi.
+
+--Enfin... je veux bien, dit la brave femme. Vrai, c'est pch de vous
+obir.
+
+Habilles, elles achetrent des canotiers quelconques, mais de paille et
+de ruban semblables. Mirabelle y tenait beaucoup.
+
+Puis elles sortirent.
+
+ * * * * *
+
+--Grande soeur, dit Line en souriant, o irons-nous passer la nuit?
+
+Malgr le conseil de Giguelillot, Mirabelle rpondit vivement:
+
+-- l'htel.
+
+--Pourquoi pas dans cette maison dont le page nous a donn l'adresse?
+
+--Cela m'effraye, tous ces garons et toutes ces petites filles
+ensemble...
+
+--Ils doivent tant s'amuser! Tu ne veux pas aller voir?
+
+--On nous retiendrait peut-tre... Je ne suis pas tranquille. L'htel
+est plus sr.
+
+--Le page disait bien le contraire. Et il est si intelligent!...
+N'est-ce pas qu'il est gentil, ce petit page, Mirabelle?
+
+--Ah!... tu trouves?
+
+--Oui... J'aime beaucoup ses yeux.
+
+--Moi pas!
+
+--Oh! je t'ai fait de la peine. Tu es devenue blanche...
+
+--Pas le moins du monde. Je ne suis pas de ton avis, voil tout.
+
+--Mais comme tu es nerveuse! Pourquoi t'ai-je dit cela?... Pardon,
+Mirabelle, je ne le dirai plus... Viens dans un petit coin noir, tout de
+suite...
+
+--Pourquoi?
+
+--Pour que je t'embrasse... Si tu me le permets.
+
+Elles prirent une rue obscure et trouvrent l'abri souhait: derrire un
+tombereau de sable qu'on avait laiss l sur cales, les deux jeunes
+filles, bouche bouche, se prouvrent une fidle tendresse.
+
+--Viens, soupira Mirabelle. Dpchons-nous, il est tard. Il nous faut
+une chambre, tu sais.
+
+--Oui, dit Line, j'ai bien sommeil encore. Depuis trois jours j'ai si
+peu dormi... Je me sens faible, faible, ce soir. Et j'ai mal aux
+jambes... Comment cela se fait-il? Nous n'avons gure march, pourtant?
+
+--C'est parce que tu grandis. Je suis contente de cela. Bon signe, ma
+chrie.
+
+Line croyait tout ce qu'on lui disait et ne s'inquita pas davantage.
+
+Dans une avenue silencieuse, elles s'arrtrent devant un htel qui
+paraissait trs convenable et qui avait pour enseigne: _Htel du
+Sein-Blanc et de Westphalie_.
+
+Elles y pntrrent. Mirabelle choisit une chambre grand lit, trs
+vaste, avec des miradores qui lui assuraient une prcieuse fracheur.
+
+Au moment o elles gagnaient l'ascenseur, la directrice prit part
+Mirabelle et s'excusa profondment: l'htel avait six attachs chargs
+du service de nuit prs des dames qui voyageaient seules; mais il tait
+venu dans l'aprs-midi une famille de sept Anglaises qui avaient retenu
+par tlgramme toute cette partie du personnel et la maison se trouvait
+ainsi dmunie pour quarante-huit heures. La directrice offrait de les
+remplacer, au moins dans la mesure du possible, en rveillant les deux
+petits grooms, qui taient sans doute un peu jeunes, mais passaient pour
+trs gentils. Elle demandait, en outre, si ces dames resteraient
+plusieurs jours afin de les inscrire sur-le-champ pour les premiers
+attachs disponibles.
+
+Mirabelle la laissa parler; puis elle rpondit simplement:
+
+--Ma petite soeur et moi, madame, nous n'avons besoin de personne.
+
+ peine enfermes dans leur chambre, elles se dshabillrent avec
+lassitude. Line dormait en faisant sa toilette et restait les doigts
+dans ses cheveux sans pouvoir terminer sa natte.
+
+Mirabelle, mlancolique, mais patiente et rsigne, la coucha comme une
+enfant.
+
+--Bonsoir, Mirabelle... Dors bien... murmura Line en tendant la bouche,
+mais sans pouvoir rouvrir les yeux.
+
+--Bonsoir, ma chrie... je ne t'veillerai pas.
+
+--Bien gentille... bonne nuit.
+
+Mirabelle se glissa le long de son amie, prit tendrement le petit corps
+entre ses belles jambes jalouses, posa la tte blonde sur sa poitrine et
+ne put s'endormir que longtemps, longtemps aprs.
+
+ * * * * *
+
+Elle s'veilla cependant la premire, sonna, sauta du lit et sortit dans
+le couloir afin de donner ses ordres silencieusement.
+
+Il lui fallait des fleurs, des gerbes, des brasses, des bottes de
+fleurs. Elle en mit partout, sur les tables, la chemine, les divans,
+les chaises, les consoles. Elle en mit derrire les cadres, dans les
+marges de toutes les glaces, et jusque dans les gonds des hautes
+portes-fentres ouvertes. Elle en joncha le tapis, elle en couvrit la
+couche. Autour du cher profil de Line endormie elle en rougit l'oreiller
+blanc, et Line fut veille par leur immense parfum.
+
+Les deux mains jointes sous la joue, souriante des yeux et de la bouche,
+la natte ramene sur la poitrine et un sein dans le pli du coude, elle
+appela Mirabelle qui mit genou en terre comme si elle mimait un ballet
+d'amour.
+
+Line avait l'me reconnaissante. Elle runit ses bras nus derrire le
+cou de son amie, baucha quelques baisers plus sonores que voluptueux,
+puis tourna doucement la tte de Mirabelle de faon poser l'oreille
+sur sa bouche et lui offrit sans dtours ce que la jeune fille pouvait
+dsirer de plus agrable ses tentations.
+
+Mirabelle ne se fit pas prier. Ayant prouv douze heures durant toute la
+discrtion dont elle tait susceptible, elle jugea qu'elle avait atteint
+l'extrme limite de la rserve et qu'il lui devenait permis de se
+montrer enfin telle que les dieux l'avaient faite.
+
+Sa franchise, durant quatre heures, se montra sous tous les aspects.
+Aprs plusieurs attendrissements qui l'branlrent jusqu'au fond de sa
+jeune et prompte motion, Line avoua qu'elle tait dcidment souffrante
+et qu'elle n'aurait pas mme la force de se lever pour djeuner sur une
+chaise.
+
+Elle prit son repas au bord du lit.
+
+Cependant la journe s'avanait. Mirabelle rangea la chambre, reut les
+vtements, les plia, en ancienne apprentie soigneuse, et, comme il
+fallait bien mditer aussi les exigences de la vie pratique, elle visita
+les porte-monnaie et fit le compte des richesses communes.
+
+Deux journes d'auberge au village, les achats de vtements, les fleurs,
+avaient absorb les trois quarts de ce que contenaient les petites
+bourses...
+
+Mirabelle, toute soucieuse, baucha des combinaisons...
+
+-- quoi penses-tu? demanda Line.
+
+-- toi, chrie... Il faut que je sorte...
+
+--Tu penses moi et tu me quittes?
+
+--Pas pour longtemps... Deux heures peut-tre... Si je n'tais pas
+rentre l'heure du dner, tu ne t'inquiterais pas, le promets-tu?
+
+--Oh! mais comme je vais m'ennuyer! Pourquoi faut-il que tu sortes?
+
+--Ne me demande pas... C'est pour nous deux... Ds que je serai sortie,
+ferme bien la porte, n'est-ce pas? et ne laisse entrer personne...
+Puisque tu es fatigue, tu devrais faire une longue sieste en
+m'attendant...
+
+Elle prit des ciseaux, se coupa une boucle brune et la fixa au second
+oreiller avec une pingle cheveux.
+
+--Tiens, mon amour, voici un peu de moi pour que tu ne te sentes pas
+seule...
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+O LES VNEMENTS SE PRCIPITENT.
+
+ Il toit trop poli, trop galant pour desobliger un sexe dont il avoit
+ toujours t l'idole. Ds qu'une jolie femme se prsentoit, elle tait
+ sre d'tre place.
+
+ _Le Cosmopolite._--1751.
+
+
+--Ma fille est retrouve? dit Pausole. C'est fort heureux pour elle.
+Mais quelle heure singulire vous avez choisie, monsieur, pour une
+pareille dcouverte!
+
+--Sire... je suis confondu... Nous ne choisissons gure les...
+
+--Comment voulez-vous que j'aille courir les rues quelques instants
+avant minuit, un soir de fte, en pleine foule, au milieu des plaisirs
+et sans doute des excs que toute fte conseille et mme facilite, pour
+une dmarche aussi intime, aussi dlicate, aussi scabreuse que de
+pntrer en personne dans l'appartement clandestin d'une Altesse royale
+avec le dessein paternel de ressaisir son affection? La Princesse Aline
+se couche neuf heures, monsieur le chef de la Sret. Elle est
+certainement au repos en ce moment. J'arriverais comme un personnage de
+vaudeville au milieu d'un flagrant dlit et cette seule ide m'est
+odieuse. Vous m'en voyez tout rvolt. Allez, monsieur, vous tes un
+maladroit!
+
+--Mais, Sire, c'est votre ministre, l'honorable, seigneur Taxis, qui m'a
+conseill de...
+
+--Encore lui! Toujours cet homme! Je n'apprends donc rien de
+malencontreux, de brouillon, d'impolitique sans qu'il n'y ait sa part de
+responsabilit! Il se rendra intolrable, et je ne sais pas vraiment si
+je ne finirai point par me priver de tels services o je ne recueille
+que trouble et vicissitude... Allez! vous dis-je; je suis trs
+mcontent... Rglez la suite avec mon page. Je ne veux plus m'occuper de
+rien.
+
+Giguelillot emmena le malheureux.
+
+--Pourquoi venir parler de cela au Roi? lui dit-il. Si vous m'aviez pris
+ part, je vous aurais prvenu d'un mot... Voyons, dites-moi ce que vous
+savez. J'essayerai d'arranger les choses.
+
+Le chef de la Sret expliqua que la Princesse Aline avait t
+retrouve, non avec un jeune homme, comme on croyait le savoir, mais
+avec une jeune fille un peu plus ge qu'elle, htel du Sein-Blanc et de
+Westphalie. Il ajouta que, deux agents rests pendant trois heures aux
+coutes derrire la porte avaient fait le rapport le plus singulier de
+tout ce qu'ils avaient su entendre. Il insista pour obtenir que
+l'arrestation ft prompte, disant que, plusieurs reprises, Son Altesse
+s'tait plainte d'une lassitude extrme et que le souci de l'auguste
+sant devait primer, semblait-il, toute autre considration.
+
+--Ne savez-vous rien de plus? demanda Giguelillot.
+
+--L'inconnue parlait d'une absence qu'elle avait faite dans le courant
+de l'aprs-midi et qui a t confirme par le portier de l'htel.
+
+--O pouvait-elle aller?
+
+--Elle refusait de le dire; mais elle rapportait deux cents francs d'une
+mystrieuse origine, et une bague qu'elle voulait revendre sans la
+garder un seul jour.
+
+--C'est tout ce qu'on sait?
+
+--Demain lundi, de quatre huit, elle sortira une seconde fois.
+
+--Ah! ah! c'est trs intressant.
+
+Giglio remercia le policier, lui ordonna de faire cesser la surveillance
+le lendemain quatre heures prcises, et surtout de renoncer toute
+communication avec Taxis, d'une part, avec Pausole, de l'autre.
+
+ * * * * *
+
+Il achevait peine, lorsqu'un grand mouvement se fit autour de lui,
+
+Le Roi venait de manifester au prfet qu'il lui tait agrable de se
+retirer dans ses appartements avec la jeune femme qu'il avait pouse le
+matin mme.
+
+Giguelillot traversa vivement le salon, s'approcha de Diane la Houppe
+et prit en penchant la tte sur l'paule un air suppliant et doux...
+
+Diane frona les sourcils sans pouvoir en mme temps s'empcher de
+sourire, et, le visage tendu en avant, elle articula nettement:
+
+--Oui.
+
+Puis, dans un rire silencieux, elle murmura non sans bravade:
+
+--Tu ne diras plus, petite horreur, que tu n'as jamais entendu ce
+mot-l.
+
+ * * * * *
+
+Il la rejoignit une heure plus tard. Elle l'attendait sur une chaise
+longue; ses cheveux noirs ondulaient largement sur chacune de ses joues
+et la recouvraient jusqu' la hanche. Il ne vit de son expression que
+deux yeux trs brillants et une bouche humide...
+
+--Eh bien, madame, dit-il, je vous ai obi. La Princesse Aline n'est pas
+arrte.
+
+--Oh! tu es gentil! tu es si gentil!
+
+--Quelle rcompense aurai-je?
+
+--Toutes celles que tu aimes.
+
+Elle ferma doucement le verrou, tandis qu'il teignait toutes les lampes
+lectriques, sauf une qu'il posa sur le sol, afin de laisser le sommet
+du lit dans une demi-obscurit. Il retira son costume jaune et bleu dans
+le cabinet de toilette. Un flacon de parfum s'offrait: il le reconnut
+aussitt et s'en versa par attention.
+
+Mais lorsqu'il frissonna enfin dans les bras de la jeune femme il se
+sentit presque humili, ou, si l'on peut le dire, inutile. Son gracieux
+talent ne lui servait rien. Diane obissait aux caresses avec un tel
+empressement que toute subtilit devenait ruse perdue. Dj elle avait
+ressenti ce qu'il s'occupait de lui suggrer avec plus de mthode
+qu'elle n'avait de patience. Ainsi plusieurs fois de suite elle le
+dconcerta.
+
+Au milieu de la nuit, comme pour le dominer et le maintenir au moment o
+elle attendait de lui des rponses presque solennelles, Diane la
+Houppe s'tendit avec un soupir sur celui qu'elle chrissait tant,
+s'accouda de chaque ct, le frla rgulirement de ses seins gonfls et
+souples dont la caresse passait tide et lui dit avec effort:
+
+--Tu m'aimes?
+
+--Oui.
+
+--Combien de temps m'aimeras-tu?
+
+--Toujours.
+
+--Alors... je peux te confier... un secret?
+
+--Tu peux.
+
+--Le Roi m'a dit qu'il songeait permettre aux pages... d'entrer dans
+le harem... et qu'il fermerait les yeux sur... ce qui se passerait...
+trs probablement.
+
+--Admirable inspiration!
+
+--Oh! ne ris pas!... Je suis si contente!... Nous pourrons nous
+revoir... Maintenant cela m'est bien gal que la blanche Aline soit
+prise... puisque cela ne nous spare plus...
+
+--Amour!...
+
+--Mais tu vas me jurer quelque chose.
+
+--Tout ce que tu voudras.
+
+--Il y a tant de femmes au harem... Sais-je seulement si quelqu'une ne
+te fera pas la cour? Souviens-toi, Djilio, souviens-toi que je me suis
+soumise la premire... et jure-moi que les autres n'obtiendront rien de
+ta bouche... Jure-moi que personne ne t'treindra comme je t'treins...
+avec mon corps et mon me!... Jure, Djilio! Donne-toi comme je me donne!
+
+Giguelillot ne fit aucune difficult. Il jura selon les traditions et
+prit le ton qui convenait la circonstance. Puis il quitta la belle
+Diane afin de ne pas la compromettre, ainsi qu'il le lui fit
+comprendre,--et aussi pour dormir tranquille, mais il ne dit rien de
+cette-raison-l.
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain, comme il passait dans le corridor prfectoral, un appel
+murmur mais pressant lui fit retourner la tte.
+
+Le petit visage de Philis se hasardait, timidement, derrire une porte
+entre-bille.
+
+La porte s'ouvrit tout fait, puis se referma sur eux deux.
+
+--Le Roi dort, dit Philis. Restons l,... Nous ne serons pas surpris.
+
+--Comment! midi et demi, le Roi dort encore?
+
+--Pas depuis longtemps! expliqua la petite avec une certaine fiert.
+
+--Et vous?
+
+--Moi! je n'ai pas sommeil quand je pense vous. Il y a une heure que
+je vous attends derrire cette porte.
+
+--Que vouliez-vous de moi?
+
+Elle prit un air pench:
+
+--Une petite leon, monsieur... Vous ne m'en avez donn qu'une et je
+l'ai vite apprise par coeur, mais je ne ferai jamais de progrs si vous
+ne m'enseignez qu'une rgle sur quatre...
+
+Giguelillot la flicita de ses dispositions studieuses. Toutefois, comme
+il ne trouvait ni agrable ni dcent le rle qu'on voulait lui faire
+jouer, il dcida que dans l'intrt mme de l'lve, la seconde leon
+devait tre plus exprimentale que thorique, et, consultant ses
+fantaisies plutt que les devoirs de sa tche, il abusa diversement de
+l'acceptation pralable que Philis exprimait toujours l'tourdie, avec
+un jeune lan de confiance et parfois de curiosit.
+
+Philis apprit les quatre rgles. Son esprit s'ouvrait peu peu toutes
+les lumires nouvelles d'une science qui la ravissait, et qui n'tait
+jamais trop difficile, prtendait-elle, pour ses jeunes comprhensions.
+Cependant aprs une heure et quart Giguelillot lui dit en ami que son
+petit cerveau dlicat avait assez travaill.
+
+Elle le retint:
+
+--Vous vous en allez?
+
+--Jusqu' ce soir.
+
+--Vous sortez en ville?
+
+--Oui.
+
+--Puis-je vous donner une commission?
+
+--Laquelle?
+
+--coutez... Ma soeur n'a pas toujours t gentille pour moi... mais je
+l'aime bien tout de mme... et je suis triste qu'elle soit partie...
+Vous tes si adroit, petit ami... Vous pourrez peut-tre dcouvrir son
+adresse... et la voir un instant... et lui parler de moi... Cherchez-la,
+vous me ferez plaisir... Gardez son secret, je n'en veux pas... mais
+dites-moi si elle va bien... Je ne vous demande pas autre chose...
+
+--Vous le saurez ce soir, dit Giguelillot.
+
+--C'est gentil... Encore un petit mot... Vous lui parlerez... vous lui
+parlerez de tout prs... Ne l'embrassez pas...
+
+--Je vous le promets.
+
+--Mme si elle a l'air d'en avoir envie?
+
+--Les jeunes filles n'ont jamais cet air-l, mademoiselle.
+
+--Oh!... alors on voit bien que vous ne les connaissez pas!
+
+ * * * * *
+
+Giguelillot djeuna fort tranquillement, fit plusieurs amis l'aveu
+confidentiel de son dpart pour une enqute, afin que cela ft
+immdiatement rpt au Roi. Puis il sortit, seul et sans canne.
+
+Devant l'htel de la prfecture, sur la planche d'un banc public, il
+aperut la belle Thierrette, qui, les deux mains croises en poing et le
+corps courb en cerceau, posait, sans en avoir conscience, pour la
+statue monumentale du Dcouragement silencieux.
+
+Il la releva par le menton.
+
+--Eh bien, pauvre Thierrette, cela ne va pas? dit-il.
+
+--Ah! monsieur! je ne peux pas suffire... Ce n'est pourtant pas faute de
+bonne volont... J'y mets tout mon coeur, vous savez... je me mets en
+quatre pour contenter... mais il y a trop d'ouvrage... Je vais demander
+mon compte.
+
+--Dj? Dj? Comment, toi, une forte fille, avec tes muscles et ta
+sant, tu ne peux pas crier: Vive l'arme! pendant deux jours de
+suite? Qui est-ce qui m'a flanqu une mauviette pareille, sacr nom d'un
+chien?
+
+--Mauviette? Je voudrais bien en voir une autre ma place!... Monsieur,
+ils amnent leurs amis, maintenant!... Un rgiment, passe encore, mais
+toute la ville, je ne peux pas... Alors je viens vous prier... pour si
+vous connaissiez une maison plus tranquille... mme avec plusieurs
+matres... pourvu qu'ils ne soient pas plus de cinquante...
+
+--Allons, console-toi. Je sais ce qu'il te faut. De ma propre autorit
+je te nomme ribaude ordinaire la suite du corps des pages. Nous sommes
+quinze peine...
+
+--Oh! si ce n'est que cela!
+
+--... Et nous avons tous beaucoup d'amies; mais il nous manquait...
+comment dirai-je... quelqu'un qui ft porte... Les soubrettes du Roi
+ne sont jamais seules l'heure o on leur rend visite... On ne peut pas
+compter sur elles... Toi, tu seras notre petit harem particulier. C'est
+entendu. Sche tes larmes.
+
+La paysanne se confondit en remerciements et resta cloue sur la place.
+
+La quittant avec un geste d'encouragement et d'entrain, Giguelillot fut
+d'abord s'acheter des cigarettes, puis il se rendit vers les lieux o il
+savait pouvoir rencontrer Galate.
+
+C'tait un petit htel blanc, fort convenable d'aspect, et dont rien ne
+dcelait la vie intrieure.
+
+Le page sonna. On l'introduisit auprs d'une grande dame ge qui avait
+de parfaites faons et qui s'enquit tout de suite de ses prfrences,
+c'est--dire qu'elle lui demanda s'il fallait faire prvenir en ville
+Mme X., femme d'un magistrat, personne blonde trs effarouche, ou
+plutt Mme Y., dont la photographie tait sur la chemine.
+
+Mais Giglio, sans y toucher, fit en quelques mots prcis le portrait
+d'une jeune fille idale qui ressemblait Galate comme Galate son
+miroir.
+
+On le laissa seul dans une chambre, et, aprs vingt minutes d'attente
+pendant lesquelles on fit semblant d'aller qurir l'ingnue chez elle,
+il vit entrer Mlle Lebirbe qui venait simplement de la chambre voisine.
+
+Ds qu'elle l'aperut, elle poussa un cri et, dtournant la tte, se mit
+ pleurer.
+
+Au lieu de triompher par un Je vous l'avais bien dit! qui ne lui et
+pas apport les consolations indiques, Giglio s'approcha d'elle et lui
+prit la main:
+
+--Qu'avez-vous?
+
+--Ah! vous tes gentil d'tre venu!
+
+Ses larmes redoublrent. Elle reprit:
+
+--Vous aviez raison... vous m'avez parl comme un ami... J'ai eu tort de
+ne pas vous croire... On a t si grossier pour moi, si vous saviez!...
+Je ne suis pas plus heureuse que dans ma famille...
+
+--Vous retourneriez chez votre pre?
+
+--Oh! non! mais je veux sortir d'ici.
+
+--Personne n'a le droit de vous retenir. O irez-vous quand vous serez
+sortie?
+
+--Je ne sais pas...
+
+Puis, de plus en plus dsespre, elle sanglota:
+
+--Je suis amoureuse.
+
+Giglio ne comprenait plus.
+
+--Vous dites?
+
+Elle ne rpondit rien.
+
+--Amoureuse de qui?
+
+Elle hsita encore, sourit lgrement, soupira, et dit enfin:
+
+--De votre amie.
+
+ * * * * *
+
+Trs srieux, le page hasarda:
+
+--Est-ce que vous ne pourriez pas dsigner plus clairement...
+
+--Votre amie de l'htel du Coq... L'ane des deux... Elle est venue
+ici... Elle avait besoin d'argent, parat-il... Ah! si vous aviez vu ma
+joie quand je l'ai aperue... N'est-ce pas qu'il y a des hasards
+providentiels et que nous tions prdestines nous retrouver un jour,
+peut-tre pour longtemps?
+
+--Ce n'est pas douteux, dit Giguelillot qui entrevit des machiavlismes.
+
+--Vous savez que j'en suis folle? reprit Galate. Je comprends
+maintenant tout ce que j'ai vu par ma fentre, au bout de ma lorgnette
+qui tremblait... Nous sommes restes seules une demi-heure dans un salon
+d'attente... Je crois bien qu'elle en aime une autre et nanmoins elle
+m'a aime... pour se purifier, disait-elle, de ce qu'elle allait faire
+dans l'horrible endroit o je suis encore. Quand je pense qu'elle va
+revenir dans une demi-heure et que peut-tre nous ne nous reverrons
+pas...
+
+--Vous vous reverrez, dit Giguelillot, ce soir mme, et pour longtemps.
+
+--Je le lui ai demand. Elle ne veut pas.
+
+--Elle voudra... Croyez-moi aujourd'hui puisque vous regrettez de ne
+m'avoir pas cru avant-hier... Venez ici crire une lettre. Demandez ce
+qu'il faut pour cela.
+
+Une esclave en bonnet apporta un buvard.
+
+--Vous allez, dit Giguelillot, crire la jeune fille que vous esprez,
+que vous attendez ici mme.
+
+--Pourquoi?
+
+--Pour lui dire d'abord ce que vous pensez d'elle...
+
+--Elle le sait.
+
+--Elle ne le sait pas. Rien ne vaut une dclaration crite... Dites-lui
+par lettre tout ce que vous lui avez dit en pense depuis que vous
+l'avez quitte... Et enfin...
+
+--Mais puisqu'elle va venir?
+
+--Oh! il ne faut pas lui en parler. C'est trs important. Vous gteriez
+tout.
+
+--Soit...
+
+--Dites-lui donc ce que vous pensez d'elle, et donnez-lui rendez-vous
+pour ce soir au Jardin-Royal, sous le monument de Flicien Rops.
+
+--Elle y sera?
+
+--Elle y sera. Je m'y engage. Mais dpchez-vous. Le temps presse.
+
+Galate crivit sa lettre, puis, la tendant:
+
+-- quelle adresse?
+
+--Je me charge de la faire parvenir.
+
+--Et le rsultat?
+
+--Ce soir vous serez toute seule avec cette jeune personne et vous
+l'emmnerez o il vous plaira... Je vous conseille d'aller en France.
+
+--Vous ne vous moquez pas de moi?
+
+--Voulez-vous me dire pourquoi je me moquerais de vous?... et si jusqu'
+prsent je vous ai laiss croire que je faisais de fines mystifications
+autour de votre personne?
+
+--Pardonnez-moi, mon ami. Merci... Merci de tout coeur... Vous
+reverrai-je?
+
+--Non... ou du moins... pas cette semaine... On se revoit toujours: le
+monde est si petit. Mais je vous chasse d'o vous tes, et ne vous donne
+aucun rendez-vous. C'est la meilleure preuve que je puisse vous offrir
+de ma respectueuse amiti.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+O GIGUELILLOT, LUI AUSSI, DEVIENT AMOUREUX.
+
+ Le garon est pour la fille,
+ La fille est pour le garon;
+ Quoi qu'on fasse et qu'on babille,
+ Ce n'est, ma foi, que vtille,
+ Que mystre et que faon.
+ Le filet est pour l'anguille
+ Et le trou pour la cheville,
+ La limace la coquille,
+ La coquille au limaon.
+ Le garon est pour la fille,
+ La fille pour le garon.
+
+ Le manche pour la faucille
+ Et la balle pour la grille,
+ Le fil pour la canetille
+ Et la pomme pour l'aron,
+ L'appt est pour l'hameon,
+ Le bout pour le nourrisson,
+ Et l'oiseau pour le buisson,
+ Et le garon pour la fille.
+ Le cheval est pour l'trille
+ Et pour le caparasson,
+ Le tillac est pour la quille,
+ La cage pour le pinson,
+ Et l'tang pour le poisson,
+ Et l'ente pour l'cusson,
+ Et l'py pour la moisson,
+ Le rocher est pour l'anguille,
+ La fille pour le garon.
+ . . . . . . . . . . . .
+
+ _Virelai de CLAUDE LE PETIT._--1660.
+
+
+Lorsque Giguelillot se rendit enfin htel du Sein-Blanc et de
+Westphalie--car vous pensez bien qu'il y courut--Mirabelle venait de
+sortir.
+
+Il frappa trois coups discrets, et attendit:
+
+--Qui est l?
+
+--Moi.
+
+--Vous?... le page de papa? dit Line tout bas, dans la serrure.
+
+--Puis-je entrer?
+
+--On m'a bien dfendu d'ouvrir... Mais puisque c'est vous, il n'y a pas
+de danger.
+
+Elle lui ouvrit, et, se haussant sur la pointe des pieds, elle lui
+tendit la joue.
+
+--Embrassez-moi, dit-elle, je vous le permets... Sur l'autre joue
+aussi... La vtre, maintenant...
+
+Elle soupira.
+
+--J'ai bien des choses vous dire... Asseyons-nous tout prs, sur le
+canap... Comment vous appelez-vous?
+
+--Djilio.
+
+--Oh! quel joli nom! dit Line.
+
+ * * * * *
+
+Et Giglio pensa une fois de plus que si chaque femme trouve dire des
+banalits diverses, selon les amants qu'elle rencontre, chaque homme
+n'entend pas plus de dix phrases de la part de toutes les matresses,
+comme si elles rptaient en secret pour lui rciter le mme rle.
+
+ * * * * *
+
+--Quel hasard! s'cria Line. Je pensais justement vous... Laissez-moi
+vous regarder... Je me suis presque dispute avec mon amie propos de
+vos yeux... Je les trouvais trs jolis. On a prtendu que non. Mais j'ai
+raison contre elle, Djilio. Ils sont bien jolis, vos yeux.
+
+--Tout fait quelconques, dit Giglio; s'ils s'animent quand ils vous
+regardent, Altesse, c'est vous qu'ils le doivent.
+
+--Ne m'appelez pas Altesse, vous m'intimidez. Dites-moi Line, c'est plus
+gentil.
+
+Mais il ne la nomma d'aucune faon, car, avec un trouble apparent qui
+n'tait pas, cette fois, volontaire, il ne trouva plus rien qui lui
+semblt digne d'tre dit la blanche Aline.
+
+Le premier jour o il l'avait vue, dans cette autre chambre d'htel o
+s'taient prcipits des vnements si rapides, les circonstances ne se
+prtaient gure une contemplation tendre. Mirabelle, prsente et
+jalouse, ne se laissait pas oublier, Aline inquite montrait un visage
+altr. Scne tourdissante et brve, ce quart d'heure singulier s'en
+tait all en folie dans le tourbillon de son souvenir.
+
+L au contraire, dans le silence, de ses yeux et si prs de son visage
+charmant, il la vit semblable elle seule.
+
+Diane la Houppe lui parut trop sensuelle; Philis trop exempte de
+tendresse. L'une dvorait et l'autre jouait, mais aucune des deux
+n'avait dans le regard cette petite flamme continue qui appelle et
+retient l'amour au moment o elle le rvle.
+
+Il tenait les deux mains de Line, qui ne baissait pas les paupires et
+qui laissait entr'ouverte, comme pour un baiser toujours prt, sa petite
+bouche plus haute que large de jeune fille encore enfant.
+
+ * * * * *
+
+Il ne lui parlait point. Il n'aurait su que lui dire. Vaguement, et une
+ une, les phrases qu'il avait rptes cent fois se prsentrent son
+esprit. D'abord il les rejeta, puis avec un sourire presque triste, il
+pensa que sur un autre ton, ces phrases-l ne seraient plus les mmes.
+Il se dit que ses hyperboles, et les plus invraisemblables, se
+trouveraient mieux que jamais en situation; que les petits mensonges de
+la galanterie, excusables dans une aventure, deviendraient tout fait
+touchants au dbut d'une passion relle; enfin qu'il pouvait sans faute
+abuser sa nouvelle amie selon ses mthodes ordinaires, sachant qu'il lui
+ferait plaisir et sentant combien cela lui tait d.
+
+--Qu'avez-vous? disait Line,
+
+--Je vous aime, fit-il.
+
+--Je vous aime aussi, Djilio; je vous aime de tout mon coeur. Je suis
+bien heureuse en vous le disant.
+
+--Mais moi, je vous aime depuis si longtemps. Vous n'en saviez rien,
+n'est-ce pas?
+
+--Depuis longtemps? rpta Line. Vous m'aimez depuis longtemps? Mais
+hier matin je ne vous connaissais pas...
+
+--Je vous aime depuis trois ans, dit Giguelillot en soupirant.
+
+--Et vous ne me l'aviez jamais dit?
+
+--Je n'osais pas... Je pensais vous, mais vous tiez si haut, si loin
+de moi!... Comment croire que jamais vous consentiriez m'entendre?...
+Je vous aimais d'en bas... Je pensais vous sans cesse, mais je
+n'esprais pas que j'arriverais un jour, par un hasard extraordinaire,
+vous parler enfin seul seule, la main dans la main, les yeux dans les
+yeux...
+
+Line le regardait avec tendresse.
+
+Il poursuivit:
+
+--Vous ne me croyez pas?
+
+--Oh! si!
+
+--Tenez... J'crivais des vers sur vous...
+
+--Des vers? Vous faites des vers? Oh! j'aime tant les vers! Et vous en
+avez fait sur moi? c'est vrai?
+
+--Voulez-vous les lire?
+
+--Si je veux les lire?... mais oui!
+
+--Les voici.
+
+Giguelillot sortit de sa poche son premier volume de vers, feuilleta...
+Agns... Alberte... Alexandrine... Alfrde... Alice... Alix... Aline!
+
+--Lisez! dit-il simplement.
+
+Line s'empara du petit volume et lut avec avidit:
+
+ Ah! quand vous paraissez dans le ciel du loisir,
+ Lumire de mes nuits si tristes et si brves,
+ Idal renaissant de mon premier dsir,
+ Ne sentez-vous jamais mon me vous saisir
+ Et fermer sur vos seins les ailes de ses rves?
+
+La petite Line leva de grands yeux.
+
+--Mais qui me dit que ces vers sont pour moi?
+
+--C'est un acrostiche... Vous savez bien ce que c'est qu'un acrostiche?
+Vous tes abonne au _Journal de la Jeunesse_? Lisez les premires
+lettres de chaque vers.
+
+--A, L, I... Aline! s'cria-t-elle avec un sourire de joie. Oh! c'est
+vrai! Et comme ils sont jolis! Je n'en ai jamais lu d'aussi jolis que
+ceux-l... Mais vous avez beaucoup de talent!
+
+--Quand je parle de vous, Line... C'est vous seule qui m'inspirez...
+Vous m'avez bien compris?... Je n'osais pas crire votre nom dans un
+volume que tout le monde pouvait lire... Je l'ai cach dans un
+acrostiche... secrtement... pour vous et pour moi... Personne ne le
+sait, hors nous deux!
+
+Line se jeta dans ses bras. Il la prit avec passion, et sans rien tenter
+de plus direct envers son petit corps pli, il unit sa bouche celle
+qui se tendait, trs tendrement, presque avec prcaution.
+
+--Comment! dit Line, vous connaissez cela aussi?... Mirabelle me disait
+qu'elle l'avait invent...
+
+--On le lui avait appris, dit Giguelillot.
+
+--Comme vous?
+
+--Oh! je l'aurais devin d'instinct, le premier jour o je vous ai vue.
+
+--Mais alors... elle m'a trompe?
+
+--Elle vous a trompe gentiment.
+
+--C'est gal... elle m'a dit un mensonge... Je ne le lui pardonnerai de
+ma vie. C'est si vilain, les mensonges, n'est-ce pas?
+
+--Rien n'est plus laid, dit Giguelillot.
+
+Line rflchissait, les lvres serres.
+
+--Je vous aime encore plus que mon amie, dit-elle.
+
+Ici, Giglio cessa de se contenir. Il prit la petite Line dans ses bras,
+la porta sur le lit sans quitter ses lvres, d'autant plus facilement
+qu'elle lui disait:
+
+--Oh! oui!... mettez-vous l... tout prs... tout prs...
+
+Et une heure plus tard, la blanche Aline avouait dans ses bras trs
+mus:
+
+--Mirabelle est une menteuse. Je vous aime plus qu'elle, beaucoup plus
+qu'elle... Je vous aime... comme je n'ai jamais aim personne au
+monde... Oh! ne vous en allez pas! ne vous en allez pas!
+
+--Il le faut...
+
+--Mais pourquoi?
+
+--Le Roi m'attend... Mirabelle va rentrer...
+
+--Je ne veux plus la voir! Je n'aime que vous! que vous!... Restez l...
+je voudrais vous toucher depuis les pieds jusqu' la tte et rester
+ainsi toujours, les doigts dans vos doigts, la bouche sous la vtre...
+Je ne veux pas que vous vous en alliez... Obissez-moi, enfin!
+
+Giglio brusqua les choses:
+
+--Tout est perdu, dit-il, si nous restons ici. Mirabelle vous reprendra
+dans une heure. Elle-mme sera prise une heure aprs et nous ne pourrons
+plus jamais, jamais nous revoir, car le Roi vous emprisonnera de nouveau
+dans vos appartements du palais.
+
+--Alors, emmenez-moi, partons... Est-ce qu'il n'y a pas d'autres pays o
+nous pourrions vivre tranquilles, sans que personne puisse nous
+tourmenter?
+
+Giglio eut piti de Pausole:
+
+--Vous aimez votre pre, ma petite Line. Vous l'aimez beaucoup. Si vous
+allez o il n'est pas, vous le regretterez bientt.
+
+--Oui, j'aime papa, mais pourquoi m'enferme-t-il? Si je reviens au
+palais, je ne pourrai pas vous revoir et je serai malheureuse comme
+avant... Car je le sens bien maintenant... j'tais trs malheureuse...
+Je ne m'en doutais gure...
+
+--Il y a un moyen qui arrangera tout. Vous vous rappelez la maison dont
+je vous avais parl hier? la maison de ces bons vieillards qui
+recueillent les enfants maltraits et les soignent?
+
+--Oui. 22, rue des Amandines. Je crois que je me rappelle encore
+l'adresse.
+
+--Parfaitement. Allez-y. Allez-y tout de suite. Et quand on vous aura
+donn la chambre qui vous convient (demandez la section des filles), je
+me charge de vous en faire sortir avec toute votre libert.
+
+--Pour toujours?
+
+--Pour toujours.
+
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+O L'ON PRESSENT LA FIN.
+
+ [Grec: Dio dei chthai ps euthys ek nen, hs ho Platn phsin, hste
+ chairein te kai lypeisthai hois dei; h gar orth paideia haut
+ estin.]
+
+ ARISTOTE, _thique_, II, 2.
+
+
+Il tait quatre heures, le lendemain, quand Pausole et ses deux
+ministres furent reus rue des Amandines, o le bon Roi, si bon qu'il
+ft, ne croyait pas entrer en pre.
+
+Giguelillot, depuis le matin, avait mis zle et patience, d'abord
+persuader au Roi que cette visite serait pleine d'attraits; ensuite
+instruire secrtement ses htes, afin qu'ils lui parlassent comme il
+convenait de le faire.
+
+Le directeur de la Socit mena Pausole jusqu' un fauteuil, s'inclina
+trois fois devant lui et lut enfin, d'une voix satisfaite et ponctue,
+l'allocution que voici:
+
+Sire,
+
+L'Union tryphmoise pour le Sauvetage de l'Enfance ne saurait tre
+compare aux oeuvres similaires des pays limitrophes, pas plus que les
+lois de Votre Majest ne souffrent de rapprochement avec celles des
+nations rivales. Ici, nous recueillons les enfants maltraits,
+physiquement ou moralement, mais le danger moral que nous prtendons
+combattre n'est pas du tout celui que redoutent nos meilleurs confrres
+trangers, lesquels n'entendent pas comme nous le bonheur des petits
+enfants.
+
+--Je le crois sans peine, dit Pausole.
+
+--Nous estimons, avec vous-mme, Sire, que le jeune tre acquiert trs
+tt quelque droit la libert. Nous estimons qu'en soumettant la
+jeunesse l'autorit paternelle pendant vingt et une annes
+d'existence, les vieilles lois europennes prolongent dans leur sein
+l'une des nombreuses racines que l'esclavage antique y laisse encore
+vivantes. Le droit du pre sur le fils, comme celui du mari sur la
+femme, c'est, au fond, sous un nom quelconque, la mainmise du plus fort
+sur l'paule du plus faible, et il emprunte la tyrannie son arbitraire
+sans limites, en mme temps que son prtexte et son drapeau: la
+protection. Le mobile qui entrane un citoyen libre enfermer son
+enfant dans les horribles geles qu'on nomme les internats n'est pas
+diffrent de celui qui le pousse, pendant les vacances, martyriser le
+pauvre petit du revers de la main ou du bout de la rgle. L'homme, qui
+n'a plus de droits sur les liberts de l'homme et qui ne peut plus
+impunment squestrer ou frapper un esclave humain, conserve partout son
+pouvoir sur la personne de l'enfant, et, comme il faut bien qu'il abuse
+de tous les pouvoirs qu'on lui donne, il abuse de celui-l, pour se
+ddommager d'avoir perdu les autres.
+
+--Trs bien pens, dit Giguelillot. N'est-ce pas, Sire?
+
+--Trs bien, dit Pausole.
+
+--Nous considrons comme abus de pouvoir paternel toute atteinte porte
+ la libre expression comme au libre exercice des volonts de l'enfant,
+si ces volonts n'engagent que lui seul. Nous offrons chez nous un asile
+ tous les enfants malheureux sans leur demander pourquoi ils
+souffraient dans leur famille, mais en constatant avec une lgitime
+fiert qu'ils sont heureux dans notre sein. Nous entretenons chez eux le
+got spontan de l'tude au lieu de leur faire har toute espce de
+travail en les emprisonnant dans la salle de classe. Leur mulation
+n'est pas moindre et nous avons constat bien des fois que, prs d'un
+matre aim, l'espoir des rcompenses vaut la crainte des punitions. Les
+deux sexes levs ensemble apprennent se connatre l'un l'autre et
+sont ainsi moins exposs se tromper cruellement plus tard. Lorsqu'il
+leur plat d'aller au jeu, ils sont libres l comme ailleurs. Rien ne
+leur est dfendu, hormis de se disputer. Ils se groupent comme ils le
+veulent, dans la cour comme au dortoir. Respectant les lois naturelles
+plutt que les principes des hommes, nous n'enfermons pas les sens de
+nos lves dans une contrainte artificielle o ils dvieraient
+fatalement, pour le plus grand dommage de leur sant fragile. Nous
+favorisons au contraire l'expansion des jeunesses prcoces, convaincus
+qu' retarder l'amour on ne fait que le rendre plus redoutable, et qu'
+suppler le plaisir par le rve on accomplit de mauvaise besogne. Ce
+n'est pas l de l'ducation, au sens vraiment lev du mot...
+
+Pausjole interrompit le discours:
+
+--Et quand ces enfants vous demandent conseil?
+
+--Sire, nous leur dconseillons les amitis particulires, mais c'est
+pour leur prsenter les amitis multiples comme un meilleur emploi de
+leurs jeunes tendances. L'amour, l'amour exclusif d'une personne
+individuelle, l'amour enfin tel qu'on l'enseigne dans les classes de
+littrature des lyces franais ou allemands, est en effet une tragdie
+qui aboutit le plus souvent la folie furieuse d'Oreste, la triste
+fin de Marguerite ou au suicide lamentable de Romo et de Juliette. Les
+faits divers de tous les grands quotidiens sont remplis de pareilles
+catastrophes. Pntrs du devoir qui nous incombe et de l'influence
+salutaire que nous pouvons exercer, nous enseignons nos lves les
+dangers d'un amour unique; certes, nous apportons ici le tact et la
+discrtion que de pareils sujets comportent, mais nous ne saurions
+oublier devant nos petits orphelins qu'il y va de leur sant morale et
+de leur avenir tout entier.
+
+--Je vous approuve des deux mains, dit Pausole. Dbauchez! monsieur,
+dbauchez! On voit assez par ce qui se passe au dehors de nos frontires
+les effets parallles des deux grands systmes. D'une part, dans les
+classes suprieures, la claustration la chambre et la continence
+obligatoire de la jeunesse, contre la nature et le bon sens, ont fait
+crotre la race efflanque, dbile, phtisique et frappe d'anmie en qui
+s'tiole aujourd'hui l'aristocratie europenne. Au contraire, d'o
+viennent les ouvriers forts, les manieurs de marteaux, les porteuses de
+pain? De Charonne et de l'East End, de Whitechapel et de Mnilmontant,
+des longs faubourgs de Hambourg et des cloaques de Marseille, de tous
+les milieux enfin o l'enfance pousse en libert, se mle et s'unit
+selon ses instincts, sans retenue et sans contrle...
+
+Pausole, fatigu d'avoir tant parl, se reposa en interrogeant:
+
+--Aboutissez-vous? dit-il.
+
+--Pas toujours, rpondit le vieillard. Nous sommes cependant satisfaits,
+au moins par comparaison. Une Socit d'un pays voisin (oeuvre dont je
+parlerai d'ailleurs avec tout le respect que mrite _a priori_ une
+institution charitable) s'est donn pour mission de ne librer ses
+filles que vierges ou maries. On ne sait pas bien pourquoi. Mais voici
+des chiffres: en treize ans, cette Socit a recueilli prs de deux
+mille cent cinquante enfants...
+
+Giguelillot glapit:
+
+--C'est beaucoup, dit Candide.
+
+Le prsident continua:
+
+--Et sur ce nombre norme de jeunes nubilits, savez-vous combien elle a
+mari de filles?... Deux.
+
+Giguelillot grommela:
+
+--C'est beaucoup, dit Martin.
+
+Mais le prsident restait grave:
+
+--Nous, au contraire, depuis sept annes, sur huit cent quarante six
+filles, nous en avons dbauch huit cent douze. J'ose dire qu'tant
+donn le but respectif des deux Socits...
+
+--Oh! la vtre l'emporte, affirma Pausole. Cela n'est pas douteux.
+
+--Votre Majest daigne reconnatre nos efforts?
+
+--Non seulement je vous approuve, mais je vous subventionne, dit
+Pausole. J'inscris soixante mille francs pour vous mon budget de
+l'Intrieur. Si cette somme ne suffit pas aux bonnes oeuvres que vous
+pourriez faire, dites-le mes ministres: elle sera augmente.
+
+Le vieillard s'inclina profondment, puis d'une voix subitement altre,
+il balbutia:
+
+--L'accueil si bienveillant... que Votre Majest... l'approbation,
+veux-je dire... si flatteuse... que reoivent ici nos ides... nos
+tentatives... nos essais de ralisation... m'encourage ...
+
+--Mais parlez donc!
+
+--Sire, la communication que j'ai faire ici... est d'ordre si
+confidentiel... que je ne me crois pas le droit de l'exposer en ce
+moment...
+
+--Retirez-vous, mes amis, dit Pausole ses conseillers... Et maintenant
+parlez, monsieur: nous sommes seuls.
+
+--Hier soir, sept heures... nous avons vu entrer ici... une auguste
+visiteuse, Sire... Son Altesse la Princesse Aline.
+
+Pausole bondit:
+
+--Ici?... Ma fille est ici?... dans ce lieu de perdition et de
+proxntisme?
+
+--Elle demande secours... murmura le vieillard presque dfaillant.
+
+--Et contre qui?
+
+--Contre son destin, Sire, contre son destin... elle n'accuse personne.
+
+--Elle est seule?
+
+--Toute seule.
+
+--Dites-lui donc que je l'attends! elle se jettera dans mes bras!
+
+--Oui... mais auparavant... elle demande que nous lui assurions... les
+liberts que vous trouviez l'instant si quitables, Sire, et que vous
+dclariez justement offertes la jeunesse des deux sexes...
+
+--Allons! qu'est-ce que cela signifie?... O est ma fille?... J'entends
+la voir l'instant mme.
+
+On la pria d'entrer.
+
+ * * * * *
+
+Comme pour affirmer par un signe extrieur toutes les liberts qu'elle
+avait dj prises, Line avait revtu le costume national des
+Tryphmoises: le mouchoir de couleur aux cheveux et les mules.
+
+Elle fit quelques pas, trs fire de sa nudit symbolique, mais un peu
+timide aussi.
+
+Pausole la prit dans ses bras.
+
+--Ma petite fille! mon petit enfant! pourquoi es-tu partie?
+
+--Parce que j'avais rencontr une trs bonne amie, papa, et parce que
+dans ton palais tu me dfendais d'aimer personne.
+
+--Avec qui donc es-tu partie?
+
+--Avec une danseuse d'opra.
+
+--Une danseuse? mais cela n'a aucune importance, alors?
+
+--Ah! dit Line.
+
+Pausole l'embrassa de nouveau.
+
+--Tu veux bien revenir avec moi, maintenant? Tu m'embrasses?
+
+--Oui, papa. Je te dis: Oui tout de suite. Je sens que je vais te
+suivre partout; mais je sens aussi que tu vas me dire, et tout de suite
+comme moi, dans l'oreille, quelque chose de trs gentil.
+
+--Que je t'aime bien?
+
+--Et que tu me laisses libre.
+
+--Mais enfin pourquoi?
+
+--Parce que tu m'aimes bien.
+
+Pausole, trs mu, regarda sa fille. Longtemps il resta silencieux,
+comme si une lutte profonde et presque pnible se livrait sous sa
+poitrine entre les divers conseils de son affection paternelle. Puis il
+dit un peu tristement:
+
+--Eh bien, nous verrons, mon enfant. Je t'aime assez pour te rendre plus
+heureuse que moi.
+
+
+
+
+PILOGUE
+
+ _Sat prata biberunt_, comme dit le vieil Horace.
+
+ _Le Temps_, 20 novembre 1900.
+
+
+Revenu au palais le soir mme par une marche trs fatigante qui dura
+prs d'une heure et quart, le Roi Pausole passa trois jours en
+silencieuses mditations.
+
+Tryphme aprs son dpart reprit sa vie accoutume. La jeune fille
+prime par M. Lebirbe continua de donner chaque soir le recommandable
+exemple qui lui avait valu les palmes. Mirabelle, dchire par le
+dsespoir en apprenant que Pausole avait repris sa fille, se rendit
+pourtant la nuit sous le monument de Flicien Rops o elle savait
+pouvoir rencontrer Galate. Toutes deux s'unirent ce soir-l jusqu'aux
+derniers vertiges de la sensation et elles ne savaient pas encore de
+quel amour fidle et tendre cette longue treinte en larmes nouait le
+premier souvenir.
+
+Giguelillot avait parcouru le chemin du retour en quatre bonds de son
+petit zbre, car il se devinait galement incapable de cacher la
+blanche Aline les sentiments nouveaux qu'elle lui inspirait, et
+d'exprimer la belle Diane ceux qu'elle ne lui inspirait plus.
+
+Pendant les trois jours o le Roi, seul avec sa bonne conscience, agita
+en lui des questions de morale, Line et son ami page se retrouvrent
+toutes les nuits devant le Miroir des Nymphes toujours plein d'eau
+lunaire et de feuillages obscurs.
+
+--C'est trs mal, disait Line, songeant Mirabelle.
+
+--Non, disait Giguelillot, puisqu'elle n'en sait rien.
+
+Et il savait se faire pardonner tout ce que cette parole avait
+d'abominable par tout ce qu'elle avait d'absolutoire et de consolant.
+
+ * * * * *
+
+Enfin Pausole, un matin de soleil o la Reine Alberte venait de recevoir
+ses faveurs courtoises mais un peu distraites, sortit du palais en
+couronne et demanda sa mule Macarie.
+
+En mme temps il fit annoncer que tous les habitants de la demeure
+royale, Reines, cuyers et dames d'honneur, ministres, pages et
+palefreniers, eussent se runir en grande assemble devant le cerisier
+de sa justice afin d'y entendre les discours qu'il jugerait bon d'y
+prononcer.
+
+ * * * * *
+
+Lorsqu'il fut assis l dans sa rouge robe flottante avec le sceptre et
+le globe d'or:
+
+--Mesdames, dit-il, et vous, Messieurs, il est dur d'appliquer sa
+propre personne les principes que le sage rpand comme des bienfaits.
+J'ai cru longtemps qu'il me serait permis de maintenir la libert sur
+mon peuple bien-aim sans prouver moi-mme dans certains cas ardus, ce
+que cette libert a parfois de pnible; du moins pour celui qui la
+donne. Il me semblait que sur un territoire o l'on compte cinq cent
+mille foyers, je pourrais sans grand dommage, en excepter un, un seul,
+o une certaine autorit serait encore vivante. Il tait tout naturel
+que ce foyer ft le mien et que le dispensateur des indpendances ne
+souffrt pas le premier de leurs excs possibles.
+
+Ici le Roi prit un temps, cueillit une cerise dlicieuse ou plutt en
+cassa le fil qui l'attachait porte de ses doigts, et tout en aspirant
+doucement le suc du fruit juteux et tide, il suivit d'un oeil un peu
+mlancolique l'agitation passionne de la multitude qui l'coutait.
+
+--Mais, reprit-il, le Roi lui-mme s'instruit. Je viens de faire un
+voyage secret pendant lequel j'ai beaucoup appris, tant sur le genre
+humain que sur mes devoirs envers lui. J'ai vu des foules heureuses et
+libres dont le bonheur tenait la libert par des racines dj si
+profondes que je ne puis plus douter d'avoir sem cette graine dans son
+terrain d'lection. Il m'a paru qu'autour de moi, on tait moins heureux
+parce qu'on tait moins libre et cela suffit pour me dicter une sorte
+d'abdication...
+
+De grands cris l'empchrent d'achever:
+
+--Non! Vive le Roi! disaient les voix. Abdiquer? Nous ne le voulons pas!
+
+Pausole tendit la main.
+
+--Je resterai votre chef, ou du moins, l'arbitre choisi par votre
+consentement gnral pour assurer le maintien des droits qui sont
+l'apanage de tous, et je ne changerai rien, pour ma part, mes
+habitudes d'existence que j'ai reconnues ncessaires ma tranquillit
+d'esprit. Mais je lve dsormais la contrainte relative qui pesait sur
+mes familiers. Taxis, mon ami, retournez en France d'o vous tes venu
+nous comme le corbeau dans le vent d'hiver. l'avenir mes femmes et ma
+fille se rgleront selon leurs inclinations. J'mancipe leurs ttes
+charmantes que la vtre rendait plus charmantes encore par le contraste
+de sa hideur.
+
+ ces mots il y eut dans la foule moins de joie peut-tre que
+d'attendrissement et, comme des enfants qui reoivent des cadeaux
+prestigieux sans oser y toucher encore, les femmes se pressrent autour
+de celui qui tait si bon pour elles, et vinrent avec la blanche Aline,
+fidlement, lui baiser les mains.
+
+ * * * * *
+
+Ci finit l'aventure extraordinaire du Roi Pausole, qui, pour retrouver
+sa fille, alla jusqu' parcourir sept kilomtres dos de mule, de son
+palais sa grand'ville.
+
+On aura lu cette histoire ainsi qu'il convenait de la lire, si l'on a
+su, de page en page, ne jamais prendre exactement la Fantaisie pour le
+Rve, ni Tryphme pour Utopie, ni le Roi Pausole pour l'tre parfait.
+
+
+FIN
+
+
+
+
+TABLE DES MATIRES
+
+
+LIVRE PREMIER
+
+ CHAPITRE PREMIER.--Comment le Roi Pausole connut pour la premire
+ fois les vicissitudes de l'existence 1
+
+ CHAPITRE II.--O l'on prsente le Roi Pausole, son harem, son
+ Grand-Eunuque et le palais du gouvernement 16
+
+ CHAPITRE III.--O l'on dcrit la blanche Aline de la tte aux
+ pieds, pour que le lecteur dplore sa fuite et la pardonne en
+ mme temps 23
+
+ CHAPITRE IV.--Comment le Roi Pausole rentra dans son palais et ce
+ qu'il jugea bon d'y faire 29
+
+ CHAPITRE V.--Du conseil que tint le Roi chez les femmes de son
+ harem et du choix qu'il sut faire entre plusieurs avis 36
+
+ CHAPITRE VI.--Comment Diane la Houppe et le Roi Pausole virent
+ entrer quelqu'un qu'ils n'attendaient pas 50
+
+ CHAPITRE VII.--Qui est considrablement court, eu gard aux lois
+ en vigueur 61
+
+ CHAPITRE VIII.--O Pausole examine des rvlations sur une lettre
+ dont l'importance n'chappera point au lecteur 64
+
+ CHAPITRE IX.--O Pausole se dtermine 79
+
+
+LIVRE DEUXIME
+
+ CHAPITRE PREMIER.--Comment la blanche Aline vit danser un ballet,
+ et ce qui s'ensuivit 89
+
+ CHAPITRE II.--O Pausole, non content d'avoir pris une
+ rsolution, va jusqu' l'excuter 98
+
+ CHAPITRE III.--Comment le Miroir des nymphes devint celui des
+ jeunes filles 106
+
+ CHAPITRE IV.--O Pausole et ses conseillers manifestent leurs
+ contrastes 115
+
+ CHAPITRE V.--O Mirabelle dvoile sa petite me malicieuse et
+ sentimentale 123
+
+ CHAPITRE VI.--O Pausole et ses compagnons causent btons
+ rompus et s'arrtent sur une pointe d'pingle 135
+
+ CHAPITRE VII.--Comment Giguelillot, aprs plusieurs aventures
+ pendables, inventa un stratagme et retrouva la blanche Aline 148
+
+ CHAPITRE VIII.--O la blanche Aline prend son tub vers quatre
+ heures de l'aprs-midi 168
+
+ CHAPITRE IX.--O Pausole, ayant secou la mlancolie de la
+ Rgle, prouve les dboires de la Fantaisie 176
+
+ CHAPITRE X.--Comment Giguelillot parvint jusqu'au chevet de la
+ blanche Aline, et ce qui s'ensuivit 182
+
+
+LIVRE TROISIME
+
+ CHAPITRE PREMIER.--Comment le harem abandonn leva l'tendard
+ de la rvolte 197
+
+ CHAPITRE II.--O M. Lebirbe entre en scne et o Philis pousse
+ un petit cri 204
+
+ CHAPITRE III.--O l'on dcouvre un crime horrible 209
+
+ CHAPITRE IV.--Comment Giguelillot se prsenta chez le Roi et
+ quelles paroles furent prononces pour et contre sa bonne cause 216
+
+ CHAPITRE V.--O chacun est trait selon ses vertus 224
+
+ CHAPITRE VI.--O M. Lebirbe et le Roi Pausole s'aperoivent
+ avec surprise qu'ils ne s'entendent pas sur tous les points 228
+
+ CHAPITRE VII.--O l'on fait des rcits de voyage sur un pays
+ bien singulier 241
+
+ CHAPITRE VIII.--Comment Taxis prtendit suivre l'exemple de la
+ belle Thierrette 252
+
+ CHAPITRE IX.--Comment Giguelillot comprenait les devoirs de
+ l'hospitalit antique 260
+
+ CHAPITRE X.--O Giguelillot reoit de Mlle Lebirbe une
+ proposition qui lui sourit tout de suite 271
+
+ CHAPITRE XI.--Comment les projets de Pausole et les rves de
+ Diane la Houppe s'accordaient exactement 287
+
+
+LIVRE QUATRIME
+
+ CHAPITRE PREMIER.--Comment Diane la Houppe expliqua son rve
+ et Thierrette ses ambitions 295
+
+ CHAPITRE II.--Comment Philis trouva un mari 307
+
+ CHAPITRE III.--O Philis babille, coute et s'instruit 309
+
+ CHAPITRE IV.--Comment Taxis apprit enfin la vrit sur toute
+ l'affaire 321
+
+ CHAPITRE V.--Comment le Roi Pausole fut reu par le peuple de
+ Tryphme 326
+
+ CHAPITRE VI.--De la promenade que fit Pausole travers sa
+ capitale 342
+
+ CHAPITRE VII.--O le lecteur retrouve heureusement les hrones
+ de cette histoire 351
+
+ CHAPITRE VIII.--O les vnements se prcipitent 360
+
+ CHAPITRE IX.--O Giguelillot, lui aussi, devient amoureux 376
+
+ CHAPITRE X.--O l'on pressent la fin 385
+
+ PILOGUE 395
+
+
+3403.--L.-Imprimeries runies, 7, rue Saint-Benot, Paris.
+
+
+
+
+
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
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+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
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+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
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+where we have not received written confirmation of compliance. To
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+particular state visit https://pglaf.org
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+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
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+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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@@ -0,0 +1,13666 @@
+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN">
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+ <title>The Project Gutenberg ebook of Les aventures du roi Pausole, by Pierre Louÿs.</title>
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+The Project Gutenberg EBook of Les aventures du roi Pausole, by Pierre Louÿs
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+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les aventures du roi Pausole
+
+Author: Pierre Louÿs
+
+Release Date: November 27, 2009 [EBook #30553]
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+Language: French
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+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE ***
+
+
+
+
+Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
+Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+<p class="c"><big>PIERRE LOUŸS</big></p>
+
+<h1>LES AVENTURES<br>
+<small>DU</small><br>
+<big>ROI PAUSOLE</big></h1>
+
+<p class="c">PARIS</p>
+
+<p class="c">BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER</p>
+
+<p class="c"><small>EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR<br>
+11, RUE DE GRENELLE, 11</small></p>
+
+<p class="c">1901</p>
+
+
+
+
+<h2>DU MÊME AUTEUR</h2>
+
+
+<ul>
+<li><b>Astarté</b>, poèmes (1892) . . . Épuisé.</li>
+<li><b>Les Chansons de Bilitis</b> (1894) . . . 1 vol.</li>
+<li><b>Aphrodite</b> (1896) . . . 1 vol.</li>
+<li><b>La Femme et le Pantin</b> (1898) . . . 1 vol.</li>
+</ul>
+
+<p class="c">À PARAÎTRE</p>
+
+<ul>
+<li><b>Les Sept Flèches.</b></li>
+<li><b>L'Orientale.</b></li>
+<li><b>Orphée.</b></li>
+</ul>
+
+<p class="c"><small>IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:</small></p>
+
+<p class="c">Format in-8<sup>o</sup> carré</p>
+
+<div class="c">
+<table summary="liste des exemplaires">
+<tr><td>300</td><td>exemplaires</td><td>numérotés</td><td>sur vélin.</td></tr>
+<tr><td>50</td><td>—</td><td>—</td><td>sur hollande.</td></tr>
+<tr><td>15</td><td>—</td><td>—</td><td>sur whatman.</td></tr>
+<tr><td>15</td><td>—</td><td>—</td><td>sur japon.</td></tr>
+</table></div>
+
+
+
+
+<h2>À JEAN DE TINAN</h2>
+
+<p class="s"><i>qui a emporté la promesse de cette simple dédicace...</i></p>
+
+
+<p class="s">P. L.</p>
+
+
+<p class="s">Septembre 1898.</p>
+
+
+
+
+
+<h2>PERSONNAGES</h2>
+
+
+<ul>
+<li><span class="sc">Le Roi Pausole.</span></li>
+</ul>
+<hr>
+
+
+<ul>
+<li><span class="sc">La Blanche Aline</span>, fille du Roi.</li>
+<li><span class="sc">Mirabelle.</span></li>
+<li><span class="sc">La Reine Diane</span>, dite «<span class="sc">Diane à la Houppe</span>».</li>
+<li><span class="sc">La Reine Françoise.</span></li>
+<li><span class="sc">La Reine Gisèle.</span></li>
+<li><span class="sc">La Reine Alberte.</span></li>
+<li><span class="sc">La Reine Denyse.</span></li>
+<li><span class="sc">La Petite Reine Fannette.</span></li>
+<li><span class="sc">Le Portrait de la Reine Christiane.</span></li>
+<li><span class="sc">Macarie</span>, mule du Roi.</li>
+<li>M<sup>me</sup> <span class="sc">Perchuque</span>, première dame d'honneur.</li>
+<li><span class="sc">Galatée</span>, jeune fille.</li>
+<li><span class="sc">Philis</span>, sa petite sœur.</li>
+<li>M<sup>me</sup> <span class="sc">Lebirbe</span>.</li>
+<li><span class="sc">Nicole.</span></li>
+<li><span class="sc">Thierrette</span>, jeune laitière.</li>
+<li><span class="sc">Rosine</span>, gardienne des framboises.</li>
+<li>La Lectrice du Roi.</li>
+<li>La sœur du petit paysan.</li>
+<li>Une blanchisseuse.</li>
+<li>Une marchande.</li>
+<li>Une jeune fille primée.</li>
+<li>Une jeune fille violée.</li>
+<li>Une directrice d'hôtel.</li>
+<li>Première femme de chambre du Roi.</li>
+<li>Deuxième femme de chambre du Roi.</li>
+</ul>
+<hr>
+
+
+<ul>
+<li><span class="sc">M. Taxis</span>, Grand-Eunuque.</li>
+<li><span class="sc">Giglio</span>, page du Roi.</li>
+<li><span class="sc">M. Lebirbe.</span></li>
+<li><span class="sc">Kosmon.</span></li>
+<li><span class="sc">Himère.</span></li>
+<li><span class="sc">L'Écuyer des cuisines.</span></li>
+<li><span class="sc">M. Palestre</span>, ministre des Jeux publics.</li>
+<li>Le Chef de la Sûreté.</li>
+<li>Le Directeur du «Sauvetage de l'Enfance».</li>
+<li>Trois orateurs.</li>
+<li>Un métayer.</li>
+<li>Un marin catalan.</li>
+<li>Un petit paysan.</li>
+<li>Un père.</li>
+<li>Un chameau.</li>
+</ul>
+<hr>
+
+
+<p>366 Reines.—Écuyers.—Dames d'honneur.—Pages.—Horticulteurs.—Gardes.—Domestiques
+du palais.—Danseuses.—Policiers.—Filles
+de ferme.—Invités.—Bonnes
+d'hôtel.—Paysans.—Paysannes.—La foule.</p>
+
+
+
+
+<p class="t1">LES AVENTURES DU<br>
+<big>ROI PAUSOLE</big></p>
+
+
+
+<h2><a name="l1c1" id="l1c1">LIVRE PREMIER</a></h2>
+
+
+<h3>CHAPITRE PREMIER</h3>
+
+<p class="d">COMMENT LE ROI PAUSOLE CONNUT POUR LA PREMIÈRE
+FOIS LES VICISSITUDES DE L'EXISTENCE.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<blockquote>
+<p>Il se voit qu'ès nations où les loix
+de la bienséance sont plus rares et
+lasches, les loix primitives de la
+raison commune sont mieux observées.</p>
+</blockquote>
+
+<p class="s"><span class="sc">Montaigne</span>, III, 5.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Le Roi Pausole rendait la justice sous un cerisier,
+parce que, disait-il, cet arbre-là donne de
+l'ombre autant qu'un autre et garde sur le chêne
+séculaire l'avantage de porter des fruits fort agréables
+en été.</p>
+
+<p>Bien qu'il conservât pour lui-même le grand
+costume historique dont l'ampleur et la draperie
+lui semblaient composer au mieux la majesté de la
+personne royale, il n'était pas toutefois l'ennemi
+d'un perfectionnement raisonnable. On doit vivre
+avec son temps. Le Roi Pausole portait une couronne
+de style qui dissimulait sous une mince, mais
+éclatante pellicule d'or sa monture en aluminium.
+Il aimait à faire remarquer discrètement combien
+cette coiffure était plus légère que le chapeau haut
+de forme de son cousin le roi de Grèce. Certains passants
+ne se trompaient point sur le métal de l'objet.
+Mais, disait encore le Roi, quand on est assez malin
+pour discerner à distance une qualité d'orfèvrerie,
+on ne saurait ressentir à la vue de la couronne,
+fût-elle d'or massif et pesant, aucune impression
+sérieuse. Il est donc inutile de se charger la tête.</p>
+
+<p>Le Roi Pausole était souverain absolu de Tryphême,
+terre admirable dont je pourrais, au besoin,
+expliquer l'omission sur les atlas politiques en hasardant
+cette hypothèse que, les peuples heureux
+n'ayant point d'histoire, les pays prospères n'ont
+pas de géographie. On laisse encore en blanc, sur
+les cartes récentes, bien des contrées inconnues:
+on a laissé Tryphême en bleu, dans la Méditerranée.
+Cela paraît tout naturel.</p>
+
+<p>Eh bien, non. Telle n'est pas la raison d'une si
+fâcheuse lacune.</p>
+
+<p>Si Tryphême est un nom biffé de toutes les encyclopédies,
+si l'on falsifie la carte d'Europe, si l'on
+ampute cette presqu'île verte aux côtes de notre
+pays, c'est qu'on a organisé contre elle la «conspiration
+du silence».</p>
+
+<p>Chacun sait qu'on appelle ainsi l'entente immédiate
+et clandestine qui s'établit entre les critiques
+littéraires à la naissance des œuvres fortes et qui
+étouffe le jeune talent au milieu de son premier
+sourire. Explorateurs et géographes, montrant
+une âme non moins basse, se servent du même
+procédé pour éloigner les touristes d'une contrée
+qu'ils savent délicieuse.</p>
+
+<p>À leur aise; je ne m'occuperai pas de ces
+misérables combinaisons. Tryphême est une
+péninsule qui prolonge les Pyrénées vers les
+eaux des Baléares. Elle touche à la Catalogne et
+au Roussillon français. J'en parle pour y être
+allé. Il est important que le lecteur ne regarde
+pas comme une fiction le récit véritable et contemporain
+que j'écris pour lui depuis cinq minutes.</p>
+
+<p>Ces préliminaires éclaircis, entrons dans le vif
+des événements.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Ce fut pendant la vingtième année de son règne,
+qu'un jour, après tant de jours paisibles, le Roi
+Pausole ressentit les difficultés de la vie et le
+poids d'une âme perplexe.</p>
+
+<p>Il s'était levé, ce matin de juin, très longtemps
+après le soleil, et, doucement bercé par sa mule
+Macarie, il se laissait aller à sa chaire de justice.</p>
+
+<p>De nombreux serviteurs accompagnaient sa promenade,
+l'un portant ses cigarettes et l'autre son
+parasol, la plupart ne faisant rien.</p>
+
+<p>Aucun d'eux n'était en armes. Le Roi sortait
+toujours sans gardes, par ostentation du soin qu'il
+prenait d'être aimé plutôt que craint.—Crainte
+ne peut toujours durer, disait-il; ni endurer;—au
+lieu que l'amour populaire est un sentiment
+perpétuel qui vit de souvenirs, accueille les
+moindres gestes comme des bienfaits nouveaux et
+ne demande guère autre chose que d'être vivement
+estimé par celui qui en est l'objet.</p>
+
+<p>La cour de justice que le Roi tenait chaque jour
+sous un cerisier de ses jardins avait su faire
+accepter de tous son arbitrage sans appel mais librement
+consenti. Aucun autre tribunal n'avait connaissance
+des affaires qui échappent au ressort des
+justices de paix. À force de simplifier le Livre des
+Coutumes laissé par ses ancêtres, Pausole était
+arrivé à édicter un code qui tenait en deux articles
+et qui avait au moins le privilège de parler aux
+oreilles du peuple. Le voici dans son entier:</p>
+
+
+<p class="c"><span class="sc">Code de Tryphême</span></p>
+
+<ul>
+<li>I.—Ne nuis pas à ton voisin.</li>
+<li>II.—Ceci bien compris, fais ce qu'il te plaît.</li>
+</ul>
+<p>Il est superflu de rappeler au lecteur que le
+deuxième de ces articles n'est admis par les lois
+d'aucun pays civilisé. Précisément c'était celui auquel
+ce peuple tenait le plus. Je ne me dissimule
+pas qu'il choque le caractère de mes concitoyens.</p>
+
+<p>Pausole se réservait le plaisir quotidien de sauver
+par ses arrêts quelques libertés individuelles.
+Ce n'était pas un travail fatigant; et d'ailleurs,
+l'excellent homme n'en eût point accepté d'autre,
+car sa liberté particulière présentait à n'en pas
+douter un intérêt de premier ordre et il respectait
+sa fantaisie qui lui conseillait d'être paresseux.</p>
+
+<p>Ce jour-là, une douzaine de plaignants et une
+foule immobile attendaient, sur la pelouse ombreuse,
+quand le Roi parut sous les branches, au
+milieu d'un murmure de vénération, de sympathie
+et de curiosité. Il répondit aux voix en agitant
+devant son visage, comme un mouchoir d'accueil,
+une main molle et amicale. Puis il monta les trois
+marches de la chaire, qui le mirent tout de suite
+bien au-dessus du niveau des hommes.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Un premier plaideur s'avança.</p>
+
+<p>C'était un étranger, un marin catalan. Il tendait
+des bras presque noirs hors d'une chemise aux
+manches troussées.</p>
+
+<p>—Sire, s'écria-t-il, justice contre ma femme!
+Elle est partie avec un autre!</p>
+
+<p>—Ouais! fit le Roi.—Que veux-tu que j'y
+fasse?</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il cueillit une cerise au cerisier, en déchira la
+peau du bout des dents et suça la pulpe juteuse
+avec un visible rafraîchissement.</p>
+
+<p>—Mais, sire, nous étions mariés devant l'alcade
+et devant le prêtre. Elle a juré sur l'Évangile...</p>
+
+<p>—Et si elle t'avait juré de ne pas mourir avant
+trente ans, l'enverrais-tu à la prison le jour où elle
+aurait la peste? Elle a juré, dis-tu? C'est le seul
+tort que je lui reconnaisse. Encore, avec les lois
+de ton singulier pays, était-ce le plus vain des serments
+forcés. Tu viens justement d'en avoir la
+preuve. Si encore elle t'abusait! si elle feignait de
+se plaire à toi pour ne pas être chassée! tu pourrais...
+Mais elle ne te trompe pas, puisqu'elle est
+partie. Sa franchise est irréprochable. Et pourquoi
+est-elle partie? Sans doute parce qu'elle a trouvé
+quelqu'un de supérieur à ta personne, par la jeunesse,
+par la beauté, par le caractère, ou, qui sait?
+peut-être même par la fortune. Tu admets qu'une
+jeune fille puisse peser tous ces arguments le jour
+où elle prend époux. À plus forte raison quand
+elle est devenue femme et que l'expérience la conseille.</p>
+
+<p>—Il est pourtant écrit dans le code: «Tu ne
+nuiras pas à ton voisin».</p>
+
+<p>—C'est bien pour cela que je t'interdis de poursuivre
+ton successeur. Passons à la seconde affaire.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>—Majesté! fit une voix de basse, un gueux, un
+pasteur de chèvres, a violé mon unique enfant.</p>
+
+<p>—Oh! oh! protesta le Roi. Ne nous pressons
+jamais d'attester la résistance. Je serais curieux
+de voir la victime.</p>
+
+<p>On la lui présenta.</p>
+
+<p>Elle portait le costume favori des jeunes filles
+tryphémoises: sur les cheveux, un mouchoir jaune
+soleil; aux pieds, des mules clair de lune; et le
+reste du corps tout nu.—Pausole considérait,
+en effet, que la vue d'une personne laide ou vieille
+ou infirme est une souffrance pour certains, et il
+avait interdit, non seulement aux académies défectueuses,
+mais encore aux visages grotesques, de
+paraître à découvert. Mais comme le spectacle
+d'une fille jeune ou d'un homme dans sa force ne
+peut éveiller que les idées les plus saines et les
+plus conformes à la vertu véritable, Pausole avait
+fait comprendre à son peuple qu'en dehors des
+quelques semaines où la Méditerranée elle-même
+connaît l'hiver, il fallait se hâter de révéler à tous
+un don aussi précieux, et aussi fugitif, que la
+beauté humaine.</p>
+
+<p>—Ami, dit le Roi, penché vers l'oreille d'un
+serviteur, les cerises qui restent sont trop hautes
+pour que je puisse les cueillir sans peine. Et je ne
+changerai pas mon arbre. Je suis habitué à celui-ci.
+Demain, suspends aux branches basses une douzaine
+de cerises choisies.</p>
+
+<p>Puis il se retourna vers la jeune fille, qui attendait
+sa parole avec plus d'espoir encore que de
+confusion:</p>
+
+<p>—Eh bien? fit-il. Vous plaignez-vous aussi?
+Car je n'entendrai votre père que s'il réclame en
+votre nom.</p>
+
+<p>—Oh! sire, parlez-lui vous-même afin que je ne
+sois point battue. Je suis trop émue cette semaine
+pour me taire deux jours de suite et je ne serai
+honteuse de rien devant vous qui êtes si juste. Hier
+soir j'étais allée dans la montagne chez ma sœur,
+avec un broc de lait pour son petit enfant. Elle
+m'avait beaucoup parlé des choses qui lui font la
+vie douce et qui me manquent tristement pendant
+mes longues nuits. Je revenais donc par les bois,
+les joues peut-être un peu rouges et le cœur bien
+éprouvé, quand j'ai rencontré sous les saules un
+chevrier de mon âge qui paraissait tout triste, lui
+aussi, d'être seul. Sire, il sortait du bain, il était
+si joli, si propre, si doux de toute sa personne... il
+a dû voir dans mes yeux que vraiment je le trouvais
+gentil. Les hommes s'imaginent toujours qu'ils
+nous attaquent; et pourtant ils ne s'approchent
+guère de celles qui oublient de les regarder: si
+l'on nous prend, même par violence, c'est après
+avoir lu en nous que cela ne nous serait pas désagréable...
+Oh! pour moi, je vous le jure, je ne l'ai
+pas fait exprès! Je ne voulais pas qu'il me touchât.
+Ou du moins... je croyais ne pas vouloir. Mais
+enfin, j'ai regardé ce jeune homme, à l'instant où
+je l'admirais le plus, et aussitôt il m'a saisi la
+main... Alors mon père vous a dit vrai, Sire, j'ai
+résisté de toutes mes forces. Pas un cri! car je
+n'aurais pour rien au monde appelé quelqu'un à
+mon secours dans la position où j'étais—et d'ailleurs,
+j'espérais bien me tirer de là toute seule.—J'ai
+lutté de mes quatre membres comme si je défendais
+ma vie, depuis le coucher du soleil jusqu'à
+la nuit noire. Puis, j'ai vu qu'il était trop tard pour
+rentrer à la maison, et je me suis découragée; mais
+jusqu'au lendemain matin j'ai perdu courage plusieurs
+fois ainsi et je suis déterminée à ne plus
+mettre aucune énergie dans ces rencontres inégales.
+On demandait tout à l'heure à Votre Majesté
+de protéger ma faiblesse contre de nouvelles violences:
+celles de mon père sont les seules que je
+redoute. Je n'ai besoin de personne pour calmer
+les autres.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Pausole avait écouté cette petite plaidoirie sans
+l'interrompre d'un seul mot. Quand elle fut dite
+jusqu'au bout, il se hâta de prononcer:</p>
+
+<p>—Voici une enfant très supérieure à son père
+par la maturité d'esprit, l'initiative et le sens de
+la vie. Allons! émancipons-la. Je ne sais pas de quel
+droit je maintiendrais une autorité quelconque sur
+une petite tête qui raisonne si bien. Va, jeune cervelle,
+tu es libre. Ne fais pas le mal, mais vis à ta
+guise, selon le code de Tryphême. Appelons la
+troisième affaire.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Or il arriva que la troisième affaire ne fut pas
+précisément celle que le Roi eût prévue.</p>
+
+<p>Pendant le discours de la jeune fille, on distinguait
+dans l'allée de magnolias qui menait au palais
+royal la course trébuchante et falote d'une petite
+vieille qui portait ses jupes et voletait comme une
+sauterelle.</p>
+
+<p>Elle approchait par bonds alternés d'une patte sur
+l'autre. Bientôt on entendit gémir l'essoufflement
+de son désespoir. Elle se précipita vers la chaire
+du Roi, pendit son bras débile à une branche afin
+de ne tomber que le plus tard possible et
+exhala. «Sire...», mais d'une voix si diaphane
+qu'on la crut déjà trépassée.</p>
+
+<p>—C'est une vieille du palais, fit l'un des serviteurs.</p>
+
+<p>—Duègne des appartements privés, expliqua un
+autre.</p>
+
+<p>Et comme l'étiquette de la Cour subissait des variations
+devant la bonhomie du Roi, la livrée tout
+entière laissa deviner sa joie par ce cri d'une âme
+qui s'ennuie:</p>
+
+<p>—Il s'est passé des événements.</p>
+
+<p>Le Roi s'était levé:</p>
+
+<p>—Qu'y a-t-il?</p>
+
+<p>—Sire... la blanche Aline... Ah! Sire... la Princesse
+votre fille...</p>
+
+<p>—Eh bien?</p>
+
+<p>—Ah!...</p>
+
+<p>Et la vieillarde s'affaissa dans un évanouissement
+lamentable.</p>
+
+<p>Au même instant arrivait, plus calme et portant
+un petit billet, une seconde dame d'honneur qui
+plia son ombrelle jaune avant de s'exprimer en ces
+termes choisis:</p>
+
+<p>—J'ai le regret d'annoncer à Votre Majesté
+que Son Altesse Royale la Princesse Aline a quitté
+le palais dans des circonstances mystérieuses qui
+toutefois ne laissent place à aucune inquiétude sur
+sa très précieuse santé. La dame d'honneur chargée
+d'éveiller Son Altesse et de lui expliquer ses
+rêves s'est présentée respectueusement derrière la
+porte de Son Altesse et a frappé durant quatre
+heures sans obtenir aucune réponse. Justement inquiète
+d'un silence qu'elle ne s'expliquait point,
+elle a pris sur elle d'entrer, malgré la hardiesse de
+la démarche: Son Altesse n'était plus dans ses appartements.
+La Princesse Aline avait quitté sa
+chambre sans prévenir personne de son projet et
+sans emporter de bagage, à part sa petite boîte à
+poudre, son étui de rouge, son porte-monnaie et
+un objet de la toilette féminine dont la désignation
+n'intéresse pas, sans doute, Votre Majesté. Nul ne
+sait l'heure de son départ ni le chemin qui lui a
+plu. On pense seulement qu'elle a dû sortir par la
+fenêtre. Au cours des recherches faites par nos
+soins, nous avons découvert sur la table à coiffer
+un billet avec ces mots: «Pour Papa». Je le
+remets en les mains de Votre Majesté.</p>
+
+<p>Pausole ne voulait pas comprendre. En vain la
+dame d'honneur avait-elle construit son récit au
+plein midi de la clarté, Pausole demeurait
+aveugle.</p>
+
+<p>—Ma chère, lui dit-il, vous extravaguez. J'entends
+de votre bouche des paroles sans suite...
+Vous êtes en démence, cela saute aux yeux. Eh!
+voyons! pourquoi ma fille m'aurait-elle quitté? Où
+peut-elle être mieux qu'au palais, avec son père?
+Et comment, croire qu'elle soit partie sans même
+m'avoir dit adieu? Ce sont des rêveries, vous dis-je.
+Si elle n'a pas dormi dans sa chambre, c'est qu'il y
+faisait trop chaud. Elle doit être sur les terrasses,
+dans son hamac à pompons. Je suis sûr qu'on n'y a
+point songé. Allez donc à sa recherche au lieu
+d'apporter ici un trouble déplorable à mes
+réflexions.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Comme il achevait, son regard tomba sur le billet
+qu'il tenait encore à la main.</p>
+
+<p>Au milieu d'une enveloppe teintée, les mots:</p>
+
+<p class="c"><i>Pour Papa</i></p>
+
+<p class="noindent">se détachaient irréguliers, fantasques et nets. Et,
+en dessous, une ligne qui aurait bien voulu être
+horizontale, mais qui délirait en hauteur, s'enlevait
+comme une gambade.</p>
+
+
+<p>Le roi déchira l'enveloppe avec une hésitation
+silencieuse. Il en tira une lettre qui lui parla
+ainsi:</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>«Mon petit papa, si je croyais que tu en souffres,
+je n'aurais jamais le courage de m'en aller dans
+deux minutes; mais tu ne peux pas être triste,
+puisque je suis contente, et tu m'as toujours dit
+que tu voulais mon bonheur.</p>
+
+<p>«Je reviendrai dans sept mois, pour ma majorité,
+le jour de mes quinze ans. Attends-moi sans
+inquiétude; je m'en vais avec...»</p>
+
+<p>... Non, il n'avait pas mal lu.</p>
+
+<p>«... je m'en vais avec quelqu'un de tout à fait
+gentil, qui veillera sur moi comme toi-même. Je
+t'embrasse, si tu n'es pas fâché.</p>
+
+<p class="s">«<span class="sc">Line.</span>»</p>
+
+
+<hr>
+
+
+<p>La foule s'était approchée peu à peu et, sans
+savoir ce qui se passait, mais curieuse et presque
+bruyante, elle observait l'agitation du roi, phénomène
+exceptionnel. Des plaideurs s'impatientaient.
+La jeune émancipée de la dernière affaire, craignant
+de voir sa bonne cause naufragée dans les
+conjonctures, osa demander une certitude:</p>
+
+<p>—Alors, je suis libre, Sire? Votre Majesté daignerait-elle
+le répéter à mon père?</p>
+
+<p>Le Roi fit un geste violent.</p>
+
+<p>—Au diable les affaires pendantes! Valets! amenez
+ma monture. Ah! cela ne se passera pas ainsi!
+Cette petite est folle à lier. Il faut la reprendre au
+plus tôt. On n'a jamais vu pareille catastrophe. Valets!
+stupide canaille, courez donc en avant!</p>
+
+<p>Et sur la mule Macarie, qui galopait pour la première
+fois d'une longue et paisible existence, on
+vit s'enfuir le Roi Pausole dans une vague de
+poudre blanche, tandis que le vent de la course
+enlevait la couronne légère et, facétieux, la suspendait
+à une souple baguette de myrte.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l1c2" id="l1c2">CHAPITRE II</a></h3>
+
+<p class="d">OÙ L'ON PRÉSENTE LE ROI PAUSOLE, SON HAREM,
+SON GRAND-EUNUQUE ET LE PALAIS DU GOUVERNEMENT.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">... Mais dans mon inconstance extresme</span><br>
+ <span class="i0">Qui va comme flus et reflus,</span><br>
+ <span class="i0">Je n'ay pas si tost dit que j'ayme</span><br>
+ <span class="i0">Que je sens que je n'ayme plus.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="s"><span class="sc">Saint-Amant.</span></p>
+
+</div>
+
+
+<p>Le jour où Pausole se connut (ce fut longtemps
+avant l'année où naquit la blanche Aline), il constata
+qu'il possédait trois habitudes et un défaut de
+caractère.</p>
+
+<p>Ses habitudes étaient, par ordre décroissant, la
+paresse, le plaisir et la bienfaisance.</p>
+
+<p>Il recherchait, en premier lieu, l'inactivité.</p>
+
+<p>Puis, la satisfaction.</p>
+
+<p>Enfin, la philanthropie.</p>
+
+<p>Son défaut de caractère, qui jouera dans ce
+conte un rôle prépondérant, était une irrésolution
+exemplaire et générale dont il ne se plaignait jamais,
+car elle seule donnait par contraste une sensualité
+supérieure à la paix de ses fainéantises.</p>
+
+<p>Il avait le sentiment de l'irréparable quand il
+fermait une fenêtre. Choisir un fruit, une femme
+ou une cravate le frappait d'une perplexité qui ressemblait
+à une angoisse. Jamais il ne déchirait un
+papier, même une enveloppe, de peur de regretter
+plus tard une détermination si inconsidérée. A
+peine avait-il exprimé un désir ou dicté un ordre,
+il arrêtait aussitôt ceux qui se pressaient d'obéir et
+il avait des «Attendez. Ce n'est pas le moment»,
+des «Nous verrons plus tard» et des «Laissons
+cela» qui maintenaient son existence dans le circonspect
+et le provisoire, tant il redoutait le définitif.</p>
+
+<p>Il le redoutait; mais pour lui seul. Par une sorte
+de revanche sur son hésitation intime, il discernait
+le devoir des autres dans une clairvoyance
+tout à coup péremptoire et rendait ses arrêts publics
+avec une décision remarquable. Un singulier
+résultat de cette assurance devant la chicane était
+la réputation d'infaillibilité qui exaltait sa justice.—La
+confiance personnelle se fait aisément partager;
+et rien n'est plus dangereux pour un
+supérieur que de méditer avant de répondre.—Pausole
+ne méditait jamais sous l'arbre de ses
+audiences, sinon avant d'y faire choix entre deux
+cerises rouges comme des vierges.</p>
+
+<p>Dès que Pausole se fut renseigné de la sorte sur
+ses habitudes et sur son défaut, il s'occupa non de
+se corriger par l'irréalisable, mais de satisfaire à
+ses faiblesses et d'en tirer le meilleur parti possible
+pour ses commodités personnelles et celles
+de ses familiers.</p>
+
+<p>C'est ainsi qu'averti par une longue expérience,
+il trouva plus sage de renoncer à choisir chaque
+soir une compagne parmi celles qu'il avait réunies
+dans le harem du palais. Il apportait des
+lenteurs pitoyables à cette élection quotidienne et
+se laissait presque toujours circonvenir par la
+plus hardie, au lieu de suivre tranquillement ses
+mystérieuses préférences. Et aussitôt il regrettait
+d'avoir oublié la plus belle.</p>
+
+<p>Un jour, établissant une règle permanente qui
+lui épargnait le souci des décisions particulières,
+il réduisit le nombre de ses femmes à trois cent
+soixante-cinq, exactement. L'une de celles que cet
+arrêté renvoyait dans leurs foyers laissa éclater
+sa douleur avec tant d'amour que le Roi, toujours
+paternel, consentit à la garder à titre supplémentaire,
+pour les années bissextiles.</p>
+
+<p>Par ce moyen, l'emploi de ses nuits était réglé
+d'une façon qu'il ne lui appartenait plus d'intervertir.
+Chaque soir, un visage nouveau, et pourtant
+connu, approuvé, peut-être même regretté
+depuis un an, venait poser sur les coussins des
+joues qu'un long désir faisait très précieuses. Et
+Pausole, délivré du soin de préparer la nuit suivante,
+goûtait plus volontiers encore une joie sans
+élaboration.</p>
+
+<p>Les appartements des Reines occupaient, cela
+va sans dire, le palais royal presque entier. Ils
+étaient répartis selon les quatre saisons, dans un
+long bâtiment polychrome, où les mille stores de
+la façade flottaient au soleil comme un pavois de
+fête.</p>
+
+<p>Deux pavillons, plus élevés d'un étage, flanquaient
+l'énorme édifice.</p>
+
+<p>Dans l'un habitait le Roi lui-même. Dans l'autre
+délibérait le conseil de ses ministres. Pausole
+était obligé de passer par le harem pour présider
+le gouvernement.</p>
+
+<p>Mieux vaut avouer sans détours que, parti du
+pavillon sud, il n'arrivait jamais jusqu'au pavillon
+nord.</p>
+
+<p>Lui-même avait conçu cette architecture et prévu
+ce résultat. Puisque, disait-il, les meilleurs monarques
+ont été des reines luxurieuses qui laissaient
+les bureaux tranquilles, j'écarterai de mon esprit
+par un artifice salutaire toute inspiration éventuelle
+de gérer les affaires publiques.</p>
+
+<p>Et, de fait, tout allait pour le mieux du monde.
+Personne ne se plaignait, ni le peuple, ni le souverain;—ou,
+du moins, les rares mécontents
+accusaient «les ministères» qui, narquois derrière
+leur collectivité anonyme, et d'ailleurs très
+satisfaits de travailler sans direction, rendaient
+grâces à la destinée.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Pausole avait poussé si loin le génie abdicateur
+qu'il ne gouvernait même pas ses femmes.</p>
+
+<p>À la tête du harem, et cumulant la fonction de
+Grand-Eunuque avec celle de Maréchal du palais,
+un personnage singulier administrait au nom du
+Roi.</p>
+
+<p>C'était le huguenot Taxis.</p>
+
+<p>Étriqué, méticuleux, de profil concave et d'œil
+fourbe, âme intraitable et présomptueuse, Taxis
+jouera dans la suite du récit (disons-le pour plus
+de clarté) le rôle toujours nécessaire du Personnage
+antipathique. Pausole l'avait cependant
+choisi, et personne ne pouvait douter que le Roi
+n'accordât à son fonctionnaire une part d'estime,
+de confiance et presque d'admiration.</p>
+
+<p>Cet ancien répétiteur d'algèbre, ancien professeur
+de théologie protestante, employé depuis
+avec succès à diverses missions policières, et enfin
+promu Grand-Eunuque, possédait un sens de
+l'ordre et un respect du principe qui dépassaient
+de beaucoup la simple manie. On avait vu là des
+aptitudes universelles aux charges que distribue
+l'État, et Taxis avait su se montrer indispensable,
+sinon à ses administrés, au moins à ses supérieurs.
+Un seul exemple s'imposera: le harem était pacifié
+huit jours après la nomination de son chef, sans
+que, jusque-là, Pausole eût jamais, dans les prestiges
+de ses rêves bleus, compté cette chimère lointaine.</p>
+
+<p>Il serait délicat d'insister sur les titres que Taxis
+avait fait valoir pour poser sa candidature à l'eunuchat
+général. Délicat, et d'ailleurs peu intéressant.—Taxis
+bénéficiait d'une vocation toute naturelle
+pour ce poste de privilège. Le Ciel lui avait épargné
+les concupiscences de la chair et les épargnait
+également, par un surcroît de miséricorde, à
+toutes les femmes qui l'approchaient. La Providence
+ne voulait point qu'inaccessible au désir il
+eût néanmoins la douleur de l'inspirer autour de
+lui. Il n'était ni la victime, ni l'occasion du péché.</p>
+
+<p>Toutefois, il devait se résigner à ne pas faire de
+prosélytes parmi ses jeunes pensionnaires. C'eût
+été excéder les devoirs de sa charge. Il se limitait
+avec rigueur. Le Roi, ennemi de toutes les guerres,
+détestait les guerres de religion; ami de toutes les
+libertés, il laissait les consciences libres, fussent-elles
+jésuites ou francs-maçonnes. Dans l'intérieur
+du harem, comme sur tout son territoire, Pausole
+tolérait mille cultes et en pratiquait lui-même plusieurs,
+afin de connaître tour à tour les consolations
+de divers paradis.</p>
+
+<p>L'autel préféré du Roi était, sur un terrain du
+parc, un petit temple dédié à Dêmêtêr et Perséphone.
+Les deux déesses n'ayant plus d'adorateurs
+sur la terre écoutaient avec bienveillance celui-ci,
+qui se souvenait d'elles. À l'une il demandait surtout
+de bonnes moissons pour son peuple; à l'autre
+la faveur de ne lui être présenté que le plus tard
+qu'il se pourrait.</p>
+
+<p>Tels étaient donc Pausole, ses femmes, son
+Grand-Eunuque et son palais. Quand nous aurons
+expliqué, plus loin, qui était la blanche Aline,
+nous pourrons interrompre ici les chapitres
+descriptifs, c'est-à-dire permettre aux lectrices de
+ne plus sauter tant de pages à la fois.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l1c3" id="l1c3">CHAPITRE III</a></h3>
+
+<p class="d">OÙ L'ON DÉCRIT LA BLANCHE ALINE DE LA TÊTE AUX
+PIEDS POUR QUE LE LECTEUR DÉPLORE SA FUITE ET
+LA PARDONNE EN MÊME TEMPS.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<blockquote>
+<p>Si les peintres ont fait des nuditez,
+le péché est très grand, parce qu'ils
+n'y peuvent bien réussir sans voir
+le naturel.</p>
+</blockquote>
+
+<p class="s"><i>Examen général des conditions</i>,
+etc.—1676.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>La blanche Aline était fille d'une Hollandaise et
+probablement aussi du Roi Pausole.</p>
+
+<p>Du moins, personne n'en douta jamais.</p>
+
+<p>Ses cheveux étaient blonds, son teint clair mais
+sujet à des rougeurs extrêmes, ses narines ouvertes
+et ses lèvres gaies.</p>
+
+<p>Je sais qu'on n'a pas coutume de tracer le portrait
+des jeunes filles au delà de leur décolletage. Il
+n'importe: dans quelques années, nous en sommes
+tous avertis, cette mode tombera en désuétude
+et, ne fût-ce que pour engager les peintres dans
+une voie si recommandable, je ne tiendrai aucun
+compte des règles établies.</p>
+
+<p>La blanche Aline, quatorze ans et cinq mois
+après sa naissance, prenait le plus vif intérêt à
+suivre le développement de sa gracieuse personne.
+Il est tout naturel que nous l'accompagnions devant
+sa glace, où elle se considérait le matin avec tant
+d'affectueuse curiosité.</p>
+
+<p>Elle y courait dès son réveil, laissant au lit sa
+longue chemise et ne gardant de sa toilette nocturne
+que la natte dansante de ses cheveux. L'entrevue
+avec son image était une scène bien touchante.</p>
+
+<p>Cela commençait par un sourire d'accueil. Et
+puis éclataient des baisers bruyants, avec les deux
+mains, avec les dix doigts. Pendant la première
+minute, sa tendresse pour elle-même dominait.
+Son regard se disait des choses inoubliables;
+c'était une communion d'âmes où sa beauté
+n'ajoutait rien à une sympathie déjà toute dévouée.
+Mais, peu à peu, ce sentiment cédait le pas devant
+un autre, qui se précisait en admiration.</p>
+
+<p>Elle était jeune fille depuis quelques semaines
+seulement. Source de découvertes sans nombre.
+Ses seins, formés en si peu de temps, conservaient
+entre ses mains toute leur fraîcheur de jouets nouveaux.
+Familière (et imprudente), l'enfant qu'elle
+était demeurée attrapait ces roses fragiles comme
+des ballons en caoutchouc; elle essayait de les
+rapprocher; elle en chatouillait les pointes pâles;
+elle leur faisait mille taquineries. Puis, changeant
+tout à coup de divertissement, la jambe gauche
+tendue, le genou droit plié, elle mesurait des
+yeux le galbe d'une hanche très jeune et qui, chaque
+jour, s'arrondissait.—Au fait, que n'admirait-elle
+point? Par une singularité qui lui plaisait comme
+le reste, elle ne portait pas encore tous les signes
+extérieurs de son adolescence; mais, tout bien
+examiné, elle trouvait à cela quelque chose de
+grec qui n'était pas messéant.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Et qui donc aurait-elle aimé si ce n'eût été sa
+chère image? Son père ne lui avait pas donné
+d'autre amie.</p>
+
+<p>On a pu le deviner déjà: Pausole, si tolérant
+pour les mœurs de son peuple, l'était moins pour
+celles de sa fille.</p>
+
+<p>Autant la chance lui était douce de rencontrer
+par les chemins de jeunes vierges sans vêtements,
+autant il se souciait peu de présenter dans le même
+costume la princesse héritière à ses fidèles sujets.—Non
+certes, qu'il fût retenu par je ne sais quel
+esprit de routine; mais le soleil du Midi est brûlant;
+le hâle ne va bien qu'aux brunes; il donne à
+la peau des blondes certains tons de langouste
+cuite, et la blanche Aline aurait perdu bientôt
+l'épithète homérique qui la distinguait entre toutes
+les petites filles si l'on avait laissé courir son académie
+en plein air sans lui donner protection.—Aussi
+la forçait-on de se vêtir et même de porter
+ombrelle.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Des raisonnements analogues—je veux dire
+inspirés aussi par une tendresse paternelle—avaient
+détourné Pausole d'appliquer à sa propre
+fille ses théories familières sur l'éducation des
+enfants.</p>
+
+<p>Les moralistes ne redoutent jamais de se
+montrer contradictoires. Ils pensent à bon droit
+qu'ils ont assez fait en prêchant la bonne parole et
+que l'exemple personnel n'est pas un adjuvant
+nécessaire à l'influence de leurs idées. Sans doute,
+se disait le Roi, j'entends qu'on élève les marmots
+avec une liberté extrême et qu'on les laisse à leurs
+instincts, c'est-à-dire aux premières joies de leur
+pauvre petite existence. Mais ma fille est née dans
+des conditions très particulières. Son intérêt commande
+un traitement spécial. Nulle règle n'est faite
+pour tout le monde. Bref, il emprisonnait la
+malheureuse enfant.</p>
+
+<p>Elle avait bien entendu dire que le sort lui
+accordait trois cent soixante-six belles-mères dont
+la plupart excellaient en esprit ou en beauté; mais
+le harem lui demeurait fermé jour et nuit. Sa
+mère était depuis longtemps morte. Elle n'avait
+pas de sœurs, pas de compagnes. Les dames
+d'honneur elles-mêmes avaient ordre de ne parler
+à la Princesse qu'en vue de son instruction littéraire.
+Toutefois, n'imaginant qu'à peine une vie
+meilleure autre part, la blanche Aline restait
+gaie.</p>
+
+<p>Le matin, tout le parc lui appartenait. C'était
+l'heure où dormaient les Reines et le Roi. Elle
+jouait seule, mais avec le même entrain et la même
+activité que si une foule d'enfants l'eût mêlée à sa
+joie. Des arbres étaient ses amis; de petits coins
+ses confidents. Elle revenait parfois haletante d'une
+partie de cache-cache avec un lézard vert ou d'une
+lutte de vitesse avec un lapin rose.</p>
+
+<p>Et puis, brusquement, un matin, elle trouva
+plus intéressant de jouer au volant avec sa rêverie
+et de danser le menuet avec son image.</p>
+
+<p>Environ six semaines plus tard, Pausole apprenait
+par sa lettre qu'elle avait quitté le palais avec
+«quelqu'un de très gentil» qui prétendait veiller
+sur elle.</p>
+
+<p>Ainsi, dans la solitude même où son père la
+tenait enfermée, la blanche Aline avait su trouver
+sans conseils et tout à fait sans exemples, mais
+secourue heureusement par sa jeune imagination,
+les camarades qu'il lui fallait à l'âge de ses métamorphoses.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l1c4" id="l1c4">CHAPITRE IV</a></h3>
+
+<p class="d">COMMENT LE ROI PAUSOLE RENTRA DANS SON PALAIS
+ET CE QU'IL JUGEA BON D'Y FAIRE.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Assis sur un fagot, une pipe à la main,</span><br>
+ <span class="i0">Tristement accoudé contre une cheminée,</span><br>
+ <span class="i0">Les yeux fixés vers terre et l'âme mutinée,</span><br>
+ <span class="i0">Je songe aux cruautés de mon sort inhumain.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="s"><span class="sc">Saint-Amant.</span></p>
+
+</div>
+
+
+<p>Devant les marches du portique, la mule
+Macarie s'arrêta sur ses quatre pattes frémissantes,
+profondément offensée d'avoir été contrainte à
+une course folle qui ne convenait ni à son âge, ni
+à ses habitudes, ni à son caractère.</p>
+
+<p>Et l'on vit entrer sous les voûtes le Roi Pausole
+sans couronne, les cheveux en broussailles, la robe
+poudreuse, les deux mains ouvertes en haut.</p>
+
+<p>Il éternuait. Il pleurait presque. Il était soulevé,
+piteux, suant, poussif et cramoisi.</p>
+
+<p>Personne ne se souciait de lui donner les premières
+explications. Les couloirs, plus déserts que
+des galeries de musée, conduisaient à des chambres
+vides.</p>
+
+<p>Les suisses avaient laissé leurs hallebardes et les
+dames d'honneur leurs petits ouvrages harponnés
+d'un crochet hâtif. Pausole donna du pied dans un
+phonographe resté seul, qui lui bêlait aux oreilles
+la sérénade de Méphisto.</p>
+
+<p>Il crut que tout la monde était parti à la suite
+de la Princesse et que la Cour s'était fait enlever
+pour lui plaire en imitant son gracieux précédent.</p>
+
+<p>Pourtant dans l'angle d'une fenêtre une blanchisseuse
+se trouva prise.</p>
+
+<p>Le roi voulut lui demander:</p>
+
+<p>—Est-ce vrai?</p>
+
+<p>Sa gorge n'articula rien. D'ailleurs l'attitude
+effarée de la domestique lui montrait la candeur
+d'une question si vaine.</p>
+
+<p>Pausole reprit sa marche à travers les appartements.</p>
+
+<p>Il traversa quinze salons où les fauteuils gardaient
+partout des positions familières. Aucun d'eux
+n'était occupé.</p>
+
+<p>Il passa dans la salle des portraits et s'arrêta
+devant celui qui rappelait encore un peu à sa
+mémoire confuse la très souple Reine Christiane,
+mère de la Princesse Aline.</p>
+
+<p>Il l'interrogea:</p>
+
+<p>—Malheureuse! Est-ce donc là ton sang? ta
+race?</p>
+
+<p>Mais la Reine Christiane que le peintre avait
+représentée sous la figure de Danaé, continua de
+sourire et d'ouvrir les genoux sans que la moindre
+honte émût son front si blanc.</p>
+
+<p>Alors le Roi pénétra dans le harem silencieux.</p>
+
+<p>C'était l'heure de la sieste.</p>
+
+<p>La grande salle respirait avec l'haleine de trois
+cents rêves.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Toutes les femmes gisaient encore où le sommeil
+les avait prises. Elles couvraient les nattes de
+jonc froid, elles brochaient sur les étoffes, elles
+emplissaient de leur croupe des hamacs aux
+mailles larges. Pausole ne pouvait ni marcher,
+ni s'asseoir, ni lever la tête sans toucher une dormeuse
+nue. Un divan seul en portait quinze. Un
+filet suspendu en réunissait deux et les pressait
+l'une contre l'autre. Celles qui souffraient de la
+chaleur s'étaient couchées dans le bassin plat, et,
+la tête sur le bord de marbre, elles allongeaient
+leurs jambes sous l'eau jusqu'à la sirène centrale,
+pistil de la tulipe ouverte que formaient leurs
+corps rayonnants.</p>
+
+<p>Au milieu de ce vaste silence, Pausole s'apaisa
+peu à peu. La paix, comme le trouble, est contagieuse.
+Le calme et l'ombre du harem s'étendirent
+sur ses pensées.</p>
+
+<p>Jetant les yeux sur sa toilette, il vit qu'elle
+était déplorable, et déjà son esprit se retrouvait
+assez libre pour lui conseiller de changer de
+vêtement.</p>
+
+<p>Ce qu'il fit. Et non sans peine.</p>
+
+<p>Car la blanchisseuse avait eu le temps de
+répandre par tout le palais le bruit que le Roi
+était revenu sans couronne, sans voix, sans raison;
+qu'il avait failli l'étrangler; qu'elle en était tombée
+malade deux jours plus tôt qu'à l'ordinaire.</p>
+
+<p>Aussi, le premier valet qui parut dans la fente
+d'une portière plissée, pour répondre à l'appel
+du Roi, y vint certes par curiosité au moins autant
+que par mépris de la mort; mais il défaillit de
+surprise quand il entendit Pausole, avec sa bonne
+voix si connue, demander «sa robe de chambre
+turque et son coffret à cigarettes».</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le souverain de Tryphême, pour s'être sitôt
+ressaisi, avait fait ses réflexions.</p>
+
+<p>Il ne suffisait pas de déclarer qu'on poursuivrait
+la blanche Aline. Et cela même était une décision
+qu'on ne pouvait prendre à la légère. En admettant
+qu'on arrivât jusqu'à cette extrémité, comment
+régler le programme d'une recherche si délicate?</p>
+
+<p>Qui charger de son exécution?</p>
+
+<p>Et—toujours en supposant ces difficultés
+résolues—quelles instructions donner au parlementaire
+dans le cas, facile à prévoir, où la Princesse
+refuserait de se rendre aux instances, aux
+pressants appels, voire aux sommations respectueuses
+qu'il faudrait sans doute lui adresser?</p>
+
+<p>Évidemment, tous ces problèmes ne pouvaient
+se traiter en cinq minutes.</p>
+
+<p>Et, d'ailleurs, rien ne pressait.</p>
+
+<p>Dans quel dessein brusquer les choses?</p>
+
+<p>Tout faisait croire que, pour protéger la blanche
+Aline contre le péril le plus fâcheux, il était déjà
+trop tard.</p>
+
+<p>Mais pour la ramener au palais il serait toujours
+assez tôt.</p>
+
+<p>Puisqu'on ne pouvait rien changer au fait accompli,
+puisqu'il était patent, scandaleux, connu
+de tous, mieux valait ne s'occuper que des suites
+et en chercher le remède à tête reposée.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Ayant ainsi décidé de ne décider rien sur l'heure,
+Pausole prit un bain, fuma deux cigarettes et
+mangea quelques biscuits imbibés de vieux porto.</p>
+
+<p>Une image cependant l'obsédait. Il se disait qu'à
+l'instant précis où il prenait dans sa chambre ce
+temps de repos et de réflexion, sa fille accomplissait
+sans doute l'acte le plus important de sa première
+adolescence. Il la voyait malgré lui, dans une attitude,
+hélas! trop facile à imaginer, et toutes les
+phases de la scène connue se reproduisaient dans
+sa pensée avec la vraisemblance la plus désagréable.</p>
+
+<p>D'une façon particulière il était choqué de
+n'avoir aucun renseignement sur le second des
+deux personnages qui jouaient un rôle dans l'aventure.
+On troublait sa vie; on causait un préjudice
+capital à sa tranquillité d'esprit, et il ne savait
+même pas sur qui pester! Un tel événement n'aurait
+pas dû se produire sans qu'il y prît au moins
+une part de conseil. À toute branche d'éducation
+convient un professeur spécial dont l'aptitude et
+la compétence ne peuvent guère être appréciées
+par l'élève lui-même. Pausole ne comprenait pas
+comment, le jour où sa fille abordait pour la
+première fois une matière aussi classique, elle
+avait pris un initiateur de son choix en négligeant
+toute enquête sur la question de savoir s'il était
+qualifié pour lui donner des leçons.</p>
+
+<p>Oui. C'était bien une faute.</p>
+
+<p>Mais elle ne pouvait plus être réparée.</p>
+
+<p>Il fallait donc l'accepter de bonne grâce.</p>
+
+<p>À critiquer l'irrémédiable on perd son temps.</p>
+
+<p>Le Roi se remit en mémoire cette maxime et
+plusieurs autres également fécondes en consolations.</p>
+
+<p>Perdre son temps...—se «pausoler»,
+comme il aimait à dire lui-même,—un autre
+jour il y aurait consenti sans peine. Ce soir-là, ses
+rêveries lui parurent déplaisantes.</p>
+
+<p>Il retourna dans le harem.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l1c5" id="l1c5">CHAPITRE V</a></h3>
+
+<p class="d">DU CONSEIL QUE TINT LE ROI CHEZ LES FEMMES DE SON
+HAREM ET DU CHOIX QU'IL SUT FAIRE ENTRE PLUSIEURS
+AVIS.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<blockquote>
+<p>Pourquoy sont si contentes les dames
+quand on leur dit que les autres dames
+font l'amour comme elles?—Pour ce
+que leur faute s'amoindrit.</p>
+</blockquote>
+
+<p class="s"><i>Questions diverses et responces
+d'icelles.</i>—1617.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Tandis que Pausole méditait ainsi, quatre heures
+avaient sonné à toutes les horloges, et avant que le
+dernier coup n'eût fait vibrer le dernier timbre,
+Taxis, une petite sonnette en main, arpentait
+déjà la grande salle, à pas méthodiques et déterminés.</p>
+
+<p>Toutes les femmes s'éveillèrent à regret. La plupart,
+se retournant avec un soupir maussade,
+essayaient de reprendre le rêve interrompu, mais
+sans espoir qu'on le leur permît.</p>
+
+<p>—Mesdames, dit le Grand-Eunuque, voici
+l'heure du réveil. Le droit de dormir ne vous appartient
+plus. Debout! debout!</p>
+
+<p>—Non... zut... firent des voix suppliantes.</p>
+
+<p>—Rien ne sert de lutter contre le règlement,
+dit Taxis. L'Écriture nous enseigne: «Il y a temps
+pour tout sous les cieux: un temps pour naître et
+un temps pour mourir; un temps pour tuer et un
+temps pour guérir; un temps pour abattre et un
+temps pour bâtir<a id="FNanchor_1" name="FNanchor_1"></a><a href="#Footnote_1" class="fnanchor">1</a>.» Il y a un temps pour rêver
+et un temps pour vivre: debout!</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1" id="Footnote_1"></a>
+<a href="#FNanchor_1">
+<span class="label">[1]</span></a> <i>Ecclésiaste</i>, III, 1-3.</p>
+</div>
+<p>S'arrêtant, il examina un coin tout encombré de
+corps longs et las.</p>
+
+<p>—Ah! fit-il impatienté, il règne ici un désordre
+scandaleux. Dès ce soir, je veux assigner à chacune
+de Vos Majestés une place rigoureuse et invariable
+dont il ne lui appartiendra pas de s'écarter à l'heure
+de la sieste.</p>
+
+<p>Un murmure bruyant s'éleva, aussitôt dompté
+par un regard plein de menaces:</p>
+
+<p>—Silence! cria Taxis. Mes paroles sont inspirées
+d'abord par des considérations d'hygiène, de
+police et de décence; mais ne le fussent-elles point
+qu'elles seraient encore selon la sagesse, car il est
+écrit: «Tu vivras par les lois et par les ordonnances<a id="FNanchor_2" name="FNanchor_2"></a><a href="#Footnote_2" class="fnanchor">2</a>.»
+Ce qui est élu par la fantaisie est exécrable;
+ce qui est conçu par l'autorité est judicieux.
+Ainsi doit s'exprimer une voix saine, stricte et
+droite.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2" id="Footnote_2"></a>
+<a href="#FNanchor_2">
+<span class="label">[2]</span></a> <i>Lévitique</i>, XVIII, 5.</p>
+</div>
+<p>—Pardon, monsieur, dit une jeune fille, pourquoi
+ne pas nous laisser choisir? Moi, j'aime mieux
+dormir sur une natte et ma sœur sur un tapis. Si
+vous nous ordonnez le contraire, cela ne fera
+plaisir à personne et nous en serons désolées.</p>
+
+<p>—Il n'importe. Vous ne savez pas quel est votre
+bien. L'autorité le sait pour vous et vous le donne
+à votre insu, malgré vous, c'est là son rôle.</p>
+
+<p>—Quand personne ne la réclame?</p>
+
+<p>—L'autorité s'exerce. Elle ne défère point. Elle
+seule discute son droit, limite son domaine et décide
+son action.</p>
+
+<p>—Au nom de qui?</p>
+
+<p>—Au nom des principes.</p>
+
+<p>Puis, coupant court à la dispute, il se dirigea rapidement
+vers le hamac où restaient couchées les
+deux amies languissantes:</p>
+
+<p>—Je vois, dit-il, par cet exemple, qu'il est
+urgent de légiférer, puisque mes conseils ne servent
+de rien. Ne vous avais-je pas signalé tout ce
+qu'une telle attitude offre d'incorrect et de pernicieux?
+Vous ne tenez nul compte de mes opinions.
+C'est bien. J'établirai la règle jusque-là.</p>
+
+<p>Mais l'une des apostrophées laissa tomber un
+bras faible hors du hamac qui pencha, et comme
+elle était juive, elle sut lui répondre:</p>
+
+<p>—Il est écrit, monsieur: «Si deux couchent
+ensemble, ils auront chaud. Mais une personne
+seule, comment se chauffera-t-elle<a id="FNanchor_3" name="FNanchor_3"></a><a href="#Footnote_3" class="fnanchor">3</a>?» Ce que
+la Bible nous enseigne, vous le démentiriez ici?</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3" id="Footnote_3"></a>
+<a href="#FNanchor_3">
+<span class="label">[3]</span></a> <i>Ecclésiaste</i>, IV, 11.</p>
+</div>
+<p>—Madame, dit Taxis offusqué, puisque vous
+connaissez si bien l'Ancien Testament, vous feriez
+mieux d'y choisir des textes d'un sens plus clair
+et...</p>
+
+<p>—Oh! c'est très clair.</p>
+
+<p>—... Et moins sujets à controverses. Où vous ne
+voyez qu'une phrase concrète et brutale, l'exégète
+voit un sens mystique dont la hauteur échappe à
+votre entendement. Mais laissons cela. Je vous
+avais recommandé de ne jamais dormir deux à
+deux afin d'éviter les occasions de vous égarer en
+certaines démences que je ne suis pas autorisé par
+le Roi lui-même à vous interdire, mais que je
+déclare néanmoins, de mon chef, abominables.</p>
+
+<p>—Cela n'est pas interdit par le Pentateuque.</p>
+
+<p>—Parce qu'on n'a pas osé prévoir une aberration
+si profonde.</p>
+
+<p>—Oh! on en a prévu de bien plus singulières...
+On les a prévues toutes, excepté celle-là. Laissez-nous
+penser qu'on la permettait.</p>
+
+<p>—Elle n'existait point.</p>
+
+<p>—Comment dites-vous? Elle n'existait point?...
+Ah! cher monsieur!... vous êtes inimitable!</p>
+
+<p>Au milieu des éclats de rire, Taxis allait répliquer,
+quand une autre infraction le fit bondir
+ailleurs.</p>
+
+<p>—Des bonbons? dit-il. Vous mangez des bonbons,
+maintenant? Des bonbons à quatre heures
+dix! Le goûter ne commence qu'à cinq heures.
+Cela est imprimé dans l'Emploi du Temps. Défense
+absolue de prendre aucune espèce de nourriture
+en dehors des repas. J'ai le regret d'informer
+Votre Majesté qu'elle sera privée de promenade
+au parc durant quatre jours à dater de demain.</p>
+
+<p>Il s'élança de nouveau plus loin.</p>
+
+<p>—Même châtiment pour vous, madame, qui
+avez pris un livre. La lecture n'est permise qu'à
+cinq heures et demie. De quatre à cinq, réveil,
+toilette et entretiens, vous devriez le savoir.</p>
+
+<p>La jeune Reine ainsi punie ne supporta pas sa
+peine en silence. Usant de la licence que le Roi
+entendait laisser à ses femmes en matière de tenue
+et de discours, elle s'approcha en souriant:</p>
+
+<p>—N'appréhendez rien, dit-elle, je ne vous
+dirai pas ce que je pense de votre personne, car
+je me mettrais dans le cas d'être punie de nouveau;
+mais je sais à quel point la pudeur vous est
+chère; aussi vais-je l'enfreindre sous vos propres
+yeux, impunément, monsieur le Grand-Eunuque,
+avec les ressources toujours nouvelles de ma
+petite imagination.</p>
+
+<p>—Madame...</p>
+
+<p>—Préparez-vous. J'ai daigné vous avertir.</p>
+
+<p>Et, faisant comme elle avait dit, elle accentua
+sa pantomime avec des paroles si lyriquement
+sensuelles, que Taxis, hagard, hérissé, recula
+d'horreur vers le mur...</p>
+
+<p>—Madame... par pitié...</p>
+
+<p>—Tout ce que je viens de dire est fort joli.
+Pourquoi le prenez-vous ainsi?</p>
+
+<p>—Vous ne sentez donc pas, malheureuse enfant,
+dans quel gouffre d'enfer et de damnation
+vous jetez votre âme éternelle!</p>
+
+<p>—Hélas, non! dit la jeune femme.</p>
+
+<p>Elle ajouta même:</p>
+
+<p>—Je continue.</p>
+
+<p>Mais Taxis, désarmé contre cette intrépide et
+sereine luxure dont la flamme léchait à chaque
+mot toutes les âmes de la multitude, n'en put
+souffrir davantage. Il s'enfuit dans le vent du
+scandale.</p>
+
+<p>Une acclamation salua son éclipse: au même
+instant Pausole se montrait, et se croyant la cause
+d'une si touchante allégresse, le bon Roi s'inclina,
+comblé.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La même ombre chaude emplissait encore la
+grande salle maintenant bruyante; mais la lumière
+basse du soleil couchant y soufflait des nuages
+de pourpre transparente et de longs rayons de
+cuivre où montaient des poussières. Les femmes
+apparaissaient vêtues de gaze d'or. Il y en avait
+qui, debout, plongeaient du front dans la nuit.
+D'autres, couchées sur les nattes, semblaient
+peintes des pieds à la tête comme des émaux sous
+les flammes.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Pausole ne s'arrêta guère à des contemplations
+que les circonstances ne comportaient point.</p>
+
+<p>Il s'étendit sur un divan, et les sept Reines désignées
+à ses tendresses de la semaine l'entourèrent
+aussitôt d'une sympathie agitée qui n'allait pas
+sans bavardage.</p>
+
+<p>—Eh bien?</p>
+
+<p>—Comment donc!</p>
+
+<p>—Quelle nouvelle!</p>
+
+<p>—Qui l'eût dit?</p>
+
+<p>—Ce n'est pas possible!</p>
+
+<p>—Et que s'est-il passé?</p>
+
+<p>—Nous ne savons rien!</p>
+
+<p>—En est-on bien sûr?</p>
+
+<p>—Dit-on avec qui?</p>
+
+<p>—Êtes-vous sur leur piste?</p>
+
+<p>—Où sont-ils cachés?</p>
+
+<p>Le Roi haussa les épaules.</p>
+
+<p>—Je n'en sais pas plus que vous.</p>
+
+<p>—Mais qu'a-t-on décidé?</p>
+
+<p>—On ne peut rien décider aujourd'hui; ce
+serait absurde.</p>
+
+<p>—Pourquoi?</p>
+
+<p>—Parce que les plans irréfléchis déterminent
+les pires catastrophes.</p>
+
+<p>—Mais le temps passe et la Princesse fuit.</p>
+
+<p>—Fadaises. Elle ne quittera pas Tryphême,
+soyez-en sûres. Si je me résous à la faire traquer
+(et cette perspective m'est odieuse), cela sera possible
+demain; encore possible le jour suivant.
+C'est une vérité qui saute aux yeux.</p>
+
+<p>—Et alors?</p>
+
+<p>—Alors, je viens prendre vos conseils. Je ne
+sais pas si je les suivrai. Peut-être l'une de vous
+pourra-t-elle découvrir l'artifice dont j'ai besoin.</p>
+
+<p>Les femmes s'empressèrent.</p>
+
+<p>—Oh! moi... dit l'une.</p>
+
+<p>—Moi... interrompit la seconde.</p>
+
+<p>Mais, avant qu'elles eussent parlé, la Reine Denyse
+avait glissé, de sa petite voix persuasive:</p>
+
+<p>—Sire, vous devriez écrire à saint Antoine.
+Voyez-vous, quand on a perdu quelqu'un ou
+quelque chose, c'est le seul moyen de le retrouver.</p>
+
+<p>Autour d'elle on parut douter.</p>
+
+<p>Elle rougit, s'entêta:</p>
+
+<p>—Mais si!</p>
+
+<p>Et elle développa le récit complet d'une anecdote
+personnelle qui, on doit l'avouer, était péremptoire.</p>
+
+<p>Pausole, pendant ce témoignage, regardait avec
+insistance une Reine très jeune, encore toute pure,
+qui jusque-là n'avait rien dit.</p>
+
+<p>Il l'interrogea finement.</p>
+
+<p>—Où serais-tu, à l'heure qu'il est, si pareille
+aventure t'avait enlevée à moi? Quel moyen aurais-tu
+pris pour t'enfuir, et quel chemin? Courrais-tu
+loin d'ici pour gagner de vitesse, ou resterais-tu
+près, pour tromper les soupçons? Dis-moi tout
+cela, Gisèle; et réfléchis bien: c'est intéressant.</p>
+
+<p>Gisèle se tut, très étonnée.</p>
+
+<p>—Oui, sourit le Roi. Je comprends. Tu ne veux
+pas vendre tes ruses...</p>
+
+<p>—Oh! fit-elle, piquée du reproche. Je n'en
+aurai jamais à prendre! Si j'hésitais, c'est qu'on
+ne peut guère répondre à une question pareille.
+Nous menons les hommes jusqu'à nos bras, mais
+ensuite, ce sont eux qui nous mènent. J'ai vu cela
+dans les romans, Sire, car je n'en ai pas d'autre
+expérience. Pourtant, même ignorante, je trouve
+que cela va de soi. J'ai quitté mon père et ma
+mère pour venir où vous me voyez, et je vous
+suivrais ailleurs s'il vous plaisait ainsi. Soyez sûr
+que la Princesse a plus de confiance que de présomption.
+Vous qui connaissez les hommes mieux
+que moi, cherchez ce qu'a pu faire son amant:
+c'est le meilleur moyen de savoir où elle est.</p>
+
+<p>—Plus tard, dit le Roi. Il est inutile que je me
+donne moi-même une peine qui peut être prise
+très dignement autour de moi. Lorsqu'il se présente
+un cas difficile et sujet à méditations, on ne
+fait le tour des banalités nécessaires qu'après un
+travail considérable. C'est un premier effort dont
+je ne me mêle jamais. Dans quelques jours, la
+question sera déblayée sans qu'il m'en ait coûté
+même un froncement de sourcil. Je verrai alors s'il
+est urgent que je réfléchisse à mon tour; mais
+plus probablement je me contenterai de faire un
+choix entre les avis les plus sages, à moins que
+cette tâche elle-même ne me semble trop délicate.</p>
+
+<p>—Alors qu'arriverait-il?</p>
+
+<p>—Nous verrons cela. Aujourd'hui, c'est à vous
+de penser pour moi. Je suis impatient de vous
+entendre.</p>
+
+<p>—Puis-je parler? demanda la Reine Françoise.</p>
+
+<p>—Je le demande, répéta Pausole.</p>
+
+<p>—Eh bien, dans un enlèvement, le premier
+jour est celui des imprudences, et le second celui
+des malices. La Princesse est à deux pas d'ici; je
+le sais comme si je la voyais. Le jeune imbécile qui
+l'accompagne se croit caché par un buisson ou par
+les rideaux de son lit. Il l'a conduite au plus près,
+c'est évident, cela ne laisse pas un doute. Demain
+il s'apercevra qu'il a fait une bêtise. Et après-demain
+il aura pris tant de précautions que toute
+la police du royaume ne pourra plus trouver sa
+trace. C'est aujourd'hui qu'il faut agir, et tout de
+suite, sans perdre une heure. Est-ce que vous ne
+le sentez pas?</p>
+
+<p>—Bien, remercia le Roi. Voici une première
+banalité. Je suis ravi qu'elle soit dite: je n'aurai
+plus à m'occuper d'elle. D'ailleurs, le conseil ne
+me plaît en aucune façon; mais vous avez, Françoise,
+la peau si nuancée autour de la ceinture et
+si fine entre les seins que je veux vous donner
+raison au moins pendant cinq minutes.</p>
+
+<p>—Vous vous moquez de moi.</p>
+
+<p>—Vous êtes seule à le penser.</p>
+
+<p>—Sire, fit la Reine Diane, je voudrais parler
+aussi.</p>
+
+<p>Diane, qu'on nommait au harem Diane à la
+Houppe, afin de la désigner par ses attributs entre
+plusieurs belles homonymes, Diane à la Houppe
+tremblait un peu. C'était elle qui devait, ce soir-là,
+enviée par trois cent soixante-cinq rivales, partager
+le lit du Roi. On disait, on savait, il était clair,
+enfin, que l'année d'espoirs et de souvenirs dont
+elle voyait le terme si proche avait duré plus de
+jours que sa résignation. Elle était donc émue, et
+balbutia non sans rougeur:</p>
+
+<p>—Sire, on vous abuse. Le premier jour d'un
+enlèvement est celui de tous les mystères, et le
+second celui des oublis. L'inconnu qui conseille
+la Princesse Aline a pu lui faire quitter le palais
+au milieu de cinq cents personnes, sans éveiller
+une attention. Il avait un plan fort habile et fort
+bien exécuté. Soyez sûr qu'il le suit encore. Ce soir
+il doit penser que tout le monde est à ses trousses:
+il n'aura garde de se laisser prendre; et s'il se
+terre sous un buisson, c'est que ce buisson est bien
+le dernier où l'on imagine sa retraite... Mais il
+faudra qu'il en sorte... Attendez-le au passage.
+Mieux vous lui démontrerez d'ici là qu'il a pris trop
+de précautions, plus il sera imprudent par la suite.
+Sa capture ne dépend que de votre réserve. Si
+personne ne le chasse, dans huit jours vous le
+trouverez sur les grandes routes ou dans une loge
+à l'Opéra. Ainsi, non seulement vous pouvez l'attendre,
+mais il est très important que vous restiez
+tranquille ce soir.</p>
+
+<p>—Je suis comblé, fit le Roi. Cet avis est aussi
+banal, aussi sage, aussi nécessaire que le premier.
+En outre, comme il le contredit exactement, il le
+balance avec justesse et je ne me sens l'esprit
+chargé par aucun de leurs deux poids égaux.</p>
+
+<p>Après un court silence, il conclut de la sorte:</p>
+
+<p>—C'est donc avec une liberté exquise et déliée
+même d'inquiétude que j'adopterai pour le mien,
+Diane à la Houppe, ton sentiment. Redis-le-moi,
+car il me plaît. Ainsi, cher visage, tu m'affirmes...</p>
+
+<p>—Que le meilleur est de ne rien faire et que
+vous pouvez aller au lit.</p>
+
+<p>Pausole approuva de la main.</p>
+
+<p>La belle Diane eut un soupir, et, achevant son
+conseil, sa phrase, sa pensée:</p>
+
+<p>—Avec moi, fit-elle en souriant.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l1c6" id="l1c6">CHAPITRE VI</a></h3>
+
+<p class="d">COMMENT DIANE À LA HOUPPE ET LE ROI PAUSOLE
+VIRENT ENTRER QUELQU'UN QU'ILS N'ATTENDAIENT
+POINT.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Sa seule nudité descouvre sa richesse;</span><br>
+ <span class="i0">Plus on voit de son corps, plus on voit de beauté;</span><br>
+ <span class="i0">Sa pompe est toute en elle, et comme une déesse</span><br>
+ <span class="i0">Elle doit son éclat à sa propre clarté.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="s"><span class="sc">Malleville.</span>—1634.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Diane à la Houppe, gardée par une servante,
+copiait un Bacchus de Velasquez dans le salon
+carré du musée Pausole, quand le Roi, estimant la
+perfection de son goût, et pressentant celle de ses
+formes, lui demanda, non sans égards, toutes les
+grâces qu'elle pouvait donner.</p>
+
+<p>La jeune fille accepta sur l'heure. Sa bonne elle-même,
+consultée, n'y vit aucun inconvénient. Seuls,
+les parents eussent volontiers retenu leur enfant
+chez eux, mais ils savaient au nom de quel principe
+sacré Pausole entendait protéger les libertés
+individuelles, et ils ne tentèrent point d'exprimer
+en public leur égoïsme inexcusable.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Introduite dans une des chambres qui précédaient
+le harem, Diane jeta sur la chaise longue,
+avec un soulagement très vif, les vêtements qu'on
+lui avait imposés pendant ses années de servitude
+familiale.</p>
+
+<p>Et Pausole observait debout les révélations successives
+d'un corps teinté, ferme et vivace, tandis
+qu'elle ouvrait tour à tour la chemisette bossue, la
+jupe monastique, le difforme pantalon blanc.</p>
+
+<p>Elle était plus belle encore que jolie; son adolescence
+valait une maturité. Un torse rond, des
+épaules droites, des seins gorgés comme des pastèques,
+des jambes longues et bien en chair se
+délivrèrent agilement d'un multiple linge importun.
+Toute sa peau apparut, très brune, pleine et fertile,
+duveteuse même au creux des reins et sur la rondeur
+des cuisses, tandis que la chevelure noire,
+démordue de ses écailles dentées, recourbait sur le
+dos les plumes de son aile.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Les autres femmes du harem, quand on leur
+présenta cette beauté... ombreuse, trouvèrent
+qu'elle prêtait à rire et ne surent que lui imposer
+un surnom volontiers narquois. Les femmes ont
+des théories très particulières sur l'esthétique de
+leurs rivales. Diane à la Houppe ne se fâcha point.
+Elle avait bon caractère. Et puis sa première conversation
+avec le Roi l'avait mise du soir au matin
+en humeur de trouver tout le palais charmant.</p>
+
+<p>Hélas! il n'en fut pas ainsi des douze mois qui
+suivirent cette unique entrevue. Pausole en vain
+lui exposa que s'il ne la revoyait plus, s'il fallait
+qu'elle entrât dans la règle commune, c'était parce
+qu'il avait grand'peur de devenir amoureux d'elle,
+catastrophe qui aurait compromis à la fois sa tranquillité
+d'âme et les intérêts de l'État. Diane ne
+comprenait pas du tout ce raisonnement. Elle ne
+partageait pas non plus l'indifférence de ses compagnes,
+lesquelles considéraient la cérémonie annuelle
+comme une occasion excellente d'obtenir
+des soies de Manille ou des pantoufles de Paris.
+Diane à la Houppe, tel saint Augustin au temps de
+sa jeunesse dispose, aimait à aimer et ne cherchait
+rien d'autre. Privée du Roi, elle ne voulut
+même pas apprendre les jeux variés et traditionnels
+dont les autres Reines lui donnaient l'exemple
+à toute heure et qu'elles vantaient en sa présence
+ou comme suffisants ou comme incomparables,
+selon la tournure de leur esprit.</p>
+
+<p>La pauvre fille vécut un an dans l'attente. Année
+de larmes et de pensées. Le dernier jour en faillit
+être, on le devine, le plus déchirant. La Princesse
+royale disparue ce matin-là, Diane épouvantée vit
+pendant plusieurs heures, avec l'imagination du
+désespoir, le Roi lui-même partir à sa recherche...</p>
+
+<p>—Ah! Sire, s'écria-t-elle dès que la portière
+de la chambre à coucher fut retombée sur elle et
+lui, ne regardez pas trop mes yeux. J'ai tant pleuré
+depuis ce matin!</p>
+
+<p>—Houppe, tu es charmante, répondit Pausole.
+En effet, tes paupières se gonflent et tes yeux sont
+encore humides; mais cela donne à leurs regards
+l'expression de la Volupté même. Tu serais épuisée
+des suites du plaisir et à la limite de l'évanouissement,
+tes yeux, ma Houppe, luiraient du même
+éclat. Ne me détrompe pas: dans un instant, je
+pourrai croire qu'ils me le doivent.</p>
+
+<p>Diane pencha la tête et sourit malgré elle.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La nuit pleine de clartés entrait dans la chambre
+obscure par une très large baie ouverte sur une
+terrasse. Sous le store levé au linteau, entre les
+portes ramenées au mur, Tryphême bleue et blanche
+apparaissait mollement.—C'était une campagne
+onduleuse semée de bois et de maisons
+plates, avec une grande route plantée d'arbres,
+chemin qu'aurait pris le Roi pour aller à sa capitale
+s'il n'avait pas eu cent raisons (et même trois
+cent soixante-six) de ne pas quitter son palais.
+Un énorme figuier faisait retomber comme un
+tapis par-dessus la balustrade ses branches cachées
+par les feuilles plates et ses fruits poudrés de lilas.
+Vers la gauche, le parc se massait, avec ses magnolias
+déjà défleuris, ses eucalyptus frissonnants,
+ses palmiers trapus du Japon, ses magnifiques
+sagoutiers lunaires. Une défense d'aloès ourlait le
+jardin sombre et la plaine s'étendait au delà jusqu'aux
+étoiles.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>—Comme cette nuit ressemble à celle de mes
+noces! murmura Diane. Il n'y a pas eu d'autre belle
+nuit depuis un an. Celle-ci est tout à fait la sœur
+de la première. N'est-ce pas qu'il y a des nuits
+étranges où le paysage qui nous regarde a l'air de
+contenir tout le bonheur que nous voudrions enfermer
+en nous?</p>
+
+<p>Pausole ne répondit rien.</p>
+
+<p>—On a frappé, reprit la Reine.</p>
+
+<p>—Ce doit être pour le dîner, dit Pausole. Il fait
+grand'faim.</p>
+
+<p>Et il cria:</p>
+
+<p>—Entrez! Entrez!</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Mais, au lieu du Grand-Échanson, ce fut le Grand-Eunuque
+qui montra, tout à coup, entre les portières,
+sa vilaine physionomie de personnage antipathique.</p>
+
+<p>—Ah! qu'est-ce encore? fit le Roi, du ton le
+plus maussade. Je n'ai aucun besoin de vous, Taxis,
+j'ai affaire.</p>
+
+<p>—Allez-vous-en, dit la belle Diane, vous n'avez
+rien à voir ici.</p>
+
+<p>—C'est l'heure de mon repas, continua Pausole.
+Je n'ai pas d'autres papiers à lire que le
+menu.</p>
+
+<p>—Avez-vous le menu? répéta Diane à la Houppe.
+Non? Alors allez-vous-en!</p>
+
+<p>—Mon ami, reprit le Roi, si vous empiétez sur
+les attributions des autres officiers de la cour,
+nous courons à l'anarchie. Allez dire au Grand-Échanson
+que pour ce soir encore je le prie de
+bien vouloir choisir en mon nom le vin que je dois
+préférer. J'ai trop de tracas pour rien décider sur
+ce point, et à plus forte raison pour vous entendre.
+Allez!</p>
+
+<p>—Mais allez-vous-en donc! cria Diane, au
+comble de l'agacement.</p>
+
+<p>Et comme Taxis, respectueux mais entêté, ne
+faisait aucun geste d'obéissance, Diane le prit par
+les deux épaules et lui dit en face, du ton le plus
+sérieux:</p>
+
+<p>—Vilain parpaillot! Si vous obtenez de la bonté
+du Roi la permission de parler ici, je vous forcerai
+de partir avant que vous ayez prononcé un mot;
+si ce n'est pas par la violence, ce sera par un
+moyen que vous connaissez bien!</p>
+
+<p>Le Roi leva les bras:</p>
+
+<p>—Allons! fit-il. Un conflit! Houppe, tiens-toi
+tranquille. Taxis va s'en aller. Il est homme de
+sens. Il doit avoir déjà compris que nous ne souhaitons
+pas en ce moment son entretien.</p>
+
+<p>Taxis eut un sourire mielleux, qui s'acheva en
+importance.</p>
+
+<p>—En effet, dit-il. Et si la voix inflexible de ma
+conscience, si l'unique souci d'un devoir souvent
+ingrat, si la passion de la vérité ne m'appelaient
+où je suis, croyez, Sire, que j'aurais déjà déféré
+au désir que m'exprime Votre Majesté. Mais ma
+tâche est plus haute que mon intérêt personnel, et
+dussé-je en souffrir, je ferai mon devoir jusqu'au
+bout. Je n'empiète pas, quoique Votre Majesté
+m'en fît tout à l'heure le cruel reproche, sur les
+attributions de mes collègues. Je suis maréchal du
+palais, et comme tel, je devais m'occuper du grave
+incident qui s'est produit ce matin au rez-de-chaussée
+du pavillon sud. Mon initiative ne s'est pas
+trouvée en défaut. J'ai fait rechercher la Princesse
+Aline.</p>
+
+<p>—Hélas! gémit la Reine Diane.</p>
+
+<p>Mais, ressaisie aussitôt, et debout, elle interpella:</p>
+
+<p>—Qui vous en a donné l'ordre?</p>
+
+<p>—Le Roi m'a confié la mission sacrée de prévenir,
+de suspendre, de réprimer au besoin la
+turbulence et les excès dans l'enceinte de la demeure
+royale.</p>
+
+<p>—Ah! de prévenir!... Eh bien, il paraît que
+vous n'avez pas «prévenu», puisqu'un étranger a
+pu s'introduire ici comme chez lui... Vous n'avez
+n'avez pas non plus «suspendu», puisque la Princesse
+est partie à votre barbe et que personne n'en
+a rien su pendant six heures. Maintenant vous
+voulez «réprimer»? Le Roi vous le défend,
+seigneur Grand-Eunuque.</p>
+
+<p>—Sa Majesté...</p>
+
+<p>—Le Roi désapprouve. C'est tout. Cela suffit.
+Tournez les talons. Le Roi vient de prendre une
+décision qui est admirable et sur laquelle il ne
+reviendra certainement pas pour écouter vos lubies.
+Il vaut mieux ne rien faire pendant un jour au
+moins; on ne vous expliquera pas pourquoi, mais
+tel est l'ordre: suivez-le. Allez-vous-en! Rappelez
+vos hommes. Gardez le silence sur l'événement et
+disparaissez jusqu'à demain soir. M'entendez-vous?</p>
+
+<p>Taxis tendit en frémissant les trois papiers qu'il
+avait en main.</p>
+
+<p>—Mais, Sire, voici les rapports. Le suborneur
+est découvert. La Princesse ne l'a pas quitté. Leur
+asile est gardé à vue sans qu'ils le sachent. Je n'attends
+qu'un mot de vous pour agir.</p>
+
+<p>—Monsieur, répondit Pausole, je n'ai pas
+l'habitude de me jeter à l'étourdie au milieu des
+faits divers. Je n'aime pas les aventures; et j'entends
+n'en pas avoir. Vous parlez et vous décidez
+avec une précipitation funeste. Il n'y a ni sagesse
+ni méthode dans une telle pétulance, et je ne sais
+où j'avais pris l'estime que je vous portais. Taxis,
+vous êtes un hurluberlu. Faites cesser la surveillance
+que vous avez organisée si légèrement
+devant la retraite où dort ma fille. Et tenons-nous-en
+là pour ce soir. J'ai dit. Veuillez vous retirer.</p>
+
+<p>Taxis recula de trois pas, montra le plafond d'un
+doigt osseux:</p>
+
+<p>—L'Éternel appréciera! dit-il.</p>
+
+<p>Sur ces mots, il salua d'un front sec et disparut.</p>
+
+<p>Diane, restée seule avec le Roi, saisit l'occasion
+par le nez.</p>
+
+<p>—Ah! Sire, quand nous délivrerez-vous de cet
+odieux personnage? Il est notre bourreau, vous ne
+pouvez savoir ce qu'il invente pour nous exaspérer.
+Il règle tout, il distribue tout, il administre jusqu'à
+nos pensées. Nous ne pouvons ni dormir, ni danser,
+ni courir au parc, ni lire de romans, ni manger
+de bonbons qu'aux heures fixées par sa manie. Le
+moindre oubli est puni de cellule. Un simple retard
+suffit. Il nous tue!... Pour le faire fuir nous
+n'avons qu'un moyen: c'est celui que je voulais
+employer tout à l'heure; et encore si vous ne lui
+aviez pas interdit de nous parler décence, il nous
+châtierait terriblement de ceci, car rien ne le met
+en plus grande fureur que les spectacles dont
+parfois il faut bien qu'on le rende témoin. Mais ce
+moyen-là me répugne et je n'ai même pas toujours
+plaisir à le voir employer par les autres. Aussi
+quelle idée singulière que de mettre un pasteur
+protestant à la tête d'un harem si nu! Vous l'avez
+voulu, c'est donc parfait ainsi, et je vous pose des
+questions, Sire, sans les résoudre. Pourquoi ne
+pas nous donner de véritables eunuques, comme
+cela se fait en Orient? Mes compagnes les regrettent
+quelquefois en disant que ces pauvres êtres peuvent,
+eux aussi, donner aux femmes un plaisir complet
+qu'ils ne partagent point et qui ne doit éveiller la
+jalousie de personne. Moi, je ne pense guère à de
+pareilles choses; je n'ai de joie qu'en votre souvenir,
+mais je voudrais qu'on ne m'empêchât plus
+d'y rêver tout à mon aise et qu'une haïssable face
+ne se dressât pas tout le jour entre lui et moi.</p>
+
+<p>—Eh! eh! dit Pausole, Taxis a du bon.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="l1c7" id="l1c7">CHAPITRE VII</a></h2>
+
+<p class="d">QUI EST CONSIDÉRABLEMENT ÉCOURTÉ
+EU ÉGARD AUX LOIS EN VIGUEUR.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Ô mourir agréable! ô trépas bienheureux!</span><br>
+ <span class="i0">S'il y a quelque chose en ce monde d'heureux,</span><br>
+ <span class="i0">C'est un tombeau tout nud d'une cuisse yvoirine.</span><br>
+ <span class="i0">Ces esprits vont au ciel d'un ravissement doux.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="s"><span class="sc">Théophile de Viau.</span>—1625.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Je ne décrirai point le repas qui suivit.</p>
+
+<p>On m'a dit, en effet, que les lois de notre pays
+permettent aux romanciers de proposer en exemple
+tous les crimes de leurs personnages mais non
+point le détail de leurs voluptés, tant le massacre
+est aux yeux du législateur un moindre péché que
+le plaisir.</p>
+
+<p>Et comme je ne sais plus exactement si l'on
+bannit de nos œuvres les voluptés du lit ou celles
+de la table; comme d'ailleurs, en consultant toute
+ma conscience et toute ma sincérité, il m'est impossible
+d'augurer lequel est le plus pendable de
+manger une tartine ou de créer un enfant, j'aime
+mieux prendre mes précautions et ne parler ici ni
+de seins ni de grenades.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>On saura donc en peu de mots que le dîner du
+Roi Pausole et de la belle Diane à la Houppe comprenait:</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Des hors-d'œuvre.</span><br>
+ <span class="i0">Une première entrée.</span><br>
+ <span class="i0">Un relevé.</span><br>
+ <span class="i0">Une deuxième entrée.</span><br>
+ <span class="i0">Un rôti.</span><br>
+ <span class="i0">Une salade.</span><br>
+ <span class="i0">Un légume.</span><br>
+ <span class="i0">Un entremets.</span><br>
+ <span class="i0">Des fruits et des confiseries.</span><br>
+ <span class="i0">Les vins X... Y... et Z...</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p>C'était un petit dîner. N'en disons pas plus.</p>
+
+<p>Voilons de la même manière ce qui s'ensuivit.</p>
+
+<p>Diane, privée du Roi depuis une année et cloîtrée
+dans le harem après un seul matin d'amour,
+était redevenue jeune fille.—Comprenne qui peut.
+Je n'explique rien.—Bref le Roi trouva lui aussi
+que cette seconde entrevue intime ressemblait
+beaucoup à la première.</p>
+
+<p>Un peu avant le lever du soleil, tous deux
+allèrent prendre le frais sur la terrasse semée de
+tapis; et pour cueillir les plus hautes figues, Diane
+à la Houppe levant les bras s'étirait douloureusement,
+lisse comme une fleur et trois fois tachée de
+noir.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l1c8" id="l1c8">CHAPITRE VIII</a></h3>
+
+<p class="d">OÙ PAUSOLE EXAMINE DES RÉVÉLATIONS SUR UNE
+LETTRE DONT L'IMPORTANCE N'ÉCHAPPERA POINT
+AU LECTEUR.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<blockquote>
+<p>On devine ce qu'un jeune homme
+assez fat et habitué aux succès faciles
+peut dire à une jeune fille lorsqu'il a
+monté sept étages pour arriver jusqu'à
+elle et qu'il se croit attendu.</p>
+</blockquote>
+
+<p class="s">M<sup>me</sup> <span class="sc">Ancelot</span>.—1839.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Vers midi, Pausole s'éveilla, simplement, comme
+de coutume. Il n'avait pas de petit lever. Les cérémonies
+inutiles n'embarrassaient point sa vie.</p>
+
+<p>Son coup de sonnette fit accourir une camérière
+qui débutait, ce matin-là, dans le service de la
+chambre. La jeune personne, en tremblant des
+deux mains, trébucha, heurta des chaises et rougit
+avec violence lorsqu'elle aperçut près du Roi Diane
+immodeste et endormie.</p>
+
+<p>—Chut! fit Pausole. Parlez bas. Quelle heure
+est-il?</p>
+
+<p>—Oui, Sire... Non, non... Je ne sais pas, balbutia
+la pauvre enfant.</p>
+
+<p>—Donnez-moi ma robe de chambre et faites
+préparer mon bain. Prévenez aussi ma lectrice et
+l'écuyer des cuisines. Et maintenant fermez les
+rideaux pour que la Reine dorme le plus longtemps
+possible.</p>
+
+<p>Puis, avec mille précautions il mit ses pieds
+l'un après l'autre, et silencieusement, sur le sol.
+La perspective de dire adieu pour une seconde
+année à la redoutable Diane ne le retenait en
+aucune façon.</p>
+
+<p>Il s'esquiva.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Peu après, couché dans une eau parfumée, il
+admit à six pas de sa baignoire la lectrice ordinaire
+qui venait chaque matin lui donner un aperçu
+des nouvelles télégraphiques et le résumé des principaux
+feuilletons. En vertu de l'article premier
+du code en usage à Tryphême (Tu ne nuiras pas à
+ton voisin) il était interdit aux journaux d'insérer
+les nouvelles scandaleuses ou diffamatoires. Aussi
+pas une feuille ne publiait-elle la fuite de la
+blanche Aline; et si quelques-unes, çà et là,
+s'étaient permis des allusions, la lectrice eut le tact
+de ne pas les comprendre.</p>
+
+<p>Cependant Pausole demeurait distrait. Quand sa
+toilette fut achevée, quand l'écuyer des cuisines
+eut fait servir dans un cabinet de repos le premier
+déjeuner fumant et quand Pausole s'en fut nourri—enfin,
+quand il eut fumé deux cigarettes de
+tabac frais, il sortit et pénétra seul dans la chambre
+où avait grandi sa fille.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Rien n'y était rangé. La pièce conservait l'aspect
+mouvementé d'une fin de toilette et d'un départ
+rapide. À sa suite, la salle d'étude, le cabinet de
+coiffure, le boudoir et les bains offraient un
+mélange singulier de tire-boutons, de géographies,
+de bas noirs et de raquettes. Un exemplaire de
+<i>Télémaque</i> flottait sur l'eau calme du tub.</p>
+
+<p>Pausole erra mélancoliquement de chambre en
+chambre pendant un quart d'heure. Il ouvrit les
+cahiers de style, souleva les petits corsages, déroula
+une ceinture de cuir et remit dans leur boîte trois
+épingles à cheveux.</p>
+
+<p>Puis il appuya le médius de la main droite sur
+le bouton d'une sonnette et dit au valet survenant:</p>
+
+<p>—Faites prévenir M. le maréchal du palais que
+je l'attends ici et désire lui parler.</p>
+
+<p>Taxis entra.</p>
+
+<p>—Monsieur, dit Pausole, j'estime votre zèle et
+votre méthode, en ce qu'elles me délivrent chaque
+jour de vingt soucis dont je n'ai que faire. Mais
+votre enquête d'hier marchait dans le domaine de
+l'intempestif, surtout si l'on considère l'heure et
+le lieu où vous avez cru pouvoir m'en offrir le
+compte rendu. Je vous avais pourtant signifié
+qu'entre cinq heures du soir et deux heures de
+l'après-midi, je ne voulais méditer nulle entreprise.
+Vous avez outrepassé vos instructions en
+prenant une initiative dans un cas où votre compétence
+était plus que douteuse et en me demandant
+mes ordres sans que j'eusse manifesté le dessein
+de vous en donner aucun.</p>
+
+<p>Ici, fort posément, il alluma une cigarette,
+s'assit, plaça le coude droit sur le bras large du
+fauteuil, inclina la tête du même côté, croisa les
+jambes, fit un geste et dit:</p>
+
+<p>—Maintenant, lisez votre rapport.</p>
+
+<p>Taxis n'avait pas bronché. Les conseils que porte
+la nuit ayant eu sur son empressement une influence
+pacifiante, il avait cessé de crier que l'intérêt de sa
+carrière cédait le pas à celui de sa tâche. En outre,
+consultant sa Bible, il s'était arrêté à ce passage
+catégorique:</p>
+
+<p>«Vous clamerez contre le roi que vous vous
+serez choisi, mais l'Éternel ne vous exaucera
+point»<a id="FNanchor_4" name="FNanchor_4"></a><a href="#Footnote_4" class="fnanchor">4</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4" id="Footnote_4"></a>
+<a href="#FNanchor_4">
+<span class="label">[4]</span></a> Samuel, VIII, 22.</p>
+</div>
+<p>Ceci levait tous les scrupules. Il redevint courtisan.</p>
+
+<p>—Sire, voici l'affaire en deux mots. La minute
+et l'expédition de mes rapports sont dans ce portefeuille,
+mais je crois préférable de les résumer.</p>
+
+<p>Il s'approcha de la fenêtre ouverte.</p>
+
+<p>—Hier matin, vraisemblablement vers quatre
+heures, Son Altesse Royale la Princesse Aline s'est
+assise tout habillée sur le marbre de cette fenêtre.
+Ayant levé les jambes et opéré de droite à gauche
+un mouvement de rotation qui a laissé trace dans
+la poussière, elle a sauté d'une hauteur d'environ
+soixante-quinze centimètres au milieu de la platebande.
+Ses deux pieds ont marqué là leurs empreintes
+parallèles, puis alternées—et il n'y a
+pas d'autres vestiges. Son Altesse est donc partie
+seule.</p>
+
+<p>Sur cette révélation, Taxis croisa les mains
+devant son maigre ventre, et prit un temps.</p>
+
+<p>—Hier soir, continua-t-il, la Princesse se préparait
+à passer la nuit dans une auberge appelée
+«Hôtel du Coq» et située à 3 kil. 2, sur la route
+de la capitale. Elle y était arrivée à 3 h. 40,
+venant d'un petit bois voisin et accompagnée d'un
+jeune homme dont je possède le signalement,
+mais qui est inconnu dans la région.</p>
+
+<p>—Quel âge a-t-il? dit Pausole.</p>
+
+<p>—Très jeune. Dix-sept ans au plus.</p>
+
+<p>—Allons, c'est gentil, fit le Roi.</p>
+
+<p>—Si Votre Majesté l'avait voulu, le suborneur
+était arrêté dès hier et la Princesse ramenée au
+palais.</p>
+
+<p>—Par des policiers, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>—Ou par des envoyés spéciaux.</p>
+
+<p>—Et lesquels? Vous ne voyez jamais, Taxis, le
+point délicat d'une situation, ni la complexité qui
+résulte des devoirs imposés par le scrupule affectueux.</p>
+
+<p>—Je n'insiste pas. Votre Majesté a raison contre
+moi. J'ai déféré à ses ordres et la surveillance a été
+levée hier soir à huit heures. Depuis lors, je me
+suis maintenu strictement dans l'expectative.</p>
+
+<p>—Il serait pourtant essentiel de savoir à qui
+nous avons affaire, et d'abord afin de décider s'il
+convient de poursuivre ou de s'abstenir. Qu'est-ce
+que c'est que ce galopin dont nul n'a jamais vu la
+tête, qui n'appartient pas au palais, qui n'habite
+point aux environs et qui prend tout à coup assez
+d'ascendant sur l'esprit de ma fille pour l'enlever
+à notre barbe, sans même avoir la peine de
+venir la chercher? Il se fait rejoindre par elle! Il
+l'attend et elle vient à lui! Elle qui n'avait jamais
+quitté les pelouses du parc, la voici sur les grandes
+routes, dans une auberge de bicyclistes, avec un
+écolier de seize ans qu'elle n'a pu rencontrer nulle
+part avant de se jeter dans ses bras! Avouez-le,
+Taxis, c'est extravagant! Je désespère d'y rien comprendre...
+Mais n'avez-vous aucun indice?</p>
+
+<p>Après un sourire bref, Taxis répondit de sa voix
+exacte:</p>
+
+<p>—Avant-hier et le jour précédent, une troupe
+de danseuses françaises a donné deux représentations
+à la Cour, devant Leurs Majestés du Harem.
+La Princesse Aline était présente au fond de sa baignoire,
+autorisée pour la première fois à pénétrer
+sur le théâtre. Elle a manifesté pendant tout le
+ballet le plaisir le plus vif, et l'on a pu remarquer
+que son émotion grandissait chaque fois qu'elle
+voyait danser une... pécore nommée Mirabelle.</p>
+
+<p>Taxis prit un nouveau temps, puis articula:</p>
+
+<p>—Après le spectacle, la Princesse a fait remettre
+à cette personne un don en argent—sous la forme
+d'un billet de banque—contenu dans une enveloppe
+cachetée.—Je prie Votre Majesté de peser
+tous les mots de ma phrase. À mon sens, il y a
+corrélation entre ce petit fait et le malheur public
+qui l'a suivi de si près.</p>
+
+<p>Il y eut un silence gênant.</p>
+
+<p>Le Roi continuait de fumer.</p>
+
+<p>Taxis crut nécessaire de préciser davantage.</p>
+
+<p>—J'accuse, en un mot, reprit-il, j'accuse la
+ballerine nommée Mirabelle d'avoir machiné une
+intrigue diabolique dans le but d'entraîner à
+l'abîme une âme que tant de soins et de piété
+paternelle avaient conservée à l'état de candeur.
+J'accuse cette coquine d'avoir été l'entremetteuse
+du crime qui s'est perpétré! Le nom du suborneur,
+nous le saurons plus tard; il n'importe; mais qu'il
+ait connu Mirabelle et qu'elle lui ait permis
+d'arriver à ses fins, c'est ce que je me fais fort de
+démontrer par la suite de l'instruction si Votre
+Majesté n'y met pas d'obstacle.</p>
+
+<p>Pausole leva les deux mains.</p>
+
+<p>—Nous n'en sortirons pas! dit-il découragé.
+Cela se complique de plus en plus. Et que sont devenues
+ces danseuses?</p>
+
+<p>—Parties le même jour pour Narbonne.</p>
+
+<p>—Vous le voyez bien! nous n'en sortirons pas!
+C'est une affaire inextricable.</p>
+
+<p>—Pardon. Deux coupables: deux informations.
+L'un est en France, nous allons télégraphier à la
+Place Vendôme et après les formalités nécessaires
+nous obtiendrons de le faire extrader. Le détournement
+de mineure est un chef d'inculpation prévu
+par les traités internationaux. De ce côté, rien
+d'embarrassant. Quant à l'autre coupable, nous
+le tenons, il est là. Dites un mot, et je l'arrête.</p>
+
+<p>Le Roi dirigea son regard vers Taxis toujours
+debout.</p>
+
+<p>—Vous êtes un homme dangereux, seigneur
+Grand-Eunuque. Utile; mais dangereux. Si les
+destinées vous avaient mis à ma place, je ne donnerais
+pas un rouge liard du bonheur de mon pauvre
+peuple. Vous êtes un caïman, Taxis. Vous avez
+l'œil féroce d'un sénateur français. Et puis vous ne
+me comprenez pas.</p>
+
+<p>Il secoua la cendre de sa cigarette avec un geste
+de lassitude.</p>
+
+<p>—Je vais réfléchir à tout ceci. Votre rapport
+est instructif, et s'il conclut du possible au certain,
+cela ne me dispense pas de méditer les hypothèses
+qu'il suggère. J'y songerai tout à loisir; dès
+demain je prendrai une résolution. Attendez. Calmez-vous.</p>
+
+<p>Il se leva, et, plus franchement:</p>
+
+<p>—D'ici là, soupira-t-il, j'aurais bien besoin de
+penser à autre chose. Cette préoccupation m'accable.
+Pour peu qu'elle persiste j'en ferai une maladie.
+Parlez-moi, mon ami. Changez l'ordre de
+mes idées.</p>
+
+<p>Taxis enfla sa poitrine en baissant les yeux et
+poussa un soupir ému. Le ton bienveillant du Roi
+l'enhardissait. Il crut le moment opportun pour
+aborder un sujet qui lui tenait fort à cœur.</p>
+
+<p>—Oserais-je donc, fit-il, attirer l'attention de
+Votre Majesté sur ma modeste personne? Et si mes
+services, ou du moins mes efforts, recueillent l'auguste
+approbation de celui qui peut seul en juger
+l'importance, me sera-t-il permis d'exprimer ici
+l'espoir dont je me plais parfois à bercer mes solitudes?</p>
+
+<p>—Que signifie ce galimatias? dit Pausole.
+Exprimez donc. Ne préambulez point.</p>
+
+<p>—Je ne suis que commandeur de l'ordre des
+Colombes. Certes, et je me hâte de le dire, mes
+humbles ambitions personnelles sont comblées;
+mais ma vieille mère, du fond de son hameau jurassien,
+aurait une joie bien touchante et peut-être
+un regain de vie à me savoir grand-officier... J'ajoute
+qu'à mon sens, la haute charge dont Votre
+Majesté a daigné me donner l'investiture mérite
+une distinction honorifique à laquelle je n'eusse
+point songé si le bon plaisir du Roi ne m'avait pas
+élevé au sommet de la hiérarchie palatiale. Je
+parle ici, non pour Taxis, mais pour le chef de la
+maison civile, et pour la cause de l'autorité!... Ma
+demande est entièrement désintéressée.</p>
+
+<p>Pausole temporisa:</p>
+
+<p>—Nous verrons. Un peu plus tard. Vous avez aujourd'hui
+une affaire délicate à mener dans la
+bonne voie. Si vous vous en tirez, je vous donnerai
+la plaque; c'est faveur promise. Continuez vos
+rapports.</p>
+
+<p>—La Princesse...</p>
+
+<p>—Encore elle? Ne s'est-il rien passé depuis
+hier soir que vous me fatiguiez ainsi la tête avec
+un événement vieux déjà de trente-six heures?</p>
+
+<p>—Si fait. Je n'osais pas...</p>
+
+<p>—Ah! mais parlez! je vous y invite.</p>
+
+<p>—Sire, il s'agit d'un attentat injurieux et exécrable,
+mais dont le caractère est grotesque. Un
+souffle de démence traverse le palais. Il ne convient
+pas que Votre Majesté s'arrête à de telles fredaines,
+sujet indigne de ses réflexions dans les circonstances
+actuelles. Je veillais. J'ai puni. L'auteur de
+cette escapade peut attendre d'être jugé.</p>
+
+<p>—Que de peines pour obtenir l'exposé d'un fait!
+Je vous écoute, Taxis. Qui est le délinquant?</p>
+
+<p>—C'est un page, le dernier nommé de la compagnie,
+celui-là même dont je me suis plaint tant de
+fois à Votre Majesté. Il a mis le comble à ses friponneries
+par un acte inqualifiable. J'ai plus de honte
+à le rapporter qu'il n'en a eu à l'accomplir.</p>
+
+<p>—Enfin, qu'a-t-il fait?</p>
+
+<p>—Voici... L'honorable M. Palestre, ministre
+des Jeux publics, conserve encore malgré son âge
+un penchant déterminé vers les amours ancillaires.
+Votre Majesté l'ignore peut-être. Quant à moi, je ne
+l'excuse point. Toujours est-il que cette faiblesse
+d'un vieillard si respectable par ailleurs défrayait
+les conversations des pages. Le plus malfaisant
+d'entre ces jeunes chenapans résolut de surprendre
+M. Palestre à l'instant où il convenait le moins que
+M. Palestre fût surpris. Il se posta sous le lit de la
+camérière avec qui le ministre faisait ses déportements—votre
+propre camérière, Sire—et quand,
+à de certains signes que je ne pourrais ni ne voudrais
+décrire, il estima que ses deux victimes
+devaient être dans l'état de distraction favorable à
+ses desseins, il sortit de sa retraite et jeta sur le
+couple un filet de tennis...</p>
+
+<p>—Ha! ha! ha! fit le roi.</p>
+
+<p>—... Il le noua au pied du lit, forçant ainsi
+M. Palestre et la femme de chambre à garder, quoi
+qu'ils en eussent, la plus licencieuse des attitudes.</p>
+
+<p>—Ha! ha!</p>
+
+<p>—Et non content d'avoir été l'acteur et le témoin
+de cette triste scène, il appela tout le corps
+des pages dans la chambre du scandale, le multipliant
+ainsi par le nombre des spectateurs. Les
+incidents qui suivirent furent d'un tel caractère
+que la malheureuse servante en garde le lit pour
+huit jours, de fatigue et d'émotion. Voilà pourquoi
+ce matin, à votre réveil, vous avez entrevu un
+visage nouveau... Sire, je suis confondu que vous
+accueilliez avec cette gaieté sympathique une scélératesse
+que j'aurais jugée digne de toutes les flétrissures,
+en attendant les châtiments.</p>
+
+<p>Pausole protesta:</p>
+
+<p>—Non pas! Vous avez, Taxis, une méthode de
+généralisation qui vous pousse à l'erreur facile.
+Vous classifiez les gestes et les actes selon je ne
+sais quelle table de mathématiques morales où ils
+ne reconnaissent pas leur ordonnance naturelle.
+Plus que vous encore je hais le grivois. La volupté
+qui rit n'existe point. Le plaisir touche de plus
+près à la douleur qu'à la gaieté. Ceci proclamé en
+principe, l'anecdote que vous me révélez n'en est
+pas moins excellente.</p>
+
+<p>—Votre Majesté raille.</p>
+
+<p>—Je n'en fais rien. L'histoire est admirable et
+presque divine, en ce qu'elle est d'abord renouvelée
+des Grecs. Ainsi fut surprise et enclose dans
+un filet à mailles de fer la coupable Aphrodite chez
+le dieu des batailles. Ce souvenir classique inspirant
+l'un de mes pages est bien pour me satisfaire.</p>
+
+<p>—Classique? Sire, dites païen.</p>
+
+<p>—Ensuite, observez que ce jeune homme, au
+lieu d'imiter au hasard la tradition olympienne, a
+pris un filet de tennis pour en envelopper justement
+le ministre des Jeux publics. Ceci dénote un
+esprit personnel et des idées indépendantes...</p>
+
+<p>—Soit. Deux tares, il me semble.</p>
+
+<p>—Enfin, je loue au plus haut point l'intention
+moralisatrice qui plane sur toute la scène. Il est ridicule
+et odieux qu'un vieillard de soixante-dix-huit
+ans aille partager le lit d'une servante qui est
+peut-être son arrière-petite-fille. On ne sait jamais.
+Si M. Palestre se plaint, il ne peut s'en prendre
+qu'à lui-même de la posture piteuse en laquelle
+ces jeunes gens l'ont vu. Quant à ma camérière, elle
+n'a eu que ce qu'elle méritait; la honte résulte de
+son acte et non pas de son châtiment.</p>
+
+<p>—Alors que dois-je faire du coupable?</p>
+
+<p>—Le mettre en liberté sur l'heure et l'inviter à
+venir me voir ici même, où je l'attends. C'est à lui
+que je demanderai conseil dans ma perplexité présente.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l1c9" id="l1c9">CHAPITRE IX</a></h3>
+
+<p class="d">OÙ PAUSOLE SE DÉTERMINE.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<blockquote>
+<p>Je pense qu'Épicure étoit un philosophe
+fort sage, qui selon les tems et
+les occasions, aimoit la volupté en repos
+ou la volupté en mouvement.</p>
+</blockquote>
+
+<p class="s"><span class="sc">Saint-Évremond</span>.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Le costume des pages à la cour de Tryphême
+datait de la Renaissance. Il comprenait un maillot
+de soie jaune avec un petit pont relevé par deux
+aiguillettes, une toque à plume de pintade et un
+pourpoint bleu de roi.</p>
+
+<p>Ce fut sous ce léger uniforme que l'oiseleur de
+M. Palestre se présenta, saluant de la toque et les
+deux jambes réunies.</p>
+
+<p>—Comment t'appelles-tu, jeune drôle? demanda
+Pausole.</p>
+
+<p>—Comme il vous plaira, Sire.</p>
+
+<p>—Voilà qui est déjà fort bien, dit le Roi. Je ne
+sais rien de plus impertinent que la prétention d'obliger
+les gens à répéter un nom qui peut ne point
+leur plaire. Tu m'as conquis dès le premier mot.
+Dis-moi cependant le nom que tu portes, quitte à
+le changer si je t'y invite.</p>
+
+<p>—Sire, mon nom s'écrit G, i, g, l, i, o. Prononcez-le
+comme vous voudrez, à l'italienne ou à la
+française. Djilio ou Giguelillot.</p>
+
+<p>—Djilio, fit Pausole, c'est un poète; et Giguelillot,
+c'est un fou. Je voudrais que tu fusses l'un
+et l'autre.</p>
+
+<p>—Je le voudrais aussi, dit le page très sérieux.
+Et je le désire si ardemment que je finirai peut-être
+par y arriver.</p>
+
+<p>—Pourquoi veux-tu être un poète?</p>
+
+<p>—Pour ne rien voir, fût-ce une mouche, avec
+l'œil de mon voisin.</p>
+
+<p>—Tu n'aimes pas ton voisin?</p>
+
+<p>—Je ne lui veux pas de mal. J'aime mieux ne
+pas être lui, voilà tout.</p>
+
+<p>—Et pourquoi veux-tu être un fou?</p>
+
+<p>—Si mon voisin m'appelle un fou, je comprendrai
+tout de suite que je ne lui ressemble pas.</p>
+
+<p>—Mais si tu deviens pire?</p>
+
+<p>—C'est bien difficile.</p>
+
+<p>—Comment le sauras-tu?</p>
+
+<p>—À son attitude. S'il me laisse en repos, c'est
+que j'aurai perdu. S'il m'attaque, c'est que je serai
+heureux.</p>
+
+<p>Pausole eut un geste impulsif:</p>
+
+<p>—Prends une cigarette! dit-il.</p>
+
+<p>Et il la lui tendait d'une main familière.</p>
+
+<p>—Jugeras-tu de la même manière si ton voisin
+est une voisine?</p>
+
+<p>—Oh! du tout.</p>
+
+<p>—Pourquoi?</p>
+
+<p>—Les femmes ne sont pas de l'espèce humaine.</p>
+
+<p>—J'espère que tu ne le leur dis pas?</p>
+
+<p>—Je ne leur dis que du bien d'elles et je le
+pense toujours.</p>
+
+<p>—Comment les regardes-tu?</p>
+
+<p>—Comme les meilleures créatures qui soient;
+les seules qui sachent rendre le bien pour le bien.
+Ou même pour le mal, au besoin. Je ne leur ai que
+de la reconnaissance et pourtant je n'ai rien fait
+pour elles, que d'en flatter beaucoup et d'en aimer
+une.</p>
+
+<p>Pausole le considérait:</p>
+
+<p>—Es-tu heureux? continua-t-il.</p>
+
+<p>—Non. Ni vous non plus, Sire, cela s'entend.</p>
+
+<p>—Alors, pourquoi es-tu gai?</p>
+
+<p>—Pour me faire croire que je suis heureux.</p>
+
+<p>—Et que te manque-t-il?</p>
+
+<p>—Comme à vous, Sire, il me manque une existence
+imprévue, le merveilleux, les événements.</p>
+
+<p>—Les événements... J'en ai trop.</p>
+
+<p>—Mais vous n'en profitez pas.</p>
+
+<p>—Duquel me parles-tu?</p>
+
+<p>—De celui que vous pensez.</p>
+
+<p>—Je ne vois pas du tout comment celui-là
+pourrait me rendre heureux si je ne le suis point,
+fit Pausole d'un ton surpris.</p>
+
+<p>Le page allait répondre, mais ne sachant pas
+exactement si le Roi le consultait ou le priait de
+s'expliquer, il attendit d'être éclairé sur cette
+nuance intéressante.</p>
+
+<p>—Allons, assieds-toi, reprit Pausole. Tu m'as
+parlé d'un sujet scabreux qui m'absorbe, et tu ne
+t'es pas dit qu'il valait mieux pour toi paraître
+l'ignorer. En cela tu as montré que tu mettais
+les lois de la conversation avant celles de l'étiquette
+et je l'approuve, mon petit bonhomme.
+Écoute-moi: je ne suis pas d'avis que les vieillards
+soient de bon conseil. L'expérience ne sert de rien;
+un même fait ne se reproduit jamais dans les
+mêmes circonstances. Au contraire, il faut bien
+admettre que la spontanéité sert à quelque chose,
+puisque à vingt ans on fait sa vie et qu'on n'a rien
+de plus important à fabriquer de par la suite. C'est
+pourquoi, malgré la coutume, j'aime mieux
+prendre ton sentiment que de consulter, par
+exemple, le vénérable M. Palestre.</p>
+
+<p>Giglio resta impassible.</p>
+
+<p>Pausole, toujours plus expansif, continua comme
+s'il s'adressait à un confident familier:</p>
+
+<p>—Jamais, disait-il, je ne me résoudrai à faire
+poursuivre cette enfant par la police de mon
+royaume. Il n'est pas convenable non plus que je
+la fasse ramener au palais par un envoyé spécial;
+car, si je la sépare de l'inconnu qu'elle a gentiment
+suivi, ce n'est point certes pour la confier à
+un légat tout aussi compromettant et moins sympathique
+à ses yeux. Quant à lui dépêcher une
+femme, ce serait une pitoyable idée. Je n'y songerai
+pas un instant.</p>
+
+<p>—Pourquoi ne pas aller la chercher vous-même?</p>
+
+<p>—Moi?</p>
+
+<p>—Vous!</p>
+
+<p>—Moi-même?</p>
+
+<p>—Sans doute!</p>
+
+<p>—Moi, m'en aller aux aventures à la recherche
+d'une petite fille qui s'est sauvée à travers champs
+avec un jeune premier que personne ne connaît?</p>
+
+<p>—Oui.</p>
+
+<p>—Mon ami, tu abuses de ta vocation de fou.</p>
+
+<p>—Pardon, Sire, ai-je le droit de vous poser une
+question?</p>
+
+<p>—Laquelle?</p>
+
+<p>—Désirez-vous réellement que Son Altesse
+rentre au palais?</p>
+
+<p>Pausole encastra son menton dans l'angle de sa
+main droite.</p>
+
+<p>—C'est une question que je n'avais pas encore
+agitée, fit-il.</p>
+
+<p>Mais après une réflexion brève:</p>
+
+<p>—Oui. J'en ai le désir sincère. Cette escapade
+ne lui vaut rien.</p>
+
+<p>—Vous en êtes certain?</p>
+
+<p>—Certain.</p>
+
+<p>—Eh bien, comme d'une part vous venez de découvrir
+que vous ne pouviez envoyer à la poursuite
+de la Princesse ni un homme, ni une femme, ni
+une bête de la police (c'est-à-dire, en un mot,
+personne), et comme d'autre part vous êtes résolu
+à la prier de revenir ici, je ne vois qu'un moyen
+de le lui faire savoir, c'est d'aller le lui dire vous-même.</p>
+
+<p>—Tu as l'esprit logique?</p>
+
+<p>—C'est le propre des fous.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le Roi se leva, parcourut la chambre d'un pas
+large et balancé, puis ouvrant les bras en signe
+d'acquiescement:</p>
+
+<p>—C'est indiscutable, dit-il. Et je serais arrivé
+aux mêmes conclusions si j'avais eu le temps de
+songer à tout cela.</p>
+
+<p>—Alors...</p>
+
+<p>—Alors, interrompit le Roi qui s'animait visiblement
+dans l'influence de son page, tout se simplifie
+aussitôt et je n'ai plus qu'une résolution à
+prendre!—Ou bien je laisserai cette petite faire
+le voyage de sept mois dont sa lettre m'annonce le
+projet;—ou bien j'irai lui parler en personne et
+je la ramènerai au palais qu'elle n'aurait jamais
+dû quitter!</p>
+
+<p>Le page comprit d'un coup d'œil que s'il laissait
+Pausole réfléchir en silence, toute cette belle
+ardeur s'éteindrait dans une cendre d'inertie.</p>
+
+<p>—Sire, il faut partir, affirma-t-il. Cela est bon,
+non seulement pour Son Altesse, mais davantage
+encore pour vous. Si comme vous le laissez voir
+vous n'êtes plus heureux, c'est qu'un homme a détruit
+l'avenir nonchalant que vous vous réserviez
+avec tant de sagesse. Pour vous délivrer du soin de
+vouloir chacun de vos actes, vous avez remis votre
+existence aux mains d'un monsieur qui n'y comprend
+rien et qui la guide tout de travers. C'est lui
+qui vous désappointe. C'est lui qui écarte de vous
+un bonheur toujours possible et toujours nouveau
+chaque matin. Vous périssez dans sa routine; vous
+mourez de monotonie. Demain, son calendrier vous
+impose la Reine Denyse. L'aimez-vous? Non. Vous
+ne l'aimez point. Et pourtant vous la subirez. Vous
+continuerez d'habiter les mêmes chambres, le
+même fauteuil, de voir le même horizon dans le
+cadre de la même fenêtre. Échappez donc à tout
+cela! Il y a si peu de jours dans la vie: faites que
+pas un d'eux ne ressemble au suivant.</p>
+
+<p>—Mais alors qui me conseillera, si je me lance
+dans cette équipée?</p>
+
+<p>—Qui? le hasard, la fantaisie. Laissez-vous
+tenter par la fortune de chaque jour et promener
+par la bonne étoile. Son conseil est facile à
+suivre.</p>
+
+<p>—Puissé-je ne pas arriver, dit Pausole en secouant
+la tête, comme Melchior ou Balthazar, devant
+une crèche blonde et un petit enfant...</p>
+
+<p>—Quand cela serait? vous l'aimeriez.</p>
+
+<p>—Tu as raison. Et d'ailleurs nous y serons plus
+tôt. Les fugitifs dorment à deux pas. Il ne s'agit
+pas d'un voyage. Demain nous les rejoindrons sans
+doute.</p>
+
+<p>—Vous partez? Vous partez vraiment?</p>
+
+<p>—Je pars. Viens avec moi, petit. J'ai plaisir à te
+regarder vivre.</p>
+
+<p>Ils sortirent côte à côte. Pausole avait mis la main
+sur l'épaule de son page et marchait d'un pas énergique.</p>
+
+<p>Au tournant d'un corridor ils rencontrèrent
+Taxis.</p>
+
+<p>Le Roi s'arrêta, la tête droite:</p>
+
+<p>—Monsieur le Grand-Eunuque, dit-il, j'ai pris
+une détermination. J'irai moi-même à la recherche
+de la Princesse Aline. Annoncez mon départ pour
+demain matin et faites seller ma mule à dix heures
+et demie. Ce jeune homme m'accompagnera.</p>
+
+<p>Taxis eut l'habileté de se taire.</p>
+
+<p>Pausole l'examina quelque temps comme s'il
+pesait sa propre audace, puis d'un ton soudain radouci:</p>
+
+<p>—Au fait, conclut-il, vous viendrez avec nous.</p>
+
+
+<p class="c">FIN DU LIVRE PREMIER</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="l2c1" id="l2c1">LIVRE DEUXIÈME</a></h2>
+
+
+
+
+<h3>CHAPITRE PREMIER</h3>
+
+<p class="d">COMMENT LA BLANCHE ALINE VIT DANSER UN BALLET,
+ET CE QUI S'ENSUIVIT.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<blockquote>
+<p>Une grande princesse aimoit alors
+une de ses damoiselles... (p. 115.)</p>
+</blockquote>
+
+<p class="s"><span class="sc">Sauval</span>.—<i>Mémoires historiques
+et secrets.</i>—1739.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>L'enquête menée par le Grand-Eunuque valait
+par ses résultats, mais péchait par ses conclusions.</p>
+
+<p>La blanche Aline en s'échappant, n'avait pas eu
+besoin des deux complices imaginés par Taxis.</p>
+
+<p>Un seul avait suffi.</p>
+
+<p>Une seule, pour tout dire.</p>
+
+<p>Voici comment elle avait fui:</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>On sait déjà que l'avant-veille du jour où la
+Princesse quitta le palais, une troupe de danseuses
+françaises était venue donner au harem le
+spectacle de ses jambes roses et de ses perruques
+fleuries.</p>
+
+<p>Pour la première fois depuis sa naissance, la
+blanche Aline était admise à suivre une représentation.
+Pausole entendait commencer l'éducation
+théâtrale de sa fille par une soirée de ballet,
+jugeant qu'un sujet de pantomime est moins aisé à
+découvrir et par conséquent moins dangereux à
+méditer qu'une action de comédie. Au reste, les
+danses se déroulent toujours dans un décor invraisemblable;
+on ne rencontre point dans la vie les
+personnages qu'elles présentent, et l'on ne saurait
+imiter sans tomber dans le ridicule les gestes gracieux
+sur lesquels elles rythment de mauvaises
+passions.</p>
+
+<p>Tout cela était fort bien conçu; malheureusement
+la blanche Aline n'avait pas besoin de comprendre
+pour admirer.</p>
+
+<p>Au milieu des jetés-battus, des battements, des
+branles et des entretailles, la petite fille ne vit qu'une
+chose, c'est qu'un très joli jeune homme (qui était
+peut-être bien une dame habillée en Prince Charmant)
+recevait à chaque tableau les hommages
+enflammés de quarante autres dames et que vraiment
+il les méritait.</p>
+
+<p>Elle le trouva bien pris, élégant, prestigieux.
+Elle compara ses gestes avec ceux des fonctionnaires
+qu'elle rencontrait au palais et elle lui
+donna le prix de la grâce. Il eut aussi le prix de la
+beauté, celui de l'esprit, celui du cœur. Elle le
+regardait la bouche ouverte et la tête penchée sur
+l'épaule avec une expression de tendresse si profonde
+que les dames d'honneur autour d'elle en
+eussent été bien inquiètes si elles-mêmes n'avaient
+suivi les péripéties du ballet avec tant d'absorbante
+passion.</p>
+
+<p>Après le spectacle, elle demanda le nom de ce
+personnage éblouissant. On lui dit que le rôle était
+joué par la danseuse Mirabelle.</p>
+
+<p>Où demeurait cette belle personne? Au fond du
+parc, lui répondit-on, dans les bâtiments des communs
+et pour deux nuits encore jusqu'à son départ.</p>
+
+<p>Comment lui exprimer qu'on était content
+d'elle? Par un présent, suggéra une dame d'honneur
+mal inspirée.</p>
+
+<p>La blanche Aline réfléchit.</p>
+
+<p>Rentrée dans ses appartements et avant même
+de commencer sa minutieuse toilette du soir, elle
+demanda un billet de banque afin de le mettre sous
+enveloppe.</p>
+
+<p>Un peu plus tard elle s'enferma dans son cabinet
+tendu de zinzolin, comme pour se livrer à une
+toilette intime que la dame d'honneur ne pouvait
+surveiller; puis, assise devant sa table et sûre de
+n'être point surprise, elle écrivit ces simples mots:</p>
+
+
+<p class="i">«Mademoiselle,</p>
+
+
+<p>«Vous êtes bien jolie. Voulez-vous me parler?
+Cette nuit, à deux heures, je serai dans le parc,
+sous le grand amandier, près de la source.</p>
+
+<p>«Ne dites à personne que je vous écris. Pour
+tout le monde, ce message ne contient qu'une
+estampe bleue. Acceptez-la aussi pour ne pas me
+trahir.</p>
+
+<p class="s">«Princesse <span class="sc">Aline</span>.»</p>
+
+
+<p>Et puis elle glissa son estampe entre les feuilles
+de la lettre, écrivit en guise d'adresse:</p>
+
+<p class="c">«À Mademoiselle Mirabelle»</p>
+
+<p class="noindent">et cacheta l'enveloppe à la cire afin qu'elle ne fût
+point ouverte.</p>
+
+
+<p>La même dame d'honneur qui avait donné, dans
+la naïveté de sa vieillesse, le conseil de ce présent,
+voulut bien se charger par surcroît de
+porter le billet à la destinataire. Disons qu'elle
+était inspirée d'abord par le louable désir de faire
+un acte charitable; ensuite, par la tentation peut-être
+non moins vive de pénétrer à l'heure des
+toilettes nocturnes parmi les filles de ballet. Car,
+pour une vieille demoiselle, veiller au salut de
+son âme en s'instruisant des dessous galants, c'est
+le programme du bonheur parfait.</p>
+
+<p>Restée seule et bordée dans son petit lit frais, la
+blanche Aline se sentit prise d'une émotion insoutenable.
+Elle essaya de se calmer d'abord sur le
+côté droit, puis sur le côté gauche, sur le dos, sur
+la poitrine, assise, accroupie, étendue, épanouie
+ou recroquevillée; mais elle avait la fièvre dans
+toutes les positions et instinctivement elle reculait
+jusqu'au bord de son matelas comme pour
+laisser place auprès d'elle à un visiteur mystérieux.</p>
+
+<p>Bien avant l'heure, elle se leva, chaussa des
+mules, ouvrit les rideaux et regarda la lune entrer
+jusqu'au fond de la longue chambre.</p>
+
+<p>La nuit brillait, tiède et légère. Par la fenêtre
+ouverte Aline distinguait dans le lointain, au delà
+des pelouses brumeuses et des bois immobiles, la
+terrasse blanche des communs où Mirabelle lisait
+sa lettre.</p>
+
+<p>—Que va-t-elle penser de moi? se dit la petite
+en rêverie. Viendra-t-elle? Peut-être que non...
+Peut-être qu'elle est fatiguée... Peut-être qu'elle a
+peur la nuit...</p>
+
+<p>Pour occuper son attente, elle dessina sur son
+buvard une quantité de petites figures sensiblement
+géométriques, des ronds, des barres et des losanges,
+des grecques qui s'achevaient en spirales. Elle les
+ombrait avec une conscience et une distraction
+parfaites. Et puis elle commença, toujours au clair
+de lune, le portrait d'un bel inconnu qui avait trois
+cheveux, quarante cils et l'œil beaucoup plus
+grand que la bouche.</p>
+
+<p>Mais l'art ne suffisait pas à calmer son impatience.</p>
+
+<p>Elle retourna devant sa psyché, laissa choir sa
+longue chemise blanche et reprit son examen au
+point où elle l'avait laissé avant de rouvrir à la
+dame d'honneur la porte de son cabinet. Toute
+jeune et ignorante qu'elle fût, elle avait lu des
+contes de fées et comme il n'est question que
+d'amour dans les récits du bon Perrault, elle avait
+compris très vite à quel moment du rendez-vous
+l'amour devient ce qu'il doit être. Elle savait que la
+Belle au bois dormant reçut le Prince dans son lit,
+qu'on «leur tira le rideau» et qu'«ils dormirent
+peu», sans que l'auteur les plaigne. Aussi, Line
+ayant l'instinct des caresses en même temps que le
+désir d'en être l'heureux objet, elle ne doutait pas
+un instant que les faveurs de son amant ne dussent
+aborder peu à peu à toutes les parties de son corps
+où il serait doux de les attendre, et délicieux de
+les retenir.</p>
+
+<p>C'est pourquoi elle voulut être digne des égards
+qu'elle espérait bien, sans les connaître exactement.
+Elle se poudra la peau. Elle se contempla.
+Sur son étagère à parfums elle choisit de la verveine,
+du cédrat et du foin coupé, parce que les
+essences végétales convenaient particulièrement à
+un rendez-vous sous les arbres, et elle en mouilla
+peut-être à l'excès le petit corps nu qu'elle aimait
+tant.</p>
+
+<p>Deux bas à cordons furent vite mis, ainsi qu'une
+chemise de jour; le corset, plus vite encore flanqué
+au fond d'une armoire à linge. Là-dessus elle
+revêtit une robe Empire très légère, en serra la
+ceinture haute avec une épingle double qui se dissimulait
+sous un petit nœud, et constata que ce
+stratagème isolait en les soulignant les deux fruits
+chaque jour plus précieux de sa poitrine adolescente.</p>
+
+<p>Enfin les trois quarts sonnèrent avant l'heure
+tant espérée.</p>
+
+<p>La blanche Aline mit un chapeau qui, lui aussi,
+était Empire, elle enfila de longs gants sombres
+qui laissaient nu le haut de ses bras.</p>
+
+<p>Elle était prête.</p>
+
+<p>Alors, comme l'avait fort bien deviné le Grand-Eunuque,
+elle s'assit dans la fenêtre ouverte, leva
+les deux jambes à la fois, tourna sur elle-même et
+sauta.</p>
+
+<p>Le saut n'avait rien de périlleux, la fenêtre
+étant au rez-de-chaussée.</p>
+
+<p>Les pieds joints, elle tomba dans une platebande
+encore fraîche. Les gardes veillaient le long
+du parc, mais non pas à l'intérieur. Personne ne
+la vit passer.</p>
+
+<p>Pour ne faire aucun bruit et pour rester dans
+l'ombre, elle suivit, le long des allées, la lisière
+gazonneuse des bois.</p>
+
+<p>Toute pressée qu'elle fût d'atteindre où elle
+allait, elle marchait avec lenteur, comme si une
+petite fierté lui conseillait de ne pas arriver la première.</p>
+
+<p>Mais on avait fait sans doute, d'autre part, le
+même calcul, car sous le grand amandier elle ne
+trouva personne.</p>
+
+<p>Piquée, elle reprit sa promenade, erra, fit un
+long détour; et puis, vaguement inquiète et commençant
+à douter si l'on viendrait à une heure
+quelconque, elle se cacha tout près de l'arbre et
+regarda obstinément dans la direction du bâtiment
+blanc.</p>
+
+<p>Soudain, elle eut une vision.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Mirabelle, comprenant qu'elle perdrait tout
+prestige si elle se montrait en robe de ville à cette
+enfant qui adorait en sa personne le Prince Charmant,
+avait gardé son travesti pour aller à ce
+rendez-vous qui lui plaisait à plus d'un titre.</p>
+
+<p>Et la blanche Aline, extasiée, vit venir à elle du
+fond de la pelouse le même jeune homme tant
+aimé par les quarante dames du ballet, mais
+beaucoup plus bel encore, remuant son costume à
+paillettes dans l'aube d'une lune enchantée, et
+fixant les yeux sur elle.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l2c2" id="l2c2">CHAPITRE II</a></h3>
+
+<p class="d">OÙ PAUSOLE, NON CONTENT D'AVOIR PRIS UNE
+RÉSOLUTION, VA JUSQU'À L'EXÉCUTER.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<blockquote>
+<p>Vous aurez des envieuses et des
+ennemies; et votre beauté ne donnera
+pas plus tôt de l'amour à Soliman
+qu'elle donnera de la haine à toutes
+les sultanes.</p>
+</blockquote>
+
+<p class="s"><span class="sc">Scudéry</span>. <i>Ibrahim ou l'illustre
+Bassa.</i>—1641.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Laissant Taxis et Giglio en présence, le Roi Pausole
+se rendit dans ses appartements privés où
+l'attendait la Reine Denyse, la même qui lui avait
+conseillé d'écrire une lettre à saint Antoine pour
+retrouver la blanche Aline.</p>
+
+<p>La pauvre reine, malgré tous ses soins, n'avait
+pu dissimuler que bien mal sous la crème et la
+poudre de riz quatre estafilades parallèles qui lui
+déchiraient le sein gauche.</p>
+
+<p>Elle fit le récit de ses infortunes.</p>
+
+<p>Diane à la Houppe, ramenée au harem après
+son réveil solitaire, avait été prise d'un accès de
+désespoir et de sanglots sur un divan. Entourée de
+mauvaises amies, exaspérée par les ricanements,
+plaisantée à la fois sur son curieux physique et sa
+passion de mauvais ton, elle s'était redressée toute
+pleurante encore, la bouche amère, les mains en
+griffes. Et au lieu de s'en prendre à celles qui dansaient
+une farandole autour de ses larmoyades,
+elle avait cherché par toute la grande salle la douce
+et innocente Denyse pour lui balafrer la poitrine et
+se venger de lui céder sa place.</p>
+
+<p>Pausole écouta cette histoire d'une oreille souvent
+distraite. Il avait pris la Reine Denyse dans un
+lot de douze adolescentes offertes par une cité
+loyale, et s'il ne l'avait pas renvoyée à sa mère,
+c'était qu'un sentiment de pitié l'avait retenu de
+faire affront à une jeune fille devant ses concitoyennes;
+mais il ne l'aimait point; il la trouvait
+insignifiante et prude, avec quelque gaucherie.
+Pour concilier sur sa personne les règlements du
+harem et les principes de la bienséance, Denyse
+avait accoutumé de porter devant elle un petit
+pagne de dentelles qui la faisait ressembler à une
+sauvagesse élégante et qui, d'ailleurs, instable,
+voletant et mal fixé, produisait le résultat justement
+opposé à sa destination réelle. Pausole, qui
+avait, lui aussi, des principes, favorisait le nu,
+mais blâmait le transparent. Le costume de la
+Reine Denyse le choquait jusqu'à l'offusquer.</p>
+
+<p>Il dîna fort tard, s'en alla sur la terrasse méditer
+l'événement grave auquel il s'était résolu; puis,
+quand minuit sonna, il fit observer à sa pieuse
+compagne qu'on était arrivé au samedi de la Pentecôte
+et qu'il croyait lui être agréable en ne
+l'égarant point au sein des voluptés un jour de
+vigile et de jeûne.</p>
+
+<p>Ceci dit, il l'envoya coucher au harem afin que
+Diane à la Houppe en fût consolée.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le lendemain se leva l'aurore d'une journée trois
+fois solennelle. Pausole regarda les murs de sa
+chambre, ses tapis, ses bibelots, ses cadres familiers;
+il songea en frissonnant qu'il ne les verrait
+pas le soir... Sous l'émotion du premier réveil, qui
+est voisin du cauchemar, il eut le pressentiment de
+toutes les calamités qui attendent au coin des
+routes les chercheurs d'aventures.</p>
+
+<p>Sa demeure était celle de la paix, du repos,
+du bonheur tranquille et de l'égalité des heures.
+Quelle aberration le poussait à quitter de si douces
+richesses?—Dans un souvenir pastoral, les vers
+d'une triste idylle écrite par La Fontaine flottèrent
+devant sa mémoire rêveuse, et, sous la
+forme symbolique d'un petit pigeon déplumé, le
+Roi Pausole se vit périr dans un lamentable
+destin.</p>
+
+<p>Cette impression ne dura guère.</p>
+
+<p>Un matin radieux emplissait la chambre. La
+nouvelle camérière, devenue plus hardie, parlait
+d'une voix fraîche et zélée, donnait des renseignements
+qu'on ne lui demandait point, osait même
+poser des questions. Sa Majesté aurait beau temps.
+Le vent venait du nord. Il avait plu un peu.
+L'autre camérière était bien souffrante; les médecins
+parlaient d'une métrite. Il y avait eu dans la
+soirée une retentissante dispute entre M. le Grand-Eunuque
+et le jeune page Giglio. Sa Majesté le
+savait-elle?</p>
+
+<p>Pausole, excédé, faillit la menacer de lui faire
+subir par toute la compagnie des pages le même
+traitement qu'à son amie, mais ne sachant s'il la
+frapperait de terreur ou de convoitise, il la pria
+tout uniment d'aller chercher M. le Grand-Eunuque,
+en suivant la voie hiérarchique.</p>
+
+<p>Sur ce, il mit pied à terre et endossa une robe de
+chambre.</p>
+
+<p>Eh bien, Giguelillot avait eu raison, Pausole
+n'en doutait plus. La paix touchait à l'ennui, le
+repos à l'accablement, l'égalité des heures à la
+mélancolie. Cette chambre, à la bien examiner,
+était simplement fastidieuse. Cet horizon, dont il
+croyait suivre avec intérêt les métamorphoses
+nuancées, avait épuisé pour lui, depuis longtemps,
+la gamme restreinte de ses lumières. Un petit
+esprit pouvait seul borner ses curiosités aux
+quinze figues de la terrasse, aux trente aloès de la
+haie. Il y avait d'autres figuiers, d'autres hampes
+jaunes en Tryphême. L'excursion serait féconde en
+agréments inattendus.</p>
+
+<p>Ainsi Pausole connaissait l'art d'échapper à tous
+les regrets en changeant la définition du bonheur
+sous la dictée des circonstances.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>L'entrée dramatique de Taxis, interrompit ses
+réflexions.</p>
+
+<p>Le huguenot se plaça devant la porte comme s'il
+était prêt à sortir au cas où sa requête eût reçu
+échec, et il réunit par le bout l'index et le pouce
+de sa main droite, non point avec la signification
+que donnaient à ce petit geste les courtisanes athéniennes,
+mais pour marquer qu'il s'exprimait en
+termes d'ultimatum:</p>
+
+<p>—Sire, déclara-t-il, une question, une seule:
+Suis-je encore Maréchal du Palais?</p>
+
+<p>—Je ne comprends pas, répondit Pausole.</p>
+
+<p>—Je précise d'un mot. Suis-je le chef, le
+collègue ou le subordonné du page nommé Giglio?</p>
+
+<p>Pausole haussa les épaules.</p>
+
+<p>—Quelle diantre de mouche vous pique à toute
+heure, Taxis! La question ne se pose point. Nous
+allons partir dans quelques instants. Je n'emmène
+que lui et vous. Je ne vois pas dans quel but j'établirais
+la suprématie d'un de mes conseillers sur
+l'autre, alors que tous deux sont à mes côtés et ne
+relèvent chacun que de mon commandement.</p>
+
+<p>—Sire, nous allons partir, mais nous ne sommes
+point partis. Quelle que soit l'aversion de Votre
+Majesté pour la pompe et le cérémonial, son
+départ exige des préparatifs, et son absence des
+précautions. Or, le jeune page dont il s'agit, animé
+d'un zèle inutile, prétend s'inspirer de vos secrètes
+préférences pour blâmer toutes mes mesures et en
+proposer d'autres. Je demande s'il est autorisé à
+prendre cette attitude qui paralyse mes actes et
+blesse ma dignité.</p>
+
+<p>—Allons! encore un conflit! s'écria Pausole.
+Je ne m'en mêlerai pas! Ce jeune homme m'a
+parlé. Il est plein de sens. C'est un esprit juste et
+sagace. Je ne me priverai point de ses conseils.
+Vous, Taxis, vous avez aussi vos qualités dont personne
+ne songe à faire fi. Vous êtes déplaisant,
+mais indispensable, et je n'entends pas qu'on vous
+paralyse. Réglez donc à l'amiable votre différend
+et tâchez de vous mettre d'accord sans que j'aie à
+prendre parti.</p>
+
+<p>—C'est impossible.</p>
+
+<p>—Et pourquoi donc?</p>
+
+<p>—Entre les principes de ce jouvenceau et les
+miens propres, que Votre Majesté semble estimer
+à titre égal, il y a incompatibilité absolue. Il faut
+que l'un de nous deux cède, ou casse. J'attends de
+votre bouche, Sire, le nom du sacrifié.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le Roi frotta d'un geste impatient une allumette
+qui éclata comme l'expression même de sa mauvaise
+humeur. Il fuma en silence pendant quelques
+minutes, puis:</p>
+
+<p>—Alors, c'est fort simple, dit-il. Vous commanderez
+à tour de rôle.</p>
+
+<p>—Ah! fit sèchement Taxis.</p>
+
+<p>—Vous vous partagerez la journée. De minuit à
+midi, vous, Taxis, vous aurez la haute main. Ce
+sont précisément les heures où je ne vous verrai
+pas, mon ami. Vous veillerez sur mon sommeil et au
+besoin sur mes plaisirs. Plus tard, de midi à minuit,
+votre successeur dirigera ma route et inspirera mes
+volontés. Je crois avoir trouvé ainsi une solution
+qui éloigne toute chance de froissements.</p>
+
+<p>L'œil amer, Taxis conclut en ces mots:</p>
+
+<p>—Il est écrit: «J'aurai le même sort que
+l'insensé; pourquoi donc ai-je été plus sage?»</p>
+
+<p>Et, s'inclinant, il sortit.</p>
+
+<p>Trois heures après, le Roi Pausole, entre son
+page et son huguenot, précédé par quarante
+lances et suivi de nombreux bagages, chevauchait
+pour la première fois sur la route de sa
+capitale.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l2c3" id="l2c3">CHAPITRE III</a></h3>
+
+<p class="d">COMMENT LE MIROIR DES NYMPHES DEVINT
+CELUI DES JEUNES FILLES.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Salvete æternum, miseræ moderamina flammæ</span><br>
+ <span class="i0">Humida de gelidis basia nata rosis.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="s"><span class="sc">Joannes Secundus</span>.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>La source et le grand amandier étaient situés
+dans le canton le plus reculé du parc. Seule, la
+blanche Aline aimait assez les longues promenades
+pour aller quelquefois visiter le silence de ce refuge
+perdu.</p>
+
+<p>L'eau, d'une gueule de satyre aux oreilles foliesques,
+tombait dans une cuve naturelle de terre
+rouge et d'herbes vertes où s'enracinaient des lauriers-roses
+en touffes compactes. Ce n'était point
+la vasque moisie et lépreuse de nos jardins où la
+source inutile vient inonder une terre déjà molle
+de pluie. C'était une naissance de fleurs dans le
+sol pourpré du Midi, une fontaine de sève, une urne
+génitrice d'où la vie ruisselait en verdures mouvantes,
+et le vieux satyre, fils de Pan, regardait la
+jeunesse des bois descendre éternellement de ses
+lèvres.</p>
+
+<p>Au-dessus du mascaron cornu, que la blanche
+Aline prenait pour le diable, deux nymphes de
+marbre s'enlaçaient, debout et penchées sur le
+bassin obscur. À la fin de chaque hiver l'amandier
+les couvrait de ses petites églantines. L'été, elles
+prenaient sous le soleil toutes les couleurs de la
+chair. La nuit elles redevenaient déesses.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Près de cette eau fertile et sombre qu'on nommait
+le Miroir des Nymphes, la petite Princesse en
+robe Empire vit venir à elle son Prince Charmant
+qui remuait sa veste à paillettes dans l'aube d'une
+lune enchantée.</p>
+
+<p>Elle l'aperçut du plus loin qu'il se montra sous
+les arbres, semblable à une fine étoile blanche.
+Puis elle le vit grandir et se préciser. Il marchait
+d'un pas tranquille, cueillait parfois des feuilles
+aux rameaux et les respirait comme des corolles.
+Il paraissait et s'éclipsait selon les zones d'ombre
+et de clarté. Line ne s'était jamais sentie aussi
+émue. Si jalouse qu'elle fût de l'embrasser tout de
+suite, elle recula jusqu'à la fontaine et, la main
+devant la bouche, n'osa pas lui dire un mot.</p>
+
+<p>—Vous m'avez appelée; me voici, fit Mirabelle,
+tendrement.</p>
+
+<p>Line ouvrait des yeux énormes. Elle regardait
+son Prince des pieds à la face, mais surtout dans les
+prunelles.</p>
+
+<p>Il était nu-tête, les cheveux foncés et coupés
+court et flottants autour des oreilles. Son regard
+était profond et fixe avec une expression très douce
+qui n'allait pas jusqu'au sourire. Elle vit le cher
+visage se pencher vers le sien, et, comme elle fermait
+les yeux, deux lèvres chaudes s'y posèrent.</p>
+
+<p>L'ombre noire des nymphes enlacées cachait les
+jeunes filles debout. Line tremblait. Les deux lèvres
+avec lenteur tramèrent leur caresse autour de sa
+joue et ne s'arrêtèrent que sur sa bouche.</p>
+
+<p>—Ah!... fit-elle enfin.</p>
+
+<p>Mirabelle se sépara. Cette fois un sourire léger
+mais toujours tendre effilait ses yeux margés de
+noir...</p>
+
+<p>Elle leva les sourcils et regarda autour d'elle.</p>
+
+<p>—Non. Nous sommes seules, répondit Line.
+Restez.</p>
+
+<p>Puis, se reprenant:</p>
+
+<p>—Venez avec moi.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>À quelques pas derrière la source, il y avait un
+petit temple grec, cinq colonnes corinthiennes
+soutenant une coupole ronde. Les colonnes étaient
+murées jusqu'à mi-hauteur. Un large banc circulaire
+au cœur du monument plein d'ombre portait
+des coussins de varech, et le lieu était si confidentiel
+qu'à peine assise près de la danseuse, Line
+s'enhardit jusqu'à lui parler.</p>
+
+<p>—On vous a remis ma lettre?</p>
+
+<p>—Vous le voyez.</p>
+
+<p>—Savez-vous pourquoi je vous ai demandé de
+venir?</p>
+
+<p>Mirabelle fut très prudente.</p>
+
+<p>—Pour causer avec moi, dit-elle.</p>
+
+<p>—Mais oui.... Et vous êtes là, et je n'ai plus
+rien à vous dire...</p>
+
+<p>Mirabelle lui prit la main. Line crut sentir
+qu'elle tremblait à son tour.</p>
+
+<p>—Je voulais aussi vous voir de tout près, continua-t-elle.
+Vous êtes si jolie!... jolie comme
+un jeune homme... Pendant tout le ballet je n'ai
+regardé que vos yeux... Et je vous envie, si vous
+saviez! Je suis bien triste d'être blonde; j'aurais
+voulu être brune comme vous; mais vraiment tout
+à fait comme vous; être votre sœur...</p>
+
+<p>Mirabelle jugea inutile de protester.</p>
+
+<p>Line tendit elle-même ses lèvres.</p>
+
+<p>—Embrassez-moi comme tout à l'heure, voulez-vous?</p>
+
+<p>Et quand leurs bouches se désunirent:</p>
+
+<p>—Comme c'est délicieux! reprit-elle. Qui a pu
+vous apprendre cela?</p>
+
+<p>—Je l'ai inventé, dit la danseuse.</p>
+
+<p>—Oh! que c'est bien! Quel âge avez-vous?</p>
+
+<p>—Dix-huit ans. Et vous?</p>
+
+<p>—Quatorze... Voulez-vous recommencer?</p>
+
+<p>Le jeu était dangereux pour la jeune Mirabelle.
+Si maîtresse qu'elle fût de son attitude, si décidée
+à ne rien brusquer, à préparer ses voies par le
+ménagement, la lenteur et l'insinuation, il y eut
+dans sa pensée un moment de trouble où elle ne
+put se contenir. Elle tâtonna d'abord la robe à l'endroit
+où les petits seins en gonflaient l'étoffe mince
+et chaude; puis, profitant des facilités exceptionnelles
+que l'habillement de la blanche Aline offrait
+aux gestes sympathiques, elle risqua certaines
+recherches qui témoignaient, sinon encore
+de ses complaisances, au moins de ses curiosités.</p>
+
+<p>Line, docile et instinctive, se prêtait volontiers
+à tout. Mirabelle en perdit l'esprit. Encouragée
+par les ténèbres, certaine qu'on ne verrait point le
+sang des voluptés affluer à son visage, elle s'abandonna
+mystérieuse au frisson qu'elle sentait proche
+et ne sut en modérer ni l'ondulation, ni le soupir,
+ni les soubresauts. Déjà elle reprenait conscience
+quand Line, inquiète, mais rassurante, lui demanda:</p>
+
+<p>—Vous avez froid, mon amie? Vous grelottez...</p>
+
+<p>—Une petite faiblesse... dit Mirabelle. Ce n'est
+rien... J'y suis habituée...</p>
+
+<p>—Voulez-vous marcher un peu?</p>
+
+<p>—Oui...</p>
+
+<p>—Venez. Le parc est désert. Nous irons où il
+vous plaira.</p>
+
+<p>Line laissa retomber sa jupe et se leva pour sortir.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Toutes deux reparurent sous le clair de
+lune.</p>
+
+<p>La robe verte et la veste à paillettes errèrent ainsi
+quelque temps autour de la source gloussante.—L'une
+était d'émeraude et l'autre d'argent, mais,
+quand elles voulurent mirer dans le bassin leurs
+formes enlacées d'après les nymphes de marbre,
+elles virent que la nuit assemblait leurs couleurs à
+la teinte de l'eau et des bois.</p>
+
+<p>Mirabelle ne parlait point. Son trouble et son
+désir, à peine suspendus, renaissaient. Elle connut
+qu'elle était éprise.</p>
+
+<p>Dès lors elle ne songea plus qu'aux moyens de
+l'être avec succès. Assurément quelques heures lui
+appartenaient encore, mais c'eût été les perdre que
+de les employer selon ses tentations présentes.
+Une idée romanesque lui traversa l'esprit; elle
+l'examina en silence, la trouva réalisable et avant
+de l'exprimer voulut la suggérer, tant elle avait
+d'artifice.</p>
+
+<p>—Adieu, dit-elle soudain. Je ne vous reverrai
+plus.</p>
+
+<p>La blanche Aline devint toute pâle.</p>
+
+<p>—Oh! pas encore... supplia-t-elle.</p>
+
+<p>—Il le faut.</p>
+
+<p>—Mais je ne vous ai pas vue, je ne vous ai rien
+dit... Vous venez, et puis tout de suite vous voulez
+partir... Je vous ennuie peut-être; vous ne comprenez
+pas pourquoi je vous ai appelée? Moi-même
+je ne le sais qu'à peine, mais je suis bien heureuse
+quand je vous prends la main.</p>
+
+<p>Mirabelle la serra dans ses bras.</p>
+
+<p>—Restez là, je vous en prie, continua la jeune
+fille. Restez, ou alors revenez demain à la même
+heure... Je vous attendrai...</p>
+
+<p>—Demain? Mais nous partons à l'aube.</p>
+
+<p>Line devint encore plus pâle et peu à peu se mit
+à pleurer.</p>
+
+<p>—C'est vrai?... C'est vrai, vous partez? Et
+quand reviendrez-vous?</p>
+
+<p>—Jamais...</p>
+
+<p>—Mais je n'ai que vous à aimer; ne le savez-vous
+pas? Hier au théâtre j'ai bien compris qu'il y
+avait quelque chose entre vous et moi et qu'il fallait
+nous réunir et que vous seriez mon amie. Je
+vous appelle, je vous attends, nous mêlons nos
+bouches, et puis c'est fini pour toujours? Si vous
+vous en allez, je m'en vais avec vous.</p>
+
+<p>L'étreinte de Mirabelle se dénoua.</p>
+
+<p>—Eh bien, partons! Je vous emmène.</p>
+
+<p>—Vraiment? Vous voulez bien?</p>
+
+<p>—Venez.</p>
+
+<p>—Avec vous seule?</p>
+
+<p>—Oui. Je quitterai mes camarades. Nous serons
+l'une à l'autre, et seules toujours.</p>
+
+<p>—Oh!... Et pour où partons-nous?</p>
+
+<p>—Pour mon pays.</p>
+
+<p>—Non! non! Restons à Tryphême.</p>
+
+<p>—Ce n'est pas possible. Demain vous seriez
+découverte.</p>
+
+<p>—Comment?</p>
+
+<p>—Par les ordres du Roi.</p>
+
+<p>—Papa? Vous ne le connaissez guère! C'est
+une grave décision que de m'envoyer chercher.
+Quand il la prendra, nous serons loin!</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l2c4" id="l2c4">CHAPITRE IV</a></h3>
+
+<p class="d">OÙ PAUSOLE ET SES CONSEILLERS MANIFESTENT
+LEURS CONTRASTES.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Tu dis que j'ay vescu maintenant escolier</span><br>
+ <span class="i0">Maintenant courtisan et maintenant guerrier</span><br>
+ <span class="i0">Et que plusieurs mestiers ont esbatu ma vie?</span><br>
+ <span class="i0">Tu dis vray, prédicant; mais je n'euz oncq'envie</span><br>
+ <span class="i0">De me faire ministre, ou comme toi, cafard.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="s"><span class="sc">Ronsard</span>.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Pausole, son page et son huguenot chevauchant
+de compagnie entre l'escorte et les bagages, montaient
+trois animaux qui symbolisaient assez bien
+les différences de leurs caractères.</p>
+
+<p>Le Roi, qui avait mis sous sa couronne légère
+un voile de batiste blanche en guise de couvre-nuque,
+était assis dans une selle qui ressemblait à
+un fauteuil, car elle avait dossier, oreillères, coussins
+frais, bras moelleux et parasol. Deux tiges de
+métal filiforme, invisibles à distance, soutenaient à
+hauteur de ses mains le sceptre et le globe du
+monde; mais le globe enfermait une gourde à
+porto, et le sceptre un éventail.</p>
+
+<p>La mule Macarie, personne nonchalante, portait
+ce faible édifice d'un air distrait et résigné,
+le même air que prenait Pausole sous le poids des
+charges de l'État. Elle était blanche de robe avec
+le bout de la queue et le toupet gris souris. Son
+pas était relevé, mais lent. Jamais elle ne dormait
+moins de seize heures par jour.</p>
+
+<p>Taxis montait le noir Kosmon, cheval hongre,
+sans vices, sans vertus et d'ailleurs aussi stupide
+que seul un cheval peut être. Kosmon n'avait ni
+race ni forme. Son maître l'estimait toutefois, car
+il partait toujours du même pied, méprisait la
+senteur déshonnête que répand la queue des pouliches
+et connaissait si bien le sentiment de son
+devoir qu'il serait allé tout droit dans les fossés,
+si l'on avait oublié de lui tourner la bride à
+temps.</p>
+
+<p>Giglio avait choisi dans les écuries du Roi un
+jeune zèbre couleur de feu, avec quatre balzanes,
+le dos tigré de noir et le chanfrein étoilé. L'animal
+avait nom Himère; il était pétulant et capricieux.
+Sa robe allait de pair avec le costume du page
+et depuis la plume antenne jusqu'aux petits sabots
+de la troisième paire de pattes ils avaient l'air de
+composer un centaure coléoptère aux élytres de
+flamme et au corselet bleu.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>—Voyez, Sire, dit Taxis, en montrant les porteurs
+de lances, voyez comme cette avant-garde est
+exacte et bien ordonnée. Les chevaux et les cavaliers
+sont tous de la même taille; les lances ont
+passé à la toise et les casques au gabarit. Je connais
+la vie de ces quarante hommes. Ce ne sont pas
+là des soudards ni des coureurs de cotillons. Chacun
+d'eux porte en sa besace la Bible d'Osterwald,
+édition expurgée. Je les ai stylés de telle manière
+que si je leur demandais tout à l'heure de me citer
+un verset qui les réconforte au milieu de leur
+tâche actuelle et qui s'applique aux circonstances,
+tous ensemble citeraient le même passage: <i>Fais-moi
+vaincre mes adversaires, mais garde-moi
+de l'homme violent</i>, comme il est dit au
+psaume XVIII.</p>
+
+<p>Giglio se haussa sur la barre de ses étriers:</p>
+
+<p>—Cette escorte carrée avec ses lances en l'air
+est bête comme une herse renversée sur une route.
+Elle n'est ni forte ni martiale. Ces gens ne savent
+pas se tenir en selle; ils sont droits, mais à la
+façon du valet de pied sur un siège ou de la dame
+de comptoir dans une salle de restaurant. Ils tiennent
+leurs lances comme des chandelles et leurs
+brides comme des serviettes. Il suffit de les voir
+de dos pour comprendre ce qu'ils sont et qu'au
+premier coup de carabine ils fileraient avec mon
+zèbre. Moins légèrement peut-être.</p>
+
+<p>—Les pauvres gens! dit le Roi Pausole. Que
+leur casque doit être chaud et leur pique pesante
+à porter! Pourquoi n'ôtent-ils pas leur veste par
+le temps accablant qu'il fait aujourd'hui? Ont-ils
+au moins leur gourde à rhum et des pêches dans
+leur musette? Taxis, vous êtes impardonnable si
+vous n'y avez pas songé.</p>
+
+<p>Taxis étendit sa main sèche:</p>
+
+<p>—Je leur donne, déclara-t-il, le plaisir de la
+privation. C'est là une joie supérieure. Ils savent
+qu'il y a, dans les prés, des ruisseaux où l'on peut
+boire, et, sur les bords de la route, des cabarets
+gorgés de tonneaux, tandis qu'ils ont la gorge
+aride, la langue sèche et le ventre creux. Ils savourent
+la jouissance amère de la soif. Moi qui
+viens, hélas! de me désaltérer, j'envie leur bonheur
+dont je me prive par une mortification
+double.</p>
+
+<p>À demi retourné sur sa selle, le Roi regarda son
+ministre. Il l'examina en détail depuis ses souliers
+plats et ternes jusqu'à son chapeau de feutre
+crasseux et brossé. Il observa la redingote étroite,
+le ruban de la boutonnière et l'usure des huit
+boutons. Il remarqua les ongles carrés, les narines
+plates, les cheveux longs et gras, les lèvres verticales.</p>
+
+<p>Puis, arrêtant sa mule pour la faire pisser, et
+reprenant en arrière une attitude confortable, il
+prononça négligemment:</p>
+
+<p>—Taxis, il fait bon pour vous que vous soyez
+indispensable, car vous êtes un vilain merle.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La matinée s'achevait dans une éblouissante
+lumière. L'ombre des vieux platanes qui bordaient
+la route s'accourcissait de plus en plus. La
+poudre de la voie blanche gagnait les talus de
+gazon. Devant le pas des trois montures, quelques
+lézards traçaient avec prestesse des zigzags de
+foudre verte.</p>
+
+<p>Au delà des fossés, à droite et à gauche, les
+jardins des fleurs royales offraient leurs massifs
+bombés et leurs serres mouillées d'eau fraîche. On
+cultivait là des milliers d'espèces rares et des variétés
+inédites que créait au jour le jour l'esprit
+ingénieux des horticulteurs. Chaque matin on
+apportait au harem des brassées de corolles
+humides, des feuillages légers, des palmes. Les
+jardiniers avaient inscrit sur des registres noirs
+de ratures les caprices variables de toutes les
+Reines, et chacune d'elles recevait au réveil dans
+un petit vase à long col sa fleur de prédilection.</p>
+
+<p>Pausole et ses deux conseillers passaient devant
+la dernière serre quand l'horloge encastrée à son
+fronton de mosaïque sonna les quatre quarts et
+les douze coups de midi.</p>
+
+<p>Aussitôt le page, d'un talon vif, amena son zèbre
+nez à nez avec le cheval de Taxis:</p>
+
+<p>—Monsieur le Grand-Eunuque, dit-il, vous
+connaissez le désir de Sa Majesté. Voici l'heure où
+je vous succède. Veuillez me remettre le commandement.</p>
+
+<p>—Recevez-le du Roi! répondit Taxis revêche.</p>
+
+<p>—Je te le donne, petit, fit Pausole.</p>
+
+<p>Giglio salua, ramena sa bête et cria du côté de
+l'escorte:</p>
+
+<p>—Demi-tour! Rassemblement!</p>
+
+<p>Les quarante gardes accoururent.</p>
+
+<p>Alors, facilement campé sur la selle, les jambes
+longues et la plume haute, le page leur parla en
+ces termes:</p>
+
+<p>—Compagnons, monsieur, que voici, et qui
+commandait ce matin, vous a mis en main des
+instruments dont vous n'aurez rien à faire. Les
+routes sont sûres, Tryphême est en paix, le Roi
+est aimé de son peuple; vous n'aurez jamais à
+plonger vos piques, depuis l'omoplate jusqu'à
+l'épigastre, dans le large dos d'un barbare. C'est
+clair. Or, en art, il faut que tout ait sa destination.
+Ce qui ne sert à rien est idiot. Vous allez donc
+engager le fer par la fente de cette muraille et
+peser jusqu'à ce que le bois en soit rompu dans
+la douille. Exécutez le mouvement.</p>
+
+<p>—Sire! Mais Sire... supplia Taxis.</p>
+
+<p>—Laissez, dit Pausole. Cela est fort bien conçu.</p>
+
+<p>Les quarante gardes brisèrent tout ce qu'on
+voulut.</p>
+
+<p>—Gardez les hampes! dit Giglio. Et maintenant
+suivez-moi.</p>
+
+<p>Ils entrèrent aux Jardins des Fleurs.</p>
+
+<p>Le page parcourut les allées, inspecta les massifs,
+pénétra dans les serres. Il se fit présenter par les
+botanistes les fleurs à longue tige, iris, anthuriums,
+lis à bandes, lis tigrés, lis de Pomponne,
+et finit par s'arrêter devant des tulipes gigantesques.</p>
+
+<p>—Voilà ce qu'il nous faut, dit-il. Que chacun
+de vous attache avec des joncs une de ces tulipes
+au sommet de la hampe et la porte par les chemins
+avec le même respect que si c'était le drapeau.</p>
+
+<p>Puis il offrit au Roi une rose, à Taxis une araignée.
+Il prit pour lui-même un arum.</p>
+
+<p>Toute la troupe reprit sa marche le long de la
+route éclatante.</p>
+
+<p>—C'est admirable! dit Pausole. Mais ces gens
+avaient soif et je crois qu'ils n'ont pas bu.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l2c5" id="l2c5">CHAPITRE V</a></h3>
+
+<p class="d">OÙ MIRABELLE DÉVOILE SA PETITE ÂME MALICIEUSE
+ET SENTIMENTALE.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Sur la Sallé, la critique est perplexe:</span><br>
+ <span class="i0">L'un assure qu'elle a fait maint heureux,</span><br>
+ <span class="i0">L'autre prétend qu'elle aime mieux son sexe,</span><br>
+ <span class="i0">Un tiers répond qu'elle éprouve les deux...</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="s"><i>Chanson sur M<sup>lle</sup> Sallé, danseuse à l'Opéra.</i>—Recueil
+de Maurepas.—1735.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Décidées à fuir la nuit même, les deux jeunes
+filles rentrèrent chacune dans leur chambre pour
+y faire les préparatifs de leur petit voyage à pied.</p>
+
+<p>La robe Empire courut sur les pelouses noires,
+monta l'escalier du perron, suivit la terrasse à
+galerie, se releva pour enjamber la fenêtre ouverte
+d'un salon et disparut dans le palais dormant.</p>
+
+<p>Le costume à paillettes s'éloigna le long du
+ruisseau, puis à travers la clairière, et les deux
+nymphes de marbre du haut de leur piédestal le
+virent s'éteindre sous une maison lointaine, comme
+une petite étoile qui se couche.</p>
+
+<p>Il se coucha en effet, et fort rudement, sous une
+chaise longue. On jeta sur lui les petits souliers à
+boucle, les bas blancs, la chemise elle-même. Puis
+la jeune Mirabelle, éclairée par une bougie et nue
+comme une jeune fille seule, plongea des deux
+mains dans une malle à robes où il y avait d'ailleurs
+plus de vestons que de corsages.</p>
+
+<p>Elle y prit une chemise à col plat, de celles
+qu'on laisse encore porter à certains fils de jolies
+femmes quand ils feraient beaucoup mieux de n'avoir
+pas seize ans. Elle se mit un caleçon rayé, un pantalon
+bleu sombre, une large cravate blanche à
+coques, un gilet blanc, un veston court et un canotier
+pour dames.</p>
+
+<p>Ainsi vêtue, les mains dans les poches et le
+regard derrière l'épaule, elle se jeta devant la
+glace un coup d'œil qui devint un clin d'œil et
+vite une petite œillade. Mirabelle avait l'œil gai.</p>
+
+<p>Elle murmura même une phrase à la fois métaphorique
+et familière dans la langue sibylline
+dénommée «argot», phrase où elle exprimait que
+son travesti la réconciliait un instant avec un sexe
+naïf et laid qui n'était pas tout à fait le sien.</p>
+
+<p>Car dissimuler serait vain. Mirabelle ne se sentait
+pas d'inclination vers les messieurs. La force
+du mâle, le cou de taureau, les biceps comme des
+bouteilles et les pectoraux comme des tables...
+non, évidemment ce n'était pas pour elle que les
+dieux avaient créé leur chef-d'œuvre. Elle n'aimait
+ni la moustache, ni la barbe, ni le menton bleu.
+Oh! cela ne l'empêchait pas d'accepter un ami, et
+même un ami inconnu, quand on l'en priait poliment.
+Elle passait pour se livrer en dehors de tout
+spectacle aux exercices les plus recherchés, et, là
+comme en scène, sa conscience d'artiste l'obligeait
+à feindre une exaltation qui ne l'agitait pas à cet
+instant même. Ces petits ballets particuliers où elle
+mimait un rôle si tendre ne faisaient point qu'elle
+ne détestât de jour en jour davantage ceux qui lui
+en demandaient l'effort. Elle s'y résignait, la pauvre
+enfant, parce que les visites des spectateurs chez
+les danseuses sont précédées et suivies de formalités
+invariables auxquelles on s'accorde à trouver une
+grande force de persuasion. Mais sa conception
+de l'amour supposait des façons encore plus délicates,
+et sa conception de l'art se fondait sur la
+symétrie. Or, l'homme tel qu'elle l'avait connu
+jusque-là s'était montré le plus souvent sentimental
+comme un bilboquet (on ne saurait mieux dire que
+ne dit Gavarni) et d'autre part il est regrettable
+mais nécessaire de constater qu'une dame et son
+cavalier, à l'instant où ils se composent, forment
+un couple hétéroclite, ou, pour mieux dire, dépareillé.</p>
+
+<p>Ces considérations soutenues par l'entrain d'un
+penchant naturel avaient amené la petite danseuse
+à blottir ses voluptés dans un cercle d'amies
+intimes. Prudente, elle avait commencé par ses
+jeunes camarades, d'abord de l'école primaire et
+puis du corps de ballet. On lui répondait toujours
+oui, de la voix, du geste ou du regard, selon les
+pudeurs particulières. Certaines acceptaient sans
+dessein de cultiver là une passion d'âme, mais
+aucune ne savait résister à l'attrait d'une expérience
+inoffensive et clandestine.</p>
+
+<p>Six mois après ses débuts de travesti, sa réputation
+était grande, et aussi celle de son théâtre.
+Elle invitait. Même elle avait un «jour» où elle réunissait
+chez elle, dans une intimité très nue, dix ou
+douze de ses familières qui jugeaient inutile de se
+dissimuler leurs goûts partagés. Et cela devint
+assez scandaleux pour tenter les femmes honnêtes.</p>
+
+<p>Celles-ci se déclarèrent elles-mêmes, par émissaire,
+par lettre ou par abordage. Elles offraient
+d'estimables, de solides cadeaux, et demandaient
+seulement deux promesses: la volupté, qu'elles appelaient
+le vice, et le mensonge, qu'elles appelaient
+le mystère.</p>
+
+<p>Mirabelle, extrêmement flattée, se jeta dans les
+aventures. Bientôt lasse de ses anciennes et modestes
+partenaires qui eussent mérité pourtant un
+traitement moins cavalier, elle sauta de la scène
+dans la salle avec des ailes de papillon. D'innombrables
+révélations l'attendaient encore, et elle les
+voulait toutes. Elle les eut. Elle connut les joies
+de l'adultère, l'étroitesse du fiacre, l'odeur du
+meublé, l'heure trop courte, le faux nom et la
+poste restante. Il n'y eut pas jusqu'à l'émotion suprême
+du flagrant délit que le ciel ne lui fît apprendre,
+peut-être bien pour l'avertir. Un mari pénétra
+un jour dans un cabinet particulier où, bien
+qu'il n'y eût pas d'homme—et pas de lit—il se
+déclara supplanté. Mirabelle ne se tenait pas de
+joie; si grande est l'inconscience du crime.</p>
+
+<p>Mais voilà déjà trop de généralités sur ce personnage
+ambigu. Nous n'irons point jusqu'aux
+détails; aussi bien ne seraient-ils point décents.</p>
+
+<p>Ici nous nous bornons à expliquer pourquoi
+Mirabelle en scène avait distingué d'un œil infaillible
+la blanche Aline émue par le charme de sa
+danse; pourquoi son regard, de perspicace, était
+devenu attirant; pourquoi elle n'avait pas été surprise
+de recevoir, deux heures après, un billet de
+rendez-vous; et enfin comment elle-même se
+laissant pincer la patte dans le piège d'une tentation
+plus forte que sa prudence, elle abandonnait
+sa troupe comme le Prince Charmant du ballet,
+pour enlever la fille du Roi.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Pendant ce temps, la jeune Aline était rentrée
+dans sa chambre. Elle avait pris sur sa coiffeuse
+un étui de rouge, une boîte à poudre, un porte-monnaie
+qui se trouva plein, et quelques petits
+objets de toilette; bref, tout ce que la dame d'honneur
+énuméra devant le Roi Pausole en remplissant
+le triste devoir de lui remettre le billet trouvé.</p>
+
+<p>Ce billet, Line l'écrivit en deux minutes. Elle
+n'espérait guère se faire pardonner, mais elle ne
+voulait pas que personne fût inquiet d'une santé
+aussi précieuse que la petite sienne.</p>
+
+<p>Ses sentiments intérieurs disparaissaient autour
+de sa joie comme les étoiles devant la lune. Et sa
+joie était d'un éclat à peine retenu par le silence.</p>
+
+<p>Si les dames d'honneur ne l'entendirent pas
+sauter, courir, battre des mains et jeter son <i>Télémaque</i>
+dans le tub en signe d'émancipation, ce
+fut peut-être (et j'ose à peine en exprimer l'hypothèse)
+parce que les coupables gardiennes avaient
+abandonné leurs chambres voisines pour quémander
+ailleurs les douces lassitudes qui guérissent
+de l'insomnie.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, la blanche Aline s'enfuit dans
+une hâte presque bruyante, encouragée par le
+mystère où son premier départ était demeuré caché.</p>
+
+<p>Elle courut par les bois au Miroir des Nymphes,
+et d'abord n'y vit personne.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>L'eau ruisselait et gloussait toujours. Le mascaron
+diabolique et les deux nymphes très pâles
+sur le fond obscur des arbres étaient les seuls habitants
+de ce coin redevenu désert.</p>
+
+<p>Line remonta vers le petit temple, fit du bruit,
+appela doucement.</p>
+
+<p>Lente et lasse, Mirabelle sortit de l'ombre entre
+les colonnes.</p>
+
+<p>Elle avait changé pour un autre son costume à
+basques d'argent: il y eut une brève déception;
+mais tout de suite on reconnut qu'elle était encore
+plus jolie ainsi vêtue à la moderne, et qu'au-dessus
+du grand col blanc ses cheveux plus
+sombres semblaient noirs.</p>
+
+<p>Elle ne souriait pas. Elle soupirait fort. Travestie
+en amoureux de quinze ans, elle avait pris devant
+son amie l'air plaintif et désolé qui convient
+à cet âge viril. Ce n'était point pourtant qu'elle
+voulût jouer un rôle. Le seul poids de son émotion
+avait altéré son front sous une lourde mèche de
+deuil. Un sentiment profond de la gravité des circonstances
+et du souvenir qu'elle aurait toujours
+de cette heure très juvénile arrêta son petit cœur
+battant. Elle se vit plus tard, miséreuse sans doute,
+vendant des oranges rue Saint-Denis, ou des
+crayons dans la Canebière, à l'âge où l'un et l'autre
+sexe après s'être entendus longtemps pour la trouver
+digne de désir, continueraient à s'accorder pour
+la laisser mourir de faim. Elle devinait déjà que les
+femmes résument en quelques instants lumineux
+un immense passé plein d'ombres, et elle savait
+qu'au delà de sa jeunesse elle reverrait jusqu'à la
+fin par-dessus tous les oublis le décor lunaire et
+ténébreux de cette nuit exaltatrice.</p>
+
+<p>Alors, elle prit par la main la petite Princesse
+Aline et la fit entrer à sa suite dans le cercle d'obscurité
+qu'enfermaient les six colonnes grecques.</p>
+
+<p>Elle revécut un peu plus tristement l'heure déjà
+morte pour toujours où elle avait senti avec tant
+de frisson qu'elle engageait sa liberté.</p>
+
+<p>En souvenir, elle prit au coussin un petit nœud
+d'étoffe blanche et verte.</p>
+
+<p>Plus près de la source elle cueillit une feuille
+odorante et une fleur sans parfum qu'elle unit dans
+son mouchoir.</p>
+
+<p>Enfin, sous la bénédiction des jeunes nymphes
+semblables et nues qui étendaient deux mains au-dessus
+de l'eau et s'unissaient par les deux autres,
+Mirabelle posa lentement sur les yeux de la blanche
+Aline un baiser qui lui parut délicieusement fraternel.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>—Tu veux bien me suivre?</p>
+
+<p>—Oh! oui!</p>
+
+<p>Les lèvres se pressèrent. Line ferma les yeux.</p>
+
+<p>Mirabelle se raidit et murmura:</p>
+
+<p>—Tu m'aimes?</p>
+
+<p>—Oh! oui! oh! oui!</p>
+
+<p>—Répète... Dis-le toute seule... Dis-moi: «Je
+t'aime, Mirabelle.»</p>
+
+<p>—Je t'aime, Mirabelle.</p>
+
+<p>—Tu ne regretteras rien?</p>
+
+<p>—Je n'ai rien.</p>
+
+<p>—Tu me suivras partout?</p>
+
+<p>—Pas trop loin, si tu veux... Mais j'irai où tu
+seras... Tu es mon amie...</p>
+
+<p>Mirabelle eut un grave regard et lui serra les
+deux bras.</p>
+
+<p>—Sais-tu ce que c'est qu'une «amie»? Non.
+N'importe... Tu le sauras bientôt. Ne me quitte
+pas... Jure-moi que tu resteras... huit jours... huit
+jours tout entiers avec Mirabelle...</p>
+
+<p>—Huit jours? Mais bien plus! Que dis-tu?</p>
+
+<p>—Jure-moi huit jours. Je n'en demande pas
+davantage. Si tu restes huit jours, je te garderai
+bien huit ans.</p>
+
+<p>—Pourquoi as-tu l'air si triste?</p>
+
+<p>—Embrasse-moi...</p>
+
+<p>—Tiens...</p>
+
+<p>—Tu as juré?</p>
+
+<p>—Tout ce que tu voudras.</p>
+
+<p>Tendrement, Mirabelle secoua pourtant la tête.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Elle cessa de parler, leva encore une fois les
+yeux vers les quatre seins blancs et jeunes que penchaient
+les nymphes de marbre, et enfin:</p>
+
+<p>—Partons vite, dit-elle. Où est le chemin? la
+porte?</p>
+
+<p>—Oh! la porte, elle est gardée. Viens par ici,
+je sais par quel passage on doit pouvoir sortir du
+parc.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Elles s'en allèrent d'un pas rapide. Plus grande
+de toute la tête, Mirabelle tenait son amie un peu
+au-dessus de la ceinture. Sa main prit le petit sein
+gonflé, l'enveloppa des cinq phalanges, le pressa de
+la paume caressante et le parcourut du bout du
+doigt jusqu'à ce qu'elle eût trouvé la pointe.—Line
+sourit en levant les yeux.</p>
+
+<p>Elles sortirent du parc entre deux aloès; mais à
+travers champs, loin de la route. En cet endroit, le
+remblai de terre sèche et dure portait des empreintes
+de pas. Mirabelle n'y voyait plus, car la
+lune s'était couchée; Line, lentement, la guida de
+la main et bientôt elles furent dans le fossé.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Où aller? Elles n'en savaient rien.</p>
+
+<p>Elles suivirent un champ de maïs, puis des enclos
+maraîchers où croissaient des piments rouges,
+des pastèques et des patates.</p>
+
+<p>Le jour s'élevait peu à peu.</p>
+
+<p>Sous les haies de cactus en raquettes séjournaient
+des brumes courbes comme des montées de
+neige.</p>
+
+<p>—J'ai sommeil, dit Line en posant la joue sur
+l'épaule de son amie. Qu'il est tard! Où nous reposerons-nous?
+Je n'ai pas dormi depuis tant
+d'heures!</p>
+
+<p>Elles discutèrent tout en marchant. Il y avait
+bien, sur la route, un hameau avec une auberge;
+mais comment demander une chambre avant le lever
+du soleil? Elles n'avaient ni voiture, ni manteaux,
+ni bagages. Si la directrice de l'hôtel allait
+leur poser des questions? Comment expliquer en
+deux mots qu'à une heure si tardive et si fraîche
+de la nuit, elles ne fussent pas encore couchées?</p>
+
+<p>—Suivons la route, dit Mirabelle. Là-bas,
+j'aperçois un bois d'oliviers où nous pourrons dormir
+à l'ombre en attendant le milieu du jour.</p>
+
+<p>Après une marche qui parut longue à la petite
+Line presque endormie, et qui cependant ne dura
+pas beaucoup plus de vingt-cinq minutes, elles arrivèrent
+à l'entrée du bois. Quelques oliviers élevaient
+en effet leur masse plate et foncée devant
+les autres arbres, mais derrière eux se pressaient
+des pins rouges et des cyprès reliés par des broussailles
+sauvages et des pentes mollement herbues.</p>
+
+<p>Line jeta ses deux bras autour de Mirabelle, lui
+mit un baiser de sommeil dans le coin de la narine
+gauche et s'étendit les bras en rond sans même
+choisir la meilleure place. Aussitôt le petit homme
+au sable sema le repos sur ses paupières.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l2c6" id="l2c6">CHAPITRE VI</a></h3>
+
+<p class="d">OÙ PAUSOLE ET SES COMPAGNONS CAUSENT À BÂTONS
+ROMPUS ET S'ARRÊTENT SUR UNE POINTE
+D'ÉPINGLE.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Βάλλει καὶ μάλοισι
+τὸν αἰπόλον ἁ Κλεαρίστα</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="s"><span class="sc">Théocrite</span>, V, 88.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>—Il me plaît, dit Pausole, radieux, il me plaît
+délibérément d'être précédé par quarante tulipes
+sur la route de ma capitale! Cette escorte de gens
+armés allait contre tous mes vœux, et vous aviez
+été, Taxis, mal inspiré en abusant de mes distractions
+pour me l'imposer aujourd'hui. N'eût-on pas
+dit, en me découvrant derrière cet appareil guerrier,
+que je m'en allais livrer bataille à mon voisin
+M. Loubet? Je ne suis point un chef belliqueux,
+certes non. L'extermination n'est pas mon fait. Et
+je n'entends pas que dans mon royaume on verse
+d'autre sang que celui des vierges, ou celui des
+petits poulets.</p>
+
+<p>—Pauvres petits poulets, dit Giglio. J'aimerais
+mieux mettre à mal cinquante jeunes filles, que
+d'égorger un poussin blanc. Et pourtant, les cris
+des jeunes filles sont beaucoup plus épouvantables.</p>
+
+<p>—Oui, dit Pausole, mais on s'y habitue.</p>
+
+<p>Comme la chaleur devenait très forte, il ouvrit
+son sceptre en deux et en tira son éventail, lequel
+était japonais.</p>
+
+<p>Le peintre oriental y avait tracé d'un roseau
+exact et sobre, avec un réalisme qui n'oubliait rien,
+une jeune demoiselle nue, accroupie de face, les
+cheveux très coiffés et les seins très pointus, tenant
+à la main un écran dont elle voilait son épaule
+gauche.</p>
+
+<p>—Le privilège des courtisanes, reprit le Roi,
+a quelque chose de choquant. Leur type moyen est
+devenu, dans l'art de presque tous les peuples, le
+type de la beauté féminine, et il faut bien qu'il en
+soit ainsi, puisque toutes les autres femmes s'abstiennent
+de concourir. Depuis un siècle et davantage,
+on ne cite pas plus de quatre ou cinq Européennes
+de qualité qui aient enlevé leur chemise
+devant un sculpteur ou un peintre en lui permettant
+de révéler à d'autres les jolies choses qu'elles
+y cachent, on n'a jamais su pourquoi. Partout,
+excepté à Tryphême—et au Japon, disent les
+gazettes,—une femme nue, c'est une prostituée.
+Or je veux bien que les courtisanes aient parfois
+plus de génie et plus de talent que leurs peintres,
+qu'elles atteignent à des raffinements d'une délicatesse
+admirable, et qu'au moment suprême où
+l'on en ressent l'effet, on serait parfois aussi tenté
+de les applaudir que de les embrasser: toujours
+est-il que ce sont des ouvrières, puisque leur tâche
+est mécanique, et il n'y a pas de travail manuel
+qui ne soit bientôt funeste à l'harmonie du corps.
+Ce sont même des ouvrières servantes puisqu'elles
+se règlent sur nos caprices; et il n'y a pas d'obéissance
+qui ne soit désastreuse pour la beauté de
+l'esprit. Leur monopole esthétique en Europe est
+donc le fait d'une usurpation, et je me félicite
+d'avoir élevé le niveau mental de mes sujets en leur
+permettant de constater en paix la beauté des
+vierges, quand nos voisins fondent tout leur art
+sur la bedaine de quelques drôlesses.</p>
+
+<p>—Vous êtes un artiste, sire, fit Giglio.</p>
+
+<p>—Non, répondit Pausole. J'aime la nature telle
+que les dieux l'ont faite et j'aime tant à la voir que
+je ne trouve pas le temps de la regarder par les
+yeux des autres, comme font les collectionneurs de
+tableaux. Je ne suis pas artiste du tout.</p>
+
+<p>Sur ce, il regarda son page, comme s'il attendait
+de lui une approbation nouvelle.</p>
+
+<p>—Ami, lui dit-il... mais, au fait, comment
+t'appellerai-je? Tu m'as dit qu'on pouvait prononcer
+ton nom à l'italienne ou à la française,
+Djilio ou Giguelillot. Or, je sens qu'en disant
+«Djilio», je ne mets point l'accent tonique avec la
+force qui lui convient. Un Milanais rirait de moi
+s'il m'entendait à l'instant. D'autre part, «Giguelillot»
+est une prononciation aussi ridicule que
+«Chakesspéarre» ou «Lohangrain»; je ne peux
+pas m'y habituer. Puisque le français est la langue
+de mon peuple, laisse-moi franciser ton nom et
+t'appeler «Gilles» tout simplement.</p>
+
+<p>—Sire, je m'appelle Gilles, déclara le page.
+Puisque vous le voulez ainsi, je me suis toujours
+appelé Gilles; je n'ai jamais porté d'autre nom.
+Gilles! Gilles tout court; ou Gilles Gilles; ou Gilles
+ce qu'il vous plaira.</p>
+
+<p>—Gilles tout court est plus vif, plus fou, plus
+semblable à ton apparence.</p>
+
+<p>—Mais vous, Sire, quel nom porterez-vous?</p>
+
+<p>—Moi?</p>
+
+<p>—Je veux dire... devant l'histoire?</p>
+
+<p>—Comment?</p>
+
+<p>—Sire, on appelle Histoire une espèce
+de paysanne en robe rouge mal drapée, assise
+dans un trône grec et coiffée de lauriers comme
+une petite fille qui a eu des prix. Elle a des seins
+de femme en couches, des épaules de portefaix et
+le nez de Pallas elle-même. On lui connaît aussi la
+curieuse manie d'écrire le nom des hommes célèbres
+sur une table d'airain que porte son genou
+gauche; c'est même à cela qu'elle doit d'être appelée
+Histoire (demandez plutôt à vos artistes), car
+la même paysanne en robe mal drapée, avec les
+mêmes doubles tétons et le même nasal chevalin
+peut aussi bien être la Science, ou la République
+Argentine, ou la Compagnie des Omnibus; cela
+dépend des petits meubles qu'elle installe en équilibre
+sur l'extrémité de sa cuisse.—Eh bien,
+quand on est un grand roi, «on comparaît devant
+l'histoire» suivi de plusieurs fœtus mâles qui
+portent des écussons et symbolisent les Finances
+non moins bien que les Arts et les Lettres. Jamais
+vous ne persuaderez le contraire à un graveur en
+médailles. Pour cette séance solennelle le nom du
+roi ne suffit point. On lui accole un surnom fameux
+qu'on attribue ensuite le plus généralement à
+l'invention populaire. Quel surnom désirez-vous?</p>
+
+<p>—J'y réfléchirai, dit Pausole.</p>
+
+<p>—Quand j'habitais Paris, j'ai connu là-bas un
+grand poète et dramaturge qui s'amusait à donner
+des épithètes historiques aux présidents de son
+pays. Il avait trouvé Thiers le Bref, Grévy le
+Gaigneur, Carnot le Juste, Faure le Bel; d'autres
+encore...</p>
+
+<p>—Saint Pausole me suffirait, dit modestement
+le Roi. Saint Pausole l'Aréopagite, ou Saint Pausole
+de Tryphême. Après ma fin, si le Trésor n'est pas
+en trop mauvais état, je voudrais que mes successeurs
+fissent les dépenses nécessaires à ma canonisation.
+Il en coûte gros, dit-on, pour être saint. On
+est comte à meilleur marché. Mais je pense qu'on
+fait des remises en faveur des têtes couronnées et
+qu'on leur épargne bien des lenteurs. J'espère que
+la Sacrée Congrégation des Rites ne verra pas trop
+d'empêchements à mon entrée au septième ciel.
+Sans doute j'ai suivi plusieurs cultes, et je me
+refuse absolument à traiter comme de vaines idoles
+les innombrables divinités dont le néant ne m'est
+pas prouvé. Mais j'ai suivi aussi le culte catholique;
+j'ai même pratiqué ses vertus; je suis doux
+et humble de cœur. J'aurai cherché toute ma vie à
+faire que les gens soient heureux, à pacifier les
+folles querelles, à réunir les mains hostiles, à
+répandre la paix et l'amour. Ce sont des titres
+estimables; et sans avoir l'esprit hanté d'une ambition
+paradisiaque, il me semble que je ferais un
+saint du plus pertinent exemple.</p>
+
+<p>Taxis bondit; mais ce ne fut point en signe d'opposition,
+comme on pourrait le penser. Il n'avait
+pas écouté les dernières paroles du Roi. Son
+regard était retenu depuis une minute par un
+petit objet brillant, allongé au milieu de la route.</p>
+
+<p>—Sire, cria-t-il. Un indice!</p>
+
+<p>Et, ayant mis pied à terre, il ramassa l'objet
+doublement précieux par sa nature et sa provenance.
+Il l'examina et dit gravement:</p>
+
+<p>—Voici un petit bijou d'or qui est une épingle
+double. Cette épingle porte gravé sur le cache-pointe
+l'A majuscule avec la couronne de bluets,
+c'est-à-dire le chiffre de la Princesse Aline.
+J'observe en outre que l'épingle est ouverte: donc
+elle est tombée directement du vêtement qu'elle
+attachait, et non pas d'un nécessaire. Je conclus...</p>
+
+<p>—Taxis, vous êtes fastidieux, interrompit le bon
+Pausole. Nous n'allons à la recherche ni du capitaine
+Grant, ni de la Longue-Carabine, et vous ne
+nous ferez pas flairer dans la poussière les traces
+de cette petite fille, ou compter les cassures des
+branches comme un chasseur de chevelures. Pour
+ma part je ne me livrerai certainement pas à des
+contorsions de chef apache sur la grand'route de
+mes États.</p>
+
+<p>—Il est néanmoins important...</p>
+
+<p>—De savoir que ma fille a passé par ici? Eh!
+vous ne vous en doutiez pas? Nous connaissons le
+point de départ et la première étape de son petit
+voyage. Entre les deux il n'y a qu'un chemin. Il
+faut bien qu'elle y soit passée. Quand même elle
+aurait pris l'itinéraire le plus extravagant pour
+aller de chez elle à l'auberge, cela ne nous empêcherait
+pas de la trouver au gîte si elle y est encore
+et cela ne nous éclairerait pas davantage sur la
+direction qu'elle suit aujourd'hui si elle continue
+sa promenade.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le ton que prit Pausole pour donner cette
+réponse était plein d'enseignements. Giglio ne
+s'y méprit point: le Roi n'était pas pressé d'arriver
+si vite au but. Et, si l'on n'y prenait garde, on
+allait le désappointer en terminant trop tôt une
+excursion dont le principe lui avait coûté mille
+efforts.</p>
+
+<p>Giguelillot (le lecteur ne voit pas d'inconvénient
+à ce que nous appelions tour à tour ce personnage
+Giglio, Giguelillot, Djilio ou Gilles?) Giguelillot
+donc, eut une idée rapide: il fallait éloigner
+Taxis.</p>
+
+<p>—Pardon, dit-il sérieusement, l'épingle est
+tombée ouverte, dites-vous? De quel côté se tournait
+la pointe?</p>
+
+<p>Il n'insista pas davantage. Taxis garda l'orgueil
+de découvrir tout seul les conséquences d'une
+telle question. Elles ne lui en parurent que plus
+graves.</p>
+
+<p>—Un instant! grogna-t-il. J'en arrivais là.
+C'est un point capital que je vais établir.</p>
+
+<p>Pausole regarda Gilles, qui ne sourcilla point.
+À genoux sur le macadam, Taxis chercha l'endroit
+exact où il avait saisi l'épingle.</p>
+
+<p>—Voici! j'ai trouvé, dit-il. L'empreinte est
+fort nette. La branche que termine le fermoir est
+perpendiculaire à l'axe de la route; mais la pointe
+s'ouvre dans la direction du palais, opposée à celle
+de l'auberge.</p>
+
+<p>Il se releva.</p>
+
+<p>—Ceci, déclara-t-il, l'œil toujours froncé,
+détermine des conclusions inattendues. L'épingle
+d'or que je tiens en main est de celles que les
+femmes (je le crois) ont coutume de fixer en haut
+du bas (si je puis ainsi dire) de leur dos. Elle a
+pour mission de fermer le bâillement impudique
+de la jupe et de suspendre à la ceinture un vêtement
+qui ne doit point tomber. On la plante toujours
+(je le suppose, cela est logique) la pointe en
+dedans. Donc, si une telle épingle se détache lentement
+et finit par glisser à terre, comme il n'y a
+pas d'apparence qu'elle exécute des pirouettes en
+obéissant à la pesanteur, comme, au contraire, il
+y a présomption pour qu'elle se projette sans se
+retourner, sa pointe indique vraisemblablement
+sur le sol la direction suivie par la dame qui a
+perdu le bijou. Or, dans le cas présent, la pointe
+se tourne vers le palais; donc la Princesse Aline
+a dû revenir sur ses pas en quittant l'hôtel du Coq
+et elle se dirige actuellement dans le sens justement
+opposé à celui que nous suivons nous-mêmes.</p>
+
+<p>Il leva deux doigts et reprit:</p>
+
+<p>—Mais—cela n'est pas certain.</p>
+
+<p>—Ah! mais si! protesta Gilles. Vous y
+êtes...</p>
+
+<p>—Je le crois volontiers; toutefois une présomption
+n'est pas une preuve. Et comme voici
+l'hôtel du Coq (c'est la sixième maison à droite
+dans le hameau que vous voyez) le plus simple est
+de commencer là notre enquête et de décider,
+immédiatement après, dans quel sens nous devons
+marcher.</p>
+
+<p>—Pas du tout! fit Giguelillot. Il faut courir au
+plus pressé. Nous allons nous quitter ici. Le Roi et
+moi-même nous mènerons l'enquête à l'intérieur
+du village. Vous, seigneur, veuillez retourner en
+arrière, sonder les chemins et les bois, humer le
+vent, scruter l'horizon, gratter le sable; ça ne
+nous regarde plus. Souvenez-vous seulement que
+le Roi dîne à huit heures. Huit heures pour le
+quart, monsieur le Grand-Eunuque.</p>
+
+<p>—Je n'ai d'ordres à recevoir que de mon souverain.</p>
+
+<p>—Qui suis-je, dit le page humblement, sinon
+sa volonté, sa walküre, seigneur Taxis? C'est lui
+qui vous parle par mes lèvres.</p>
+
+<p>—Je ne m'en mêle pas, fit Pausole. J'approuve
+en principe. Allez-vous-en, Taxis, puisque c'est
+l'avis donné par mon conseiller de jour. Il vous
+sera loisible d'exprimer votre sentiment dès que
+minuit aura sonné. D'ici là, point de discussions.
+Le système n'a pas d'autre but que d'éviter
+les froissements. Prouvez-moi qu'il est bien
+conçu.</p>
+
+<p>Taxis jeta un regard furibond sur le zèbre et
+son cavalier. Puis il empoigna d'une main trépidante
+les rênes du chaste Kosmon, conduisit la
+bête jusqu'au talus, grimpa sur la plus haute
+motte, exécuta non sans effort ce que Mirabelle eût
+appelé dans son jargon chorégraphique des «battements
+de quatrième ouverte» et enfin retomba
+en selle.</p>
+
+<p>Il trottait déjà vers le Jardin des Fleurs quand
+Pausole, priant la bonne Macarie de bien vouloir
+se remettre en marche, demanda mélancoliquement:</p>
+
+<p>—Alors, petit, voici l'auberge?</p>
+
+<p>Il allait rentrer de plain-pied dans les événements
+tragiques, questionner des inconnus;
+apprendre ce qu'au fond il voulait ignorer; conduire
+les recherches les plus scandaleuses, et au
+terme de tout cela demeurer face à face avec une
+décision nécessaire. Sa voix manifestait un vif
+déplaisir à l'approche du seuil fatal. Giguelillot
+détourna d'un mot cette pénible appréhension.</p>
+
+<p>—L'auberge? dit-il. C'est un peu loin. La première
+maison du village est une ferme, et si vous
+vouliez, Sire, nous pourrions y boire du lait avant
+de commencer nos travaux.</p>
+
+<p>—Ah! que voilà une brave idée! fit le Roi.
+Entrons! Je le veux bien. Nous avons sur cette
+route un soleil de Sicile; je me sens tout à fait
+pastoral, et soufflant comme un taureau. Allons
+voir les brebis laineuses! les beaux yeux des
+vaches! les agneaux dont la laine est douce comme
+le sommeil, dit le Sicilien. Allons voir le chevrier
+qui paît ses chèvres barbues...</p>
+
+<p>—Et Kléarista qui lui jette des pommes!</p>
+
+<p>—Et Kléarista qui lui jette des pommes!
+répéta Pausole avec ivresse.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l2c7" id="l2c7">CHAPITRE VII</a></h3>
+
+<p class="d">COMMENT GIGUELILLOT, APRÈS PLUSIEURS AVENTURES
+PENDABLES, INVENTA UN STRATAGÈME ET RETROUVA
+LA BLANCHE ALINE.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<blockquote>
+<p>Les chutes des honnêtes femmes sont
+souvent d'une rapidité qui stupéfie.</p>
+</blockquote>
+
+<p class="s"><span class="sc">Octave Feuillet</span>.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>La ferme où pénétrèrent Pausole et son page,
+pendant que les quarante tulipes montaient la
+garde sous le porche, avait été bâtie par un architecte
+qui savait peut-être Théocrite par cœur, mais
+ne s'en laissait point absorber.</p>
+
+<p>Les bâtiments et le sol de la cour, recouverts et
+dallés de céramique, s'unissaient au pied des
+murs par des encoignures arrondies où le moindre
+bacille, le dernier des thallophytes, le microcoque
+le plus micro, la bactérie humble entre toutes ne
+pouvaient mener une vie paisible, aimer et faire
+leurs petits, comme au temps où Kléarista osait
+glisser le long de ses lèvres une syrinx infectée de
+germes pathogènes.</p>
+
+<p>L'odeur champêtre du phénol et le parfum du
+sulfate de cuivre s'échappaient des étables avec la
+senteur du foin coupé. Au fond de la cour, sous un
+auvent métallique, une trentaine d'abreuvoirs
+particuliers recevaient chacun l'eau d'un filtre et
+attendaient le mufle d'un bœuf qui avait aussi sa
+baignoire à lui, prophylactique envers et contre
+tout.</p>
+
+<p>—Ah! Sire! où sommes-nous entrés? fit Djilio
+avec désespoir.</p>
+
+<p>—Dans une fabrique de lait, de beurre et de
+poulets gras, répondit Pausole. Je la trouve de fort
+bon aspect et me voici rassuré dès l'abord sur le
+repas que nous allons y faire. Cette ferme est
+exactement celle que les Grecs auraient construite
+s'ils avaient su ce que nous savons. Elle est propre
+et géométrique.</p>
+
+<p>Le zèbre se cabra au soleil.</p>
+
+<p>—D'ailleurs, continua Pausole, les Grecs prenaient
+mille précautions que nous inventons depuis
+dix-huit mois. J'ai lu dans les traités d'un médecin
+d'Éphèse qu'ils faisaient bouillir, refroidir et
+rebouillir l'eau qu'ils buvaient. Ils savaient que
+l'eau des fleuves est la pire de toutes, que les
+puits sont dangereux dans le voisinage des thermes,
+et que les accoucheurs doivent se laver les mains
+immédiatement avant de puiser. Petit, ce qu'on
+appelle «progrès» n'est jamais qu'un retour aux
+Hellènes ou un développement de leurs principes.
+La métairie où nous entrons est plus près d'eux
+qu'elle n'en a l'air. Holà! voici le métayer.</p>
+
+<p>Un vieil homme accourait, le chapeau de paille
+à la main, tremblant, ému, orgueilleux, réjoui...
+Laissons au lecteur le soin de trouver toutes les
+épithètes qui décrivent un vieillard rural recevant
+le Roi et son page.</p>
+
+<p>Himère et Macarie, en bêtes de la couronne,
+furent conduites à des stalles de choix. Pausole
+s'appuya familièrement sur l'épaule de son sujet,
+car il ne savait jamais garder les distances, et
+Giguelillot, très éveillé, s'intéressa aux filles de
+ferme.</p>
+
+<p>Il en vint une, deux, sept, dix, douze, les laides
+portant cotte et fichu, mais les jolies sans vêtement,
+à la mode de Tryphême.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Giguelillot remarqua l'une d'elles qui, nue
+entre ses petits sabots et le foulard de son chignon,
+semblait fort propre à occuper les loisirs d'une
+journée de repos.</p>
+
+<p>Et, tandis que le Roi Pausole demandait bonnement
+au fermier ses prévisions sur la récolte et
+les cours du marché aux grains, le page s'approcha
+de la laitière qui le considérait d'ailleurs avec le
+plus gentil sourire.</p>
+
+<p>—Tu sais traire les vaches, lui dit-il.</p>
+
+<p>—Je ne sais même que cela, répondit la jeune
+fille.</p>
+
+<p>Le timbre de sa voix était vif et chaud.</p>
+
+<p>—Eh bien! fit Gilles, conduis-moi. Nous allons
+emplir un bol de lait pour Sa Majesté qui a soif et
+un pour moi qui l'imite par esprit de courtisanerie.</p>
+
+<p>Elle courut en avant, les seins dans les mains.</p>
+
+<p>Il la rejoignit dans une étable reluisante qui
+semblait une écurie de cirque.</p>
+
+<p>—Comment t'appelles-tu?</p>
+
+<p>—Thierrette, seigneur.</p>
+
+<p>—Thierrette, tu as les seins dorés comme deux
+mottes de beurre frais. Porte au Roi le lait que tu
+voudras; mes lèvres ne veulent que du tien.</p>
+
+<p>—Je n'en ai pas, dit la brune en riant, et je ne
+fais rien pour qu'il m'en vienne.</p>
+
+<p>—Tu n'en as pas? Je saurai si c'est vrai.</p>
+
+<p>—Essayez.</p>
+
+<p>Il en fit l'épreuve, à droite et à gauche, avec une
+insistance qui ne paraissait pas déplaire. Il tétait
+en creusant les joues, comme un petit enfant goulu
+et les seins augmentaient de la pointe entre ses
+lèvres aspirantes; mais il n'amena que de longs
+frissons et des rougissements satisfaits.</p>
+
+<p>—Rien encore, fit-il enfin. Tu me fais attendre.
+Approche-toi; tu m'en donneras dans un an.</p>
+
+<p>—C'est bien tard si vous avez soif. Buvez d'abord
+celui-là.</p>
+
+<p>Elle s'assit auprès d'une vache blanche, soupesa
+la peau douce et tremblante du pis, et, tirant
+l'épaisse tétine molle entre le pouce et les deux
+doigts, elle darda obliquement le rayon blanc du
+lait.</p>
+
+<p>Giglio restait à distance, attendant qu'elle revînt
+à lui; mais elle sortit d'un pas droit et lent, tenant
+à la main devant sa poitrine la coupe de porcelaine
+où tremblait la crème lourde.</p>
+
+<p>—Je vais porter cela au Roi, dit-elle. Attendez,
+votre tour viendra.</p>
+
+<p>On ne l'attendit pas un instant.</p>
+
+<p>À peine était-elle entrée du fond de l'obscure
+étable dans la grande lumière de la porte où ses
+cheveux noirs prirent des valeurs bleues, le page
+était déjà parti par l'autre issue de la grande
+salle.</p>
+
+<p>Il traversa des couloirs clairs, des vestibules
+aérés, des magasins qui ressemblaient à des expositions
+agricoles et qui lui parurent disposés par le
+plus mauvais esprit.</p>
+
+<p>Giguelillot qui ne ressentait pas d'admiration
+particulière pour le patient labeur de l'homme, et
+traitait les choses les plus graves avec une déplorable
+légèreté, demeurait intransigeant sur la décoration
+des pièces où l'on travaille, comme de
+celles où l'on ne travaille point. Là-dessus, ses
+principes étaient d'autant plus fixes qu'ils étaient
+plus récents et s'il trouvait à certains désordres
+une certaine grâce dans l'imprévu, rien ne l'exaspérait
+davantage que le «rangement», c'est-à-dire
+la succession régulière.</p>
+
+<p>Avec un zèle très actif, il dérangea tout ce qu'il
+put remuer.</p>
+
+<p>Il jeta les rouleaux dans les moissonneuses, les
+lochets et les hourres d'acier dans les machines
+aratoires; il fit entrer les fourches fines, les pelles
+minces, les binettes robustes dans la chaudière et
+la cheminée d'une malheureuse locomobile. Traitant
+le carrelage comme une simple terre de labour,
+il l'effondra d'un coup de pioche...</p>
+
+<p>Et le sol rouge apparut.</p>
+
+<p>—Ah! s'écria-t-il. Voilà un joli ton.</p>
+
+<p>Il recula, ferma les yeux à demi, regarda comment
+la salle s'éclairait, d'où venait le jour, où se
+massait l'ombre; puis, choisissant, non sans intention,
+un autre point de l'allée centrale, il y fit,
+d'un second coup de pioche, un «rappel de vermillon».</p>
+
+<p>Il continua ainsi, très intéressé par son petit travail,
+et pendant plus d'un quart d'heure s'efforça
+de modifier la décoration de la salle, sans se préoccuper
+des règles d'Owen Jones. Certaines faux enlevées
+de leur manche et disposées à plat sur le sol
+avec sobriété, justesse, équilibre ornemental, répandirent
+leurs longues feuilles bleues qui rejetèrent
+le vermillon dans la gamme des tons orangés.
+Des lignes arborescentes de bâtons bout à bout
+donnèrent à la composition une sorte de solidité.
+Deux faucilles réunies par les pointes et les
+douilles autour d'une fondrière de couleur, imposèrent
+à l'ensemble un centre artificiel, un foyer de
+rousse argile, que balançait à l'autre coin un second
+foyer plus petit, mais également indispensable.</p>
+
+<p>—Ah! ah! fit-il encore, ça n'est pas vilain.
+Maintenant, on peut entrer ici. Les objets sont à
+leur place.</p>
+
+<p>Puis, animé par ce labeur de vingt minutes, il
+continua sa promenade à travers la métairie.</p>
+
+<p>Un fruitier tout rouge de fraises et de framboises
+s'ouvrait un peu plus loin.</p>
+
+<p>Il y entra.</p>
+
+<p>—Bonjour, seigneur, dit une petite voix.</p>
+
+<p>Et Giglio aperçut, derrière des claies de pourpre,
+la ligne blanche d'un corps de femme que relevaient
+des touches de blond.</p>
+
+<p>Celle-ci peut-être allait se montrer plus
+tendre ou moins artificieuse que la jeune Thierrette.</p>
+
+<p>Il ne s'attarda pas à lui demander son nom, ni
+même à faire avec les figues, les bananes et les mandarines
+des fantaisies décoratives.</p>
+
+<p>S'approchant, il déclara:</p>
+
+<p>—Rose, ou Liliane, ou Marguerite, ou quel que
+soit le nom floral que vous portiez entre vos sœurs, si
+j'étais le maître du lieu, je ne voudrais pas d'autres
+fruits que ceux de votre corps velouté comme une
+prune. Donnez-moi vos oranges, vos fraises et vos
+prunelles, et ce cœur de grenade qui est si bien
+fermé.</p>
+
+<p>À genoux devant l'une de ses lectrices, le jeune
+poète eût, sans doute, cherché des comparaisons
+plus rares, si tant est qu'il en soit d'inédites entre
+les fruits de la femme et ceux de la terre; mais la
+Tryphémoise à laquelle s'adressaient de telles galanteries
+n'avait jamais rien entendu qui lui parût
+de meilleur ton.</p>
+
+<p>Elle rougit en baissant la tête avec un sourire
+d'enfant, et, comme son premier mouvement fut
+d'aller fermer la porte, Giglio comprit qu'il
+pouvait continuer sa ballade jusques et y compris
+l'envoi.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il prit la jeune fille debout entre son bras gauche
+et son pourpoint bleu. D'une main qui semblait
+indiquer à des spectateurs invisibles une collection
+d'horticulture, il toucha d'abord la bouche qui
+devint une fleur de pêcher, puis les seins qui, suivant
+l'image, furent deux pêches portant leurs
+noyaux; puis il osa des métaphores qui venaient
+peut-être de Chénier, mais certainement pas de
+Lamartine.</p>
+
+<p>La gardienne des framboises écoutait avec sensualité
+cette poésie tout orientale. Incapable d'imposer
+son humble et faible retenue au désir d'un
+jeune homme qu'elle trouvait plein de génie, elle
+se laissa conduire sans aucune résistance vers un
+canapé de jardin, le débarrassa d'une centaine de
+fruits, et mit un point d'honneur à donner généreusement
+ce qu'on voulait bien attendre d'elle.</p>
+
+<p>—Quand reviendrez-vous? soupira-t-elle après
+beaucoup d'autres soupirs.</p>
+
+<p>Giglio répondit imperturbable:</p>
+
+<p>—Demain. Ce soir. Après-demain. Toujours.</p>
+
+<p>—Mais vous avez des amies?</p>
+
+<p>—Aucune.</p>
+
+<p>—Vous en aurez?</p>
+
+<p>—Jamais!</p>
+
+<p>—Jurez-le-moi.</p>
+
+<p>—Je vous le jure.</p>
+
+<p>Rassurée, elle s'abandonna de nouveau à cœur
+ouvert, et ensuite plus confiante, le laissa
+partir.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le page traversa la cour.</p>
+
+<p>Par les fenêtres de la salle où l'on avait conduit le
+Roi, il vit Pausole endormi près du métayer dans
+un large fauteuil de cuir. Comme il se tournait
+d'un autre côté, il retrouva debout, à l'entrée du
+vestibule, Thierrette qui, d'un doigt menaçant, lui
+défendait d'approcher, mais oubliait de ne pas
+rire.</p>
+
+<p>—Ne me suivez pas! cria-t-elle en fuyant.</p>
+
+<p>Il accourut.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>À la course, il monta un escalier, suivit un corridor
+blanc, pénétra dans une petite pièce éclatante
+et lisse comme les autres.</p>
+
+<p>Elle se barricada derrière un porte-serviettes:</p>
+
+<p>—Sacripant! vous voilà dans ma chambre,
+maintenant! Voulez-vous sortir ou j'appelle!</p>
+
+<p>Giglio, comédien, prenant la voix d'une dame
+qui visite une garçonnière, prononça:</p>
+
+<p>—C'est gentil chez vous! Oh! les jolies fleurs!</p>
+
+<p>Il touchait du doigt le papier peint où d'invraisemblables
+pensées jaunâtres inclinaient leurs
+mentons fendus.</p>
+
+<p>Elle fit mine de se vêtir. Il l'arrêta de la main,
+et tenant sa toque à plume sous l'autre main abaissée,
+il lui dit avec mille grâces:</p>
+
+<p>—Belle Thierrette, je vous adore.</p>
+
+<p>—Est-ce vrai?</p>
+
+<p>—Trop. J'en suis fou. Ne le voyez-vous pas à
+mes yeux?</p>
+
+<p>Elle vit tout ce qu'elle voulait voir et cependant
+elle demanda:</p>
+
+<p>—M'aimerez-vous encore demain?</p>
+
+<p>—Toujours.</p>
+
+<p>—Toujours, c'est bien longtemps. Dites-moi
+un peu moins pour que je vous croie...</p>
+
+<p>—Quatre-vingts ans.</p>
+
+<p>—Moins encore.</p>
+
+<p>—Soixante-dix-neuf ans et demi... Je vous
+parle du fond de mon cœur, Thierrette; si je vous
+offre un amour très long, c'est que j'espère vivre
+très vieux et que je vous aime pour toute une
+vie.</p>
+
+<p>Thierrette se laissa persuader. Son indigne et
+délicieux amant comprit dès le début pourquoi elle
+avait refusé pendant près d'une heure la grâce de
+s'étendre et d'ouvrir les bras. C'était parce qu'auparavant
+elle n'avait pas jugé décent de l'accorder à
+personne.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Avait-elle raison de laisser Giguelillot prendre
+ainsi le premier la place vide auprès d'elle? Le lecteur
+ne peut en douter. Thierrette en fut cependant
+soucieuse, et, cet après-midi de juin, si elle
+se sentit tout à coup accessible aux caresses de
+l'homme, la taille molle et les seins durs, ce fut
+que dans le secret de sa chambre les sens vainquirent
+sans combat tout ce qu'elle avait d'énergie.</p>
+
+<p>À défaut de force morale, Thierrette montra
+successivement du courage; puis de la passion;
+puis du zèle. L'ensemble de ses qualités dépassait
+et de beaucoup le niveau modeste où se maintenait
+la jeune fille de la salle aux fruits.</p>
+
+<p>Elle accepta d'abord sans plainte les épreuves du
+premier début, allant même au devant d'elles avec
+une vigueur qui fut auxiliatrice à propos; et, peu
+à peu, se prenant d'enthousiasme pour la révélation
+qui venait de pénétrer brusquement en
+elle, Thierrette manifesta qu'on ne l'en frustrerait
+plus sous aucun prétexte et qu'elle ne permettrait
+pas même un simple recueillement passager.
+Giguelillot, prisonnier courtois, fit preuve de
+solidarité.</p>
+
+<p>Toutefois, au moment même où elle cherchait
+dans ses prunelles et se croyait certaine d'y voir
+la flamme d'un amour aussi violent que le sien, le
+petit page déjà distrait pensait à bien autre
+chose.</p>
+
+<p>Il se disait, non sans égards mais aussi non sans
+franchise, qu'il perdait son temps avec une regrettable
+désinvolture; qu'il était devenu non seulement
+le page favori, mais le conseiller du Roi
+Pausole; qu'en cette posture il devait avant tout
+balancer l'influence de Taxis le néfaste; que pour
+cela il ne suffisait pas d'envoyer cet homme grave
+à six kilomètres en arrière en faisant la nique à
+son ombre, mais qu'il fallait agir pendant qu'il
+s'égarait, faire sans lui l'enquête, mener les événements
+et lui présenter à son retour, d'un geste
+affligé, l'irréparable.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Ses réflexions eurent tout le temps d'arriver à
+leur terme et même de porter fruit sous la forme
+d'une heureuse idée, car les jeunes ardeurs de
+Thierrette ne mesuraient ni les minutes ni la chute
+du crépuscule.</p>
+
+<p>L'heureuse idée qui lui vint était une façon de
+stratagème, lequel lui parut d'abord un peu complexe,
+un peu fragile et tiré de loin, mais non pas
+trop pour réussir.</p>
+
+<p>Ce fut ainsi qu'il l'amorça:</p>
+
+<p>—Mon amour, dit-il tout à coup. Je t'ai aimée
+dès le premier regard, mais maintenant je ne
+pourrais même plus souffrir de te quitter pour un
+matin.</p>
+
+<p>—Oh! non! ne me quittez pas!</p>
+
+<p>—Tu sais que je suis page du Roi. Mon costume
+me fait reconnaître partout. Comment sortir
+et comment me cacher?... Écoute-moi. Tu t'habilles,
+l'hiver; où sont tes vêtements?</p>
+
+<p>—Pourquoi?</p>
+
+<p>—Donne-moi une jupe et un fichu, un foulard
+de chignon pour couvrir mes cheveux courts et le
+chapeau de paille à larges bords que tu mets pour
+aller aux champs. Donne-moi encore deux seaux de
+lait à la main et laisse-moi sortir ainsi. J'attendrai
+au dehors qu'on ait fait des recherches dans toute
+la ferme et que le Roi soit parti sans moi; puis
+je reviendrai où tu voudras et nous ne nous
+quitterons plus de la nuit.</p>
+
+<p>—C'est vrai, dit Thierrette. Nous ne pouvons
+pas nous voir ici. Dans la journée l'étage est vide
+et aujourd'hui je n'ai rien à faire puisque le Roi
+est à la métairie; ce soir, si l'on vous trouvait
+là!</p>
+
+<p>Elle se leva.</p>
+
+<p>—Habillez-vous! vite! Le soleil est déjà couché.</p>
+
+<p>Elle l'aida, lui passa la jupe, serra des manches
+de toile fine sur celles du pourpoint bleu, noua le
+fichu, le gonfla par devant, enroula le foulard de
+soie au sommet de la tête, fixa le grand chapeau de
+moissonneuse et dit:</p>
+
+<p>—Allez, maintenant! les seaux à lait sont dans
+la première chambre au rez-de-chaussée. Prenez-en
+deux. Il fait presque nuit. Je suis sûre que
+personne ne vous reconnaîtra. Ce soir je me sauverai
+toute seule dans le petit bois d'oliviers, à
+droite en allant au palais. Et vous?</p>
+
+<p>—J'y serai.</p>
+
+<p>—Tous les soirs?</p>
+
+<p>—Tous les soirs.</p>
+
+<p>—Ah! je vous trouve si beau!</p>
+
+<p>Elle le reprit dans ses bras, et Giglio eut beaucoup
+de peine à prendre un air assez obtus pour
+ne pas deviner que ce baiser d'adieu voulait avoir
+des conséquences.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il sortit, descendit mollement un escalier qui ne
+lui parut pas solide et trouva la petite laiterie où
+la traite du soir attendait, fumante encore et toute
+mousseuse.</p>
+
+<p>Se baissant, il souleva l'anse du premier seau,
+tira, fit effort, tendit l'épaule, mais ne put jamais
+réussir à soulever le seau tout entier avec sa charge
+de lait et de crème.</p>
+
+<p>Un syllogisme de l'espèce la plus simple et la
+seule qui fût accessible à son esprit fatigué lui démontra
+que, «un» étant contenu dans «deux»,
+s'il ne pouvait soulever un seau, il serait
+encore moins capable de déambuler avec la paire.</p>
+
+<p>Très calme, et toujours résolu aux expédients
+décisifs, il pencha le bec de fer-blanc du côté de
+la porte ouverte, et sur le carrelage bleu sombre
+il répandit une voie lactée.</p>
+
+<p>Il vida de la même manière le seau qui se trouva
+le plus voisin, puis adapta les couvercles en ayant
+soin de laisser la mousse blanchir le bord et couler
+en bave sur les flancs. Ensuite il souleva les
+cylindres vides avec l'aisance d'un acrobate.</p>
+
+<p>—Pour ce que je veux en faire, dit-il, la couronne
+de mousse suffit bien.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Impudemment il s'en alla jusqu'à la fenêtre sans
+rideaux par laquelle il avait surpris le sommeil du
+Roi Pausole. Le Roi continuait de dormir, le nez
+un peu plus bas et la barbe en volute.</p>
+
+<p>Il faisait nuit. Dans le Midi, quoi qu'en dise
+Voltaire, les jours d'été sont moins longs que
+derrière les arbres d'Auteuil. Il n'était pas encore
+huit heures quand Giglio en paysanne et portant
+ses seaux à la main passa entre les quarante
+gardes qui dressaient toujours sous le porche leurs
+tulipes un peu flétries.</p>
+
+<p>Au moment où il atteignait la route, Taxis poussiéreux
+et rogue le croisa.</p>
+
+<p>—Hé! fit Giglio, monsieur! hé! monsieur!</p>
+
+<p>Taxis ne le reconnut point, car la voix était contrefaite
+ainsi que le vêtement et l'allure.</p>
+
+<p>—Quoi? Que me voulez-vous? cria-t-il.</p>
+
+<p>—C'est-i que vous cherchez le Roi?</p>
+
+<p>—Cela ne vous regarde pas.</p>
+
+<p>—Sûr que non. Je disais ça... c'est parce que si
+vous le cherchiez... comme il est rentré au palais...</p>
+
+<p>—Lui?</p>
+
+<p>—Même qu'il était coléreux à cause que vous
+n'étiez pas là. Mais ça ne me regarde pas non plus.
+Bonne nuit, monsieur. Il fait bon, ce soir. Faut
+prier qu'il repleuve un peu.</p>
+
+<p>Taxis eut un geste qui signifiait:</p>
+
+<p>«Voilà qui est fâcheux! fâcheux!»</p>
+
+<p>Il fit tourner bride au docile Kosmon et pour la
+seconde fois repartit sur la route.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Cependant Giglio, d'un pas égal et balancé, suivait
+la rue du petit village. Ses bras étaient aussi
+rigides que s'il avait porté vingt litres de lait
+pesant à chacun de ses poings fermés. Il longeait
+les maisons obscures, il évitait les passants et, pour
+ajouter un signe décisif à ceux de son nouveau
+costume, il se tenait très en arrière comme une
+fille qui porte sa faute.</p>
+
+<p>L'hôtel du Coq, où il pénétra, n'était qu'une
+petite auberge, entourée d'un vieux jardin. On y
+entrait par la cuisine et, comme l'heure du rôti
+sonnait, ni la patronne ni les servantes n'eurent
+le temps de l'examiner.</p>
+
+<p>Après ses premiers saluts auxquels on ne répondit
+qu'à peine, il expliqua d'une voix stupide:</p>
+
+<p>—Je suis nouvelle à la ferme. Je porte du lait
+pour la petite dame et le monsieur qui dînent dans
+leur chambre.</p>
+
+<p>—Montez. C'est au premier. La porte à deux
+battants, dit une servante affairée.</p>
+
+<p>—C'est bien la petite dame en vert? répéta-t-il
+avec calme.</p>
+
+<p>—Oui, qu'on vous dit. Débarrassez!</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Giguelillot poussa un soupir de contement. Ses
+méditations dans les bras de Thierrette n'avaient
+pas été mal conduites.</p>
+
+<p>Entre les hypothèses diverses qu'on pouvait indiquer
+au milieu du doute, il avait mis le doigt
+sur la vraie: la blanche Aline, confiante dans
+l'apathie du Roi, n'avait pas quitté l'hôtel de sa
+première nuit amoureuse. Ceci posé, il ne fallait
+pas être grand clerc pour deviner qu'elle se cachait
+néanmoins dans l'intimité de sa chambre, qu'elle
+y prenait ses repas en secret et que, dans une
+auberge de route, cette particularité suffirait à la
+désigner.</p>
+
+<p>Il s'en allait vers l'escalier quand la cuisinière
+l'arrêta et, faisant signe du doigt vers les deux
+seaux:</p>
+
+<p>—Vous n'allez pas monter tout ça? dit-elle. Il
+y en a pour vingt-cinq personnes.</p>
+
+<p>—Laissez donc. Ce n'est pas pesant. La dame
+prendra ce qu'elle voudra.</p>
+
+<p>—Et puis vous arrivez tard. Ils ont fini de
+dîner il y a dix minutes. On a enlevé leur couvert.</p>
+
+<p>—Tant mieux. Ça sera pour eux la nuit.</p>
+
+<p>Sans s'émouvoir en aucune façon, il monta
+l'escalier du même pas oscillant et lourd, trouva la
+porte à deux battants, heurta comme par mégarde
+ses deux seaux vides l'un contre l'autre et cria en
+frappant du doigt:</p>
+
+<p>—Madame! on vient pour faire la chambre!</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l2c8" id="l2c8">CHAPITRE VIII</a></h3>
+
+<p class="d">OÙ LA BLANCHE ALINE PREND SON TUB VERS
+QUATRE HEURES DE L'APRÈS-MIDI.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<blockquote>
+<p>Les femmes de chambre de feue ma
+mère, et quelques demoiselles qu'on me
+permettait de voir, telles furent les maîtresses
+d'iniquité qui m'apprenoient le
+mal dans un âge où j'étais incapable de
+le faire.</p>
+</blockquote>
+
+<p class="s"><i>Le Triomphe du Célibat</i>, par une
+demoiselle de condition.—1744.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Dans le bois d'oliviers et de pins rouges où le
+sommeil l'avait couchée, la blanche Aline dormit
+environ dix heures, depuis l'aurore jusqu'à vêpres.</p>
+
+<p>En s'éveillant, si elle ne murmura pas: «Où
+suis-je?» comme une ingénue de féerie, ce fut
+parce que, le long d'elle, silencieuse et accoudée,
+Mirabelle la considérait avec une tendresse vigilante
+et déjà presque conjugale.</p>
+
+<p>—C'est toi? dit-elle. Et nous sommes seules?
+Personne ne nous a trouvées?... Bonjour, Mirabelle.
+Tu as bien dormi?</p>
+
+<p>Non, la danseuse n'avait pas fermé les yeux.
+Habituée aux nuits sans sommeil, elle avait passé
+celle-là dans l'attente, et les désirs. Pendant la
+première heure du jour, elle s'était mise à genoux
+devant le visage de Line pour jeter son ombre sur
+elle. Mais plus tard, avec le changement de lumière,
+un long cyprès opaque et noir ayant bien
+voulu se charger du même soin, elle s'était levée
+de là pour voler des figues, et lorsque enfin la
+blanche Aline abandonna son dernier rêve, toutes
+deux se mirent à goûter.</p>
+
+<p>Le repas était maigre et l'ombre chaude. Par-dessus
+les buissons de myrte on apercevait des
+moissonneurs bleus dans les céréales de cuivre et
+des passantes sur la route.</p>
+
+<p>—Tu vois, dit Mirabelle. Nous ne sommes pas
+seules du tout. Nous ne pouvons pas rester ici.
+Veux-tu marcher jusqu'à Tryphême? La ville est à
+deux lieues de nous, ce n'est pas long. Nous nous
+cacherons là bien mieux que dans les bois.</p>
+
+<p>Line se pendit à son épaule et elles s'en allèrent
+par les prés. Un peu plus loin, il leur fallait traverser
+le premier village. La rue était déserte et
+blanche. Une auberge s'offrit à droite.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Sa façade fraîchement peinte et couleur de
+paille, ses tonnelles ombreuses, son jardin, ses
+vieux arbres tentèrent Mirabelle tout à coup.</p>
+
+<p>À cette heure de la journée les paysans travaillaient
+aux champs. Il n'y avait personne autour de
+la porte ouverte; si elles s'y glissaient rapidement,
+aucun témoin ne pourrait les trahir. Telle fut du
+moins la raison, ou plutôt le faible prétexte qui
+lui fit obéir si vite à la hâte extrême de ses sens.</p>
+
+<p>—Entrons là, dit-elle.</p>
+
+<p>—Où tu veux.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>On leur donna la plus belle chambre. Aussitôt,
+Line voulut un grand tub, et une éponge neuve, et
+un panier de cerises, et du chocolat, et un éventail,
+et du sirop de citron, et de la glace, beaucoup de
+glace, et de l'eau chaude, beaucoup d'eau chaude.</p>
+
+<p>Elle obtint ces choses très précieuses, puis ferma
+les deux verrous. Mirabelle la suivait pour
+l'étreindre; mais Line joignit les deux mains, fit
+un sourire derrière une moue et prit une voix de
+petite mendiante en expliquant qu'il faisait chaud,
+qu'elles étaient seules, que personne ne les gronderait,
+enfin qu'elles pouvaient bien faire leur toilette
+ensemble et se mettre «un peu toutes nues».</p>
+
+<p>Mirabelle eut un frisson.</p>
+
+<p>La simplicité de Line la déconcertait. Habituée à
+tous les expédients de la débauche urbaine, aux
+résistances qui se font vaincre, aux corsages qui
+cèdent d'une agrafe, aux jupons multiples et
+chauds, aux pantalons hospitaliers, la danseuse ne
+comprenait plus l'état d'esprit de cette petite qui
+demandait la nudité comme une tenue de jeu sans
+aucune des transitions en usage sur les divans.</p>
+
+<p>Les personnes qui, successivement, dans les
+coulisses, les fiacres ou les rez-de-chaussée avaient
+pris sur elles de former par des conversations intimes
+sa jeune âme soumise à leurs seules influences
+s'y étaient prises de telle façon que Mirabelle
+imaginait ses semblables sous deux aspects toujours
+contraires: les femmes chastes et les femmes
+sataniques. De l'extrême décence à la perversité, il
+n'y avait rien dans ces conceptions du caractère
+féminin. Et, comme de très bonne heure une tante
+nécessiteuse lui avait demandé de faire choix entre
+les vertus et les vices, sans insister autrement pour
+qu'elle embrassât les vertus, elle avait appris tous
+les vices afin de se distinguer le plus tôt possible
+dans l'une des deux voies parallèles qui représentaient
+à ses yeux l'avenir moral d'une jolie enfant.
+Qu'il y en eût une troisième et qu'on pût être nue
+sans avoir dans les yeux la flamme des ancestrales
+luxures (comme s'expriment nos écrivains), Mirabelle,
+en bonne Française et lectrice de romans-feuilletons,
+ne s'en doutait pas encore, à l'aube de
+ses dix-huit ans. Pour elle, le geste de la femme
+était uniformément la mimique à double entente
+de la Statue Pudique ou Indicatrice: qui ne masquait
+pas, désignait; qui ne se défendait pas, voulait
+provoquer.</p>
+
+<p>En écoutant la blanche Aline et en voyant ses
+yeux si purs, Mirabelle se dit simplement:</p>
+
+<p>—Ce sont les mœurs de Tryphême: mais quel
+singulier pays!</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La première, elle retira ses vêtements avec des
+gestes qui, tour à tour, hésitaient ou se pressaient
+devant les boutons. Elle n'osa pas une fois sourire,
+et même, surprise de son trouble, elle ne sut que
+faire de ses bras lorsqu'elle n'eut plus rien à enlever.</p>
+
+<p>Debout, nerveuse, les deux mains sous la nuque,
+une jambe frémissante et le corps souple, elle se
+mordait la lèvre, elle pliait son cou mobile et changeait
+constamment de regard.</p>
+
+<p>Cependant, assise devant elle et le menton sur
+les doigts, Line achevait de se renseigner avec un
+prodigieux intérêt.</p>
+
+<p>Mirabelle, impatiente, lança:</p>
+
+<p>—Je te plais?</p>
+
+<p>—Tu ressembles... veux-tu que je te dise à
+qui? À une statue de Narcisse qui est au fond du
+parc. Mais Narcisse est un monsieur... Tu es la
+première fille que je regarde ainsi; je n'ai jamais
+eu d'amie, tu sais, et je ne vois que de loin les
+femmes de papa... Je te trouve beaucoup plus
+jolie qu'elles.</p>
+
+<p>En effet, et à part un simple détail qu'il n'était
+pas nécessaire d'examiner à tout moment, on
+pouvait à la rigueur prendre Mirabelle pour un
+jeune homme. Ce n'était pas sans de bonnes raisons
+qu'elle jouait les rôles travestis. Telle était
+l'ambiguïté de ses formes et de son maintien, que,
+pour mimer les jeunes premiers avec leur vraisemblance
+physique, elle n'avait besoin de vêtir ni
+le pourpoint ni le haut-de-chausses. Le tutu suffisait
+bien.</p>
+
+<p>Elle était grande, mais légère, les flancs droits et
+le ventre plat. Ses jambes de danseuse alerte prouvaient
+leur robustesse par une musculature complexe
+et fine qui se dessinait à la surface lorsqu'elle
+tendait les jarrets. Le haut du corps était plus
+grêle.</p>
+
+<p>Dans la peau délicate et pâle de la poitrine, deux
+sombres petites chevilles marquaient seules la place
+des seins. Ses cheveux bruns, bouclés et courts, se
+fendaient d'une raie à droite et se gonflaient en
+mèche sur le front.</p>
+
+<p>Ce genre de beauté n'est pas exactement celui
+qui inspire le lyrisme des poètes hindous; mais
+Mirabelle, qui lisait peu les stances de Bhartrihari,
+se trouvait assez volontiers singulière et même
+«piquante», selon le style des compliments qu'elle
+recevait passé minuit. Elle ne fut donc pas offusquée
+d'entendre sa nouvelle amie déclarer après
+beaucoup d'autres qu'elle ressemblait à un garçon.
+Ramenée par cette petite phrase dans l'ordre de
+ses habitudes, elle vint lestement s'asseoir sur les
+genoux de la blanche Aline.</p>
+
+<p>Celle-ci n'avait pas quitté sa robe verte. Mirabelle
+voulut la défaire elle-même, et ce lent déshabillage
+fut entrecoupé de tendresses que Line
+trouva du dernier galant, sans pourtant oser les
+rendre.</p>
+
+<p>Très gaie, elle jeta ses deux bas en l'air comme
+une autre eût jeté son bonnet par-dessus des ailes
+de moulin, s'accroupit à la tailleur dans l'eau flottante
+et claire du tub et frissonna de plaisir, les
+reins en mouvement.</p>
+
+<p>Mais brusquement, reprise d'un doute et s'appuyant
+d'une main sur son éponge deux fois pressée,
+elle demanda en levant la tête:</p>
+
+<p>—C'est bien vrai, Mirabelle, tu n'es pas un
+monsieur?</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l2c9" id="l2c9">CHAPITRE IX</a></h3>
+
+<p class="d">OÙ PAUSOLE, AYANT SECOUÉ LA MÉLANCOLIE DE LA
+RÈGLE, ÉPROUVE LES DÉBOIRES DE LA FANTAISIE.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Elle est semblable à ces eaux débordées</span><br>
+ <span class="i0">Qui, s'éloignant du fil de la raison,</span><br>
+ <span class="i0">Durant la nuict, et par sourdes ondées,</span><br>
+ <span class="i0">Lors que tu dors entrent dans ta maison.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="s"><span class="sc">Louys Dorléans</span>.—1631.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Voyant que la nuit tombait et que le Roi Pausole
+prolongeait toujours sa sieste réparatrice, le
+métayer dit à sa fille de guetter le réveil du Roi,
+et lui-même monta dans sa chambre afin de passer
+l'habit noir de sa jeunesse lointaine, en réglant
+l'ordre du festin qu'il lui fallait improviser.</p>
+
+<p>La petite Nicole, fille cadette du fermier, était
+une jeune personne dévorée d'espérances. Ses
+quatre sœurs s'étaient choisi, à vingt années d'intervalle,
+des maris de classe différente à mesure
+que la richesse de leur père devenait plus solide
+et plus vaste. La première avait obtenu, disons
+même séduit, un jeune montreur de singes savants
+qui, après avoir eu la bonté de lui accorder un
+enfant, était allé plus loin encore dans la voie des
+concessions en se donnant lui-même pour toujours.
+La seconde avait épousé un huissier. La troisième,
+plus difficile, un entremetteur de la bonne société.
+La quatrième était préfète. Après cette montée
+continue vers les honneurs et les divers salons,
+Nicole ne voulait pas déchoir.</p>
+
+<p>Lorsqu'elle vit entrer le Roi dans la métairie de
+ses aïeux, Nicole ne douta pas que son destin en
+personne ne vînt à elle, pourpre au flanc et couronne
+en tête.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Pausole à peine endormi, elle intrigua pour
+rester seule. On ne voulut pas d'abord y consentir;
+puis, les heures passant et le nez royal penchant
+de plus en plus vers la barbe, le sommeil de
+l'insigne visiteur prit un aspect d'éternité qui suspendit
+les précautions. Le métayer s'esquiva,
+laissant Nicole en sentinelle.</p>
+
+<p>La petite sentit sa poitrine battre: c'était l'heure
+de sa destinée.</p>
+
+<p>Ah! que faire, et comment jouer le rôle que
+lui proposait la fortune?</p>
+
+<p>Elle ne connaissait l'étiquette des cours que
+par les poèmes et les drames dont sa sœur la
+préfète lui faisait largesse chaque année à l'occasion
+des étrennes. C'était déjà quelque chose; et
+bien qu'on ne parle peut-être pas toujours au
+prince de Galles la langue de S. A. la princesse
+Maleine, celle de Blanche Triboulet ou celle d'Hérodiade,
+on n'est pas complètement ignorant du trône
+quand on a de la littérature, pensait Nicole.</p>
+
+<p>Et elle le prouva.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Saisissant dans un vase de porcelaine peinte une
+rose en papier doré, elle approcha du Roi, le baisa
+au front, étendit la main droite et récita de sa voix
+la plus sage:</p>
+
+<p>—Ô Roi! sors de tes songes: éveille-toi! regarde!</p>
+
+<p>—Hun! éternua Pausole. Qu'est-ce que c'est?
+Que me veut-on?</p>
+
+<p>—Je suis venue, ânonna la petite, je suis venue,
+moi l'Inconnue, moi l'Ingénue, la Biscornue,
+menue et nue, je suis venue!</p>
+
+<p>—Mon enfant, dit Pausole, encore mal éveillé,
+on ne fait jamais rimer deux adjectifs ensemble et
+encore moins quatre ou cinq. À part cela, c'est fort
+joli ce que tu me racontes. Mais qui es-tu?</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Elle se troubla légèrement, puis reprit un peu
+plus vite:</p>
+
+<p>—Je suis l'astre qui vient d'abord. Je suis celle
+qu'on croit dans la tombe et qui sort! Mon sein
+est inquiet, la volupté l'oppresse, et jamais je ne
+pleure et jamais je ne ris!</p>
+
+<p>Le Roi, se renversant dans son fauteuil, ouvrit
+la bouche avec terreur.</p>
+
+<p>Nicole, de plus en plus vite, continua:</p>
+
+<p>—J'ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline.
+Oh! je sens que je touche à quelque instant
+suprême... Ô rêve de mes nuits, cher désir de mes
+jours, que je n'attendais plus, que j'espérais toujours,
+j'ai besoin de te voir et de te voir encore, et
+puis voici mon cœur qui ne bat que...</p>
+
+<p>—Ah çà!...</p>
+
+<p>—... pour vous. Seigneur, je n'ai jamais contemplé
+qu'avec crainte l'auguste majesté sur votre
+front empreinte, car le jeune homme est beau,
+mais le vieillard est grand. Puisque j'ai mis ma
+lèvre à ta coupe encore pleine des baisers du zéphyr
+qui me relèvera, Pausole, prends ton luth, regarde,
+je suis belle: l'aube exaltée ainsi qu'un peuple de
+colombes marche à travers les champs, une fleur à
+la main.</p>
+
+<p>—Comment dis-tu!! hurla le Roi, d'une voix
+qui la fit enfin taire.</p>
+
+<p>Mais au même instant, et comme la jeune fille
+terrifiée restait bouche béante, Pausole aperçut
+derrière la fenêtre des lueurs multipliées qui
+voletaient çà et là; il vit des torches s'approcher,
+des gens courir, des bras s'étendre, une sorte de
+gigantesque mouton baisser du niveau des hautes
+vitres sa tête branlante jusqu'à terre... Brusquement,
+la porte s'ouvrit et Diane à la Houppe entra.</p>
+
+<p>—Ah! cria-t-elle. J'en étais sûre!</p>
+
+<p>La pauvre petite Nicole se cacha derrière le Roi.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Pausole, frappant de sa large main une table
+retentissante, proféra:</p>
+
+<p>—Mais, par le tonnerre des dieux! qu'est-ce que
+tout cela signifie? Il faut que je dorme encore ou
+que je sois devenu fou!... Taxis! où est Taxis?...
+Gilles! Gilles! Djilio! Giguelillot!... Où est mon
+ministre? Où est mon page? Où suis-je moi-même?
+et dans quelle caverne de bandits a-t-on
+fomenté ce guet-apens?</p>
+
+<p>—Ah! Sire, vous êtes dans mes bras! expliqua
+Diane à la Houppe.</p>
+
+<p>—Tu seras à mon ombre et moi dans ta
+lumière, rectifia la petite Nicole.</p>
+
+<p>—Le diantre soit des femmes et des courtisans!
+jura le Roi hors de lui. Taxis! mais pourquoi ne
+vient-il pas? Taxis! Taxis! Giguelillot! Jamais je
+ne m'en tirerai tout seul! Où sont mes gardes,
+mes soldats? Pourquoi ont-ils brisé leurs lances?
+C'était bien le jour, en vérité! Ce Giguelillot est
+un chenapan! Taxis avait cent fois raison de le
+flanquer à la fourrière!... Taxis!... Mais où se
+cache-t-il donc? Ils m'ont tous abandonné! livré
+aux folles! livré aux folles!...</p>
+
+<p>En effet, au milieu d'un tapage qui allait toujours
+grandissant, Diane, tirant Nicole par le bras,
+lui appliquait une paire de gifles qui sonna comme
+une belle rime... Des mains voulurent les séparer...</p>
+
+<p>—Taxis! Taxis! répétait Pausole.</p>
+
+<p>Et il luttait à son tour, mal reconnu par les
+filles de ferme qui s'étaient précipitées au bruit de
+la dispute. Dans la porte, des gens se massaient,
+lançaient des conseils, des exclamations. Des cris
+aigus partaient de la cour, mêlés aux pleurnicheries
+de la petite Nicole, aux abois de tous les chiens
+lâchés et au bêlement sépulcral de l'énorme monture
+amenée par la sultane en fuite, lorsque, au-dessus
+de toutes les clameurs, on entendit la voix
+plaintive du métayer qui vagissait:</p>
+
+<p>—Un chameau! Un chameau! Un dromadaire
+dans ma maison!</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l2c10" id="l2c10">CHAPITRE X</a></h3>
+
+<p class="d">COMMENT GIGUELILLOT PARVINT JUSQU'AU CHEVET
+DE LA BLANCHE ALINE ET CE QUI S'ENSUIVIT.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Mulier quænam pudibunda?</span><br>
+ <span class="i0">—Quæ tegit faciem cum indusio suo.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="s"><i>Nugæ Venales.</i>—1741.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Avant d'exposer par qui se dénoua la scène
+précédente, il nous faut bien retrouver Gilles au
+point où nous l'avons laissé, selon les règles fondamentales
+de la tradition romantique.</p>
+
+<p>Il se présentait alors sous le vêtement d'une
+paysanne à la porte de la blanche Aline, en invoquant
+une fallacieuse raison empruntée aux habitudes
+de la domesticité.</p>
+
+<p>—Entrez! Entrez! dit une voix.</p>
+
+<p>Il entra, fort posément, regarda autour de lui...</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Ni dans le lit ni dans la chambre, il n'y avait
+plus personne.</p>
+
+<p>Cependant, le long du mur, une robe verte, un
+pantalon d'homme et plusieurs dessous que nous
+ne détaillerons point, indiquaient au moins deux
+présences.</p>
+
+<p>Très calme et haussant toutes ses voyelles jusqu'au
+médium des soprani:</p>
+
+<p>—Monsieur n'est pas là? fit-il.</p>
+
+<p>—Pourquoi? répondit la voix.</p>
+
+<p>—J'ai deux mots à dire à monsieur.</p>
+
+<p>Un fou rire partit du cabinet de toilette; la petite
+porte s'entre-bâilla.</p>
+
+<p>—Eh bien, dites! qu'y a-t-il?</p>
+
+<p>—Monsieur ne peut pas venir une minute?</p>
+
+<p>Le fou rire redoubla.</p>
+
+<p>Puis, il y eut un silence, une sorte d'inquiétude,
+et, après quelques chuchotements:</p>
+
+<p>—Vous êtes seule? reprit la voix.</p>
+
+<p>—Oui, madame.</p>
+
+<p>—Fermez la porte à clef. Je viens.</p>
+
+<p>Giguelillot ferma la serrure et, pour plus de
+précautions, mit la clef dans sa poche.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Alors, tranquillement, ne se cachant pas d'une
+femme de chambre, la blanche Aline s'avança.
+Elle tenait une grappe de muscat entre la main et
+les dents, et c'était là tout son costume.</p>
+
+<p>—Monsieur ne peut pas venir, sourit-elle. Parlez-moi.</p>
+
+<p>Bien qu'il se fût dit comblé par les faveurs de
+Thierrette, le page sentit renaître en lui, devant
+cette apparition, tous les feux dont Pyrrhus se
+voyait allumé; mais, faisant preuve ce soir-là d'une
+réserve exceptionnelle, il jugea dangereux de prolonger
+un examen qui eût nui à d'autres projets.</p>
+
+<p>Il reprit sa voix masculine:</p>
+
+<p>—Madame, je regrette profondément d'avoir
+aperçu Votre Altesse...</p>
+
+<p>—Un homme! Un homme! cria Mirabelle en
+se jetant dans la pièce, de l'air le plus agressif.</p>
+
+<p>—Ah! nous sommes découvertes! pleura la
+petite Line.</p>
+
+<p>Et elle perdit le sentiment dans les bras de sa
+grande amie.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Gilles, très étonné sans doute, mais préparé
+néanmoins par son expérience de la vie intime à
+ces sortes de surprises, ouvrit la porte du cabinet
+de toilette, constata que dans la chambre et dans
+la petite pièce il ne voyait pas d'autre amant que
+cette jeune fille aux cheveux coupés: tout s'expliquait
+aussitôt.</p>
+
+<p>Il fit deux gestes à part lui.</p>
+
+<p>L'un disait:</p>
+
+<p>—Voilà qui est clair.</p>
+
+<p>Et le second:</p>
+
+<p>—C'est assez gentil.</p>
+
+<p>Puis, tandis que Mirabelle, à force de soins et de
+caresses, ranimait sa petite complice dont la pâleur
+était navrante, Giglio, dans le cabinet fermé, quitta
+la jupe et le fichu, ainsi que le foulard et le chapeau
+de paille. Il se coiffa, campa sa toque, brossa
+longuement son pourpoint bleu, tira les jambes
+du maillot jaune, mit en ordre son petit pont et se
+lava les mains à l'eau tiède.</p>
+
+<p>Désormais présentable, il sortit et salua.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Line poussa un nouveau cri d'angoisse:</p>
+
+<p>—Ah! mon Dieu! un page de papa!</p>
+
+<p>Mirabelle s'était levée, un éclair dans l'œil.
+Visiblement elle se retenait de lancer à l'intrus tout
+le carquois d'injures (elle aurait même dit «pelletée»)
+que la langue somptueuse des coulisses fournit
+sans peine aux danseuses pendant les instants
+de bataille.</p>
+
+<p>Mais elle se retenait très bien, car au lieu d'éclater
+elle saisit d'une main tressaillante Giguelillot
+par le poignet, et, l'attirant de force dans le cabinet
+de toilette, elle l'étreignit avec une passion dont
+il vit aussitôt le dessein étranger.</p>
+
+<p>Elle le serra dans ses bras, elle moula son corps
+nu et chaud sur le maillot de mince étoffe et mit
+sur les lèvres du page un baiser de genre pénétrant.
+Puis elle lui représenta en termes concis
+qu'il pourrait disposer d'elle bien au delà des
+bornes honnêtes et toutes les fois qu'il le souhaiterait,
+s'il voulait, en revanche, se montrer charitable
+envers deux malheureuses amies, ne pas dénoncer
+leur asile, ne pas assister à leurs jeux et goûter
+l'exercice de l'une assez pour en oublier l'autre.</p>
+
+<p>—Eh bien, fit Giguelillot, vous avez une jolie
+opinion de moi! Il ne vous manque plus que de
+m'offrir vos bagues avec un objet d'art en bronze
+peinturluré. Allons, calmez-vous. Et maintenant,
+demandez-moi pardon. Mieux que cela. Les mains
+jointes. Les yeux baissés. Dites: «Pardon, monsieur,
+je ne le ferai plus.»</p>
+
+<p>Mirabelle l'embrassa encore, mais cette fois sur
+les deux joues.</p>
+
+<p>—Vous ne parlerez pas?</p>
+
+<p>—Je n'y ai jamais songé.</p>
+
+<p>—Mais vous êtes page du Roi? Vous venez de sa
+part?</p>
+
+<p>—On ne costume pas les pages en filles de
+ferme pour leur confier des missions officielles. Je
+vous assure que ce n'est pas dans le protocole.
+Non, vraiment.</p>
+
+<p>—Alors, pourquoi venez-vous ici?</p>
+
+<p>—Parce que dans une demi-heure, si vous
+n'êtes pas en fuite, vous serez en prison.</p>
+
+<p>—Ah! je le disais bien! on n'a pas voulu me
+croire... Mais pour qui faites-vous cela? Qui de
+nous deux sauvez-vous? Ce n'est pas moi, vous ne
+me connaissez pas... C'est elle?...</p>
+
+<p>—C'est évidemment vous deux. Sans cela, je me
+serais arrangé de façon à vous séparer. Ayez confiance
+en moi. Faites ce que je vais vous dire, et
+dépêchez-vous. Le temps presse pour nous tous:
+je vous préviens à la dernière minute et je risque à
+tout moment d'être surpris dans cette chambre.
+Ça nuirait à ma carrière.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Trois petits coups derrière la porte suspendirent
+la conversation.</p>
+
+<p>—Qu'est-ce que vous pouvez faire là dedans?
+demandait Line avec inquiétude.</p>
+
+<p>Mirabelle ouvrit et rentra.</p>
+
+<p>—Il vient nous avertir, ma chérie, nous sauver.
+Penses-tu? On nous poursuit déjà.</p>
+
+<p>—Qui donc?</p>
+
+<p>—Le Roi, dit Giguelillot. Il est parti ce matin
+avec le maréchal du palais et moi-même. J'ai
+expédié le seigneur Taxis dans une direction fantastique
+et j'ai laissé le Roi dormant chez un métayer
+du village. Mais Taxis va revenir, le Roi va
+s'éveiller, et vous serez prise comme dans une
+cage, Altesse, dans moins d'un quart d'heure.</p>
+
+<p>—Vite! Mirabelle, habillons-nous! Ma robe!
+Mes bas! Où sont mes bas?</p>
+
+<p>Le page l'arrêta du geste.</p>
+
+<p>—Ah! mais non! vous êtes signalées: on connaît
+vos deux costumes; il faut en changer, c'est
+élémentaire.</p>
+
+<p>—C'est que nous n'en avons pas d'autre!</p>
+
+<p>—Pardon! j'en ai apporté un. Dans le pays
+où nous vivons, une robe suffit pour deux personnes.</p>
+
+<p>Il pénétra vivement dans le cabinet de toilette,
+en sortit avec les vêtements de la laitière, et sans
+plus de façons, passa la longue jupe autour de Line
+ahurie.</p>
+
+<p>—Nous sommes pressés, dit-il. C'est moi qui
+vous habille.</p>
+
+<p>La jupe traînait sur le plancher; il releva la
+ceinture jusqu'au-dessus des seins et croisa les
+cordons à la taille. Tout ceci fut bientôt caché par
+le petit châle rose espagnol qu'il serra d'un nœud
+brusque au milieu du dos.</p>
+
+<p>Le chapeau de paille à larges bords compléta le
+déguisement.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>—À votre tour, maintenant, mademoiselle...</p>
+
+<p>—Mirabelle.</p>
+
+<p>—Ah! vraiment!...</p>
+
+<p>—Pourquoi souriez-vous?</p>
+
+<p>Mais Giglio n'avait pas le temps d'expliquer ses
+impertinences.</p>
+
+<p>Il fit asseoir Mirabelle, releva les cheveux coupés,
+y mit quatre épingles, fixa au sommet de la
+tête une petite boîte ronde et vide qui portait une
+marque de parfumeur et traînait sur une table en
+désordre; puis il enroula tout autour le foulard de
+soie orangée.</p>
+
+<p>—Voilà! dit-il. Je vous ai fait un chignon:
+vous êtes prête.</p>
+
+<p>—C'est tout?</p>
+
+<p>Giguelillot prit une voix d'essayeuse batignollaise:</p>
+
+<p>—Vous n'allez pas vous habiller pour sortir,
+madame, vous vous feriez remarquer.</p>
+
+<p>—Ah! pardon, protesta Mirabelle, je ne suis
+pas Tryphémoise, moi! Je suis née à Montpellier,
+rue du Petit-Saint-Jean... Je mettrai mon veston
+ou une robe, si vous en avez à me donner, mais je
+ne sortirai pas comme ça, mon petit ami.</p>
+
+<p>—Cela n'a pourtant pas l'air de vous gêner depuis
+un quart d'heure!</p>
+
+<p>—Tiens! un homme dans une chambre, c'est
+tout naturel... Quand vous seriez quinze, je n'irais
+pas me cacher... Mais dehors, sur la route, devant
+n'importe qui...</p>
+
+<p>Elle s'adossa au mur et se cacha le visage dans
+les mains:</p>
+
+<p>—Oh! que j'ai honte!</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Line s'approcha:</p>
+
+<p>—Veux-tu mon costume? Je sortirai bien toute
+nue, moi, qu'est-ce que cela me fait?</p>
+
+<p>—Non! non! dit Giglio. On peut reconnaître
+la Princesse. C'est elle qu'il faut cacher, et le chapeau
+de paysanne avec cette jupe courte ne sont
+pas de trop: qu'elle les garde. Vous, au contraire,
+personne ne sait qui vous êtes. Les gens de la
+police vous prennent pour un jeune homme.
+Déroutez-les encore s'ils recommencent leur chasse.
+Ils l'ont abandonnée par ordre, mais tout peut
+changer demain matin: je ne réponds de rien
+entre minuit et midi. Sauvez-vous, il n'est que
+temps! Vous allez prendre à la main chacune un
+des deux seaux que je viens d'apporter. Vous sortirez
+sans faire de bruit, mais franchement et avec
+calme. Ceux qui vous rencontreront peuvent redire
+aux policiers qu'ils ont vu passer, à neuf heures,
+deux laitières portant leur lait: l'une dont ils
+n'ont pas distingué le visage; l'autre qui était
+brune, grande et nue. Je défie qui que ce soit de
+deviner là-dessous la blonde petite Princesse Aline
+avec l'inconnu qu'on poursuit.</p>
+
+<p>—Que c'est bien imaginé! fit Line en battant
+des mains. Et comme vous êtes bon, monsieur!
+Je vais vous embrasser, si mon amie le
+permet.</p>
+
+<p>—Non! dit vivement Mirabelle. Nous n'avons
+pas le temps. Partons vite, puisqu'il le faut.</p>
+
+<p>—Un instant! dit Giglio. Où irez-vous, à Tryphême?
+Où coucherez-vous ce soir?</p>
+
+<p>—À l'hôtel.</p>
+
+<p>—C'est cela! Pour que vous soyez signalées
+dans les six heures par le service des garnis.</p>
+
+<p>—Nous ne pouvons pourtant pas entrer dans
+les maisons particulières ni coucher sur un banc
+du Jardin-Royal.</p>
+
+<p>—Il n'en est pas question. Vous allez prendre
+dans l'avenue du Palais la deuxième rue à droite,
+puis la première à gauche, traverser une petite
+place... Vous retiendrez cela?</p>
+
+<p>—Oui, oui.</p>
+
+<p>—... Et suivre toujours tout droit jusqu'à la
+rue des Amandines. Sonnez au numéro 22. C'est
+l'immeuble de l'Union tryphémoise pour le Sauvetage
+de l'Enfance, excellente institution qui recueille
+les mineurs des deux sexes lorsqu'ils
+déclarent être élevés avec trop de sévérité.</p>
+
+<p>—Et nous serons tranquilles, là-bas?</p>
+
+<p>—Évidemment. C'est le but de la Société.</p>
+
+<p>—Est-ce qu'il y a des garçons? demanda Mirabelle.</p>
+
+<p>—Trois sections: une pour les filles, une pour
+les garçons et une section mixte. Vous choisirez...
+On vous demandera encore si vous voulez le dortoir
+ou une chambre particulière. Ils sont très gentils
+dans cette maison-là.</p>
+
+<p>—Mais s'ils veulent savoir nos noms, notre
+adresse?</p>
+
+<p>—Vous les refuserez. Ils sont habitués à ce que
+les enfants n'osent pas dire d'où ils viennent de
+peur d'être rendus à leur famille. Je connais ces
+bons vieillards: ils feront tout ce qu'ils pourront
+pour vous protéger, même s'ils découvrent qui
+vous êtes. Retenez bien le numéro: 22, rue
+des Amandines. Et maintenant, vite! vite!
+partez!</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Elles sortirent en hâte, Mirabelle serrant la
+main du page, et Line lui jetant par derrière un
+long regard d'adieu, où il n'y avait pas que de la
+reconnaissance.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Giguelillot resta seul. La pendule de marbre
+carré sonnait huit heures et demie.</p>
+
+<p>—Je suis en retard, se dit-il. Donc ce n'est plus
+la peine de me presser.</p>
+
+<p>Et il examina la chambre.</p>
+
+<p>Elle était en grand désordre.</p>
+
+<p>Un large divan qui avait sans doute paru suspect
+était encore recouvert d'un drap propre mais
+chiffonné portant deux oreillers en pile vers le
+milieu. Bien qu'on eût desservi la table, une
+banane gisait à portée dans un compotier de
+faïence. En travers sur la glace de l'armoire, une
+petite phrase tracée à la pointe d'une bague témoignait
+d'un bonheur extrême et répété. Dans un
+coin, Giguelillot retrouva le sujet de la pendule,
+un groupe de «Paul et Virginie» éloigné probablement
+par Mirabelle comme étant de mauvais
+exemple.</p>
+
+<p>En soulevant cet objet d'art, il vit l'enveloppe
+blanche d'une lettre. «À Sa Majesté le Roi Pausole»,
+disait l'adresse.</p>
+
+<p>—Comment, murmura-t-il, elle lui écrivait!</p>
+
+<p>L'enveloppe n'était pas fermée. Giglio, devenu
+confident et complice des fugitives, déplia la lettre
+sans hésitation, lut, cacheta et serra le papier
+dans son escarcelle.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>An moment où il cherchait le meilleur moyen de
+s'enfuir lui-même, ses yeux tombèrent sur les
+vêtements suspendus à trois patères.</p>
+
+<p>On ne pouvait les abandonner.</p>
+
+<p>En cas d'enquête, c'était indiquer trop clairement
+que la blanche Aline et l'inconnu avaient
+changé de costume.</p>
+
+<p>D'autre part, les détruire?</p>
+
+<p>Comment?</p>
+
+<p>Les dissimuler?</p>
+
+<p>Où?</p>
+
+<p>Les faire porter par d'autres, voilà qui valait
+mieux. On était au samedi de la Pentecôte. Le
+lendemain, jour de grande fête, deux petits paysans
+seraient sans doute ravis de promener aux environs
+ce veston bleu et cette robe verte. De là une
+fausse piste, une précieuse fausse piste.</p>
+
+<p>Giglio enleva le drap qui recouvrait le divan
+large, il y empaqueta les vêtements, sortit sur le
+balcon, et d'un poing vigoureux envoya tout le
+ballot par-dessus le mur de la cour voisine.</p>
+
+<p>Puis il se laissa descendre le long d'un pilier
+dans le jardin, se glissa dans l'ombre jusqu'à la
+haie du fond, chercha une issue, n'en trouva pas,
+en fit une et fut dehors.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Assurément, Thierrette l'attendait déjà dans le
+petit bois d'oliviers, le même bois où Mirabelle
+avait conduit la blanche Aline quelques jours
+auparavant.</p>
+
+<p>Giguelillot, assez distrait par le souvenir récent
+de ses deux protégées, ne se sentait aucun désir
+de retrouver la pauvre Thierrette, mais il se serait
+repenti de l'obliger à une attente vaine pendant
+les longues heures de la nuit, comme aussi de la
+priver des satisfactions dont elle manifestait si
+chaudement l'appétence.</p>
+
+<p>Il méditait sur cette question, lorsqu'il se trouva
+revenu à la porte de la métairie. Et là, découvrant
+sous le porche les quarante gardes toujours debout:</p>
+
+<p>—Ah! ah! se dit-il. Taxis s'en fait garant! «Ce
+ne sont pas là des soudards ni des coureurs de
+cotillons!» Eh bien, c'est facile à prouver! Holà!</p>
+
+<p>Les gardes se massèrent devant lui.</p>
+
+<p>—Holà! répéta Giguelillot. Qui de vous veut
+passer la nuit avec la plus jolie fille du village?</p>
+
+<p>—Moi! Moi! Moi! crièrent-ils en foule.</p>
+
+<p>—Tout le monde accepte?</p>
+
+<p>—Oui! Oui!</p>
+
+<p>—Bon. Allez au bois d'oliviers qui est à droite
+de la route. Vous y trouverez une laitière qui a
+nom Thierrette, si je me rappelle bien. Dites-lui
+que mon service me réclame ce soir, mais que je
+lui envoie quarante lanciers avec un bouquet de
+tulipes. Allez! et si elle résiste, faites-lui honneur
+malgré elle.</p>
+
+<p>Comme ils galopaient déjà, Giguelillot cria dans
+la nuit:</p>
+
+<p>—Mais respectueusement, et l'un après l'autre.</p>
+
+
+<p class="c">FIN DU LIVRE DEUXIÈME</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="l3c1" id="l3c1">LIVRE TROISIÈME</a></h2>
+
+
+
+
+<h3>CHAPITRE PREMIER</h3>
+
+<p class="d">COMMENT LE HAREM ABANDONNÉ LEVA L'ÉTENDARD
+DE LA RÉVOLTE.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<blockquote>
+<p>Pourquoi l'homme rougirait-il
+d'exposer une partie du corps
+plutôt qu'une autre?</p>
+</blockquote>
+
+<p class="s"><span class="sc">Westermarck.</span></p>
+
+</div>
+
+
+<p>Le harem ne poussa qu'un cri, mais un cri charivarique,
+lorsque M<sup>me</sup> Perchuque, première dame
+d'honneur, vint annoncer, au coup de midi, que le
+Roi était en voyage.</p>
+
+<p>—En voyage? Il est malade! dit une voix irrévérencieuse.</p>
+
+<p>—La santé de Sa Majesté est heureusement florissante,
+répondit la vieille dame en inclinant son
+bonnet noir. Et Dieu fasse qu'elle le soit longtemps.</p>
+
+<p>—Mais pourquoi s'en va-t-il? On nous l'a
+changé.</p>
+
+<p>—Ah! cria Diane à la Houppe. Il est parti avec
+une femme!</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Perchuque, les coudes au corps, leva les
+mains et les yeux.</p>
+
+<p>—Un adultère, Seigneur! Y pensez-vous, mesdames?
+Le Roi est incapable d'agir à l'égard de
+Vos Majestés avec cette dépravation. Il a quitté ce
+palais dans le dessein de rechercher Son Altesse la
+Princesse Aline qui a mystérieusement disparu
+avant-hier. Quarante gardes le précèdent. Un page
+le suit. M. Taxis l'accompagne.</p>
+
+<p>À ces mots, le tintamarre devint général.</p>
+
+<p>—Taxis est parti! Taxis! Plus de Taxis! répétaient
+trois cents voix délirantes.</p>
+
+<p>—Mais alors nous sommes en vacances? dit la
+Reine Gisèle qui sortait du couvent.</p>
+
+<p>—Aux Jardins! Aux Jardins! criait-on.</p>
+
+<p>—Non! au Théâtre! Nous jouerons des charades.</p>
+
+<p>—À la Salle des Fêtes!</p>
+
+<p>—Au Quartier des Pages!</p>
+
+<p>Épouvantée, M<sup>me</sup> Perchuque se précipita vers la
+porte et la barra de son maigre corps.</p>
+
+<p>—Mesdames! mesdames! quelle pétulance, en
+vérité, quel égarement!</p>
+
+<p>—Laissez-nous passer, bonne Perchuque...</p>
+
+<p>—Je ne le puis!</p>
+
+<p>—Et pourquoi, s'il vous plaît?</p>
+
+<p>—Parce que le seigneur Taxis a daigné me
+transmettre les devoirs de sa charge en même
+temps que sa responsabilité... Je vous adjure, mesdames,
+de comprendre mon émotion. Si je me
+montre indigne de la confiance qu'on me témoigne,
+c'en est fait pour moi de la place que j'occupe à
+vos pieds. Je serai chassée du palais, dégradée,
+exilée peut-être...</p>
+
+<p>—Tant mieux! lui répondit-on. Perchuque,
+nous ne vous connaissons plus. Puisque vous remplacez
+Taxis, vous êtes la dernière des coquines et
+vous allez payer pour lui.</p>
+
+<p>Du milieu de la salle on cria:</p>
+
+<p>—Écoutez!</p>
+
+<p>—Je demande la parole, disait une joyeuse
+petite voix.</p>
+
+<p>Et au-dessus du tapis noir et jaune et roux que
+formaient les têtes pressées des femmes, on distingua
+les formes enfantines de la future Reine Fannette,
+que ses compagnes traitaient comme une
+petite sœur et que le Roi ne voulait point connaître
+à l'âge où elle-même l'eût permis.</p>
+
+<p>Juchée à cheval sur la nuque tiède de sa grande
+amie Alberte et croisant ses deux flûtes sur des
+seins qu'elle enviait, elle dressait en l'air sa main
+droite qui claquait d'un doigt contre l'autre.</p>
+
+<p>—La parole! Je demande la parole!</p>
+
+<p>—La parole à Fannette! acquiesça l'assemblée.</p>
+
+<p>On l'entoura.</p>
+
+<p>—Mes amies, cria-t-elle, on nous traite comme
+des enfants...</p>
+
+<p>—C'est honteux!</p>
+
+<p>—Quand on nous a prises, pauvres innocentes,
+dans nos internats de jeunes filles, nous avons cru
+qu'on nous délivrait; mais nous n'avons fait que
+changer de bagne.</p>
+
+<p>—C'est vrai!</p>
+
+<p>—Prison pour prison, j'aime mieux la première.
+Là-bas on nous donnait des devoirs, je sais
+bien; mais comme nous ne les faisions pas... ça
+n'en était que plus agréable. Là-bas on nous défendait
+de jouer au mari dans les dortoirs... mais
+comme nous le faisions quand même...</p>
+
+<p>—Oui! oui! c'était plus gentil.</p>
+
+<p>—Là-bas, surtout, nous avions des jours de
+sortie, des semaines de congé, des mois de vacances,
+au lieu qu'ici nous passons toute notre vie à pleurer
+en retenue sans avoir rien fait!</p>
+
+<p>—C'est injuste! elle a raison.</p>
+
+<p>—Eh bien, ça ne peut pas durer. Quand l'une
+de nous demande par hasard vingt-quatre heures
+de liberté, on lui offre toujours le même choix:
+la répudiation ou la chaîne. Mettons nous en grève,
+et nous verrons bien si le Roi répudie trois cent
+soixante-six femmes comme nous!</p>
+
+<p>D'une seule acclamation la grève fut votée; mais
+Fannette n'avait pas fini. Toujours droite sur la
+reine Alberte qui prenait sa part des bravos, elle
+reprit avec un beau geste:</p>
+
+<p>—Perchuque, voulez-vous nous laisser passer?</p>
+
+<p>—Je ne puis pas... je ne puis pas... répéta la
+vieille dame, hérissée d'appréhensions.</p>
+
+<p>—Alors nous allons passer de force, mais vous
+aurez d'abord une punition sévère, vieille cigogne
+que vous êtes! Nous allons vous suspendre par une
+patte à la statue du bassin, les jupes retournées
+sur la face pour cacher votre confusion et nous
+nous emparerons de votre pantalon blanc comme
+étendard de la révolte!</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Perchuque fut héroïque.</p>
+
+<p>—Victime de mon devoir? Soit! dit-elle. Me
+voici! J'en mourrai de honte, mais M. Taxis n'aura
+pas en vain reposé sa confiance sur ma vieille tête.</p>
+
+<p>Quelques jeunes femmes eussent voulu qu'on
+épargnât à la pauvre aïeule un traitement aussi
+dénué du respect que l'on doit aux personnes
+âgées; mais les foules et les enfants sont implacables.</p>
+
+<p>Au milieu d'un croissant vacarme on suspendit
+en effet M<sup>me</sup> Perchuque par le pied gauche à
+la petite statue centrale; sa robe noire eut vite fait
+de voiler son visage apoplectique; et son vénérable
+pantalon descendit le grand escalier piqué aux
+pointes d'une hallebarde tandis qu'à sa suite une
+foule toute rose frappait du talon des pantoufles
+les cent marches retentissantes.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Mais quand cette foule, toujours criant, parvint
+à la porte d'honneur, Taxis était sur le seuil et
+un brusque silence émana de son regard sur la
+multitude arrêtée.</p>
+
+<p>—Qu'est-ce à dire? glapit-il.</p>
+
+<p>Et ce fut assez. Aussitôt, dispersée à travers les
+salles, en fuite dans les corridors, en ribambelle
+jusqu'en haut de l'escalier, l'armée se laissa balayer
+par la tempête de la déroute. À peine sept ou huit
+jeunes femmes, celles qui dans les graves circonstances
+tenaient tête au Grand-Eunuque, demeurèrent-elles
+crânement à leur place; et mal leur en
+prit, comme elles s'y attendaient du reste.</p>
+
+<p>Taxis, tirant un carnet sale:</p>
+
+<p>—J'inscris, dit-il, quelques noms. Vous,
+madame. Et vous. Et vous. Celles-là seront punies
+pour les autres. Je me flatte de présenter au Roi
+un rapport impitoyable et qui sera suivi d'effet.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Pendant ce temps, Diane à la Houppe, au lieu
+de perdre sa peine à discuter avec cet homme,
+avait profité du trouble général pour gagner une
+pièce voisine, interroger une servante, apprendre
+que Taxis était revenu seul, que le Roi n'avait pas
+quitté la première maison du hameau, et aussitôt,
+courant aux écuries qui n'avaient plus de gardes,
+elle s'en était remise, pour s'enfuir, à la monture
+de ses promenades.</p>
+
+<p>Taxis commençait à peine son enquête dans le
+harem, et déjà la jeune Reine parcourait la route,
+au pas allongé de son mehari.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l3c2" id="l3c2">CHAPITRE II</a></h3>
+
+<p class="d">OÙ M. LEBIRBE ENTRE EN SCÈNE ET OÙ PHILIS POUSSE
+UN PETIT CRI.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">L'une avecques ses beaux yeux vers,</span><br>
+ <span class="i0">Sourit, se hausse et me regarde.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="s"><span class="sc">Saint-Amant.</span></p>
+
+</div>
+
+
+<p>Giguelillot suivait d'un œil fin la charge des
+quarante gardes vers le petit bois d'oliviers, lorsqu'un
+vieillard svelte et poli se découvrit à l'ancienne
+mode devant la toque et le pourpoint bleu.</p>
+
+<p>—Seigneur, demanda-t-il, vous êtes page du
+Roi?</p>
+
+<p>—Monsieur, j'ai cet insigne honneur.</p>
+
+<p>—Fort bien. Je suis M. Lebirbe, président de la
+<i>Ligue contre la licence des intérieurs</i>, reconnue
+d'utilité publique par une ordonnance royale en
+date du 1<sup>er</sup> juillet 1899. J'habite une maison voisine
+qu'on appelle volontiers le château du village,
+moins à cause de son importance que par comparaison
+avec l'humilité des édicules environnants.
+Cette demeure n'est certes pas digne de donner
+asile à mon souverain; mais j'ai appris que Sa Majesté
+en route pour la capitale faisait halte non
+loin d'ici; je vois qu'il se fait tard, je doute que le
+Roi veuille se remettre en marche à cette heure
+avancée du soir, et, sans avoir la témérité de lui
+adresser une invitation, je voudrais néanmoins
+porter à sa connaissance que tout est prêt sous
+mon toit pour recevoir lui et sa suite, au cas où
+il daignerait passer la nuit chez moi. Les appartements
+que j'oserais lui offrir attendent depuis
+l'origine, sous le nom de «Chambres du Roi», la
+visite éventuelle que je me complaisais à prévoir,
+sachant que le Roi Pausole redoute les longues étapes
+et que ma demeure est à mi-chemin entre son
+palais et Tryphême...</p>
+
+<p>—Avez-vous des filles, monsieur? interrompit
+Giguelillot.</p>
+
+<p>—Oui, seigneur... Puis-je vous demander
+comment cette question...</p>
+
+<p>—C'est la marque, c'est la garantie d'une maison
+hautement respectable et décente, monsieur
+Lebirbe. Je ne l'entends pas autrement.</p>
+
+<p>Puis, avec une familiarité qu'on tint pour de la
+bienveillance, il prit le bras gauche du vieillard et
+l'entraîna en avant.</p>
+
+<p>—Conduisez-moi, dit-il. Vous arrivez à l'heure
+exacte où je suis chargé par le Roi de lui préparer
+un lieu de repos. Assuré que vous avez tout disposé
+pour le mieux du monde, je vais cependant
+vous accompagner afin de présenter personnellement
+au retour le rapport qu'on attend de ma vigilance.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Ils passèrent la grille de la cour au moment
+où Giguelillot achevait d'articuler sa phrase qui
+fit excellente impression sur l'esprit de M. Lebirbe.</p>
+
+<p>Sur l'escalier du perron, Mme Lebirbe et ses
+deux filles attendaient, anxieuses, les nouvelles.</p>
+
+<p>—Eh bien?</p>
+
+<p>—J'ai bon espoir! Ce jeune seigneur est page
+du Roi et vient reconnaître nos efforts.</p>
+
+<p>Ayant ainsi présenté son jeune compagnon, le
+vieillard nomma tour à tour sa femme, puis sa
+fille aînée Galatée et sa fille cadette Philis, qui détournaient
+la tête avec modestie, mais regardaient
+du coin de l'œil avec curiosité.</p>
+
+<p>Galatée était grande et de corps allongé. Elle
+paraissait avoir un peu plus de vingt ans. Ses cheveux
+d'un blond Isabelle étaient coiffés serrés
+mais non sans goût, et elle se tenait toute droite
+dans une robe de toile grise qui s'ouvrait en large
+col blanc.</p>
+
+<p>Timidement pressée à son bras, Philis offrait
+avec sa sœur le contraste d'être nue—à moins
+qu'on ne voulût regarder comme des éléments de
+costume son grand chapeau de jardin, sa chevelure
+flottante sur le dos, et sa ceinture de moire écarlate
+qui se fermait sur le côté par un énorme nœud à
+coques. Ses grands yeux ne pouvaient pas avoir
+plus de quinze ans. Sa poitrine récemment fleurie
+portait deux jeunes seins divergents, tout roses de
+trouble et de plaisir. Elle ne quittait pas Giglio du
+regard.</p>
+
+<p>—Voulez-vous me permettre de vous précéder?
+dit M. Lebirbe en s'inclinant de nouveau.</p>
+
+<p>—Oui, monsieur! dit Giguelillot.</p>
+
+<p>Au tournant d'un étroit couloir, le page, qui
+marchait le dernier, passa les deux mains sous les
+bras de M<sup>lle</sup> Philis et l'attirant par la poitrine lui
+mit un baiser silencieux, mais exquis, derrière
+l'oreille.</p>
+
+<p>—Ah! cria-t-elle.</p>
+
+<p>—Tu t'es fait mal? demanda son père.</p>
+
+<p>—Je me suis piquée. Ce n'est rien. Ne t'arrête
+pas.</p>
+
+<p>Giguelillot, en cet instant, conçut l'opinion la
+plus favorable de tout ce qui avait été préparé
+pour recevoir le Roi Pausole. Il décida que la chambre
+était somptueuse, le lit vraiment royal, le cartel
+du meilleur style et les tableaux dignes du
+musée.</p>
+
+<p>Pour témoigner sans doute encore une sympathie
+plus directe à la famille de ses hôtes, il étendit sa
+petite enquête jusqu'aux appartements privés et
+parvint à constater que les chambres des deux
+jeunes filles étaient éloignées l'une de l'autre et
+pourvues de doubles portes, ce qu'il n'osait pas
+espérer.</p>
+
+<p>Dès lors son jugement fut inébranlable.</p>
+
+<p>—Je vais dire au Roi, exprima-t-il, qu'il ne
+saurait trouver nulle part de réception plus digne
+qu'à votre foyer, monsieur Lebirbe.</p>
+
+<p>Et ce disant, il se retira, poursuivi par un rayonnement
+de sourires.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l3c3" id="l3c3">CHAPITRE III</a></h3>
+
+<p class="d">OÙ L'ON DÉCOUVRE UN CRIME HORRIBLE.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<blockquote>
+<p>Je restai couchée sur l'herbe, privée
+de toutes mes facultés et brûlante de
+mille désirs.</p>
+</blockquote>
+
+<p class="s">C<sup>tesse</sup> <span class="sc">de Choiseul-Meuse</span>.—1807.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Le petit sein gauche de Philis était si pétri de
+poésie que Giglio, seul sur la route, se sentit harmonieux
+comme un alexandrin.</p>
+
+<p>—J'ai cinq minutes, se dit-il. Juste le temps
+de faire un sonnet.</p>
+
+<p>Et ne perdant pas un instant à chercher un
+sujet de poème—soin qu'il n'avait pas l'habitude
+de prendre—il leva rapidement les yeux
+vers ses amies les étoiles.</p>
+
+<p>À l'ouest, Vénus, perle marine, brillante comme
+un fragment de la lune et telle qu'on la contemple
+dans les pures nuits du Sud, resplendissait. Devant
+elle, sur un arc de cercle dont elle formait le centre
+lointain, Sirius, Pollux, Castor, la double Chèvre
+et le triple Persée semblaient graviter autour de sa
+flamme. Et Giglio, imaginant des lignes mystérieuses
+de la planète aux étoiles, décida qu'il ferait
+d'abord, avec cette girandole céleste, un éventail
+gemmé de neuf pierres (ceci pour le premier tercet),
+puis les huit colombes qui entraînent le char
+d'Aphrodite Ouranie (cela pour le quatorzième
+vers).</p>
+
+<p>—Maintenant, pensa-t-il, les rimes des quatrains...
+<i>lux</i>, <i>Pollux</i>, <i>Nux</i>... non; si j'ajoutais
+<i>dux</i>, cela aurait l'air d'un thème latin. Amenons
+<i>Capella</i> dans la seconde strophe; c'est un mot tout
+à fait bien;—<i>par delà</i>... suivi d'un rejet;—un
+passé défini;—ça y est. Pour les rimes féminines...</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Pollux, la double Chèvre et le triple Persée.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="noindent">Avec cette rime-là, ce sera vite bâti.</p>
+
+
+<p>Mais tout à coup:</p>
+
+<p>—Ah! quoi? que voulez-vous? fit-il.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Deux petits bras nus se dressaient devant lui.</p>
+
+<p>—C'est moi... Rosine... N'entrez pas... Je crois
+qu'ils veulent vous tuer à la ferme.</p>
+
+<p>Il reconnut la jeune personne dont il avait chanté
+les fleurs et les fruits sur un canapé de jardin dans
+une salle toute rouge de fraises.</p>
+
+<p>—Ils veulent me tuer? Et qui cela? fit Giglio
+avec une paisible curiosité.</p>
+
+<p>—Tout le monde! répondit Rosine. Il est arrivé
+des choses épouvantables et on vous met tout sur
+le dos. Venez là, derrière les palmiers; je vous
+raconterai. Asseyez-vous près de moi.</p>
+
+<p>Le page prenait soin de son maillot jaune et le
+talus qu'on lui offrait ne le tenta pas. Il attendit
+que Rosine s'y fût placée d'abord, puis il s'assit
+très confortablement sur les bonnes cuisses de la
+jardinière et lui passa le bras autour du cou sous
+le prétexte le plus tendre, mais aussi le plus mensonger.</p>
+
+<p>—Eh bien, raconte-moi. Que s'est-il passé?</p>
+
+<p>Elle lui fit tout connaître, mais tout à la fois, et
+sans se préoccuper outre mesure de la belle clarté
+française qui tenait sans doute peu de place dans
+ses théories littéraires.</p>
+
+<p>On avait amené un chameau, saccagé la remise
+des machines, brisé les moissonneuses, faussé les
+fourches, crevé le carrelage, c'en était une catastrophe...
+La laiterie aussi était dans l'état le plus
+lamentable: le lait répandu, les seaux dérobés.
+Sur le chameau, il y avait une belle dame, une très
+belle dame dans une grande corbeille comme une
+tonnelle avec des tapis...</p>
+
+<p>—Elle a trouvé Nicole sur les genoux du Roi.
+Nicole jure qu'elle était sage, mais la dame dit
+qu'elle a vu... Enfin, ça n'est pas clair, voilà! La
+petite en est bien capable. Elle en sait long, cette
+gamine-là, elle est toujours dans les livres, et elle
+vous raconte des histoires d'amour comme si ça
+lui était arrivé... Sitôt que la dame est entrée, elle
+s'est mise dans une colère de tous les diables, et le
+Roi aussi et tout le monde criait, fallait voir! On
+n'a jamais entendu chose pareille... Et le pire,
+c'est qu'il y a une victime: la laitière est assassinée!</p>
+
+<p>—Assassinée? répéta Gilles, qui pâlit un peu.</p>
+
+<p>—Assassinée.</p>
+
+<p>Puis, en paysanne de banlieue qui lit son petit
+journal tous les matins, elle ajouta:</p>
+
+<p>—Le vol a été le mobile du crime.</p>
+
+<p>—Qu'est-ce que c'est que cette histoire?</p>
+
+<p>—Ah! monsieur! Faut-il qu'il y ait des gens
+mauvais, tout de même! C'est pour lui prendre
+ses quatre nippes qu'on a égorgé cette pauvre fille-là:
+juste un foulard, un fichu, une jupe d'hiver
+et un chapeau. On l'avait bien entendue se plaindre
+à la fin de l'après-midi, mais personne n'a osé
+monter. C'est le monsieur du palais qui est entré
+le premier, le même qui a enfermé la dame...</p>
+
+<p>—Oh! ma tête! gémit Giguelillot. Quelle dame?
+Quel monsieur du palais?</p>
+
+<p>—Un monsieur tout en noir avec un chapeau plat.</p>
+
+<p>—Quand est-il arrivé?</p>
+
+<p>—Au milieu de la bataille. Il a tout calmé en
+cinq minutes. C'est un ministre, il paraît, un
+homme qui a l'air très sérieux. Sans lui, on n'en
+serait jamais venu à bout.</p>
+
+<p>—À bout de quoi?</p>
+
+<p>—De la dame. Il l'a enfermée dans une chambre
+à pain, avec une bougie et un gros livre comme un
+bréviaire, pour la consoler, qu'il a dit. Alors,
+quand tout a été fini, on est venu lui raconter
+comme la laiterie était sens dessus dessous. Il a
+demandé la laitière. On ne la trouvait nulle part et
+on n'osait pas aller la voir dans sa chambre, à
+cause des geignements qu'on avait entendus. Mais
+lui, ça ne lui a pas fait peur. Il y est monté tout
+droit. Et qu'est-ce qu'il a vu? Paraît qu'on l'a tuée
+sur son lit. La moitié des draps est par terre et le
+reste plein de sang. Le crime est flagrant, qu'il a
+dit. Et on ne peut pas retrouver le corps. Probable
+que l'assassin l'aura jeté quelque part. Le monsieur
+du palais va faire curer les puits.</p>
+
+<p>—Et c'est moi qu'on accuse de ce beau crime?
+interrompit Giglio, qui comprenait enfin.</p>
+
+<p>—Oui, de l'assassinat et de tout le reste. Le
+Roi vous attend pour vous envoyer en prison. Le
+monsieur du palais disait même que, pour vous, on
+devrait rétablir les supplices et vous brûler tout vif
+sur un bûcher.</p>
+
+<p>—Un petit Servet pour passer le temps...</p>
+
+<p>Giguelillot se leva et prit une attitude dramatique:</p>
+
+<p>—Eh bien, Rosine, tu ne sais pas ce que c'est
+que le courage? Le héros antique, le preux chevalier,
+l'indomptable paladin, le belliqueux pandour,
+le lion! le lion! tu ne sais pas ce que c'est que le
+lion?</p>
+
+<p>Il secoua ses cheveux, se frappa la poitrine et
+poussa un rugissement qui lui fit mal à la gorge.</p>
+
+<p>—Qu'est-ce que vous allez faire? dit Rosine
+affolée.</p>
+
+<p>—Me défendre en personne. Je vais à la métairie!</p>
+
+<p>—Mais ils vous écharperont! Mais je ne vous
+laisserai pas partir!...</p>
+
+<p>Giguelillot l'étreignit avec des frémissements
+artificiels, puis, se dégageant d'un seul bond en
+arrière:</p>
+
+<p>—Souviens-toi, lui dit-il d'une voix palpitante,
+souviens-toi toujours que tu as serré dans tes bras
+un homme pour qui le trépas n'est qu'un mot!...
+Adieu!</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Comme elle s'évanouissait dans l'herbe, Giguelillot
+s'en alla d'un pas léger, alluma une cigarette
+et se remit à composer un deuxième sonnet sur le
+secteur céleste qui l'intéressait.</p>
+
+<p>Il ne s'agissait plus ni de char ni d'éventail:
+l'astre central devint un œil de paon et les huit
+autres le sommet de l'aigrette; puis l'aigrette se
+posa sur le front d'une femme; la chevelure
+s'agrandit, devint le ciel même, et des millions de
+perles y nageaient.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l3c4" id="l3c4">CHAPITRE IV</a></h3>
+
+<p class="d">COMMENT GIGUELILLOT SE PRÉSENTA CHEZ LE ROI,
+ET QUELLES PAROLES FURENT PRONONCÉES POUR
+ET CONTRE SA BONNE CAUSE.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Ipsa tulit camisia;</span><br>
+ <span class="i0">Die Beyn die waren weiss.</span><br>
+ <span class="i0">Fecerunt mirabilia</span><br>
+ <span class="i0">Da niemand nicht umb weiss;</span><br>
+ <span class="i0">Und da das Spiel gespielet war</span><br>
+ <span class="i0">Ambo surrexerunt:</span><br>
+ <span class="i0">Da ging ein jeglichs seinen Weg</span><br>
+ <span class="i0">Et nunquam revenerunt.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="s"><i>Chanson populaire allemande.</i>—<small>XVI</small><sup>e</sup></p>
+
+</div>
+
+
+<p>Giguelillot ne se rendit pas directement chez le
+Roi.</p>
+
+<p>Il se glissa dans les écuries par une fenêtre, de
+peur que son entrée ne fût guettée à la grand'porte,
+et en passant il vint flatter de la main les naseaux
+du petit zèbre Himère, qui s'en ébroua de satisfaction.</p>
+
+<p>Comme le pauvre animal s'agitait devant une
+mangeoire vide, Giguelillot retira toute la paille
+fraîche et bonne dont on venait d'emplir le râtelier
+de Kosmon et il la fit passer très simplement de
+gauche à droite.</p>
+
+<p>Ce Kosmon l'exaspérait; il paya cher ce soir-là
+l'honneur d'appartenir à un cavalier huguenot. Le
+petit page ne se contenta pas de lui enlever sa
+nourriture; il prit sous une cheville les grands
+ciseaux à tondre et coupa tous les poils de la queue,
+qui dressa un misérable moignon priapique et mal
+rasé; il tondit presque toute la crinière en laissant
+pendre çà et là quelques misérables crins, puis,
+avec les ustensiles dont on se servait à la ferme
+pour marquer le dos des bestiaux, il composa et
+imprima sur la robe terne du vieux cheval le chiffre
+1572, où il pensait que le parpaillot verrait à la fois
+nargue, affront et menace.</p>
+
+<p>Satisfait par les stigmates dont il avait orné le
+piédestal vivant du seigneur Taxis, Giglio suivit le
+long couloir qui menait à la chambre à pain.</p>
+
+<p>Comme le lui avait dit Rosine, l'infortunée Diane
+à la Houppe, dans cette prison farineuse, gémissait
+presque sur la pâte humide. Il ne la connaissait
+point, car les pages, pour des raisons qu'il est
+inutile d'exposer, n'étaient pas admis d'ordinaire
+à prendre le thé chez les Reines. Mais sitôt qu'il
+l'aperçut à la lueur de la bougie posée sur une
+petite table, il déplora de ne lui avoir pas été présenté
+avant qu'elle entrât au harem. Diane, ignorant
+qu'elle fût épiée par deux yeux fixes derrière
+les vitres, avait adopté une attitude d'intérieur qui
+déployait nonchalamment ses beautés si particulières.
+Elle reposait à l'orientale, les mains mêlées
+derrière la nuque, le dos couché sur des coussins
+et, sans doute pour prendre le frais après une
+journée torride, elle avait disposé ses jambes en
+losange, les plantes des pieds l'une contre l'autre.
+C'était son habitude de dormir ainsi. Giglio, bien
+que toujours comblé par des souvenirs encore
+récents, éprouva tout à coup que son esprit s'égarait
+vers des présomptions nouvelles, et il se retira,
+moins pour les abaisser momentanément que pour
+en méditer au contraire les chances de réussite
+immédiate et secrète.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Gracieux et le front aussi calme que si toutes les
+bombardes de la puissance royale ne l'eussent
+point visé depuis une heure, il entra sans frapper
+dans la salle du trône où Pausole encore frémissant
+achevait un mauvais dîner.</p>
+
+<p>—Comment, te voilà? fit le Roi. Tu oses revenir?</p>
+
+<p>Taxis, qui grignotait au bas bout de la table, se
+précipita vers la porte pour en barricader l'issue;
+mais Giguelillot vit l'intention; il ferma lui-même
+la serrure et remit la clef au ministre en lui disant:</p>
+
+<p>—Voici, monsieur.</p>
+
+<p>Pausole, debout, s'appuyait du poing sur la nappe
+et levait une main accusatrice:</p>
+
+<p>—Te voilà! répéta-t-il. Vraiment, ton aplomb
+passe encore tes crimes! Ah! tu me fais entreprendre
+un voyage insensé, tu m'arraches à mon
+palais pour me jeter dans cette cour de ferme et tu
+m'abandonnes six heures durant, sans gardes, sans
+appuis, sans conseils, au milieu d'une révolution!...
+Tu postes une folle à mon chevet, tu égorges une
+paysanne, tu saccages la métairie et tu licencies
+mes soldats pour me laisser en butte à la fureur de
+la foule, aux démences de je ne sais quelle femme
+échappée du harem par ta faute encore!... Et à la
+fin de cette journée abominable, de pillage, de
+meurtre et de lèse-majesté, tu te présentes la toque
+en main avec un sinistre sourire!... Tu ne croyais
+donc pas me rencontrer vivant?</p>
+
+<p>—Sire, répondit Giguelillot, je ne veux pas
+d'abord me hâter de prouver mon innocence, car
+ce n'est pas de moi qu'il s'agit, mais de vous et de
+votre bien-être, plus sacré cent fois à moi-même
+que ne l'est mon propre salut.</p>
+
+<p>Pausole retomba sur sa chaise.</p>
+
+<p>D'une voix respectueuse et tranquille, le page
+continua par ces paroles ailées:</p>
+
+<p>—Le désir le plus vif de Votre Majesté est en ce
+moment le repos du lit. Monsieur que voici ne
+paraît pas s'être occupé de cette question capitale.
+J'ai eu, à sa place, l'honneur de faire préparer
+aujourd'hui, dans le château voisin, de vastes
+appartements pourvus d'épais rideaux et de lits
+spacieux qui sont dignes en tous points de recevoir
+le Roi.</p>
+
+<p>Pausole simplifia d'une ride, puis de deux, le
+froncement de ses sourcils.</p>
+
+<p>—Secondement, Votre Majesté ne peut oublier
+qu'Elle a entrepris cette promenade dans le but de
+retrouver et de ramener au palais S. A. la Princesse
+Aline. Nous ne possédions sur cette auguste
+affaire que deux renseignements assez vagues. Son
+Altesse «venant d'un petit bois d'oliviers» avait
+été reconnue à l'«hôtel du Coq». J'ai envoyé
+les quarante gardes au petit bois d'oliviers pour
+y recueillir, s'il se peut, d'autres preuves. Et
+j'ai mené moi-même l'enquête, dans un secret
+absolu, à l'intérieur de l'hôtel. La Princesse l'a
+déjà quitté, mais je rapporte de là les renseignements
+les plus précieux: jusqu'à une lettre autographe.
+La voici.</p>
+
+<p>Ouvrant son escarcelle, il en tira une lettre et la
+déposa devant le Roi, dont l'attitude se transformait
+de plus en plus.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>—J'avais cru pouvoir éloigner les gardes, poursuivit-il.
+Votre Majesté n'en demande jamais et
+elle n'en eut jamais besoin, tant Elle est aimée de
+son peuple. S'il y a eu scandale et trouble aujourd'hui,
+c'est que Monsieur le Grand-Eunuque, dont
+le seul devoir était d'assurer le bon ordre au harem,
+avait sans doute mal pris ses dispositions puisqu'une
+des Reines a pu s'enfuir dans l'appareil le moins
+dissimulé, pour venir soulever ici non seulement la
+foule, mais les commentaires.</p>
+
+<p>—Monsieur! cria Taxis, je vous somme de
+prouver...</p>
+
+<p>—Allons! Allons! Laissez parler, dit Pausole.
+Ce petit page se défend d'une accusation grave. Il
+ne s'explique pas mal du tout. Je veux l'entendre.
+Vous répliquerez: c'est le droit du ministère public;
+mais notre devoir est d'écouter les arguments de la
+défense, surtout quand elle s'exprime avec modération
+et avec franchise comme c'est le cas.</p>
+
+<p>—Je n'ai plus rien à dire, reprit Giguelillot, à
+moins que Votre Majesté ne m'interroge sur le
+détail de mon enquête.</p>
+
+<p>—Non, dit Pausole; nous verrons cela demain.</p>
+
+<p>—Et le meurtre! insista violemment Taxis. Il
+se garde bien d'en parler. Une laitière nommée
+Thierrette a été égorgée dans son lit, au coucher
+du soleil, et de la main de ce page!</p>
+
+<p>—C'est peu probable, dit Giguelillot, car elle
+se portait fort bien à neuf heures du soir. Elle est
+en ce moment dans le bois d'oliviers, et les gardes
+(vos gardes, Taxis) font calmer par elle leurs concupiscences
+pendant les intervalles de recherches.</p>
+
+<p>—Mes gardes! Quelle imposture!</p>
+
+<p>—Allez-y: vous serez édifié.</p>
+
+<p>—Cela ne peut être!</p>
+
+<p>—Cela est.</p>
+
+<p>—Mes gardes sont mariés.</p>
+
+<p>—Doublement ce soir.</p>
+
+<p>—Ils surmontent la chair.</p>
+
+<p>—Je n'osais pas le dire.</p>
+
+<p>—Cette plaisanterie est basse.</p>
+
+<p>—Comme leur attitude.</p>
+
+<p>—Mais le sang? le sang répandu? le sang qui
+souille encore la couche de la victime?</p>
+
+<p>—Le Roi vous a dit ce matin, monsieur, que
+sur la terre de Tryphême on ne répandait pas
+d'autre sang que le sang voluptueux des vierges ou
+celui des petits poulets.</p>
+
+<p>Et comme le Roi se désarmait par un rire brusque
+et sonore, Giguelillot, les yeux baissés, articula
+cette conclusion:</p>
+
+<p>—Ne sommes-nous pas à la ferme? Ce doit être
+un petit poulet.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l3c5" id="l3c5">CHAPITRE V</a></h3>
+
+<p class="d">OÙ CHACUN EST TRAITÉ SELON SES VERTUS.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0"><i>Hélène</i>.—Fata-lité! Fata-lité! Fata...</span><br>
+ <span class="i0"><i>Pâris</i>.—... li-ité!</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="s"><span class="sc">Meilhac</span> et <span class="sc">Halévy</span>.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>—Je retiens de ta plaidoirie, dit Pausole, le
+premier point. Tu m'as fait préparer un gîte confortable
+et tu veilles sur mon bien-être: c'est d'un
+homme de gouvernement. Pendant cette terrible
+journée, je commence à entrevoir que toi seul as fait
+effort dans tous les sens où il convenait d'agir et
+que le mal m'est venu d'un autre... Taisez-vous,
+Taxis, taisez-vous! vous êtes hideux et impolitique.
+Algébriste, vous avez l'esprit faux; protestant,
+vous l'avez étroit; eunuque, vous l'avez envieux.
+Je vous tiens pour une niquedouille. Allez indemniser
+le pauvre métayer de tous les dégâts qui se
+sont faits ici, et dont, somme toute, rien ne me
+dit que ce petit Gilles soit l'auteur. C'est une
+question qui sera réglée en temps et lieu, demain
+ou après, et qui ne m'intéresse en aucune façon, je
+le déclare. Occupez-vous des frais que je laisse
+derrière moi; reconduisez au harem la Reine qui
+s'en est échappée...</p>
+
+<p>—Oh! sire, dit Giguelillot, serez-vous si
+cruel?</p>
+
+<p>—Eh! que veux-tu que je fasse d'une femme
+pendant un voyage secret?</p>
+
+<p>—Ne l'humiliez pas. Elle vous aime. Laissez-la
+vous suivre en silence.</p>
+
+<p>—À l'instant, tu déplorais encore qu'elle m'eût
+rejoint!</p>
+
+<p>—Je regrette qu'elle ait pu s'enfuir et bouleverser
+ainsi vos heures de repos: mais la chose est
+faite. Il faut l'accepter, ne fût-ce que pour imposer
+le silence aux gorges chaudes.</p>
+
+<p>—Ce n'est pas le jour de la Reine Diane, interrompit
+Taxis. Je m'oppose à toute faveur qui
+dérogerait au règlement.</p>
+
+<p>—Que décide Votre Majesté? demanda Giguelillot
+sans trop d'ironie.</p>
+
+<p>—Je ne sais plus, répondit Pausole. Perds donc
+l'habitude de me proposer à toute minute des
+résolutions qui me fatiguent. Qui est mon conseiller
+à dix heures du soir? C'est toi, Gilles. Fais donc à ta
+guise et sois sûr que je t'approuverai, mon ami, car
+il y a peut-être d'aussi bonnes raisons pour pardonner
+que pour punir. J'aime mieux m'en
+remettre à ton jugement que de tirer à la courte
+paille. Va, et parle en mon nom, j'ai confiance en
+toi.</p>
+
+<p>Le page s'inclina, obtint la clef, sortit et s'en
+fut délivrer la malheureuse Diane, non sans lui
+laisser entendre à demi-mot qu'il avait eu l'honneur
+de plaider pour elle.</p>
+
+<p>Ses projets était fort simples: deux heures plus
+tard, selon toute apparence, Taxis reprenant le
+pouvoir sur le coup de minuit casserait la décision
+de son prédécesseur; mais la Reine aurait eu le
+temps de s'installer au château. Giglio s'introduirait
+chez elle et Diane s'imaginerait peut-être
+donner par reconnaissance tout ce qu'elle offrirait
+par désir, et par soif de se venger sur l'heure.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>En revenant auprès du Roi, elle garda un maintien
+silencieux et blessé. Comme elle semblait
+attendre une parole de regret, le Roi lui tendit la
+main, mais il y mit une affection qui redoutait
+visiblement d'être accueillie avec transports.</p>
+
+<p>—Houppe, vous ne rentrerez pas au harem ce
+soir, comme je vous en avais d'abord menacée. Je
+passe la nuit dans ce village et vous aussi; mais il
+n'en est pas moins vrai que je reste mécontent de
+votre équipée, ainsi que de tous les tracas dont
+elle fut pour moi la cause. Venez; nous sortirons
+à pied. Taxis s'occupera de nos montures et
+mon page vous prendra la main. En attendant,
+petit, donne-moi ma couronne.</p>
+
+<p>Giglio prit à la patère le manteau de pourpre
+et la couronne légère; Pausole se vêtit, se coiffa et
+jeta l'ordre du départ.</p>
+
+<p>Quatre jeunes filles portant des torches et marchant
+devant le Roi, sans autres voiles que ceux de
+la nuit, firent lentement les vingt-cinq pas qui séparaient
+la ferme du château voisin.</p>
+
+<p>Derrière, suivait Diane à la Houppe, que le
+page menait la main haute et à respectueuse distance.</p>
+
+<p>Elle regarda longtemps le Roi; puis, comme il
+ne se retournait point, elle jeta les yeux sur le
+page. Après un examen pensif qui dura plusieurs
+minutes et qui enveloppa le jeune homme de la
+tête jusqu'aux talons:</p>
+
+<p>—Comment vous appelez-vous? dit-elle.</p>
+
+<p>—Djilio, madame, répondit-il.</p>
+
+<p>Et il crut devoir pousser un soupir mélancolique.</p>
+
+<p>—Djilio? fit la Reine, c'est un joli nom.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l3c6" id="l3c6">CHAPITRE VI</a></h3>
+
+<p class="d">OÙ M. LEBIRBE ET LE ROI PAUSOLE S'APERÇOIVENT
+AVEC SURPRISE QU'ILS NE S'ENTENDENT PAS SUR
+TOUS LES POINTS.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">La conjonction de Vénus</span><br>
+ <span class="i0">Sera cause, comme il me semble,</span><br>
+ <span class="i0">Que aux estuves yront tous nudz</span><br>
+ <span class="i0">Femmes et hommes tous ensemble.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="s"><i>Prognostication de
+Maistre Albert.</i>—1527.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Pausole fut reçu à la grille par le courtois
+M. Lebirbe.</p>
+
+<p>Au même instant, à la fenêtre, Philis en colère
+se retournait:</p>
+
+<p>—Tu vois bien, maman, c'est une gaffe! Tu
+nous as fait mettre des robes et le Roi vient avec
+une dame qui n'en a pas! Nous allons être ridicules!</p>
+
+<p>—Je l'avais demandé à ton père, mon enfant,
+c'est lui qui m'a dit de vous habiller.</p>
+
+<p>—Tu es jeune, Philis, que tu es donc jeune!
+dit simplement Galatée.</p>
+
+<p>—Qu'est-ce que j'ai encore dit de si enfantin?</p>
+
+<p>—Il vaut mieux <i>d'abord</i> avoir une robe, expliqua
+la sœur aînée.</p>
+
+<p>Mais Philis ne comprenait point, et, comme le
+Roi s'introduisait, toutes trois, la jupe entre les
+doigts, glissèrent leurs révérences devant la porte.</p>
+
+<p>Après les premières paroles, qui furent
+empreintes de respect, la maîtresse de la maison
+se laissa entraîner par Diane à la Houppe. Elles
+avaient des relations communes, et d'un fauteuil
+à l'autre elles renouèrent des souvenirs.</p>
+
+<p>Giguelillot, dans un autre coin, sur un canapé
+à l'écart, causait avec les deux jeunes filles. Sa
+voix, haute d'abord, devint plus discrète, puis
+baissa jusqu'au chuchotement, et bientôt personne
+n'entendit plus rien, sinon, par instants, un rire
+étouffé.</p>
+
+<p>Dans le cadre d'une fenêtre, M. Lebirbe pérorait:</p>
+
+<p>—Sire, la <i>Ligue contre la licence des intérieurs</i>,
+ligue récente dont j'ai l'honneur d'être
+président, est une œuvre de moralisation et de salubrité
+publique. Je sais qu'elle a votre agrément...</p>
+
+<p>—Oui certes, dit Pausole. Oui certes; cependant,
+rappelez moi son but. Je ne l'ai pas présent à
+l'esprit.</p>
+
+<p>—Son but, son ambition unique est de mériter
+sa haute devise, laquelle s'exprime en trois mots:
+«Exemple.—Franchise.—Solidarité.»</p>
+
+<p>—Ce sont de beaux mots, dit Pausole. Mais
+comment les entendez-vous?</p>
+
+<p>—Votre Majesté n'ignore point qu'à Tryphême
+le parti de l'opposition affecte de s'en tenir aux
+anciens principes spécialement en ce qui touche la
+vie intime et le costume. Dans cette société, toutes
+les femmes, même les plus jolies, s'habillent jusqu'au
+menton pour sortir dans la rue et ne consentent
+à justifier une admiration masculine que
+dans le secret d'une chambre close et devant l'amant
+de leur choix. C'est là le fait d'une âme égoïste,
+avaricieuse et dépravée.</p>
+
+<p>—D'accord, dit Pausole.</p>
+
+<p>—Les hommes de cette même société luttent
+avec acharnement contre la propagation de notre
+influence et pour ce qu'ils appellent la décence des
+rues; mais comme l'instinct de la chair ne se tait
+pas plus en eux qu'en leurs adversaires ils s'en
+vont cacher leur vie dans des demeures infâmes où
+l'amour se flétrit, se métamorphose et devient une
+forme de l'ordure.</p>
+
+<p>—Ils ont tort, dit Pausole. Mais qu'est-ce que
+cela vous fait?</p>
+
+<p>—Sire, nous estimons qu'en agissant de la
+sorte, ils ne sont pas seulement hypocrites et faux;
+mais, si je puis dire, accapareurs. En notre siècle
+on n'admet plus qu'un amateur puisse acquérir
+une galerie de tableaux et en garder la jouissance
+pour lui seul; tout homme qui possède trois Rembrandt
+doit faire entrer la rue chez lui ou subir
+des attaques dont le bien fondé ne fait de doute
+pour personne. Eh bien, le même raisonnement
+d'où cette coutume a pris naissance devrait engendrer
+chez les hommes de sens droit une conscience
+supérieure et bienfaisante qui les retienne d'enfermer
+derrière les murs de leurs maisons tout ce
+que l'oisiveté ancestrale ajoute à la beauté de la
+femme et tout ce dont l'art, le luxe, l'espace,
+ornent l'amour entre ses bras.</p>
+
+<p>—C'est assez mon sentiment.</p>
+
+<p>—Cette société, qui se nomme elle-même la
+bonne et qui parvient à se faire passer pour telle
+dans beaucoup d'autres milieux, donne là un néfaste
+exemple dont je voudrais que Votre Majesté pénétrât
+le libertinage. Mettre une robe sur le corps
+d'une jeune fille, c'est proprement éveiller, chez
+les jeunes gens qui l'approchent, des curiosités
+malsaines qu'on leur défend par ailleurs de satisfaire:
+c'est de l'excitation au vice. Je reconnais que
+ce genre de perversité devient, à Tryphême, de
+plus en plus rare. Dans presque toutes les familles,
+les femmes commandent leur première robe au
+début de leur première grossesse. Mais il est, je le
+répète, de certaines maisons où l'on habille même
+les petites filles, ce qui est vraiment le comble de
+la malice. L'exemple donné porte ses fruits; souvent
+il est discuté; parfois il est suivi; une hésitation
+déplorable laisse flotter les mœurs nationales
+entre deux extrémités; on ne sait plus ce que la
+mode exige, et moi-même, l'avouerai-je ici? je
+n'ose pas toujours présenter mes enfants dans la
+tenue rigoureusement pure que j'ai mission de préconiser.
+Le but de notre société est de mettre un
+terme à cette incertitude en unifiant les mœurs en
+même temps que les consciences.</p>
+
+<p>—Et comment en viendrez-vous là?</p>
+
+<p>—Par deux moyens. D'abord par la propagande.
+Les ressources de la Ligue sont considérables.
+Nous avons obtenu pour vingt années la
+location d'un vaste terrain qui fait partie du Jardin
+Royal à Tryphême; nous y avons édifié en plein air
+une scène théâtrale sous les arbres et nous donnons
+là des ballets ainsi que des pièces inédites qui
+attirent une foule énorme et sont faites selon nos
+doctrines.</p>
+
+<p>—C'est-à-dire?</p>
+
+<p>—C'est-à-dire conformes à la vie elle-même, à
+sa réalité comme à sa beauté. Quand la scène
+représente une discussion d'intérêt dans le cabinet
+d'un notaire, les acteurs y sont vêtus de noir selon
+les modes de l'endroit; mais quand, au milieu d'un
+duo d'amour, la chanteuse crie: «Ô Voluptés!
+Extase! Ivresse!» elle est nue, selon la logique
+des choses, car le contraire serait inepte. Et lorsque
+le ballet présente aux spectateurs une Vénus, trois
+Grâces, douze Captives ou soixante Bacchantes,
+c'est évidemment sans plus de mystère que n'en
+chercheraient les mêmes personnages dans le
+cadre d'un tableau, car il est incohérent d'avoir
+deux esthétiques sur un même sujet: l'une pour la
+peinture et l'autre pour le théâtre.</p>
+
+<p>—Jusqu'ici nous nous entendons.</p>
+
+<p>—En outre, par le livre à bon marché, par
+le journal et par l'image, nous répandons sans
+relâche dans le peuple le goût de la nudité humaine
+avec le double sentiment qu'elle inspire, à l'esprit,
+d'une part, à la chair de l'autre, si tant est qu'on
+puisse séparer en deux éléments libres et distincts
+l'être unique soulevé par l'amour. Ces livres
+s'abstiennent d'enseigner ce que décrivent la plupart
+des romans populaires, c'est-à-dire le meilleur
+moyen de fracturer une serrure ou d'assommer
+une blanche aïeule et, s'il faut aller jusqu'aux détails,
+nous aimons mieux suggérer à l'ouvrière une
+volupté peu connue que de lui apprendre en six
+colonnes comment on fait la fausse monnaie.</p>
+
+<p>—Et si cette volupté est stérile? dit Pausole.</p>
+
+<p>—Si une joie passagère est stérile, qu'importe?
+Le corps de la femme renferme quatre-vingt mille
+ovules et ne peut guère concevoir plus de dix-huit
+fois sans danger. Donc (en prenant ce chiffre de
+quatre-vingt mille dans sa précision rigoureuse),
+il appert que l'ordre de la nature elle-même et le
+dessein du Créateur confèrent à la jeune fille vers
+le milieu de sa douzième année une réserve de
+soixante-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-deux
+plaisirs à la fois stériles et licites dont ils ne
+seront frustrés en rien, puisqu'ils ne <i>pourraient
+pas</i> leur faire porter fruit. L'important est de maintenir
+la femme dans l'inclination naturelle qui la
+penche vers la volupté. Qu'elle ait le désir simple
+ou multiple, elle concevra un jour ou l'autre et
+léguera des existences qui justifieront la sienne.
+Mais il est clair qu'il en sera tout autrement si l'on
+propose aux vierges qui ne trouvent point de
+mari je ne sais quel idéal de vie solitaire et de
+négation qui, lui, est fatalement stérile, exécrable
+et contre nature.</p>
+
+<p>—Continuez, dit Pausole, je suis curieux de
+savoir où vous vous arrêterez!</p>
+
+<p>—Je me hâte d'ajouter que si nous proposons
+la recherche habituelle mais sagement pondérée de
+toutes les délectations qui récompensent les
+amants, celles qui ont la conception pour résultat
+sinon pour but sont de beaucoup les plus fréquemment
+décrites dans nos brochures populaires.
+Ce sont aussi, quoi qu'en disent les médecins,
+celles qui conservent encore la faveur générale.
+La preuve en est aisée à fournir: à la fondation de
+notre Ligue, l'excédent des naissances sur les décès
+à Triphême-Ville ne dépassait pas 4 pour 100. Il
+est aujourd'hui de 9 pour 100, à la troisième
+année de notre apostolat. Afin d'exciter et de subventionner,
+si l'on peut s'exprimer ainsi, une
+émulation féconde dans les basses classes de la
+société, nous avons institué des concours d'où les
+courtisanes sont exclues comme professionnelles,
+et où chaque année au printemps nous couronnons
+les jeunes filles qui, par leurs soins particuliers,
+ont porté leur beauté physique au plus haut point
+de perfection et qui par leurs talents intimes ainsi
+que par la chaleur de leurs embrassements sont
+désignées à l'acclamation du suffrage universel
+comme ayant donné chaque nuit dans leur quartier
+le plus recommandable exemple.</p>
+
+<p>—Tout cela, dit Pausole, c'est de la propagande.
+Mais vous disposez de deux moyens différents,
+si j'ai bien compris vos paroles. Quel est le
+second des deux?</p>
+
+<p>—J'y arrive, répondit M. Lebirbe. Notre propagande
+par les représentations publiques, par le
+livre, le journal, l'image et les prix du concours
+annuel, s'adresse principalement, ai-je besoin de
+le dire? à la jeune fille. Elle joue gros jeu à nous
+suivre; les peines de la grossesse et de l'enfantement
+l'épouvantent et il ne faut pas chercher ailleurs
+la cause profonde de sa réserve à l'égard de
+l'autre sexe. À quinze ans, une fille du peuple est
+apprentie et fait les courses; enceinte, elle perd sa
+place, elle perd même son amant dans la plupart
+des cas, et, si elle est attachée à l'un ou à l'autre,
+il ne lui reste au septième mois que misère, désespoir
+et douleur physique. Eh bien, nous voulons
+qu'elle affronte tout cela, s'y expose et en triomphe!
+Le pays l'exige; il lui faut des fils. Bien entendu,
+ce n'est pas ainsi que nous parlons à notre élève;
+elle aurait le droit de nous répondre que le pays
+n'en sera pas plus riche si elle lui donne un enfant,
+mais qu'elle en sera beaucoup plus pauvre; et
+nous ne pourrons jamais lui faire comprendre ce
+qu'il y a de faux dans son raisonnement. Aussi la
+flattons-nous d'une espérance tout autre. Ce que
+nous lui disons et ce qu'elle comprend tout de
+suite, c'est que le plaisir suprême des riches appartient
+aux plus misérables: l'amour pour lequel
+on entasse les fortunes et qui les fait écrouler ne
+se perfectionne pas en montant. Dès qu'une ouvrière
+sait être une amante, elle peut se dire qu'elle
+ignore toutes les joies de la vie, excepté la plus
+intense—car celle-là, elle l'embrasse, et la tient!</p>
+
+<p>—Certes oui.</p>
+
+<p>—C'est pourquoi notre ambition est satisfaite
+quand nous savons qu'après avoir lu telle de nos
+brochures, le soir, en quittant l'atelier, la modiste
+ou la ravaudeuse passe dans la chambre voisine et
+entre dans la vie grâce à nous. Car désormais
+nous savons que ses heures de travail seront
+pleines d'un souvenir et allégées par un espoir.
+Nous savons que sa journée ne sera pas tout
+entière sous le poids d'une tâche sans récompense;
+que son lit paraîtra moins rude et sa chambre
+moins froide en hiver si elle referme ses jambes
+nues sur un être qu'elle chérit. Puisse-t-elle en
+venir à ce dernier point dès que la nature l'y invite;
+mais quelle que soit la volupté qui la tente et
+qu'elle choisisse, nous nous estimons heureux si
+elle l'apprend à notre école, car il faut que les
+classes aisées partagent avec les plus pauvres non
+seulement leur trop grande fortune, mais le secret
+trop bien gardé de leurs mystérieux plaisirs où la
+foule réclame sa part.</p>
+
+<p>—Je voudrais bien savoir, répéta Pausole, quel
+est votre second moyen...</p>
+
+<p>—Je me résume, dit M. Lebirbe. En combattant
+la licence des intérieurs, en répandant le discrédit
+sur les pavillons clandestins et sur les vieillards
+abjects qui ne dénigrent la nudité que pour
+la retrouver moins fade entre le corset et les bas
+noirs, nous faisons effort passionnément dans le
+sens du nu antique et pur, nous favorisons la vie
+au grand jour, la franchise des mœurs, l'exemple
+et l'enseignement direct de l'étreinte, en un mot
+l'expansion de la volupté publique sur le territoire
+de Tryphême.</p>
+
+<p>—Rien ne saurait m'être plus agréable, dit
+Pausole, mais vos moyens?</p>
+
+<p>—Nos moyens? Nous en connaissons deux. Le
+premier, je vous l'ai dit, Sire, c'est la propagande.
+Le second, ce serait une sanction.</p>
+
+<p>—Une sanction? s'exclama Pausole.</p>
+
+<p>—Une sanction pénale. Notre énergie se heurte
+contre des opposants irréductibles. Nous avons
+pour nous la jeunesse et le peuple; mais nous ne
+pouvons rien, ou presque rien, contre une certaine
+caste qui exerce une autorité morale incontestable
+et nous résiste pied à pied. C'est contre elle que je
+vous demande des armes, Sire, contre elle et pour
+vous, pour la victoire immédiate de vos plus chères
+idées. Et d'abord, laissez-moi vous parler d'une
+loi que nous attendons avec fièvre et que vous
+pourriez signer ce soir: la loi de la nudité obligatoire
+pour la jeunesse.</p>
+
+<p>—Ah! mais non! déclara Pausole. Mon cher
+monsieur, Tryphême n'est pas le monde renversé;
+c'est un monde meilleur, je l'espère du moins,
+mais je n'ai pas épargné tant de liens à mon peuple
+pour le faire souffrir avec d'autres chaînes. Imposer
+le nu sur la voie publique! Mais voyons,
+monsieur Lebirbe, ce serait aussi ridicule que de
+l'interdire!</p>
+
+<p>Puis, scandant ses premiers mots avec des coups
+de poing abaissés dans le vide, Pausole articula
+lentement:</p>
+
+<p>—Monsieur, l'homme demande qu'on lui fiche
+la paix! Chacun est maître de soi-même, de ses
+opinions, de sa tenue et de ses actes, dans la limite
+de l'inoffensif. Les citoyens de l'Europe sont las de
+sentir à toute heure sur leur épaule la main d'une
+autorité qui se rend insupportable à force d'être
+toujours présente. Ils tolèrent encore que la loi
+leur parle au nom de l'intérêt public, mais lorsqu'elle
+entend prendre la défense de l'individu
+malgré lui et contre lui, lorsqu'elle régente sa vie
+intime, son mariage, son divorce, ses volontés
+dernières, ses lectures, ses spectacles, ses jeux et
+son costume, l'individu a le droit de demander à la
+loi pourquoi elle entre chez lui sans que personne
+l'ait invitée.</p>
+
+<p>—Sire...</p>
+
+<p>—Jamais je ne mettrai mes sujets dans le cas
+de me faire un tel reproche. Je leur donne des
+conseils, c'est mon devoir. Certains ne les suivent
+pas, c'est leur droit. Et tant que l'un d'eux n'avance
+pas la main pour dérober une bourse ou donner
+une nasarde, je n'ai pas à intervenir dans la vie
+d'un citoyen libre. Votre œuvre est bonne, monsieur
+Lebirbe; faites qu'elle se répande et s'impose,
+mais n'attendez pas de moi que je vous prête
+des gendarmes pour jeter dans les fers ceux qui ne
+pensent pas comme nous.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l3c7" id="l3c7">CHAPITRE VII</a></h3>
+
+<p class="d">OÙ L'ON FAIT DES RÉCITS DE VOYAGE
+SUR UN PAYS BIEN SINGULIER.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<blockquote>
+<p>«Je vous diray quelques Sonnets et
+croy que vous ne doutez du sujet.</p>
+
+<p>—Non, respondirent ces Bergeres,
+ils seront de l'Amour.»</p>
+</blockquote>
+
+<p class="s"><span class="sc">Remy Belleau</span>.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>À cet instant, une petite voix joyeuse et presque
+émue osa crier du fond de la pièce:</p>
+
+<p>—Maman! maman! quel bonheur! monsieur
+est un poète!</p>
+
+<p>—Un poète, Philis, est-il vrai?</p>
+
+<p>—Un poète! répéta Diane à la Houppe. Oh!
+dites-nous des vers, voulez-vous?</p>
+
+<p>Giglio s'approcha, s'inclina, et répondit avec
+déférence:</p>
+
+<p>—Madame, il suffit que vous m'en ayez exprimé
+le désir pour que je manque à tous mes
+serments, car je m'étais bien juré de ne jamais
+dire mes vers moi-même; mais je sais que vous
+n'ordonnez rien qui ne soit agréable au Roi et je
+voudrais être sûr de ne pas lui déplaire en troublant
+son entretien...</p>
+
+<p>—Vous ne troublerez rien du tout, monsieur
+Djilio; regardez le Roi: il vous écoute.</p>
+
+<p>—Dis-nous tes vers, mon petit, fit Pausole.
+Cela vient fort à propos rompre ma conférence de
+politique intérieure, car M. Lebirbe et moi nous
+commencions à ne plus nous entendre, bien que
+courtois l'un envers l'autre. Mais choisis un
+poème court et dont tu te souviennes bien, car les
+lacunes de la mémoire me font une pénible impression.</p>
+
+<p>—Sire, dit Giglio modestement, j'ai mes œuvres
+complètes sur moi.</p>
+
+<p>Il porta la main à sa ceinture, y fit sauter le
+bouton d'une courte poche de cuir qui ressemblait
+à une cartouchière, et il en tira trois petits
+volumes du format in-trente-deux jésus.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>L'un était édité au <i>Mercure de France</i>, tiré à
+cent quatre-vingt-trois exemplaires, dont quatre
+sur satin flamme de punch, huit sur chine gris
+poussière, neuf sur papier d'emballage tirant vers
+le caca d'oie, sept sur vieux buvard écrevisse, et le
+reste sur vergé des Indes. Cela s'appelait <i>le Mannequin
+d'opale</i>.</p>
+
+<p>L'autre avait été déposé à la librairie Fischbacher.
+Le portrait de l'auteur, reproduit par le
+curieux procédé de la photogravure, ornait la
+page du titre, et le titre était celui-ci: <i>Larmes
+d'une âme</i>.</p>
+
+<p>Le troisième était publié par un éditeur israélite.
+Sur la couverture, une jeune veuve très gaie, le
+voile sur l'oreille, levait sa jupe noire jusqu'à la
+ceinture, probablement pour montrer qu'elle
+n'avait pas de pantalon, et le titre était si scabreux
+que je ferais peut-être bien de le taire.</p>
+
+<p>(Car, après tout, ce roman n'est pas lu que par
+des dames.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Giguelillot sembla hésiter, il regarda ses hôtes,
+le Roi, Philis, Galatée et Diane à la Houppe... Puis
+il remit à leur place les deux premières plaquettes
+et ouvrit la troisième à la page 59.</p>
+
+<p>—Quel joli volume! fit Diane à la Houppe. Il
+s'intitule?...</p>
+
+<p>—<i>Oui</i>.</p>
+
+<p>—Charmant.</p>
+
+<p>—<i>Oui</i> tout court? demanda Philis.</p>
+
+<p>—Que veux-tu donc de plus? s'écria Galatée.</p>
+
+<p>—Oh! cela dit tout! soupira Diane.</p>
+
+<p>Et, lançant un regard voilé, elle ajouta:</p>
+
+<p>—C'est un mot que vous avez entendu, monsieur?</p>
+
+<p>—Jamais, madame. Il ne s'emploie qu'en
+poésie.</p>
+
+<p>—Comment dit-on en prose?</p>
+
+<p>—On dit: «Non».</p>
+
+<p>—Cela revient au même?</p>
+
+<p>—Heureusement.</p>
+
+<p>—Alors, c'est une convention?</p>
+
+<p>—Une délicatesse.</p>
+
+<p>—Pourquoi?</p>
+
+<p>—En effet, madame, vous ne pouvez pas savoir...
+Une très vieille coutume, chez les peuples
+chrétiens, veut qu'un homme ne puisse rencontrer
+une dame sans être obligé de lui offrir un appartement
+meublé, avec des fleurs, de la poudre, des
+épingles à cheveux et des émotions. La dame répond
+toujours: «Non.» Si le monsieur se retire,
+elle comprend qu'il a été très poli. S'il insiste, elle
+réprime son trouble. Et s'il déclare qu'il en va
+mourir, elle fait tout ce qu'il faut pour lui sauver
+la vie. Voilà, madame, ce que veut dire un «non».</p>
+
+<p>—Je ne dirai jamais ce mot-là, sourit malicieusement
+Philis.</p>
+
+<p>Mais Pausole battait de la main le bras de son
+fauteuil évasé.</p>
+
+<p>—Lis donc tes vers, mon petit. Il ne faut
+jamais répondre aux dames. Un homme pose des
+questions d'élève; il interroge sur ce qu'il ignore.
+Mais une femme pose des questions de maître et
+seulement sur les pages qu'elle connaît à fond.</p>
+
+<p>—Alors, monsieur, fit Galatée, qu'est-ce que la
+pudeur, dites-moi?</p>
+
+<p>—À propos de quoi cette... question d'élève?
+dit en riant la petite Philis.</p>
+
+<p>—M. Djilio semble croire que les femmes
+disent: «Non» par discrétion d'abord, puis par
+miséricorde, si ce n'est par entraînement. Je lui
+demande ce qu'il sait de notre pudeur et j'espère
+qu'il me répondra.</p>
+
+<p>—«Pudeur», mademoiselle (nous sommes en
+classe, n'est-ce pas?), «pudeur» est un mot latin
+qui signifie «honte». C'est le sentiment particulier
+qu'éprouve une dame lorsque, ayant reconnu par
+un impartial examen la valeur exacte de ses formes,
+il lui faut révéler à d'autres ce qu'elle aimerait
+mieux déplorer toute seule. Et rien n'est plus naturel.</p>
+
+<p>Philis et Galatée se consultèrent du regard;
+mais tandis que l'aînée restait immobile, la cadette
+sortit en silence, piquée d'honneur, et sensible au
+défi.</p>
+
+<p>Pausole tendait la main du côté de son page.</p>
+
+<p>—Gilles, montre-moi ton livre, dit-il. Qu'est-ce
+que je vois donc sur la couverture?</p>
+
+<p>Et comme le page lui remettait le volume:</p>
+
+<p>—Oh! que c'est vilain! fit le Roi. Peux-tu publier
+des vers sous une pareille estampille? M. Lebirbe
+me disait à l'instant que ces sortes d'excitations s'adressaient
+à quelques vieillards dont nous haïssons
+tous deux l'hypocrisie et la sottise.</p>
+
+<p>—À Tryphême, répondit Giglio, il en est peut-être
+ainsi. Mais en France, où les vieillards dirigent
+les mœurs et font les lois, elles s'adressent au
+peuple entier. Le retroussé est le costume national
+des Françaises. On le produit partout, dans les bals
+publics, au café-concert, au théâtre, à l'Élysée et
+même dans le monde. Au milieu des caricatures
+étrangères, le retroussé désigne la France entre le
+lion anglais et l'aigle d'Allemagne. Si j'ai fait graver
+sur mon livre une dame entièrement vêtue de noir
+excepté vers le haut des jambes, c'était pour qu'on
+vît tout de suite que je parlais des Parisiennes.</p>
+
+<p>—Quelle singulière mode! fit Diane rêveuse.
+Pourquoi plaire aux vieillards et non aux jeunes
+gens?</p>
+
+<p>—Les Parisiennes veulent plaire à tout le monde,
+et elles ont un respect très particulier pour les
+vieux messieurs... Il s'exprime différemment selon
+la femme et selon l'heure du jour...</p>
+
+<p>—Oh! dites-nous! C'est si curieux, ces mœurs
+des pays sauvages...</p>
+
+<p>—Dans les classes inférieures, la femme exprime
+sa déférence envers l'homme âgé en levant le
+pied à la hauteur de son œil. Ce geste est généralement
+accompagné d'une exclamation ironique ou
+injurieuse; mais le septuagénaire est enchanté. Si
+la scène se passe dans un bal public, la police et la
+tradition veulent que la femme montre en même
+temps des dessous multiples, beaucoup de fausses
+dentelles et de madapolams sales. L'habitué du
+Moulin-Rouge ou du Casino de Paris n'aime que
+l'élégance de la cuisse, et il distingue assez mal le
+linon de la cotonnade: plus il y a de linge, plus il
+est content. Si, au contraire, nous sommes au cabaret,
+ou dans la rue le soir, ou dans les familles
+simples, il ne faut porter de linge nulle part pour
+ravir le septuagénaire par ce salut de bas en haut.
+Les ethnologues constatent, sans les expliquer,
+ces contradictions du goût français.</p>
+
+<p>—Vous avez vécu dans ce pays-là?</p>
+
+<p>—J'y suis né, madame.</p>
+
+<p>—Oh! pardon. Je vous croyais Italien. Vous
+disiez?... continuez donc... cela me passionne.</p>
+
+<p>—Dans les milieux bourgeois, le geste est différent.
+Sur un trottoir, par exemple, une dame se
+sent suivie par un membre de la Chambre Haute
+pour qui elle ne peut avoir qu'une vénération toute
+filiale; elle la lui témoigne par une manœuvre
+assez difficile à réussir et qui consiste à tirer la
+jupe et à la relever de façon à mouler les formes
+en arrière, tout en dévoilant le mollet gauche. Ce
+n'est pas intéressant du tout, mais le septuagénaire
+est enchanté.</p>
+
+<p>—Je ne comprends pas...</p>
+
+<p>—Moi non plus... Dans les classes dites supérieures,
+le retroussé est plus en faveur du côté du
+décolletage. Voici comment on l'obtient: le vieillard
+étant debout et la jeune femme assise, celle-ci
+se penche en serrant les bras et en bombant les
+épaules; la posture est disgracieuse, mais le corsage
+flotte, s'élargit; l'œil du vieux monsieur s'y
+darde, et quand le sein de la dame est assez complaisant
+pour laisser voir la forme, la nuance et
+les curiosités de sa pointe, le septuagénaire ne se
+sent pas de joie.</p>
+
+<p>—Mais que pensent les jeunes gens de tout
+cela?</p>
+
+<p>—Les jeunes gens? la plupart pensent comme
+leurs grands-pères... Ils obtiennent des retroussés
+plus complets, voilà tout... Les autres n'osent pas
+protester...</p>
+
+<p>—Et les dames?</p>
+
+<p>—Oh!...les dames en ont tellement l'habitude!
+Et puis c'est la mode: on ne peut rien contre elle...
+Tout à l'heure, j'entendais M. Lebirbe dire au Roi
+que, sur son théâtre, les amoureuses se mettaient
+nues avant de chanter: «Extase! Ivresse!» Mais à
+Paris, monsieur Lebirbe, personne n'y comprendrait
+rien. L'uniforme des courtisanes, c'est le
+corset noir et les bas noirs avec ou sans pantalon;
+autrefois, cela se gardait même au lit, disent les
+bons auteurs; maintenant cela ne se porte plus
+qu'à la chambre, et voilà un point de gagné, mais
+le public des petits théâtres le sait-il? Pour lui,
+toutes les femmes nues représentent la même personne,
+la seule qu'il ait jamais vue dans les journaux
+illustrés: c'est la Vérité sur M. Dreyfus. Si
+on le faisait venir en scène, il y aurait des manifestations.</p>
+
+<p>—Ha! ha! dit Pausole, tu exagères un peu.</p>
+
+<p>—Je crois même qu'il invente, fit Diane inquiète.
+Des mœurs pareilles ne peuvent exister
+nulle part.</p>
+
+<p>—Plût à Dieu! soupira M. Lebirbe. Mais elles
+ont pénétré jusqu'ici, madame, et cachent leur insanité
+dans le secret de nos intérieurs.</p>
+
+<p>—À Tryphême?</p>
+
+<p>—À Tryphême!</p>
+
+<p>—Pas chez vous, du moins, fit Diane avec un
+sourire.</p>
+
+<p>Philis rentrait sans autres voiles que ceux dont
+la nature elle-même commençait à la fournir. Derrière
+elle un domestique en livrée noisette apportait
+des citronnades avec des sorbets à la mandarine.</p>
+
+<p>Elle s'assit auprès de sa sœur dans une causeuse
+à deux places, et Giglio eut des distractions.</p>
+
+<p>Galatée vérifiait de la main l'ordonnance de sa
+coiffure.</p>
+
+<p>Philis du bout du doigt estompait sur sa hanche
+un peu de poudre superflue.</p>
+
+<p>—Eh bien! s'écria Pausole, voyons, finissons-en,
+mon petit! Lis-nous tes vers; tout le monde t'écoute.
+Mais choisis-les plus convenables que la
+couverture de tes œuvres. Tu parles devant deux
+jeunes filles.</p>
+
+<p>—Oh! Sire, nous pouvons tout entendre, maman
+le permet, dit Philis.</p>
+
+<p>Et M<sup>me</sup> Lebirbe sortit de son silence pour émettre
+cet aphorisme qu'elle avait lu certainement quelque
+part:</p>
+
+<p>—Quand les jeunes filles comprennent... on ne
+leur apprend pas grand'chose... Et quand elles ne
+comprennent pas... on ne leur apprend rien du
+tout.</p>
+
+<p>Mais, comme Giglio rouvrait son livre, le dernier
+coup de minuit sonna...</p>
+
+<p>Taxis, toujours ponctuel, se fit annoncer.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l3c8" id="l3c8">CHAPITRE VIII</a></h3>
+
+<p class="d">COMMENT TAXIS PRÉTENDIT SUIVRE L'EXEMPLE
+DE LA BELLE THIERRETTE.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<blockquote>
+<p>Tout ce qui met les hommes dans une
+dépendance les uns des autres par rapport
+à leurs plaisirs contribue infiniment
+à donner à leurs mœurs une impression
+de tendresse et d'humanité, si nécessaire
+au bonheur de la société en général;
+aussi a-t-on remarqué que les hommes
+disgraciés de la nature sont de tous les
+mortels les plus insociables.</p>
+</blockquote>
+
+<p class="s"><span class="sc">Freron</span>.—1776.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Le huguenot, d'un air à la fois obséquieux et
+vain, les yeux fermés et la bouche ouverte, salua.</p>
+
+<p>Aussitôt, Diane à la Houppe s'assit de côté sur sa
+chaise en affectant de lui tourner le dos. Le bras
+droit sur le dossier elle éleva mollement sa main
+gauche vers le page et lui dit:</p>
+
+<p>—Pourquoi ne lisez-vous pas?</p>
+
+<p>—Madame, répondit Giglio, tous mes vers peuvent
+être mis entre les mains des jeunes filles, car
+ils parlent précisément de ce qui les intéresse le
+plus. Mais ils ne sont pas écrits pour M. Taxis, et,
+tant que M. Taxis sera là, je vous demande la permission
+de ne pas lui donner prétexte à scandale.</p>
+
+<p>—Malheur à celui par qui le scandale arrive!
+dit Taxis lugubrement. Mais il faut que le scandale
+arrive! Mais il faut que le scandale arrive!</p>
+
+<p>—Qui est ce monsieur? murmura Philis.</p>
+
+<p>—Il est mal tenu, dit Galatée.</p>
+
+<p>—Tu as vu ses mains?</p>
+
+<p>—Ah! et son cou!</p>
+
+<p>—Ses dents!</p>
+
+<p>—Sa barbe!</p>
+
+<p>—Et sa cravate! Oh! sa cravate!</p>
+
+<p>—Comme il serait vilain tout nu! Il fait très
+bien de s'habiller.</p>
+
+<p>En même temps, Taxis s'approchait du Roi:</p>
+
+<p>—Sire, dit-il à voix haute, j'ai l'honneur de
+vous demander un entretien particulier. Il y va des
+intérêts les plus graves. J'ose vous rappeler qu'à
+partir de minuit Votre Majesté daigne m'honorer de
+sa confiance et j'insiste pour être entendu.</p>
+
+<p>—Nous nous retirons, fit M. Lebirbe.</p>
+
+<p>—Non, fit Pausole. Restez...</p>
+
+<p>—Dès lors, je dois me taire, dit Taxis.</p>
+
+<p>—Ah! quel ennui! répéta le Roi, quel ennui! Ne
+pouvez-vous prendre vos résolutions tout seul sans
+venir me troubler à pareille heure?</p>
+
+<p>—Votre Majesté me donne carte blanche?</p>
+
+<p>—Bien entendu.</p>
+
+<p>—Il suffit.</p>
+
+<p>Et, se dirigeant vers le page:</p>
+
+<p>—Je vous arrête, monsieur!</p>
+
+<p>—Ciel! s'écria M<sup>me</sup> Lebirbe.</p>
+
+<p>—Un instant! dit Pausole. Vous êtes fou, mon
+ami; je serai obligé de vous destituer si vous vous
+comportez de cette façon grossière vis-à-vis de
+mon meilleur page, chez le plus digne de mes
+sujets. Madame, je vous prie d'oublier une scène
+déplorable et dont j'ai l'esprit soulevé! Taxis est
+un fonctionnaire laborieux, parfois utile, mais d'un
+zèle excessif et d'un jugement troublé par je ne
+sais quel moralisme extravagant et chinois. Il
+s'excuse auprès de vous des paroles qu'il vient de
+prononcer ici.</p>
+
+<p>Toutefois M. et M<sup>me</sup> Lebirbe, affolés par cet
+esclandre, insistèrent pour que le Roi terminât le
+conflit hors de leurs présences et ils se retirèrent
+en emmenant leurs filles.</p>
+
+<p>Dès qu'ils eurent fermé la porte:</p>
+
+<p>—Mes amis, dit Pausole, je suis las de vous séparer
+et de donner raison à l'un ou à l'autre.
+Arrangez votre querelle entre vous et faites surtout
+qu'elle soit brève.</p>
+
+<p>Puis il traversa le salon et vint affectueusement
+s'asseoir auprès de Diane à la Houppe.</p>
+
+<p>Giglio, les bras croisés derrière le dos, se réservait.</p>
+
+<p>Taxis, demeurant à distance, décocha cette vibrante
+apostrophe:</p>
+
+<p>—Ah ça! monsieur, c'est donc un principe?
+Vous vous êtes donné pour tache de désigner
+chaque jour une malheureuse fille, servante ou
+paysanne, et de la faire outrager par une cohue,
+ivre de stupre et de luxure?</p>
+
+<p>—Outrager? dit doucement Giguelillot.</p>
+
+<p>—Hier, vous ligottiez sur sa couche une camérière
+du Roi pour la livrer aux atteintes de douze
+polissons coup sur coup! Et ce soir c'est une fille
+de ferme que vous jetez dans les bois avec quarante
+satyres?</p>
+
+<p>—Quarante hommes choisis par vous, monsieur
+Taxis! Quarante anachorètes triés sur le volet! Et
+voilà ce qu'ils deviennent dès qu'on leur confie une
+femme? Ah! que la chair est faible! que la chair est
+donc faible!</p>
+
+<p>—Le spectacle qu'il m'a fallu contempler ne sortira
+pas de ma mémoire. Jamais, peut-être, pareille
+orgie ne s'était déroulée à la face du ciel depuis les
+tristes âges du paganisme, et, si je n'avais été prévenu,
+je me serais cru transporté par un songe
+diabolique dans les sentines de Suburre, dans les
+lupanars de Capoue! La misérable fille était écarquillée
+des quatre membres dans la position la plus
+critique au milieu de cinq ou six reîtres qui la souillaient
+je ne sais comment, mais tous à la fois, et le
+reste de la bande chantait une chanson de l'enfer en
+dansant une ronde autour de la victime.</p>
+
+<p>—Et la victime faisait des difficultés?</p>
+
+<p>—Non, elle était stoïque! Ulcérée, je n'en doute
+pas, ulcérée intérieurement des violences qu'elle
+subissait, et plus encore du scandale dont ses
+regards étaient témoins, elle n'en laissait rien
+paraître. Sa vaillance était bien d'une martyre.
+Sous l'outrage, elle tendait l'autre joue, elle demandait
+sans cesse de nouvelles tortures. Avait-elle des
+péchés à expier? Je l'ignore; mais dans les convulsions
+de l'agonie, la sublime enfant se réjouissait.
+Elle-même me l'a fièrement crié!</p>
+
+<p>—Vous le voyez, dit Giguelillot, les dames ne
+trouvent jamais qu'elles sont trop entourées.</p>
+
+<p>Ici Diane à la Houppe soupira longuement.</p>
+
+<p>Mais Taxis trépignait de colère et agitait des
+doigts frénétiques.</p>
+
+<p>—Riez! dit-il. Divertissez-vous! Votre rire est
+sinistre, jeune homme! Vous êtes malfaisant et
+lascif. Vous avez l'âme d'un Borgia! d'un Richelieu!
+d'un Héliogabale!...</p>
+
+<p>Giguelillot fit un pas et interrompit:</p>
+
+<p>—Monsieur, j'ai pour Héliogabale une admiration
+sans bornes et je suis ravi de lui ressembler à
+vos yeux...</p>
+
+<p>—Ah!...</p>
+
+<p>—... Mais vous faites vos comparaisons historiques
+sur un ton qui ne me plaît en aucune façon...</p>
+
+<p>—Monsieur...</p>
+
+<p>—Et puisque le Roi nous autorise à régler
+notre querelle entre nous...</p>
+
+<p>—Toutefois...</p>
+
+<p>—... J'exige que vous m'articuliez des excuses...</p>
+
+<p>—Jamais!</p>
+
+<p>—... Ou que vous fixiez avec moi, sans intermédiaire
+ni délai, les conditions d'une...</p>
+
+<p>—Jamais non plus!</p>
+
+<p>Taxis, d'un naturel bouillonnant mais craintif,
+reculait d'un pas à chaque mot. Il se buta contre la
+porte, l'ouvrit, voulut disparaître...</p>
+
+<p>Giguelillot le suivait et le retint par le bras.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Dans la pièce où ils pénétrèrent ensemble, Philis
+et Galatée, près de leurs dignes parents, attendaient
+l'issue d'une conférence dont les éclats singuliers
+les frappaient douloureusement.</p>
+
+<p>—Madame, dit le page avec calme et respect, je
+ne devrais certainement pas terminer en votre
+présence une discussion particulière, mais vous
+l'avez vue naître bien malgré moi et, si vous daigniez
+y consentir, je vous présenterais mon accusateur,
+M. le Grand-Eunuque, à qui je demande
+réparation.</p>
+
+<p>Puis, se tournant vers Taxis qui était devenu
+livide:</p>
+
+<p>—Monsieur, poursuivit-il, je vous méprise bien
+sincèrement; vous êtes sot, ambitieux, servile, vous
+n'avez ni tact ni courage...</p>
+
+<p>—M'insulteriez-vous?</p>
+
+<p>—Je ne crois pas.</p>
+
+<p>—Je prends acte de cette déclaration.</p>
+
+<p>—Nous disions donc, reprit Giglio en souriant,
+que vous manquiez à la fois de courage et de dignité.
+Néanmoins, je suis prêt à vous accorder l'honneur
+d'une rencontre...</p>
+
+<p>—Mais je ne le demande pas!</p>
+
+<p>—Je vous l'offre.</p>
+
+<p>—Je le décline.</p>
+
+<p>—Vous refusez de vous battre?</p>
+
+<p>—Monsieur, l'Éternel a écrit en lettres de
+flamme sur le sommet du Sinaï, ce commandement:
+«Tu ne tueras point.» Christ l'a répété.
+Paul l'a enseigné aux Gentils. Et vous attendez de
+moi que je touche une arme de meurtre! Non,
+monsieur! c'est mal me connaître. Je veux suivre
+le noble exemple qui m'a été donné ce soir dans le
+petit bois d'oliviers. Moi aussi, sous l'outrage, je
+tends l'autre joue! Moi aussi je veux boire l'opprobre
+jusqu'à la lie! Moi aussi je m'écarquille sur
+la claie des afflictions! Je vous fais des excuses,
+monsieur! Je vous fais des excuses publiques! Je
+sortirai victorieux de la lutte avec mon orgueil.
+Voyez: je courbe la tête, et je sens mon cœur
+réconforté.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l3c9" id="l3c9">CHAPITRE IX</a></h3>
+
+<p class="d">COMMENT GIGUELILLOT COMPRENAIT LES DEVOIRS
+DE L'HOSPITALITÉ ANTIQUE.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<blockquote>
+<p>Il est d'usage que les jeunes filles permettent
+les attouchements jusqu'à un
+certain point; mais la décence des
+mœurs actuelles ne me permet pas de
+vous dire lequel.</p>
+</blockquote>
+
+<p class="s"><span class="sc">Fischer</span>. <i>Ueber die Probenächte...</i>
+etc.—1780.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Diane à la Houppe et le Roi, guidés par leurs
+hôtes, gagnèrent les appartements qui attendaient
+depuis tant d'années l'honneur d'une visite souveraine.</p>
+
+<p>Taxis avait peut-être l'intention de séparer les
+deux époux; mais le trouble qu'il ressentit à la
+suite de sa dispute fit qu'il en oublia jusqu'aux
+règles fondamentales de sa politique courante.</p>
+
+<p>Le sort déjouait ainsi les calculs du petit
+page qui en resta tout surpris. Ce fut pis encore
+lorsque en entrant avec Pausole dans la chambre
+où elle allait vivre sa troisième nuit conjugale,
+Diane jeta vers son mari des regards de pardon et
+de renaissant amour.</p>
+
+<p>Alors Giguelillot se sentit mordu par le petit
+serpent d'une petite jalousie. Cette femme qu'on
+lui enlevait (car on la lui enlevait) acquit à ses
+yeux aussitôt des séductions fascinatrices. Inquiet
+de lui-même, soucieux d'enterrer son souvenir
+sous une bonne réalité, il se résolut à faire diversion.</p>
+
+<p>En jeune homme pratique et déterminé, il avait
+ses armes sur lui.</p>
+
+<p>L'étui où il enfermait ses plaquettes était un
+nécessaire complet pour aventures et habitudes,
+une triple trousse indispensable divisée en trois
+poches d'inégale importance.</p>
+
+<p>La première contenait:</p>
+
+<p>Un tire-bouton;</p>
+
+<p>Six lacets de corset;</p>
+
+<p>Des sels;</p>
+
+<p>Un poison inoffensif;</p>
+
+<p>De la poudre blanche, de la poudre Rachel, de
+la poudre rose (en petites boîtes de poche);</p>
+
+<p>Trois bâtons de rouge tout neufs;</p>
+
+<p>Des épingles noires, blanches et à tête ronde.</p>
+
+<p>Des épingles à cheveux de différentes formes;</p>
+
+<p>Des épingles doubles;</p>
+
+<p>Un petit peigne à fermoir;</p>
+
+<p>Une glace à main;</p>
+
+<p>Plusieurs produits pharmaceutiques;</p>
+
+<p>Enfin divers objets curieux, sinon véritablement
+usuels.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La deuxième renfermait les trois volumes de
+vers où Giguelillot avait fait entrer sous forme de
+dédicaces, de titres ou d'acrostiches quatre cents
+prénoms féminins ou noms d'animaux diminutifs
+rangés par ordre alphabétique afin que la recherche
+en fût plus facile au milieu des émotions.</p>
+
+<p>—Lisez! lisez!... cette élégie... à Miquette***...
+c'était vous, Miquette! Je vous aimais comme un
+fou! Et vous ne le saviez pas!</p>
+
+<p>Le dernier compartiment était le plus précieux
+des trois.</p>
+
+<p>Giguelillot y conservait une collection de trente
+billets, déclarations simples ou déclarations demandant
+rendez vous. Ces billets répondaient par leur
+variété à tous les caractères, et par leur provision
+à toutes les urgences: on n'a jamais ce qu'il faut
+pour écrire dans ces cas-là. Il y en avait de tendres,
+de respectueux, d'enflammés, de littéraires, de timides,
+de fort inconvenants, de désespérés et de
+pratiques. Certains disaient: «Ne m'abandonnez
+pas!» D'autres: «Eh bien! oui je vous aime!»
+D'autres encore: «Faites trois courses avant de venir
+pour avoir un emploi du temps.» Certains
+étaient presque illisibles tant l'encre y nageait dans
+les gouttes de larmes.</p>
+
+<p>Sitôt que l'un d'eux avait passé de sa case dans
+une main, toujours curieuse et tremblante même
+en cas de refus arrêté, Giguelillot le recopiait de
+mémoire pour une occasion future et la collection
+n'y perdait rien. Des enveloppes de couleurs diverses,
+rangées dans un ordre connu, rappelaient
+aisément le sujet de la lettre sans qu'il fût besoin
+de l'ouvrir pour en vérifier le choix ni les termes
+soigneusement vagues.</p>
+
+<p>Dans ce précieux nécessaire, Giguelillot prit à
+l'écart le troisième et le quatrième billet bleu,
+qui, avec des nuances développaient ce thème: «Je
+vous adore. J'aurai la folie de venir cette nuit jusqu'à
+votre chambre. Ouvrez-moi, ne fût-ce que
+pour me renvoyer!»</p>
+
+<p>Et, avant de quitter ses hôtes, il put glisser aux
+mains de leurs filles, secrètement, l'un et l'autre
+pli, afin d'avoir deux chances contre une d'oublier
+Diane à la Houppe.</p>
+
+<p>Il monta dans sa chambre, défit ses bagages, en
+tira des objets de toilette et s'occupa longuement
+de son joli physique par un sentiment de politesse
+bien plutôt que de suffisance, car il n'était à vrai
+dire ni vaniteux ni modeste lorsqu'il parlait avec
+lui-même et prenait aussi peu de plaisir à s'adresser
+des compliments qu'à se dire des choses désagréables.</p>
+
+<p>Si les dames avaient eu quelques bontés pour lui,
+ce n'était point, pensait-il, par l'effet d'un charme,
+mais parce qu'il les avait beaucoup entreprises, et,
+pour peu que l'on ait su rendre les circonstances
+favorables, deux sexes faits pour s'unir oublient
+vite les mauvaises raisons qu'ils croyaient avoir
+trouvées de ne pas se rendre leurs devoirs.</p>
+
+<p>En une heure, les derniers bruits s'éteignirent
+aux derniers étages; Giguelillot, ouvrant avec précaution
+la serrure de sa porte épaisse, se glissa
+dans le long corridor, monta silencieusement un
+escalier de marbre...</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Philis vraiment n'avait pas assez d'expérience
+pour jouer les rôles d'amoureuse: elle l'attendait
+sur la dernière marche.</p>
+
+<p>—Chut! dit-elle. Oh! que je suis contente!
+Venez vite!</p>
+
+<p>Ils entrèrent. Elle se retourna vers lui:</p>
+
+<p>—Vous êtes amoureux de moi? Comment cela
+se fait-il?</p>
+
+<p>Giglio n'eut pas le courage de jouer son rôle ordinaire,
+d'ailleurs parfaitement inutile cette fois.
+Il prit sous les bras la petite Philis, rouge et riante
+de plaisir, il lui mit un baiser dans l'œil et un autre
+au coin de la bouche, mais vivement et en camarade.</p>
+
+<p>—Vous êtes très gentille, lui dit-il.</p>
+
+<p>—C'est vrai?</p>
+
+<p>—Mais oui.</p>
+
+<p>—Qu'est-ce que j'ai de gentil?</p>
+
+<p>—Vous ne le savez pas?</p>
+
+<p>—On ne m'a jamais dit...</p>
+
+<p>—Eh bien, ceci, et ceci encore; et cela, ceci,
+tout vous!</p>
+
+<p>Elle se remit à rire, puis pensivement:</p>
+
+<p>—Mais les autres jeunes filles sont mieux que
+moi.</p>
+
+<p>—Vous vous trompez bien.</p>
+
+<p>—Malheureusement non. J'ai une cousine qui
+vient déjeuner ici tous les dimanches et, quand
+elle ôte sa robe dans ma chambre pour aller à
+table, j'ai envie de la battre tant elle est plus belle
+que moi. C'est vilain, ce sentiment-là, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>—Oui, vous êtes d'une modestie ridicule, fit
+Giglio avec tendresse. Comment vous croyez-vous
+donc faite?</p>
+
+<p>—Moi? comme une allumette-bougie...</p>
+
+<p>—Parce que vous avez la tête rose et le corps
+blanc?</p>
+
+<p>—Surtout parce que je suis maigre. Vous ne
+direz pas non.</p>
+
+<p>—Je dirai non tout de suite! Vous, une maigre?
+Vous êtes mince comme il faut être. Les jeunes
+filles de quinze ans qui ressemblent à des poussahs
+trouvent quelquefois des maris parce que leur
+double surface donne l'illusion de la bigamie;
+mais des amants, c'est une autre affaire: elles sont
+trop difficiles à enlever.</p>
+
+<p>Philis, qui avait le rire facile, fit une vocalise,
+puis demanda très sérieusement:</p>
+
+<p>—Vous avez enlevé des jeunes filles, déjà?</p>
+
+<p>—Tout un pensionnat.</p>
+
+<p>La petite le regardait avec admiration:</p>
+
+<p>—Racontez-moi, dites?</p>
+
+<p>—Impossible, c'est un grand secret.</p>
+
+<p>—Alors, sans les noms?... Où cela se passait-il?</p>
+
+<p>—En France. Je ne peux pas en dire
+plus...</p>
+
+<p>—C'étaient des grandes ou des petites, dans
+cette pension-là?</p>
+
+<p>—Des deux.</p>
+
+<p>—Combien en tout?</p>
+
+<p>Giguelillot chercha un chiffre extraordinaire et
+admissible:</p>
+
+<p>—Trente et une, répondit-il.</p>
+
+<p>—Aucune ne vous a boudé?... Oh! je comprends
+ça, par exemple! Vous êtes si joli garçon...
+Je vous ai dit oui comme elles, vous voyez... Et
+encore, elles savaient peut-être ce qu'elles faisaient
+en vous suivant, tandis que moi je ne sais
+pas du tout. Ou presque pas.</p>
+
+<p>—Vraiment?</p>
+
+<p>—Ma sœur ne veut jamais me répondre quand
+je lui demande des renseignements. Tout ce que
+j'ai appris, c'est par ma cousine. Mais elle ne m'a
+pas dit ce qu'il y a de plus important, j'en suis sûre.</p>
+
+<p>—Qu'est-ce qu'elle vous a dit?</p>
+
+<p>Philis hésita en souriant.</p>
+
+<p>—Vous allez vous moquer de moi si je vous le
+répète.</p>
+
+<p>—Certainement non.</p>
+
+<p>—J'ai retenu tout de travers, je m'en doute. Et
+puis je ne sais pas tous les mots... Enfin, tant pis,
+vous me reprendrez; voilà.</p>
+
+<p>Et, comptant sur ses doigts pour ne rien oublier,
+Philis énuméra ses petites connaissances, d'une
+voix basse, lente et circonspecte, levant parfois un
+œil alarmé, comme une élève incertaine qui
+redoute le fatal zéro.</p>
+
+<p>Giguelillot l'écoutait avec une estime croissante.
+Dès qu'elle eut achevé de parler, il lui dit en joignant
+les mains:</p>
+
+<p>—Mais pardon, mademoiselle Philis, qu'est-ce
+que vous croyez ignorer?</p>
+
+<p>—Ce qui est mal, dit-elle simplement.</p>
+
+<p>Elle s'expliqua:</p>
+
+<p>—Il paraît que c'est très honteux de recevoir
+un jeune homme dans sa chambre... On fait donc
+le mal avec lui?</p>
+
+<p>—Mais non, mais non, fit Giguelillot.</p>
+
+<p>—Si. Papa nous le défend. Il ne reçoit jamais
+de jeunes gens, et quand on lui demande pourquoi,
+il répond qu'il a des filles. Tout ce que je viens de
+vous dire, évidemment, ce sont des façons de jouer
+qui ne font de mal à personne; alors ce n'est pas
+cela qu'on défend.</p>
+
+<p>—Bien entendu... Et je suis sûr que M. Lebirbe
+vous protège contre «certains» jeunes gens; ceux
+qui ne savent pas jouer, vous me comprenez bien.
+Mais s'il apprenait que vous jouez avec moi...</p>
+
+<p>—Vous? Mais vous surtout, grand Dieu! Ce
+soir je ne sais pas ce que vous lui avez dit, il vous
+craignait comme le diable, et il avait fait coucher
+une bonne sur un matelas dans le corridor, entre
+la porte de ma sœur et la mienne. Vous savez que
+ma sœur dort là-bas tout au fond? Elle a horreur
+des domestiques, Galatée, et elle n'aime pas être
+surveillée. Elle a donné de l'argent à la bonne
+en la priant d'aller coucher dans les communs
+comme d'habitude. Quelle chance, dites? sans
+cela je n'aurais pas pu vous voir.</p>
+
+<p>Cette confidence intéressa vivement Giglio. On
+avait dit oui des deux côtés. Il regarda la petite
+Philis et sentit un scrupule devant elle. Il pensa
+qu'attendu par l'aînée, résolu à la connaître, il
+n'avait guère le droit de conduire la plus jeune à
+d'irréparables imprudences, et qu'il valait mieux
+aborder la plus responsable des deux.</p>
+
+<p>Discret, il se borna donc à donner les éclaircissements
+que lui demanda la petite Philis sur un
+certain sujet dont elle était curieuse. Il lui donna
+aussi des conseils, des méthodes de rêverie et des
+leçons faciles, mais il ne lui suggéra rien dont elle
+ne sût les éléments.</p>
+
+<p>Il fut même si réservé qu'au moment où elle le
+pria de tenter avec elle une fatale expérience, il
+répondit qu'au sein d'une maladie grave il avait
+formé le vœu de ne jamais accomplir quoi que ce
+fût d'approchant, et que d'ailleurs, selon l'avis
+général, ces violences n'amenaient que déception.</p>
+
+<p>Deux heures après il se retira, feignit de
+descendre l'escalier, mais revint bientôt à pas
+sourds et frappa deux légers coups sur la porte de
+Galatée.</p>
+
+<p>La jeune fille ouvrit elle-même en robe de
+chambre très boutonnée. Elle referma soigneusement
+la porte, s'y appuya des épaules et dit du ton
+le plus froid:</p>
+
+<p>—Monsieur, je sais tout ce que vous avez fait ce
+soir dans une chambre de l'hôtel du Coq...</p>
+
+<p>—Comment? s'écria Giguelillot stupéfait.</p>
+
+<p>—Et je suis décidée à ne pas le taire si vous
+m'approchez sans ma permission. Maintenant écoutez
+bien. J'ai à vous parler.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l3c10" id="l3c10">CHAPITRE X</a></h3>
+
+<p class="d">OÙ GIGUELILLOT REÇOIT DE M<sup>lle</sup> LEBIRBE UNE
+PROPOSITION QUI LUI SOURIT TOUT DE SUITE.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Ἐγὼ δὲ μόνα καθεύδω.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="s">ΣΑΠΦ.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>—Vous me menacez? dit Giguelillot.</p>
+
+<p>—Je vous avertis.</p>
+
+<p>—Et que s'est-il passé, selon vos renseignements,
+dans cette pièce de l'hôtel du Coq où l'on
+prétend que je suis entré?</p>
+
+<p>Galatée prit dans un tiroir une jumelle
+d'officier à long tube.</p>
+
+<p>—Je m'ennuie, dit-elle. Je passe toutes mes
+journées dans ma chambre et ne sachant à quoi
+penser, je rêve. En payant ma maîtresse d'anglais,
+j'ai réussi à me procurer quelques romans défendus;
+je les aime beaucoup; mais je les sais par
+cœur, je les ai vécus vingt fois toute seule. Je sais
+tout ce qu'André Sperelli dit sur la bouche
+d'Hélène, tout ce qu'Henri de Marsay répond à
+Madame de Maufrigneuse, et M. de Maupassant
+m'a tant de fois étreinte que j'ai envie de le renvoyer.
+Alors, je me mets à ma fenêtre et par la
+fente des jalousies je regarde avec cette jumelle ce
+qu'on fait à l'hôtel du Coq.</p>
+
+<p>—Ah! Ah!</p>
+
+<p>—Oui. On y fait beaucoup de choses et personne
+ne croit être vu, mais cela aussi est monotone.
+J'avais quinze ans quand j'ai commencé à
+regarder chaque soir ce spectacle changeant. Aujourd'hui,
+j'en ai vingt-trois. Pendant les deux
+premières nuits, je me suis rapidement instruite.
+Pendant les huit années suivantes, je n'ai rien
+découvert que je n'eusse déjà vu, ou facilement
+imaginé. Pourtant, ces gens paraissent heureux;
+plus heureux que je ne suis, croyez-moi.</p>
+
+<p>—Ah? dit Giguelillot sur un autre ton.</p>
+
+<p>—Depuis des mois je n'avais rien vu d'aussi
+intéressant que ce qui s'est passé dans les trois
+derniers jours derrière les fenêtres de la grande
+chambre. Ces petites étaient délicieuses. J'ai prétexté
+une migraine et je suis restée sans cesse
+accoudée ici, à suivre leurs moindres mouvements.
+Je me relevais la nuit pour voir si elles n'avaient
+pas rallumé leurs flambeaux, et une fois ainsi, de
+trois à quatre heures du matin, j'ai surpris un de
+leurs réveils. Quand je me suis recouchée moi-même,
+je ne me suis pas rendormie...</p>
+
+<p>Elle se passa la main sur le front.</p>
+
+<p>—Je vous en ai beaucoup voulu de troubler
+leurs secrets et de les faire partir. Mais votre déguisement,
+le leur, et le soin que vous avez pris
+de jeter leurs vêtements par la fenêtre prouvent
+qu'elles étaient en faute et que vous êtes leur
+complice.</p>
+
+<p>—C'est exact.</p>
+
+<p>—Vous l'avouez?</p>
+
+<p>—Tout de suite; je n'hésite pas.</p>
+
+<p>—Vous ne me craignez donc guère?</p>
+
+<p>—En effet.</p>
+
+<p>—Et pourquoi?</p>
+
+<p>—D'abord, parce que vous avez l'âme beaucoup
+moins vilaine que vous ne le croyez. Ensuite,
+parce que, moi aussi, je suis armé. Ah! Ah!
+Brrr!... J'ai la foudre à la main!</p>
+
+<p>—Voulez-vous me la montrer?</p>
+
+<p>—Voici: M. Lebirbe, votre vénérable père,
+mademoiselle, avait étendu en travers de votre
+seuil une jeune esclave sans défense, afin, sans
+doute, que s'il se présentait un féroce séducteur,
+la pauvre fille lui servît de proie et s'offrît
+en sacrifice pour vous conserver l'Honneur.</p>
+
+<p>—Ce n'était pas précisément son but, mais
+comment le savez-vous?</p>
+
+<p>—Mystère et roman-feuilleton.</p>
+
+<p>—Continuez.</p>
+
+<p>—Vous avez mis de l'or dans la main de cette
+enfant...</p>
+
+<p>—Cela, c'est raide! Elle vous l'a dit?</p>
+
+<p>—... Et vous l'avez priée d'aller retrouver dans
+les communs le valet de chambre ou l'aide-cuisinier
+qu'elle préfère, au lieu de passer une triste
+nuit sans autre raison que d'obéir à son maître.</p>
+
+<p>—Et après?</p>
+
+<p>—Après? Mais comme une jeune fille ne renvoie
+d'ordinaire son gardien qu'au moment où elle
+aurait le plus de motifs d'être sévèrement observée,
+comme ma présence chez vous, à la suite de cette
+manœuvre, prouve immédiatement notre entente,
+vous pouvez vous débattre, crier, m'accuser de
+tous les crimes, personne ne croira que je ne sois
+pas ici d'accord avec vous, mademoiselle, si ce
+n'est sur votre invitation.</p>
+
+<p>—Et vous comptez en abuser?</p>
+
+<p>—De point en point.</p>
+
+<p>—Vous n'êtes point galant.</p>
+
+<p>—Quelle funeste erreur!</p>
+
+<p>—Ah!... Expliquez-moi, je vous en prie. Vous
+m'avez donné, ce soir déjà, une définition de la
+pudeur qui n'est pas dans les dictionnaires. Continuez
+mon éducation. Dites-moi, maintenant, ce
+que c'est que la galanterie. Je vous écoute.</p>
+
+<p>—Dans le sens où vous prenez le mot, mademoiselle,
+la galanterie est un jeu de scène très
+connu, mais assez fin, qui permet d'insulter impunément
+les dames en leur témoignant un
+respect qu'elles ont l'étourderie de demander
+elles-mêmes. C'est encore un excellent moyen de
+déguiser sous les dehors les plus aimables le repentir
+qui saisit la plupart des hommes au moment
+où ils se trouvent seuls avec l'objet de leurs
+longs désirs. Comme je suis fort loin d'éprouver
+ces sentiments indignes de vous, et comme votre
+beauté ne me laisse pas le loisir de modérer ceux
+qui m'agitent, je serai très «galant» tout à
+l'heure, mais dans le sens justement opposé à
+celui que vous regardez comme bon; car ce
+mot-là, lui aussi, peut signifier le contraire de
+ce qu'il semble dire.</p>
+
+<p>—Et si je vous criais que je vous déteste?</p>
+
+<p>—Alors, raison de plus.</p>
+
+<p>—Vraiment!</p>
+
+<p>—Oui. Vous obéir, ce serait m'en aller, c'est-à-dire
+renoncer à vous, et je perdrais ainsi tout
+espoir de vous faire changer d'avis. Si je vous
+force, peut-être me reste-t-il une chance...</p>
+
+<p>—En attendant, vous n'en faites rien!</p>
+
+<p>—Non. Non. Ce que je vous dis là, c'est de la
+littérature. Je n'ai pas le moindre désir de vous
+être désagréable.</p>
+
+<p>Il s'assit, prit la jumelle noire et en fit jouer la
+vis avec une certaine application.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Galatée inquiète et un peu haletante le regardait
+de loin, cherchait à le pénétrer.</p>
+
+<p>Ne pouvant y réussir, elle prit le volant de sa
+robe de chambre, l'examina, le tendit, le retourna,
+regarda la lumière à travers la dentelle...</p>
+
+<p>Le froid aurait duré très longtemps encore si
+Giguelillot n'avait eu au milieu du silence un accès
+de gaieté affectueuse et très communicative:</p>
+
+<p>—Nous jouons bien, dit-il.</p>
+
+<p>—Nous?</p>
+
+<p>—Beaucoup de talent!</p>
+
+<p>—Quel enfant vous êtes!</p>
+
+<p>—Passons a la scène suivante, dites, elle est si
+jolie!</p>
+
+<p>—Qu'en savez-vous?</p>
+
+<p>—Je soupçonne le dénouement.</p>
+
+<p>—Ce n'est pas une comédie.</p>
+
+<p>—C'est une charade! J'ai trouvé! Je vous ai
+remis un «poulet». Il s'en est suivi un «froid».
+Et mon tout est la strophe célèbre de Paul Robert:</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Si tu veux, faisons un rêve:</span><br>
+ <span class="i0">Montons sur un poulet froid!</span><br>
+ <span class="i0">Tu m'emmènes, je t'enlève...</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p>Voulez-vous jouer le troisième vers? Je suis
+précisément en costume.</p>
+
+<p>Et il fit pirouetter sa toque à l'extrémité de son
+doigt.</p>
+
+<p>Puis, se levant tout à coup:</p>
+
+<p>—Au fait, pourquoi m'avez-vous laissé entrer?</p>
+
+<p>—Je n'ose plus vous le dire...</p>
+
+<p>—C'était donc bien criminel?</p>
+
+<p>—Non.</p>
+
+<p>—Alors... bien inconvenant?</p>
+
+<p>—Oui.</p>
+
+<p>—Dites-moi cela tout bas?</p>
+
+<p>—Je n'ose.</p>
+
+<p>—Faites-moi les gestes.</p>
+
+<p>—C'est trop compliqué.</p>
+
+<p>—Je vous aiderai.</p>
+
+<p>—Jusqu'au bout?</p>
+
+<p>—Oui.</p>
+
+<p>—Vous le promettez?</p>
+
+<p>—Je vous le promets.</p>
+
+<p>—C'est bien. J'ai confiance en vous.</p>
+
+<p>—Maintenant, laissez-moi deviner.</p>
+
+<p>—Oh! vous ne pourrez jamais. N'essayez
+même pas!</p>
+
+<p>—C'est au-dessus de mon imagination? vous en
+êtes sûre?</p>
+
+<p>—Oui.</p>
+
+<p>—Miséricorde! qu'est-ce que cela peut être?</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Galatée ne répondit pas.</p>
+
+<p>Pour adopter une contenance sous le regard
+curieux et souriant de Giguelillot, elle saisit la
+jumelle à son tour et en caressa les tubes familiers.</p>
+
+<p>Puis, debout dans la fenêtre ouverte, elle mit au
+point l'instrument sur un petit pavillon qui dépendait
+de l'hôtel.</p>
+
+<p>—Fi! que c'est laid! dit Giguelillot. Voulez-vous
+bien ne pas regarder ces choses-là, mademoiselle?</p>
+
+<p>—Serait-ce que... vous voulez ma place? Je
+vous l'offre.</p>
+
+<p>—Merci, non.</p>
+
+<p>—Vous avez tort. Je m'amuse comme une folle.
+Pourquoi refusez-vous?</p>
+
+<p>—Ce n'est pas encore de mon âge.</p>
+
+<p>—C'est cependant déjà du mien!</p>
+
+<p>—Je ne dis pas non. Ce genre de distractions a
+été mis au monde pour la calvitie et la virginité
+qui ont chacune la même raison de le trouver intéressant.
+Quant à moi, je vous jure qu'il m'est profondément
+désagréable.</p>
+
+<p>Galatée reprit son poste d'observation. Puis,
+avec des impatiences dans la main:</p>
+
+<p>—Mais j'aurais besoin de vous! Venez vite!
+C'est de la fantasmagorie, ce qui se passe là-bas.
+Tout à l'heure il y avait un monsieur et deux
+dames; maintenant je trouve une dame et deux
+messieurs... Personne n'est entré ni sorti... Expliquez-moi,
+je vous en conjure.</p>
+
+<p>Au bout d'une demi-minute, Giglio donna cette
+consultation:</p>
+
+<p>—Un monsieur... avec une dame très bien...
+qui est laide... suivie d'une seconde dame moins
+bien... qui est jolie...</p>
+
+<p>—Ah! par exemple!... mais enfin...</p>
+
+<p>Elle allait discuter, quand une rougeur subite
+lui monta aux joues et elle dit simplement en secouant
+la tête:</p>
+
+<p>—Oui. Je vois bien que je ne sais pas tout.</p>
+
+<p>Et comme si cette constatation lui donnait l'ardeur
+nécessaire pour exprimer ce qu'elle voulait
+dire:</p>
+
+<p>—Eh bien, cela ne peut pas durer! fit-elle. Il
+faut que je vous parle, et vous allez apprendre pourquoi
+j'ai besoin de vous. C'est fort inconvenant: ne
+me regardez donc pas. Et ce sera long peut-être:
+ne soyez pas distrait.</p>
+
+<p>—Je suis vivement intéressé, au contraire.</p>
+
+<p>—J'ai vingt-trois ans, monsieur. Je ne suis pas
+mariée. Je mène une vie stupide, comme toutes
+les jeunes filles.</p>
+
+<p>—Oui... Oui...</p>
+
+<p>—Vous me comprenez. Je vois cela. Mon père a
+les idées les plus larges sur la vie intime et sur
+l'éducation...</p>
+
+<p>—Mais naturellement, il ne les applique pas à
+ses filles?</p>
+
+<p>—Naturellement?</p>
+
+<p>—C'est on ne peut plus humain.</p>
+
+<p>—Vous trouvez, vous? Pour moi, c'est de l'incohérence...</p>
+
+<p>—C'est humain et incohérent; deux fois humain.
+Nous sommes d'accord,</p>
+
+<p>—Ne m'interrompez plus: sans cela j'oublierai
+tout ce que j'ai à vous dire avant de...</p>
+
+<p>—Avant de parler franchement?</p>
+
+<p>—Vous êtes insupportable! Je suis sûre que
+vous allez me condamner et vous ne saurez pas
+pourquoi j'ai raison.</p>
+
+<p>—Je sais déjà très bien pourquoi vous avez
+tort...</p>
+
+<p>—Quand je le disais! Vous ne m'entendez
+pas!</p>
+
+<p>—Je vous entends d'avance, et je veux vous
+épargner la peine d'achever une conversation qui
+vous embarrasse beaucoup... Un monsieur que je
+connais et qui passe pour un esprit fin ne dit jamais
+que la moitié des phrases parce qu'un interlocuteur
+avisé en devine le dessein dès les premiers mots et
+que pendant la conclusion, l'adversaire, n'ayant
+pas besoin d'écouter, préparerait trop à loisir
+ses arguments à brûle-pourpoint.</p>
+
+<p>—Alors terminez mon rôle vous-même. Il faut
+que je sache au moins si vous m'avez comprise.</p>
+
+<p>—Si je vous ai... Mais à votre place je ne penserais
+pas autrement que vous. Et j'aurais tort. Et
+c'est ce que je voudrais vous dire en deux mots, qui,
+bien entendu, ne serviront à rien. Je m'y attends.</p>
+
+<p>—Dites.</p>
+
+<p>—Voici. Vous avez vingt-trois ans, vous êtes
+belle, vous êtes jeune fille depuis une dizaine d'années,
+vous avez beaucoup pleuré quand vous avez
+eu quinze ans, seize, dix-sept et ainsi de suite;
+vous lisiez des romans très chauds où des personnes
+de votre âge, parfois même un peu plus jeunes,
+passaient des nuits échevelées avec des amants plus
+que parfaits; votre jumelle vous a prouvé que ces
+romans-là n'étaient pas des fables, et quand vous
+vous êtes comparée aux personnes qui vous font
+envie, vous avez reconnu à des signes certains que
+vous pourriez faire comme elles le bonheur de
+plusieurs messieurs qui pourraient aussi faire le
+vôtre.</p>
+
+<p>—Ouf! dit Galatée. J'aime mieux ne pas avoir
+dit tout cela. Ne me regardez pas ainsi. Vous me
+gênez beaucoup.</p>
+
+<p>—En lisant ma lettre, continua Giglio, vous n'avez
+pas cru un instant que je vous aimais, ou plutôt
+vous avez espéré que je ne vous aimais pas...</p>
+
+<p>—«Espéré» est très bien. C'est tout à fait
+cela.</p>
+
+<p>—... Et comme vous m'aviez vu à l'œuvre dans
+mon rôle de costumier, vous avez compté sur moi
+pour vous aider à sortir en travesti, avec toutes les
+ressources de mon beau talent. Car si aucun gendarme
+ne vous retient prisonnière vous ne voudriez
+pas cependant vous en aller avec éclat. Vous aimez
+mieux disparaître, faire en sorte que personne ne
+puisse vous suivre à la piste...</p>
+
+<p>—Et sans savoir ce que je vous demanderais
+vous m'avez promis tout à l'heure que vous m'aideriez
+jusqu'au bout. Ne l'oubliez pas, mon
+ami!</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Giglio lui prit la main et lui dit très affectueusement:</p>
+
+<p>—Vous avez tort.</p>
+
+<p>—Non, non.</p>
+
+<p>—Vous ne connaissez pas la vie où vous courez.
+Là tout se passe comme ailleurs et comme dans les
+familles: c'est-à-dire que le bonheur est divisé en
+deux parties: presque tout pour les hommes,
+presque rien pour les femmes. Cela tient, dit-on, à
+des événements qui se sont passés autrefois entre
+une pomme et un serpent. Les femmes sont sur la
+terre pour être très malheureuses; souvent sans
+raison aucune; mais quand une cocotte se met à
+pleurer, je vous réponds qu'elle sait pourquoi.</p>
+
+<p>—Voulez-vous me le dire?</p>
+
+<p>—Parce qu'elle joue avec un amour qui ne
+cesse de lui échapper. Parce qu'entre vingt hommes
+qu'elle déteste elle en choisit un qu'elle chérit et
+que celui-là n'a qu'un désir, c'est de la quitter le
+plus vite possible. Parce qu'il n'y a pas de comédie
+plus triste ni plus laborieuse à jouer que celle des
+sentiments tendres. Parce que...</p>
+
+<p>—Mais au moins elle connaît la vie, cette
+femme! elle n'est pas une chose inutile, une solitaire
+malgré elle, une existence sans but, sans joies, sans
+liberté!</p>
+
+<p>—Pouvez-vous obtenir de monsieur votre père
+qu'il vous serve une pension et vous permette de
+vivre sans contrainte aucune comme il le ferait
+tout de suite si le ciel avait voulu que vous fussiez
+un fils?</p>
+
+<p>—Il ne voudra jamais.</p>
+
+<p>—La loi de l'homme! toujours la loi de
+l'homme!</p>
+
+<p>—Ce serait pourtant juste, en effet.</p>
+
+<p>—Devenez un garçon, comme la dame que vous
+regardiez tout à l'heure, et M. Lebirbe trouvera
+tout simple que vous rentriez en habit vers dix ou
+onze heures du matin avec des yeux couleur d'orage
+et des jambes de convalescent. Même si vous étiez
+un peu grise, je crois qu'il aurait des indulgences.</p>
+
+<p>—Ah! vous n'êtes pas sérieux.</p>
+
+<p>Et la jeune fille sourit tristement.</p>
+
+<p>Giglio reprit:</p>
+
+<p>—Rien de ce que je vous ai dit sur la vie de
+plaisir ne vous a convaincue, n'est ce pas?</p>
+
+<p>—Rien.</p>
+
+<p>—Je le pensais bien. À quel âge avez-vous désiré
+partir pour la première fois?</p>
+
+<p>—Je ne sais pas... Toujours...</p>
+
+<p>—Alors ce n'est pas une boutade? Vous avez réfléchi,
+vous savez ce que vous voulez et vous êtes
+sûre de le vouloir?</p>
+
+<p>—Ah! Dieu, oui!</p>
+
+<p>—Ces femmes que vous observiez dans le joli
+voisinage que votre père vous donne, vous les enviez?
+Regardez-les encore.</p>
+
+<p>Et pendant qu'elle prenait sa jumelle et la dirigeait
+vers le lointain, Giguelillot considérait combien
+il était heureux qu'il n'aimât point cette jeune
+fille, pour avoir la liberté de lui parler comme il
+allait le faire.</p>
+
+<p>—Je les envie, dit Galatée.</p>
+
+<p>—Toutes les deux?</p>
+
+<p>—Toutes les deux également. Je voudrais être
+la bonne de l'hôtel. Je voudrais être la petite mendiante
+qui dort en ce moment dans les fossés de la
+route et qu'on étranglera tout à l'heure, mais pas
+avant de l'avoir saisie.</p>
+
+<p>Giglio s'inclina.</p>
+
+<p>—Je n'ai plus rien à dire, mademoiselle. Et si
+vous voulez que je vous aide à partir d'ici, je suis
+tout prêt.</p>
+
+<p>—Comment? Vous voulez bien?</p>
+
+<p>—C'est peut-être absurde; je n'en sais rien. En
+tout cas, cela ne me regarde pas. Vous avez bien le
+droit d'exprimer une volonté après dix ans de réflexion.
+J'ai dit ce que j'avais à vous dire. Maintenant,
+si vous êtes déterminée, je n'insiste plus.
+D'ailleurs, je suis dans mon rôle de jeune homme
+en jetant le désordre au milieu des familles et en
+bouleversant les projets d'un père. Et puis je crois
+même que je vous avais promis de vous obéir? Cela
+tombe admirablement bien.</p>
+
+<p>Galatée lui serra les deux mains:</p>
+
+<p>—Oh! vous êtes bon; et moi qui vous ai mal
+accueilli! Pardonnez-moi si vous le pouvez. Je vous
+aime de tout mon cœur. Écoutez... Quelle heure
+est-il?... Quatre heures dix... Les domestiques ne
+sont jamais levés avant six heures et demie. Nous
+avons plus de deux heures à nous... Je vous permets
+de ne pas m'habiller tout de suite.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l3c11" id="l3c11">CHAPITRE XI</a></h3>
+
+<p class="d">COMMENT LES PROJETS DE PAUSOLE ET LES RÊVES DE
+DIANE À LA HOUPPE S'ACCORDAIENT EXACTEMENT.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">On dit qu'il vaut mieux, sur des feuilles de bananier</span><br>
+ <span class="i0">Coucher avec deux hommes à la fois</span><br>
+ <span class="i0">Que de dormir seule.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="s"><i>Chanson populaire annamite.</i>
+(Trad. <span class="sc">Dumoutier</span>.—1890.)</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Pausole débout dans sa chambre, se croisa les
+bras et secoua la tête.</p>
+
+<p>—Que suis-je venu faire si loin? dit-il tout
+haut. Dans quelle escapade me suis-je lancé? Me
+voilà sur les grandes routes, moi aussi, à plus de
+trois kilomètres de mon palais, prêt à dormir dans
+un lit de hasard, sans aucune de mes aises ni de
+mes habitudes familières. Quelle folie que cette
+aventure!</p>
+
+<p>Mais Diane, qui avait bien des raisons de souhaiter
+que l'aventure parût bonne et durât le plus
+longtemps possible, conduisit le Roi vers un vaste
+fauteuil et s'accroupit à ses pieds.</p>
+
+<p>Elle opposait un esprit simple aux complexités
+de la vie, et c'eût été la méconnaître que voir en
+elle une cérébrale; mais elle était, par intuition,
+experte à régler sa politique sur la psychologie de
+l'amour, seule partie de la sagesse où elle eût
+acquis des lumières. Nul autre conseil que le sien
+n'avait amené le Roi à retarder son départ au moment
+où elle désirait qu'il ne quittât point le
+palais. Il lui fallait maintenant prolonger l'excursion,
+mais surtout y prendre part, c'est-à-dire se
+faire pardonner sa poursuite importune et contraire
+aux règlements.</p>
+
+<p>Sur ce dernier point, elle pensa que le silence
+lui serait d'un meilleur secours que la contrition,
+car les excuses rappellent la faute plus certainement
+qu'elles ne l'atténuent, et elles provoquent le
+ressentiment même lorsqu'elles obtiennent les
+mots du pardon.</p>
+
+<p>Diane ne s'excusa donc en aucune manière. Elle
+compta sur la seule influence de son bonheur personnel
+pour apaiser l'esprit du Roi, et elle leva
+vers lui un visage dont le calme n'était troublé
+que par l'éclat d'un noir regard.</p>
+
+<p>—Que je me sens bien ici, dit-elle, et quel
+souvenir adorable je rappellerai en moi plus tard
+en songeant à cette chambre étrangère! Voyez:
+notre hôte a disposé toutes choses selon vos goûts
+particuliers. Il fait confortable et frais entre ces
+murs. Voici un divan bas; un autre plus haut et
+moins ferme; et celui-ci qui est si large, et celui-là
+qui est si bien placé dans l'air libre de la grande
+fenêtre. Voici des citrons et du sucre. Et voici de
+votre porto sec. J'en avais pris avec moi de peur
+qu'on ne l'eût oublié.</p>
+
+<p>—Est-il vrai? fit Pausole.</p>
+
+<p>—En voulez-vous maintenant?</p>
+
+<p>—Non. Il suffit que je le sache à ma portée.
+Mais cela m'aurait fort contrarié de ne pas le voir
+avant de m'endormir.</p>
+
+<p>—Demain matin vous aurez votre chocolat
+espagnol, que j'ai recommandé que l'on fît noir
+et d'une épaisseur très égale, car l'Ecuyer des
+cuisines ne l'avait pas dit avec autorité.</p>
+
+<p>—Cela est bien.</p>
+
+<p>—J'ai demandé surtout que le château gardât
+un silence de cathédrale tant que vous n'auriez
+pas daigné annoncer votre réveil.</p>
+
+<p>—C'est, en effet, très important.</p>
+
+<p>—Votre camérière est ici. Demain, à l'heure
+où je sonnerai pour vous, c'est elle qui se présentera,
+et je lui ai fait dire de se taire; elle vous a
+ennuyé ce matin, m'a-t-on dit. Enfin, j'ai demandé
+pour vous à M<sup>me</sup> Lebirbe deux oreillers de crin,
+parce que je sais que la plume vous est désagréable.</p>
+
+<p>—Ah! ceci est parfait. Je veux t'embrasser, ma
+Houppe. Viens sur ce divan bas. Les sièges sont,
+en effet, très confortables ici, et cela me réconcilie
+avec ma nouvelle chambre. Dis-moi: tu as donc
+beaucoup parlé avec M<sup>me</sup> Lebirbe?</p>
+
+<p>—Beaucoup. Nous sommes un peu parentes.
+Sa sœur, qui a épousé un médecin, a été la maîtresse
+de papa pendant trois ans. M<sup>me</sup> Lebirbe m'a
+rappelé cela tout de suite.</p>
+
+<p>—Elle est veuve, cette sœur?</p>
+
+<p>—Non. Elle a eu d'abord un enfant de son
+mari et puis deux fils de mon père.</p>
+
+<p>—Je n'aime pas cela, dit Pausole. Pourquoi
+n'a-t-elle pas franchement divorcé?</p>
+
+<p>—Parce que mon père était marié aussi; et
+maman avait le caractère très difficile. La polygamie,
+avec elle, il ne pouvait pas en être question.
+Je me souviens que quand papa ramenait des
+maîtresses chez lui, c'étaient des scènes interminables.
+Il n'a jamais pu en garder une plus de
+huit jours.</p>
+
+<p>—Tu tiens de ta mère, dit Pausole, car tu
+avais bien cruellement griffé cette pauvre Denyse
+que j'ai vue ce matin...</p>
+
+<p>—Et que vous avez renvoyée, Sire! Oh! que
+j'ai été contente quand je l'ai vue revenir au
+harem! Je me souviendrai aussi de cette joie-là...
+mais celle que j'ai ce soir est plus douce.</p>
+
+<p>Pausole lui mit la main sur l'épaule.</p>
+
+<p>—Tu mènes donc au harem une vie bien triste,
+ma Houppe? Je vois cela derrière toutes tes
+paroles.</p>
+
+<p>—Oh! oui, bien triste l'an dernier. Bien heureuse
+depuis deux jours.</p>
+
+<p>—C'est désolant... Que faire? Je ne veux pas
+te contraindre, petite, ni toi ni aucune de mes
+femmes... Si je fais garder le harem avec tant de
+rigueur, c'est parce qu'il me serait personnellement
+très désagréable d'être trompé. Mais je ne
+retiens personne par la force...</p>
+
+<p>—Pouvez-vous me parler ainsi? Vous m'aimez
+donc bien peu? fit Diane très pâle.</p>
+
+<p>—Houppe, je t'aime bien, et c'est pour cela
+que je te donnerai la liberté le jour où tu me la
+demanderas.</p>
+
+<p>—Je ne vous la demanderai jamais.</p>
+
+<p>—Et tu prévois que tu resteras malheureuse?</p>
+
+<p>—Oui. Mais moins malheureuse d'un jour
+chaque année.</p>
+
+<p>—C'est désolant, reprit Pausole. C'est désolant.</p>
+
+<p>Diane, mécontente du point où elle avait conduit
+la conversation, se demandait déjà comment
+elle allait persuader au Roi de consentir à voir en
+elle seule trois cent soixante-cinq femmes diverses;
+mais le bon Pausole remuait dans son esprit des
+scrupules de tout autre sorte:</p>
+
+<p>—Je devrais peut-être, fit-il, aller plus loin...
+J'y ai déjà songé... Eh! qu'il est parfois délicat
+d'accorder son propre bonheur et sa propre
+liberté avec la liberté et le bonheur des autres!
+C'est un idéal impossible: il faut toujours aller
+jusqu'au sacrifice. Et alors la question se pose de
+savoir qui doit se sacrifier... Je veux bien la
+résoudre contre moi, cette question, si elle se
+rapproche ainsi de l'équité...</p>
+
+<p>—Contre vous?</p>
+
+<p>—Eh! oui! Je me rends compte qu'en obligeant
+ces jeunes femmes à une continence absolue
+pendant presque toute leur adolescence, je leur
+fais acheter trop cher les satisfactions que le titre
+de reine peut donner à leur tendresse ou plus
+souvent à leur vanité. Elles s'en accommodent. Je
+le sais bien. Cela est pourtant contre la nature, et
+je me suis demandé parfois si je ne devrais pas
+lâcher le corps des pages nuit et jour dans le
+harem en fermant les yeux sur ce qui se passerait
+très probablement... Je ne m'y suis pas résolu;
+mais je n'en repousse pas non plus l'idée... Ce
+sont des enfants sans barbe dont on ne saurait
+être sainement jaloux... Et si je prévois que leurs
+jeux m'apporteraient quelques soucis, du moins
+m'y résignerais-je comme à la solution la moins
+choquante de toutes, et avec le contentement
+d'avoir donné un peu de joie aux petites captives
+volontaires qui battent de l'aile autour de moi...
+Houppe, il se fait très tard. J'ai beaucoup marché
+à dos de mule, et je suis las. Prenons du repos.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Vers six heures du matin, un rayon de soleil
+déjà chaud réveilla Diane à la Houppe.</p>
+
+<p>Pausole dormait sur les épaules, le nez haut et
+la bouche en volcan.</p>
+
+<p>Elle se retourna, ouvrit les jambes, s'étira en
+serrant les poings et en tendant la poitrine, puis
+retomba, les sourcils froncés.</p>
+
+<p>Rêvait-elle encore? c'est presque certain, car
+l'esprit hanté sans doute par les dernières paroles
+du Roi, elle eut la vision suivante:</p>
+
+<p>La porte, restée entre-bâillée pour maintenir un
+courant d'air au milieu de cette nuit trop chaude,
+tournait lentement sur elle-même... Un page
+entrait, d'abord timide, puis rassuré, puis entreprenant...
+Deux mains légères passaient délicieusement
+sur toute sa peau chaude et moite... Une
+douce joue câline lui frôlait le sein gauche... Puis
+un sourire licencieux vint effleurer le sien et se
+mêler à lui... Elle murmura (de la voix des
+songes): «Prenez garde...» Et elle crut qu'on lui
+répondait: «Rien n'éveille le Roi, madame...»
+Alors, comme elle se retournait sur le côté gauche,
+pour mieux surveiller le sommeil qu'elle appréhendait
+d'interrompre, il lui sembla que le page
+se comportait envers elle beaucoup plus en mari
+qu'en fidèle servant... Elle tressaillit trois fois,
+perdit toute conscience et tomba du haut de son
+rêve dans l'anéantissement noir.</p>
+
+
+<p class="c">FIN DU LIVRE TROISIÈME</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="l4c1" id="l4c1">LIVRE QUATRIÈME</a></h2>
+
+
+
+
+<h3>CHAPITRE PREMIER</h3>
+
+<p class="d">COMMENT DIANE À LA HOUPPE EXPLIQUA SON RÊVE ET
+THIERRETTE SES AMBITIONS.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<blockquote>
+<p>En général, vous verrez les femmes
+préférer un fat à un honnête homme,
+un libertin à un amant qui a des mœurs...
+Cette préférence, de la part des femmes,
+tient dans la nature aux convenances
+sexuelles qu'elles imaginent sous un
+rapport plus intéressant, et dans le
+moral à ce sentiment inné par lequel
+chacun recherche ce qui a le plus
+d'identité avec lui.</p>
+</blockquote>
+
+<p class="s"><i>La Femme dans l'ordre social et dans
+l'ordre de la nature.</i>—1787.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Les cloches de la Pentecôte sonnèrent à grande
+volée dès neuf heures et demie du matin, et Diane,
+qui avait oublié de faire prévenir le carillonneur,
+s'éveilla pour la seconde fois.</p>
+
+<p>Avait-elle vraiment rêvé?</p>
+
+<p>D'abord elle n'en douta point. Les rêves de
+Diane à la Houppe entraient facilement dans le
+voluptueux et même dans l'imaginatif. Ils lui avaient
+suggéré bien des fantaisies qui, parfois, la laissaient
+pensive pendant une journée entière et
+qu'elle ne méditait point sans une sorte de respect,
+car elle eût été incapable de les construire à l'état
+de veille. Leur souvenir posait des jalons dans son
+existence monotone. Elle s'entendait clairement
+lorsqu'elle se disait que tel petit fait s'était passé
+avant le rêve du tambour-major ou après celui du
+petit nègre entre les deux institutrices. Aussi allait-elle
+se résoudre à classer le songe du page à la suite
+de beaucoup d'autres lorsque, ayant découvert des
+raisons d'incertitude qui ne lui étaient pas venues
+par la seule réflexion, et ne pouvant, d'autre part,
+accepter comme vraisemblable un événement aussi
+fantasque, elle plongea jusqu'au fond dans la perplexité.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Pausole, que les éclats du bronze avaient fini par
+distraire de son pesant et doux sommeil, se mit
+alors sur son séant, et, peu après, fut en bas du lit.</p>
+
+<p>C'était l'heure où il s'occupait de ses affaires.</p>
+
+<p>Il lui fallait un conseiller.</p>
+
+<p>Il demanda Giguelillot.</p>
+
+<p>Le petit page se fit attendre, car il avait peu
+dormi après une journée fort rude. Rosine d'abord,
+puis Thierrette, puis Philis, puis Galatée, et
+enfin Diane à la Houppe avaient éprouvé tour à
+tour ce qu'il pouvait leur offrir d'énergie, de persévérance
+et de bons procédés, mais cela n'allait
+point pour lui sans un peu de vertige et même
+d'abattement. Aussi lorsqu'il se présenta pour répondre
+à l'appel du Roi sans avoir reposé plus de
+deux heures et demie, il était de vingt minutes en
+retard. Pausole avait quitté sa chambre pour son
+cabinet de toilette.</p>
+
+<p>Gilles entra et, comme il était fort mal élevé,
+Diane vit tout de suite à son sourire qu'il avait
+manifestement partagé au moins son rêve.</p>
+
+<p>Après un instant de confusion, elle prit son
+parti d'une aventure où elle avait si peu de responsabilité
+et qui tenait du cambriolage beaucoup
+plus que de l'adultère. De son lit elle fit signe au
+page d'approcher, lui entoura la jambe droite d'un
+bras languissant et nu, et lui dit lentement, tout bas:</p>
+
+<p>—Brigand! scélérat! canaille! petite infection!
+gibier de guillotine!</p>
+
+<p>Il répondit d'une voix sage qui pouvait bien
+avoir cinq ans:</p>
+
+<p>—Pardon, madame.</p>
+
+<p>—Je te déteste.</p>
+
+<p>—Oui, madame.</p>
+
+<p>—Qui t'a appris cela?</p>
+
+<p>—C'est ma petite sœur.</p>
+
+<p>—Ne recommence jamais...</p>
+
+<p>—Je ne le ferai plus.</p>
+
+<p>—Au moins... si imprudemment.</p>
+
+<p>—Ah! bien!</p>
+
+<p>—Et avec personne.</p>
+
+<p>—Personne. Personne. Personne. Jamais. Jamais.
+Jamais.</p>
+
+<p>Diane, en riant, le battit de la main et reprit
+presque aussitôt, mais avec plus de sérieux:</p>
+
+<p>—J'espère que nous n'allons pas la retrouver
+ce soir, cette blanche Aline?</p>
+
+<p>—Ah! vous ne voulez pas?</p>
+
+<p>—Je ne suis pas pressée.</p>
+
+<p>—Très bien.</p>
+
+<p>Puis, pour plaire à la jeune femme par une confidence
+qui ne lui coûtait d'ailleurs en aucune
+façon:</p>
+
+<p>—Il y a une seconde fugitive, dit-il.</p>
+
+<p>—Qui cela?</p>
+
+<p>—M<sup>lle</sup> Lebirbe, l'aînée.</p>
+
+<p>—Depuis quand?</p>
+
+<p>—Cette nuit. Elle m'a exposé que la vie de
+famille ne se prêtait pas à l'inconduite, qu'elle
+sentait en elle toutes les frénésies, et que des
+voix mystérieuses l'appelaient à la basse prostitution.
+Alors je l'ai envoyée...</p>
+
+<p>—Oh! que c'est mal!</p>
+
+<p>—Je l'ai envoyée à une dame respectable qui
+tient un hôtel particulier de Tryphême où un
+grand nombre de femmes mariées rencontrent des
+messieurs—souvent mariés aussi, mais généralement
+pas avec elles...</p>
+
+<p>Quel petit bandit! C'est abominable...</p>
+
+<p>—Pas tant que cela! M. Lebirbe est président
+de la Ligue contre la licence des intérieurs, admirable
+société dont l'action mollit un peu, je crois.
+Quand il saura que sa fille aînée, dans un intérieur
+fameux, admet toutes les licences et les prend
+tour à tour, voilà qui lui rendra du zèle et de
+l'entrain pour la bonne cause.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>L'éclat de rire de Diane fut entendu par Pausole,
+qui, fraîchement baigné, se montra dans un costume
+du matin:</p>
+
+<p>—Ah! c'est toi, petit? Je n'ai que deux mots à
+te dire. Tu as fait, hier, une enquête qui dut être
+clairvoyante et dont je ne te demande pas le récit.
+Je viens de lire la petite lettre que tu as trouvée.
+Elle est fort affectueuse, mais ne donne pas de renseignements.
+Sais-tu ce qu'est devenue ma fille? Où
+peut-elle être aujourd'hui? Je n'en désire pas
+plus.</p>
+
+<p>Giguelillot consentait de grand cœur à sauver la
+blanche Aline; mais pour diverses raisons, il voulait
+en même temps se rapprocher d'elle. Aussi,
+faisant à Diane un signe léger qui lui épargnait l'inquiétude,
+il répondit:</p>
+
+<p>—À Tryphême.</p>
+
+<p>—Cela me suffit. Es-tu d'avis que nous partions
+aujourd'hui même vers une nouvelle étape?... Je
+consulterai Taxis pour la forme, puisqu'il est mon
+conseiller du matin, mais j'ai plus de confiance en
+toi.</p>
+
+<p>—Il vaut mieux partir, en effet.</p>
+
+<p>—Tu as raison. Et quelle heure te paraît la
+bonne?</p>
+
+<p>—Le milieu de l'après-midi.</p>
+
+<p>—Quelle distance parcourrons-nous?</p>
+
+<p>—Tryphême est à quatre kilomètres. On y va
+en trois quarts d'heure.</p>
+
+<p>—C'est beaucoup; mais nous ferons cela. Je me
+sens fort dispos, ce matin. Va, et dis à Taxis de
+venir me parler à son tour.</p>
+
+<p>Taxis, fort agité, parut.</p>
+
+<p>—Sire, dit-il, un nouveau crime a été commis
+ce matin. Une vierge a été enlevée à l'affection de
+ses parents...</p>
+
+<p>—Quoi?</p>
+
+<p>—Par un suborneur inconnu. La fille aînée de
+nos hôtes n'est plus dans ses appartements.</p>
+
+<p>—Ha! ha! ha! fit Pausole. Ce pauvre Lebirbe!
+Cela devait lui arriver!</p>
+
+<p>—Je ne puis m'empêcher d'établir une corrélation
+entre les événements extraordinaires qui se
+produisent depuis quelques jours et qui, tous,
+tiennent du rapt ou de la séduction clandestine.</p>
+
+<p>—Le rapprochement est insoutenable, dit le
+Roi d'un ton bourru. Outre que j'ai mes raisons
+de le trouver fort déplacé, il ressort du simple bon
+sens qu'un même individu ne saurait séduire et
+enlever plus d'une jeune fille à la fois. Vous êtes
+vraiment trop ignorant des choses de la galanterie,
+monsieur. Les confesseurs eux-mêmes croient
+devoir s'en instruire. Mais brisons là. Vous n'avez
+point d'autre rapport à me présenter?</p>
+
+<p>—L'inconnu que je persiste à tenir pour
+l'unique auteur de tous les attentats commis ces
+jours derniers est arrêté, Sire, ou sur le point de
+l'être. Cette fois encore, je n'attends qu'un signe
+de vous...</p>
+
+<p>—Ah! s'il en est ainsi, je le donne, dit Pausole.
+Puisse-t-il interrompre un voyage dont je commençais
+à sentir lourdement l'importunité. Qu'on
+en finisse! Où est l'inculpé?</p>
+
+<p>—Sur la route de Tryphême.</p>
+
+<p>—Et qui l'accompagne?</p>
+
+<p>—La Princesse Aline.</p>
+
+<p>—Comment le savez-vous?</p>
+
+<p>—En opérant des recherches dans les appartements
+de M<sup>lle</sup> Lebirbe, j'ai trouvé une puissante
+jumelle dont la studieuse enfant se servait sans
+doute dans un but astronomique et afin de contempler
+chaque nuit l'œuvre insondable du
+Créateur que le firmament nous...</p>
+
+<p>—Abrégez, Taxis. Vous êtes prolixe.</p>
+
+<p>—J'ai donc saisi cette jumelle et j'en ai fait
+usage pour observer les environs. La Providence
+a voulu que cet objet fût dans mes mains l'instrument
+d'une découverte. À deux cents mètres
+sur la route de Tryphême j'ai aperçu un jeune
+homme dont le costume répond exactement à
+celui qui m'a été signalé par mes sbires comme
+revêtant le mystérieux inculpé. Auprès de lui,
+dans la robe verte que tout le monde connaît au
+palais depuis une quinzaine de jours, s'avançait
+la Princesse Aline. Tel est le résultat de mes
+efforts. Je crois devoir prévenir Votre Majesté que
+la hâte dans la décision et dans l'action est absolument
+nécessaire à la réussite de ses projets,
+quels qu'ils soient.</p>
+
+<p>—Mon opinion, dit Pausole, est formelle sur
+un premier point. Personne autre que moi-même
+n'aura mission d'arrêter ma fille. Je ne reviendrai
+pas là-dessus; j'ai eu trop de peine à m'y résoudre.</p>
+
+<p>—En ce cas, il faut partir immédiatement.</p>
+
+<p>—Partons donc. Les bagages sont-ils prêts?</p>
+
+<p>—Pour la plupart. Et les autres suivront. J'ai
+fait seller les montures, y compris mon fidèle
+Kosmon à qui un stupide malfaiteur a fait subir
+le plus scandaleux des outrages.</p>
+
+<p>—Comment, à lui aussi?</p>
+
+<p>—Pardon... Ma pensée...</p>
+
+<p>—C'est de l'aberration! dit Pausole. En pleine
+campagne, dans un pays facile et simple, où
+chacun peut fléchir sans peine de jolies filles dans
+les champs, aller prendre pour amoureuse un
+bidet cagneux et poussif comme celui que vous
+enfourchez! Voilà une dépravation dont je n'avais
+jamais eu l'idée!</p>
+
+<p>—Je n'ai rien dit de semblable, et...</p>
+
+<p>—Votre malfaiteur est un homme plus à plaindre
+qu'à blâmer. Je m'oppose à toutes poursuites...
+Faisons le silence autour de cela.</p>
+
+<p>—Je m'explique...</p>
+
+<p>—Vous vous expliquerez en chemin. Cela ne
+présente aucun intérêt. Faites diligence, Taxis,
+et prenez congé de moi.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le rassemblement s'accomplit dans la cour, où
+les gardes formèrent la haie, de la grand'grille à
+l'escalier.</p>
+
+<p>Giglio, déjà en selle, se montrait au peuple
+curieux quand d'un groupe de paysans se détacha
+la belle Thierrette.</p>
+
+<p>Souriante, avec un peu de fatigue dans le pli
+des sourcils, elle s'avançait péniblement mais
+encore non sans vaillance.</p>
+
+<p>Bien qu'elle fût fille à combattre avec toute
+une escorte en armes, elle se laissa intimider par
+le silence et l'espace qui entouraient les cavaliers,
+et ce fut en rougissant qu'elle s'approcha de
+Giguelillot:</p>
+
+<p>—Je vous remercie bien, monsieur... Merci...
+Vous avez été bon pour moi... ainsi que ces
+messieurs... Merci à tous... Merci bien de votre
+générosité... Merci encore... Merci... Merci...</p>
+
+<p>Puis, avec un soupir qui venait du fond de sa
+franchise, elle dit en hochant la tête ces simples
+mots:</p>
+
+<p>—Je n'oublierai pas.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Mais Giguelillot se penchait du haut de son
+zèbre:</p>
+
+<p>—Qu'est-ce que tu tiens donc à la main?</p>
+
+<p>—C'est la quarantième tulipe, monsieur... Je
+l'ai gardée pour vous... pour qu'elle vous porte
+bonheur...</p>
+
+<p>—Gentille attention. Je la conserverai, ta
+quarantième tulipe. Que puis-je te donner à mon
+tour? Dis-le-moi.</p>
+
+<p>—Monsieur... on a été bien mauvais pour
+moi à la métairie... Le patron a dit comme ça
+que je me dérangeais... que j'avais des fréquentations...
+et que je n'avais pas fait la traite du
+soir... et qu'il lui manquait deux seaux... Enfin,
+quoi?... je suis à la porte avec six francs dans
+mon foulard, et pas d'emploi pour le moment.</p>
+
+<p>—Mais, ma pauvre Thierrette, je n'en ai pas
+à t'offrir.</p>
+
+<p>—Oh! si!... Moi, j'en vois bien un... Ces
+messieurs n'ont pas de cantinière... Le service
+est dur, je ne dis pas... mais je serais bien
+dévouée, bien complaisante... Je ferais ce que je
+pourrais, vous savez...</p>
+
+<p>—Comment? tu voudrais...</p>
+
+<p>—Oui... Mais pour les premiers jours je
+suivrais dans les bagages... Je monterais à cheval
+un peu plus tard... si ça ne vous fait rien.</p>
+
+<p>—Accepté. Va dans les bagages, c'est une
+excellente précaution. Et cache-toi bien jusqu'à
+midi. Ne te montre pas plus tôt, tu m'entends?</p>
+
+<p>—Oh! non... dans ce moment-ci, j'ai plus
+envie de dormir que de faire la belle, monsieur...
+Et merci encore... Merci... Vous avez bon cœur
+avec les femmes.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l4c2" id="l4c2">CHAPITRE II</a></h3>
+
+<p class="d">COMMENT PHILIS TROUVA UN MARI.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Mon pere, mariez-moy</span><br>
+ <span class="i0">Ou je suis fille perdue.</span><br>
+ <span class="i0">Se vous ne me mariez,</span><br>
+ <span class="i0">Il me faudra courir la rue</span><br>
+ <span class="i0">Soit en chemise ou toute nue</span><br>
+ <span class="i0">Faisant du pis que je pourrai.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="s"><i>S'ensuyt plusieurs belles chansons nouvelles.</i>—1542.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Trois vases des manufactures royales, un portrait
+avec autographe et des libéralités aux serviteurs
+marquèrent le passage de Pausole chez le malheureux
+M. Lebirbe.</p>
+
+<p>Mais le vieillard en perdit ses deux filles du
+même coup.</p>
+
+<p>Le Roi, ne sachant comment consoler son hôte
+après la fuite de Galatée, et pensant avoir appris
+par son expérience du cœur humain que chez
+la plupart des individus la vanité personnelle
+l'emportait bien sur l'affection, crut alléger tous
+ses chagrins en l'informant de but en blanc
+qu'épris par les jeunes grâces de la petite Philis,
+il la mettait au rang des Reines et l'emmenait avec
+le convoi.</p>
+
+<p>Puis tout le cortège se mit en marche, Philis
+en bleu sur son poney à droite de Pausole sur
+sa mule; Giguelillot à gauche sur son zèbre;
+Taxis en éclaireur sur le minable Kosmon, toujours
+moignonneux et stigmatisé, tandis que plus loin,
+mollement bercée au pas nautique de son chameau,
+Diane à la Houppe, les yeux dormants, étendue
+sur le côté gauche, renouait les fils de son rêve...</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l4c3" id="l4c3">CHAPITRE III</a></h3>
+
+<p class="d">OÙ PHILIS BABILLE, ÉCOUTE ET S'INSTRUIT.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Elle ressemble, dans les bandes</span><br>
+ <span class="i0">De son petit vertugadin,</span><br>
+ <span class="i0">Aux damoiselles de lavandes</span><br>
+ <span class="i0">Dans les bordures d'un jardin.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Elle bravoit, faisant la roüe</span><br>
+ <span class="i0">Devant le galant qui la sert</span><br>
+ <span class="i0">Comme une mouche qui se joüe</span><br>
+ <span class="i0">Dessus la nappe d'un dessert.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="s"><i>Les Muses gaillardes recueillies
+des plus beaux esprits de ce
+temps.</i>—1609.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Philis ne pouvait y croire:</p>
+
+<p>—Sire, dit-elle, je serai une Reine comme
+tout le monde, bien vrai?</p>
+
+<p>—Mais oui.</p>
+
+<p>—Comme les trois cent soixante-six? Et je
+vivrai dans le harem? Et j'aurai tant d'amies que
+cela? Oh! que je vais m'amuser!</p>
+
+<p>—À la bonne heure, dit Pausole. Voilà de
+bonnes dispositions.</p>
+
+<p>—Est-ce qu'il y a des Reines de mon âge?</p>
+
+<p>—Une trentaine.</p>
+
+<p>—Tant que cela? Et elles sont gentilles?</p>
+
+<p>—Très gentilles.</p>
+
+<p>—Est-ce qu'elles s'aiment bien entre elles ou
+est-ce qu'elles se battent?</p>
+
+<p>—Oh! je crois qu'elles s'aiment plutôt à l'excès.</p>
+
+<p>—On ne s'aime jamais trop, d'abord. Est-ce
+qu'elles sont sérieuses?</p>
+
+<p>—Pas sérieuses du tout.</p>
+
+<p>Philis, avec un petit cri de gaieté, se souleva sur
+ses fourches et retomba plusieurs fois assise, ce
+qui était sa manière d'exprimer une joie frétillante
+lorsqu'elle faisait de l'équitation.</p>
+
+<p>—Enfin! dit le page. Vous aurez donc, Sire,
+une femme superflue, une de plus que l'an ne
+compte de jours! Je suis sûr qu'à partir d'aujourd'hui,
+vous avez le sentiment de la richesse en
+amour.</p>
+
+<p>—Non pas! Non pas! dit Pausole. Je congédie
+la Reine Denyse. Le harem est pacifié. Chaque Reine
+a des droits égaux qui s'affirment une fois par an.
+Je n'aurais pas l'extravagance de compromettre
+par boutade un ordre de succession qui doit être
+l'ordre parfait, puisqu'il se modèle sur les révolutions
+de notre planète elle-même.</p>
+
+<p>—Qu'est-ce que cela veut dire? demanda
+Philis.</p>
+
+<p>Puis elle se reprit:</p>
+
+<p>—Pardon, Sire. On m'a dit bien des fois qu'il
+ne fallait pas poser de questions. Ce n'est pas ma
+faute. Je ne sais rien.</p>
+
+<p>—J'en suis ravi, dit Pausole. Mais qu'appelles-tu
+rien, réponds-moi?</p>
+
+<p>—La liste des Rois de Tryphême avec les sous-préfectures
+et la règle des participes.</p>
+
+<p>—Tu sais tout cela? C'est admirable.</p>
+
+<p>—Je le sais, je le sais... pas très bien.</p>
+
+<p>—Et que voudrais-tu savoir de plus?</p>
+
+<p>À cette question Philis répondit si franchement
+que Pausole en eut un sursaut.</p>
+
+<p>Toute confuse et l'œil bas, elle se reprit encore:</p>
+
+<p>—Pardon, Sire, j'ai dit une bêtise? Je n'aurais
+pas dû... surtout devant vous... Mais c'est toujours
+la même chose... Papa le disait bien... Quand je
+monte à cheval depuis cinq minutes je ne suis plus
+tenable, il paraît... Une autre fois, je ferai attention.</p>
+
+<p>Pausole la rassura du geste:</p>
+
+<p>—C'est moi qui ai eu tort, ma petite, si je t'ai
+laissé croire que je te désapprouvais, car tu as fort
+bien répondu.</p>
+
+<p>—Vraiment?</p>
+
+<p>—Je le crois. D'abord tu as parlé du fond du
+cœur.</p>
+
+<p>—Oh! oui!</p>
+
+<p>—... Et il faut toujours dire la vérité.</p>
+
+<p>—Même cette vérité-là?</p>
+
+<p>—Elle est la grande vérité des femmes et la
+plus belle ambition qu'elles puissent décemment
+exprimer. Si tu m'avais répondu que tu regrettais
+de savoir peu de chose sur la mécanique céleste
+ou le calcul différentiel, j'aurais été moins satisfait;
+non pas qu'il n'y ait de par le monde des mathématiciennes
+et des astronomes qui tiennent convenablement
+leurs petits emplois; mais simplement
+parce que celles-là deviennent semblables à des
+hommes, et prennent à plaisir les défauts d'une
+moitié du genre humain qui m'inspire de l'antipathie.</p>
+
+<p>—Oh! pas à moi! dit Philis.</p>
+
+<p>Cette fois, le mot parut léger.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Giguelillot, toujours complaisant, se hâta de
+combler le silence:</p>
+
+<p>—Avez-vous remarqué, Sire, dit-il brusquement,
+combien les Tryphémois ressemblent aux
+Français?</p>
+
+<p>—Quelle question baroque! Comment voudrais-tu
+qu'il en fût autrement? Ce sont des Catalans
+et des Languedociens mêlés; il sont de race
+gallo-romaine.</p>
+
+<p>—Oui; mais ce n'est pas ce que je voulais
+dire. Je suis venu de Paris, croyant trouver ici un
+milieu tout nouveau. Vous aviez fait une révolution
+complète, proclamé la liberté morale...</p>
+
+<p>—Oh! dit Pausole. Ce n'est rien, mon petit.
+L'importance des révolutions se mesure à l'intérêt
+que peut avoir le gouvernement à retarder leur
+réussite. Il n'y a jamais eu qu'une révolution
+improbable avant le succès et inconcevable dans le
+souvenir, c'est celle qui vous a donné la liberté
+religieuse, parce qu'en renonçant au droit divin,
+le pouvoir s'est privé d'un soutien fondamental qui
+lui avait assuré jusque-là une stabilité plusieurs
+fois séculaire. Mais la liberté morale? Vous l'aurez
+quand vous la demanderez.</p>
+
+<p>—Qu'est-ce que c'est? hasarda Philis.</p>
+
+<p>—Tu penses bien, mon petit Gilles, dit Pausole
+sans répondre, que le jour où, à Paris, le public
+prendra la peine de réclamer une danseuse nue à
+l'Opéra, on la lui donnera tout de suite, car le
+ministère n'en sera pas renversé, surtout si les
+abonnés savent que la danseuse est bonne pour lui.</p>
+
+<p>—C'est possible; mais je croyais trouver ici un
+monde plus différent du mien, quelque chose de
+bouleversé, d'inouï, un contraste absolu. Et tout
+se passe pourtant comme dans le pays voisin...
+Les routes sont calmes, les moissons poussent, les
+métayers chassent de chez eux les filles de ferme
+qui se conduisent mal; les soirées sont d'une
+tenue grave et les jeunes filles paraissent élevées
+avec une certaine rigueur.</p>
+
+<p>—Bien entendu. Rien ne change rien à
+l'homme, mon petit. On peut seulement lui rendre
+la vie un peu plus facile et douce en le laissant
+libre d'accomplir tout ce qui ne fait de mal à personne.
+Et voilà ce que j'ai voulu faire. Je crois
+même que depuis bien des siècles, je suis le premier
+législateur qui se soit donné pour principe de
+ne pas ennuyer les gens.</p>
+
+<p>Philis s'agitait sur sa selle.</p>
+
+<p>—Alors, Sire, on fait tout ce qu'on veut dans
+le harem?... J'ai encore posé une question... Si
+je suis insupportable, il faut me le dire... Je suis
+habituée... On me gronde tout le temps.</p>
+
+<p>—Non, tu n'es pas insupportable, dit Pausole.
+Et je t'aime ainsi. J'espère qu'au harem tu ne voudras
+rien faire qui n'y soit permis. En tout cas, ce
+n'est pas une prison. Tant que tu seras heureuse,
+je t'y garderai. Le jour où tu voudras partir, tu me
+diras simplement: Adieu.</p>
+
+<p>—Et vous ne me retiendrez pas? C'est bien méchant.</p>
+
+<p>Pausole se retourna vers Giguelillot.</p>
+
+<p>—Tu vois, dit-il. On ne perd jamais l'habitude
+de se plaindre, et sitôt qu'on a obtenu la liberté...</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Mais Taxis revenait au grand trot.</p>
+
+<p>—Ah! ah! nous allons apprendre des nouvelles,
+dit Giguelillot perfide et gouailleur. Voici le
+seigneur Grand-Eunuque qui revient après une
+fructueuse battue. Il a retrouvé la Princesse.
+Louées soient sur terre et dans les cieux sa clairvoyance
+comme sa tactique.</p>
+
+<p>—Quelle Princesse? demanda Philis.</p>
+
+<p>—Les coupables sont arrêtés! cria Taxis du
+plus loin qu'il put.</p>
+
+<p>—Quoi? ma fille? Vous avez osé arrêter ma
+fille?</p>
+
+<p>—Oh! mais comme c'est intéressant! dit Philis
+tout bas.</p>
+
+<p>—Je n'ai pas eu cette témérité, répondit Taxis.
+Je ne tiens que les complices, qui sont là-bas sous
+bonne garde. Ce sont deux petits paysans du hameau;
+sans doute ils se sont entremis pour aider
+à l'enlèvement, car ils portent la robe et le costume
+de la Princesse et de l'Inconnu.</p>
+
+<p>—Ils avouent?</p>
+
+<p>—Ils nient; c'est précisément ce qui les condamne.
+Le vrai coupable se reconnaît à un signe
+frappant: il commence toujours par déclarer qu'il
+est innocent. Sitôt cette déclaration reçue, la police
+donne l'ordre d'écrou. Il y a là plus qu'une présomption,
+à mon sens: presque une certitude.
+J'ajouterai même qu'à défaut d'autres preuves, je
+me contenterais de celle-là pour condamner.</p>
+
+<p>—Faites comparaître, dit Pausole.</p>
+
+<p>Et l'on vit arriver, se tenant par la main, une
+jeune campagnarde et son frère, larmoyants et
+livides de peur.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Ils expliquèrent en bégayant qu'ils avaient trouvé
+cette belle robe et ces beaux habits dans la cour de
+leur cabane; que, comme c'était le jour de la
+Pentecôte, ils avaient pensé que la sainte Vierge
+leur envoyait ces atours de fête pour les récompenser
+d'avoir beaucoup peiné pendant l'année
+précédente; qu'ils avaient vu là un miracle, c'est-à-dire
+quelque chose de bien naturel, et que s'ils
+s'étaient doutés de ce qui les attendait au milieu
+de la route, ils auraient plutôt jeté les vêtements
+au feu que de s'en parer un seul instant. Enfin,
+leur maintien fut si humble et si candide et si
+niais, que Pausole, levant les épaules, s'écria:</p>
+
+<p>—Vous êtes fou, Taxis. Ces enfants sont parfaitement
+idiots, et par conséquent incapables de mal
+faire. Le crime est un des privilèges réservés à l'intelligence—j'entends
+du moins le crime complexe
+et clandestin comme celui que nous poursuivons.
+J'espère pour l'honneur de ma fille qu'elle a
+été enlevée par quelqu'un d'assez fin pour ne
+demander aucune aide aux bélîtres que vous avez
+pris.</p>
+
+<p>—Je demande néanmoins qu'ils soient fouillés,
+dit le Grand-Eunuque.</p>
+
+<p>—Soit. Mais vous ne trouverez rien. Je m'en
+porte garant.</p>
+
+<p>Taxis déshabilla de sa propre main le frère et la
+sœur tout honteux, qui se serrèrent l'un contre
+l'autre en mettant chacun leurs doigts dans leur nez.</p>
+
+<p>Sur le talus poudreux de la route il étala leurs
+habits, fouilla les poches, les goussets, les doublures?</p>
+
+<p>—Rien? dit Pausole. Je le pensais bien!</p>
+
+<p>—Quatre lettres, répondit Taxis.</p>
+
+<p>Et, avec une déférence qui ne laissait pas d'être
+orgueilleuse, il les tendit d'un geste vif.</p>
+
+<p>—Où se trouvaient ces lettres? dit Pausole.</p>
+
+<p>—Dans la poche gauche intérieure du veston.</p>
+
+<p>—Lisez-m'en une; celle que vous voudrez.</p>
+
+<p>Et tandis que Philis, prodigieusement intriguée,
+amenait son petit cheval par derrière pour suivre
+par-dessus l'épaule, Taxis donna lecture du premier
+billet:</p>
+
+<p class="i">«Mon petit Mimi,</p>
+
+
+<p>«Réveille-toi. Je casserai ta sonnette à dix
+heures et demie. Mon singe fait une adjudication
+à la campagne. Je suis libre comme une hirondelle
+et je me sens si tendre que mes yeux se ferment!
+Renvoie n'importe qui si tu n'es pas seule! On
+m'habille et j'accours.</p>
+
+<p>«Ta bouche.</p>
+
+<p class="s">«<span class="sc">Camille</span>.»</p>
+
+
+<p>—La lettre est bien cocasse, déclara Pausole.
+Qui peut être ce M. Camille qui se compare sottement
+à une hirondelle et possède un singe, lequel
+fait des adjudications? Chez quels peuples les
+vieux notaires vendent-ils leurs études à des ouistitis?
+Voilà qui ne se comprend guère.</p>
+
+<p>—Dites donc, souffla Philis à l'oreille du page.
+C'est une écriture de femme, vous savez. Pour moi,
+il y a des choses là-dessous...</p>
+
+<p>—Ah! Ah!</p>
+
+<p>—Faut-il que je le dise?</p>
+
+<p>—Non. Cela ferait mauvais effet.</p>
+
+<p>Et, suggérant à son zèbre le désir de faire volte-face,
+il se tourna vers le Roi:</p>
+
+<p>—On perd un temps précieux, fit-il, à lire cette
+correspondance. Elle ne peut rien nous apprendre:
+je sais depuis hier soir qui accompagne
+la princesse...</p>
+
+<p>—Je le sais aussi, monsieur! cria Taxis. Ma
+découverte corrobore toutes mes présomptions.
+Ces quatre lettres sont adressées à «M<sup>lle</sup> Mirabelle».
+J'affirme donc une fois de plus que cette
+précoce entremetteuse a servi de truchement dans
+la circonstance, et que le coupable est son ami,
+qu'il l'a commise et soudoyée.</p>
+
+<p>—Je prétends, dit Giguelillot, que la vérité est
+bien différente.</p>
+
+<p>Et, certain de la réponse qu'il allait recevoir, il
+ajouta:</p>
+
+<p>—C'est ce que je vais avoir l'honneur d'exposer
+au Roi s'il m'accorde ici même trois heures d'entretien
+pendant lesquelles je lui rendrai compte de
+toutes les recherches que j'ai faites pendant la
+journée d'hier.</p>
+
+<p>Eh! Pourquoi? dit Pausole. C'est bien inutile.
+Je ne suis point un chef de police et je n'ai
+nullement l'intention de me mêler à vos travaux.
+Entendez-vous, je vous le répète. Votre explication
+d'hier, quoique vive, a pu vous rapprocher.
+Menez l'enquête de concert ou chacun de votre
+côté. Cela m'est parfaitement égal. Je n'interviendrai
+qu'à la fin pour reprendre moi-même ma fille
+dans la retraite où j'espère que vous la retrouverez.</p>
+
+<p>—Votre fille est donc partie, Sire, comme Galatée?
+demanda Philis.</p>
+
+<p>—Ce n'est pas du tout la même chose, dit Pausole.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l4c4" id="l4c4">CHAPITRE IV</a></h3>
+
+<p class="d">COMMENT TAXIS APPRIT ENFIN LA VÉRITÉ SUR TOUTE
+L'AFFAIRE.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<blockquote>
+<p>J'ai dans mon répertoire plusieurs
+remèdes, <i>Pulsatilla</i>, <i>Natrum muriaticum</i>,
+<i>Belladona</i>, efficaces chez les gens
+qui se croient damnés.</p>
+</blockquote>
+
+<p class="s">D<sup>r</sup> <span class="sc">Gallavardin</span> (de Lyon).—1896.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Les deux petits paysans mis en liberté, tout le
+cortège s'ébranla de nouveau dans la direction de
+Tryphême.</p>
+
+<p>Giguelillot n'aurait point voulu mystifier le Roi
+Pausole, car il l'aimait très sincèrement, malgré
+qu'il l'eût fait cocu. Mais ses scrupules étaient
+moins vifs à l'égard du seigneur Taxis; et comme
+il lui fallait pallier le fâcheux épisode des lettres, il
+rejoignit le Grand-Eunuque et lui dit en confidence:</p>
+
+<p>—Monsieur, pour ma part je mènerai l'enquête
+d'une façon impitoyable; mais je crois devoir vous
+annoncer que l'inculpé est par malheur un de vos
+coreligionnaires.</p>
+
+<p>—Que dites-vous? Quel scandale!</p>
+
+<p>—Ne vous effrayez pas. Sa voie est droite et ne
+l'égare qu'en apparence. Voici la vérité sur toute
+cette affaire: un jeune homme, choisi parmi les
+plus chastes d'une société qui en compte beaucoup,
+a été chargé d'une mission morale à Tryphême
+par un groupe de protestants qui habite Alais.</p>
+
+<p>—Alais est une ville sans tache, dit Taxis.</p>
+
+<p>—Vous le savez, monsieur, je ne partage pas
+vos idées, reprit Giguelillot imperturbable; mais
+je trouve malgré moi une certaine grandeur, un
+généreux désintéressement aux visites que font vos
+amis chez les courtisanes de nos grandes villes,
+à l'effet, sans doute, de les purifier.</p>
+
+<p>—N'en doutez point.</p>
+
+<p>—Tel était précisément le but du jeune homme
+que nous recherchons. Depuis cinq mois, si j'en
+crois ses propres paroles, il a passé toutes ses
+nuits et souvent même ses journées dans les lits des
+filles perdues, allant sans cesse de couche en
+couche, de répulsion en répulsion.</p>
+
+<p>—Le noble enfant!</p>
+
+<p>—Sa méthode particulière consistait à montrer
+sa propre personne, qui est en effet sans charmes,
+déplaisante et mal tenue. Il quittait ses vêtements,
+s'approchait de la pêcheresse et articulait d'une
+voix lamentable: «Voilà ce que c'est que la chair;
+comment n'es-tu pas écœurée?»</p>
+
+<p>—Il en a converti beaucoup?</p>
+
+<p>—Aucune. La plupart protestaient aussitôt
+qu'elles n'avaient jamais rien touché de plus tentateur
+que son corps, et qu'elles aimaient beaucoup
+les blonds (car il est blond). D'autres lui expliquaient
+avec un sourire qu'elles n'étaient pas
+moins aimables envers les beautés de second rang
+et qu'en échange d'un double prix elles donnaient
+double tendresse. Celles même qui restaient assez
+franches pour dire de lui ce qu'elles en pensaient
+se refusaient à injurier dans le sursaut d'un égal
+mépris le reste de leurs amants. Celles-là étaient
+les plus jeunes. Bref, il allait partir très découragé
+lorsque ayant appris que la Princesse Aline habitait
+non loin du harem, il jugea que nulle âme n'était
+plus en péril que la sienne, et eut la gloire de la
+sauver.</p>
+
+<p>—Comment s'y est-il pris?</p>
+
+<p>—C'est un secret. Concurremment, monsieur,
+il extirpait encore du sein du péché une pauvre
+danseuse nommée Mirabelle.</p>
+
+<p>—Ah! nous y voilà donc!</p>
+
+<p>—Mais cette danseuse manquait d'argent pour
+retourner dans son pays et oublier là sa jeunesse
+d'orgies. Son conseiller ne se souciait point de lui
+en remettre, car il avait en horreur toutes les prodigalités.
+La Princesse Aline s'en chargea. Et c'est
+ainsi qu'elle put le même jour non seulement se
+préserver elle-même, mais tirer du gouffre une
+autre brebis. Voilà pourquoi elle écrivit et fit porter
+où vous savez, par la main d'une dame d'honneur,
+la lettre qui vous alarmait.</p>
+
+<p>—Tout s'explique, en effet! Et ces billets trouvés...</p>
+
+<p>—Ce sont les derniers témoins d'une folle existence.
+Mirabelle voulait les détruire tout d'abord;
+puis elle en a fait don à son bon pasteur pour
+prouver un repentir sincère.</p>
+
+<p>—Et ces vêtements eux-mêmes... ce veston
+bleu... cette robe verte...</p>
+
+<p>—Une libéralité à de pauvres paysans. La Princesse
+Aline et son compagnon ne veulent plus s'habiller
+que de noir.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Taxis regarda fixement le petit page.</p>
+
+<p>—Monsieur, dit-il (et je m'excuse à l'avance de
+ce que je vais présumer), j'ai des raisons de penser
+que vous vous moqueriez de moi si je vous en
+donnais l'occasion. Mais aujourd'hui je vous crois,
+oh! je vous crois! La Vérité illumine ce que vous
+venez de m'apprendre. Je le sens! Je le sais! Je le
+crie!... On n'invente pas cela!... Désormais une
+lutte effrayante va se livrer en mon cœur entre
+mon devoir moral et mon devoir public... Si je
+protège la Princesse, je trahis le Roi... Si je la
+livre, j'arrache une âme à la vertu... D'un côté,
+c'est le forfait; de l'autre, c'est la coulpe... Dans
+les deux cas, l'enfer me guette... Que faire? Où
+aller? Que devenir?... Sentinelle! Sentinelle! Que
+dis-tu de la nuit?</p>
+
+<p>Le poney de Philis se rua au milieu de ce
+désespoir. Pourpre et haletante, la petite criait:</p>
+
+<p>—Mais vous ne voyez donc rien! Regardez
+devant vous... Tenez! Tenez!... Là-bas, sur la
+route...</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l4c5" id="l4c5">CHAPITRE V</a></h3>
+
+<p class="d">COMMENT LE ROI PAUSOLE FUT REÇU
+PAR LE PEUPLE DE TRYPHÊME.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<blockquote>
+<p>Le 30 janvier 1589, il se fit en la ville
+plusieurs processions auxquelles il y a
+grande quantité d'enfans, tant fils que
+filles, hommes et femmes, plus de cinq
+ou six cents personnes toutes nues,
+tellement qu'on ne vit jamais si belle
+chose.—Dieu merci!</p>
+</blockquote>
+
+<p class="s"><i>Journal des choses advenües à Paris,
+depuis le 23 décembre 1588.</i></p>
+
+</div>
+
+
+<p>Sur la route, au grand soleil de juin, tout un
+cortège s'avançait lentement, annoncé par un brouhaha
+de voix, de chants et de musiques...</p>
+
+<p>Le page et Taxis s'arrêtèrent.</p>
+
+<p>—Qu'est-ce que c'est encore que cette multitude?
+dit Pausole qui les avait rejoints.</p>
+
+<p>—Je crois, dit Giguelillot, que Tryphême prépare
+à son bon monarque une réception triomphale.</p>
+
+<p>—Comment? une réception? Mais je fais un
+voyage secret!... Peut-être n'ai-je pas gardé en fait
+un rigoureux incognito, puisque j'ai la couronne
+en tête; cependant, je n'avais prévenu personne et
+je suis stupéfait de ce que j'aperçois.</p>
+
+<p>—Tryphême est à sept kilomètres du palais. A
+bicyclette, cela se fait en un quart d'heure. La
+ville entière a su votre départ hier matin avant
+midi. Elle a eu tout le temps de préparer un accueil
+cordial et pompeux, et je crois bien que nous
+le subirons, Sire, quel qu'en soit notre sentiment.</p>
+
+<p>—Tant pis, dit Pausole. Je m'y résigne. Acceptons
+d'un visage aimable ce qu'on voudra nous
+imposer. La popularité est une lourde charge;
+mais fou qui rechignerait contre elle.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Dans le centre d'un rond-point ombreux qui
+élargissait la route, la tête de la procession fit halte
+à six pas du Roi.</p>
+
+<p>Elle était formée par deux jeunes filles à califourchon
+sur des juments arabes de robe blanche
+et à longue queue. Leurs cheveux noirs étaient
+couronnés de pivoines. Leurs jambes très brunes
+se fonçaient sur le poil éclatant des bêtes, et leurs
+pieds petits tombaient droit, n'ayant ni selle ni
+étriers.</p>
+
+<p>D'une seule main, chacune d'elles tenait les
+brides de moire et, de l'autre, portait la hampe de
+bambou d'une bannière légère qui, tendue entre
+elles deux, élevait sur le ciel ces mots de soie et
+d'argent:</p>
+
+<p class="c"><small>VIVE NOTRE BON ROI PAUSOLE!</small></p>
+
+<p>Plus loin, deux autres jeunes filles élevaient une
+seconde bannière sur laquelle on pouvait lire:</p>
+
+<p class="c"><small>TRYPHÊME EST HEUREUSE.</small></p>
+
+<p>Un troisième couple suivait avec cette dernière
+inscription:</p>
+
+<p class="c"><small>TRYPHÊME EST RECONNAISSANTE.</small></p>
+
+<p>Au delà, de longues files de femmes qui portaient
+sur leur tête des corbeilles de fleurs, encadraient
+d'abord la musique, puis les autorités de la ville,
+hommes à barbe ou vieillards rasés, tous vêtus de
+coutil blanc.</p>
+
+<p>Derrière, marchait une foule énorme.</p>
+
+<p>—Oh! que c'est joli! que c'est joli! dit Philis,
+la main au menton. C'est pour nous, tout cela?
+pour nous deux? C'est une fête pour mon mariage?</p>
+
+<p>—Oui, dit Pausole. Tu l'as deviné.</p>
+
+<p>Alors, Philis cria:</p>
+
+<p>—Vivent les Tryphémoises!</p>
+
+<p>Sa voix perçante traversa l'air même au-dessus
+de toutes les fanfares, et la foule répondit:</p>
+
+<p>—Vive le Roi Pausole!</p>
+
+<p>Puis les ophicléides ayant fini leur marche sur
+douze cadences parfaites, répétées selon toutes les
+coutumes, entonnèrent l'Hymne Pausolien dont
+cent voix chantaient les paroles.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Pausole ne l'écouta pas debout. Un monsieur
+fort affairé, la main fébrile et l'œil inquiet, ayant
+fait former le cercle à toute la procession, conduisit
+le Roi jusqu'à une estrade, hâtivement échafaudée
+dans l'ombre verte du rond-point.</p>
+
+<p>Philis, n'y trouvant pas de siège pour elle, s'assit
+en riant sur un petit coussin. Diane à la Houppe,
+moins jalouse que la veille et pour de bonnes raisons,
+se contenta d'un coussin semblable. Ainsi
+flanqué de ses deux femmes comme une statue
+de marbre qu'entourent des figures allégoriques,
+Pausole ouvrit les bras en inclinant la tête pour
+exprimer à tous qu'il se disait comblé d'honneurs,
+et prit doucement place dans son trône.</p>
+
+<p>Hélas! il prévoyait bien que l'éloquence officielle
+devrait être, ce jour-là, reçue comme un fléau
+divin.</p>
+
+<p>Mais la Ville entendait flatter ses préférences, et
+le premier de tous les discours fut fait par un
+homme du peuple.</p>
+
+<p>—Sire, dit cet orateur, nous vous aimons bien,
+nous, les gueux, les gens sans cabane. Quand on
+nous trouve étendus au pied d'un mur ou sur la
+planche verte d'un banc, en train de dormir ou
+d'aimer, on ne nous envoie pas en prison pour
+nous punir de n'être pas riches. Quand nous n'avons
+que deux sous pour nous acheter du pain, la loi ne
+nous force pas d'aller voler six francs pour nous
+acheter un pantalon. Quand nous n'avons ni sou
+ni maille, nous savons que nous pouvons entrer
+dans les boulangeries royales où vous faites donner
+de quoi vivre aux loqueteux que la faim travaille.
+Enfin tant que nous ne faisons rien contre ceux
+qui nous laissent passer, nous avons le droit d'être
+gueux et de ne pas mourir tout de même... On ne
+voit cela que dans notre pays. Le Roi Pausole est
+un brave homme.</p>
+
+<p>Pausole étendit la main.</p>
+
+<p>—Ce discours me plaît beaucoup. Qu'on donne
+à ce pauvre claquedent une maisonnette et une
+pension avec du tabac, du bon vin et deux ou trois
+fortes filles pour chauffer ses draps en décembre.
+Qu'on en donne autant aux douze gueux qu'il désignera
+de son plein gré. Je prends les frais de leur
+entretien sur ma cassette particulière, et s'ils font
+des enfants, je leur donnerai double rente. Enfin,
+qu'on réunisse tous les autres errants et qu'on
+remette à chacun une petite pièce d'or; c'est mon
+don de joyeuse entrée dans ma bonne ville de Tryphême.</p>
+
+<p>La foule poussa des acclamations.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Un autre orateur s'avança.</p>
+
+<p>—Sire, dit-il, nous vous bénissons, nous, les
+gens du petit commerce, car vous nous laissez
+tranquilles, et nous vendons ce qu'il nous plaît,
+sans patentes ni privilèges. Personne n'a le droit
+d'entrer chez nous de la part du gouvernement:
+nos allumettes, nos cigares et même nos cartes à
+jouer ne portent aucune estampille. Si l'acheteur
+méprise nos cravates mais se sent du goût pour la
+vendeuse et le lui exprime sur-le-champ, nous
+pouvons fermer les yeux sur ce qui se passe dans
+l'arrière-boutique sans que l'État ouvre les siens
+dans un cas où personne ne réclame son appui. Si,
+pour mieux joindre les deux bouts, nous déclarons
+teindre et blanchir les mouchoirs que nous vendons,
+on ne vient pas tripler nos impôts pour nous
+pousser à la faillite et ruiner du même coup vingt-cinq
+pauvres gens. C'est à vous seul que nous
+devons, Sire, un sort que l'Europe nous envie. Au
+nom de tout le petit commerce, je remercie Votre
+Majesté.</p>
+
+<p>—Mon ami, dit Pausole, vous n'accepteriez
+pas que je vous fisse une largesse dont vous n'avez
+aucun besoin, mais je donne dix hectares des terres
+de la couronne avec l'argent nécessaire pour construire
+une maison de retraite aux petits commerçants
+malchanceux. Si je pouvais ajouter la moindre
+liberté à celles que vous avez déjà, je le ferais avec
+allégresse, mais le code de Tryphême ne me laissant
+pas le droit de vous imposer une entrave (et
+je l'ai bien voulu ainsi) me retire en même temps
+le plaisir de vous apporter une liberté de plus.
+Pénétrez-vous de vos satisfactions, puisque vous
+affirmez qu'elles sont véritables et renversez mon
+successeur sans pitié comme sans scrupule s'il
+prétend restreindre d'une ligne l'infini que je
+livre à vos initiatives.</p>
+
+<p>—Vous vivrez toujours! cria le peuple.</p>
+
+<p>—Je n'aime pas à en douter, répondit Pausole.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Un troisième personnage se présenta.</p>
+
+<p>Le sens de son discours se lisait dans ses yeux,
+et plus encore dans le long geste par lequel il annonça
+le mouvement de sa première période. Au
+nom des classes dirigeantes, il allait remercier le
+Roi des bénéfices que ses amis savaient tirer, eux
+aussi, de la grande loi tryphémoise.</p>
+
+<p>Mais le Roi l'arrêta d'un mot.</p>
+
+<p>—Monsieur, ce n'est pas d'abord pour vous que
+j'ai changé toutes les coutumes. Si ma loi vous
+plaît, voilà qui m'enchante, mais vous conviendrez
+avec moi que vous pouviez atteindre au bonheur,
+dans la limite des joies humaines, sans que je
+m'occupasse de vous taper les joues pour vous empêcher
+de pleurer. La stupide charge des lois
+n'était pas moindre sur vos têtes que sur les derniers
+de mes sujets. Leur intérêt, cependant, passait
+avant le vôtre et je ne m'occupe de vous que
+par-dessus le marché. Cela n'empêche point que
+je ne sois sensible à votre hommage et touché de
+vos remerciements. Vous êtes homme, et comme
+tous les hommes, vous aviez le droit strict de
+régler votre vie avec indépendance. J'ai le plaisir
+de vous saluer.</p>
+
+<p>Les acclamations redoublèrent.</p>
+
+<p>—Bien... bien... dit Pausole, cela suffit. Je déclare
+la séance levée. Le chef de la Sûreté générale
+est-il parmi les assistants? J'ai deux mots à lui
+dire en particulier.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Pausole et tous ses compagnons reprirent leurs
+diverses montures. Le cortège, les porte-bannière,
+la foule, les bagages et les quarante lanciers se suivirent
+dans un désordre voulu par Giguelillot, qui
+venait de prendre le commandement.</p>
+
+<p>Entre temps, le chef de la Sûreté, tenu à l'écart
+par le Roi, entendit les paroles suivantes:</p>
+
+<p>—J'aurais préféré, monsieur, passer les portes
+de Tryphême sant être reconnu ni connu, car je
+voyage dans un dessein que le mystère et le silence
+ne sauraient trop favoriser. Mais, puisque aussi
+bien mon déplacement n'est plus un secret pour
+personne, il ne me reste pas de motifs raisonnables
+pour vous en cacher le but en me privant de vos
+services dévoués. Soyez donc mon auxiliaire.</p>
+
+<p>—Ce sera mon devoir et mon honneur, répondit
+le fidèle agent.</p>
+
+<p>—Ma fille, la Princesse Aline, a quitté le palais
+jeudi. Elle a eu pour cela ses raisons et je ne permettrai
+à personne de les mettre en discussion.
+Un jeune homme la conseille, l'accompagne et la
+protège. J'ignore où il l'a conduite et je désirerais
+être fixé sur ce premier point. J'ignore également
+qui il est, et il serait bon que je fusse tiré de cette
+seconde incertitude.</p>
+
+<p>—Votre Majesté peut-elle me donner un signalement?</p>
+
+<p>—Taxis! appela le Roi.</p>
+
+<p>Taxis, très pâle, comparut. Pausole lui dit à voix
+basse:</p>
+
+<p>—Le chef de la Sûreté demande le signalement
+de l'inconnu que nous poursuivons...</p>
+
+<p>—Ah!</p>
+
+<p>—Eh bien?... répondez... l'avez-vous?</p>
+
+<p>Déchiré par l'obligation d'obéir, Taxis plongea
+une main tremblotante dans sa poche et en tira
+un papier qu'il tendit.</p>
+
+<p>«Le signalement! se disait-il, le signalement!...
+Ah! malheureux jeune homme!... Admirable
+martyr!... Ils vont le reconnaître tout de suite et
+c'est moi qui l'aurai livré!»</p>
+
+<p>La pièce était ainsi conçue:</p>
+
+<div class="c">
+<table summary="signes particuliers">
+<tr><td></td><td></td></tr>
+<tr><td>TAILLE</td><td>Moyenne.</td></tr>
+<tr><td>CHEVEUX</td><td>Châtains.</td></tr>
+<tr><td>BARBE</td><td>Néant.</td></tr>
+<tr><td>YEUX</td><td>Gris.</td></tr>
+<tr><td>FRONT</td><td>Moyen.</td></tr>
+<tr><td>NEZ</td><td>Ordinaire.</td></tr>
+<tr><td>BOUCHE</td><td>Moyenne.</td></tr>
+<tr><td>MENTON</td><td>Rond.</td></tr>
+<tr><td>VISAGE</td><td>Ovale.</td></tr>
+<tr><td>SIGNES PARTICULIERS.</td><td>Néant.</td></tr>
+</table></div>
+
+<p>—Voilà qui est parfait, dit le chef de la Sûreté.
+Avec ce signalement caractéristique, nous
+pouvons entrer en campagne. Mais quel âge?</p>
+
+<p>—Environ seize ans, dit Pausole.</p>
+
+<p>—Oh! fit Taxis... Seize... ou dix-huit... Moins
+de trente ans... Probablement moins de trente
+ans... Il n'a pas été vu de près...</p>
+
+<p>—Alors comment connaît-on la couleur de ses
+yeux? demanda le policier.</p>
+
+<p>—Heu!... on la connaît... il serait plus exact
+de dire qu'on la suppose...</p>
+
+<p>—A-t-il de la barbe, enfin? Le signalement
+prétend que non.</p>
+
+<p>—Peu de barbe... Peu... Mais un peu...</p>
+
+<p>—Cela n'importe guère, d'ailleurs. Tel qu'il
+est, le document suffit, et au delà.</p>
+
+<p>Taxis se retira très en hâte.</p>
+
+<p>—Monsieur le chef, reprit Pausole, veuillez
+ne m'importuner ni de questions ni de comptes
+rendus. Retenez, en outre, que vous avez mission
+de découvrir, mais non pas d'arrêter. Je ne vous
+donne qu'un mandat de recherches. Dès que vous
+l'aurez su remplir, vous rédigerez un rapport et
+le remettrez à mon page: vous le voyez là-bas
+monté sur un zèbre, aux côtés de la Reine Philis
+qui lui parle et rit en ce moment. Si pourtant
+vos efforts aboutissaient entre l'heure de minuit et
+celle de midi, vous auriez pour supérieur mon
+conseiller Taxis, qui nous quitte à l'instant. Car
+mon page n'a d'autorité que pendant la moitié du
+jour. Allez. Je vous ai dit tout ce que vous deviez
+entendre.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Pendant cette conversation, Giguelillot s'était
+rapproché de Philis.</p>
+
+<p>—Allez-vous-en, lui dit la petite avec une
+moue qui voulait être sévère.</p>
+
+<p>—Pourquoi?</p>
+
+<p>—Parce que je vous trouve de plus en plus gentil.
+Et il paraît que je n'ai pas le droit de vous le dire.</p>
+
+<p>—Alors ne le dites pas...</p>
+
+<p>—Mais c'est que je le pense!... Allez-vous-en!...
+j'ai envie de vous embrasser.</p>
+
+<p>—Mais non, mais non...</p>
+
+<p>—Si... là, dans le cou, derrière l'oreille où
+Vous m'avez mis hier un baiser si bien fait, si
+bon... Je vais m'en donner un sur la main...
+Faites attention!... Il est pour vous.</p>
+
+<p>—Je l'ai senti.</p>
+
+<p>—Moi aussi, allez!...</p>
+
+<p>Elle rougit beaucoup, sentant que Giglio la
+regardait.</p>
+
+<p>Ils se turent.</p>
+
+<p>—Mais partez donc, reprit-elle. Vous me faites
+dire des horreurs.</p>
+
+<p>—Ce n'est pas mon avis.</p>
+
+<p>—Vraiment?... Oh! si, tout de même... Il ne
+faut pas m'écouter, voyez-vous... Je ne sais jamais
+ce qui est inconvenant...</p>
+
+<p>—Moi non plus.</p>
+
+<p>—Ainsi... j'ai pensé à vous tout le temps la
+nuit dernière quand vous avez été parti... Est-ce
+que je peux vous dire ça, ou non?</p>
+
+<p>—Si c'est la vérité...</p>
+
+<p>—Oh! je vous ai fait plaisir! vous vous êtes
+troublé. Vous êtes très content. Ah! Ah!... Restez
+là, maintenant, je vous défends de me suivre.</p>
+
+<p>Devinant avec un instinct très sûr qu'il fallait
+s'en aller sur ce petit effet, elle talonna son petit
+poney noir qui vint en quelques bonds se ranger
+aux côtés du Roi Pausole.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>On entrait dans les faubourgs.</p>
+
+<p>De toutes parts, aux fenêtres, aux portes, sur
+les toits et sur les arbres, une populace exultante
+se pressait, mêlait des rires, levait des bras frémissants,
+lançait des bouquets de cris joyeux.</p>
+
+<p>Ouvriers en chemise de couleur et en panlalon
+de toile bleue; bourgeois en vêtements de soleil,
+petites filles nues, trottins en bas rouges, femmes
+en cotillons rayés se penchaient au bord des trottoirs
+avec des fleurs et des branches vertes.</p>
+
+<p>On entendait des cris, des voix soudaines:</p>
+
+<p>—Je le vois!... c'est lui!... le voilà!... maman!
+maman!... le voilà!... oh! je l'ai bien vu! je
+l'ai vraiment bien vu!</p>
+
+<p>Et d'autres qui pleuraient:</p>
+
+<p>—Papa! porte-moi!... je suis trop petite!...
+où est-il?... prends-moi sous les bras!... plus
+haut!... plus haut!... encore plus haut!...</p>
+
+<p>Une enfant de trois ans cria en brandissant par
+la patte une poupée rose:</p>
+
+<p>—Ive le Roi!... le Roi Paupaul!</p>
+
+<p>Et Pausole la prit à bout de bras pour l'embrasser
+sur les deux joues.</p>
+
+<p>Partout des arcs de triomphe échafaudés en une
+nuit se dressaient au coin des rues, à l'entrée des
+places et des carrefours. Toutes les fenêtres étaient
+pavoisées. Des étoffes de couleur, des feuillages,
+des rameaux frissonnants, des roses, couvraient
+les maisons, les trottoirs, les pavés et le ciel lui-même.
+Depuis les portes de la cité jusqu'à la
+Grand'Place, dix-huit cents jeunes filles nues
+formaient une haie brune et versaient un fleuve de
+roses rouges sur les pas du Roi et des Reines. Les
+innombrables fleurs de juin tombaient des fenêtres
+dans la rue comme des cascades au torrent.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Pausole saluait, saluait, ouvrait les bras, penchait
+la tête, levait parfois une main qui semblait
+dire: «C'est trop!» Et sa bonne barbe et ses bons
+yeux rendaient par leur expression douce à l'enthousiasme
+de la foule une affection toute paternelle
+qui enchantait les assistants.</p>
+
+<p>Philis, auprès de lui, se tenait très raide, consciente
+de ses nouveaux droits et de la part qu'elle
+pouvait prendre aux acclamations publiques. Son
+regard était sévère et digne; mais pour se mettre
+dans le ton des modes qu'elle voyait générales elle
+avait enlevé l'épingle qui arrêtait à mi-buste l'ouverture
+de son corsage, et elle montrait au peuple
+ses seins élevés à l'ombre, étant fière de leurs
+pointes pâles et de leur peau transparente.</p>
+
+<p>Taxis cherchait dans sa Bible de saines distractions
+à un tel spectacle; mais le hasard l'ayant fait
+tomber sur le second livre des Chroniques, il ne
+trouvait dans la biographie de Salomon que des
+exemples encore plus scandaleux des turpitudes où
+peut sombrer le dévergondage royal.</p>
+
+<p>Diane à la Houppe regardait la foule en soulevant
+le rideau de son palanquin.</p>
+
+<p>Giguelillot, à rebours sur sa selle, tenait par les
+mains deux jeunes filles dont chacune tirait en
+avant une farandole mouvementée de sœurs,
+d'amies ou d'inconnues. Ce qu'il leur disait devait
+être d'un intérêt particulier, car, sitôt qu'il avait
+prononcé le moindre mot, on le répétait d'un bout
+à l'autre de la file avec d'assourdissants éclats, et
+le cortège avançait toujours, traînant derrière son
+étambot où Giguelillot était sirène, un double sillage
+de rires.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l4c6" id="l4c6">CHAPITRE VI</a></h3>
+
+<p class="d">DE LA PROMENADE QUE FIT PAUSOLE
+À TRAVERS SA CAPITALE.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<blockquote>
+<p>Deux besoins qui réuniront toujours
+les hommes en sociétés, le besoin de
+l'ordre et celui de se perpétuer, déterminèrent
+ces nouveaux habitants à
+demander un chef et des femmes.</p>
+</blockquote>
+
+<p class="s"><span class="sc">B<sup>on</sup> de Wimpfen</span>, <i>Voyage à Saint-Domingue</i>.—1789.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>La préfecture et l'Hôtel de Ville s'étant, par
+hasard, entendus pour se partager l'honneur de
+l'insigne présence royale, Pausole accepta le festin
+des conseillers municipaux et fit porter ses bagages
+dans les appartements préparés chez le préfet.</p>
+
+<p>Il y avait bien quelque part un palais de la couronne,
+mais comme Pausole ne venait jamais dans
+sa capitale, il avait consenti à ce qu'on transformât
+la vieille résidence en un jeune musée populaire.</p>
+
+<p>Aussitôt après le repas, Pausole ragaillardi et
+non pas fatigué par ses deux jours de promenade,
+déclara qu'il ferait sur le dos de sa mule le tour
+des bas quartiers de la ville.</p>
+
+<p>Macarie, d'un air placide, le reprit sur son échine
+et abaissa les deux oreilles avec beaucoup de résignation.</p>
+
+<p>Le Roi, Taxis et Giguelillot s'en allèrent sans
+autre escorte.</p>
+
+<p>Autour d'eux, le peuple, toujours empressé, mais
+un peu moins bruyant que la veille, emplissait les
+rues et les fenêtres. On criait toujours: «Vive le
+Roi!» et même certaines voix disaient: «Bonjour,
+Sire!», à quoi Pausole répondait: «Bonjour!
+Bonjour! mes amis!»</p>
+
+<p>Des camelots parcouraient les trottoirs en annonçant
+leurs feuilles encore fraîches:</p>
+
+<p>—Demandez <i>la Paix</i>! <i>l'Indépendant</i>!</p>
+
+<p>—<i>La Nudité</i>! son édition de cinq heures!</p>
+
+<p>Un petit bonhomme, se méprenant, hurla aux
+oreilles de Taxis:</p>
+
+<p>—<i>Le Moniteur général des jeunes filles à louer</i>,
+vingt-cinq centimes avec sa prime!</p>
+
+<p>—Qu'est-ce que c'est que la prime? demanda
+Guiguelillot.</p>
+
+<p>—Bon pour un baiser d'une minute à toucher
+dimanche prochain!</p>
+
+<p>Mais le gamin se rangea lestement pour laisser
+passer une voiture-réclame où deux Tryphémoises
+de vingt ans allongeaient les lignes pures de leurs
+corps veloutés sur une large bande d'annonce qui
+portait en lettres énormes une adresse de parfumeuse.</p>
+
+<p>—Voilà de jolies personnes, dit Giguelillot fort
+éveillé.</p>
+
+<p>—Erreur! grommela Taxis.</p>
+
+<p>—Quelle femme saurait vous plaire?</p>
+
+<p>—Il en fut une, monsieur.</p>
+
+<p>—Oh! racontez-nous cela, rien n'est plus singulier.</p>
+
+<p>—Comment? fit le Roi presque sérieux. Mais
+vous m'étonnez, monsieur le Grand-Eunuque. Vous
+avez aimé? Qu'est ce que cela veut dire?</p>
+
+<p>—Aimé, non! Je n'ai jamais aimé que l'Éternel,
+Votre Majesté ne l'ignore point; mais j'ai un jour
+vivement senti la perfection de l'œuvre divine,
+devant une créature du sexe. En un mot j'ai connu
+une dame qui réalisait parfaitement mon idéal de
+la beauté. Je précise en disant: mon idéal <i>physique</i>
+de la beauté <i>morale</i>. Vous me comprenez?</p>
+
+<p>—Pas du tout; mais cela ne fait rien... Continuez.</p>
+
+<p>—Soit. Cette femme était l'unique locataire de
+mon père. Elle dirigeait une petite maison toujours
+close et extérieurement décente, un de ces pavillons
+que M. Lebirbe combat, mais que j'estime,
+pour ma part, excellents en ce qu'ils concentrent
+sur un point les impuretés de la ville entière, et
+surtout en ce qu'ils sont ennemis du scandale. Sur
+cette question, les protestants, vous le savez, sont
+unanimes. La bonne et digne femme me recevait
+souvent; mon père savait que mes principes et ma
+chasteté native permettaient que j'entrasse chez elle
+sans y courir aucun danger; le dimanche, en sortant
+du prêche, j'allais jouer avec ses enfants... Un jour
+donc, comme je puisais là une salutaire horreur du
+vice par sa contemplation même, nous vîmes entrer
+cette digne personne que mon père estimait fort,
+car elle lui rapportait cinq mille francs par an.
+Elle n'avait aucune chemise, et je fus frappé intérieurement.
+Sa majestueuse obésité commandait
+avant tout le respect. On eût dit qu'elle était
+enceinte de six enfants et qu'elle aurait su les nourrir
+tant elle avait de vastes seins. On ne pouvait les
+voir sans comprendre que la maternité est la mission
+première et la suprême gloire de la femme,
+monsieur. Enfin, pour comble de beauté... (de
+beauté morale, veux-je dire) son ventre retombait
+devant elle avec une pudeur charmante jusque vers
+le milieu de ses jambes. Sa poitrine était un fichu;
+son abdomen était une jupe: ses enfants pouvaient
+donc la regarder sans crime: même nue, elle avait
+des voiles.</p>
+
+<p>Giguelillot lui serra les mains:</p>
+
+<p>—Ah! monsieur, j'ai le violent désir de vous
+prendre pour ami intime, car nous ne nous battrons
+jamais à propos d'une femme qui passe. Et les
+autres querelles ne comptent pas.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Pausole, qui n'écoutait plus, montra devant une
+boutique un écriteau orné d'une palme: «Société
+Lebirbe. Grand Prix d'honneur.»</p>
+
+<p>—C'est ici, demanda-t-il, que demeure la lauréate?</p>
+
+<p>—Oui, Sire, dit un voisin.</p>
+
+<p>—Où est cette enfant? reprit le Roi. Je la veux
+féliciter. En effet, si M. Lebirbe exprime parfois des
+vœux dont la réalisation serait funeste pour les libertés
+publiques, il est plein de sens et il voit juste
+sur le chapitre des principes qu'il faut répandre
+autour de soi. Je suis sûr qu'il a fait un choix
+éclairé entre toutes les jouvencelles qui pouvaient
+aspirer à la couronne de roses. Où est l'heureuse
+rosière? Dites-lui que je lui fais une visite.</p>
+
+<p>La jeune fille descendit en hâte, et, dès qu'elle
+aperçut le Roi, elle enleva prestement sa cotte et
+son fichu comme on retire un tablier pour s'endimancher
+à l'office.</p>
+
+<p>Elle était jolie de la tête aux pieds.</p>
+
+<p>—On t'a couronnée? dit le Roi.</p>
+
+<p>—Oui, Sire, on a été bien bon.</p>
+
+<p>—Tu le méritais?</p>
+
+<p>—Comme beaucoup d'autres. J'ai eu de la
+chance, voilà tout.</p>
+
+<p>—Mais qu'avais-tu fait pour être rosière?</p>
+
+<p>—Sire, mes parents sont pâtissiers. Les quatre
+marmitons ont demandé ma main et chacun d'eux
+a dit qu'il se tuerait si je ne la lui donnais pas.</p>
+
+<p>—C'était un cas difficile. Comment l'as-tu
+résolu?</p>
+
+<p>—Oh! je n'ai pas voulu de suicides dans ma
+petite vie. Je les ai épousés tous les quatre. Il faut
+être bonne fille, n'est-ce pas, Sire? Les hommes
+sont si malheureux quand on les laisse à la porte!
+Ils veulent bien peu de chose! Pourquoi leur
+refuser?</p>
+
+<p>—Eh! si un cinquième se présente, il faudra
+bien que tu lui dises non...</p>
+
+<p>—Je n'ai jamais dit non à personne, Sire, ce
+n'est pas dans mon caractère. Mes maris ont
+compris tout de suite que j'étais gentille avec eux
+et que je n'avais pas de raisons pour être mauvaise
+avec les autres. Tout le monde me trouve jolie
+dans le quartier. Je ne dis pas que tout le monde
+me plaît, mais que voulez-vous? chacun pratique
+la charité comme il l'entend. On n'est pas riche à
+la maison, je donne ce que j'ai, j'aime faire plaisir
+et le soir je m'endors contente quand je me dis
+que j'ai eu bon cœur pour tous ceux qui me tendaient
+la main. C'est ma petite vertu, à moi.</p>
+
+<p>Pausole demeurait rêveur.</p>
+
+<p>—Je n'aurais rien à dire, fit-il, si tu ne
+t'étais pas mariée. Le mariage est une abdication
+volontaire de la liberté. On peut la révoquer,
+cette abdication; mais alors il faut se séparer...</p>
+
+<p>—Oh! nous n'en voyons pas si long! Je me
+suis mariée avec les marmitons de mes parents.
+Ils tiennent la maison. Moi, je fais le ménage.
+C'est notre intérêt de rester ensemble, et, comme
+nous nous aimons bien, tout s'arrange. Quand
+la nuit est passée, quand le ménage est fini, je
+reste seule et je n'ai rien à faire. Mes maris sont
+à leur travail. Alors, comme tant d'autres, je
+pourrais aller de porte en porte causer avec les
+commères et dire du mal des voisins. Moi, je
+trouve que quand on a vingt ans, on peut s'occuper
+mieux que cela. Aussitôt que j'ai posé ma
+jupe, je me laisse emmener par l'un ou l'autre:
+au moins, ce n'est pas du temps perdu.</p>
+
+<p>—Allons, dit Pausole, je vieillis. Je vois que
+je suis réactionnaire et que les mœurs marchent
+en avant. Je ne te condamnerai pas, ma fille. Au
+fond, tu appliques mieux mes lois que je n'ai su
+le faire en personne. Jusqu'ici, j'avais pour jurisprudence
+de frapper toutes les femmes adultères
+qui ne fuyaient pas de chez elles. Un dieu s'est
+montré jadis plus indulgent que je ne le fus. Il
+faut que la liberté ne puisse pas être abdiquée,
+même par consentement mutuel. Ton exemple me
+frappe, mon enfant, car tu te passes de mes principes
+et tu as, comme tu dis, ta petite vertu à
+toi, qui est peut-être bien la grande. Donne-moi
+la main, je te félicite.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Pausole continua ses visites, il entra dans les
+ateliers, dans les boutiques, dans les hangars; il
+questionna les vagabonds qui dormaient le long
+des murs, il serra beaucoup de mains noires et
+vit beaucoup de visages souriants. Personne ne
+se plaignait de la vie au point d'attaquer le gouvernement.</p>
+
+<p>Rentré à la préfecture, il subit un second festin,
+écouta de nouveaux discours et serra de nouvelles
+mains avec une croissante fatigue.</p>
+
+<p>Comme les invités se formaient par groupes
+dans les salons préfectoraux ornés des portraits
+de Pausole et de ses Reines favorites, le chef de
+la Sûreté surgit au moment où le Roi venait
+d'emmener dans un coin écarté Giguelillot par le
+coude gauche, afin de lui parler poésie.</p>
+
+<p>S'inclinant avec une déférence qu'altérait la
+fierté de la tâche réussie, le chef prononça lentement
+ces paroles:</p>
+
+<p>—J'ai l'honneur d'annoncer à Votre Majesté
+que son auguste fille, la Princesse Aline, est retrouvée
+saine et sauve.</p>
+
+<p>—Déjà? s'écria Pausole.</p>
+
+<p>—Oui, Sire. Vous êtes obéi.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l4c7" id="l4c7">CHAPITRE VII</a></h3>
+
+<p class="d">OÙ LE LECTEUR RETROUVE HEUREUSEMENT
+LES HÉROÏNES DE CETTE HISTOIRE.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<blockquote>
+<p>Dès que je fus couchée, je lui dis:
+«—Approchez-vous, mon petit cœur.»
+Elle ne se fit pas prier et nous nous baisâmes
+d'une manière fort tendre...</p>
+</blockquote>
+
+<p class="s"><i>Histoire de M<sup>me</sup> la comtesse des Barres</i>, 1742.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Aline et Mirabelle, sortant de l'hôtel du Coq,
+arrivèrent à la ville vers dix heures du soir.</p>
+
+<p>Tryphême, endormie aux heures du soleil,
+s'anime au crépuscule et reste éveillée tard.
+Toutes les boutiques étaient ouvertes le long des
+rues pleines de passants quand les deux amies se
+mêlèrent à la foule, et Mirabelle en profita pour
+s'habiller sans plus attendre. Le sentiment de sa
+nudité était le plus désagréable qu'elle eût encore
+éprouvé. Bien qu'elle coudoyât beaucoup d'autres
+jeunes filles aussi découvertes qu'elle-même, ses
+yeux croyaient voir tous les yeux fixés sur un point
+de sa personne, et cela ne pouvait pas se supporter,—au
+moins de la part d'une multitude.</p>
+
+<p>Elle entra donc dans une boutique et expliqua
+ce qu'elle désirait.</p>
+
+<p>—Oh! madame, fit la marchande, en la considérant
+des pieds à la tête, ce n'est pas mon intérêt
+de parler comme je le fais, mais quel dommage
+d'habiller madame! Quand on a la poitrine si
+jeune, le ventre si fin, les jambes si bien faites,
+peut-on cacher des choses pareilles?</p>
+
+<p>—C'est mon caprice, dit Mirabelle.</p>
+
+<p>—Alors, mettez des transparents... Je peux
+faire à Madame une petite robe Empire en linon
+blanc sans doublure, très collante autour des
+hanches... De loin, cela fait robe, et de près, c'est
+comme si l'on n'avait rien... J'ai là du linon tout
+ce qu'il y a de léger. On lirait le journal à travers.
+Madame veut-elle essayer?... Ou bien est-ce que
+madame préfère le tulle noir? mais c'est plutôt
+robe de bal.</p>
+
+<p>—Non, rien de tout cela. De la batiste, des bas
+de fil, une jupe de toile toute faite et une chemisette
+bleue, voilà ce qu'il me faut. Donnez-en
+autant à ma sœur qui désire s'habiller exactement
+comme moi.</p>
+
+<p>—Enfin... je veux bien, dit la brave femme.
+Vrai, c'est péché de vous obéir.</p>
+
+<p>Habillées, elles achetèrent des canotiers quelconques,
+mais de paille et de ruban semblables.
+Mirabelle y tenait beaucoup.</p>
+
+<p>Puis elles sortirent.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>—Grande sœur, dit Line en souriant, où irons-nous
+passer la nuit?</p>
+
+<p>Malgré le conseil de Giguelillot, Mirabelle répondit
+vivement:</p>
+
+<p>—À l'hôtel.</p>
+
+<p>—Pourquoi pas dans cette maison dont le
+page nous a donné l'adresse?</p>
+
+<p>—Cela m'effraye, tous ces garçons et toutes ces
+petites filles ensemble...</p>
+
+<p>—Ils doivent tant s'amuser! Tu ne veux pas
+aller voir?</p>
+
+<p>—On nous retiendrait peut-être... Je ne suis pas
+tranquille. L'hôtel est plus sûr.</p>
+
+<p>—Le page disait bien le contraire. Et il est si
+intelligent!... N'est-ce pas qu'il est gentil, ce petit
+page, Mirabelle?</p>
+
+<p>—Ah!... tu trouves?</p>
+
+<p>—Oui... J'aime beaucoup ses yeux.</p>
+
+<p>—Moi pas!</p>
+
+<p>—Oh! je t'ai fait de la peine. Tu es devenue
+blanche...</p>
+
+<p>—Pas le moins du monde. Je ne suis pas de ton
+avis, voilà tout.</p>
+
+<p>—Mais comme tu es nerveuse! Pourquoi t'ai-je
+dit cela?... Pardon, Mirabelle, je ne le dirai plus...
+Viens dans un petit coin noir, tout de suite...</p>
+
+<p>—Pourquoi?</p>
+
+<p>—Pour que je t'embrasse... Si tu me le permets.</p>
+
+<p>Elles prirent une rue obscure et trouvèrent l'abri
+souhaité: derrière un tombereau de sable qu'on
+avait laissé là sur cales, les deux jeunes filles, bouche
+à bouche, se prouvèrent une fidèle tendresse.</p>
+
+<p>—Viens, soupira Mirabelle. Dépêchons-nous,
+il est tard. Il nous faut une chambre, tu sais.</p>
+
+<p>—Oui, dit Line, j'ai bien sommeil encore.
+Depuis trois jours j'ai si peu dormi... Je me sens
+faible, faible, ce soir. Et j'ai mal aux jambes...
+Comment cela se fait-il? Nous n'avons guère marché,
+pourtant?</p>
+
+<p>—C'est parce que tu grandis. Je suis contente
+de cela. Bon signe, ma chérie.</p>
+
+<p>Line croyait tout ce qu'on lui disait et ne s'inquiéta
+pas davantage.</p>
+
+<p>Dans une avenue silencieuse, elles s'arrêtèrent
+devant un hôtel qui paraissait très convenable et
+qui avait pour enseigne: <i>Hôtel du Sein-Blanc et
+de Westphalie</i>.</p>
+
+<p>Elles y pénétrèrent. Mirabelle choisit une
+chambre à grand lit, très vaste, avec des miradores
+qui lui assuraient une précieuse fraîcheur.</p>
+
+<p>Au moment où elles gagnaient l'ascenseur, la
+directrice prit à part Mirabelle et s'excusa profondément:
+l'hôtel avait six attachés chargés du service
+de nuit près des dames qui voyageaient seules;
+mais il était venu dans l'après-midi une famille de
+sept Anglaises qui avaient retenu par télégramme
+toute cette partie du personnel et la maison se
+trouvait ainsi démunie pour quarante-huit heures.
+La directrice offrait de les remplacer, au moins
+dans la mesure du possible, en réveillant les deux
+petits grooms, qui étaient sans doute un peu
+jeunes, mais passaient pour très gentils. Elle demandait,
+en outre, si ces dames resteraient plusieurs
+jours afin de les inscrire sur-le-champ pour
+les premiers attachés disponibles.</p>
+
+<p>Mirabelle la laissa parler; puis elle répondit
+simplement:</p>
+
+<p>—Ma petite sœur et moi, madame, nous n'avons
+besoin de personne.</p>
+
+<p>À peine enfermées dans leur chambre, elles se
+déshabillèrent avec lassitude. Line dormait en faisant
+sa toilette et restait les doigts dans ses cheveux
+sans pouvoir terminer sa natte.</p>
+
+<p>Mirabelle, mélancolique, mais patiente et résignée,
+la coucha comme une enfant.</p>
+
+<p>—Bonsoir, Mirabelle... Dors bien... murmura
+Line en tendant la bouche, mais sans pouvoir rouvrir
+les yeux.</p>
+
+<p>—Bonsoir, ma chérie... je ne t'éveillerai pas.</p>
+
+<p>—Bien gentille... bonne nuit.</p>
+
+<p>Mirabelle se glissa le long de son amie, prit tendrement
+le petit corps entre ses belles jambes
+jalouses, posa la tête blonde sur sa poitrine et ne
+put s'endormir que longtemps, longtemps après.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Elle s'éveilla cependant la première, sonna,
+sauta du lit et sortit dans le couloir afin de donner
+ses ordres silencieusement.</p>
+
+<p>Il lui fallait des fleurs, des gerbes, des brassées,
+des bottes de fleurs. Elle en mit partout, sur les
+tables, la cheminée, les divans, les chaises, les
+consoles. Elle en mit derrière les cadres, dans les
+marges de toutes les glaces, et jusque dans les
+gonds des hautes portes-fenêtres ouvertes. Elle en
+joncha le tapis, elle en couvrit la couche. Autour
+du cher profil de Line endormie elle en rougit
+l'oreiller blanc, et Line fut éveillée par leur
+immense parfum.</p>
+
+<p>Les deux mains jointes sous la joue, souriante
+des yeux et de la bouche, la natte ramenée sur la
+poitrine et un sein dans le pli du coude, elle appela
+Mirabelle qui mit genou en terre comme si elle
+mimait un ballet d'amour.</p>
+
+<p>Line avait l'âme reconnaissante. Elle réunit ses
+bras nus derrière le cou de son amie, ébaucha
+quelques baisers plus sonores que voluptueux,
+puis tourna doucement la tête de Mirabelle de
+façon à poser l'oreille sur sa bouche et lui offrit
+sans détours ce que la jeune fille pouvait désirer
+de plus agréable à ses tentations.</p>
+
+<p>Mirabelle ne se fit pas prier. Ayant prouvé douze
+heures durant toute la discrétion dont elle était
+susceptible, elle jugea qu'elle avait atteint l'extrême
+limite de la réserve et qu'il lui devenait permis
+de se montrer enfin telle que les dieux l'avaient
+faite.</p>
+
+<p>Sa franchise, durant quatre heures, se montra
+sous tous les aspects. Après plusieurs attendrissements
+qui l'ébranlèrent jusqu'au fond de sa jeune
+et prompte émotion, Line avoua qu'elle était décidément
+souffrante et qu'elle n'aurait pas même la
+force de se lever pour déjeuner sur une chaise.</p>
+
+<p>Elle prit son repas au bord du lit.</p>
+
+<p>Cependant la journée s'avançait. Mirabelle rangea
+la chambre, reçut les vêtements, les plia, en
+ancienne apprentie soigneuse, et, comme il fallait
+bien méditer aussi les exigences de la vie pratique,
+elle visita les porte-monnaie et fit le compte des
+richesses communes.</p>
+
+<p>Deux journées d'auberge au village, les achats
+de vêtements, les fleurs, avaient absorbé les trois
+quarts de ce que contenaient les petites bourses...</p>
+
+<p>Mirabelle, toute soucieuse, ébaucha des combinaisons...</p>
+
+<p>—À quoi penses-tu? demanda Line.</p>
+
+<p>—À toi, chérie... Il faut que je sorte...</p>
+
+<p>—Tu penses à moi et tu me quittes?</p>
+
+<p>—Pas pour longtemps... Deux heures peut-être...
+Si je n'étais pas rentrée à l'heure du dîner,
+tu ne t'inquiéterais pas, le promets-tu?</p>
+
+<p>—Oh! mais comme je vais m'ennuyer! Pourquoi
+faut-il que tu sortes?</p>
+
+<p>—Ne me demande pas... C'est pour nous deux...
+Dès que je serai sortie, ferme bien la porte, n'est-ce
+pas? et ne laisse entrer personne... Puisque tu
+es fatiguée, tu devrais faire une longue sieste en
+m'attendant...</p>
+
+<p>Elle prit des ciseaux, se coupa une boucle brune
+et la fixa au second oreiller avec une épingle à cheveux.</p>
+
+<p>—Tiens, mon amour, voici un peu de moi pour
+que tu ne te sentes pas seule...</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l4c8" id="l4c8">CHAPITRE VIII</a></h3>
+
+<p class="d">OÙ LES ÉVÉNEMENTS SE PRÉCIPITENT.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<blockquote>
+<p>Il étoit trop poli, trop galant pour
+desobliger un sexe dont il avoit toujours
+été l'idole. Dès qu'une jolie femme se
+présentoit, elle était sûre d'être placée.</p>
+</blockquote>
+
+<p class="s"><i>Le Cosmopolite.</i>—1751.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>—Ma fille est retrouvée? dit Pausole. C'est fort
+heureux pour elle. Mais quelle heure singulière
+vous avez choisie, monsieur, pour une pareille
+découverte!</p>
+
+<p>—Sire... je suis confondu... Nous ne choisissons
+guère les...</p>
+
+<p>—Comment voulez-vous que j'aille courir les
+rues quelques instants avant minuit, un soir de
+fête, en pleine foule, au milieu des plaisirs et sans
+doute des excès que toute fête conseille et même
+facilite, pour une démarche aussi intime, aussi délicate,
+aussi scabreuse que de pénétrer en personne
+dans l'appartement clandestin d'une Altesse
+royale avec le dessein paternel de ressaisir son
+affection? La Princesse Aline se couche à neuf
+heures, monsieur le chef de la Sûreté. Elle est
+certainement au repos en ce moment. J'arriverais
+comme un personnage de vaudeville au milieu d'un
+flagrant délit et cette seule idée m'est odieuse.
+Vous m'en voyez tout révolté. Allez, monsieur,
+vous êtes un maladroit!</p>
+
+<p>—Mais, Sire, c'est votre ministre, l'honorable,
+seigneur Taxis, qui m'a conseillé de...</p>
+
+<p>—Encore lui! Toujours cet homme! Je n'apprends
+donc rien de malencontreux, de brouillon,
+d'impolitique sans qu'il n'y ait sa part de responsabilité!
+Il se rendra intolérable, et je ne sais pas
+vraiment si je ne finirai point par me priver de
+tels services où je ne recueille que trouble et vicissitude...
+Allez! vous dis-je; je suis très mécontent...
+Réglez la suite avec mon page. Je ne
+veux plus m'occuper de rien.</p>
+
+<p>Giguelillot emmena le malheureux.</p>
+
+<p>—Pourquoi venir parler de cela au Roi? lui
+dit-il. Si vous m'aviez pris à part, je vous aurais
+prévenu d'un mot... Voyons, dites-moi ce que
+vous savez. J'essayerai d'arranger les choses.</p>
+
+<p>Le chef de la Sûreté expliqua que la Princesse
+Aline avait été retrouvée, non avec un jeune
+homme, comme on croyait le savoir, mais avec
+une jeune fille un peu plus âgée qu'elle, hôtel du
+Sein-Blanc et de Westphalie. Il ajouta que, deux
+agents restés pendant trois heures aux écoutes
+derrière la porte avaient fait le rapport le plus
+singulier de tout ce qu'ils avaient su entendre. Il
+insista pour obtenir que l'arrestation fût prompte,
+disant que, à plusieurs reprises, Son Altesse
+s'était plainte d'une lassitude extrême et que le
+souci de l'auguste santé devait primer, semblait-il,
+toute autre considération.</p>
+
+<p>—Ne savez-vous rien de plus? demanda Giguelillot.</p>
+
+<p>—L'inconnue parlait d'une absence qu'elle
+avait faite dans le courant de l'après-midi et qui a
+été confirmée par le portier de l'hôtel.</p>
+
+<p>—Où pouvait-elle aller?</p>
+
+<p>—Elle refusait de le dire; mais elle rapportait
+deux cents francs d'une mystérieuse origine, et
+une bague qu'elle voulait revendre sans la garder
+un seul jour.</p>
+
+<p>—C'est tout ce qu'on sait?</p>
+
+<p>—Demain lundi, de quatre à huit, elle sortira
+une seconde fois.</p>
+
+<p>—Ah! ah! c'est très intéressant.</p>
+
+<p>Giglio remercia le policier, lui ordonna de faire
+cesser la surveillance le lendemain à quatre heures
+précises, et surtout de renoncer à toute communication
+avec Taxis, d'une part, avec Pausole, de
+l'autre.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il achevait à peine, lorsqu'un grand mouvement
+se fit autour de lui,</p>
+
+<p>Le Roi venait de manifester au préfet qu'il lui
+était agréable de se retirer dans ses appartements
+avec la jeune femme qu'il avait épousée le matin
+même.</p>
+
+<p>Giguelillot traversa vivement le salon, s'approcha
+de Diane à la Houppe et prit en penchant la
+tête sur l'épaule un air suppliant et doux...</p>
+
+<p>Diane fronça les sourcils sans pouvoir en même
+temps s'empêcher de sourire, et, le visage tendu en
+avant, elle articula nettement:</p>
+
+<p>—Oui.</p>
+
+<p>Puis, dans un rire silencieux, elle murmura non
+sans bravade:</p>
+
+<p>—Tu ne diras plus, petite horreur, que tu n'as
+jamais entendu ce mot-là.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il la rejoignit une heure plus tard. Elle l'attendait
+sur une chaise longue; ses cheveux noirs ondulaient
+largement sur chacune de ses joues et la
+recouvraient jusqu'à la hanche. Il ne vit de son
+expression que deux yeux très brillants et une
+bouche humide...</p>
+
+<p>—Eh bien, madame, dit-il, je vous ai obéi. La
+Princesse Aline n'est pas arrêtée.</p>
+
+<p>—Oh! tu es gentil! tu es si gentil!</p>
+
+<p>—Quelle récompense aurai-je?</p>
+
+<p>—Toutes celles que tu aimes.</p>
+
+<p>Elle ferma doucement le verrou, tandis qu'il
+éteignait toutes les lampes électriques, sauf une
+qu'il posa sur le sol, afin de laisser le sommet du
+lit dans une demi-obscurité. Il retira son costume
+jaune et bleu dans le cabinet de toilette. Un flacon
+de parfum s'offrait: il le reconnut aussitôt et s'en
+versa par attention.</p>
+
+<p>Mais lorsqu'il frissonna enfin dans les bras de la
+jeune femme il se sentit presque humilié, ou, si
+l'on peut le dire, inutile. Son gracieux talent ne
+lui servait à rien. Diane obéissait aux caresses avec
+un tel empressement que toute subtilité devenait
+ruse perdue. Déjà elle avait ressenti ce qu'il s'occupait
+de lui suggérer avec plus de méthode qu'elle
+n'avait de patience. Ainsi plusieurs fois de suite
+elle le déconcerta.</p>
+
+<p>Au milieu de la nuit, comme pour le dominer
+et le maintenir au moment où elle attendait de lui
+des réponses presque solennelles, Diane à la
+Houppe s'étendit avec un soupir sur celui qu'elle
+chérissait tant, s'accouda de chaque côté, le frôla
+régulièrement de ses seins gonflés et souples dont
+la caresse passait tiède et lui dit avec effort:</p>
+
+<p>—Tu m'aimes?</p>
+
+<p>—Oui.</p>
+
+<p>—Combien de temps m'aimeras-tu?</p>
+
+<p>—Toujours.</p>
+
+<p>—Alors... je peux te confier... un secret?</p>
+
+<p>—Tu peux.</p>
+
+<p>—Le Roi m'a dit qu'il songeait à permettre aux
+pages... d'entrer dans le harem... et qu'il fermerait
+les yeux sur... ce qui se passerait... très
+probablement.</p>
+
+<p>—Admirable inspiration!</p>
+
+<p>—Oh! ne ris pas!... Je suis si contente!...
+Nous pourrons nous revoir... Maintenant cela m'est
+bien égal que la blanche Aline soit prise... puisque
+cela ne nous sépare plus...</p>
+
+<p>—Amour!...</p>
+
+<p>—Mais tu vas me jurer quelque chose.</p>
+
+<p>—Tout ce que tu voudras.</p>
+
+<p>—Il y a tant de femmes au harem... Sais-je seulement
+si quelqu'une ne te fera pas la cour? Souviens-toi,
+Djilio, souviens-toi que je me suis soumise
+la première... et jure-moi que les autres
+n'obtiendront rien de ta bouche... Jure-moi que
+personne ne t'étreindra comme je t'étreins... avec
+mon corps et mon âme!... Jure, Djilio! Donne-toi
+comme je me donne!</p>
+
+<p>Giguelillot ne fit aucune difficulté. Il jura selon
+les traditions et prit le ton qui convenait à la circonstance.
+Puis il quitta la belle Diane «afin de
+ne pas la compromettre», ainsi qu'il le lui fit comprendre,—et
+aussi pour dormir tranquille, mais
+il ne dit rien de cette-raison-là.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le lendemain, comme il passait dans le corridor
+préfectoral, un appel murmuré mais pressant lui
+fit retourner la tête.</p>
+
+<p>Le petit visage de Philis se hasardait, timidement,
+derrière une porte entre-bâillée.</p>
+
+<p>La porte s'ouvrit tout à fait, puis se referma sur
+eux deux.</p>
+
+<p>—Le Roi dort, dit Philis. Restons là,... Nous ne
+serons pas surpris.</p>
+
+<p>—Comment! à midi et demi, le Roi dort
+encore?</p>
+
+<p>—Pas depuis longtemps! expliqua la petite
+avec une certaine fierté.</p>
+
+<p>—Et vous?</p>
+
+<p>—Moi! je n'ai pas sommeil quand je pense à
+vous. Il y a une heure que je vous attends derrière
+cette porte.</p>
+
+<p>—Que vouliez-vous de moi?</p>
+
+<p>Elle prit un air penché:</p>
+
+<p>—Une petite leçon, monsieur... Vous ne m'en
+avez donné qu'une et je l'ai vite apprise par cœur,
+mais je ne ferai jamais de progrès si vous ne m'enseignez
+qu'une règle sur quatre...</p>
+
+<p>Giguelillot la félicita de ses dispositions studieuses.
+Toutefois, comme il ne trouvait ni agréable ni décent
+le rôle qu'on voulait lui faire jouer, il décida que
+dans l'intérêt même de l'élève, la seconde leçon
+devait être plus expérimentale que théorique, et,
+consultant ses fantaisies plutôt que les devoirs de
+sa tâche, il abusa diversement de l'acceptation
+préalable que Philis exprimait toujours à l'étourdie,
+avec un jeune élan de confiance et parfois de curiosité.</p>
+
+<p>Philis apprit les quatre règles. Son esprit s'ouvrait
+peu à peu à toutes les lumières nouvelles
+d'une science qui la ravissait, et qui n'était jamais
+trop difficile, prétendait-elle, pour ses jeunes
+compréhensions. Cependant après une heure et
+quart Giguelillot lui dit en ami que son petit cerveau
+délicat avait assez travaillé.</p>
+
+<p>Elle le retint:</p>
+
+<p>—Vous vous en allez?</p>
+
+<p>—Jusqu'à ce soir.</p>
+
+<p>—Vous sortez en ville?</p>
+
+<p>—Oui.</p>
+
+<p>—Puis-je vous donner une commission?</p>
+
+<p>—Laquelle?</p>
+
+<p>—Écoutez... Ma sœur n'a pas toujours été gentille
+pour moi... mais je l'aime bien tout de même...
+et je suis triste qu'elle soit partie... Vous êtes si
+adroit, petit ami... Vous pourrez peut-être découvrir
+son adresse... et la voir un instant... et lui parler
+de moi... Cherchez-la, vous me ferez plaisir... Gardez
+son secret, je n'en veux pas... mais dites-moi si
+elle va bien... Je ne vous demande pas autre chose...</p>
+
+<p>—Vous le saurez ce soir, dit Giguelillot.</p>
+
+<p>—C'est gentil... Encore un petit mot... Vous
+lui parlerez... vous lui parlerez de tout près... Ne
+l'embrassez pas...</p>
+
+<p>—Je vous le promets.</p>
+
+<p>—Même si elle a l'air d'en avoir envie?</p>
+
+<p>—Les jeunes filles n'ont jamais cet air-là,
+mademoiselle.</p>
+
+<p>—Oh!... alors on voit bien que vous ne les
+connaissez pas!</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Giguelillot déjeuna fort tranquillement, fit à
+plusieurs amis l'aveu confidentiel de son départ
+pour une enquête, afin que cela fût immédiatement
+répété au Roi. Puis il sortit, seul et sans canne.</p>
+
+<p>Devant l'hôtel de la préfecture, sur la planche
+d'un banc public, il aperçut la belle Thierrette,
+qui, les deux mains croisées en poing et le corps
+courbé en cerceau, posait, sans en avoir conscience,
+pour la statue monumentale du Découragement
+silencieux.</p>
+
+<p>Il la releva par le menton.</p>
+
+<p>—Eh bien, pauvre Thierrette, cela ne va pas?
+dit-il.</p>
+
+<p>—Ah! monsieur! je ne peux pas suffire... Ce
+n'est pourtant pas faute de bonne volonté... J'y
+mets tout mon cœur, vous savez... je me mets
+en quatre pour contenter... mais il y a trop d'ouvrage...
+Je vais demander mon compte.</p>
+
+<p>—Déjà? Déjà? Comment, toi, une forte fille,
+avec tes muscles et ta santé, tu ne peux pas crier:
+«Vive l'armée!» pendant deux jours de suite?
+Qui est-ce qui m'a flanqué une mauviette pareille,
+sacré nom d'un chien?</p>
+
+<p>—Mauviette? Je voudrais bien en voir une
+autre à ma place!... Monsieur, ils amènent leurs
+amis, maintenant!... Un régiment, passe encore,
+mais toute la ville, je ne peux pas... Alors je viens
+vous prier... pour si vous connaissiez une maison
+plus tranquille... même avec plusieurs maîtres...
+pourvu qu'ils ne soient pas plus de cinquante...</p>
+
+<p>—Allons, console-toi. Je sais ce qu'il te faut.
+De ma propre autorité je te nomme ribaude ordinaire
+à la suite du corps des pages. Nous sommes
+quinze à peine...</p>
+
+<p>—Oh! si ce n'est que cela!</p>
+
+<p>—... Et nous avons tous beaucoup d'amies;
+mais il nous manquait... comment dirai-je... quelqu'un
+qui fût à portée... Les soubrettes du Roi ne
+sont jamais seules à l'heure où on leur rend visite...
+On ne peut pas compter sur elles... Toi, tu seras
+notre petit harem particulier. C'est entendu. Sèche
+tes larmes.</p>
+
+<p>La paysanne se confondit en remerciements et
+resta clouée sur la place.</p>
+
+<p>La quittant avec un geste d'encouragement et
+d'entrain, Giguelillot fut d'abord s'acheter des
+cigarettes, puis il se rendit vers les lieux où il
+savait pouvoir rencontrer Galatée.</p>
+
+<p>C'était un petit hôtel blanc, fort convenable
+d'aspect, et dont rien ne décelait la vie intérieure.</p>
+
+<p>Le page sonna. On l'introduisit auprès d'une
+grande dame âgée qui avait de parfaites façons et
+qui s'enquit tout de suite de ses préférences, c'est-à-dire
+qu'elle lui demanda s'il fallait faire prévenir
+en ville M<sup>me</sup> X., femme d'un magistrat, personne
+blonde très effarouchée, ou plutôt M<sup>me</sup> Y., dont
+la photographie était sur la cheminée.</p>
+
+<p>Mais Giglio, sans y toucher, fit en quelques mots
+précis le portrait d'une jeune fille idéale qui ressemblait
+à Galatée comme Galatée à son miroir.</p>
+
+<p>On le laissa seul dans une chambre, et, après
+vingt minutes d'attente pendant lesquelles on fit
+semblant d'aller quérir l'ingénue chez elle, il vit
+entrer M<sup>lle</sup> Lebirbe qui venait simplement de la
+chambre voisine.</p>
+
+<p>Dès qu'elle l'aperçut, elle poussa un cri et, détournant
+la tête, se mit à pleurer.</p>
+
+<p>Au lieu de triompher par un «Je vous l'avais
+bien dit!» qui ne lui eût pas apporté les consolations
+indiquées, Giglio s'approcha d'elle et lui
+prit la main:</p>
+
+<p>—Qu'avez-vous?</p>
+
+<p>—Ah! vous êtes gentil d'être venu!</p>
+
+<p>Ses larmes redoublèrent. Elle reprit:</p>
+
+<p>—Vous aviez raison... vous m'avez parlé comme
+un ami... J'ai eu tort de ne pas vous croire... On
+a été si grossier pour moi, si vous saviez!... Je ne
+suis pas plus heureuse que dans ma famille...</p>
+
+<p>—Vous retourneriez chez votre père?</p>
+
+<p>—Oh! non! mais je veux sortir d'ici.</p>
+
+<p>—Personne n'a le droit de vous retenir. Où
+irez-vous quand vous serez sortie?</p>
+
+<p>—Je ne sais pas...</p>
+
+<p>Puis, de plus en plus désespérée, elle sanglota:</p>
+
+<p>—Je suis amoureuse.</p>
+
+<p>Giglio ne comprenait plus.</p>
+
+<p>—Vous dites?</p>
+
+<p>Elle ne répondit rien.</p>
+
+<p>—Amoureuse de qui?</p>
+
+<p>Elle hésita encore, sourit légèrement, soupira,
+et dit enfin:</p>
+
+<p>—De votre amie.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Très sérieux, le page hasarda:</p>
+
+<p>—Est-ce que vous ne pourriez pas désigner
+plus clairement...</p>
+
+<p>—Votre amie de l'hôtel du Coq... L'aînée des
+deux... Elle est venue ici... Elle avait besoin d'argent,
+paraît-il... Ah! si vous aviez vu ma joie
+quand je l'ai aperçue... N'est-ce pas qu'il y a des
+hasards providentiels et que nous étions prédestinées
+à nous retrouver un jour, peut-être pour
+longtemps?</p>
+
+<p>—Ce n'est pas douteux, dit Giguelillot qui entrevit
+des machiavélismes.</p>
+
+<p>—Vous savez que j'en suis folle? reprit Galatée.
+Je comprends maintenant tout ce que j'ai vu par
+ma fenêtre, au bout de ma lorgnette qui tremblait...
+Nous sommes restées seules une demi-heure dans
+un salon d'attente... Je crois bien qu'elle en aime
+une autre et néanmoins elle m'a aimée... pour se
+purifier, disait-elle, de ce qu'elle allait faire dans
+l'horrible endroit où je suis encore. Quand je pense
+qu'elle va revenir dans une demi-heure et que peut-être
+nous ne nous reverrons pas...</p>
+
+<p>—Vous vous reverrez, dit Giguelillot, ce soir
+même, et pour longtemps.</p>
+
+<p>—Je le lui ai demandé. Elle ne veut pas.</p>
+
+<p>—Elle voudra... Croyez-moi aujourd'hui puisque
+vous regrettez de ne m'avoir pas cru avant-hier...
+Venez ici écrire une lettre. Demandez ce qu'il faut
+pour cela.</p>
+
+<p>Une esclave en bonnet apporta un buvard.</p>
+
+<p>—Vous allez, dit Giguelillot, écrire à la jeune
+fille que vous espérez, que vous attendez ici même.</p>
+
+<p>—Pourquoi?</p>
+
+<p>—Pour lui dire d'abord ce que vous pensez
+d'elle...</p>
+
+<p>—Elle le sait.</p>
+
+<p>—Elle ne le sait pas. Rien ne vaut une déclaration
+écrite... Dites-lui par lettre tout ce que vous
+lui avez dit en pensée depuis que vous l'avez
+quittée... Et enfin...</p>
+
+<p>—Mais puisqu'elle va venir?</p>
+
+<p>—Oh! il ne faut pas lui en parler. C'est très
+important. Vous gâteriez tout.</p>
+
+<p>—Soit...</p>
+
+<p>—Dites-lui donc ce que vous pensez d'elle, et
+donnez-lui rendez-vous pour ce soir au Jardin-Royal,
+sous le monument de Félicien Rops.</p>
+
+<p>—Elle y sera?</p>
+
+<p>—Elle y sera. Je m'y engage. Mais dépêchez-vous.
+Le temps presse.</p>
+
+<p>Galatée écrivit sa lettre, puis, la tendant:</p>
+
+<p>—À quelle adresse?</p>
+
+<p>—Je me charge de la faire parvenir.</p>
+
+<p>—Et le résultat?</p>
+
+<p>—Ce soir vous serez toute seule avec cette
+jeune personne et vous l'emmènerez où il vous
+plaira... Je vous conseille d'aller en France.</p>
+
+<p>—Vous ne vous moquez pas de moi?</p>
+
+<p>—Voulez-vous me dire pourquoi je me moquerais
+de vous?... et si jusqu'à présent je vous ai
+laissé croire que je faisais de fines mystifications
+autour de votre personne?</p>
+
+<p>—Pardonnez-moi, mon ami. Merci... Merci de
+tout cœur... Vous reverrai-je?</p>
+
+<p>—Non... ou du moins... pas cette semaine...
+On se revoit toujours: le monde est si petit. Mais
+je vous chasse d'où vous êtes, et ne vous donne
+aucun rendez-vous. C'est la meilleure preuve que
+je puisse vous offrir de ma respectueuse amitié.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l4c9" id="l4c9">CHAPITRE IX</a></h3>
+
+<p class="d">OÙ GIGUELILLOT, LUI AUSSI, DEVIENT AMOUREUX.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Le garçon est pour la fille,</span><br>
+ <span class="i0">La fille est pour le garçon;</span><br>
+ <span class="i0">Quoi qu'on fasse et qu'on babille,</span><br>
+ <span class="i0">Ce n'est, ma foi, que vétille,</span><br>
+ <span class="i0">Que mystère et que façon.</span><br>
+ <span class="i0">Le filet est pour l'anguille</span><br>
+ <span class="i0">Et le trou pour la cheville,</span><br>
+ <span class="i0">La limace à la coquille,</span><br>
+ <span class="i0">La coquille au limaçon.</span><br>
+ <span class="i0">Le garçon est pour la fille,</span><br>
+ <span class="i0">La fille pour le garçon.</span><br>
+ <br>
+ </div>
+
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Le manche pour la faucille</span><br>
+ <span class="i0">Et la balle pour la grille,</span><br>
+ <span class="i0">Le fil pour la canetille</span><br>
+ <span class="i0">Et la pomme pour l'arçon,</span><br>
+ <span class="i0">L'appât est pour l'hameçon,</span><br>
+ <span class="i0">Le bout pour le nourrisson,</span><br>
+ <span class="i0">Et l'oiseau pour le buisson,</span><br>
+ <span class="i0">Et le garçon pour la fille.</span><br>
+ <span class="i0">Le cheval est pour l'étrille</span><br>
+ <span class="i0">Et pour le caparasson,</span><br>
+ <span class="i0">Le tillac est pour la quille,</span><br>
+ <span class="i0">La cage pour le pinson,</span><br>
+ <span class="i0">Et l'étang pour le poisson,</span><br>
+ <span class="i0">Et l'ente pour l'écusson,</span><br>
+ <span class="i0">Et l'épy pour la moisson,</span><br>
+ <span class="i0">Le rocher est pour l'anguille,</span><br>
+ <span class="i0">La fille pour le garçon.</span><br>
+ <span class="i0">. . . . . . . . . . . .</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p class="s"><i>Virelai de <span class="sc">Claude Le Petit</span>.</i>—1660.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Lorsque Giguelillot se rendit enfin hôtel du Sein-Blanc
+et de Westphalie—car vous pensez bien
+qu'il y courut—Mirabelle venait de sortir.</p>
+
+<p>Il frappa trois coups discrets, et attendit:</p>
+
+<p>—Qui est là?</p>
+
+<p>—Moi.</p>
+
+<p>—Vous?... le page de papa? dit Line tout bas,
+dans la serrure.</p>
+
+<p>—Puis-je entrer?</p>
+
+<p>—On m'a bien défendu d'ouvrir... Mais puisque
+c'est vous, il n'y a pas de danger.</p>
+
+<p>Elle lui ouvrit, et, se haussant sur la pointe des
+pieds, elle lui tendit la joue.</p>
+
+<p>—Embrassez-moi, dit-elle, je vous le permets...
+Sur l'autre joue aussi... La vôtre, maintenant...</p>
+
+<p>Elle soupira.</p>
+
+<p>—J'ai bien des choses à vous dire... Asseyons-nous
+tout près, sur le canapé... Comment vous
+appelez-vous?</p>
+
+<p>—Djilio.</p>
+
+<p>—Oh! quel joli nom! dit Line.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Et Giglio pensa une fois de plus que si chaque
+femme trouve à dire des banalités diverses, selon
+les amants qu'elle rencontre, chaque homme n'entend
+pas plus de dix phrases de la part de toutes
+les maîtresses, comme si elles répétaient en secret
+pour lui réciter le même rôle.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>—Quel hasard! s'écria Line. Je pensais justement
+à vous... Laissez-moi vous regarder... Je me
+suis presque disputée avec mon amie à propos de
+vos yeux... Je les trouvais très jolis. On a prétendu
+que non. Mais j'ai raison contre elle, Djilio. Ils
+sont bien jolis, vos yeux.</p>
+
+<p>—Tout à fait quelconques, dit Giglio; s'ils
+s'animent quand ils vous regardent, Altesse, c'est
+à vous qu'ils le doivent.</p>
+
+<p>—Ne m'appelez pas Altesse, vous m'intimidez.
+Dites-moi Line, c'est plus gentil.</p>
+
+<p>Mais il ne la nomma d'aucune façon, car, avec
+un trouble apparent qui n'était pas, cette fois,
+volontaire, il ne trouva plus rien qui lui semblât
+digne d'être dit à la blanche Aline.</p>
+
+<p>Le premier jour où il l'avait vue, dans cette
+autre chambre d'hôtel où s'étaient précipités des
+événements si rapides, les circonstances ne se prêtaient
+guère à une contemplation tendre. Mirabelle,
+présente et jalouse, ne se laissait pas
+oublier, Aline inquiète montrait un visage altéré.
+Scène étourdissante et brève, ce quart d'heure
+singulier s'en était allé en folie dans le tourbillon
+de son souvenir.</p>
+
+<p>Là au contraire, dans le silence, de ses yeux et
+si près de son visage charmant, il la vit semblable
+à elle seule.</p>
+
+<p>Diane à la Houppe lui parut trop sensuelle;
+Philis trop exempte de tendresse. L'une dévorait
+et l'autre jouait, mais aucune des deux n'avait dans
+le regard cette petite flamme continue qui appelle
+et retient l'amour au moment où elle le révèle.</p>
+
+<p>Il tenait les deux mains de Line, qui ne baissait
+pas les paupières et qui laissait entr'ouverte,
+comme pour un baiser toujours prêt, sa petite
+bouche plus haute que large de jeune fille encore
+enfant.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il ne lui parlait point. Il n'aurait su que lui dire.
+Vaguement, et une à une, les phrases qu'il avait
+répétées cent fois se présentèrent à son esprit.
+D'abord il les rejeta, puis avec un sourire presque
+triste, il pensa que sur un autre ton, ces phrases-là
+ne seraient plus les mêmes. Il se dit que ses hyperboles,
+et les plus invraisemblables, se trouveraient
+mieux que jamais en situation; que les petits mensonges
+de la galanterie, excusables dans une aventure,
+deviendraient tout à fait touchants au début
+d'une passion réelle; enfin qu'il pouvait sans faute
+abuser sa nouvelle amie selon ses méthodes ordinaires,
+sachant qu'il lui ferait plaisir et sentant
+combien cela lui était dû.</p>
+
+<p>—Qu'avez-vous? disait Line,</p>
+
+<p>—Je vous aime, fit-il.</p>
+
+<p>—Je vous aime aussi, Djilio; je vous aime de tout
+mon cœur. Je suis bien heureuse en vous le disant.</p>
+
+<p>—Mais moi, je vous aime depuis si longtemps.
+Vous n'en saviez rien, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>—Depuis longtemps? répéta Line. Vous m'aimez
+depuis longtemps? Mais hier matin je ne vous
+connaissais pas...</p>
+
+<p>—Je vous aime depuis trois ans, dit Giguelillot
+en soupirant.</p>
+
+<p>—Et vous ne me l'aviez jamais dit?</p>
+
+<p>—Je n'osais pas... Je pensais à vous, mais vous
+étiez si haut, si loin de moi!... Comment croire
+que jamais vous consentiriez à m'entendre?... Je
+vous aimais d'en bas... Je pensais à vous sans cesse,
+mais je n'espérais pas que j'arriverais un jour, par
+un hasard extraordinaire, à vous parler enfin seul
+à seule, la main dans la main, les yeux dans les
+yeux...</p>
+
+<p>Line le regardait avec tendresse.</p>
+
+<p>Il poursuivit:</p>
+
+<p>—Vous ne me croyez pas?</p>
+
+<p>—Oh! si!</p>
+
+<p>—Tenez... J'écrivais des vers sur vous...</p>
+
+<p>—Des vers? Vous faites des vers? Oh! j'aime
+tant les vers! Et vous en avez fait sur moi? c'est
+vrai?</p>
+
+<p>—Voulez-vous les lire?</p>
+
+<p>—Si je veux les lire?... mais oui!</p>
+
+<p>—Les voici.</p>
+
+<p>Giguelillot sortit de sa poche son premier volume
+de vers, feuilleta... Agnès... Alberte... Alexandrine...
+Alfrède... Alice... Alix... Aline!</p>
+
+<p>—Lisez! dit-il simplement.</p>
+
+<p>Line s'empara du petit volume et lut avec avidité:</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Ah! quand vous paraissez dans le ciel du loisir,</span><br>
+ <span class="i0">Lumière de mes nuits si tristes et si brèves,</span><br>
+ <span class="i0">Idéal renaissant de mon premier désir,</span><br>
+ <span class="i0">Ne sentez-vous jamais mon âme vous saisir</span><br>
+ <span class="i0">Et fermer sur vos seins les ailes de ses rêves?</span><br>
+ <br>
+ </div>
+</div>
+
+<p>La petite Line leva de grands yeux.</p>
+
+<p>—Mais qui me dit que ces vers sont pour
+moi?</p>
+
+<p>—C'est un acrostiche... Vous savez bien ce que
+c'est qu'un acrostiche? Vous êtes abonnée au
+<i>Journal de la Jeunesse</i>? Lisez les premières lettres
+de chaque vers.</p>
+
+<p>—A, L, I... Aline! s'écria-t-elle avec un sourire
+de joie. Oh! c'est vrai! Et comme ils sont jolis! Je
+n'en ai jamais lu d'aussi jolis que ceux-là... Mais
+vous avez beaucoup de talent!</p>
+
+<p>—Quand je parle de vous, Line... C'est vous
+seule qui m'inspirez... Vous m'avez bien compris?...
+Je n'osais pas écrire votre nom dans un
+volume que tout le monde pouvait lire... Je l'ai
+caché dans un acrostiche... secrètement... pour
+vous et pour moi... Personne ne le sait, hors nous
+deux!</p>
+
+<p>Line se jeta dans ses bras. Il la prit avec passion,
+et sans rien tenter de plus direct envers son petit
+corps plié, il unit sa bouche à celle qui se tendait,
+très tendrement, presque avec précaution.</p>
+
+<p>—Comment! dit Line, vous connaissez cela
+aussi?... Mirabelle me disait qu'elle l'avait inventé...</p>
+
+<p>—On le lui avait appris, dit Giguelillot.</p>
+
+<p>—Comme à vous?</p>
+
+<p>—Oh! je l'aurais deviné d'instinct, le premier
+jour où je vous ai vue.</p>
+
+<p>—Mais alors... elle m'a trompée?</p>
+
+<p>—Elle vous a trompée gentiment.</p>
+
+<p>—C'est égal... elle m'a dit un mensonge... Je
+ne le lui pardonnerai de ma vie. C'est si vilain, les
+mensonges, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>—Rien n'est plus laid, dit Giguelillot.</p>
+
+<p>Line réfléchissait, les lèvres serrées.</p>
+
+<p>—Je vous aime encore plus que mon amie, dit-elle.</p>
+
+<p>Ici, Giglio cessa de se contenir. Il prit la petite
+Line dans ses bras, la porta sur le lit sans quitter
+ses lèvres, d'autant plus facilement qu'elle lui
+disait:</p>
+
+<p>—Oh! oui!... mettez-vous là... tout près... tout
+près...</p>
+
+<p>Et une heure plus tard, la blanche Aline avouait
+dans ses bras très émus:</p>
+
+<p>—Mirabelle est une menteuse. Je vous aime
+plus qu'elle, beaucoup plus qu'elle... Je vous
+aime... comme je n'ai jamais aimé personne au
+monde... Oh! ne vous en allez pas! ne vous en
+allez pas!</p>
+
+<p>—Il le faut...</p>
+
+<p>—Mais pourquoi?</p>
+
+<p>—Le Roi m'attend... Mirabelle va rentrer...</p>
+
+<p>—Je ne veux plus la voir! Je n'aime que vous!
+que vous!... Restez là... je voudrais vous toucher
+depuis les pieds jusqu'à la tête et rester ainsi toujours,
+les doigts dans vos doigts, la bouche sous la
+vôtre... Je ne veux pas que vous vous en alliez...
+Obéissez-moi, enfin!</p>
+
+<p>Giglio brusqua les choses:</p>
+
+<p>—Tout est perdu, dit-il, si nous restons ici.
+Mirabelle vous reprendra dans une heure. Elle-même
+sera prise une heure après et nous ne pourrons
+plus jamais, jamais nous revoir, car le Roi
+vous emprisonnera de nouveau dans vos appartements
+du palais.</p>
+
+<p>—Alors, emmenez-moi, partons... Est-ce qu'il
+n'y a pas d'autres pays où nous pourrions vivre
+tranquilles, sans que personne puisse nous tourmenter?</p>
+
+<p>Giglio eut pitié de Pausole:</p>
+
+<p>—Vous aimez votre père, ma petite Line. Vous
+l'aimez beaucoup. Si vous allez où il n'est pas, vous
+le regretterez bientôt.</p>
+
+<p>—Oui, j'aime papa, mais pourquoi m'enferme-t-il?
+Si je reviens au palais, je ne pourrai pas vous
+revoir et je serai malheureuse comme avant... Car
+je le sens bien maintenant... j'étais très malheureuse...
+Je ne m'en doutais guère...</p>
+
+<p>—Il y a un moyen qui arrangera tout. Vous
+vous rappelez la maison dont je vous avais parlé
+hier? la maison de ces bons vieillards qui recueillent
+les enfants maltraités et les soignent?</p>
+
+<p>—Oui. 22, rue des Amandines. Je crois que je
+me rappelle encore l'adresse.</p>
+
+<p>—Parfaitement. Allez-y. Allez-y tout de suite.
+Et quand on vous aura donné la chambre qui vous
+convient (demandez la section des filles), je me
+charge de vous en faire sortir avec toute votre
+liberté.</p>
+
+<p>—Pour toujours?</p>
+
+<p>—Pour toujours.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="l4c10" id="l4c10">CHAPITRE X</a></h3>
+
+<p class="d">OÙ L'ON PRESSENT LA FIN.</p>
+
+
+<div class="epi">
+<blockquote>
+<p>Διὸ δεῖ ἦχθαί πως εὐθὺς ἐκ νέων, ὡς ὁ
+Πλάτων φησίν, ὥστε χαίρειν τε καὶ λυπεῖσθαι
+οἷς δεῖ· ἡ γὰρ ὀρθὴ παιδεία αὕτη ἐστίν.</p>
+</blockquote>
+
+<p class="s"><span class="sc">Aristote</span>, <i>Éthique</i>, II, 2.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Il était quatre heures, le lendemain, quand Pausole
+et ses deux ministres furent reçus rue des
+Amandines, où le bon Roi, si bon qu'il fût, ne
+croyait pas entrer en père.</p>
+
+<p>Giguelillot, depuis le matin, avait mis zèle et
+patience, d'abord à persuader au Roi que cette
+visite serait pleine d'attraits; ensuite à instruire
+secrètement ses hôtes, afin qu'ils lui parlassent
+comme il convenait de le faire.</p>
+
+<p>Le directeur de la Société mena Pausole jusqu'à
+un fauteuil, s'inclina trois fois devant lui et lut
+enfin, d'une voix satisfaite et ponctuée, l'allocution
+que voici:</p>
+
+<p class="i">«Sire,</p>
+
+
+<p>«L'Union tryphémoise pour le Sauvetage de
+l'Enfance ne saurait être comparée aux œuvres
+similaires des pays limitrophes, pas plus que les
+lois de Votre Majesté ne souffrent de rapprochement
+avec celles des nations rivales. Ici, nous
+recueillons les enfants maltraités, physiquement
+ou moralement, mais le danger moral que nous
+prétendons combattre n'est pas du tout celui que
+redoutent nos meilleurs confrères étrangers, lesquels
+n'entendent pas comme nous le bonheur des
+petits enfants.»</p>
+
+<p>—Je le crois sans peine, dit Pausole.</p>
+
+<p>—«Nous estimons, avec vous-même, Sire, que
+le jeune être acquiert très tôt quelque droit à la
+liberté. Nous estimons qu'en soumettant la jeunesse
+à l'autorité paternelle pendant vingt et une
+années d'existence, les vieilles lois européennes
+prolongent dans leur sein l'une des nombreuses
+racines que l'esclavage antique y laisse encore
+vivantes. Le droit du père sur le fils, comme celui
+du mari sur la femme, c'est, au fond, sous un
+nom quelconque, la mainmise du plus fort sur
+l'épaule du plus faible, et il emprunte à la tyrannie
+son arbitraire sans limites, en même temps
+que son prétexte et son drapeau: la protection.
+Le mobile qui entraîne un citoyen libre à enfermer
+son enfant dans les horribles geôles qu'on
+nomme les internats n'est pas différent de celui
+qui le pousse, pendant les vacances, à martyriser
+le pauvre petit du revers de la main ou du bout
+de la règle. L'homme, qui n'a plus de droits sur
+les libertés de l'homme et qui ne peut plus impunément
+séquestrer ou frapper un esclave humain,
+conserve partout son pouvoir sur la personne de
+l'enfant, et, comme il faut bien qu'il abuse de tous
+les pouvoirs qu'on lui donne, il abuse de celui-là,
+pour se dédommager d'avoir perdu les autres.»</p>
+
+<p>—Très bien pensé, dit Giguelillot. N'est-ce pas,
+Sire?</p>
+
+<p>—Très bien, dit Pausole.</p>
+
+<p>—«Nous considérons comme abus de pouvoir
+paternel toute atteinte portée à la libre expression
+comme au libre exercice des volontés de l'enfant,
+si ces volontés n'engagent que lui seul. Nous
+offrons chez nous un asile à tous les enfants malheureux
+sans leur demander pourquoi ils souffraient
+dans leur famille, mais en constatant avec une
+légitime fierté qu'ils sont heureux dans notre sein.
+Nous entretenons chez eux le goût spontané de
+l'étude au lieu de leur faire haïr toute espèce de
+travail en les emprisonnant dans la salle de classe.
+Leur émulation n'est pas moindre et nous avons
+constaté bien des fois que, près d'un maître aimé,
+l'espoir des récompenses vaut la crainte des punitions.
+Les deux sexes élevés ensemble apprennent
+à se connaître l'un l'autre et sont ainsi moins
+exposés à se tromper cruellement plus tard. Lorsqu'il
+leur plaît d'aller au jeu, ils sont libres là
+comme ailleurs. Rien ne leur est défendu, hormis
+de se disputer. Ils se groupent comme ils le
+veulent, dans la cour comme au dortoir. Respectant
+les lois naturelles plutôt que les principes
+des hommes, nous n'enfermons pas les sens de nos
+élèves dans une contrainte artificielle où ils dévieraient
+fatalement, pour le plus grand dommage
+de leur santé fragile. Nous favorisons au contraire
+l'expansion des jeunesses précoces, convaincus qu'à
+retarder l'amour on ne fait que le rendre plus
+redoutable, et qu'à suppléer le plaisir par le rêve
+on accomplit de mauvaise besogne. Ce n'est pas
+là de l'éducation, au sens vraiment élevé du
+mot...»</p>
+
+<p>Pausjole interrompit le discours:</p>
+
+<p>—Et quand ces enfants vous demandent conseil?</p>
+
+<p>—Sire, nous leur déconseillons les amitiés particulières,
+mais c'est pour leur présenter les amitiés
+multiples comme un meilleur emploi de leurs
+jeunes tendances. L'amour, l'amour exclusif d'une
+personne individuelle, l'amour enfin tel qu'on l'enseigne
+dans les classes de littérature des lycées
+français ou allemands, est en effet une tragédie qui
+aboutit le plus souvent à la folie furieuse d'Oreste,
+à la triste fin de Marguerite ou au suicide lamentable
+de Roméo et de Juliette. Les faits divers de
+tous les grands quotidiens sont remplis de pareilles
+catastrophes. Pénétrés du devoir qui nous incombe
+et de l'influence salutaire que nous pouvons exercer,
+nous enseignons à nos élèves les dangers d'un
+amour unique; certes, nous apportons ici le tact et
+la discrétion que de pareils sujets comportent,
+mais nous ne saurions oublier devant nos petits orphelins
+qu'il y va de leur santé morale et de leur
+avenir tout entier.</p>
+
+<p>—Je vous approuve des deux mains, dit Pausole.
+Débauchez! monsieur, débauchez! On voit assez
+par ce qui se passe au dehors de nos frontières les
+effets parallèles des deux grands systèmes. D'une
+part, dans les classes supérieures, la claustration
+à la chambre et la continence obligatoire de la
+jeunesse, contre la nature et le bon sens, ont fait
+croître la race efflanquée, débile, phtisique et
+frappée d'anémie en qui s'étiole aujourd'hui l'aristocratie
+européenne. Au contraire, d'où viennent
+les ouvriers forts, les manieurs de marteaux, les
+porteuses de pain? De Charonne et de l'East End,
+de Whitechapel et de Ménilmontant, des longs
+faubourgs de Hambourg et des cloaques de Marseille,
+de tous les milieux enfin où l'enfance pousse
+en liberté, se mêle et s'unit selon ses instincts,
+sans retenue et sans contrôle...</p>
+
+<p>Pausole, fatigué d'avoir tant parlé, se reposa en
+interrogeant:</p>
+
+<p>—Aboutissez-vous? dit-il.</p>
+
+<p>—Pas toujours, répondit le vieillard. Nous
+sommes cependant satisfaits, au moins par comparaison.
+Une Société d'un pays voisin (œuvre dont
+je parlerai d'ailleurs avec tout le respect que mérite
+<i>a priori</i> une institution charitable) s'est donné
+pour mission de ne libérer ses filles que vierges ou
+mariées. On ne sait pas bien pourquoi. Mais voici
+des chiffres: en treize ans, cette Société a recueilli
+près de deux mille cent cinquante enfants...</p>
+
+<p>Giguelillot glapit:</p>
+
+<p>—«C'est beaucoup, dit Candide.»</p>
+
+<p>Le président continua:</p>
+
+<p>—Et sur ce nombre énorme de jeunes nubilités,
+savez-vous combien elle a marié de filles?...
+Deux.</p>
+
+<p>Giguelillot grommela:</p>
+
+<p>—«C'est beaucoup, dit Martin.»</p>
+
+<p>Mais le président restait grave:</p>
+
+<p>—Nous, au contraire, depuis sept années, sur
+huit cent quarante six filles, nous en avons débauché
+huit cent douze. J'ose dire qu'étant donné
+le but respectif des deux Sociétés...</p>
+
+<p>—Oh! la vôtre l'emporte, affirma Pausole. Cela
+n'est pas douteux.</p>
+
+<p>—Votre Majesté daigne reconnaître nos efforts?</p>
+
+<p>—Non seulement je vous approuve, mais je vous
+subventionne, dit Pausole. J'inscris soixante mille
+francs pour vous à mon budget de l'Intérieur. Si
+cette somme ne suffit pas aux bonnes œuvres que
+vous pourriez faire, dites-le à mes ministres: elle
+sera augmentée.</p>
+
+<p>Le vieillard s'inclina profondément, puis d'une
+voix subitement altérée, il balbutia:</p>
+
+<p>—L'accueil si bienveillant... que Votre Majesté...
+l'approbation, veux-je dire... si flatteuse...
+que reçoivent ici nos idées... nos tentatives... nos
+essais de réalisation... m'encourage à...</p>
+
+<p>—Mais parlez donc!</p>
+
+<p>—Sire, la communication que j'ai à faire ici...
+est d'ordre si confidentiel... que je ne me crois pas
+le droit de l'exposer en ce moment...</p>
+
+<p>—Retirez-vous, mes amis, dit Pausole à ses
+conseillers... Et maintenant parlez, monsieur:
+nous sommes seuls.</p>
+
+<p>—Hier soir, à sept heures... nous avons vu entrer
+ici... une auguste visiteuse, Sire... Son Altesse
+la Princesse Aline.</p>
+
+<p>Pausole bondit:</p>
+
+<p>—Ici?... Ma fille est ici?... dans ce lieu de perdition
+et de proxénétisme?</p>
+
+<p>—Elle demande secours... murmura le vieillard
+presque défaillant.</p>
+
+<p>—Et contre qui?</p>
+
+<p>—Contre son destin, Sire, contre son destin...
+elle n'accuse personne.</p>
+
+<p>—Elle est seule?</p>
+
+<p>—Toute seule.</p>
+
+<p>—Dites-lui donc que je l'attends! elle se jettera
+dans mes bras!</p>
+
+<p>—Oui... mais auparavant... elle demande que
+nous lui assurions... les libertés que vous trouviez
+à l'instant si équitables, Sire, et que vous déclariez
+justement offertes à la jeunesse des deux sexes...</p>
+
+<p>—Allons! qu'est-ce que cela signifie?... Où est
+ma fille?... J'entends la voir à l'instant même.</p>
+
+<p>On la pria d'entrer.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Comme pour affirmer par un signe extérieur
+toutes les libertés qu'elle avait déjà prises, Line
+avait revêtu le costume national des Tryphémoises:
+le mouchoir de couleur aux cheveux et les mules.</p>
+
+<p>Elle fit quelques pas, très fière de sa nudité symbolique,
+mais un peu timide aussi.</p>
+
+<p>Pausole la prit dans ses bras.</p>
+
+<p>—Ma petite fille! mon petit enfant! pourquoi
+es-tu partie?</p>
+
+<p>—Parce que j'avais rencontré une très bonne
+amie, papa, et parce que dans ton palais tu me défendais
+d'aimer personne.</p>
+
+<p>—Avec qui donc es-tu partie?</p>
+
+<p>—Avec une danseuse d'opéra.</p>
+
+<p>—Une danseuse? mais cela n'a aucune importance,
+alors?</p>
+
+<p>—Ah! dit Line.</p>
+
+<p>Pausole l'embrassa de nouveau.</p>
+
+<p>—Tu veux bien revenir avec moi, maintenant?
+Tu m'embrasses?</p>
+
+<p>—Oui, papa. Je te dis: «Oui» tout de suite.
+Je sens que je vais te suivre partout; mais je sens
+aussi que tu vas me dire, et tout de suite comme
+moi, dans l'oreille, quelque chose de très gentil.</p>
+
+<p>—Que je t'aime bien?</p>
+
+<p>—Et que tu me laisses libre.</p>
+
+<p>—Mais enfin pourquoi?</p>
+
+<p>—Parce que tu m'aimes bien.</p>
+
+<p>Pausole, très ému, regarda sa fille. Longtemps il
+resta silencieux, comme si une lutte profonde et
+presque pénible se livrait sous sa poitrine entre
+les divers conseils de son affection paternelle. Puis
+il dit un peu tristement:</p>
+
+<p>—Eh bien, nous verrons, mon enfant. Je t'aime
+assez pour te rendre plus heureuse que moi.</p>
+
+
+
+
+<h3><a name="epilogue" id="epilogue">ÉPILOGUE</a></h3>
+
+<div class="epi">
+<blockquote>
+<p><i>Sat prata biberunt</i>, comme dit le
+vieil Horace.</p>
+</blockquote>
+
+<p class="s"><i>Le Temps</i>, 20 novembre 1900.</p>
+
+</div>
+
+
+<p>Revenu au palais le soir même par une marche
+très fatigante qui dura près d'une heure et quart,
+le Roi Pausole passa trois jours en silencieuses
+méditations.</p>
+
+<p>Tryphême après son départ reprit sa vie accoutumée.
+La jeune fille primée par M. Lebirbe
+continua de donner chaque soir le recommandable
+exemple qui lui avait valu les palmes. Mirabelle,
+déchirée par le désespoir en apprenant que Pausole
+avait repris sa fille, se rendit pourtant à la nuit sous
+le monument de Félicien Rops où elle savait
+pouvoir rencontrer Galatée. Toutes deux s'unirent
+ce soir-là jusqu'aux derniers vertiges de la sensation
+et elles ne savaient pas encore de quel
+amour fidèle et tendre cette longue étreinte en
+larmes nouait le premier souvenir.</p>
+
+<p>Giguelillot avait parcouru le chemin du retour
+en quatre bonds de son petit zèbre, car il se
+devinait également incapable de cacher à la
+blanche Aline les sentiments nouveaux qu'elle lui
+inspirait, et d'exprimer à la belle Diane ceux
+qu'elle ne lui inspirait plus.</p>
+
+<p>Pendant les trois jours où le Roi, seul avec sa
+bonne conscience, agita en lui des questions de
+morale, Line et son ami page se retrouvèrent
+toutes les nuits devant le Miroir des Nymphes
+toujours plein d'eau lunaire et de feuillages
+obscurs.</p>
+
+<p>—C'est très mal, disait Line, songeant à Mirabelle.</p>
+
+<p>—Non, disait Giguelillot, puisqu'elle n'en sait
+rien.</p>
+
+<p>Et il savait se faire pardonner tout ce que cette
+parole avait d'abominable par tout ce qu'elle avait
+d'absolutoire et de consolant.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Enfin Pausole, un matin de soleil où la Reine
+Alberte venait de recevoir ses faveurs courtoises
+mais un peu distraites, sortit du palais en couronne
+et demanda sa mule Macarie.</p>
+
+<p>En même temps il fit annoncer que tous les
+habitants de la demeure royale, Reines, écuyers et
+dames d'honneur, ministres, pages et palefreniers,
+eussent à se réunir en grande assemblée devant le
+cerisier de sa justice afin d'y entendre les discours
+qu'il jugerait bon d'y prononcer.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Lorsqu'il fut assis là dans sa rouge robe flottante
+avec le sceptre et le globe d'or:</p>
+
+<p>—Mesdames, dit-il, et vous, Messieurs, il
+est dur d'appliquer à sa propre personne les
+principes que le sage répand comme des bienfaits.
+J'ai cru longtemps qu'il me serait permis
+de maintenir la liberté sur mon peuple bien-aimé
+sans éprouver moi-même dans certains cas
+ardus, ce que cette liberté a parfois de pénible;
+du moins pour celui qui la donne. Il me semblait
+que sur un territoire où l'on compte cinq cent mille
+foyers, je pourrais sans grand dommage, en
+excepter un, un seul, où une certaine autorité
+serait encore vivante. Il était tout naturel que ce
+foyer fût le mien et que le dispensateur des indépendances
+ne souffrît pas le premier de leurs
+excès possibles.</p>
+
+<p>Ici le Roi prit un temps, cueillit une cerise délicieuse
+ou plutôt en cassa le fil qui l'attachait à
+portée de ses doigts, et tout en aspirant doucement
+le suc du fruit juteux et tiède, il suivit d'un
+œil un peu mélancolique l'agitation passionnée de
+la multitude qui l'écoutait.</p>
+
+<p>—Mais, reprit-il, le Roi lui-même s'instruit.
+Je viens de faire un voyage secret pendant lequel
+j'ai beaucoup appris, tant sur le genre humain que
+sur mes devoirs envers lui. J'ai vu des foules heureuses
+et libres dont le bonheur tenait à la liberté
+par des racines déjà si profondes que je ne puis
+plus douter d'avoir semé cette graine dans son
+terrain d'élection. Il m'a paru qu'autour de moi, on
+était moins heureux parce qu'on était moins libre
+et cela suffit pour me dicter une sorte d'abdication...</p>
+
+<p>De grands cris l'empêchèrent d'achever:</p>
+
+<p>—Non! Vive le Roi! disaient les voix. Abdiquer?
+Nous ne le voulons pas!</p>
+
+<p>Pausole étendit la main.</p>
+
+<p>—Je resterai votre chef, ou du moins, l'arbitre
+choisi par votre consentement général pour assurer
+le maintien des droits qui sont l'apanage de tous,
+et je ne changerai rien, pour ma part, à mes habitudes
+d'existence que j'ai reconnues nécessaires à
+ma tranquillité d'esprit. Mais je lève désormais la
+contrainte relative qui pesait sur mes familiers.
+Taxis, mon ami, retournez en France d'où vous
+êtes venu à nous comme le corbeau dans le vent
+d'hiver. À l'avenir mes femmes et ma fille se règleront
+selon leurs inclinations. J'émancipe leurs
+têtes charmantes que la vôtre rendait plus charmantes
+encore par le contraste de sa hideur.</p>
+
+<p>À ces mots il y eut dans la foule moins de joie
+peut-être que d'attendrissement et, comme des enfants
+qui reçoivent des cadeaux prestigieux sans
+oser y toucher encore, les femmes se pressèrent
+autour de celui qui était si bon pour elles, et vinrent
+avec la blanche Aline, fidèlement, lui baiser
+les mains.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Ci finit l'aventure extraordinaire du Roi Pausole,
+qui, pour retrouver sa fille, alla jusqu'à parcourir
+sept kilomètres à dos de mule, de son palais à sa
+grand'ville.</p>
+
+<p>On aura lu cette histoire ainsi qu'il convenait
+de la lire, si l'on a su, de page en page, ne jamais
+prendre exactement la Fantaisie pour le Rêve, ni
+Tryphême pour Utopie, ni le Roi Pausole pour
+l'Être parfait.</p>
+
+
+<p class="c"><small>FIN</small></p>
+
+
+
+
+<h2>TABLE DES MATIÈRES</h2>
+
+
+
+<h3>LIVRE PREMIER</h3>
+
+<ul>
+<li><a href="#l1c1"><span class="sc">Chapitre Premier.</span></a>—Comment le Roi Pausole
+connut pour la première fois les vicissitudes de
+l'existence</li>
+<li><a href="#l1c2"><span class="sc">Chapitre II.</span></a>—Où l'on présente le Roi Pausole, son
+harem, son Grand-Eunuque et le palais du gouvernement</li>
+<li><a href="#l1c3"><span class="sc">Chapitre III.</span></a>—Où l'on décrit la blanche Aline de
+la tête aux pieds, pour que le lecteur déplore sa
+fuite et la pardonne en même temps</li>
+<li><a href="#l1c4"><span class="sc">Chapitre IV.</span></a>—Comment le Roi Pausole rentra dans
+son palais et ce qu'il jugea bon d'y faire</li>
+<li><a href="#l1c5"><span class="sc">Chapitre V.</span></a>—Du conseil que tint le Roi chez les
+femmes de son harem et du choix qu'il sut faire
+entre plusieurs avis</li>
+<li><a href="#l1c6"><span class="sc">Chapitre VI.</span></a>—Comment Diane à la Houppe et le
+Roi Pausole virent entrer quelqu'un qu'ils n'attendaient
+pas</li>
+<li><a href="#l1c7"><span class="sc">Chapitre VII.</span></a>—Qui est considérablement écourté,
+eu égard aux lois en vigueur</li>
+<li><a href="#l1c8"><span class="sc">Chapitre VIII.</span></a>—Où Pausole examine des révélations
+sur une lettre dont l'importance n'échappera
+point au lecteur</li>
+<li><a href="#l1c9"><span class="sc">Chapitre IX.</span></a>—Où Pausole se détermine</li>
+</ul>
+<h3>LIVRE DEUXIÈME</h3>
+
+<ul>
+<li><a href="#l2c1"><span class="sc">Chapitre Premier.</span></a>—Comment la blanche Aline vit
+danser un ballet, et ce qui s'ensuivit</li>
+<li><a href="#l2c2"><span class="sc">Chapitre II.</span></a>—Où Pausole, non content d'avoir pris
+une résolution, va jusqu'à l'exécuter</li>
+<li><a href="#l2c3"><span class="sc">Chapitre III.</span></a>—Comment le Miroir des nymphes
+devint celui des jeunes filles</li>
+<li><a href="#l2c4"><span class="sc">Chapitre IV.</span></a>—Où Pausole et ses conseillers manifestent
+leurs contrastes</li>
+<li><a href="#l2c5"><span class="sc">Chapitre V.</span></a>—Où Mirabelle dévoile sa petite âme
+malicieuse et sentimentale</li>
+<li><a href="#l2c6"><span class="sc">Chapitre VI.</span></a>—Où Pausole et ses compagnons
+causent à bâtons rompus et s'arrêtent sur une
+pointe d'épingle</li>
+<li><a href="#l2c7"><span class="sc">Chapitre VII.</span></a>—Comment Giguelillot, après plusieurs
+aventures pendables, inventa un stratagème et retrouva
+la blanche Aline</li>
+<li><a href="#l2c8"><span class="sc">Chapitre VIII.</span></a>—Où la blanche Aline prend son tub
+vers quatre heures de l'après-midi</li>
+<li><a href="#l2c9"><span class="sc">Chapitre IX.</span></a>—Où Pausole, ayant secoué la mélancolie
+de la Règle, éprouve les déboires de la Fantaisie</li>
+<li><a href="#l2c10"><span class="sc">Chapitre X.</span></a>—Comment Giguelillot parvint jusqu'au
+chevet de la blanche Aline, et ce qui s'ensuivit</li>
+</ul>
+
+<h3>LIVRE TROISIÈME</h3>
+
+<ul>
+<li><a href="#l3c1"><span class="sc">Chapitre Premier.</span></a>—Comment le harem abandonné
+leva l'étendard de la révolte</li>
+<li><a href="#l3c2"><span class="sc">Chapitre II.</span></a>—Où M. Lebirbe entre en scène et où
+Philis pousse un petit cri</li>
+<li><a href="#l3c3"><span class="sc">Chapitre III.</span></a>—Où l'on découvre un crime horrible</li>
+<li><a href="#l3c4"><span class="sc">Chapitre IV.</span></a>—Comment Giguelillot se présenta
+chez le Roi et quelles paroles furent prononcées
+pour et contre sa bonne cause</li>
+<li><a href="#l3c5"><span class="sc">Chapitre V.</span></a>—Où chacun est traité selon ses vertus</li>
+<li><a href="#l3c6"><span class="sc">Chapitre VI.</span></a>—Où M. Lebirbe et le Roi Pausole
+s'aperçoivent avec surprise qu'ils ne s'entendent
+pas sur tous les points</li>
+<li><a href="#l3c7"><span class="sc">Chapitre VII.</span></a>—Où l'on fait des récits de voyage sur
+un pays bien singulier</li>
+<li><a href="#l3c8"><span class="sc">Chapitre VIII.</span></a>—Comment Taxis prétendit suivre
+l'exemple de la belle Thierrette</li>
+<li><a href="#l3c9"><span class="sc">Chapitre IX.</span></a>—Comment Giguelillot comprenait les
+devoirs de l'hospitalité antique</li>
+<li><a href="#l3c10"><span class="sc">Chapitre X.</span></a>—Où Giguelillot reçoit de M<sup>lle</sup> Lebirbe
+une proposition qui lui sourit tout de suite</li>
+<li><a href="#l3c11"><span class="sc">Chapitre XI.</span></a>—Comment les projets de Pausole et
+les rêves de Diane à la Houppe s'accordaient exactement</li>
+</ul>
+<h3>LIVRE QUATRIÈME</h3>
+
+<ul>
+<li><a href="#l4c1"><span class="sc">Chapitre Premier.</span></a>—Comment Diane à la Houppe
+expliqua son rêve et Thierrette ses ambitions</li>
+<li><a href="#l4c2"><span class="sc">Chapitre II.</span></a>—Comment Philis trouva un mari</li>
+<li><a href="#l4c3"><span class="sc">Chapitre III.</span></a>—Où Philis babille, écoute et s'instruit</li>
+<li><a href="#l4c4"><span class="sc">Chapitre IV.</span></a>—Comment Taxis apprit enfin la vérité
+sur toute l'affaire</li>
+<li><a href="#l4c5"><span class="sc">Chapitre V.</span></a>—Comment le Roi Pausole fut reçu par
+le peuple de Tryphême</li>
+<li><a href="#l4c6"><span class="sc">Chapitre VI.</span></a>—De la promenade que fit Pausole à
+travers sa capitale</li>
+<li><a href="#l4c7"><span class="sc">Chapitre VII.</span></a>—Où le lecteur retrouve heureusement
+les héroïnes de cette histoire</li>
+<li><a href="#l4c8"><span class="sc">Chapitre VIII.</span></a>—Où les événements se précipitent</li>
+<li><a href="#l4c9"><span class="sc">Chapitre IX.</span></a>—Où Giguelillot, lui aussi, devient
+amoureux</li>
+<li><a href="#l4c10"><span class="sc">Chapitre X.</span></a>—Où l'on pressent la fin</li>
+<li><a href="#epilogue"><span class="sc">Épilogue</span></a></li>
+</ul>
+
+<p class="c"><small>3403.—L.-Imprimeries réunies, 7, rue Saint-Benoît, Paris.</small></p>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Les aventures du roi Pausole, by Pierre Louÿs
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AVENTURES DU ROI PAUSOLE ***
+
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+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
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+
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+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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