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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les Troubadours + Leurs vies -- leurs oeuvres -- leur influence + +Author: Joseph Anglade + +Release Date: April 15, 2011 [EBook #35878] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TROUBADOURS *** + + + + +Produced by Robert Connal, Pierre Lacaze and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + +JOSEPH ANGLADE + +Professeur à l'Université de Toulouse + +LES + +TROUBADOURS + +LEURS VIES--LEURS OEUVRES--LEUR INFLUENCE + +_DEUXIÈME ÉDITION_ + +Librairie Armand Colin + +103, Boulevard Saint-Michel, PARIS + +1919 + +Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés +pour tous pays + +_Du même Auteur_ + +=Grammaire élémentaire de l'Ancien français=. Un volume in-18, broché + + + + +AVANT-PROPOS + + +Ce livre est issu d'un cours professé à l'Université de Nancy pendant le +semestre d'hiver de 1907-1908. C'était là une matière bien nouvelle pour +le public éclairé auquel nous nous adressions, et que nous remercions +ici de sa sympathie. Le désir de lui faire connaître sous une forme +accessible, dépourvue de l'appareil d'érudition qui accompagne +d'ordinaire ces études, une période glorieuse de notre ancienne +littérature explique le caractère de cet ouvrage. Aussi y trouvera-t-on +plus d'affirmations que de discussions. Il est destiné au grand public, +à celui du moins qui sait s'intéresser encore aux choses du passé, non +parce qu'elles sont le passé, mais parce qu'elles sont belles et +intéressantes. + +C'est à l'intention de ce public que nous avons multiplié les citations. +Nous aurions désiré les donner dans le texte provençal. On aurait pu +ainsi mieux goûter les vers gracieux de Bernard de Ventadour ou de la +comtesse de Die, le style ferme et énergique de Peire Cardenal, et +surtout tant d'artifices de mètre ou de style dont la traduction ne peut +garder la moindre trace. Mais ce volume en eût été démesurément grossi, +et de plus toute une partie du charme de cette langue aurait échappé à +ceux qui ne la connaissent pas. Pour les autres, espérons qu'une +anthologie provençale, avec traduction, ne se fera pas trop longtemps +attendre. + +On trouvera d'ailleurs des renvois aux textes dans les notes qui +accompagnent le volume. Cette dernière partie de notre travail comprend +des notes bibliographiques et des additions. Nous avons voulu être utile +à ceux qui s'intéressent à la poésie des troubadours en leur donnant, +non pas une bibliographie complète, mais de simples notes qui leur +permettront d'étudier plus à fond les sujets que nous traitons. Nous +savons les services que peut rendre un guide de ce genre, même réduit à +de modestes proportions. + +On voudra bien ne pas chercher dans ce livre ce que nous n'avons pas +voulu y mettre: une histoire complète de l'ancienne littérature +provençale. Nous avons voulu simplement écrire l'histoire de la poésie +des troubadours en nous en tenant aux plus grands noms, en choisissant +les plus intéressants ou les plus caractéristiques d'une période. Il n'y +sera donc question ni de Gaucelm Faidit, ni de Peirol, ni de Folquet de +Romans, ni de tant d'autres qui mériteraient «l'honneur d'être nommés». +Pour tous ceux-là on trouvera des renseignements dans le livre toujours +précieux de Diez, _Vies et OEuvres des Troubadours_.(Il n'existe +malheureusement de traduction française que de la première édition, qui +est vieillie.) Nous l'avons constamment consulté pour une partie de +notre travail. L'ouvrage de Fauriel, dont la plus grande partie est +d'ailleurs erronée, nous a été moins utile. + +Ce livre répondait-il à un besoin? Il nous l'a semblé. Il nous a semblé +qu'il était temps de faire sortir la poésie des troubadours des +nécropoles scientifiques que sont trop souvent nos revues, nos +collections et nos dissertations, pour la produire au grand jour. +L'étude des troubadours a profité du développement des études romanes. +Plusieurs éditions ont paru, d'autres sont en préparation; certaines +parties de l'histoire littéraire ont été traitées à fond. Ce sont les +résultats de ces divers travaux que nous avons voulu résumer. Après tout +les troubadours n'ont pas écrit pour que leurs oeuvres deviennent des +sujets de thèses de doctorat ou de discussions académiques. Ils ont +écrit pour le public, pour un grand public où les femmes d'intelligence +et de coeur formaient la majorité et où régnait le culte de la poésie. +Malgré la différence des temps et des moeurs, ce public ne doit pas +avoir complètement disparu: du moins nous ne le croyons pas. + +En tout cas nous nous comparerions volontiers à un adversaire du _trobar +clus_: on verra plus loin que ces mots désignent une manière d'écrire +qui consiste à dérouter les profanes et à réserver la poésie aux seuls +initiés. A quoi un grand troubadour, Giraut de Bornelh, répondit un jour +par la déclaration suivante, qui sert de début à une de ses chansons: +«Je ferais, si j'avais assez de talent, une chansonnette assez claire +pour que mon petit-fils la comprît.» C'est la pensée qui nous a souvent +guidé dans la rédaction de ce travail. Nous l'aurions voulu assez clair +et assez simple pour qu'il fût à la portée de tout le monde: y +avons-nous réussi? + +Nous avions l'intention de dédier ce volume à notre vieux maître Camille +Chabaneau. Nous ne pouvons le dédier aujourd'hui qu'à sa mémoire +vénérée. + + J. A. + + + + +LES TROUBADOURS + +CHAPITRE PREMIER + +INTRODUCTION + + La civilisation gallo-romaine.--Maintien de traditions + artistiques et littéraires.--Les limites de la langue + d'oc.--Les origines «limousines» de la poésie des + troubadours.--La période préparatoire (XIe s.).--Le premier + troubadour.--Caractère artistique et aristocratique de la + poésie des troubadours.--Germes de faiblesse et de + décadence.--Aperçu sommaire de son histoire.--Grandes + divisions.--Comparaison avec la poésie de langue d'oïl. + + +L'étude des littératures modernes s'est renouvelée depuis qu'on a +appliqué à cette étude la méthode comparative qui a donné de si heureux +résultats en linguistique. L'habitude a régné longtemps d'étudier en +elles-mêmes, sans regarder pour ainsi dire à l'extérieur, chacune des +grandes littératures nationales. Mais on a reconnu assez vite les +défauts et les faiblesses de cette méthode. On n'ose pas--et cela depuis +les origines--étudier l'histoire du romantisme français, sans étudier en +même temps l'histoire littéraire des pays voisins. L'histoire de +certains genres au XVIIe siècle, sur lesquels il semblait que tout eût +été dit, a été renouvelée récemment par l'étude des rapports littéraires +de la France et de l'Espagne. La poésie française du XVIe siècle a subi +de la part de l'Italie une influence qu'on a longtemps soupçonnée et +même admise, mais que les érudits contemporains ont seuls étudiée en +détail. + +La même méthode appliquée à l'étude des littératures du moyen âge a +donné d'aussi heureux résultats. Pour prendre comme exemple l'Italie, +les historiens de sa littérature n'ont pas eu de peine à reconnaître que +l'épopée française était à l'origine de sa poésie épique et que sa +première poésie lyrique était imitée de la poésie lyrique provençale. + +Cette influence de la poésie des troubadours sur la littérature des +peuples romans a été reconnue depuis longtemps. Diez l'avait déjà +marquée en étudiant la poésie galicienne, qu'il a été un des premiers à +faire connaître. Les textes ont été publiés depuis et la démonstration a +été reprise avec plus d'ampleur; la conclusion est hors de doute. La +même conclusion s'impose à ceux qui ont étudié les origines de la poésie +catalane. Dans le fond comme dans la forme, dans les idées comme dans la +technique, on retrouve partout la trace d'une influence provençale. +Quant à la poésie lyrique française, celle de langue d'oïl, l'influence +de la poésie lyrique méridionale a été magistralement démontrée dans un +livre dont il suffit de rappeler le titre: _Les Origines de la Poésie +lyrique en France_, par M. Jeanroy. + +Enfin on n'a pas eu de peine à découvrir des traces de cette influence +dans la littérature allemande. Le savant Karl Bartsch, à qui la +philologie germanique doit autant que la philologie romane et plus +particulièrement provençale, a montré que deux Minnesinger, Friedrich +von Hausen et le comte Rodolphe de Neuenburg, de la fin du XIIe siècle, +avaient formellement imité deux troubadours bien connus, Folquet de +Marseille et Peire Vidal. L'ensemble du _Minnesang_ laisse entrevoir de +nombreuses traces d'emprunt. + +Ces simples constatations suffisent à marquer l'intérêt de notre sujet. +Nous y reviendrons en détail par la suite, quand nous aurons fait à +grands traits l'histoire interne de la poésie provençale. Pour le moment +nous voudrions étudier ses origines, délimiter son domaine, marquer son +caractère, sa durée, sa valeur, résumer en un mot ce qu'il est +indispensable de connaître avant d'aborder l'étude des troubadours. Nous +serons obligés de passer rapidement sur des points importants, de +résumer en quelques lignes ou de rappeler par une simple allusion des +travaux de grande valeur; mais le caractère que nous voulons laisser à +ces études sur les troubadours nous y oblige. Nous nous promettons +seulement de ne rien dire qui ne soit vrai, de ne rien affirmer qui +n'ait été démontré, renvoyant pour le détail des démonstrations à +d'autres études d'un caractère plus scientifique que celle-ci. + +La civilisation romaine avait pénétré en Gaule par la Provence et par le +Languedoc, par Marseille et par Narbonne, qui toutes deux avaient déjà +connu la civilisation grecque. De bonne heure de savantes écoles +d'enseignement supérieur s'élevèrent dans les provinces méridionales. Il +suffit de rappeler l'éclat dont brillaient au IVe siècle Bordeaux et +Périgueux, Auch et Toulouse, Narbonne et Arles, Vienne et Lyon. + +C'est par le Midi également qu'avait commencé l'évangélisation des +Gaules: de gracieuses légendes le rappellent encore aujourd'hui en +Provence. Ces causes réunies donnèrent à ces pays, pendant les premiers +siècles de l'ère chrétienne, une vie intellectuelle et artistique que +d'autres parties de la Gaule n'avaient pas connue ou ne connaissaient +plus. Sans doute, dans l'Est et le Nord-Est, les écoles de Besançon, +d'Autun et de Trèves, comme celles de Bourges et d'Orléans, dans le +Centre, étaient restées célèbres, mais leur décadence, pour des causes +que nous n'avons pas à rappeler ici, avait été plus rapide que celle des +écoles du Midi. Trèves en particulier, malgré Ausone, était, comme l'a +remarqué M. Jullian, une grande place d'armes plutôt qu'une grande +Université[1]. Une curieuse anecdote, rapportée par Grégoire de Tours, +nous renseigne sur l'état d'esprit d'un abbé parisien de son temps que +le caprice du roi Clotaire voulait envoyer comme évêque à Avignon, en +Avignon, comme on dit plus euphoniquement en Provence. Le pauvre saint +Domnolus, car c'est de lui qu'il s'agit, passa toute la nuit en prières, +demandant à Dieu de ne pas être envoyé parmi les _senatores sophisticos_ +(c'étaient les conseillers municipaux du temps) et les _judices +philosophicos_ (la magistrature!) qui peuplaient Avignon; il affirmait +que, vu sa simplicité, le poste qu'on lui offrait serait pour lui une +humiliation plutôt qu'un honneur[2]. + +Il semble donc que dans la plupart des villes du Midi de la Gaule des +traditions littéraires et artistiques s'étaient maintenues, au moins +jusqu'à la rénovation des études classiques à l'époque de Charlemagne. A +cette date, cent cinquante ans à peine nous séparent des premiers +monuments poétiques de la langue d'oc, qui sont un poème philosophique +commentant le _De Consolatione_ de Boèce, et un poème sur sainte Foy +d'Agen. A la fin du XIe siècle apparaît le premier troubadour, +Guillaume, comte de Poitiers. + +La tentation est grande d'expliquer par une survivance des traditions +littéraires la naissance de ce mouvement poétique. La poésie des +troubadours serait l'héritière de la poésie latine de la décadence. Une +explication de ce genre paraît même si naturelle qu'on pourrait être +porté à s'en contenter tout d'abord et à n'en point chercher d'autre. +Cependant la vérité paraît être bien différente. Nous essaierons de la +dégager après avoir délimité le domaine linguistique de l'ancienne +langue d'oc. La question des origines sera plus claire après cet exposé. + +Les limites de la langue d'oc ne paraissent pas avoir changé depuis le +moyen âge. La ligne qui sépare les deux langues de la France part de la +rive droite de la Garonne, à son confluent avec la Dordogne, remonte +vers le nord, en laissant Angoulême dans le domaine de la langue d'oïl +et en dépassant Limoges, Guéret et Montluçon; elle redescend ensuite +vers Lyon par Roanne et Saint-Étienne. + +Une partie du Dauphiné (jusqu'au-dessous de Grenoble), la Franche-Comté +(jusqu'aux environs de Montbéliard) et les dialectes romans de la Suisse +forment un groupe linguistique que le savant Ascoli a dénommé +_franco-provençal_[3], à cause des traits communs aux langues française +et provençale que présentent les dialectes de cette région. + +En redescendant vers la Méditerranée la frontière linguistique se +confond avec la frontière politique, sauf en ce qui concerne le Val +d'Aoste qui appartient au franco-provençal et quelques villages italiens +de langue d'oc. + +Au sud-ouest, la limite linguistique dépassait de beaucoup les limites +de la France actuelle; car le catalan, avec Barcelone, Valence et les +îles Baléares est du domaine de la langue provençale. + +La région que nous venons de délimiter à grands traits comprenait, comme +aujourd'hui, plusieurs dialectes. Les principaux étaient le limousin, +qui voisinait avec les dialectes de la langue d'oïl (saintongeais et +poitevin), le gascon, qui occupait, à peu près comme aujourd'hui, la +boucle formée par la Garonne, le languedocien, les dialectes d'Auvergne +et de Dauphiné et le provençal proprement dit. Aujourd'hui ces dialectes +présentent des différences profondes; livrés à eux-mêmes pendant des +siècles, ils ont librement évolué. Il n'en était pas de même aux +origines; les différences étaient beaucoup moins sensibles. + +De plus, il se forma de bonne heure une sorte de langue littéraire. Sans +Académie, sans règles, par la force des choses, disons mieux, par la +force de la poésie, la langue des premiers troubadours s'imposa à leurs +successeurs. On peut reconnaître des différences dialectales--en petit +nombre--chez quelques-uns d'entre eux; mais, dans l'ensemble, la langue +resta la même, du début du XIIe siècle à la fin du XIIIe. + +Le dialecte auquel cette langue était le plus apparentée était le +dialecte limousin. Il y a là une indication précieuse, qui n'a pas +échappé à ceux qui se sont occupés les premiers des origines de la +poésie provençale. La linguistique a servi de point de départ aux +recherches d'histoire littéraire. C'est dans ce dialecte limousin qu'ont +été écrites les premières poésies des troubadours, c'est lui qui s'est +imposé aux poètes du XIIe et du XIIIe siècle[4]. + +Il se produisit même un phénomène peu fréquent dans l'histoire +littéraire. La langue limousine-provençale devint la seule langue +poétique non seulement du midi de la France, mais d'une partie de +l'Espagne et de l'Italie. Des poètes nés dans le domaine de langue +d'oïl, en Saintonge par exemple, écrivirent en provençal. Une légende +attribuait à Dante l'intention d'écrire la _Divine Comédie_ dans cette +langue (n'oublions pas que son maître, Brunetto Latini, écrivit en +français, et son compatriote Sordel en provençal); ce qui est certain, +c'est qu'il est l'auteur des vers provençaux qu'il met dans la bouche +d'Arnaut Daniel dans la _Divine Comédie_. + +Mais il est temps de revenir à la question des origines, que nous avons +dû laisser en suspens: elle est d'ailleurs déjà résolue. + +Pour la résoudre, il fallait connaître auparavant ce fait si important +que les premières oeuvres poétiques nous viennent de l'ouest et du +sud-ouest, du Limousin, du Poitou, de la Saintonge; il fallait savoir +que la langue des troubadours s'appela d'abord langue «limousine». C'est +en effet dans le Limousin, et en partie dans le Poitou, plus +vraisemblablement à la limite commune des deux provinces, qu'on peut +placer le berceau de la poésie des troubadours. Le premier d'entre eux +n'est-il pas Guillaume VII, comte de Poitiers[5]? + +Il a existé des «sons» poitevins (mélodies). Dans cette partie de la +France où les dialectes d'oc et ceux d'oïl étaient en contact, il semble +qu'on ait composé de nombreux chants populaires, romances, aubes, +pastourelles, rondes et danses: c'est dans ces chants qu'il faut +chercher l'origine de la poésie des troubadours. + +La forme artistique de leurs premières compositions, la technique +élégante de leur métrique, toutes choses qui nous éloignent de la +facture simple et fruste de la poésie populaire, ne doivent pas nous +faire illusion sur les humbles origines de leur art. La chanson +courtoise, qui est le produit le plus remarquable de la poésie des +troubadours, a eu pour aïeule la chanson populaire, chanson d'amour ou +rondes de printemps. Rondes de printemps surtout, si on en juge par le +début des chansons courtoises qui rappellent presque toutes la +réapparition des feuilles et des fleurs, avec le retour des oiseaux; la +mention du mois de mai, du rossignol, de l'hirondelle ou de l'alouette, +oiseaux populaires et poétiques, laisse entrevoir dès les premiers vers +des chansons les plus conventionnelles les origines lointaines de cette +poésie. + +D'ailleurs parmi les genres traités par les troubadours, il en est +quelques-uns qui ont gardé leur type populaire. Rappelons seulement que +les principaux d'entre eux sont la pastourelle, dialogue entre un +chevalier, qui est ordinairement le poète, et une bergère; l'_aube_, +genre curieux où un personnage qui a veillé toute la nuit sur un +rendez-vous amoureux annonce à son ami la naissance du jour et l'avertit +en même temps du danger; les _ballades_ et _danses_ dont il reste +quelques exemples et quelques autres genres plus rares qu'il est inutile +de citer ici[6]. + +Mais en dehors de ces genres, qui ont conservé surtout au début un +certain caractère populaire, la poésie des troubadours est une poésie +essentiellement artistique, de l'art le plus raffiné. Un seul détail +marque bien sa différence avec la poésie populaire qui lui a donné +naissance. On sait que celle-ci ne présente pas une très grande variété +dans l'emploi des mètres et dans la combinaison des strophes; les moyens +d'expression de la poésie et de la musique populaires, compagnes +habituelles, sont simples. Eh bien, c'est par centaines qu'on a pu +compter les formes de strophes dans la lyrique provençale; on en a +relevé 817 et le compte est incomplet. En réalité on peut dire qu'il y +en a près d'un millier, depuis la courte strophe de trois vers jusqu'à +la strophe de quarante-deux vers. Il y a là une richesse strophique, une +technique telle qu'aucune poésie lyrique peut-être n'en peut offrir de +semblable. Le caractère artistique de cette poésie s'affirme avec +évidence à mesure qu'on avance dans son étude; qu'il suffise pour le +moment d'avoir marqué par un aperçu très sommaire de sa forme combien +elle s'est éloignée de la simplicité qu'elle a dû avoir à ses +origines[7]. + +A quelle époque peut-on fixer ces origines? On comprend qu'étant donné +le caractère populaire de cette première poésie il est bien difficile de +donner une date même approximative. La chanson populaire, avec ses +thèmes assez simples, dans leur apparente variété, a existé de tout +temps. Le folklore relève à peu près dans tous les pays, au moins dans +les pays dits civilisés, si différents qu'ils soient de race et de +civilisation, des chansons qui ont entre elles de nombreux traits +communs. L'auteur des _Origines de la Poésie lyrique en France_ a pu +citer (p. 457), dans la poésie populaire russe contemporaine, des +chansons sur le thème de la _Mal mariée_ où un cosaque joue auprès de la +dame abandonnée le même rôle de consolateur que jouent les chevaliers +dans les chansons populaires du moyen âge. N'essayons donc pas de fixer +une date à la première période de la poésie des troubadours. Pour nous +cette poésie commence avec Guillaume, comte de Poitiers et duc +d'Aquitaine, dont le règne s'étend de 1087 à 1127. Il est cependant +vraisemblable que le début et le milieu du XIe siècle ont vu se +multiplier les chansons populaires, c'est la période préparatoire, la +période de germination pour ainsi dire. Les preuves ne manquent pas, ou +du moins les hypothèses peuvent s'appuyer sur des faits incontestables. + +D'abord, si la poésie lyrique est peu développée pendant le XIe siècle, +s'il ne nous en reste que quelques fragments, il s'est conservé jusqu'à +nos jours des poésies d'un genre différent, comme la paraphrase de +Boèce, et la chanson de sainte Foy d'Agen, déjà citées. Ce dernier poème +surtout a été une heureuse surprise pour les érudits, qui en +soupçonnaient l'existence depuis que le président Fauchet l'avait cité +au XVIe siècle, et qui ne l'ont connu que depuis quelques années, grâce +au flair d'un savant portugais, M. Leite de Vasconcellos, furetant par +hasard dans la bibliothèque de l'Université de Leyde[8]. + +La _Chanson de sainte Foy_ par le caractère archaïque de ses formes nous +fait remonter tout à fait aux origines de la langue d'oc. La métrique, +quoiqu'il ne s'agisse pas d'une poésie lyrique mais d'un poème épique et +narratif, est déjà d'une facture remarquable. C'est de la poésie +savante, n'en doutons pas. Mais la langue qui, vers l'an mille (et même +peut-être avant, car on discute encore sur ce point), la langue qui +était apte à la poésie savante était-elle incapable de servir à +l'expression de simples sentiments populaires? Est-ce que les clercs, à +qui nous devons sans doute les deux poèmes que nous venons de citer, +n'auraient pas, dans le cas contraire, employé leur langue habituelle, +le latin, pour louer le caractère de Boèce ou pour chanter les miracles +de sainte Foy? Il est de toute vraisemblance que s'ils se sont servis de +l'idiome vulgaire et s'ils ont pu en composer, sans trop de maladresse +dans les deux cas, un assez long poème, c'est qu'il existait autour +d'eux une langue et une poésie toutes formées. + +Redescendons de près d'un siècle et examinons les premières poésies du +premier troubadour connu, Guillaume de Poitiers. Elles sont des environs +de l'an 1100. Nous trouvons ici une langue poétique capable d'exprimer +les sentiments les plus élevés et les plus délicats (joints, il est +vrai, aux sentiments les plus vulgaires et même les plus grossiers). +Nous remarquons surtout une technique déjà merveilleuse. Il existe des +règles poétiques, il y a des conventions, des lois, toutes choses qui +caractérisent ce qu'on est convenu d'appeler l'art. Cet art le comte de +Poitiers ne l'a pas inventé; il en a trouvé certaines règles établies; +il existait une tradition. C'est pendant le XIe siècle que celle +tradition s'est sinon formée, au moins développée. Entre les poèmes +narratifs du début et les poésies de Guillaume de Poitiers la langue +s'est assouplie, la poésie populaire s'est développée, elle a grandi, +pendant le XIe siècle, et elle nous apparaît transformée avec le premier +troubadour, très élégante déjà, très belle et ne sentant ses origines +que par sa jeunesse et par sa fraîcheur. + +C'est donc dans le XIe siècle qu'il faut placer la période la plus +ancienne de la poésie des troubadours, celle que nous ne connaissons +pas, mais que nous pouvons reconstituer par hypothèse, et en nous aidant +aussi, comme on l'a fait, de certains refrains qui nous ont été +conservés. Un texte célèbre nous prouve que les premiers troubadours +avaient peut-être eu conscience des origines de leur art. Il nous est +dit que le troubadour gascon Cercamon, qui a vécu dans la première +moitié du XIIe siècle, avait composé des pastourelles à la «manière +antique». Malheureusement l'auteur de la biographie des troubadours qui +nous donne ce détail a vécu au XIIIe siècle et c'est peut-être à son +point de vue qu'il se plaçait quand il parle de la «manière antique». De +sorte que le renseignement n'a peut-être pas toute la valeur qu'on a +voulu lui attribuer. Mais même si on ne fait pas état de ce texte, les +vraisemblances sont infiniment nombreuses en faveur de l'hypothèse que +nous venons d'exposer. + +Quoi qu'il en soit des origines de cette poésie et à la prendre telle +qu'elle se présente à nous chez les premiers troubadours du XIIe siècle, +elle a dès le début un caractère d'élégance raffinée qu'elle a conservé +jusqu'en son extrême décadence. C'est une poésie essentiellement +courtoise et aristocratique. Il faut entendre par le mot «courtois» une +poésie de cour, faite exclusivement pour des milieux élégants, rarement +pour la bourgeoisie, jamais pour le peuple. + +Ce caractère s'explique par l'état de la société à l'époque des +troubadours et aussi en partie par leur condition sociale. Beaucoup +d'entre eux--et le premier entre autres, Guillaume, comte de Poitiers et +duc d'Aquitaine,--furent de grands seigneurs: plusieurs rois et autres +gens de qualité cultivèrent la poésie et protégèrent les poètes. Car +pour ceux d'entre eux qui étaient de «petite extrace» comme dit Villon, +la protection d'un grand seigneur les mettait à l'abri des misères de la +vie: la poésie n'a jamais bien nourri son homme, sauf à certaines +époques privilégiées; le moyen âge ne fut pas une de ces époques; ou +plutôt s'il le fut dans le Midi de la France, et si les troubadours y +obtinrent de bonne heure crédit et considération, ce fut, le plus +souvent, au prix de leur indépendance, et leur poésie y prit un +caractère à peu près exclusivement aristocratique. + +Mais à quelle autre société que celle des grands seigneurs du temps +auraient-ils pu s'adresser? Et quel goût pour la poésie auraient-ils +trouvé en dehors de ces milieux? La bourgeoisie n'était pas encore assez +cultivée, du moins au début de la période qui nous occupe. Sans doute, +dans la plupart des villes du Midi, elle a vu grandir rapidement son +importance politique. En Provence et en Languedoc, les consulats, imités +des institutions similaires qui florissaient en Italie, s'élèvent de +plus en plus nombreux à la fin du XIIe siècle; ils sont en plein éclat +au XIIIe dans toutes les grandes cités méridionales. La bourgeoisie a +fini par dresser son pouvoir en face de celui de la noblesse; elle a +imité ses goûts et a pris ses habitudes; et pendant le XIIIe siècle on +observe dans la poésie provençale des traces de transformation, image du +changement qui s'est opéré ou qui s'opère dans la société. Mais à cette +époque la poésie lyrique est en pleine décadence. Pendant sa période la +plus brillante elle est restée une poésie aristocratique: elle ne +pouvait pas être autre chose. + +On connaît assez par l'histoire de la civilisation la transformation +profonde qu'a produite dans les moeurs le développement de l'esprit +chevaleresque et courtois. Il semble que cette transformation se soit +produite plus rapide et plus complète dans la société féodale du Midi de +la France. Pour quelles raisons y prisait-on plus qu'ailleurs l'ensemble +de ces qualités que l'on dénommait du gracieux nom de «courtoisie», mot +qui nous est resté mais qui s'est singulièrement affaibli? Il n'est pas +très facile de l'expliquer. Peut-être le caractère fut-il, à cette +époque, dans ces régions, plus gai et plus léger, l'esprit plus vif et +plus alerte, et surtout la vie plus facile et plus large. Ceci est +possible: ce qui est moins probable c'est que le climat y soit pour +quelque chose, comme l'ont cru trop d'historiens étrangers qui voient +les pays du Midi, qu'il s'agisse de la Grèce, de l'Italie ou du Midi de +la France, à travers leur rêve d'hommes du Nord. + +Ce qui est certain enfin c'est que dès les débuts la poésie provençale +refléta les idées et les moeurs de ces milieux. C'est dans la conception +de l'amour surtout que ces idées diffèrent de celles des âges précédents +et que la société féodale méridionale est en avance sur celle du Nord. +Les idées chevaleresques du temps avaient contribué à relever la +condition de la femme, comme l'avait fait jadis le christianisme. Elle +devint dans la plupart des pays où se développa l'esprit de la +chevalerie un objet de respect et d'adoration. C'est dans le Midi de la +France que cette évolution se produisit d'abord avec le plus d'éclat. +Les troubadours ont créé par leur théorie de l'amour courtois un +véritable culte de la femme. Le mot ne paraîtra pas trop fort, quand +nous aurons examiné cette théorie, que nous en aurons étudié le +développement et que nous verrons l'amour profane ainsi conçu se +transformer presque insensiblement en dévotion à la Vierge. Cette +évolution est régulière; elle est sortie sans effort de la conception +primitive. + +C'est le développement de ce thème de l'_amour courtois_ qui a fait +l'originalité de la poésie des troubadours. C'est à lui qu'elle doit et +son éclat et son influence sur tous les pays où ont pénétré les idées de +la chevalerie. Elle lui doit d'être restée encore vivante, malgré les +ans. A tel point qu'en un certain sens on pourrait l'appeler classique. +Ne nous posons pas la question célèbre: qu'est-ce qu'un classique? Mais +si l'on réduisait le classicisme au fait d'avoir exprimé sous une forme +parfaite des vérités éternelles, l'ancienne poésie provençale mériterait +le nom de classique. Pour la forme, on peut dire qu'aucune poésie +lyrique ne l'a cultivée avec plus de soin, disons mieux, avec plus +d'amour; quant au fond, les sentiments qui y sont exprimés sont de ceux +qui, idéalisés et ennoblis, ont toujours fait vibrer les coeurs des +hommes. Et quel charme de plus pouvons-nous donc exiger de la poésie? + +La poésie morale, didactique, ou satirique a eu le même caractère +aristocratique que la «chanson». La poésie lyrique méridionale se divise +en plusieurs genres, dont les principaux sont: la _chanson_, consacrée à +l'exaltation de l'amour courtois et le _sirventés_ ou _serventois_, +comme on l'appelle dans la poésie du Nord. C'est le sirventés qui sert à +l'expression des idées morales, ou de la satire personnelle, littéraire, +politique et sociale. La poésie des troubadours a connu toutes ces +divisions du genre; mais là encore on voit qu'elle est un produit de la +société aristocratique. Les pièces diffamatoires ne sont pas rares dans +cette poésie. Un grand seigneur refusait-il sa protection à un +troubadour? La vengeance du «poète irritable» s'exprimait sous forme de +satire personnelle, dure et méprisante. Les poésies de ce genre qui nous +sont restées--et elles sont assez nombreuses--sont de curieux documents +pour l'histoire des moeurs. + +Malheureusement cette poésie portait, dès ses origines, des germes de +faiblesse et de décadence. Son existence était trop intimement liée à +celle de cette société brillante au milieu de laquelle elle s'était +développée et pour laquelle elle était faite. Le moindre changement dans +les moeurs ou dans les conditions d'existence de cette société devait +avoir pour conséquence la transformation ou la décadence de cette +poésie. La noblesse méridionale s'appauvrit assez vite pour de +nombreuses raisons dont les principales sont les suivantes: les +contributions aux croisades, le développement de la bourgeoisie et sans +doute aussi l'abus du luxe, des fêtes et des tournois. Mais surtout elle +eut à supporter, pendant et après la croisade contre les Albigeois, de +Toulouse aux bords du Rhône, les conséquences de la défaite. Les cours +où les troubadours trouvaient aide et protection devinrent de plus en +plus rares et bientôt disparurent tout à fait. A la fin du XIIIe siècle +un très petit nombre seulement, dans toute la France méridionale, +essayaient de maintenir les anciennes traditions. + +Avec la décadence de la chevalerie commença la décadence de la poésie +des troubadours. Elle était frappée à mort dès les débuts du XIIIe +siècle. Non pas que les chevaliers d'outre-Loire et d'ailleurs qui +prirent part à la croisade contre les Albigeois aient témoigné des +sentiments hostiles à la poésie et à ses représentants. Il y avait parmi +eux des poètes de langue d'oïl, comme Amauri de Craon, Roger d'Andeli, +Jean de Brienne, Thibaut de Blazon. On a même voulu tirer de ce fait la +conclusion piquante que ces chevaliers-poètes auraient profité de la +guerre pour introduire dans le Midi un genre poétique, la pastourelle, +qui serait née dans les pays du Nord. On n'a pas eu de peine à répondre +que la croisade à laquelle ils prirent part n'était rien moins qu'une +croisade poétique[9]. + +D'une tout autre importance fut, à notre point de vue, l'établissement +du tribunal de l'Inquisition. Ce tribunal d'exception fut établi dans +les principaux centres du Midi, d'abord à Toulouse et à Narbonne. En +même temps saint Dominique fondait, dès les premières années du XIIIe +siècle, le couvent de Prouilhe et engageait avec toute l'ardeur d'un +croyant du moyen âge la lutte contre l'hérésie. Il ne semble pas, du +moins au début, que la poésie profane ait été persécutée. Cependant +l'Église proscrivit les livres en langue vulgaire qui traitaient de +choses religieuses. On comprend le danger redoutable qu'il y avait pour +elle à ce que des livres de ce genre se répandissent dans le peuple. +Nous savons aussi que quelques troubadours s'exilèrent, peut-être pour +aller chercher à l'étranger d'autres protecteurs, peut-être aussi par +peur de l'Inquisition. Cependant aucun document formel ne nous permet de +croire qu'elle les ait poursuivis comme complices des hérétiques. + +Mais l'établissement de l'Inquisition, la fondation de l'ordre des +frères Prêcheurs par saint Dominique, et de nombreux ordres religieux, +pendant le XIIIe siècle, produisirent un changement sensible dans la +société. Le goût des choses religieuses, de l'orthodoxie surtout fut +restauré. On ne s'intéressa plus à la poésie purement profane. On ne +comprit plus le paganisme qui animait la poésie de l'âge précédent. Deux +troubadours de la décadence nous avouent--et ces témoignages, quoique +rares, sont précieux--que d'après les gens d'Église la poésie est un +péché. Cet aveu est caractéristique; il est l'indice d'une nouvelle +conception de la vie et de la poésie. C'est en ce sens qu'on peut dire +que le développement de l'esprit religieux a contribué à hâter la +décadence de l'ancienne poésie. + +L'histoire de cette poésie est donc brève; sa vie est courte et elle +meurt jeune, comme ceux qui sont aimés des dieux. Diez le premier a +divisé son histoire en trois grandes périodes, celle de son +développement, celle de son âge d'or et celle de sa décadence. La +première va, d'après lui, de 1090 à 1140; la deuxième de 1140 à 1250; la +troisième de 1250 à 1292. Les dates qui marquent ces périodes n'ont rien +d'absolu. Mais d'une manière générale elle les limitent assez bien. + +C'est entre 1140 à 1250 que Diez place la période la plus florissante de +la poésie provençale. Si l'on avait le goût des divisions et des +subdivisions, on pourrait en établir dans cet espace de plus d'un +siècle; on montrerait sans peine que les plus grands troubadours +appartiennent à la fin du XIIe siècle et que les germes de décadence +sont déjà sensibles dès le début du XIIIe. Mais à quoi bon établir des +distinctions oiseuses? Une période d'histoire littéraire, surtout au +moyen âge, ne se laisse pas limiter avec une rigoureuse précision. +Admettons donc d'une manière générale les dates fixées par le premier +historien de la poésie des troubadours. + +Nous pourrions arrêter ici cette vue sommaire de l'histoire de la poésie +provençale. Mais il n'est pas sans intérêt de donner, pour terminer +cette introduction, un aperçu rapide de la poésie de la langue d'oïl à +cette époque. Cette comparaison, en faisant ressortir l'originalité de +la lyrique provençale, montrera aussi quelles lacunes graves on remarque +dans la littérature de la langue d'oc. + +Par ses origines connues la poésie des troubadours est à peu près +contemporaine de la _Chanson de Roland_. Sa période de splendeur +correspond à une période de même éclat dans la poésie épique française. +La fin du XIIe siècle, qui marque dans la France du Midi la période la +plus brillante, est l'époque où naît dans la France du Nord la poésie +narrative et courtoise. Aux poésies des troubadours correspondent vers +la fin du XIIe siècle les romans d'aventures du grand poète champenois +Chrétien de Troyes; c'est l'époque où il chante d'Iseut la blonde, +d'Erec et d'Enide, du Chevalier au Lyon, de Lancelot du Lac et de +Parceval le Gallois. + +C'est à cette époque aussi que se placent les premiers monuments de la +poésie lyrique que Gaston Paris appelle l'école «provençalisante». Les +quelques chansons d'amour composées par Chrétien de Troyes pour Marie de +Champagne sont parmi les premières que l'on puisse rattacher à cette +école. Celles de Conon de Béthune, de Gui de Couci, de Jean de Brienne, +de Gace Brulé sont un peu postérieures. C'est au début du XIIIe siècle +que cette poésie lyrique de langue d'oïl est dans tout son éclat. + +Elle passe bientôt de la noblesse, au milieu de laquelle elle a pris +naissance, comme dans les cours du Midi, à la bourgeoisie qui petit à +petit voit grandir son importance. L'école bourgeoise d'Arras produit +les poètes les plus remarquables du temps. La poésie épique cède sa +place aux romans d'aventures et aux nouvelles. Mais pendant toute cette +période du XIIIe siècle, qui est pour la littérature du Midi une période +de décadence et de mort, de nouveaux genres naissent dans la littérature +française; elle déborde de sève et de vie. La poésie allégorique +commence, ainsi que la satire, la poésie dramatique, et l'histoire. Ces +nombreux genres si variés dont le XIIIe siècle montre les origines sont +le présage d'une magnifique floraison; la littérature du Midi meurt au +même moment parce qu'elle n'a pas pu se renouveler. + +Elle l'aurait pu peut-être, si elle s'était souvenue de ses origines +populaires; elle aurait retrouvé à cette source toujours féconde dans +toutes les littératures une vie nouvelle ou bien elle en aurait été +heureusement transformée. Mais le souvenir de ces lointaines origines +était perdu depuis longtemps. Pendant la décadence aucun effort, aucune +tentative ne fut faite pour y remonter. + +Cette poésie aristocratique ne fit d'effort que pour se perdre plus +sûrement. On rechercha pendant la dernière période les difficultés de la +forme plutôt que l'originalité du fond; on revint aux choses déjà +vieillies ou mortes, à la préciosité, à la jonglerie des mots, des rimes +et des mètres, à tous ces artifices puérils de la forme qui sont en +honneur dans toutes les littératures vieillies. De tout cela rien de +vivant ne pouvait sortir. + +Est-ce à dire que les principaux genres que nous avons énumérés, en +parlant de la littérature de langue d'oïl, lui aient été inconnus? +Quelques-uns peut-être. En ce qui concerne la poésie épique, la question +a été discutée et résolue avec éclat dans un sens affirmatif par +Fauriel. Il paraît assez vraisemblable, au premier abord, qu'un pays +comme le Midi de la France, qui a eu tant à souffrir des invasions +sarrasines, en ait gardé le souvenir. D'autre part l'éclat de la poésie +lyrique, dès ses origines, laisse supposer que le talent n'aurait pas +manqué à ses jongleurs pour mettre en vers cette matière épique. Et que +sont la _Chanson de Roland_, toute la magnifique geste de Guillaume +d'Orange, les chansons d'_Aimeri de Narbonne_ et de la _Mort d'Aimeri_ +sinon le récit d'exploits accomplis contre les Sarrasins? Ces poèmes +n'auraient-ils pas été précédés d'une épopée qui aurait été chantée sans +être écrite, dans les pays qui avaient le plus souffert des invasions? +Une pareille hypothèse n'aurait rien d'absurde, on comprend qu'elle ait +été soutenue avec vraisemblance, et qu'elle ait trouvé des partisans +convaincus. + +Cependant, si flatteur que cela fût pour l'amour-propre des méridionaux +d'avoir fourni à leurs frères de langue d'oïl la matière épique en même +temps que la matière lyrique, il faut laisser cette hypothèse dans son +domaine d'hypothèse: aucun fait n'est venu la confirmer. Il semble au +contraire que l'étude des origines de l'épopée française lui soit de +plus en plus défavorable. La littérature méridionale a peu de choses à +offrir en comparaison de la splendide floraison épique du Nord. +Cependant si la belle épopée de _Gérart de Roussillon_ n'est pas +d'origine méridionale, la _Chanson de la Croisade_ reste comme un +témoignage remarquable des aptitudes des poètes du Midi à la poésie +épique. + +En fut-il de même pour la poésie dramatique? Ici aussi les textes sont +assez rares. Et cela est fâcheux, parce qu'il semble bien que les +représentations dramatiques aient été de bonne heure un objet de +prédilection pour les populations du Midi. Nous n'avons que quelques +fragments anciens et nous sommes réduits, pour écrire son histoire, à +des textes qui sont tout récents et imités probablement d'originaux +français. La question de l'originalité de la poésie dramatique en langue +d'oc reste donc assez douteuse. + +Quant aux autres genres, il sont à peu près tous représentés dans la +littérature du Midi comme dans celle du Nord; mais dans la première, ils +n'ont abouti qu'à un développement incomplet: la décadence est venue +trop tôt; à ce point de vue son infériorité est évidente. + +Il ne lui reste donc que sa supériorité dans la poésie lyrique. Mais là +elle est éclatante et hors de pair. C'est ce qui fait sa valeur et son +importance historique. Même si elle n'avait pas en elle des raisons +d'être admirée et goûtée pour elle-même, si elle ne faisait pas sentir à +ceux qui la connaissent les émotions que donne la vraie poésie, elle +demeurerait un objet d'étude de premier ordre. Son importance dans +l'étude des littératures comparées n'en serait nullement dominée, si +l'importance d'une littérature doit se mesurer, comme beaucoup d'autres +choses humaines, non à sa valeur intrinsèque, mais à l'influence qu'elle +a exercée. + + + + +CHAPITRE II + +CONDITION DES TROUBADOURS. LÉGENDES ET RÉALITÉ. TROUBADOURS ET JONGLEURS + + Troubadours d'origine noble, bourgeoise.--Poétesses + provençales.--Les protecteurs des troubadours.--Sources de + leurs biographies.--Nostradamus.--Biographies de Bernard de + Ventadour, de Guillem de Capestang, de Jaufre Rudel, de Peire + Vidal, de Guillem de la Tour, de Giraut de Bornelh.--Légendes + et réalité.--Jongleurs et troubadours. + + +Nous possédons des poésies d'environ quatre cents troubadours, du XIIe +et du XIIIe siècle. Nous connaissons aussi le nom de soixante-dix autres +poètes dont les oeuvres ne nous ont pas été conservées. Ce chiffre donne +une idée de l'activité poétique qui a régné pendant ces deux siècles. +Mais le temps a fait subir à ce trésor des pertes irréparables. Les +poésies des troubadours furent réunies dès le XIIe et le XIIIe siècle en +anthologies. Combien d'entre elles n'ont-elles pas disparu depuis cette +époque lointaine? Avec une pieuse sagacité, quelques savants ont suivi à +la trace des manuscrits signalés par les érudits du XVIe et surtout du +XVIIe et du XVIIIe siècle[1]; mais leurs efforts n'ont pas été toujours +couronnés de succès. Un heureux hasard vient quelquefois en aide aux +provençalistes. Il y a une quarantaine d'années M. Paul Meyer publiait +le contenu d'un manuscrit des plus importants pour l'histoire des +derniers troubadours. Suivant la poétique réflexion du savant éditeur, +la «terre de Provence» avait été «légère au vieux manuscrit». Il avait +séjourné en effet plusieurs années[2] enfoui au pied d'un olivier. Plus +récemment, dans une des bibliothèques les plus fréquentées de Florence, +un savant italien découvrait à son tour un autre manuscrit qui mettait +au jour plus d'une vingtaine de noms de troubadours inconnus +jusque-là[3]. Mais ces hasards sont rares et il faut se résigner à +admettre que de nombreuses richesses sont à jamais perdues. + +Celles qui nous restent proviennent de troubadours de toute classe et de +toute condition. Le premier connu, est, comme on l'a vu, un homme de +«haut parage», Guillaume de Poitiers, duc d'Aquitaine. Parmi les plus +anciens se trouvent également d'autres personnages de noble naissance. +Ainsi Jaufre Rudel, qui s'énamoura de la «Princesse lointaine» et qui +«usa la voile et la rame pour chercher sa mort» suivant l'expression de +Pétrarque, était prince de Blaye. Cinq rois se sont exercés à la poésie +provençale: il est vrai qu'on a remarqué à leur sujet que leur +contribution n'avait pas été des plus brillantes. La liste des +troubadours comprend encore dix comtes, cinq marquis et autant de +vicomtes; parmi eux Bertran de Born. Beaucoup d'autres sont de puissants +barons ou de riches chevaliers. Plusieurs, par contre, sont des +chevaliers sans fortune qui abandonnent le métier des armes pour la +poésie[4]. + +Cependant ce n'est pas seulement dans les hautes classes que sont +écloses les vocations poétiques. Un des troubadours les plus anciens et +les plus originaux, Marcabrun, originaire de Gascogne, était un enfant +illégitime. Un des plus gracieux, le Limousin Bernard de Ventadour, +était le fils d'un domestique du château de Ventadour, dont les +seigneurs, poètes eux-mêmes, furent depuis les origines de la poésie +provençale les protecteurs nés des troubadours: Giraut de Bornelh, dont +la vie, suivant la biographie provençale, fut si édifiante, était aussi +de petite naissance. De même origine fut sans doute le dernier +troubadour, Guiraut Riquier de Narbonne. + +D'autres troubadours, et non des moindres, s'étaient destinés d'abord à +l'état ecclésiastique. La biographie provençale nous raconte de plus +d'un qu'arrivé à l'âge d'homme il «s'éprit des joies du monde» et quitta +le métier de clerc pour celui de troubadour. Il est vrai que plusieurs +suivirent une voie inverse. Bertran de Born, après une vie consacrée aux +armes et à la poésie, finit obscurément à l'abbaye de Dalon. Le +troubadour Folquet de Marseille, fils d'un riche marchand, entré dans +les ordres après sa carrière poétique, devint évêque de Toulouse. Il se +signala, dans ce nouveau poste, par un tel zèle contre les Albigeois que +l'Église le sanctifia. Un demi-siècle plus tard le troubadour Gui +Folqueys, devenu pape sous le nom de Clément IV, accordait cent jours +d'indulgence à qui récitait ses poésies; hâtons-nous de dire qu'il +s'agissait de prières à la Vierge. + +Les sentiments de l'Église vis-à-vis de la poésie des troubadours +paraissent avoir varié avec le temps et peut-être aussi avec les hommes. +Ainsi Gui d'Ussel, qui appartenait à une noble famille de troubadours, +et qui était chanoine de Brioude, dut jurer au légat du pape de renoncer +à la poésie profane. En revanche le moine de Montaudon avait la +permission de son supérieur de se livrer à la poésie dans l'intérieur de +son couvent. De plus il était autorisé à visiter les châteaux du +voisinage et à y réciter ses chansons; seulement il devait rapporter au +cloître les présents qu'il recevait. On a compté seize ecclésiastiques +parmi les troubadours, dont deux évêques et plusieurs chanoines. Au +point de vue profane, très profane même, la palme appartient parmi +ceux-ci à un chanoine de Maguelone, Daude de Prades, qui peut compter au +nombre des ancêtres les plus immédiats de Rabelais; il vivait au XIIIe +siècle, et son activité poétique ne paraît pas avoir été gênée par ses +supérieurs. + +La bourgeoisie enfin a fourni également bon nombre de troubadours: les +fils de marchands ne sont pas rares parmi eux: Bartolomé Zorzi, de +Venise, était marchand; Élias Cairel, originaire du Périgord, était +graveur en métaux précieux; Arnaut de Mareuil et plusieurs autres +étaient notaires. Toutes les classes de la société étaient ainsi +représentées dans ce monde étrange des troubadours; fils de nobles, fils +de bourgeois, ou simples fils de gueux, un même amour pour la poésie les +rapprochait. + +Il manquerait un fleuron à cette couronne poétique, si nous n'ajoutions +que les femmes aussi s'exercèrent avec honneur à la poésie. On compte +dix-sept poétesses: parmi elles Béatrice, la gracieuse comtesse de Die, +dont les chansons nous font connaître le roman d'amour avec le +troubadour Raimbaut, comte d'Orange. Marie de Ventadour, femme d'Èbles +IV, passait pour une connaisseuse en art poétique; elle composa des +poésies et fut choisie comme juge, avec d'autres nobles dames, dans des +questions de casuistique amoureuse[5]. + +Dans certaines familles les deux époux étaient poètes: nous connaissons +au moins deux exemples d'unions de ce genre[6]. Quelquefois il se +formait une vraie dynastie de troubadours, comme dans la famille des +châtelains d'Ussel, en Limousin. «Gui d'Ussel, nous dit le biographe, +était un noble châtelain; l'un de ses frères s'appelait Èbles, l'autre +Pierre; son cousin s'appelait Élie; et tous quatre étaient troubadours. +Gui trouvait de bonnes chansons, Élie de bonnes tensons et Èbles les +mauvaises [il y a là une distinction qui ne nous paraît pas très claire; +peut-être les _mauvaises tensons_ désignent-elles des tensons +grossières, comme cela arrivait quelquefois]. Pierre chantait tout ce +que son cousin et ses frères composaient. Gui était chanoine de Brioude +et de Montferran...» C'est à lui, on s'en souvient, que le légat du pape +fit jurer de renoncer à la poésie profane. + +On voit, par cette rapide esquisse, combien variée fut la condition des +troubadours. Il y en eut parmi eux à qui la fortune sourit en même temps +que la poésie, dès leur berceau; et il y eut aussi de pauvres hères, +qui, épris d'idéal et de rêve, n'eurent d'autre ressource pour le +réaliser que de courir le monde. Aussi la plupart d'entre eux furent-ils +de grands voyageurs. Nous en connaissons qui sont allés en Orient, +quelques-uns dans les pays d'outre-Loire, comme Bernard de Ventadour et +Bertran de Born, qui séjournèrent en Normandie. D'autres paraissent +avoir vécu à la cour des comtes de Champagne, comme un des plus anciens, +Marcabrun, et peut-être Rigaut de Barbezieux. + +Quant au sud de la France, à la péninsule ibérique et au nord de +l'Italie, c'était leur pays de prédilection. C'est là qu'ils trouvaient +leurs plus puissants et leurs plus généreux protecteurs: en Italie les +marquis de Montferrat et d'Este, dans la marche de Trévise; l'empereur +Frédéric II. En Espagne ils vinrent en foule à la cour des rois de +Castille et d'Aragon, en particulier à celles du roi Alfonse X le Savant +et de Jacme le Conquistador. En France il suffit de citer les noms de +quelques-uns de leurs protecteurs pris parmi les plus connus: ce sont +les comtes de Toulouse et de Provence, les vicomtes de Marseille, les +seigneurs de Montpellier, les vicomtes de Béziers, les vicomtes de +Narbonne, les comtes de Rodez, et ceux d'Astarac. A ces puissants +protecteurs il faut ajouter les rois d'Angleterre qui ont vécu en +France, comme Henri au Court-Mantel et surtout Richard Coeur de Lion, +poète lui-même, et protecteur d'Arnaut Daniel, de Peire Vidal, de +Folquet de Marseille[7]. + +Ce rapide coup d'oeil sur l'histoire des troubadours nous laisse +entrevoir combien ardent était, dans toutes les classes de la société, +l'amour de la poésie et de quelle faveur y jouissaient les poètes. Une +étude rapide de leurs biographies confirmera ces impressions. Jamais +peut-être la poésie n'a suscité tant d'enthousiasme, tant de +dévouements. + +Il existe deux sources principales pour la biographie des troubadours: +l'une ancienne, l'autre plus récente. Celle-ci est du célèbre Jehan de +Notredame, plus connu sous le nom de Nostradamus, procureur du roi au +Parlement d'Aix-en-Provence, à la fin du XVIe siècle, et mystificateur +littéraire des plus audacieux. Il connaissait très bien l'ancienne +poésie provençale et il avait à sa disposition de précieux documents que +nous ne possédons plus. Il pouvait rendre service aux études provençales +pour lesquelles il avait une si grande sympathie. Il s'est amusé à créer +une vie légendaire des troubadours en mêlant à des faits exacts ce que +lui suggéraient son imagination et sa fantaisie. Il tirait ses +renseignements, prétendait-il, du manuscrit d'un savant moine, mort au +début du XVe siècle, au monastère de Saint-Honorat, dans l'île de +Lérins, et qui s'appelait du joli nom de _Moine des Iles d'Or_. C'était +un mythe. On crut pendant longtemps à cette supercherie; ce n'est que +dans le dernier siècle qu'on a exprimé des doutes; et tout récemment +enfin le savant provençaliste Chabaneau a fait connaître le mot de +l'énigme: le _Moine des Iles d'Or_ n'est autre chose que l'anagramme du +nom d'un ami de Nostradamus[8]. Telle était la source principale de ses +récits: qu'on juge par là des autres. Ce fut une belle mystification, +une galéjade littéraire: elle n'a que trop bien réussi; les inventions +de Nostradamus ont eu la vie dure, presque autant que les _Centuries_ de +son frère aîné, Michel de Nostredame, le prophète. + +Laissons de côté son livre suspect sur la vie des «plus anciens et plus +illustres poètes provençaux». C'est un travail trop délicat que d'y +démêler la vérité du mensonge. + +L'autre source pour la vie des troubadours est formée par un recueil de +biographies provençales écrites vers le milieu du XIIIe siècle par +plusieurs chroniqueurs. + +On connaît le nom de deux d'entre eux; mais la plus grande partie est +anonyme, et c'est une question de savoir si on doit les attribuer à l'un +de ceux qui ont signé leurs récits. Quel que soit l'auteur, on doit lui +reconnaître, à défaut de sens historique, le sens poétique. Lui aussi a +raconté la vie légendaire des troubadours, parce que déjà de son temps +on ne connaissait de leur vie que des légendes; mais il semble avoir +choisi parmi les plus intéressantes. + +Si son récit est des plus suspects au point de vue historique et s'il a +écrit en poète la vie des troubadours, son oeuvre est «un document de +premier ordre, non seulement pour l'histoire de la littérature, mais +encore et surtout pour l'histoire de la société du Midi de la France au +moyen âge.»[9] C'est à ce titre que ces biographies méritent d'être +examinées ici; elles nous feront connaître le milieu où vécurent les +troubadours; n'oublions pas seulement, avant de les aborder, que la +plupart sont des légendes, nées dans l'esprit des contemporains des +troubadours et dont le chroniqueur anonyme s'est fait l'écho. + +Commençons par une des rares biographies, dont l'auteur nous soit connu: +celle de Bernard de Ventadour, écrite dans la première moitié du XIIIe +siècle par le troubadour Uc de Saint-Cyr. Ce qui la distingue de toutes +les autres, c'est que l'auteur en a recueilli les éléments auprès du +vicomte Èbles IV de Ventadour, descendant d'Èbles II, poète, protecteur +et maître de Bernard. + + «Bernard de Ventadour était originaire du château de Ventadour, + en Limousin. Il était de naissance pauvre, fils d'un domestique + qui chauffait le four... Il était bel homme et adroit, savait + bien chanter et trouver, et il était courtois et instruit. Le + vicomte, son seigneur, le prit en affection à cause de son + talent poétique et l'honora grandement. Le vicomte avait pour + femme une dame aimable et gaie, qui s'intéressait beaucoup aux + chansons de Bernard; elle s'éprit de lui et lui d'elle... + Longtemps dura leur amour, avant que le vicomte et ses + compagnons l'eussent remarqué: quand il s'en aperçut, il + s'éloigna de son poète et fit enfermer et garder sévèrement la + dame. Celle-ci fit donner congé à Bernard, en lui disant de + quitter le pays. Et il partit; il s'en alla vers la duchesse de + Normandie, qui était jeune et de grand mérite.» Bernard de + Ventadour trouva auprès d'elle un excellent accueil. Mais + bientôt elle devint la femme du roi Henri d'Angleterre[10]. «Et + Bernard resta triste et dolent; il s'en vint vers le bon comte + de Toulouse et demeura auprès de lui jusqu'à la mort du comte. + A ce moment, de douleur, il se retira à l'abbaye de Dalon; + c'est là qu'il mourut.» + +Plusieurs points sont à remarquer dans ce récit. C'est d'abord le soin +que prend le vicomte poète du fils d'un de ses plus humbles serviteurs, +en qui il reconnaît des dons poétiques. Et c'est aussi l'ingratitude de +cet enfant gâté, mais c'est surtout la punition dont elle fut payée. Par +ce temps de haute et basse justice, la vie d'un pauvre poète pouvait +paraître peu de chose. Mais le seigneur de Ventadour se contenta de lui +marquer sa froideur en ne l'admettant plus dans son intimité. + +Tout autre fut, en pareille occurrence, la conduite d'un grand seigneur +du Roussillon. Voici comment le chroniqueur anonyme raconte l'histoire. + +Guillem de Capestang était un chevalier de la contrée du Roussillon, +voisine de la Catalogne et du Narbonnais. Il était très beau, très bon +cavalier et très courtois. Il y avait dans la contrée une dame appelée +Seremonde, femme du seigneur de Castel-Roussillon. Celui-ci était un +homme riche, mais dur, sauvage et orgueilleux. Et le troubadour Guillem +de Capestang faisait de belles chansons sur la dame de son seigneur. +Celui-ci l'apprit et un jour, rencontrant le troubadour à la chasse, il +le tua. «Ensuite il lui enleva le coeur et le fit porter par un écuyer à +son château. Il le fit rôtir avec du poivre et le donna à manger à sa +femme. Et quand elle l'eut mangé, le seigneur lui dit ce que c'était, et +elle en perdit la vue et l'ouïe. Revenue à elle, elle lui dit: +«Seigneur, vous m'avez donné un si bon mets que jamais je n'en mangerai +de semblable.» Il voulut la frapper, mais elle se précipita du haut de +sa fenêtre et se tua. La cruauté du seigneur de Castel-Roussillon et le +suicide de la dame causèrent une grande tristesse dans le pays. «Tous +les chevaliers de la contrée, tous ceux qui étaient jeunes, se +réunirent, le roi d'Espagne se mit à leur tête et le comte fut pris et +tué.» Les corps des deux victimes furent portés en grande pompe dans +l'église de Perpignan. Tous les ans avait lieu un pèlerinage et les +parfaits amants priaient Dieu pour leur âme. + +C'est là, sous sa forme provençale, le roman du _Châtelain de +Coucy_[11], poème du XIIIe siècle, comme la biographie de notre +troubadour. Ce n'est pas le lieu de chercher ici si le récit a un +fondement historique ou si, comme cela est plus vraisemblable, il n'est +pas une variante d'un conte populaire. + +Opposons à cette légende une des plus gracieuses et des plus touchantes +que le biographe nous ait transmises. C'est celle dont le troubadour +Jaufre Rudel, prince de Blaye, fut le héros. Voici ce récit dans sa +sèche brièveté: + + «Jaufre Rudel, prince de Blaye, s'énamoura de la princesse de + Tripoli, sans la voir, pour le grand bien et la courtoisie + qu'il entendit dire d'elle aux pèlerins qui revenaient + d'Antioche. Il fit sur elle mainte belle poésie avec de belles + mélodies. Pour aller la voir il se croisa et s'embarqua. Mais + quand il fut en mer, une grave maladie le prit; si bien que ses + compagnons pensaient qu'il mourrait sur le navire. Ils firent + tant cependant qu'ils l'amenèrent à Tripoli et le déposèrent en + une auberge, comme mort. On avertit la comtesse, qui vint à son + chevet et le prit entre ses bras. En la voyant, il recouvra la + vue, l'ouïe et l'odorat; et il loua Dieu et le remercia d'avoir + soutenu sa vie jusqu'à ce moment. Il mourut ainsi entre les + bras de la comtesse. Elle le fit ensevelir avec honneur dans la + maison des Templiers et entra dans les ordres le même jour, + pour la douleur qu'elle éprouva de sa mort[12].» + +Telle est cette romanesque histoire. Elle n'a pas manqué de frapper les +historiens et les poètes, depuis Pétrarque jusqu'à l'auteur de la +_Princesse lointaine_, jusqu'à Carducci et Gaston Paris, en passant par +Uhland, Swinburne et autres. Henri Heine en a senti toute la poésie et +l'a admirablement rendue dans une des plus belles pièces de son +Romancero. On peut se douter par avance de tout ce que l'imagination du +poète romantique a su ajouter au simple récit du vieux chroniqueur. + + Dans le château de Blaye, on voit à la muraille des tapisseries + que la comtesse de Tripoli broda jadis de ses mains sages. + + Elle y broda toute son âme, et des larmes d'amour ont sanctifié + la tapisserie brodée de soie qui représente le tableau suivant: + + Comment la comtesse vit Rudel mourant couché sur le rivage, et + reconnut dans ses traits l'image de ses rêves. + + Rudel aussi a vu ici pour la première et pour la dernière fois + en réalité la dame qui l'a si souvent charmé dans ses rêves. + + Sur lui se penche la comtesse; elle le tient amoureusement dans + ses bras; elle embrasse le pâle visage de celui qui a si bien + chanté ses louanges. + + Dans le château de Blaye, toutes les nuits, il y a comme un + bruit de vêtements, comme un frémissement. Les figures des + tapisseries commencent soudain à s'animer. + + Le troubadour et sa dame secouent leurs membres endormis, + sortent du mur et se promènent à travers les salles. + + Tendres propos, doux badinage, mélancoliques secrets, + galanterie posthume de l'époque des chants d'amour. + + «Geoffroy, mon coeur mort est réchauffé par ta voix; dans les + charbons depuis longtemps éteints je sens une nouvelle flamme. + + «--Mélisande! Bonheur et Fleur! Quand je te regarde dans les + yeux, je revis, moi aussi; mon mal terrestre, mes souffrances + terrestres sont seules mortes. + + «--Geoffroy, nous nous aimions ainsi jadis en rêve; et + maintenant nous nous aimons aussi dans la mort. Le Dieu de + l'amour a fait ce miracle. + + «--Mélisande, qu'est-ce que le rêve? Qu'est-ce que la mort? De + vaines paroles; dans l'amour seul est la réalité--et je t'aime, + ô éternellement belle. + + «--Geoffroy, comme il fait bon ici, dans la salle silencieuse + éclairée par la lune; je ne voudrais jamais plus sortir aux + rayons du soleil. + + «--Mélisande, chère folle, tu es toi-même la lumière et le + soleil. Partout où tu passes fleurit le printemps, l'amour et + la joie du mois de mai sortent de terre.» + + C'est ainsi que devisent, en se promenant, ces tendres + spectres; ils vont de côté et d'autre, pendant que la lune + laisse tomber ses rayons par les fenêtres gothiques. + + Mais, repoussant ces gracieux fantômes, à la fin revient + l'aurore; et ils rentrent craintifs dans le mur, dans la + tapisserie. + +Enfin une des plus romanesques biographies est bien celle du toulousain +Peire Vidal, dont la carrière poétique s'étend sur la première partie du +XIIIe siècle. Il semble avoir été doué d'une imagination fertile et +touché d'un grain de folie. Son imagination ne dépassait peut-être pas +celle du chroniqueur qui lui a prêté de si étranges aventures. Épris +d'inconnu Peire Vidal partit pour l'Orient et se maria avec une Grecque +de l'île de Chypre. «On lui donna à entendre, raconte son biographe, +qu'elle était nièce de l'empereur de Constantinople et qu'à cause d'elle +il avait des droits à l'empire.» Il n'en fallait pas davantage pour +mettre en branle son imagination et son ambition. Il employa son argent +à faire construire un vaisseau pour aller conquérir l'empire. «Et il +portait des armes impériales, se faisait appeler empereur et sa femme +impératrice.» + +Voilà pour la folie des grandeurs. Mais ce n'était pas la seule dont la +nature l'eût généreusement doté. «Il était l'homme le plus fou du monde, +dit la chronique, car il croyait que tout ce qui lui plaisait ou qu'il +voulait était vrai.» Et c'est ainsi qu'il s'éprenait de toutes les dames +qu'il voyait et qu'il leur faisait des déclarations. Ces femmes d'esprit +se moquaient de lui, mais «lui laissaient croire tout ce qu'il voulait». +«Et il croyait, continue le chroniqueur, qu'il était l'ami de toutes et +que chacune se donnerait la mort pour lui.» + +Mal lui en prit cependant avec Azalaïs, femme du seigneur de Marseille, +Barral de Baux. + + Le seigneur Barral, dit la chronique, savait bien que Peire + Vidal aimait sa femme et il s'en amusait. Tous ceux qui le + savaient, ainsi que sa femme, le prenaient en riant... Et quand + Peire Vidal s'irritait contre elle, le seigneur Barral + remettait aussitôt la paix, et lui accordait par pitié tout ce + qu'il demandait. Un jour Peire Vidal apprit que Barral s'était + levé et que la dame était seule en sa chambre. Il vint devant + elle, la trouva endormie, s'agenouilla et lui baisa la bouche. + Elle sentit un baiser, crut que c'était le seigneur Barral et + se leva en souriant. Elle regarda et vit que c'était ce fou de + Peire Vidal; alors elle se mit à crier et à faire grand bruit. + Ses demoiselles d'honneur vinrent à ses cris et demandèrent ce + que c'était. Et Peire Vidal s'enfuit. + +La dame fit appeler son mari; mais les troubadours avaient décidément +des privilèges: «Barral, comme un galant homme, prit l'aventure en +riant; et il gronda sa femme d'avoir fait tant de bruit pour l'acte d'un +fou.» + +La dame exigea le départ du troubadour, qui se réfugia à Gênes. Là, +ayant appris qu'Azalaïs le poursuivait de ses menaces, il passa +outre-mer. Il se consolait par des chansons, sans oser revenir en +Provence. Enfin Barral de Baux, qui aimait beaucoup son poète, obtint +son pardon, le lui manda en Syrie, et Peire Vidal, pardonné, revint +joyeusement à Marseille. + +Une autre de ses folies faillit finir plus mal pour lui. Il s'était +épris d'une grande dame qu'il surnommait la Louve (on ne sait, pour le +dire en passant, si ce nom lui vient de notre troubadour, ou s'il était +un de ses surnoms). La Louve, puisque louve il y a, habitait un château +des environs de Carcassonne. Pour lui témoigner ses sentiments, Peire +Vidal ne trouva rien de mieux que de s'habiller en loup. «Il se vêtit +d'une peau de loup, pour le faire croire aux bergers et aux chiens.» +Cette fantaisie déréglée faillit lui être fatale. Pâtres et chiens se +mirent à sa poursuite. + + Le pauvre loup en cet esclandre, + Empêché par son hoqueton, + Ne put ni fuir ni se défendre. + +Il fut porté pour mort au château de la Louve. «Quand elle apprit que +c'était Peire Vidal, elle commença à rire beaucoup de sa folie, et son +mari de même... Son mari le fit mettre en un lieu bien tranquille; il +manda un médecin et le fit soigner jusqu'à ce qu'il fût guéri.» Peire +Vidal paya ces soins et racheta sa folie par une de ses plus jolies +chansons (_De chantar m'era laissatz_). + +Une des plus étranges biographies est celle de Guillem de la Tour. Il +vint en Lombardie, enleva à Milan la femme d'un barbier et s'enfuit avec +elle jusqu'au lac de Côme. Il advint que la dame mourut. «Il en eut une +si grande tristesse qu'il en devint fou; il crut qu'elle simulait la +mort pour se séparer de lui.» Il la veilla dix jours et dix nuits; et +chaque soir il lui demandait si elle était morte ou vivante; si elle +était vivante, qu'elle revînt vers lui; si elle était morte, qu'elle lui +contât ses peines et il lui ferait dire toutes les messes qu'elle +voudrait. + +Il fut chassé de la cité. Il partit à la recherche de devins ou de +devineresses. L'un d'eux lui dit que s'il récitait cent cinquante +patenôtres par jour, s'il donnait des aumônes à sept pauvres avant de se +mettre à table, et s'il agissait un an ainsi, sans faillir un seul jour, +sa femme reviendrait à la vie, mais sans pouvoir manger, ni boire ni +_parler_. Le pauvre homme suivit le conseil avec joie; seulement quand +l'année fut terminée, il s'aperçut qu'il était berné; il se désespéra et +se laissa mourir. + +Terminons cette revue par une biographie édifiante. + + «Giraut de Bornelh était Limousin, de la contrée d'Excideuil... + Il était de basse naissance, mais il était très savant et avait + beaucoup d'intelligence naturelle... Il fut appelé le maître + des troubadours, et il l'est encore par les bons connaisseurs, + ceux qui entendent bien les mots subtils qui expriment bien les + sentiments amoureux... Sa vie était la suivante: tout l'hiver + il restait à l'école et étudiait; tout l'été il parcourait les + châteaux, menant avec lui deux chanteurs qui chantaient ses + chansons. Il ne voulut jamais de femme; et tout ce qu'il + gagnait il le donnait à ses parents pauvres et à l'église de la + ville où il naquit.» + +Mais voilà assez de légendes, tragiques ou gracieuses: nous en passons +beaucoup d'autres sous silence. Essayons de voir ou au moins d'entrevoir +ce que fut la réalité. Que les troubadours aient reçu un excellent +accueil dans les cours où ils apportaient la poésie et la joie, c'est ce +que tous les témoignages du temps, leurs oeuvres en premier lieu, nous +apprennent. Mais ils nous disent aussi combien âpre fut ce que nous +appellerions du nom vulgaire de concurrence ou du nom en apparence plus +scientifique de lutte pour la vie. Les poésies des troubadours sont +pleines d'allusions aux «médisants»; ce sont eux qui perdent le poète +auprès de sa dame ou qui ternissent sa réputation. Ils le brouillent, +chose aussi grave, avec son protecteur. On peut croire les troubadours +sur parole. Dans ces petites sociétés fermées où ils vécurent, la +jalousie, et son cortège habituel, la calomnie et la médisance, durent +pousser comme fleurs naturelles. + +La haute situation sociale de quelques troubadours, les légendes +romanesques dont certains furent les héros, ne doivent pas nous faire +illusion sur les conditions de leur vie. Beaucoup étaient de très humble +origine. Plusieurs, on l'a vu, avaient renoncé pour la poésie, à des +carrières lucratives. D'autres, de naissance noble, mais trop pauvres +pour soutenir leur rang, s'engageaient à leur tour dans une voie +aventureuse où ils espéraient bien récolter profits et honneurs, mais où +ils ne trouvaient souvent que misères et privations. Ils étaient trop de +quémandeurs; de bonne heure la carrière était déjà encombrée. + +La connaissance de ces conditions d'existence doit nous rendre +indulgents pour les troubadours. Ils manquent de dignité, c'est certain, +dans les demandes qu'ils adressent aux grands seigneurs; avec insolence +ou humilité, par la menace ou la flatterie, ils tâchent d'obtenir, l'un +un bon cheval, l'autre un beau vêtement, celui-ci quelques deniers: le +milieu où ils vivaient n'était pas une école de caractère. Vouloir leur +en faire un reproche, c'est méconnaître les conditions de leur vie et +ignorer leur histoire. Renan, traitant dans l'_Histoire littéraire de la +France_[13], de la poésie hébraïque au XIIIe siècle, dit en parlant d'un +poète juif, Gorni, dont la vie ressemble étrangement à celle d'un +troubadour: «Gorni n'était pas poète d'une façon désintéressée... Il +l'était de profession... Tout nous montre en lui un adulateur, ou un +insulteur vénal, qui mesurait l'éloge ou le blâme aux profits ou aux +mécomptes de sa vie de mendiant littéraire.» Les réflexions de Renan +rappellent les critiques de ce bourgeois cossu qu'était Boileau, +reprochant à Colletet, non pas de faire de mauvais vers, mais d'aller +chercher son pain de cuisine en cuisine. Les troubadours allaient le +chercher de château en château: cette nécessité explique et excuse bien +des choses. + +Ils y trouvaient de redoutables rivaux dans la personne des jongleurs. +Les jongleurs étaient un héritage de la société romaine--ils existaient +d'ailleurs avant elle--et on peut suivre leur histoire depuis l'Empire +jusqu'aux origines des littératures modernes. Ils étaient en pleine +activité quand les troubadours commencèrent à chanter. Les jongleurs +devinrent pour eux des auxiliaires: les troubadours grands seigneurs--et +ils étaient nombreux à l'origine--leur confièrent souvent le soin de +réciter les chansons qu'ils avaient composées. Leur rôle grandit ainsi, +en même temps que le goût pour la poésie se développait. + +Le rôle de ces deux classes, troubadours et jongleurs, étant bien +délimité, il n'y avait pas de raison, du moins au début de leur +histoire, pour qu'elles fussent rivales. Seulement il n'était pas rare +de voir un jongleur s'élever au rang de troubadour. Le métier de +jongleur exigeait certaines qualités: une mémoire fidèle et une grande +habileté à toucher des instruments. A chanter ainsi les vers d'autrui, +plus d'un sentit s'éveiller en lui le goût de la poésie, et son +instruction générale de jongleur, sa connaissance de l'art et de la +technique des troubadours lui permirent d'arriver à son tour au rang de +poète. «Ce contact continuel entre troubadours et jongleurs favorisait +la confusion des deux classes.» Vingt et un troubadours au moins furent +en même temps jongleurs[14]. + +Cette confusion n'aurait pas été grave, si le rôle du jongleur était +resté ce qu'il était à l'origine de la poésie des troubadours: celui +d'un auxiliaire utile des poètes. Mais le discrédit qui pesait sur eux +pendant le haut moyen âge et le bas-empire reparaissait avec le temps; +il retombait sur les deux classes[15]. + +Et quel milieu que ce monde étrange et peu recommandable, où des +troubadours déclassés voisinaient avec des montreurs de singes et +d'ours! De courts tableaux esquissés par le dernier troubadour, Guiraut +Riquier, ainsi que d'autres témoignages, nous en donnent quelque idée. +Nous y voyons le chanteur et le musicien ambulants, qui vont dépenser +leur recette au cabaret; le bateleur, avec ses tours de passe-passe, qui +a si bien représenté la classe des jongleurs que son nom en est devenu +synonyme; le saltimbanque enfin, souvent accompagné de danseuses aux +moeurs faciles, exhibant à la badauderie publique les nombreux animaux +qu'il a dressés, oiseaux, singes, ours, chiens et chats savants; tous +les types en un mot de la foire et du cirque décorés du nom général de +jongleur. + +On pensera sans doute que ce sont là des tableaux d'une époque de +décadence, et que les spectacles de ce genre étaient plus appréciés du +peuple que des sociétés courtoises où fréquentaient ordinairement les +troubadours. Cela est vrai, en partie. Cependant voici le divertissement +qu'un grand seigneur du temps offrait à ses invités. Le récit en est +emprunté au roman de _Flamenca_[16], si instructif pour l'histoire des +moeurs. La scène se passe dans le palais de Bourbon d'Archambaut, qui +est immense. C'est le jour de la Saint-Jean; après le repas, les +jongleurs se lèvent. «Chacun veut se faire entendre; alors vous auriez +entendu retentir des cordes de diverses mélodies; qui sait un air +nouveau de viole, chanson, descort ou lai, s'avance le plus possible... +L'un touche la harpe, l'autre la viole; l'un joue de la flûte, l'autre +siffle... l'un joue de la musette, l'autre de la flûte; l'un de la +cornemuse, et l'autre du chalumeau. L'un joue de la mandore, l'autre +accorde le psaltérion avec le monocorde. L'un fait le jeu des +marionnettes, l'autre le jeu des couteaux; l'un se jette à terre et +l'autre saute, l'autre danse avec sa bouteille...» + +Si nous avons ici un tableau de fantaisie, les traits en sont empruntés +à la réalité. Les musiciens dominent dans cette assemblée de jongleurs; +mais les bateleurs n'y manquent pas. La poésie seule paraît être une de +leurs moindres préoccupations. + +Dira-t-on que ce tableau représente plutôt les moeurs de la France du +Nord, et que les jongleurs que fréquentent les troubadours ne +ressemblent en rien à ceux-ci? Détrompons-nous: nous avons d'autres +témoignages. Des troubadours ont pris la peine de composer en vers, vers +médiocres sans doute, mais précieux par leur contenu, des codes du +parfait jongleur. Voici quelques extraits d'un de ces «enseignements» +(c'est le nom qu'ils portent dans la poésie provençale)[17]. Le poète +reproche au jongleur de ne pas savoir jouer de la viole et de chanter +encore pis, du commencement à la fin. «Celui-là fut un mauvais maître, +qui t'enseigna à remuer les doigts et à conduire l'archet. Tu ne sais ni +danser, ni bateler, à la manière d'un jongleur gascon. Je ne t'entends +dire ni sirventés, ni ballade, ni _retroencha_. ni tenson.» Notons que +ce même jongleur doit connaître, d'après notre poète, la plupart des +cycles de la littérature épique, depuis la geste «Carlon»--de +Charlemagne--jusqu'à celle d'Arthur: Aïol, les Loherains, Erec, Gérard +de Roussillon, l'empereur Constantin, Salomon, etc. Toute la lyre! + +Voici encore les conseils que donne un autre poète à un apprenti +jongleur. «Sache trouver et bien sauter, bien parler et proposer des +jeux-partis; sache jouer du tambour et des castagnettes et faire +retentir la symphonie... sache jeter et rattraper quelques pommes avec +deux couteaux, avec chants d'oiseaux et marionnettes... sache jouer de +la cithare et de la mandore et sauter à travers quatre cerceaux. Tu +auras une barbe rouge (?) dont tu pourras t'affubler... Fais sauter le +chien sur un bâton et fais-le tenir sur ses deux pieds...[18]» + +Tel est le monde étrange avec lequel les troubadours étaient constamment +en contact. Sans doute à la belle époque, à l'âge d'or, il dut y avoir +des distinctions parmi les jongleurs. Mais combien de temps durèrent ces +distinctions sociales? Et qui pouvait les maintenir? Il est probable +que, si elles ont existé, elles durèrent peu. La confusion des jongleurs +et des troubadours commença de bonne heure: avec la décadence de la +poésie elle s'accentua rapidement. + +Rappelons-nous maintenant les légendes romanesques dont les biographes +des troubadours ont entouré leur vie. Vus à travers ces biographies, ou +à travers celles de Nostradamus, encore plus mensongères, ils nous +apparaissent comme entourés d'une auréole. Il semble qu'ils aient vécu +dans un monde charmant, ennobli, idéalisé. La réalité dut être moins +belle; on l'entrevoit à chaque instant en étudiant leurs poésies. +Cependant l'impression finale est juste en partie. Il y eut à cette +époque un tel enthousiasme pour la poésie que les poètes prirent dans la +société d'alors une place qu'ils n'avaient plus depuis des siècles et +qu'ils mirent longtemps à retrouver. + + + + +CHAPITRE III + +L'ART DES TROUBADOURS. LES GENRES + + La poésie des troubadours est essentiellement lyrique.--Écoles + de poésie?--Le culte de la forme.--Le «trobar clus»; admiration + de Dante et de Pétrarque pour Arnaut Daniel.--La musique des + troubadours.--Les genres: la chanson, le sirventés, la tenson, + la pastourelle, l'aube.--Autres genres. + + +Les troubadours sont essentiellement des poètes lyriques[1]. Plusieurs +ont même exprimé leur dédain pour les compositions d'un autre genre. +Ainsi Giraut de Bornelh s'étonne et s'irrite même du succès qu'ont dans +les cours contes et nouvelles, les romans, comme nous dirions de nos +jours. (Il y avait en effet des troubadours qui, doués d'un bon talent +de lecteurs, faisaient des lectures poétiques.) Le succès, dit Giraut de +Bornelh, devrait être réservé aux bonnes chansons traitant de sujets +relevés. Il y eut donc dans cette littérature une hiérarchie des genres. +Elle fut observée pendant tout l'âge d'or et de la poésie provençale. Ce +n'est que pendant la période de décadence que les «beaux traités +didactiques», fort en honneur alors, et les «contes gracieux», pour nous +servir des expressions du dernier troubadour, furent mis sur le même +pied que les compositions lyriques. Pendant la période classique, la +poésie lyrique fut seule en honneur. + +Où les troubadours apprenaient-ils leur art? N'est-il pas naturel que, +dans un milieu qui a poussé si loin le culte de la forme, il ait existé +des écoles de poésie? Des écoles où l'on apprenait la technique d'un +métier qui dès les débuts était difficile? La question est d'autant plus +intéressante qu'il est souvent fait mention d'écoles, soit dans les +biographies des troubadours, soit dans leurs poésies. Ainsi l'auteur de +la vie de Giraut de Bornelh nous apprend que l'hiver il passait son +temps «à l'école». Il s'agit sans doute ici d'écoles où l'on enseignait +les sept arts qui composaient l'ensemble des connaissances d'alors. +D'école de poésie il n'y en eut pas. Ou s'il y en eut, ce fut peut-être +celle que Jaufre Rudel nous fait connaître par le début d'une de ses +chansons: maîtres et maîtresses de chant c'étaient les oiseaux et les +fleurs, en un mot la Nature. + + Maîtres, maîtresses de chansons + Assez autour de moi foisonnent: + Mille oiselets sur les buissons + Célèbrent les fleurs qui couronnent + Nos gazons déjà renaissants[2]. + +Cependant il arrivait que les poètes formaient des disciples, au vrai +sens du mot. Èbles II, vicomte de Ventadour, fut ainsi le maître de +Bernard, qui le paya si mal de sa peine. Marcabrun était disciple de +Cercamon. Un troubadour plus récent, Uc de Saint-Cyr, apprenait beaucoup +auprès des autres poètes, mais il faisait part volontiers à ses +confrères de ses connaissances poétiques. Il s'était ainsi formé de +bonne heure une sorte de code poétique, auquel les troubadours font de +nombreuses allusions; ils le connaissaient par tradition, nous ne le +connaissons plus, et encore incomplètement, que par des recueils +didactiques de la période de décadence. + +Quelle que soit l'école où ils se sont formés, les troubadours se +distinguent par un souci extrême de la forme. Les métaphores abondent, +chez eux, pour marquer ce travail délicat qui consiste à couvrir la +pensée d'une parure élégante. L'expression classique de _limer_, _polir_ +revient souvent. L'un se vante de savoir bien «bâtir» ou «forger» une +chanson; l'autre de savoir l'«orner» et l'«affiner». Il n'est pas rare +qu'un troubadour confiant ses chants à un jongleur le prie de n'y rien +changer, tellement il a conscience d'avoir fait oeuvre parfaite. Ce +souci de la forme est extrême chez les troubadours; il devint bientôt +excessif; mais ils lui doivent d'avoir pu faire sur des «pensers» déjà +antiques de jolis vers nouveaux. + +Tout en leur reprochant ce culte presque exclusif de la forme, +sachons-leur gré de l'avoir ainsi mise en honneur. Ce souci d'art est de +tradition dans les littératures néo-latines. Elles ont plus d'une fois +racheté par ce côté ce qui leur manquait en profondeur. Cette tradition +remonte loin; si les troubadours ne l'ont pas créée, ils étaient dignes +de le faire. + +Et soyons-leur indulgents aussi pour l'orgueil qu'ils ont de leur art. +Vaniteux, à ce point de vue, les troubadours le furent à l'excès. La +mesure et la discrétion, qualités dont ils font si souvent l'éloge, +paraissent avoir été peu en honneur dans leur milieu. Ils se vantent à +tout instant de leur supériorité, et de leur originalité dans +l'invention. Cela est vrai en partie. Mais l'invention est pour eux +autre chose que ce que nous entendons par ce mot. Elle ne consiste pas à +trouver des pensées nouvelles, mais plutôt à inventer de nouveaux airs, +de nouvelles mélodies, de nouvelles rimes ou combinaisons strophiques. +C'est encore ici un souci d'art qui les pousse; et c'est de lui qu'ils +tirent vanité. Mais cette vanité n'est-elle pas commune aux poètes? et +n'y en a-t-il pas de plus mal placée? + +Ce souci de s'éloigner du vulgaire et de n'écrire que pour les parfaits +connaisseurs a conduit les troubadours--surtout ceux de la première +période--à un genre de style raffiné qu'ils désignent sous le nom de +_trobar clus_ (invention obscure, fermée aux profanes). Ce genre +consiste à n'employer que des mots rares, difficiles et obscurs, ou +s'éloignant de leur sens ordinaire. Les poésies écrites dans ce style +paraissent claires à première vue, mais le sens en est si bien caché +qu'encore aujourd'hui on discute sur le sens de quelques-unes. Il y eut +dans ce genre si faux des virtuoses. Les connaisseurs du temps ne leur +ménagèrent pas leur admiration. Ainsi Dante et Pétrarque mettent au +premier rang des troubadours le représentant le plus éminent de ce +genre, Arnaut Daniel. «C'est un grand maître en poésie, dit Pétrarque, +et qui fait encore honneur à sa patrie par son style orné et poli[3].» +Ces deux grands poètes italiens eux-mêmes ont subi l'influence des +troubadours de cette école; mais leur génie les a préservés des excès. +Il n'en fut pas de même dans la littérature provençale où ce genre +produisit bon nombre de pièces obscures et énigmatiques, pour la plus +grande joie des connaisseurs anciens et pour le désespoir des +connaisseurs modernes. Il y eut d'ailleurs de bonne heure une réaction, +et même tous les troubadours de la bonne époque n'ont pas admis cette +conception[4]. + +La musique est une partie importante de l'art des troubadours. Il nous +est dit de plus d'un qu'il trouvait non de belles pensées, mais de beaux +«sons», c'est-à-dire de belles mélodies. Plusieurs manuscrits des +troubadours, plusieurs «chansonniers», comme on les appelle, nous font +connaître cette musique. Seulement on dirait qu'il y manque l'âme. Nous +sommes très mauvais juges de ce qui en faisait l'originalité. Son secret +paraît à jamais perdu. Chantée de nos jours elle paraît monotone, comme +un plain-chant vieilli. Par quels mouvements, par quelles modulations, +les troubadours et surtout les jongleurs, en relevaient-ils la +monotonie? C'est ce que nous ne saurons sans doute jamais[5]. + +Le chant et la musique étaient proprement du domaine du jongleur. S'il y +avait eu une démarcation bien nette entre ces deux classes, le +troubadour se serait contenté d'inventer la mélodie, laissant au +jongleur le soin de la chanter en s'accompagnant de la viole, de la +cithare et autres instruments. Mais c'est par là précisément que la +classe des jongleurs se confondait avec celle des troubadours. +N'était-ce pas une tentation toute naturelle pour le poète musicien de +chanter lui-même sa composition? Comme aux époques lointaines de la +Grèce primitive musique et poésie allaient de pair: les deux arts se +confondaient chez les troubadours comme jadis chez les aèdes. + +L'étude des différents genres lyriques nous montrera mieux encore +l'union de ces deux arts. Les genres que nous allons énumérer sont tous +faits pour être chantés. Les troubadours (ils nous en font assez souvent +la confidence) ont mis autant de soin à inventer le «son», c'est-à-dire +la mélodie, qu'à trouver le fond et à orner la forme. + +On divise quelquefois ces genres en deux groupes: ceux qui ont gardé +quelque trace de leur origine populaire et ceux qui s'en sont +éloignés[6]. C'est une division qui est à peu près juste, mais elle a le +tort de laisser croire que certains genres sont d'origine plus relevée +que les autres. Si nous distinguons plus simplement les genres d'après +l'importance qu'ils occupent dans la poésie des troubadours, on voit que +la première place appartient à la chanson, puis au sirventés, enfin à la +tenson: viennent ensuite les genres que nous pourrions appeler +secondaires, donnant aux précédents le nom de genres principaux. + +La _chanson_ occupe la place d'honneur. Cela se conçoit sans peine, +quand on songe qu'elle est une poésie consacrée exclusivement à l'amour, +thème préféré, essentiel même de la poésie provençale. + +Il ne faut pas se méprendre sur ce terme de _chanson_. La chanson des +troubadours n'a, on pourrait dire, rien de commun que le nom avec la +chanson moderne. Le nombre des strophes en est variable, il va +ordinairement de six à sept. Elle se termine par un ou deux _envois_ +(_tornada_). Le nombre des vers dans chaque strophe est également +variable. Il peut aller de trois à quarante-deux et ceci donne une idée +de la virtuosité des troubadours; mais ces formes extrêmes sont assez +rares. + +L'agencement des rimes est l'objet d'un soin tout particulier. Il +existe, dans la poétique provençale, toute une terminologie pour +désigner ces combinaisons. Quoique ce souci soit commun à peu près à +tous les genres lyriques, il est plus sensible encore dans la chanson. +La chanson n'a pas de refrain. Voilà pour la forme. + +Quant à son contenu, nous l'avons indiqué d'un mot: elle est consacrée à +l'amour. Elles commencent presque toutes par une description du +printemps; ce début est de style, de convention, surtout chez les plus +anciens troubadours. Voici quelques-uns de ces débuts. + + Quand l'herbe verte et la feuille paraissent, et que les fleurs + s'ouvrent dans les vergers, quand le rossignol fait entendre + haute et claire sa voix et lance son chant, je suis heureux de + l'entendre, heureux de voir la fleur. Je suis content de moi, + mais encore plus de ma dame[7]. + + Le gentil temps de Pâques, avec la fraîche verdure, nous ramène + feuilles et fleurs de diverses couleurs: c'est pourquoi tous + les amants sont gais et chantent, sauf moi qui me plains et qui + pleure, et pour qui la joie n'a pas de saveur... + + Puisque l'hiver est parti et que le doux temps fleuri est + revenu, puisque j'entends par les prés les refrains variés des + petits oiseaux, les prés verts et les frondaisons épaisses + m'ont rempli d'une telle joie que je me suis mis à chanter[8]. + +Voici le début d'une chanson de Jaufre Rudel. + + Quand le ruisseau qui sort de la fontaine devient clair, et que + paraît la fleur d'églantier; quand le rossignol dans la ramure + varie, module et affine son doux chant, il est juste que moi + aussi je fasse entendre le mien[9]. + + Je suis heureux, dit Arnault de Mareuil, quand le vent halène + en avril, avant l'arrivée de mai, quand, pendant toute la nuit + sereine, chantent le rossignol et le geai; chaque oiseau en son + langage, dans la fraîcheur du matin, mène joie et + allégresse[10]. + +Quelquefois ce thème du début est tout autre. Il se présente sous la +forme suivante: le poète n'a pas besoin, pour chanter, d'attendre le +retour du printemps; l'amour qu'il a pour sa dame l'inspire en toute +saison. + + Ni pluie ni vent, dit Peire Rogier, ne m'empêchent de songer à + la poésie; la froidure cruelle ne m'enlève ni le chant, ni le + rire; car amour me mène et tient mon coeur en une parfaite joie + naturelle; il me repaît, me guide et me soutient; nul autre + objet ne me réjouit, nul autre ne me fait vivre[11]. + +Raimbaut d'Orange commence ainsi une de ses chansons: + + Je ne chante ni pour oiseau, ni pour fleur, ni pour neige, ni + pour gelée, ni pour neige, ni pour chaleur,... je ne chante + pas, je n'ai jamais chanté pour nulle joie de ce genre, mais je + chante pour la dame à qui vont mes pensées et qui est la plus + belle du monde[12]. + +Ces débuts ne manquent pas de grâce, ni les précédents de poésie. Les +premiers surtout rappellent par leur fraîcheur les origines populaires +de la chanson courtoise. Ils expriment à merveille la joie de vivre qui +s'empare des hommes et des choses à la sortie de l'hiver. Seulement ces +débuts se ressemblent trop; ils fatiguent par leur monotonie; le charme +disparaît assez vite. C'est certainement la partie la plus +conventionnelle de la chanson. Qui en connaît quelques-uns connaît du +même coup tous les autres. Le thème est trop simple et surtout il +reparaît trop souvent. Ce n'est pas d'ailleurs la seule partie +conventionnelle de la chanson. Pour le fond, la convention y règne aussi +en souveraine; mais ce n'est pas le lieu d'y insister ici; renvoyons-en +l'étude au chapitre consacré à la doctrine de l'amour courtois. + +Un autre genre lyrique dispute presque la première place à la chanson +dans la poésie provençale: c'est le _sirventés_[13] (fr. _serventois_). +On n'est pas d'accord sur l'origine du mot, ni du genre. D'après les +uns, le nom lui viendrait du fait qu'il est composé à l'origine par des +«serviteurs» ou pour des «serviteurs», c'est-à-dire sans doute, par des +«poètes de cour»; suivant d'autres il tirerait son nom de ce qu'il est +composé sur la forme, sur l'air d'une chanson; ce serait, pour ainsi +dire, une poésie «au service» d'une autre, qu'elle imiterait +servilement. Cette dernière opinion a pour elle la plus grande +vraisemblance. Car pour la forme, le sirventés ne se distingue pas de la +chanson. On y retrouve le même souci de l'agencement des rimes que dans +le genre précédent. + +C'est par le contenu surtout que ces genres diffèrent. La chanson +passait aux yeux des troubadours pour le genre le plus parfait. Mais je +ne sais si, à notre point de vue, le _sirventés_ n'est pas plus vivant. + +On peut en distinguer plusieurs catégories. D'abord le sirventés moral +ou religieux, consacré à des thèmes généraux de morale et de religion. +Il fleurit surtout pendant la période de décadence. Là aussi la +convention se fait sentir de bonne heure. La poésie provençale nous +offre quelques types de satiriques originaux et vigoureux. Mais à côté +d'eux il y eut le troupeau servile des imitateurs. + +Le sirventés politique ou personnel est bien plus intéressant. C'est lui +qui nous permet de pénétrer dans la société où vécurent les troubadours. +Les chansons nous montrent le côté idéal ou idéaliste de cette société; +le sirventés nous fait connaître la réalité. + +Les troubadours s'intéressent aux événements politiques de leur temps. +D'abord pour des raisons générales, qui font que les poètes aiment à +sortir assez souvent de leur tour d'ivoire. Mais leur intervention dans +les affaires politiques avait d'ordinaire un mobile plus intéressé. Les +troubadours qui étaient à la discrétion--et à la solde--des grands +seigneurs prenaient passionnément parti dans les affaires qui +intéressaient leurs puissants protecteurs. Ils représentent par certains +côtés la presse du temps, presse pas très indépendante et pas toujours +très libre d'ailleurs. C'est surtout en matière de politique étrangère +que son indépendance était douteuse. Quand Alfonse X de Castille, nommé +empereur, tardait à venir se faire couronner, il envoyait des subsides, +les fonds secrets d'alors, aux troubadours besogneux; ceux-ci se +chargeaient de la campagne de presse. + +Ils connaissaient même et usaient fort souvent de ce procédé peu +délicat, qui consiste à demander en menaçant. Le mot qui désigne cet +acte délictueux est récent, mais la chose est ancienne. L'excuse des +troubadours, c'est qu'ils n'avaient peut-être pas d'autre arme pour +fléchir un seigneur avare ou orgueilleux. Malheur à ceux qui ne leur +donnaient qu'un méchant cheval ou quelques pièces de monnaie! Le doux +troubadour punissait cruellement l'avarice du grand seigneur qu'il avait +vainement sollicité, en répandant sur son compte médisances et +calomnies. C'étaient là les moeurs du temps. Et c'était aussi la +vengeance du pauvre chanteur errant; plus d'un seigneur orgueilleux et +avare, se souvenant que le poète est de race irritable, devenait libéral +par crainte des médisances ou du ridicule. C'est l'ensemble des diverses +poésies de ce genre que l'on appelle du nom général de _sirventés_. + +Le genre comprend d'ailleurs d'autres subdivisions. On y range par +exemple les _chants de croisade_, dans lesquels les troubadours excitent +les chefs de la chrétienté, grands ou petits, à concourir à la +délivrance de la Terre Sainte. Ils le font souvent avec éloquence; et si +l'on songe que ces poésies étaient colportées par les jongleurs ou les +troubadours eux-mêmes d'une cour à l'autre, on juge de l'effet que +pouvaient avoir des exhortations de ce genre sur des volontés +hésitantes. + +On fait entrer également dans ce genre les _plaintes_ (_planh_) sorte de +chant funèbre composé par le troubadour à la mémoire de son protecteur. +L'élément conventionnel n'en est pas absent, mais il règne souvent dans +certaines de ces poésies une sincérité et une émotion que l'on ne trouve +pas toujours dans d'autres compositions. + +Tout autre est le genre de la _tenson_[14]. Par son étymologie le mot +indique une discussion. C'est une sorte de discussion poétique sur une +question quelconque, peut-on dire. L'origine n'en est sans doute pas +tout à fait populaire; il faut la chercher peut-être dans la coutume qui +consiste à organiser un concours de poésie sur un thème donné. Ce genre, +qui paraît connu des plus anciens troubadours, aurait une origine +différente de la plupart des autres. + +Une question importante se pose à propos de la _tenson_. Une tenson +a-t-elle pour auteurs les deux personnages qui sont mis en scène? Ou +n'avons-nous affaire ici qu'à une fiction et le même poète exposait-il +tour à tour ses propres idées et celles de son interlocuteur? Il semble +bien qu'il faille admettre dans beaucoup de cas deux auteurs différents. +Mais le contraire dut avoir lieu aussi, comme le prouve l'habitude de +composer des tensons avec des personnages imaginaires[15]. Les sujets +des tensons sont très variés. On y discute les questions les plus +étranges, quelquefois les plus grossières, souvent les plus élevées. +D'une manière générale la discussion porte sur un point de casuistique +amoureuse. Il y avait là des thèmes sans nombre, où l'esprit subtil et +délié des troubadours, affiné par la dialectique, se donnait libre +carrière. + +Voici quelques sujets de ces discussions poétiques. Qu'y a-t-il de plus +grand, les joies ou les souffrances causées par l'amour? De deux hommes, +l'un a une femme très laide, l'autre une femme très belle; tous deux les +surveillent avec un très grand soin; quel est celui des deux qui est le +moins blâmable? Une tenson à trois personnages porte sur les questions +suivantes[16]: un roi a le pouvoir: 1º d'obliger un riche avare à faire +des libéralités; 2º d'empêcher un seigneur libéral de distribuer des +largesses; 3º d'obliger à vivre dans le monde un homme qui s'est déjà +consacré à Dieu; quel est le plus à plaindre des trois? + +L'auteur de la même tenson propose à un jongleur ou à un troubadour le +sujet suivant: ou bien il connaîtra à fond tous les arts qu'un clerc de +son temps peut savoir, ou bien il sera un parfait connaisseur dans l'art +d'aimer. Les deux thèmes sont traités avec maestria par les deux +troubadours: celui qui consacre sa vie à la science commence par +affirmer que les femmes sont plus trompeuses qu'un «corsaire»; son +érudition lui fournit d'illustres exemples: David, Samson et Salomon. +«Je vous plains, répond son partenaire; vous vivrez triste avec vos +«sept arts» (le summum de la science d'alors) qui vous troubleront la +vue et l'ouïe, comme il arrive à de nombreux savants qui en deviennent +fous.» Pour lui, son choix est fait; il aime mieux la vie riante que lui +promettent la poésie et l'amour. + +Voici enfin la question qu'agitent ensemble, dans une tenson, les +troubadours Guiraut de Salignac et Peironnet. «Qu'est-ce qui maintient +le mieux l'amour, les yeux ou le coeur?» «Les yeux, répond l'un d'eux, +car le coeur ne se donne que sur le jugement des yeux. Les yeux sont de +tout temps les messagers du coeur.» «C'est dans le coeur, répond +l'adversaire, que se maintient le mieux l'amour; car le coeur voit de +loin, les yeux de près seulement.» Les deux derniers couplets sont à +citer tout entiers: «Seigneur Peironnet, tout homme de haut lignage +reconnaît que votre choix est mauvais, car tous savent que le coeur a la +seigneurie sur les yeux, et écoutez en quelle manière: l'amour ne sort +pas des yeux si le coeur n'y consent, tandis que, sans les yeux, le +coeur peut aimer celle qu'il n'a jamais vue en réalité, comme Jaufre +Rudel fit de son amie.» «Seigneur Guiraut, si les yeux de ma dame me +sont hostiles, peu m'importe le coeur; mais si elle me montre un regard +avenant, elle me prend le coeur et le met en sa puissance. Voici en quoi +consiste le pouvoir et la hardiesse du coeur: par les yeux l'amour +descend dans le coeur et les yeux disent, par un agréable langage, ce +que le coeur ne peut ni n'oserait dire.» + +Le jugement de cette subtile et gracieuse discussion est renvoyé à une +noble dame du château de Pierrefeu, en Provence. Il n'est pas rare que +les tensons se terminent par un envoi de ce genre. La tenson est, elle +aussi, elle surtout, un produit de la société courtoise du temps. Elle +reste comme un écho de cette société. Dans son cadre un peu grêle elle +la fait revivre avec sa courtoisie et aussi son amour de la préciosité +ou de la convention, et on peut voir, dans les tensons à trois ou quatre +personnages qui nous restent, les origines lointaines de la comédie de +salon. + +Avec la _pastourelle_[17], nous arrivons à un genre qui paraît, au +premier abord, être resté plus près de son origine populaire. Voici en +quoi il consiste. Le poète, pendant un voyage, rencontre une bergère; +elle est jeune, avenante, chante ou tresse des fleurs en gardant son +troupeau. Le poète la salue courtoisement, et, après quelques +compliments, lui offre son amour. La conversation s'engage et elle se +développe suivant la fantaisie du poète. Le début et le dénouement sont +seuls conventionnels. Un exemple emprunté à un des plus anciens +troubadours, Marcabrun, montrera ce que peut donner ce genre. Le +troubadour, à cheval, a rencontré une bergère. + + Je pousse mon cheval vers elle: + «Que ne puis-je arrêter, la belle, + La bise qui vous échevèle! + --Sire, me répond la vilaine, + Si le vent souffle et me hérisse, + Je dois au lait de ma nourrice + De ne point trop m'en mettre en peine. + + --Sans médire de votre mère, + La belle, il pourrait bien se faire + Que quelque chevalier fût père + D'une aussi courtoise vilaine + Votre regard est un sourire; + Plus je vous vois, plus je soupire + Mais vous être trop inhumaine. + + --Non, non, sire, je suis la fille + De gens dont toute la famille + N'a manié que la faucille + Ou le hoyau, dit la vilaine. + J'en sais un qui vante sa race, + Et qui devrait suivre leur trace + Six jours ou sept dans la semaine. + + --Fille aussi farouche que belle, + Je sais un peu, quand je m'en mêle, + Apprivoiser une rebelle. + On peut, avec telle vilaine, + Faire amour loyal et sincère, + Et vous m'êtes déjà plus chère + Que la plus noble châtelaine. + + --Quand un homme a perdu la tête, + Est-ce un vain serment qui l'arrête? + Un mot, et votre bouche est prête, + A baiser mes pieds de vilaine. + Mais pensez-vous que je désire + Perdre, pour vous plaire, beau sire, + Ma richesse la plus certaine?[18] + +L'auteur de cette traduction remarque que la vilaine, mise ainsi en +scène, a «terriblement d'esprit» pour une femme des champs. «Ce n'est +pas le long des haies, même en Gascogne, que fleurit une ironie si +légère et si perçante à la fois.» C'est une réflexion qu'on peut faire à +propos de la plupart des pastourelles. C'est un genre qui a pu être +populaire; mais il a perdu ce caractère de très bonne heure. + +Comment d'ailleurs ce genre, s'il avait gardé la simplicité primitive +que nous pouvons lui supposer, aurait-il eu des chances de plaire à la +société raffinée pour laquelle écrivaient les troubadours? Aussi les +bergères qu'ils mettent en scène ressemblent étrangement, du début à la +fin de leur littérature, à celle de Marcabrun. C'est leur aïeule. Ce +sont en général de vertueuses coquettes. Elles écoutent les compliments, +acceptent les galanteries, mais finissent toujours par berner leur +interlocuteur. Là encore règne la convention. Le charme de la plupart de +ces compositions ne vient pas des tableaux champêtres qu'elles peuvent +présenter, ni de la naïveté et de la simplicité des sentiments exprimés; +il vient surtout de la forme dialoguée qui a permis aux auteurs de +pastourelles de leur donner un tour dramatique. Elles se rapprochent à +ce point de vue des débats que sont les tensons. + +De la pastourelle on rapproche ordinairement la _romance_. Dans la +littérature du Nord de la France surtout ce rapprochement est légitime. +On entendait par _romance_ le récit d'une aventure d'amour fait par le +poète, sous forme dialoguée. Par le contenu la romance est donc d'un +caractère narratif; mais par la forme elle appartient à la poésie +lyrique et par le dialogue surtout elle se rapproche de la pastourelle. +Les exemples en sont très nombreux dans la littérature de langue d'oïl; +ils sont au contraire très rares dans la poésie des troubadours. + +Cette rareté est très regrettable, si on en juge par les modèles qui +nous restent, et dont les meilleurs sont, comme la pastourelle citée +plus haut, du troubadour gascon Marcabrun. Voici la traduction de l'une +de ces deux pièces. Elle est comme un écho des sentiments qui agitaient, +au milieu du XIIe siècle, le coeur d'une jeune femme dont l'ami était +parti pour la croisade. + + A la fontaine du verger, où l'herbe est verte sur le gravier, à + l'ombre des beaux arbres, pendant que je cherchais de nouveaux + chants et de blanches fleurs, je trouvai seule, sans compagnon, + celle qui ne voulait pas de consolation. + + C'était une damoiselle au corps très beau, fille du seigneur du + château; et, comme je croyais que les oiseaux et la verdure lui + causaient de la joie et qu'elle écoutait mon badinage, elle + changea tout à coup de couleur. + + Elle pleura des yeux et soupira du fond du coeur: + + «Jésus, dit-elle, roi du monde, c'est pour vous que croît ma + douleur. Car les meilleurs soldats sont partis pour vous + servir. + + «C'est pour vous qu'est parti mon doux ami, mon beau et mon + vaillant ami. + + «A moi il ne m'est resté que les regrets et les pleurs. Ah! + malheur au roi de France Louis, par qui le deuil est entré dans + mon coeur.» + + Quand je la vis se désespérer, je vins près d'elle auprès du + clair ruisseau. «Belle dame, dis-je, trop de pleurs abîment le + visage et enlèvent ses couleurs. Il ne vous faut désespérer, + car celui qui donne au bois ses feuilles peut aussi vous rendre + la joie. + + «--Seigneur, dit-elle, je crois bien que Dieu aura pitié de moi + dans l'autre monde, comme il aura pitié de tant d'autres + pécheurs. Mais en attendant, il m'a enlevé celui qui faisait ma + joie.» + +Cette énumération serait incomplète, si nous ne citions en terminant un +des genres les plus gracieux que les troubadours aient traités. C'est +celui de l'_aube_ (prov. _alba_). Le nom lui vient de ce que le mot +«aube» reparaît à chaque couplet. Pour caractériser le fond, il suffit +de rappeler la situation de Roméo et Juliette, quand le chant mélodieux +du rossignol vient leur annoncer le jour. Seulement, dans «l'aube», le +chant du rossignol est remplacé par la voix d'un ami fidèle qui a poussé +le dévouement jusqu'à veiller toute la nuit à la sécurité de son +compagnon. De cette situation étrange le poète sait tirer d'heureux +effets, comme on peut le voir dans la traduction suivante d'une des +«aubes» les plus célèbres de la littérature provençale. Elle débute par +une invocation à Dieu qui ne manque pas de grandeur ni de majesté, mais +qui révèle, si l'on songe à la situation, un fonds ineffable de +paganisme. + + Roi glorieux, roi de toute clarté, + Dieu tout-puissant, j'implore ta bonté! + A mon ami prête une aide fidèle; + Hier au soir il m'a quitté pour elle, + Et je vois poindre l'aube. + + Beau compagnon, vous dormez trop longtemps; + Réveillez-vous, ami, je vous attends, + Car du matin je vois l'étoile accrue + A l'Orient; je l'ai bien reconnue, + Et je vois poindre l'aube. + + Beau compagnon, que j'appelle en chantant, + Ne dormez plus, car voici qu'on entend + L'oiseau cherchant le jour par le bocage, + Et du jaloux je crains pour vous la rage, + Car je vois poindre l'aube. + + Beau compagnon, le soleil a blanchi + Votre fenêtre, et vous rappelle aussi; + Vous le voyez, fidèle est mon message; + C'est pour vous seul que je crains le dommage, + Car je vois poindre l'aube. + + Beau compagnon, j'ai veillé loin de vous + Toute la nuit, et j'ai fait à genoux + A Jésus-Christ une prière ardente, + Pour vous revoir à l'aube renaissante, + Et je vois poindre l'aube. + + Beau compagnon, vous qui m'aviez tant dit, + Sur le perron, de veiller sans répit, + Voici pourtant qu'oubliant qui vous aime, + Vous dédaignez ma chanson et moi-même, + Et je vois poindre l'aube. + + --Je suis si bien, ami, que je voudrais + Que le soleil ne se levât jamais! + Le plus beau corps qui soit né d'une mère + Est dans mes bras, et je ne m'émeus guère + Du jaloux ni de l'aube[19]. + +Il y a un quinzaine de poésies de ce genre dans la littérature +provençale: la plus ancienne est en latin, le refrain seul est en +provençal[20]. D'où vient ce genre si étrange dont on ne trouve pas +trace dans les littératures anciennes? Est-il, comme la plupart des +autres, d'origine populaire, ou faut-il lui reconnaître une origine +savante? + +Si nous ne connaissions que des formes d'aube provençales, surtout celle +que nous venons de citer, on pourrait se demander si ce genre n'est pas +un produit de la société aristocratique et courtoise du moyen âge. Mais +il y a d'autres formes plus anciennes que celles-là. Ce n'est pas +toujours un ami fidèle, ou un veilleur (personnage très important dans +les châteaux) qui annonce le retour du jour; ce rôle est quelquefois +confié aux oiseaux populaires par excellence, l'alouette, le rossignol, +et ce thème se retrouve dans la poésie populaire de la plupart des pays. +Sans engager ici une discussion inutile sur l'origine de l'aube, +admettons avec la plupart des critiques que l'aube se compose de +plusieurs éléments dont les principaux sont d'origine populaire. Nous ne +connaissons que par hypothèse cette forme primitive. Il en est ainsi au +début des littératures; on ne juge les genres dignes d'être notés que +quand ils sont déjà loin de leur origine. Les meilleurs de leurs +vers--les plus populaires--ne seront jamais connus. + +Ces genres principaux, chanson, sirventés, tenson (et en partie +pastourelle et aube) ne sont pas les seuls que les troubadours aient +traités. Dans la décadence surtout on en inventa d'autres; à l'_aube_, +chant du matin, on opposa la _serena_, chant du soir[21]. La pastourelle +tirait son nom du personnage qui y jouait le rôle principal; on composa +des pièces qui portaient différents noms suivant le métier des +personnages mis en scène; la «bergère» des pastourelles pouvait être +remplacée par une gardienne de vaches ou d'oies; ceci formait une +nouvelle variété du genre et prenait un nom nouveau. Laissons là ces +puérilités; ce sont jeux de poètes d'une époque de décadence, essayant +de faire revivre maladroitement des genres morts. + +Mais même à l'âge d'or de la poésie provençale, à côté des grands +genres, existaient des genres secondaires. Les troubadours avaient, par +exemple, un nom pour désigner une poésie où ils annonçaient à leur dame +qu'ils se séparaient d'elle: c'était le _congé_. Un autre genre +secondaire portait le nom d'_escondig_ (excuse ou justification) et le +mot en indique suffisamment le contenu. Pour mieux marquer sa tristesse +ou sa colère de voir ses sentiment amoureux non partagés, un troubadour +composait un _descort_ (désaccord), c'est-à-dire une poésie lyrique d'un +rythme et d'une mélodie assez libres: cette composition désordonnée +marquait l'état de son âme. Le troubadour Rambaut de Vaqueiras trouva +encore mieux: il écrivit son _descort_ en cinq langues ou dialectes, une +par strophe; la dernière strophe est composée de dix vers, deux en +chaque langue. «C'est pour mieux marquer, dit-il au début, combien le +coeur de ma dame a changé, que je fais désaccorder les mots, la mélodie +et le langage.» La cacophonie et le charabia avaient ainsi mission de +dire ce que le coeur ne pouvait exprimer[22]. + +Beaucoup plus intéressants à étudier seraient d'autres genres lyriques +comme les _danses_, les _danses doubles_, les _ballades_, les +_estampies_. Ce sont là des genres qui paraissent avoir le mieux gardé +le caractère populaire. Il y a telle ballade ou danse anonyme avec +refrain qui ressemble encore à une ronde d'enfants. Mais les exemples de +ces genres, si précieux qu'ils soient pour la critique, sont trop rares +pour mériter ici plus qu'une rapide mention. Nous pouvons nous en tenir +aux cinq genres principaux dont nous venons de décrire la forme. + +Tel est, dans ses grandes lignes, le cadre où se meut la poésie des +troubadours. Il est mince et grêle, en apparence. Les grands genres, +ceux du moins que la critique moderne a qualifiés ainsi, en sont exclus. +Mais on nous a appris, dans un vers lapidaire, la valeur d'un bon sonnet +et un seul a suffi à la célébrité d'un de nos poètes contemporains. +Jugeons donc les troubadours à cette mesure; et, sans leur reprocher de +n'avoir pas connu certains genres, faisons-leur un mérite d'avoir su +traiter avec une incomparable maîtrise ceux qu'ils ont inventés. +Faisons-leur surtout un titre de gloire d'avoir été les premiers, au +début des littératures modernes, à comprendre la valeur de la forme en +poésie, à en proclamer la nécessité, à donner des règles et des lois: +c'est par eux que la notion de l'art est entrée dans ces littératures. + +C'est aussi un mérite non moins grand, quoique d'un autre ordre, d'avoir +su confier aux formes poétiques dont ils sont les inventeurs des pensées +si neuves, si ingénieuses et si profondes que les littératures voisines +les ont aussitôt empruntées. On s'en rendra mieux compte en étudiant +leur théorie de l'amour courtois. + + + + +CHAPITRE IV + +LA DOCTRINE DE L'AMOUR COURTOIS. COURS D'AMOUR + + La doctrine de l'amour courtois: son originalité.--L'amour est + un culte.--Le «service amoureux» imité du «service féodal».--La + discrétion; les pseudonymes: les hommages des troubadours ne + s'adressent qu'aux femmes mariées.--La patience vertu + essentielle.--L'amour est la source de la perfection littéraire + et morale.--L'orthodoxie amoureuse chez le troubadour Rigaut de + Barbezieux.--Les cours d'amour d'après Nostradamus et + Raynouard. + + +L'ancienne poésie provençale se fait remarquer, dès ses débuts, par une +profonde originalité[1]. Ni par le fond, ni par la forme, elle ne +ressemble à rien de ce qui l'a précédée. La forme est parfaite, et +cependant elle n'a pas de modèles dans la poésie classique des Grecs ou +des Latins. Les idées poétiques et les sentiments qu'expriment les +premiers troubadours ne dénoncent aucune imitation; d'un bout à l'autre +cette poésie vivra par elle-même et non d'emprunts. Cette originalité, +qui a fini par être un élément de faiblesse, a fait d'abord sa force. + +Elle se manifeste surtout dans la conception que les troubadours se sont +faite de l'amour. Les premiers, dans les littératures modernes, ils ont +su exprimer avec éclat les sentiments que cette passion inspire. + +Ils ont imposé leur conception de l'amour à leurs nombreux imitateurs: +poètes français, italiens, portugais et même allemands. Il est important +de reconstruire une théorie dont on retrouve les éléments au berceau des +principales poésies modernes. + +Nous ne dirons rien du premier troubadour connu, Guillaume, comte de +Poitiers. Ce fut un homme d'humeur fort joyeuse et gaillarde et ses +poésies en témoignent en plus d'un endroit. Si les troubadours qui +suivirent lui avaient emprunté sa conception de l'amour, ils n'auraient +pu guère ajouter à la sensualité, disons même à la brutalité de +quelques-unes de ses chansons. Ce troubadour de haut parage parle trop +souvent comme le plus mal élevé de ses écuyers. Il est pour peu de chose +dans la conception de l'amour telle que l'ont faite les grands +troubadours du XIIe siècle, et il y a un abîme par exemple entre lui et +Bernard de Ventadour ou Giraut de Bornelh. + +Et cependant son dernier éditeur a bien nettement montré, après Diez, +que les principaux traits de l'amour conventionnel, tel que l'ont conçu +les troubadours de l'époque classique, étaient déjà en germe chez le +premier troubadour. «L'espèce d'exaltation mystique qui a pour cause et +pour objet à la fois la femme aimée et l'amour lui-même était déjà +désignée sous le nom de _joi_(joie); l'hymne enthousiaste que le poète +entonne en son honneur, et qui est une de ses productions les plus +réussies suppose naturellement l'existence de la chose et du mot[2].» + +Voici quelques strophes de cet hymne: + + Plein d'allégresse, je me plais à aimer une joie à laquelle je + veux m'abandonner; et puisque je veux revenir à la joie, il est + bien juste que, si je puis, je recherche le mieux (l'objet le + plus parfait)... + + Jamais homme n'a pu se figurer quelle est (cette joie), ni par + le vouloir ou le désir, ni par la pensée ou la fantaisie; telle + joie ne peut trouver son égale, et celui qui voudrait la louer + dignement ne saurait, de tout un an, y parvenir. + + Toute joie doit s'humilier devant celle-là; toute noblesse doit + céder le pas à ma dame à cause de son aimable accueil, de son + gracieux et plaisant regard; celui-là vivra cent ans qui + réussira à posséder la joie de son amour. + + Par la joie qui vient d'elle le malade peut guérir et sa colère + peut tuer le plus sain; par elle le plus sage peut tomber dans + la folie, le plus beau perdre sa beauté, le plus courtois + devenir vilain, le plus vilain courtois. + +On croirait lire un troubadour de l'époque classique pendant laquelle la +doctrine de l'amour courtois fut définitivement fixée. Cependant cette +pièce forme une exception dans l'oeuvre de Guillaume de Poitiers et +c'est chez ses successeurs qu'il faut chercher la vraie doctrine. En +voici les principaux traits. + +Dans la poésie courtoise des troubadours, l'amour est conçu de très +bonne heure comme un _culte_, presque comme une _religion_. Il a ses +lois et ses droits; les unes et les autres forment une sorte de code du +parfait amant. Le code est sévère et les lois rigoureuses; il faut se +soumettre à leur discipline; on n'y déroge pas sans danger[3]. + +Les amants se comportent vis-à-vis de l'amour, comme un vassal vis-à-vis +de son suzerain. Il existe un service d'amour, comme il existe un +service de chevalerie. L'amant devient l'homme-lige de la personne +aimée, ou même d'amour personnifié; il accomplit ses volontés, obéit à +ses ordres, exécute ses moindres caprices. Être amoureux, dans la poésie +des troubadours, c'est s'engager par un serment, comme un chevalier. On +accepte tous les liens rigoureux qu'un serment de ce genre impose +conformément aux moeurs du temps. Pas plus que le chevalier l'amant +n'est un esclave et il garde sa noblesse; mais il est un vassal et à ce +titre dépend, corps et âme, de son suzerain qui peut en disposer à son +gré, sans rendre de comptes à personne. Le «vasselage amoureux» est une +invention des troubadours provençaux; elle porte la marque du temps et +les deux termes de cette expression caractérisent l'esprit et les moeurs +de cette époque. + +C'est ainsi que Bernard de Ventadour dit à sa dame: «Je suis, dame, +votre sujet, consacré pour toujours à votre service, votre sujet par +paroles et par serment.» Peire Vidal, avec son exagération habituelle, +dit à la sienne: «Je suis votre bien, vous pouvez me vendre ou me +donner.» «Je vous appartiens, proclame un autre, vous pouvez me tuer, si +c'est votre plaisir.» «Avec patience et discrétion, dit un quatrième, je +suis votre vassal et votre serviteur[4].» + +On n'arrivait pas d'emblée à être le vassal de sa dame. Il y avait des +degrés à parcourir, un stage à accomplir; la langue des troubadours a +plusieurs mots pour désigner l'amant dans ces diverses situations. «Il y +a quatre degrés en amour; le premier est celui du soupirant, le deuxième +celui du suppliant, le troisième celui de l'amoureux, le quatrième celui +de l'amant.» Ce dernier terme n'indiquait pas d'ailleurs autre chose que +l'acceptation par la dame des hommages poétiques du troubadour amoureux. +«La dame recevait de lui un serment de fidélité que scellait +ordinairement un baiser et le plus souvent celui-ci était le premier et +le dernier[5].» + +Mais cette faveur si péniblement acquise il était difficile de la +conserver contre les jaloux et les envieux. De là découlaient pour +l'amant de dures obligations. + +La discrétion est une des premières qualités requises. Fi des amants +grossiers qui compromettraient leurs dames par leurs chansons! A ces +imprudents maladroits aucun succès n'est réservé. Aussi la dame aimée +est-elle en général désignée par un pseudonyme, qui n'est pas toujours +très transparent; c'est un _senhal_ (signal) suivant l'expression +technique. La fantaisie et l'imagination guident les troubadours dans le +choix de ces pseudonymes; mais ces noms, comme on peut s'y attendre, +sont souvent pris parmi les plus gracieux ou les plus expressifs. + +Bernard de Ventadour appelle sa dame tantôt _Bel-Vezer_ (Belle-Vue), +tantôt _Magnet_ (Aimant), tantôt _Tristan_, déroutant ainsi non +seulement la malice de ses contemporains, mais aussi la sagacité des +commentateurs modernes. + +Rigaut de Barbezieux désigne constamment sa dame sous le nom de +_Mieux-que-Dame_ (_Miels de Domna_), _Plus-que-Reine_, pourrions-nous +dire, en rappelant le titre d'un roman contemporain. Bertran de Born +appelle la sienne _Miels-de-Ben_(Mieux-que-Bien) ou +_Bel-Miralh_(Beau-Miroir). On trouve encore parmi ces pseudonymes +_Beau-Réconfort_(_Belh Conort_), _Bon-voisin_, _Beau-chevalier_, _Mon +écuyer_, _Beau-Seigneur_. Le dernier troubadour appelait sa dame +_Belle-Joie_ (_Belh Deport_). Cette coutume, qui remonte à Guillaume de +Poitiers, a été constamment observée. + +Elle s'explique si on se rappelle que les troubadours n'adressent leurs +hommages qu'à des femmes mariées; chanter l'amour d'une jeune fille est +tout à fait exceptionnel, dans la poésie provençale. Cette habitude peut +nous paraître étrange; mais elle est conforme aux moeurs du temps. + +La femme mariée seule a été idéalisée par la chevalerie. C'est à elle +que vont les hommages des poètes, comme ceux des chevaliers. On comprend +d'ailleurs sans peine cet état de la société. Pendant l'absence du +seigneur, appelé souvent par devoir ou par ambition à des expéditions +guerrières, la femme représentait la puissance suzeraine aux yeux de ses +vassaux. Elle peut être appelée à jouer un grand rôle, comme Guibourg, +l'épouse légendaire de Guillaume d'Orange, qui, en l'absence de son +mari, défend la ville contre les Sarrasins. La jeune fille tient peu de +place dans la société du temps et n'a aucun rôle à jouer. Il faut se +rappeler ces moeurs si on veut comprendre la poésie des troubadours. + +En même temps que la discrétion une autre qualité éminente, exigée par +le code amoureux du temps, c'est la patience, une patience sans mesure +et sans bornes. Beaucoup de troubadours la comparent à celle des Bretons +qui attendent depuis des siècles la résurrection de leur roi Arthur. Un +des plus gracieux poètes du temps, Rigaut de Barbezieux, s'exprime ainsi +au début d'une de ses chansons: «Celui-là se connaît peu en amour, qui +n'attend pas patiemment sa pitié; car amour veut qu'on souffre et qu'on +attende; mais en peu de temps il répare tous les tourments qu'il a fait +souffrir.» C'est que l'amant est à la merci de sa dame; elle ne lui +donne rien que par miséricorde, par pitié. «Patience est le mot magique, +le talisman devant lequel s'ouvre le coeur de la personne aimée.» Les +meilleurs troubadours vantent les mérites de «patience et longueur de +temps» et témoignent souvent de leur mépris pour les impatients[6]. + +Cette longue épreuve peut devenir d'ailleurs la source des plus pures +joies; voici comment deux troubadours rajeunissent un lieu commun de la +poésie érotique. «Bénis soient les soucis, les chagrins, les maux +qu'Amour m'a causés pendant si longtemps; je leur dois de sentir avec +mille fois plus d'ivresse les bienfaits qu'il m'accorde aujourd'hui. Le +souvenir de mes peines me rend si doux le bonheur présent, que j'ose +croire que, sans avoir éprouvé l'infortune, on ne peut savourer tout le +charme de la félicité.» Voici une pensée analogue exprimée en termes à +peu près semblables: «Je te bénis, Amour, de m'avoir fait choisir la +dame qui m'accable sans cesse de ses rigueurs. Si mon affection l'avait +trouvée reconnaissante, je n'eusse pas eu l'occasion de lui prouver par +mes hommages et par ma constance à quel point je lui suis dévoué; +prières et merci, espoir et crainte, chansons et courtoisie, soupirs, +deuil et pleurs, je n'eusse rien employé, si l'usage faisait qu'un amour +pur et sincère fût de suite payé de retour[7].» + +Plus d'un troubadour s'impatienta sans doute; quelques-uns déclarent +nettement qu'ils sont las d'attendre comme des Bretons. Il leur arrive +alors de prendre le ton tragique pour adoucir la rigueur de leur dame; +ils jouent facilement aux désespérés. «Le monde entier apprendra comment +la dureté de votre coeur cause ma mort», dit après d'autres l'un d'eux. +Mais ces plaintes et ces menaces étaient aussi de convention. «Les +chants désespérés ne sont pas les plus beaux.» Et les suicides furent +plutôt rares; nous n'en connaissons aucun exemple certain, exception +faite de quelques cas rapportés dans les Biographies; mais on sait que +dans ces documents la légende coudoie à tout instant la réalité. Ce qui +était moins rare c'était que le troubadour malheureux se retirât du +monde et entrât dans les ordres; comme nous l'avons fait observer dans +un précédent chapitre, le nombre des troubadours qui finirent ainsi leur +vie est assez élevé. + +Ce n'est pas qu'ils fussent très exigeants en amour; ils se contentaient +de peu, ils l'assurent du moins[8]. La plupart demandent à leur dame de +les agréer pour leur serviteur, sans plus, d'accepter leurs hommages +poétiques. Quelques-uns sont plus précis dans l'expression de leurs +désirs; certaines demandes sont remarquables de naïveté et, parfois, de +crudité. Mais en général les voeux sont timides et modestes; ceci aussi +est de règle. Les amants mal appris manquent seuls de la discrétion et +de la retenue nécessaires. N'oublions pas que la dame aimée est, au sens +plein du mot, une «maîtresse» à la disposition de laquelle le poète est +corps et âme et dont il faut gagner les faveurs. + +Aussi quelle n'est pas la timidité et la gaucherie du troubadour +amoureux quand la dame aimée daigne enfin agréer ses voeux et l'admettre +devant elle! Il en est peu qui ne perdent la parole et même le +sentiment. Rigaut de Barbezieux nous fait connaître ses impressions: «Je +suis semblable à Perceval, qui fut saisi d'une telle admiration à la vue +de la lance et du Saint Graal, qu'il ne sut demander à quoi ils +servaient; ainsi quand je vois, dame, votre joli corps, je m'oublie à le +considérer avec admiration; je veux vous adresser une prière et je ne +puis: je rêve.» «Il m'arrive souvent, dit le troubadour Peire Raimon de +Toulouse, que je veux vous adresser une prière, dame; mais quand je suis +près de vous, je perds le souvenir.» «Quand je l'aperçois, avoue Bernard +de Ventadour, on voit à mes yeux et à la couleur de mon visage que je +tremble de peur, comme la feuille agitée par le vent; je suis si conquis +par l'amour que je n'ai pas plus de sens qu'un enfant.» «Je n'ose lui +montrer ma douleur quand il m'arrive de la voir, dit à son tour Arnaut +de Mareuil; je ne sais que l'adorer.» Ce sont là quelques-unes des plus +caractéristiques parmi les déclarations des troubadours; ce ne sont pas +les seules; elles sont presque un lieu commun, souvent rajeuni par la +fantaisie individuelle. + +Éloignés de leur dame les troubadours sont plus éloquents; mais ils n'en +restent pas moins discrets et timides, sachant qu'il est de très mauvais +ton, pour un amoureux parfait, de ne savoir modérer ses désirs. Il n'est +pas rare d'ailleurs que plus d'un se console de cet éloignement et n'y +trouve même quelque charme. Le troubadour suppose qu'un lien mystérieux, +qui ne tient aucun compte de l'espace, l'unit à sa dame[9]. Un des plus +élégants représentants de la poésie provençale, Bernard de Ventadour, +s'exprime ainsi: «Dame, si mes yeux ne vous voient pas, sachez que mon +coeur vous voit.» Le début d'une autre de ses chansons est célèbre: +«Quand la douce brise halène de vers votre pays, il me semble que je +sens une odeur de paradis, pour l'amour de la gentille dame vers qui va +mon coeur.» + +C'est le cas de rappeler ici la jolie tenson citée dans un chapitre +précédent sur les mérites du coeur et des yeux pour le maintien de +l'amour. «Le coeur voit de loin, les yeux de près seulement», dit l'un +des interlocuteurs: c'est à ses côtés que se serait rangé Bernard de +Ventadour et surtout Jaufre Rudel qui s'éprit de la princesse lointaine +pour le bien qu'il en avait entendu dire. + +Les «yeux» jouent un grand rôle dans la poésie provençale: c'est par eux +que commence le phénomène un peu mystique de l'_enamorament_. La vue de +l'objet aimé frappe les yeux et produit souvent l'extase; une sorte de +fluide mystérieux va de là au coeur et y éveille l'amour. + +Le troubadour Aimeric de Péguillan est un de ceux qui ont le mieux +exprimé les divers moments de ce phénomène. + + Amour parfait, je vous l'assure, ne peut avoir ni force ni + pouvoir si les yeux et le coeur ne les lui donnent. Car les + yeux sont les truchements du coeur, ils vont chercher ce qui + plaît au coeur, et quand ils sont bien d'accord et que tous + trois sont fermement unis, alors le vrai amour tire sa force de + ce que les yeux font agréer au coeur. Que tous les amants + sachent que l'amour est l'accord parfait du coeur et des yeux; + les yeux font fleurir l'amour, le coeur donne les graines, + l'amour est le fruit[10]. + +C'est le même Aimeric qui a chanté dans les termes suivants les +bienfaits de l'amour. + + Les plaisirs qu'il donne sont plus grands que les chagrins, les + biens plus grands que les maux, les joies plus grandes que les + deuils, les ris plus nombreux que les pleurs... Amour rend les + hommes vils vertueux, donne l'esprit aux sots, rend les avares + prodigues, donne la loyauté aux fourbes, la sagesse aux fous, + la science aux ignorants et la douceur aux orgueilleux. + +Il n'est pas besoin d'insister sur l'originalité de cette conception. +Elle paraît encore plus grande si l'on observe que, dès les origines de +la littérature provençale, les troubadours ont fait de l'amour un +principe de perfection littéraire et morale. La longue attente qu'exige +la possession de l'objet aimé n'est pas une attente muette; dans une +société où la poésie tient tant de place et recueille tant d'honneurs, +le poète compte sur la perfection de sa poésie autant que sur la +patience. Ceux d'entre eux qui ont conscience de leur gloire--sentiment +si commun aux poètes--ne manquent pas de s'en prévaloir comme d'un titre +sérieux. C'est par la perfection de leur poésie qu'ils espèrent adoucir +le coeur de leur dame et fléchir sa rigueur. Voici sur ce point une +citation caractéristique: «Je me loue du long et doux désir, car souvent +il m'a fait rêver et parvenir à des chants de maître... De mon agréable +richesse (c'est-à-dire la poésie) je sais gré au joli et cher corps +auquel j'adresse mes vers, et plus encore, s'il se peut, à l'amour.» Les +déclarations de ce genre ne sont pas rares dans l'ancienne littérature +provençale. + +Que dire de la perfection morale dont l'amour est également le principe? +Elle se rattache étroitement, elle aussi, à la conception que nous +venons d'exposer Les troubadours n'ont pas de termes assez forts pour +exalter la perfection de l'objet aimé. Leur dame se distingue de toutes +les autres par la beauté et la grâce de son corps, mais encore par ses +qualités morales; elle est sage, «prude», comme dit l'ancienne langue +française; tous les dons du coeur et de l'esprit sont réunis en elle. +«Comme la clarté du jour l'emporte sur toute autre clarté, ainsi, dame, +il me semble que vous êtes au-dessus de toutes les femmes par votre +beauté, par vos qualités et votre courtoisie.» (Rigaut de Barbezieux.) + +Qu'on se rappelle maintenant le lien de vasselage amoureux inventé par +les troubadours. Pour gagner la faveur d'un maître aussi parfait, ne +faut-il pas rechercher la perfection? Et les troubadours n'ont-ils pas +raison de dire que l'amour ainsi conçu est un principe de moralité? Tout +se tient dans cette théorie: la perfection de l'amant suppose la +perfection de l'objet aimé. Plus son idéal sera élevé, plus il grandira +lui-même. Perfection littéraire, perfection morale sont les conséquences +de l'amour parfait: la conception des troubadours étant admise, la +conséquence est nécessaire. + +Aussi cet amour n'est-il pas un amour déréglé, passionnel, comme nous +dirions; les lois auxquelles il est soumis se résument en une loi +supérieure à toutes les autres, c'est la «mesure». Penser, parler, agir +avec «mesure», c'est-à-dire avec sagesse, connaissance, réflexion, c'est +l'idéal où doit atteindre le parfait amant. De là découlent toutes les +obligations auxquelles le soumet le code amoureux, de là aussi lui +viennent les vertus qui le rendent digne du «service d'amour» auquel +l'admet, par faveur et pitié, la dame aimée. La «mesure» est la vertu +suprême qui doit guider sa vie. Là aussi se reconnaît l'influence des +idées «chevaleresques». Dans la société du temps la mesure est une vertu +éminente: qu'on se rappelle la manière dont l'auteur de la _Chanson de +Roland_ oppose au caractère fier mais irréfléchi de Roland le caractère +sage d'Olivier. + +Mais il y a dans cette conception, originale sans doute, quelque chose +de factice et d'artificiel, peu conforme à la réalité. Cette théorie +n'est qu'une théorie poétique, qui fut développée à outrance, ressassée +pendant les deux siècles que dura l'ancienne poésie provençale. Quand on +lit les plus jolies chansons de Bernard de Ventadour, d'Arnaut Daniel ou +de Giraut de Bornelh, on n'a pas de peine à conclure avec le premier +historien de la littérature provençale, Diez, que l'amour tel que l'ont +conçu les troubadours représente une fantaisie de l'esprit plutôt qu'une +passion du coeur. «L'amour fut conçu comme un art et eut ses règles, +comme la poésie.» On en arriva à une étrange confusion de termes: +l'amour étant considéré comme le thème principal de la poésie lyrique, +le code où furent résumés au XIVe siècle les principes de la grammaire +et de la métrique provençales fut appelé les _Leys d'Amors_, les lois +d'amour, c'est-à-dire de la poésie. + +Nous pourrions continuer à exposer didactiquement les principes de cette +théorie de l'amour courtois que nous venons de résumer, et à en étudier +l'évolution. Mais l'étude des troubadours de la décadence nous donnera +l'occasion de compléter cette esquisse. Il nous paraît plus intéressant +de voir l'application de ces principes non chez les grands troubadours, +où ils sont pour ainsi dire dispersés, mais chez un _poeta minor_ où ils +sont plus faciles à reconnaître. Il s'agit du troubadour Rigaut de +Barbezieux. Ce troubadour d'origine saintongeaise fut un homme célèbre +en son temps et il est resté un gracieux poète. Il y a de plus grands +noms dans l'ancienne littérature provençale. Mais il y a peu de +troubadours qui aient montré dans l'expression des sentiments amoureux +plus de charme et plus de grâce[11]. + +Son succès dut être grand. Nous n'avons pas de témoignages directs pour +ces temps lointains; mais le témoignage des manuscrits les remplace. Or, +les poésies de Rigaut de Barbezieux sont celles qui sont le plus souvent +reproduites dans les «chansonniers» provençaux; et cela, non seulement +dans les manuscrits d'origine française, mais aussi dans les manuscrits +italiens. Si l'on veut mesurer sa célébrité d'antan suivant les idées du +jour, on peut dire qu'il aurait eu les honneurs de plusieurs éditions et +que sa gloire aurait dépassé nos frontières. + +L'amour est, suivant la doctrine des troubadours, une faveur suprême, +une grâce qu'on n'obtient que de la pitié, par une patience robuste et à +toute épreuve capable de tout supporter sans plainte. Écoutons notre +troubadour parler avec mépris de ceux qui ignorent ce précepte essentiel +de la doctrine. + + Celui-là est peu savant en amour qui ne sait pas souffrir et + attendre; car en peu de temps amour répare tous les maux qu'il + a fait souffrir; c'est pourquoi j'aime mieux mourir après avoir + obtenu ses faveurs que vivre le coeur joyeux, mais sans + amour... + + Pour Dieu, amour, avant de me rendre joyeux, vous m'aurez + accordé une réparation pour la grande peine et la longue + attente qui avanceront l'heure de ma mort. Ce qui vous plaît, + il me convient de le supporter, et je m'efforce de souffrir + sans me plaindre, car je veux voir si on gagne à attendre. + +C'est le même thème que Rigaut développe dans la plupart de ses +chansons. Il ne faut pas l'accuser de manquer d'invention; le cercle +d'idées où se meut son imagination ne saurait trop s'élargir; Rigaut est +victime, comme la plupart des troubadours, de son orthodoxie amoureuse. +Voici la traduction d'une autre de ses chansons où l'on retrouvera la +même doctrine. + + Tout le monde demande ce qu'est devenu Amour; à tous je dirai + la vérité. Amour est semblable au soleil d'été, qui, après + avoir montré partout ses splendeurs, va, le soir venu, se + reposer; ainsi Amour, ayant erré en tous lieux sans rien + trouver qui soit à son gré, retourne à son point de départ... + Comme un faucon qui fond sur sa proie, après l'avoir dépassée, + ainsi Amour descendait (jadis) dans le coeur de ceux qui + aimaient loyalement. + + Amour fait comme le bon autour qui ne se débat ni ne s'agite de + désir, mais qui attend qu'on l'ait lancé; puis il s'envole et + prend son oiseau; ainsi l'amour parfait observe et épie la + jeune dame de beauté parfaite en qui s'assemblent toutes les + qualités; Amour ne se trompe pas quand il la prend ainsi. + + Aussi veux-je supporter ma douleur; car pour récompense de nos + souffrances nous sont données de belles joies; la souffrance + amène le redressement de bien des torts et vient à bout des + médisants. Ovide dit dans un de ses livres--et vous pouvez le + croire--que par la souffrance on obtient les faveurs de + l'amour: pour avoir souffert, maints pauvres sont devenus + riches; aussi souffrirai-je jusqu'à ce que j'obtienne une + grâce. + + Et puisque Joie et Mérite s'unissent en vous, dame, à la + beauté, pourquoi n'y ajoutez-vous pas un peu de pitié, qui me + serait si profitable dans ma détresse? Car, semblable à celui + qui brûle au feu d'enfer, et meurt de soif, sans joie et sans + lumière, je vous demande grâce, dame. + +Parmi les compositions de Rigaut celle-ci est une de celles qui ont été +le plus admirées; elle est reproduite dans une vingtaine de manuscrits, +presque tous de première importance. Elle a partagé ce succès avec +quelques autres dont nous allons citer les principales. + +Elles sont d'un accent peut-être plus personnel que celles dont il vient +d'être question. L'appel à la pitié de sa dame, qui est un des thèmes +ordinaires traités par les troubadours, s'y exprime en termes touchants +et simples, parfois naïfs, ce qui, en l'espèce, est un charme de plus. +Rigaut exagère sa crainte et sa timidité pour attendrir sa dame; il est +le «naufragé» qui a besoin de secours, l'être sans souffle, à qui Amour +redonne la vie. + + Je suis semblable au lion, qui s'irrite furieusement quand son + lionceau vient au monde sans souffle et sans vie et qui en + l'appelant de ses cris, le fait revivre et marcher; ainsi ma + chère dame et amour peuvent me secourir, et me guérir de ma + douleur. + + A chaque gaie saison reviennent avril et mai; ma bonne étoile + devrait bien revenir; Amour a trop longtemps sommeillé; il me + donna le pouvoir d'aimer, sans m'accorder en même temps celui + d'oser supplier; ah! que de grands honneurs m'ont ravis la + timidité et la crainte! + + Quelle magnifique récompense, et noble et sincère j'aurais eue! + Aussi je supporte avec joie mon fardeau, pourvu que sa pitié ne + m'oublie pas! Comme le marin qui ne peut s'échapper de sa nef + naufragée qu'en se sauvant à la nage, ainsi, dame, je me + relèverais si vous daigniez me porter secours. + + Je suis triste et joyeux, tantôt je chante, tantôt je + m'irrite... car amour s'est divisé dans mon coeur en amour + joyeux et en amour triste... il me montre ses nobles qualités + au milieu des ris et des pleurs. + + En vous, dame, sont toutes les qualités possibles; aucune n'y + manque, dame ornée de toutes les vertus; on ne saurait rien y + ajouter, si seulement vous étiez hardie en amour. Vous êtes + sans égale, mur, château et tour d'honneur, et fleur de beauté. + +Une partie des mêmes thèmes se retrouve dans la chanson suivante; si, au +début, le poète se plaint avec quelque impatience de l'indifférence +d'Amour à son sujet, il s'y déclare bientôt amant soumis et obéissant, +serviteur fidèle de sa «dame», n'attendant rien que de sa pitié, de sa +«merci». + + Je voudrais savoir si Amour voit, entend et comprend, car je + lui ai demandé grâce bien sincèrement et je n'en obtiens aucune + aide; la pitié seule peut me défendre contre ses armes; car je + lui suis si soumis qu'il n'est joie ni paradis pour lesquels je + voulusse échanger l'espoir et l'attente. + + Tout homme qui sert son seigneur de bon coeur et loyalement + attend que la raison suggère à son maître de lui faire quelque + bien. L'amour parfait doit apprendre cet usage; qu'il prenne + garde que ses biens soient convenablement distribués, qu'il + considère qui lui sera loyal, franc et sincère, pour que + personne ne le puisse blâmer. + + Car après la douleur vient le plaisir, au grand mal succèdent + les joies et un long repos suit le labeur; de grandes faveurs + récompensent les longues souffrances subies sans plaintes; + c'est ainsi qu'on suit d'amour les droits chemins; servez + l'amour loyalement et sans le quitter: c'est par ce moyen qu'on + l'obtient. + + Comme la tigresse devant un miroir[12], qui, pour admirer son + beau corps, oublie sa tristesse et son chagrin, ainsi, quand je + vois celle que j'adore, j'oublie mon mal et ma douleur est + moindre. Que personne n'essaie de deviner; je vous dirai + sincèrement qui m'a conquis, si vous savez le reconnaître et le + comprendre. + + Mieux-que-Dame, mélange de beauté et de jeunesse aux fraîches + couleurs; comme un archer adroit elle m'a lancé droit au coeur + la douce mort dont je voudrais mourir, si elle ne me rend pas + la joie avec un regard d'amour. + + Je voudrais qu'elle sache l'état de mon âme et de mon coeur; + elle apprendrait dans quelle douleur languit un loyal amant, + quand il se consume dans l'attente. + +«Loyal amant», c'est le mot que répète après tant d'autres troubadours +notre poète. On comprend sans peine que dans cette conception de l'amour +obtenu par des prières et des sacrifices sans fin la loyauté fût une des +qualités essentielles requises chez l'amant. Pendant cette période +d'attente, plus ou moins longue suivant les caprices de la dame ou le +talent poétique du soupirant amoureux, la moindre défaillance pouvait +être fatale à ce dernier; ce n'est pas la banale loyauté dans l'amour +qu'on exige de lui, c'est la loyauté avant l'amour. C'est celle-là que +Rigaut se vante d'avoir fidèlement observée; il le rappelle à sa dame +dans la chanson qui suit, en lui reprochant doucement, humblement, +suivant les habitudes des troubadours, son insensibilité. Il s'y déclare +son serviteur fidèle, comme dans la chanson précédente; sa dame est la +«maîtresse» qui peut traiter son amant à son gré, comme un seigneur fait +son vassal. + + Comme la clarté du jour surpasse toute autre clarté, ainsi vous + surpassez, dame, toutes les autres femmes du monde, par votre + beauté, votre mérite et votre courtoisie. + + C'est pourquoi je ne cesse de vous servir et honorer de tout + coeur, semblable au voyageur qui, passant sur un pont étroit, + n'ose s'écarter de sa route. + + Qui suit un droit chemin ne s'égare pas; aussi suis-je + complètement rassuré. Si auprès d'Amour la loyauté devait avoir + quelque prix, je suis celui qui devrais trouver pitié plus que + le plus loyal ami du monde. Car en moi il n'y a ni mensonge ni + tromperie et vous n'y en trouverez jamais... + + Je vous ai servie, dame, depuis l'heure où je vous ai vue; mais + quel fruit me revient-il si vous me trompez? A vous sera la + faute, à moi est le dommage; comme vous en aurez une part (car + tous les savants du monde disent que le dommage va à celui qui + tient la seigneurie) vous devez m'en garantir, dame; car je + suis votre serviteur, je me reconnais pour tel et vous pouvez + me traiter comme il est d'usage de les traiter. + +Cependant Rigaut de Barbezieux aurait été le héros, suivant la légende, +d'une aventure peu honorable pour un amant parfait comme lui et sa +déloyauté aurait été cruellement punie. Suivant sa romanesque +biographie, il ne fut tiré de la solitude où il voulut expier sa faute +que lorsque les «amants sincères et loyaux», sa «dame» et la «Cour du +Puy» l'eurent pardonné. Demandons-nous donc ce que fut cette «Cour du +Puy», car c'est ici une des allusions les plus formelles aux cours +d'amour que nous ayons dans la littérature provençale. + +Raynouard a consacré une assez longue dissertation[13] à démontrer +l'existence de ces cours d'amour. Elle remonteraient aux origines de la +poésie provençale, car on trouve des allusions, dit-il, chez les +troubadours les plus anciens. + +Raynouard a emprunté la plupart de ses preuves à l'ouvrage d'André le +Chapelain (XIIIe siècle) sur l'_Art d'aimer_. Cet écrit contient en +effet un certain nombre d'arrêts prononcés par «le jugement des dames» +(_judicio dominarum_); il y est question de cours d'amour qui auraient +existé en Gascogne, à Narbonne, à la cour des comtesses de Champagne et +des Flandres. Nostradamus en avait inventé quelques-unes de plus; il y +en aurait eu aux châteaux de Pierrefeu et de Signe, en Provence, au +château de Romanin, près Saint-Remy, en Avignon. La cour de Pierrefeu +était «cour planière et ouverte, pleine d'immortelles louanges, aornée +de nobles dames et de chevaliers du pays». + +Avec son imagination coutumière Nostradamus a reconstitué ces tribunaux. +Il nomme les dames qui en faisaient partie, ajoutant aux noms des femmes +citées par les troubadours ceux que sa fantaisie lui suggérait. Il y +avait Stéphanette, dame de Baux, Phanette de Gantelme, qui fit +l'éducation de sa nièce, Laurette de Sade, la Laure de Pétrarque, et +autres nobles dames aux noms gracieux. Ces cours étaient d'ailleurs des +cours mixtes et les chevaliers pouvaient en faire partie. + +Les jugements étaient rendus d'après un code poétique dont voici +quelques extraits: «Le mariage n'est pas une excuse légitime contre +l'amour.» «Qui ne sait cacher ne sait aimer.» «Personne ne peut avoir +deux attachements à la fois.» «Le véritable amant est toujours timide.» +«L'amour a coutume de ne pas loger dans la maison de l'avarice.» + +Les jugements rendus d'après ces principes ne manquent pas de piquant ni +d'originalité. Voici celui qui est soumis à la cour de la vicomtesse +Ermengarde de Narbonne: «Est-ce entre amants ou entre époux qu'existe la +plus grande affection, le plus vif attachement?» La réponse du tribunal +est la suivante: «L'attachement des époux et la tendre affection des +amants sont des sentiments de nature et de moeurs tout à fait +différentes. Il ne peut donc être établi une juste comparaison entre des +objets qui n'ont pas entre eux de ressemblance et de rapport.» + +Autre question: «Une dame, jadis mariée, est aujourd'hui séparée de son +époux, par l'effet du divorce. Celui qui avait été son époux lui demande +avec instance son amour.» Voici le jugement de la vicomtesse de +Narbonne: «L'amour entre ceux qui ont été unis par le lien conjugal, +s'ils sont ensuite séparés, de quelque manière que ce soit, n'est pas +réputé coupable, il est même honnête.» + +Voici encore une question posée à l'un de ces tribunaux: «Un chevalier +divulgue des secrets amoureux; tous ceux qui composent la milice d'amour +(_in castris militantes amoris_) demandent souvent que de pareils délits +soient vengés, de peur que l'impunité ne rende l'exemple contagieux.» La +cour d'amour de Gascogne répond de la manière suivante: «Le coupable +sera désormais frustré de toute espérance d'amour; il sera méprisé et +méprisable dans toute cour de dames et de chevaliers; et si quelque dame +a l'audace de violer ce statut, qu'elle encoure à jamais l'inimitié de +toute honnête femme.» + +Que de tels jugements soient bien dans les idées du temps, cela est tout +à fait vraisemblable. Mais qu'ils aient jamais été rendus «en forme» +comme disent les juristes, c'est toute une autre question. Laissons +d'abord de côté les renseignements que Raynouard et d'autres, avant et +après lui, ont tirés de Nostradamus. Ils ne méritent pas créance, quand +on connaît la méthode de cet historien fantaisiste. Suivant son habitude +il a transformé, amplifié ou dénaturé quelques menus faits qu'il a +recueillis en lisant les troubadours. + +Sans doute quelques-uns d'entre eux terminent leurs tensons en nommant +dans l'_envoi_ la dame à laquelle ils la destinent. Dans une tenson +citée par Raynouard après Nostradamus, l'un des deux interlocuteurs dit: +«Je vous vaincrai pourvu que la cour soit loyale; j'envoie ma tenson à +Pierrefeu où la belle tient cour d'enseignement.» «Et je voudrais pour +me juger, dit son partenaire, l'honoré château de Signe.» Le dernier +troubadour, Guiraut Riquier, demande qu'une dame assiste au jugement +d'une de ses tensons. Deux autres troubadours désignent trois dames pour +juger la question sur laquelle ils sont en désaccord. + +Mais ce sont là de simples formules. C'était l'habitude des troubadours +d'envoyer leurs discussions poétiques au jugement du seigneur qui les +protégeait ou, plus rarement, à celui de leur dame. En adressant leurs +poésies à la «cour» de Pierrefeu ou de Signe les troubadours n'avaient +en vue que les dames de ces châteaux et peut-être leur entourage +immédiat. Et la «cour» du Puy à laquelle Rigaut de Barbezieux adressait +ses plaintes n'était autre chose qu'une «cour» de seigneurs et non de +justice. Aucun des textes que nous connaissons--et nous avons cité +quelques-uns des plus formels--n'autorise d'autre explication sur ce +point. + +Et combien il serait étrange qu'une institution si importante ne nous +fût connue que par des allusions équivoques! La littérature provençale +n'est pas réduite à quelques fragments obscurs et informes; elle est +assez abondante pour qu'une institution de ce genre, si elle avait +existé, n'y fût pas passée sous silence. + +Quant aux textes d'André le Chapelain, auxquels Raynouard accorde tant +de crédit, il n'y a qu'une observation à faire, c'est que cet auteur ne +connaissait que par ouï-dire les habitudes littéraires du Midi de la +France. Son livre reflète les idées qui avaient cours autour de lui, +surtout dans la société des comtes de Champagne. Ce que lui-même a connu +des troubadours, c'étaient déjà des légendes. Son témoignage est à peu +près sans valeur sur ce point. Tout ce qu'on peut dire à sa décharge +c'est qu'il fut sans doute de bonne foi, ce qui ne fut pas le cas de +Nostradamus. + +Il n'y eut donc, dans la société où vécurent les troubadours, ni cour +particulière ni cour souveraine pour juger leur orthodoxie amoureuse; il +n'y eut qu'un tribunal, ce fut celui de l'opinion publique, ou plutôt +celui du milieu raffiné pour lequel ils écrivaient. Nous avons parlé au +début du chapitre d'un code d'amour et d'un code sévère. Il ressemblait +aux lois naturelles; sans être écrit nul part, il était connu de tous, +profondément gravé au fond des coeurs. C'est à ses règles que se +conformaient les troubadours; il était un peu comme le code de la +chevalerie, si étroit, si rigoureux et que nul juriste n'éprouva le +besoin de transcrire. Parler, à propos des troubadours, de lois, de code +et de tribunal autrement que par métaphore, c'est transporter dans un +passé poétique des conceptions très prosaïques des temps modernes. + +Qu'il y ait eu des réunions poétiques dans les châteaux, cela est +certain; et c'est probablement dans ces solennités que les troubadours +récitaient, ou plutôt chantaient leurs poésies. L'ensemble de ces +sociétés d'élite, de ces auditoires de choix formait le vrai tribunal de +l'opinion publique; on verra en étudiant les grands troubadours, comment +il se conformèrent à ses lois. + + + + +CHAPITRE V + +LES PRINCIPAUX TROUBADOURS: PREMIÈRE PÉRIODE + + Marcabrun: sa conception de l'amour; un troubadour + «misogyne».--Jaufre Rudel: son amour pour la «Princesse + Lointaine».--Bernard de Ventadour.--Sa conception de la + vie.--Sa brouille avec le seigneur de Ventadour.--Son séjour + auprès d'Éléonore d'Aquitaine; auprès du comte de Toulouse, + Raimon V.--Originalité de Bernard de Ventadour. + + +Si nous avions à faire une histoire complète de la poésie des +troubadours, c'est par Guillaume, comte de Poitiers, qu'il faudrait la +commencer. Il y aurait long à dire et de sa vie, active, désordonnée, +quelquefois peu édifiante, et de son caractère joyeux, et de ses écrits, +mélange étrange de grossièreté et de délicatesse, où ne manquent ni les +pensées gracieuses ni les idées fines et subtiles, mais où domine en +somme la sensualité. L'occasion s'est déjà présentée de marquer la place +qu'il occupe dans l'histoire de la littérature provençale et de +caractériser sa poésie. Mieux vaut donc s'arrêter à d'autres troubadours +aussi intéressants et dont quelques-uns sont moins connus. + +Un des plus originaux de cette première période est certainement le +troubadour Marcabrun. Il était originaire de Gascogne, et, si l'on en +croit la biographie, il eut une triste jeunesse. «On le trouva devant la +porte d'un homme riche et on ne sut jamais rien de sa naissance.» On +l'appelait, continue le biographe, _Pain perdu_ (_Pan perdut_). Diez +plaçait son activité entre 1140 et 1195; mais il semble plus +vraisemblable de ne pas la faire remonter au delà de 1150. Il fut +l'élève du troubadour Cercamon[1], ainsi nommé parce qu'il avait passé +une partie de sa vie à courir le monde; ce maître de Marcabrun par sa +conception sensuelle (au moins en partie) de l'amour paraît se rattacher +au comte de Poitiers: on va voir comment son disciple s'en éloigne[2]. + +Il reste de Marcabrun une quarantaine de poésies; parmi elles, il en est +plusieurs qui se distinguent par leur fraîcheur et leur sincérité; nous +avons déjà cité une de ses plus belles _romances_ et une jolie +pastourelle. Mais toute une partie de son oeuvre reste obscure; «nous en +comprenons à peine le quart» dit un critique. C'est qu'il est un des +premiers à employer ce genre de style obscur et recherché qui s'appelle +le _trobar clus_; c'est sa conception de la forme dans la haute poésie. + +Ce qui fait son originalité, c'est sa conception de l'amour. Un des +premiers représentants de cette poésie dont tout l'effort a pour ainsi +dire porté sur le développement unique de ce thème est un misogyne; on +doit à ce troubadour de la première période les satires les plus +violentes contre l'amour et contre les femmes. Étrange début et qui a +frappé non seulement les critiques modernes, mais aussi les troubadours +contemporains de Marcabrun. + +«Je suis Marcabrun, dit-il, dans une de ses chansons, le fils de dame +Brune... je n'aimai jamais et ne fus jamais aimé.» Cette aversion pour +l'amour fut-elle causée par des chagrins personnels? Ou faut-il croire +avec un troubadour[3] qu'un enfant trouvé, comme Marcabrun, fût +incapable de sentir le charme de l'amour et fût indigne d'en goûter les +joies? Il semble qu'il y ait une autre explication plus plausible. La +conception de l'amour telle que commençaient à la créer les grands +troubadours, originaires du berceau de la poésie provençale (Limousin, +Poitou, Saintonge) n'était pas encore unanimement admise; et c'est une +originalité littéraire qu'a voulu se donner Marcabrun de traiter le +thème de l'amour dans un esprit tout opposé à celui de Guillaume de +Poitiers, son prédécesseur, et surtout de Jaufre Rudel, son +contemporain. + +Et voici comment, à l'encontre de l'opinion de son temps, il entend +l'amour. «Famine, épidémie ni guerre, ne font tant de mal sur terre +comme l'amour... quand il vous verra dans la bière, son oeil ne se +mouillera pas.» Toute une série de comparaisons lui servent à mieux +rendre sa pensée: «Amour, là où il ne mord pas, lèche plus âprement +qu'un chat.» «Qui fait un marché avec amour s'associe au diable; il n'a +pas besoin d'autre verge pour se faire battre; il ne sent pas plus que +celui qui se gratte jusqu'au moment où il s'écorche tout vif.» «Amour +pique plus doucement qu'une mouche, mais la guérison est bien plus +difficile.» «Amour est semblable à l'étincelle qui couve au feu sous la +suie et qui brûle la poutre et le chaume (de la maison); puis celui qui +est ruiné par le feu ne sait où fuir.» Ce sont là, comme on voit, les +traits ordinaires des satires contre l'amour; mais ils sont présentés +ici avec une certaine vigueur et aussi avec quelque originalité dans les +comparaisons. Il y a d'ailleurs dans l'oeuvre de Marcabrun des satires +plus énergiques et plus vigoureuses encore, mais d'une crudité +intraduisible. + +Et pourtant le même poète a su parler avec discrétion et délicatesse de +ce sentiment, comme dans la strophe suivante: «Qui veut sans tromperie +donner l'hospitalité à l'amour doit joncher sa maison de courtoisie, en +proscrire la félonie et le fol orgueil...» Il se plaint ailleurs des +troubadours médiocres qui, entre autres erreurs, mettent sur le même +pied le «faux» amour, l'amour peu sincère, avec l'amour «pur et +parfait». L'amour ainsi entendu est le «sommet et la racine» de toute +joie, la sincérité fait sa force et sa «puissance s'étend sur de +nombreuses créatures». + +Ainsi même ce contempteur de l'amour sait trouver les accents justes et +sincères pour chanter non pas la passion vulgaire, mais l'amour ennobli +tel qu'il le conçoit et tel que le conçurent en somme les troubadours. +Par ce côté il est de leur lignée. Il l'est encore par la conception +qu'il se fait de la courtoisie. Voici en quels termes il la définit et +comment il la comprend. «De courtoisie peut se vanter qui sait garder la +mesure... la mesure consiste à parler gentiment et la courtoisie +consiste à aimer... Ainsi l'homme sage devient supérieur et l'honnête +femme croît en vertu...» Remarquons ces deux mots associés: _courtoisie_ +et _mesure_, ce sont des qualités dont les troubadours font souvent +l'éloge; dans la société de leur temps leur union fait l'honnête homme, +comme on eût dit au XVIIe siècle. + +La curieuse composition d'où nous tirons ces extraits ressemble peu, +quant au fond, à la plupart des autres poésies de Marcabrun. Elle est +une exception dans son oeuvre; il a surtout le tempérament d'un poète +satirique; il se distingue par la rudesse, la vigueur et la violence, +plutôt que par la délicatesse et la grâce; c'est en somme un sceptique +et un pessimiste. + +Cette composition est intéressante par un autre côté. Elle est adressée +au troubadour Jaufre Rudel[4], qui se trouvait alors en Terre Sainte. + +«Je veux que le vers et la mélodie soient envoyés à Jaufre Rudel, +outre-mer; et je veux que les Français l'entendent pour réjouir leur +coeur.» + +L'oeuvre du doux poète auquel Marcabrun dédie sa pièce forme dans sa +brièveté un contraste saisissant avec celle de notre satirique. Nous ne +rappellerons pas ici la romanesque aventure dont Jaufre Rudel fut le +héros et la victime, mais nous nous en voudrions de ne pas donner +quelques extraits du peu de chansons qui nous restent de lui. Il ne +distingue pas dans l'amour, comme le fait Marcabrun; il n'y en a pour +lui qu'une sorte, la plus pure et la plus idéale; c'est celui dont il +brûla pour la dame qu'il n'avait jamais vue et qu'il ne devait jamais +voir, sauf, si nous en croyons la légende, à ses derniers moments. + +Voici d'abord en quels termes il s'adresse à l'amour personnifié: «Amour +de terre lointaine, pour vous j'ai le coeur tout triste; et je ne puis +trouver de remède, jusqu'à ce que vienne votre appel... Jamais Dieu ne +forma de plus belle femme, ni chrétienne, ni juive, ni sarrasine, et +celui-là est bien nourri de manne, qui obtient quelque part de son +amour.» + +La plupart des chansons de Jaufre Rudel sont pleines d'allusions à cet +«amour lointain»; une est tout entière consacrée au développement de ce +thème; le mot «lointain » y apparaît deux fois à la rime dans chaque +strophe de sept vers; on dirait une sorte de refrain; l'impression +produite par ce procédé est remarquable. + + Lorsque les jours sont longs en mai, il m'est bien doux + d'entendre de loin le chant des oiseaux; et quand je m'éloigne + je me souviens d'un amour lointain. Je vais le coeur triste et + la tête basse, si bien que chants ni fleur d'aubépine ne me + plaisent pas plus que l'hiver glacé. + + Jamais je n'aurai joie d'amour, si je n'en ai de cet amour + lointain; car je ne sais, ni près ni loin, femme plus belle ni + meilleure; son mérite est si parfait que je voudrais, pour + elle, vivre dans la misère, là-bas, au royaume des Sarrasins... + + Je partirai triste et content, quand j'aurai vu cet amour + lointain; mais je ne sais quand je le verrai, car nos terres + sont trop lointaines; il y a bien des défilés et bien des + chemins; je ne suis pas devin, mais que tout aille comme il + plaira à Dieu. + + Je crois en Dieu, c'est pourquoi je verrai cet amour lointain; + mais en échange d'un bien qui m'en arrive, je souffre un double + mal, car cet amour est si loin; ah! pourquoi ne suis-je pas + là-bas un pèlerin dont ses beaux yeux verraient le costume et + le bâton! + + Que Dieu, qui fit toutes les créatures et qui forma cet amour + lointain, me donne le pouvoir, que j'ai au coeur, de voir + bientôt cet amour, réellement, en un lieu commode, si bien que + chambre et jardin me paraissent constamment un palais. + + Celui qui m'appelle curieux et amoureux d'amour lointain dit la + vérité; car nulle autre joie ne me plairait autant qu'une joie + qui viendrait de cet amour de loin. Mais mes désirs sont + irréalisables; car ma destinée est d'aimer sans être aimé[5]. + +On a pu remarquer dans cette pièce un mélange assez étrange de +sentiments amoureux et religieux. C'est Dieu qui a formé cet amour +lointain au fond du coeur du poète, puisqu'il est l'auteur de toutes +choses; c'est à Dieu que notre troubadour demande la réalisation de son +rêve; le poète est un croyant, un fidèle qui voudrait aller en +pèlerinage en Terre Sainte (et il prit part sans doute à deux +croisades); Dieu exaucera ses voeux. + +Ce mélange d'amour et de religion, cette tendance au mysticisme +érotique, une certaine obscurité qui règne dans toute la pièce, ont même +fait croire à un critique contemporain que cet amour de terre lointaine +n'était autre qu'un amour mystique pour la mère de Dieu, pour la +Vierge[6]. La poésie courtoise se transforma en effet facilement en +poésie religieuse: nous verrons les étapes de cette évolution et plus +d'une pièce consacrée à la Vierge est écrite en termes bien plus +équivoques que celle de Jaufre Rudel. + +Mais il y a de sérieux motifs pour repousser l'hypothèse dont il vient +d'être question; un des principaux est qu'à l'époque où a été écrite +cette pièce la transformation de la lyrique courtoise n'avait pas encore +commencé. Il faut attendre plus d'un demi-siècle--cette pièce ayant été +composée sans doute avant 1150--pour voir le début de cette +transformation. + +Ce qui est plus intéressant, dans cette chanson, c'est qu'elle nous +montre comment est née la légende dont le biographe provençal s'est fait +l'écho. Jaufre Rudel eut l'occasion d'aller en Terre Sainte comme +croisé. De ce fait on rapprocha l'élément romanesque qui se rencontre +dans la plupart de ses chansons, c'est-à-dire cet amour pour la plus +belle personne du monde, que le poète n'a jamais vue, qu'il ne verra que +si Dieu le lui permet, et qu'il ne verra même pas, car sa destinée est +d'aimer sans être aimé. C'est du rapprochement d'un fait historique et +d'un élément romanesque qu'est née la légende. Mais on peut dire que le +poète a tout fait pour la créer, et elle est un indice bien curieux de +ce que nous appellerions la «mentalité» du temps. + +Avec Bernard de Ventadour, contemporain de Marcabrun et de Jaufre Rudel, +nous arrivons à un des plus grands noms de la poésie provençale. Nous ne +reviendrons pas sur sa biographie. Du moins nous ne rappellerons de sa +vie que ce qui est nécessaire pour l'intelligence de son oeuvre. Il se +distingue de la plupart des autres troubadours par la naïveté, par la +sincérité et la délicatesse des sentiments. Au milieu de cette +littérature un peu monotone qu'est l'ancienne littérature provençale ses +poésies sont un véritable charme. + +Est-ce la conception qu'il se fit de la vie que lui a valu cette place à +part? La voici dans sa franchise naïve: «Celui-là est bien mort, qui ne +sent pas au coeur quelque douce saveur d'amour; et à quoi sert de vivre +sans amour, si ce n'est à causer de l'ennui aux autres?» Ce n'est pas le +lieu de disserter sur cette conception de la vie; il faudrait peut-être +bien la modifier un peu dans notre société contemporaine; et avec Victor +Hugo on pourrait demander, à côté de quelque «grand amour» quelque +«saint devoir». Sans insister sur la valeur de cette conception, +demandons-nous comment Bernard de Ventadour y a conformé sa vie. + +On se souvient qu'il était fils d'un des plus pauvres serviteurs du +château de Ventadour et que son châtelain avait fait son éducation +poétique. Il adressa ses premières poésies à la femme de son seigneur, à +Agnès de Montluçon, de la famille de Bourbon. «Depuis que nous étions +tous deux enfants, dit-il, je l'ai aimée et je l'adore; et mon amour +redouble à chaque jour de l'année...[7]» Cette liaison poétique aurait +sans doute duré longtemps, conformément aux moeurs d'alors, si les +médisants n'avaient perdu le poète dans l'esprit de son seigneur. Èble +de Ventadour lui témoigna son mécontentement par sa froideur et Agnès +finit par lui demander de s'exiler. Il semble sur le moment qu'il ait +pris d'assez bonne humeur l'aventure et que le souvenir de son amour +l'ait emporté sur son chagrin. Espérait-il peut-être, après quelque +temps, voir s'affaiblir le ressentiment de son maître et revenir auprès +de celle qui ne lui avait demandé de s'éloigner que contrainte et +forcée? De toute manière il ne paraît pas avoir renoncé à l'espoir du +retour, si on en juge par le début de la chanson suivante. Il y exprime +en termes enthousiastes la joie que lui cause son amour; on remarquera +en même temps les curieux conseils et les étranges consolations qu'il +donne à sa dame, gardée sévèrement par le mari jaloux. + + Quand paraît la fleur sous la feuille verte et que je vois le + temps clair et serein, quand le doux chant des oiseaux dans le + bois m'adoucit le coeur et me ranime, puisque les oiseaux + chantent à leur manière, moi qui ai plus de joie qu'eux en mon + coeur, je dois bien chanter, car tous mes jours sont joie et + chant, et je ne pense à nulle autre chose. + +Voici la strophe la plus curieuse. + + Dame, si mes yeux ne vous voient, sachez que mon coeur vous + voit; ne vous affligez pas plus que je ne m'afflige, car je + sais qu'on vous surveille à cause de moi; et si le mari vous + bat, gardez bien qu'il ne vous batte pas le coeur. S'il vous + cause du chagrin, causez-lui-en aussi et qu'avec vous il ne + gagne pas le bien pour le mal. + +Admirons en passant la légèreté avec laquelle le troubadour supporte +les... malheurs d'autrui. La strophe suivante est d'un ton plus relevé. + + Celle du monde que j'aime le plus, de tout coeur et de bonne + foi, qu'elle m'entende et accueille mes prières, qu'elle écoute + et retienne mes paroles; si on meurt par excès d'amour, j'en + mourrai, car en mon coeur je lui porte un amour si parfait et + si naturel que tout amour, le plus loyal du monde, est faux en + comparaison du mien[8]. + +Mais Bernard s'aperçut bientôt qu'il s'était trompé dans son espoir; la +chanson suivante exprime la mélancolie qu'il éprouva de quitter son pays +natal. + + Tous mes amis m'ont bien perdu, là-bas, vers Ventadour, puisque + ma dame ne m'aime plus... Elle me montre un visage irrité parce + que je mets mon bonheur à l'aimer; voilà la seule cause de sa + colère et de ses plaintes. + + Semblable au poisson qui se lance sur l'appât et qui ne + s'aperçoit de rien jusqu'à ce qu'il s'est pris à l'hameçon, je + me laissai aller un jour à trop aimer, et je ne m'aperçus (de + ma folie) que quand je fus au milieu des flammes qui me brûlent + plus fort que le feu au four; et cependant je suis si pris dans + les liens de cet amour que je ne puis secouer ses chaînes. + + Je ne m'étonne pas qu'Amour me tienne pris dans ses liens, car + ma dame est la plus belle qu'on puisse voir au monde; belle, + blanche, fraîche, gaie et joyeuse, tout à fait semblable à mon + idéal; je ne puis en dire aucun défaut... + +Aussi ne peut-il pas rompre la chaîne mystérieuse qui l'attache à elle. + + Je voudrai toujours son honneur et son bien, je serai toujours + son homme-lige, son ami et son serviteur; je l'aimerai, que + cela lui plaise ou non, car on ne peut maîtriser son coeur sans + le tuer[9]. + +Malgré cette fidélité Bernard dut quitter pour toujours le Limousin. Il +se rendit à la cour d'Éléonore d'Aquitaine, duchesse de Normandie. +Éléonore était la petite-fille du premier troubadour Guillaume de +Poitiers: elle avait hérité de son aïeul un caractère gai et enjoué, un +grand amour pour la poésie, beaucoup de sympathie pour les poètes et +aussi une légèreté de moeurs qui devint vite proverbiale. Elle fut pour +toutes ces causes chantée des troubadours et des ménestrels. Divorcée +d'avec le roi de France Louis VII depuis 1152, elle était fiancée à +Henri, duc de Normandie, et devint reine d'Angleterre quelques années +après. + +Il nous reste plusieurs des chansons que Bernard de Ventadour composa +pendant cette deuxième période de sa vie. Est-ce parce qu'il ne +connaissait pas sa nouvelle dame depuis l'enfance comme il connaissait +Agnès de Montluçon? Ou bien son aventure l'a-t-il rendu plus discret? Il +semble que dans les chansons de cette période il se montre plus réservé +et qu'il tire moins d'orgueil des sentiments d'amitié que la duchesse de +Normandie lui témoigne. + +Voici une des chansons qu'il a composées en son honneur. + + Lorsque je vois, parmi la lande, des arbres tomber la feuille, + avant que la froidure se répande et que le beau temps se cache, + il me plaît qu'on entende mon chant: je suis resté plus de deux + ans sans chanter, il faut que je répare (cette négligence). + + Il m'est dur d'adorer celle qui me témoigne tant d'orgueil: + car, si je lui demande une faveur, elle ne daigne pas me + répondre un seul mot. Mon sot désir cause ma mort; car il + s'attache aux belles apparences d'amour, sans remarquer + qu'amour le lui rende. + + Elle est douée de tant de ruse et d'adresse que je pense bien + qu'elle voudra m'aimer bientôt tout doucement (secrètement?) et + me confondre avec son doux regard. Dame, ne connaissez-vous + nulle ruse? Car j'estime que le dommage retombera sur vous, + s'il arrive quelque mal à votre homme-lige. + + Que Dieu, qui gouverne le monde, lui mette au coeur la volonté + de m'accueillir près d'elle. Je ne jouis d'aucun bien, + tellement je suis craintif devant ma dame; aussi je me mets à + sa merci, pour qu'elle me donne ou me vende selon son plaisir. + + Elle agira bien mal, si elle ne me mande pas de venir près + d'elle, dans sa chambre, pour que je lui enlève ses souliers + bien «chaussants», à genoux et humblement, s'il lui plaît de me + tendre son pied. + + Le _vers_ est terminé et il n'y manque aucun mot; il a été + écrit au delà de la terre normande et de la mer profonde et + sauvage; et quoique je sois éloigné de ma dame, elle m'attire + vers elle comme un aimant; que Dieu la protège! + + Si le roi anglais et duc normand le permet, je la verrai avant + que l'hiver nous surprenne[10]. + +Le lien étroit qui rattache la conception de l'amour aux coutumes de la +chevalerie apparaît dans plusieurs passages de cette chanson. Le poète +est à la disposition de sa dame, qui peut faire de lui ce qu'elle +voudra. Au point de vue du droit féodal si le vassal subit quelque +dommage, c'est le suzerain qui en souffre en dernier lieu. Bernard de +Ventadour est un des premiers à rappeler ce principe et d'autres +troubadours le rappelleront après lui. Enfin on a pu noter la strophe où +il lui demande la permission de lui enlever ses souliers, à genoux; +c'est encore un trait de moeurs chevaleresques. + +Cette chanson est une des rares poésies de Bernard de Ventadour qui +contienne quelques allusions à sa vie. Ordinairement elles ne renferment +aucun trait qui permette de reconnaître à qui elles sont adressées. De +plus Bernard de Ventadour emploie plusieurs pseudonymes pour désigner sa +dame, l'appelant tantôt _Belle-Vue_ (il s'agit d'Agnès de Montluçon), +tantôt _Confort_, _Aimant_ ou _Tristan_. Cette discrétion contribue à +rendre assez obscure l'histoire de sa vie. Ici il nous apprend seulement +qu'il a cessé de chanter depuis deux ans, que sa dame lui témoigne de la +froideur--plainte ordinaire des troubadours et que nous retrouverons +chez lui--et que son chant est composé «au delà de la terre normande et +de la mer profonde». La pièce aurait-elle été composée en Angleterre? +Peut-être; Bernard de Ventadour serait en ce cas un des rares +troubadours--le seul probablement--qui auraient visité ce pays[11]. + +Une autre de ses chansons paraît avoir été écrite comme celle-ci loin de +la cour de la reine ou, tout au moins, pendant une absence d'Éléonore. +Il y exprime son amour avec une sincérité touchante, relevée çà et là +par la grâce ou l'éclat d'un style imagé. On y notera au passage l'éloge +de la _mesure_, qualité hautement prisée des troubadours. + + J'ai le coeur si plein de joie que tout me paraît changer de + nature; il me semble que le froid hiver est plein de fleurs + blanches, vermeilles et claires. Avec le vent et la pluie croît + mon bonheur; c'est pourquoi mon chant s'élance et s'élève et + mon mérite grandit. Car j'ai au coeur tant d'amour, de joie et + de douceur, que l'hiver me semble plein de fleurs et que la + neige m'apparaît comme un tapis de verdure. + + Je puis aller sans vêtements, car l'amour parfait me protège + contre la froide bise. Celui-là est fou qui s'emporte et ne + garde pas la mesure. C'est pourquoi je me suis surveillé depuis + que j'ai recherché l'amour de la plus belle... + + J'ai placé si bon espoir en celle qui me secourt si peu que je + suis balancé comme le navire sur l'onde. + + Je ne sais où fuir pour éviter les malheurs qui m'accablent. + D'amour me vient tant de peine que l'amant Tristan n'en eut pas + d'aussi grande d'Iseut la blonde. + + Ah! Dieu, si je pouvais ressembler à l'hirondelle et venir dans + la nuit profonde là-bas vers sa demeure! Noble dame gaie, votre + amant a bien peur que son coeur ne se fonde, si ce tourment + dure. Dame, devant votre amour je joins mes mains et je prie... + + Il n'est au monde nulle chose à laquelle je pense autant. + J'aime tant à me représenter ses traits qu'aussitôt qu'on en + parle je me retourne et mon visage s'éclaire de joie: je suis + alors sur le point de me trahir. Et je l'aime d'un amour si + parfait que souvent je pleure, trouvant dans les soupirs plus + de saveur. + + Messager, cours et va dire à la plus belle ma peine, ma + douleur, mon martyre[12]. + +Mais il était écrit que l'éclat de sa renommée poétique nuirait à la +tranquillité de notre troubadour. Après quelques années de séjour auprès +d'Éléonore il fut obligé de partir--et probablement pour les mêmes +raisons qui l'avaient fait quitter quelques années auparavant le château +de Ventadour. Les médisants[13], dont il se plaignit toute sa vie, +eurent sans doute quelque part dans cette disgrâce. C'est du moins ce +que nous pouvons conjecturer d'un passage d'une de ses chansons. Il y +loue avec l'exagération habituelle des troubadours la beauté et les +charmes de la gaie souveraine qu'il est obligé de quitter--et il y +exprime ses sentiments amoureux avec sa grâce et aussi son afféterie +coutumières. + + Par le doux chant que fait le rossignol, la nuit quand je suis + endormi, je me réveille tout éperdu de joie, l'âme pleine de + rêves amoureux; car ce fut la seule occupation de ma vie + d'aimer la joie et c'est par la joie que commencent mes chants. + + Si l'on savait la joie que j'ai et si je pouvais la faire + entendre, toute autre joie serait bien petite en comparaison de + la mienne. Tel se vante de la sienne et croit être riche et + supérieur en amour parfait qui n'en a pas la moitié comme moi. + + Je contemple souvent par la pensée le corps gracieux et bien + fait de ma dame, si distinguée par sa courtoisie et qui sait si + bien parler. Il me faudrait un an entier, si je voulais dire + toutes ses qualités, tellement elle a de courtoisie et de + distinction. + + Dame, je suis votre chevalier et je le serai toujours, toujours + prêt à votre service--je suis votre chevalier par serment; vous + êtes ma première joie et vous serez la dernière, tant que ma + vie durera. + + + Ceux qui croient que je suis loin d'elle ne savent pas comment + l'esprit se rapproche facilement, quoique le corps soit loin; + sachez que le meilleur messager que j'ai d'elle, c'est la + pensée, qui me rappelle sa beauté. + + Je m'en vais triste et dolent, sans savoir quand je vous + reverrai. C'est pour vous que j'ai quitté le roi; par grâce, + faites que je n'aie pas à souffrir de cette séparation, quand + je me présenterai courtoisement dans une cour (étrangère) au + milieu des dames et des chevaliers[14]. + +Est-ce la nécessité de vivre qui inspire cette dernière pensée? On +dirait que Bernard demande à Éléonore une sorte de recommandation, de +«viatique». Ou, peut-être, s'excuse-t-il par avance de la joie qu'il +sera obligé de montrer, malgré son chagrin intime, dans les nouveaux +milieux où il va passer sa vie. + +Il ne revit sans doute jamais Éléonore; en quittant sa cour il vint à +celle du comte de Toulouse, Raimond V. Ce prince était un des souverains +les plus puissants du Sud de la France; ses possessions s'étendaient +jusqu'aux rives du Rhône. Il était surtout un de ceux qui distribuaient +leurs largesses avec le plus de prodigalité, soit à ses vassaux, soit +aux troubadours. Un chroniqueur, Geoffroy de Vigeois, nous raconte[15] +qu'en 1174 le roi Henri II d'Angleterre convoqua une réunion de grands +seigneurs à Beaucaire pour essayer de rétablir la paix entre le roi +d'Aragon et le comte de Toulouse. Cette réunion fut l'occasion de +dépenses folles. Le comte de Toulouse fit cadeau à un seigneur de +Provence, le baron d'Agoult, de cent mille sols que le baron distribua à +ses chevaliers. Un autre seigneur fit labourer un champ et y sema trente +mille sols; un troisième, qui avait amené trois cents chevaliers, fit +préparer le repas de ses hommes à la chaleur de flambeaux de cire; les +autres folies de ce genre n'auraient pas été rares. Sans doute ce sont +là des récits légendaires du moyen âge avec leur exagération habituelle; +mais légende et exagération ne sont peut-être que des déformations de la +vérité et le chroniqueur n'a pas tout tiré de son imagination. + +Nous ne savons rien de l'activité poétique de Bernard de Ventadour à la +cour du comte de Toulouse. Il s'y rencontra avec de nombreux +troubadours[16]: il dut y connaître en particulier Peire Rogier, Peire +Raimon, fils d'un bourgeois toulousain, qui après avoir vécu auprès du +roi d'Aragon revint à Toulouse comme poète de cour; peut-être y +connut-il aussi Peire Vidal et Folquet de Marseille, et beaucoup +d'autres. Il était alors en pleine gloire et bien supérieur à tous ses +rivaux. Mais pour nous cette période de sa vie est la plus obscure, à +cause du petit nombre d'allusions que contiennent ses chansons. + +C'est sans doute pendant son séjour auprès de Raimond V de Toulouse +qu'il composa quelques chansons en l'honneur d'Ermengarde, vicomtesse de +Narbonne[17]. Cette princesse, qui administra sa vicomté pendant plus de +cinquante ans (1142-1193) et qui se distingua par des qualités +politiques et même militaires de premier ordre, avait réuni autour +d'elle les troubadours les plus célèbres du temps. Elle eut même son +poète attitré, Peire Rogier, originaire d'Auvergne, qui, venu à +Narbonne, s'éprit d'elle et resta à sa cour jusqu'à ce que «les +médisants» ayant répandu des bruits malveillants sur son compte l'eurent +obligé à partir. + +Bernard de Ventadour, s'adressant à Ermengarde, se plaint lui aussi que +les «médisants» l'aient perdu auprès de sa dame: est-ce de la duchesse +de Normandie qu'il s'agit? Cela est fort vraisemblable pour plusieurs +raisons: mais ici encore, à cause de la discrétion habituelle de Bernard +de Ventadour, et même à cause des habitudes générales des troubadours, +qui cachaient avec soin le nom de leur dame, nous sommes réduits aux +conjectures. Voici la chanson qu'il adressa à sa «dame de Narbonne» qui +ne saurait être une autre personne qu'Ermengarde. + + J'ai entendu la voix du rossignol sauvage, elle m'est entrée au + coeur; elle allège les soucis et les chagrins qui me viennent + d'amour... + + Celui-là mène une vie bien misérable qui ne guide pas vers la + joie et l'amour son coeur et ses désirs; car la nature déborde + de joie, les échos en résonnent partout, prés, jardins et + vergers, vallées, plaines et bois. + + Moi hélas! que l'amour oublie, j'aurais ma part de joie, mais + la tristesse me trouble et je ne sais où me reposer... Ne me + tenez pas pour léger si j'en dis quelque mal. + + Une dame fourbe et discourtoise, racine de mauvais lignage, m'a + trahi; mais elle est trahie à son tour et cueille le rameau + avec lequel elle se bat elle-même... + + Je l'avais pourtant bien servie jusqu'au moment ou j'ai vu son + coeur volage; puisqu'elle ne m'accorde pas son amour, je serais + bien fou de la servir; car un service qui n'est pas récompensé + et une attente bretonne font du seigneur un écuyer. + + Que Dieu donne une mauvaise destinée à qui porte mauvais + message; sans les médisants, j'aurais joui de son amour; c'est + folie de discuter avec sa dame, je lui pardonne si elle me + pardonne, et tous ceux-là sont menteurs qui m'en ont fait dire + du mal[18]. + +Bernard demeura à la cour du comte de Toulouse jusqu'à la mort de ce +dernier (1194). Bernard était à ce moment-là un homme âgé, car ses +premières poésies datent d'avant 1150. A la mort du comte il se retira +dans une abbaye célèbre de son pays natal, l'abbaye de Dalon, où il +mourut. Notre poète connut la gloire; ses poésies se trouvent dans la +plupart des «chansonniers», c'est-à-dire dans les anthologies qui +renferment les poésies des troubadours. Il est souvent cité par les +troubadours suivants qui lui empruntent de nombreux passages. Un grand +poète contemporain, Carducci, lui a consacré une étude intitulée: +_Bernard de Ventadour, un poète de l'amour au XIIe siècle_[19]. + +C'est bien le titre qui lui convient: c'est l'amour qui l'a rendu poète +et il ne conçoit pas d'autre inspiration poétique que celle qui lui +vient de cette source. Une de ses chansons n'est qu'un développement de +ce thème; nous en citerons un simple extrait en terminant. + + La poésie n'a guère pour moi de valeur, si elle ne vient du + fond du coeur--mais elle ne peut venir de cette source que s'il + y règne un parfait amour--c'est pour cette raison que mes + chants sont supérieurs à ceux des autres; car la joie d'amour + remplit tout mon être, bouche, yeux, coeur et sentiment. + + Que Dieu s'abstienne de m'enlever le désir d'aimer; quand je ne + devrais rien posséder, quand chaque jour m'apporterait de + nouveaux maux, j'aurai toujours le coeur prêt à l'amour. + + Par ignorance, la foule grossière blâme l'amour; cela ne lui + cause aucun dommage; il n'y a de basses amours que les amours + vulgaires, qui n'ont que le nom et l'apparence d'amour... + + L'amour de deux parfaits amants consiste à plaire et à avoir + mêmes désirs; on n'obtient rien si les désirs ne sont pas + semblables; celui-là est vraiment fou qui reproche à l'amour ce + qu'Amour désire et qui lui vante ce qui ne lui plaît pas[20]. + + Ce n'est pas étonnant, dit-il ailleurs, que je chante mieux que + les autres troubadours, car je suis plus porté qu'eux vers + l'amour et je suis mieux fait à ses commandements; j'ai mis en + lui mon corps et mon coeur, mon savoir et mon intelligence, ma + force et mon espoir; je suis tellement entraîné vers l'amour + que rien plus au monde ne m'intéresse[21]. + +Nous pouvons nous arrêter sur ces déclarations; aussi bien on les +retrouve partout dans l'oeuvre de notre poète. + +Il est aussi un des troubadours qui ont le mieux exprimé le pouvoir +ennoblissant de l'amour, qui est, suivant leur doctrine, la plus noble +passion de l'homme, source de toute vertu et de tout talent. Seulement +il était difficile de varier à l'infini le développement de ce thème; on +l'épuisa de bonne heure et il y eut--trop tôt pour la poésie +provençale--trop de convention, trop d'artifice dans l'expression de +cette théorie. + +Ce défaut capital, qui va s'accentuant pendant le XIIIe siècle, +n'apparaît guère encore chez Bernard de Ventadour. Sans doute les yeux +exercés peuvent y reconnaître des germes de caducité et de décadence, +mais ils y sont rares. Ce qui domine c'est la finesse, une finesse +apprêtée et maniérée dont malheureusement le charme disparaît dans la +traduction; une imagination vive et sensible; et surtout une fraîcheur +de sentiment et de poésie qu'on ne retrouve pas souvent dans la poésie +provençale. Il n'est pas jusqu'aux débuts de ses chansons (qui en sont +pourtant la partie conventionnelle) qui ne se distinguent par la +fraîcheur et l'originalité des descriptions. Il a vu «l'alouette mouvoir +de joie ses ailes vers le soleil»; il a entendu le rossignol «se réjouir +sous les fleurs du verger». Il sait exprimer avec une grâce et une +poésie toutes naïves les sentiments que fait naître en lui le contraste +entre l'aspect de la nature et l'état de son coeur. Quand ce coeur est à +la joie, peu lui importe que la neige couvre le sol: l'hiver est alors +un printemps et la neige lui rappelle les fleurs blanches du mois de +mai; quand le pâle soleil d'hiver est caché, «une clarté d'amour +ensoleille son coeur». Le chant du rossignol l'éveille, «tout réjoui +d'amour»; mais si son coeur est à la tristesse, ce même chant n'a plus +de charmes: «moi qui aimais chanter, je meurs de tristesse et d'ennui, +quand j'entends joie et allégresse». C'est le même sentiment qui lui a +inspiré la chanson citée plus haut et dont nous rappelons le trait +suivant: «car la nature déborde de joie, les échos en résonnent partout, +prés, jardins et vergers, vallées, plaines et bois». + +Ce sont bien là des accents de poète lyrique; ils sont moins profonds ou +moins éclatants que ceux auxquels nous ont habitués les poètes +contemporains; mais ils proviennent de la même source: du coeur plutôt +que de l'esprit. Cette sincérité dans l'inspiration, sa conception de la +vie, son imagination naïve et gracieuse, tout contribue à donner à +Bernard de Ventadour une place privilégiée dans la littérature +provençale. + + + + +CHAPITRE VI + +LA PÉRIODE CLASSIQUE + + La période «classique».--Arnaut de Mareuil; tendance à la + poésie morale et didactique.--Giraut de Bornelh.--Sa + manière.--La poésie morale.--Le poète de la «droiture».--Arnaut + Daniel; Dante.--Le «style obscur».--Bertran de Born; le + sirventés politique; la poésie de la guerre. + + +Les troubadours étudiés jusqu'ici sont originaires du Sud-Ouest de la +France. Marcabrun est Gascon, Jaufre Rudel appartient à la Saintonge, +Bernard de Ventadour au Limousin. C'est aussi au Limousin et à la +contrée voisine, le Périgord, qu'appartiennent les troubadours suivants: +Arnaut de Mareuil, Giraut de Bornelh, Arnaut Daniel, Bertran de Born. +Avec Bernard de Ventadour, dont ils sont contemporains, ils forment un +groupe de troubadours que nous pouvons appeler classiques. Les deux +premiers se rattachent à lui par leur conception de l'amour; Arnaut +Daniel, s'en distingue, à son dam, par une recherche exagérée du style +obscur et de la rime difficile; Bertran de Born enfin introduit +définitivement dans la poésie provençale le sirventés politique. Ils ont +vécu à la même époque (deuxième moitié du XIIe siècle et en partie début +du XIIIe); ils sont nés dans la même région, le Limousin et le Périgord; +la nature les a pour ainsi dire réunis; il n'y a pas de raison pour les +séparer dans notre étude. Avec Bernard de Ventadour, et deux ou trois +autres troubadours dont il sera question plus loin, ils représentent ce +que la poésie provençale a produit de plus parfait. Il y a, dans la +période suivante, des troubadours aussi brillants; il n'y en a pas, sauf +peut-être une exception, de supérieurs. + +Le premier, Arnaut de Mareuil, originaire du Périgord, était de petite +naissance. Il fut clerc dans sa jeunesse; mais il quitta bientôt cette +condition pour courir le monde. «Sa bonne étoile, dit la biographie +provençale, le conduisit à la cour de la comtesse de Burlatz, fille du +comte Raymond V de Toulouse et femme du vicomte de Béziers.» Il avait de +précieux talents de société: «il chantait bien et lisait de même»; de +plus il était très «avenant de sa personne et la vicomtesse l'honorait +et l'estimait beaucoup». Il écrivit pour elle de nombreuses chansons; +mais il prenait la précaution un peu enfantine de faire croire qu'il +n'en était pas l'auteur; il se trahit un jour; la vicomtesse accepta ses +hommages, elle lui fit donner de beaux habits--chose très importante +selon les moeurs du temps--et lui accorda la permission de composer des +vers en son honneur. + +Suivant une autre tradition, le pauvre troubadour eut bientôt un rival +redoutable en la personne d'Alfonse II d'Aragon, qui aimait la +vicomtesse et qui s'était aperçu des sentiments qu'elle témoignait à son +poète. Le roi fit si bien qu'elle se sépara d'Arnaut de Mareuil, et il +s'en vint triste et «dolent» auprès du seigneur de Montpellier. C'est +sans doute là qu'il passa la plus grande partie de sa vie. Ses poésies +lyriques, au nombre d'une vingtaine, ont presque toutes trait à l'amour, +elles renferment peu d'allusions à la vie de leur auteur. + +Sa conception de l'amour ne diffère guère de celle de Bernard de +Ventadour; et il l'exprime comme lui avec sincérité et naïveté. Il a +moins d'imagination peut-être, les débuts de ses chansons sont moins +poétiques, on n'y trouve pas ces traits de pittoresque qu'on est souvent +surpris et charmé de trouver chez Bernard; mais il a la même sincérité +un peu ingénue, la même grâce. La convention est encore absente de cette +poésie; ou du moins on la sent à peine et Arnaut de Mareuil a eu la +prétention d'être original et sincère. Tous les troubadours, dit-il, +affirment que leur dame est la plus belle qui soit au monde; je leur +sais gré de cette affirmation, dit-il à la sienne, «car ainsi mes vers +passent tranquillement au milieu de leurs vantardises»; moi seul, vous +et amour, continue-t-il, connaissons notre serment[1]. + +S'il l'oubliait d'ailleurs, ou si seulement il était tenté de l'oublier, +un messager fidèle et discret viendrait le lui rappeler. Ce messager +n'est autre que le coeur du poète qui par fiction est resté auprès de sa +dame. C'est lui qu'il met en scène dans une gracieuse épître; c'est un +genre nouveau qui apparaît dans la littérature provençale avec Arnaut de +Mareuil: genre un peu faux sans doute, mais qui ne l'est qu'aux mains +des poètes maladroits. L'épître d'Arnaut de Mareuil, malgré un excès de +recherche et de finesse, malgré en un mot la préciosité, peut rester +comme modèle du genre. + + Je suis affligé, dame, quand mes yeux ne peuvent vous voir; + mais mon coeur est resté près de vous, depuis le jour où je + vous vis et il ne vous a jamais quittée... il est nuit et jour + près de vous, où que vous soyez; nuit et jour il vous + courtise... quand je pense à autre chose, il me vient de vous + un courtois message, porté par mon coeur qui est votre + hôte[2]... + +Ce n'est pas un messager muet ou malhabile que ce coeur; il rappelle au +poète oublieux non seulement les nobles qualités morales de sa dame, +mais aussi sa beauté. Et voici le curieux portrait que nous en trace +Arnaut de Mareuil; voici quel était à ses yeux, et sans doute aux yeux +de ses contemporains, l'idéal de la beauté féminine. Le gentil messager +qu'est mon coeur, dit-il à sa dame, me montre «votre corps gracieux, +votre belle chevelure blonde et votre front plus blanc qu'un lys, vos +beaux yeux clairs et rieurs, votre nez droit et bien fait, les fraîches +couleurs de votre visage, blanc, plus vermeil qu'une fleur...» Telle est +l'image que le messager remet sous les yeux du poète prêt à oublier. La +femme ainsi décrite ressemble comme une soeur à ces miniatures qui +ornent certains manuscrits du moyen âge, ceux du cycle breton par +exemple. La blancheur du teint, la fraîcheur des couleurs, des dents +blanches, des doigts grêles, des yeux clairs et rieurs et un nez bien +fait forment les principaux éléments de leur beauté; et, à comparer +plusieurs de ces miniatures au portrait ici tracé, nous pouvons avouer +sans peine que nos aïeux n'eurent pas trop mauvais goût[3]. + +Qu'on ne s'étonne pas de l'impression produite sur le poète par cette +vision; il s'incline les mains jointes et les yeux baissés vers le pays +où est sa dame. N'avions-nous pas raison de dire que les troubadours ont +inventé le culte de la femme? Nous n'aurons pas à nous étonner de la +transformation qui changera bientôt l'amour ainsi entendu en amour +mystique. + +Nous relèverons encore un trait dans cette curieuse composition: «Quand +je parle ainsi, dit-il après un aveu, je ne puis plus rien dire, je +ferme les yeux, je soupire et je marche tout endormi en soupirant...» Il +y a là en germe ce que Victor Hugo a si bien rendu avec son ordinaire +splendeur verbale: + + Donc je marchai vivant dans mon rêve étoilé. + +Arnaut de Mareuil a probablement introduit dans la poésie provençale +l'épître amoureuse; mais ce genre eut peu de succès. Il n'en fut pas de +même d'un autre genre poétique dont Arnaut de Mareuil paraît avoir donné +aussi la premier modèle. Il a composé en effet, sous le titre +d'_enseignement_, une sorte de petit poème didactique et moral qui +contient des remarques précieuses sur la société de son temps et surtout +sur les idées morales, sur les conceptions sociales de son époque. + +Ce poème renferme des considérations générales sur la courtoisie, +l'honneur, la vaillance, la générosité, les belles manières, en un mot +sur l'ensemble des qualités qui font à ses yeux et aux yeux de ses +contemporains l'homme parfait. Cet homme ne peut se rencontrer que dans +les trois classes suivantes, les bourgeois, les clercs et les +chevaliers. + +Arnaut de Mareuil reconnaît aux bourgeois de son temps toutes sortes de +qualités: il en est de vaillants, de courtois, d'aimables; ils savent se +présenter dans les cours, connaissent l'art de courtiser les dames, +savent danser et dire des choses aimables. + +Les clercs ont plusieurs manières de se distinguer: par leurs sentiments +religieux, sans doute, mais aussi par la courtoisie, par la bonté, par +les belles actions et par leur talent de parole. + +Quant aux qualités qui conviennent aux chevaliers, elles sont assez +variées; la vaillance, la courtoisie, les manières aimables, la +générosité, la fidélité à servir le suzerain en sont les principales; +l'ensemble de ces qualités et de quelques autres encore formerait assez +bien l'idéal du parfait «honnête homme» du temps. Idéal assez relevé par +certains côtés, mais où les belles manières, les petits talents de +société tiennent trop de place à côté des plus hautes vertus. Une autre +qualité y occupait une place éminente: c'était l'art de donner, de faire +des libéralités, des largesses; la prodigalité, la magnificence, sont +des vertus au même titre que la vaillance, la générosité et la fidélité. +C'est sur elles que se fondent les meilleures réputations, c'est par +elles qu'elles durent. Arnaut de Mareuil le rappelle, sans cependant +trop insister; mais les troubadours qui suivirent usèrent de moins de +discrétion. + +Dans la même composition Arnaut de Mareuil, après avoir énuméré les +qualités qui font la femme distinguée, connaissance, belles manières, +parler agréable, générosité, ajoute: «à la femme convient parfaitement +la beauté, mais ce qui l'orne le plus c'est le savoir et la +connaissance». + +Rassurons-nous, il ne s'agit pas encore de femmes savantes; le savoir et +la connaissance ne représentent pas autre chose que l'ensemble des +qualités de l'esprit et du coeur. C'est avec Arnaut de Mareuil et Giraut +de Bornelh que ces idées pénètrent dans la littérature des troubadours. +Elles tiennent plus de place chez le second, mais elles sont en germe +dans Arnaut de Mareuil. Il y a chez lui une tendance à la poésie morale; +c'est à elle que Giraut de Bornelh devra le meilleur de sa réputation. + +Giraut de Bornelh[4] était le compatriote et le contemporain d'Arnaut de +Mareuil. Il menait, suivant la biographie déjà citée, une vie édifiante. +Et il eut de son temps une réputation si grande qu'on l'appela le +«Maître des Troubadours». Nous savons peu de chose sur sa vie; la +plupart de ses poésies, au nombre de quatre-vingt-dix environ, sont +consacrées à l'amour. Cependant d'après les quelques allusions +historiques qui y sont éparses on suppose qu'il vécut assez longtemps en +Espagne, dans les cours de Navarre et de Castille, et surtout auprès du +roi d'Aragon Pierre II. La période de son activité poétique paraît +s'étendre de 1175 à 1220. + +S'il a de l'amour la même conception que les troubadours de son temps, +plus d'une de ses chansons se distingue par la même sincérité naïve qui +fait le charme poétique de celles de Bernard de Ventadour. Les deux +poésies suivantes peuvent nous donner une idée de sa manière. + + J'éprouve une grande joie à me souvenir de l'amour qui tient + mon coeur dans sa fidélité. L'autre jour je vins en un verger, + radieusement couvert de fleurs et rempli du chant des oiseaux; + comme j'étais dans ce beau jardin, m'apparut la belle fleur de + lys; elle s'empara de mon coeur et de mes yeux; si bien que + depuis ma pensée ni mon souvenir ne vont vers d'autres que + celle que j'aime. + + Elle est celle pour qui je chante et pour qui je pleure. + Souvent j'envoie en suppliant mes soupirs et mes prières là-bas + où je vis resplendir sa beauté. Celle qui m'a si gracieusement + conquis est la fleur de toutes les femmes; elle est aimable, + bonne et douce, de haute naissance, noble dans ses actions, + agréable dans ses entretiens. + + Que je serais heureux si j'osais dire ses louanges! Car tout le + monde les entendrait avec plaisir. Mais j'ai peur que les + médisants faux, vils et détestés me comprennent, et il y a tant + de gens jaloux de l'amour des autres que je crains de laisser + deviner notre amour... + + Les railleurs diront de moi: «Quel enfantillage et quelle + folie! Comme il déborde d'orgueil et de bonheur!» Mais moi, + même au milieu de la plus grande foule, je ne pense qu'à celle + que mon coeur a choisie, je tiens les yeux tournés vers le pays + où elle habite et je parle constamment en mon coeur de celle à + qui mon coeur s'est donné.[5] + + * * * * * + + Le chant du rossignol n'a plus pour moi de charmes, tant j'ai + le coeur morne et triste. Et cependant je m'étonne qu'Avril ne + m'ait pas réjoui; car c'est l'époque où d'ordinaire ma joie + redoublait. Mais aujourd'hui ne me plaisent ni la fleur ni les + forêts qui pendent aux rameaux. + + Les messagers qui m'ont cherché me feront mourir de tristesse. + Ah! s'ils savaient combien une petite maison vaudrait mieux ici + que là-bas un grand palais! Leurs entretiens me sont une peine + et il me semble que je serai déshonoré si je reviens avec eux + dans ma contrée. + + Je ne crois pas qu'on ait jamais vu qu'un homme s'exile dans sa + propre patrie. Mais ma dame est si dure pour moi! et le retour + dans ma patrie m'est une si grande peine! Plus ma renommée + augmente là-bas, plus je souffre. Ma honte et ma crainte + redoublent chaque fois[6]. + +Un trait caractéristique de la manière de Giraut de Bornelh c'est une +tendance à exposer ses pensées sous forme dialoguée. Il se dédouble pour +ainsi dire, s'adresse les questions et se fait les réponses; le +monologue devient ainsi une sorte de dialogue et prend une allure +dramatique. Il y a là un procédé curieux et qui produit souvent une +impression remarquable de vie et de mouvement. Seulement le danger est +grand et l'abus facile. Ce procédé n'est vraiment dramatique que quand +la passion s'exprime avec force et éclat, comme il arrive souvent dans +les monologues tragiques; réduite à cet emploi, cette sorte de +conversation intérieure dont le poète nous rend témoin garderait comme +un reflet de la vie du coeur. On sent trop souvent chez Giraut de +Bornelh, que l'esprit y tient trop de place, qu'il y a dans l'emploi de +ce procédé littéraire trop d'art et d'artifice. + +Voici le début d'une chanson composée sous forme dialoguée. + + Mais comment se fait-il, par Dieu, qu'au moment où je veux + chanter je pleure? Serait-ce à cause d'Amour, qui m'a vaincu? + Et d'amour ne me vient-il aucune joie? Si, il m'en vient. Alors + pourquoi suis-je triste et mélancolique? Pourquoi? Je ne + saurais le dire. + + J'ai perdu la considération (dont je jouissais auprès de ma + dame) et la joie n'a plus pour moi de saveur. Jamais pareil + malheur arriva-t-il à un amant? Mais suis-je un amant. Non? + Est-ce que je cesse de l'aimer avec ardeur? Non. Suis-je un + amant? Oui, de celle qui me permettrait de l'aimer. + + J'ai bien reconnu qu'Amour ne me donne aucune joie ni aucun + secours. Aucune joie? Et pourtant j'aime la plus belle qui soit + au monde. Aucune joie? Non, aucune... Comment? N'ai-je pas reçu + assez de bien et d'honneur de ma dame? Si, mais elle en a + retenu davantage...[7]. + +Voici encore le début d'une chanson tout entière en style dialogué. Ici +le poète fait intervenir un ami comme interlocuteur. + + Hélas! je meurs!--Qu'as-tu, ami?--Je suis perdu.--Et + pourquoi?--C'est que j'ai jeté mes regards sur celle qui me fit + si belle impression.--Est-ce pour cela que tu as le coeur + dolent?--Oui.--Ton amour est-il si grand?--Oui, plus (que je ne + saurais dire).--Es-tu donc si près de la mort?--Oui, très + près.--Mais pourquoi te laisses-tu mourir?--Parce que j'aime + trop et que je suis trop timide.--Ne lui as-tu rien + demandé?--Moi? par Dieu, non.--Mais pourquoi te plains-tu si + fort, tant que tu ne connais pas ses sentiments?--C'est que + j'ai peur.--De quoi?--De son amour qui me tient en si grand + émoi.--Tu as grand tort; penses-tu qu'elle vienne t'apporter + son amour?--Non, mais je n'ose m'enhardir.--Tu pourrais bien + souffrir longtemps. + + --Seigneur, quel conseil me donnez-vous?--Un bon conseil et + courtois.--Dites.--Va vite devant elle et demande lui son + amour.--Et si elle le prend mal?--Ne t'en préoccupe pas.--Et si + elle me fait quelque méchante réponse?--Supporte-le; à la + patience appartient toujours la victoire.--Et si le «jaloux» + (le mari) s'en aperçoit?--Alors vous agirez avec plus de ruse. + + --«Nous» agirons?--Sans doute.--Pourvu qu'elle veuille.--Elle + voudra.--Comment?--Crois-moi. Ta joie doublera, si tu oses + parler[8]. + +Ce ne sont pas sans doute des chansons de ce genre qui lui valurent +d'être appelé par Dante le poète de la «droiture». Le grand poète +italien était sensible à d'autres côtés de son talent[9]. + +Et d'abord Giraut de Bornelh eut de son art une conception très haute. +Le retour de la belle saison ne suffit pas à l'inspirer; le thème est +déjà trop conventionnel. Il faut à son inspiration des motifs et des +causes plus intimes. Il raconte dans une de ses chansons[10] un songe +étrange: un épervier sauvage était venu se poser sur son poing; il était +d'abord farouche, mais il s'apprivoisa bientôt. Le poète communique ce +songe à un ami qui lui dit que c'était là le présage d'un grand amour. +«Alors, dit-il, vous entendrez le poète, vous verrez chansons aller et +venir.» Un grand amour, c'était le secret de son enthousiasme, de son +inspiration lyrique. + +Mais il y en avait un autre encore plus relevé. Giraut de Bornelh est, +parmi les troubadours, un des premiers et des plus éminents +représentants de la poésie morale. Il semble que son oeuvre appartienne +à deux périodes différentes de la poésie des troubadours. Rappelons-nous +que cette poésie est essentiellement «courtoise», elle vit des +sentiments chevaleresques; les moindres changements dans les moeurs du +temps devaient produire sur elle un effet fatal. Giraut de Bornelh a été +témoin des débuts de la décadence, ou du moins de la transformation qui +s'est produite dès la fin du XIIe siècle. «Autrefois, dit-il, on aimait +les chansons, on se plaisait aux danses et aux lais.» «Où sont passés +les jongleurs que l'on voyait si bien accueillis?... J'ai vu de gentils +petits jongleurs, bien chaussés et bien habillés, aller par les cours +pour faire l'éloge des dames; ils n'osent parler maintenant[11].» + +Tout est changé autour de lui. Les grands seigneurs ne sont plus tournés +vers la poésie et la joie; leurs instincts grossiers ont repris le +dessus; la guerre, le pillage, sont devenus leur passe-temps favori. +Tels sont les spectacles auquel paraît avoir assisté Giraut de Bornelh. +Il en aurait été victime, si l'on en croit la biographie: car le vicomte +de Limoges aurait brûlé et pillé sa maison et lui aurait volé ses +livres, sa bibliothèque. Le spectacle de ces désordres et de ces +violences lui a inspiré quelques poésies remarquables par la sincérité +de l'inspiration. + +C'est la même sincérité qui règne dans les «sirventés» consacrés aux +croisades. Il a su éviter les défauts ordinaires de ces poésies, +c'est-à-dire la déclamation, ou la colère affectée. Ce qui domine dans +les poésies de ce genre c'est une élévation de pensée et une noblesse +par lesquelles il mérite bien l'éloge de Dante d'avoir été le «poète de +la droiture». + +Dans sa jeunesse il avait sacrifié aux goûts du jour et composé +plusieurs pièces en «style obscur»; mais il abandonna bientôt ce genre +faux. Il a exposé les motifs de ce changement dans une tenson qu'il +composa avec un troubadour peu connu[12]. Les raisons du défenseur du +style obscur peuvent se résumer en une seule: la poésie est un art trop +relevé pour qu'il soit à la portée du vulgaire. A quoi Giraut de Bornelh +répondit avec esprit et bon sens: «chacun ses goûts, on aime mieux les +chants que l'on entend, et après tout l'on écrit pour être compris». + +Cette conception ne fut pas cependant celle du grand poète qui a rendu +hommage à la haute valeur morale de sa poésie. Dante ayant à le comparer +à Arnaut Daniel, qu'il rencontra dans le Purgatoire, met ce dernier bien +au-dessus de Giraut de Bornelh. «Il fut, dit-il, le plus grand artiste +dans sa langue maternelle... En romans et en vers d'amour il surpassa +tous les autres. Laisse dire les sots qui croient que Giraut de Bornelh +lui est supérieur. Ils jugent d'après la renommée, mais non d'après la +vérité; et ils s'affermissent dans leur jugement, avant d'avoir observé +l'art et la raison[13].» Ce jugement de Dante vaut à Arnaut Daniel dans +l'histoire de la littérature provençale une place peut-être plus grande +que celle qu'il mérite. + +Sur sa vie nous savons aussi peu de chose que sur celle des grands +troubadours étudiés jusqu'ici. C'était un chevalier de Ribérac, en +Périgord; il se serait adonné d'abord à l'étude des sciences, qu'il +abandonna bientôt pour la poésie. Il adressa pendant quelque temps ses +hommages à une dame de Gascogne et quoiqu'il n'eût pas été agréé, il +aurait continué à la chanter. Il aurait vécu aussi à la cour du roi +d'Angleterre Richard, où il aurait été le héros de l'anecdote suivante. + +Un troubadour s'était vanté devant le roi Richard de trouver de +meilleures rimes qu'Arnaut Daniel. Celui-ci accepta le défi. Le roi +Richard les fit enfermer dans des appartements séparés et leur donna un +laps de temps pour écrire leurs chansons. Arnaut Daniel était tellement +irrité contre son impudent rival que l'inspiration lui faisait +totalement défaut. L'autre au contraire eut bientôt terminé sa chanson +et il passa les derniers jours à la chanter et à l'apprendre par coeur. +Arnaut Daniel l'ayant entendu retint le texte et la musique. Le jour du +jugement venu, il demanda à chanter le premier; puis il récita +simplement la chanson de son rival. Ce dernier réclama vivement et le +roi ayant interrogé Arnaut Daniel, celui-ci ne fit aucune difficulté +d'avouer. Le roi fut très amusé de cette plaisanterie et rendit aux deux +concurrents leurs chevaux qu'ils avaient donnés en gage[14]. + +L'anecdote nous laisse deviner de quoi était faite en partie la gloire, +la renommée du poète Arnaut Daniel aux yeux de ses contemporains. C'est +le poète des rimes riches, des rimes «chères», comme il dit. Il choisit, +parmi les rimes, les plus rares et la nécessité de les enchâsser au bout +des vers n'est pas pour rendre la pensée plus claire ou la suite des +idées plus nette. + +Il a de plus l'habitude de faire rimer les mots non dans la même strophe +mais d'une strophe à l'autre. Et c'est ainsi qu'il fut d'après Dante, +qui l'a imité, l'inventeur de la «sextine», où les six rimes enjambent, +suivant un certain ordre, de l'une à l'autre des six strophes. + +Cette recherche de la rime rare, tous ces artifices de versification que +nous ne pouvons énumérer ici n'étaient qu'un des côtés de ce que l'on +appelait le «style obscur» (trobar clus) ou plutôt «fermé». Les jeux de +mots, les allitérations les plus fortes, en étaient un autre. Pour +dérouter le lecteur profane, le troubadour détournait les mots de leur +sens habituel, il en créait de nouveaux, les affublait de terminaisons +nouvelles; comme cela n'aurait peut-être pas suffi à produire la bonne +obscurité que l'on cherchait, on laissait aller la pensée à l'aventure; +et l'ensemble de ce «beau désordre» était sans doute un «produit de +l'art», mais de quel art! C'est pourtant à cette conception qu'Arnaut +Daniel devait le meilleur de sa réputation. C'est pour avoir exprimé ses +pensées sous la forme la plus obscure que Dante l'a appelé le chantre de +l'amour et que Pétrarque le nomme le grand maître de l'amour et de la +poésie[15]. + +On comprend qu'il soit plus difficile ici qu'ailleurs de donner par une +traduction une idée de la manière d'Arnaut Daniel. Tout le charme--en +nous plaçant à son point de vue--disparaîtrait: ce serait une trahison. +Voici cependant quelques extraits d'une des rares poésies qui ne soient +pas inintelligibles; on y retrouvera quelques traits qui rappellent les +chansons de Bernard de Ventadour. C'est sans doute la seule à propos de +laquelle le nom du représentant du «style clair» que fut Bernard de +Ventadour puisse être évoqué, + + Lorsque la feuille tombe des cimes les plus hautes et que le + froid s'élève et sèche les rameaux, le taillis est privé du + doux refrain des oiseaux, mais mon amour est parfait... + + Tout est glacé, mais je ne puis avoir froid; car un nouvel + amour me fait reverdir le coeur; je ne frissonne pas de froid, + car amour me couvre et me cache, c'est lui qui me donne ma + valeur et me guide. + + La vie est bonne quand la joie la mène, et tel me blâme, qui + est bien loin de cet idéal; je ne puis conseiller qui me blâme, + car par ma foi, j'ai ma part de ce qu'il y a de mieux. + + Je ne veux pas que mon coeur se mêle d'un autre amour... ni + qu'il tourne ma tête ailleurs; je ne crains pas qu'il y ait + femme plus belle que ma dame, ni même qui lui ressemble[16]. + +Dante a placé Arnaut Daniel dans le «Purgatoire»; c'est en «Enfer» qu'il +rencontre Bertran de Born. + + Je vis un spectacle que j'aurais peur de décrire, sans plus de + preuves, si ma conscience ne me rendait fort... Je vis et il me + semble que je vois encore, marcher un buste sans tête, comme + marchaient les autres compagnons du triste troupeau. Il tenait + sa tête coupée par les cheveux, suspendue à sa main en guise de + lanterne, et cette tête nous regardait et disait: «Hélas!» De + lui-même il se faisait lumière; et ils étaient deux en un et un + seul en deux... Quand il fut droit au pied du pont, il leva les + bras avec toute la tête, pour que ses paroles arrivassent à + nous; et ses paroles furent: «Vois l'horrible supplice, toi + qui, vivant, visites les morts; vois si aucun supplice + ressemble au mien. Pour que tu puisses parler de moi là-haut, + sache que je suis Bertran de Born qui donnai au jeune roi + (d'Angleterre) de mauvais conseils. Je fis lutter l'un contre + l'autre le père et le fils; Architofel ne fut pas plus perfide + en excitant Absalon contre David. Pour avoir mis la division + entre des personnes ainsi unies, je porte hélas! la tête + séparée du corps qui devait la supporter. Ainsi s'observe en + moi la peine du talion.» + +Telle fut la funèbre vision de Dante. Nous sommes mieux renseignés sur +le personnage historique de Bertran de Born que sur la plupart des +autres grands troubadours: et nous pouvons juger si l'horrible supplice +qu'il souffre aux enfers est mérité[17]. + +Bertran de Born était seigneur du château d'Hautefort, en Périgord. Ce +château «était une forteresse de premier ordre, tout à fait digne du nom +qu'on lui avait donné en la bâtissant, haute et forte; mais ce n'était +pas le centre d'une seigneurie de grande importance[18]». + +Bertran de Born prit une part active aux luttes politiques dont le +Limousin fut le théâtre pendant la deuxième moitié du XIIe siècle. C'est +par là que sa vie diffère de celle de Bernard de Ventadour ou d'Arnaut +de Mareuil; c'est ce qui explique aussi la différence profonde qui +sépare leur conception de la poésie. Ce troubadour de haute extraction, +qui passa la majeure partie de sa vie à guerroyer, fut avant tout le +chantre de la guerre. Il a sans doute composé quelques chansons +amoureuses; mais elles sont bien pâles, à côté de celles de Bernard de +Ventadour et à côté de ses poésies guerrières. En revanche il règne sans +conteste dans le domaine de la poésie politique. La langue des +troubadours avait besoin de passer par cette école; elle y a gagné une +fermeté et une vigueur qu'elle ne connaissait guère encore. + +Il est inutile de suivre pas à pas la vie de Bertran de Born: tout un +livre a été consacré à ce sujet. Il suffira de n'en rappeler que ce qui +est nécessaire à l'intelligence de quelques-unes de ses poésies. + +Le roi d'Angleterre, Henri II, par son mariage avec Éléonore +d'Aquitaine, était devenu le suzerain du sire d'Hautefort. Bertran ayant +eu maille à partir avec son frère, celui-ci fit appel à Henri II, et +notre troubadour fut assiégé dans son château. Il supporta vaillamment +l'attaque et bientôt se réconcilia avec le roi d'Angleterre. + +Il se rendit à sa cour, en Normandie; là l'attendait une grande +déception. Il croyait y retrouver les goûts de luxe et de prodigalité +qui régnaient dans le Midi. «Nous autres, Limousins, nous mettons la +folie au-dessus de la sagesse; nous somme gais; nous aimons que l'on +donne et que l'on rie.» Il n'en était pas de même à la cour anglaise et +Bertran y serait mort d'ennui, si la fille du roi Henri II[19], n'avait +daigné agréer ses hommages poétiques. «Il ne saurait y avoir de cour +digne de ce nom, dit-il, sans que l'on y plaisante et que l'on y rie; +une cour sans dons n'est qu'un parc de barons. L'ennui et la mesquinerie +d'Argenton [c'était là que séjournait la cour] m'auraient tué sans +faute, mais la douce figure compatissante, le bon accueil et la +conversation de la Saxonne m'en ont préservé.» + +Cependant des trois fils du roi d'Angleterre l'aîné, Henri, que l'on +appelait le jeune roi, était jaloux de ses frères, surtout de Richard +Coeur de Lion. Bertran de Born embrassa son parti et le poussa à la +révolte contre son frère et son père. Au dernier moment le jeune roi +hésita. Bertran lui adressa un sirventés indigné. + + Je ne veux plus tarder d'écrire un sirventés, tellement j'ai + envie de le dire et de le répandre; car j'ai un motif nouveau + et fort (de composer un chant); le roi Henri retire par force + la demande qu'il avait adressée à son père. Puisqu'il ne + possède aucune terre, qu'il soit le roi des lâches. + +Le jeune roi fut sensible à ce sanglant reproche. Il s'engagea dans la +lutte et demanda à Bertran de Born un nouveau chant pour effacer le +souvenir du premier. Bertran écrivit un chant de guerre enthousiaste. + + Je chante, car le roi m'en a prié en entendant mes menaces; je + chante cette guerre et le jeu que je vois engagé; nous saurons, + quand nous l'aurons joué, auquel des fils appartiendra la + terre. + +Mais le jeune roi mourut tout au début de la campagne (1183). Cet +événement fut, de la part de Bertran de Born, le sujet de deux plaintes +funèbres qui sont parmi les plus sincères que l'ancienne poésie des +troubadours nous ait laissées. Une traduction à peu près littérale de +quelques strophes ne peut en garder qu'un pâle reflet. + + Si tous les pleurs, les deuils et les tristesses, si toutes les + douleurs, les malheurs et les misères qu'on ait jamais entendus + dans ce siècle dolent étaient mis ensemble, ils sembleraient + tous légers auprès de la mort du jeune roi anglais qui met dans + la douleur les jeunes et les vaillants et qui laisse le monde + obscur, sombre et ténébreux, privé de joie, plein de deuil et + de tristesse. + + Dolents et tristes et pleins de chagrin sont restés les soldats + courtois, les troubadours et les jongleurs gracieux; ils ont + trouvé dans la mort un guerrier trop cruel qui leur a enlevé le + jeune roi anglais, auprès duquel les plus généreux étaient + avares... + + Mort cruelle et douloureuse, tu peux te vanter d'avoir enlevé + au monde le meilleur chevalier qui fût jamais; car tout ce qui + fait la réputation de l'homme se trouvait chez le jeune roi + anglais; il vaudrait mieux, s'il plaisait à Dieu, que lui vécût + plutôt que tant d'autres qui n'ont jamais procuré aux vaillants + que deuil et tristesse. + + Implorons la pitié de celui qui voulut venir au monde pour nous + sauver de notre misère et qui reçut la mort pour notre salut, + demandons-lui comme à un seigneur doux et juste, de pardonner + au jeune roi anglais, lui qui est le vrai pardon; qu'il le + mette à côté de ses nobles compagnons, là où il n'y eut et où + il n'y aura jamais ni deuil ni tristesse. + +Après la mort du jeune roi, Bertran de Born se vit assiégé dans son +château d'Hautefort par Richard Coeur de Lion. Il se défendit mollement +et se rendit à merci. Sa reddition aurait été, d'après un de ses +biographes, le sujet d'une scène touchante que le vieux chroniqueur +raconte ainsi. + + Monseigneur Bertran fut appelé avec tout son monde à la tente + du roi Henri et celui-ci le reçut fort mal et lui dit: + «Bertran, Bertran, vous avez dit que jamais encore vous n'aviez + eu besoin de la moitié de votre sens; il me semble + qu'aujourd'hui il vous le faudra bien tout entier.--Sire, dit + Bertran, il est vrai que je l'ai dit et je n'ai dit que la + vérité.» Et le roi lui dit: «Alors vous me faites l'effet de + l'avoir complètement perdu maintenant.--Sire, dit Bertran, je + l'ai perdu, en effet.--Et comment?» dit le roi.--«Sire, dit + Bertran, depuis le jour où le vaillant roi, votre fils, est + mort, j'ai perdu le sens, le savoir et la connaissance.» Le + roi, en entendant Bertran lui parler en pleurant de son fils, + sentit l'émotion lui étreindre le coeur, et le coup fut si fort + qu'il se trouva mal. + + Quand il fut revenu de son évanouissement il s'écria en + pleurant: «Ah! Bertran, Bertran, vous avez bien raison d'avoir + perdu le sens à cause de mon fils, car il n'y avait pas d'homme + au monde qu'il aimât plus que vous. Et moi, par amour pour lui, + non seulement je vous fais grâce de la vie, mais je vous rends + vos biens et votre château et j'y ajoute avec mon amour et mes + bonnes grâces, cinq cents marcs d'argent pour les dommages que + vous avez éprouvés.» + +Dante ignorait sans doute la légende de cette touchante réconciliation, +quand il décrivait l'horrible supplice de Bertran de Born. + +Pardonné par le roi d'Angleterre, Bertran devint son fidèle allié; +cependant il ne poussa pas le dévouement jusqu'à suivre son fils, +Richard Coeur de Lion, en Terre Sainte. «Je voudrais être là-bas, à Tyr, +je vous le jure; mais j'ai dû y renoncer, tellement les comtes, les +ducs, les princes et les rois mettaient de retard à s'embarquer. Et +puis, j'ai vu ma dame, belle et blonde, et mon coeur a faibli; autrement +je serais là-bas depuis au moins un an.» Pour le reste de sa vie, nous +pouvons nous en tenir ici à la brève remarque qui termine sa biographie: +«il vécut longtemps dans le siècle, puis se rendit à l'ordre de Citeaux» +dans l'abbaye de Dalon, voisine d'Hautefort; c'est là qu'il mourut tout +au début du XIIIe siècle. + +Ce fut une vie fort agitée que la sienne; celle de Guillaume de +Poitiers, parmi les troubadours, pourrait seule lui être comparée. Aussi +ses poésies ont-elles une couleur et un éclat que l'on retrouve rarement +dans les poésies des troubadours. Avec lui naît la satire politique et +elle atteint dès ses débuts un degré qu'elle ne dépassera pas. Bertran +de Born attaque avec la même violence le jeune roi Henri, son frère +Richard, le roi d'Angleterre, Philippe Auguste ou le roi d'Aragon, +Alphonse II; aucune tête couronnée n'obtient grâce aux yeux du chevalier +poète: noble attitude en apparence et qui lui donne une allure hautaine +de poète indépendant et redresseur de torts. + +Mais nous serions dupes des apparences si nous nous en tenions à cette +impression. Le mobile le plus ordinaire des indignations poétiques de +notre troubadour, c'est à peu près le seul intérêt personnel. Quand il +prend part au soulèvement des barons aquitains contre leur suzerain, +Richard Coeur de Lion, ce n'est pas pour aider l'Aquitaine à conquérir +son indépendance, mais pour se venger de Richard et obtenir quelques +morceaux à la curée finale. Quand la guerre éclate entre Henri II +d'Angleterre et Philippe Auguste, il manifeste un enthousiasme qui +ressemble à du patriotisme: il rappelle à Philippe Auguste le souvenir +de Charlemagne et lui demande s'il laissera longtemps à l'abandon les +cinq duchés qui composent la couronne de France. Mais le patriotisme n'a +rien à faire dans cet enthousiasme factice: en voici l'explication: «Ne +croyez pas, dit-il, dans une de ses pièces politiques, que j'aie +l'humeur belliqueuse, si je souhaite toujours de voir les puissants en +venir aux mains; c'est grâce à cela que les vassaux et les châtelains +peuvent avoir du bon temps, car bien plus larges, plus généreux, plus +accueillants, je vous le jure, sont les puissants, quand ils ont la +guerre que quand ils ont la paix.» «Quand les rois font des folies, dit +Horace, ce sont les peuples qui en pâtissent.» Ce n'était pas le cas +pour Bertran de Born et pour les autres barons de cette contrée +limousine toujours en révolte contre leurs suzerains. + +Bertran de Born est le poète de la guerre; il l'aime surtout pour les +profits immédiats qu'on en peut retirer. «Le danger est grand, mais le +gain est encore supérieur.» «Nous entendrons bientôt, dit-il dans la +même pièce, les trompettes et les tambours, nous verrons bannières, +gonfanons, et enseignes, les chevaux blancs et noirs... on prendra leurs +biens aux usuriers, on ne verra plus par les chemins les marchands aller +tranquilles et les bourgeois, vivre sans crainte... celui-là sera riche +qui voudra étendre la main.» + +C'est en pensant à cette pièce et à quelques autres du même genre qu'un +éditeur de Bertran de Born l'a appelé un «condottiere» poétique; le mot +est assez juste. Mais on ne peut nier qu'il n'ait senti en soldat la +poésie de la guerre, avec toute sa réalité. Voici sans doute le plus +brillant éloge qu'on en trouve dans la poésie du moyen âge. + + Bien me plaît la bonne saison de Pâques, qui fait naître + feuilles et fleurs; j'aime à entendre la joie des oiseaux qui + emplissent les bocages de leurs chants; mais j'aime aussi à + voir, parmi les prés, tentes et pavillons dressés et j'ai une + grande allégresse à voir rangés par la campagne chevaliers et + chevaux armés. + + J'aime à voir les éclaireurs mettre en fuite les gens qui + emportent leurs biens; j'aime à voir venir après eux une grande + masse d'hommes d'armes; j'aime à voir les forts châteaux + assiégés, les fortifications brisées et démolies et l'armée sur + le rivage, entourée de fossés et de palissades aux pieux + solides et serrés... + + Nous verrons à l'entrée de la bataille trancher et rompre + masses d'armes, épées, casques de couleur et boucliers; nous + verrons maints vassaux frappés ensemble et les chevaux des + morts et des blessés errer à l'aventure; qu'au moment de + l'assaut tout chevalier ne pense qu'à briser bras et têtes, car + il vaut mieux être mort que vaincu. + + Je vous l'assure, ni le manger, ni le boire, ni le dormir ne me + plaisent autant que le cri de guerre: _à eux!_ et le + hennissement, dans l'ombre des bois, des chevaux privés de + leurs cavaliers; rien ne me plaît comme d'entendre: _à l'aide!_ + _à l'aide!_ de voir tomber chefs et soldats sur l'herbe ou dans + les fossés et de contempler les morts qui portent encore au + flanc le tronçon des lances avec leurs flammes[20]. + +Quel que soit le mobile qui a inspiré cette poésie et quelques autres du +même ton, on ne peut nier qu'elle ne sente ce que Victor Hugo a appelé +«l'odeur fauve de la bataille». Ce sont des accents auxquels les +troubadours ne nous avaient pas encore habitués. Le contraste est rude +entre cette poésie vivante, d'une vie farouche et brutale, et les +chansons amoureuses des premiers troubadours. C'est de ce contraste que +naît, en partie, l'intérêt de l'oeuvre de Bertran de Born. Il forme une +exception parmi les troubadours. + +Il donne, dans cette poésie un peu efféminée, comme une note martiale et +virile; il y a là des bruits de clairons et de tambours, comme un écho +des fanfares guerrières. Saluons cette poésie au passage; nous ne la +retrouverons pas dans la littérature provençale. + + + + +CHAPITRE VII + +LA PÉRIODE CLASSIQUE (_Suite_) + + Raimbaut d'Orange et la comtesse de Die.--Sincérité des + poétesses provençales et de la comtesse de Die en + particulier.--Pierre d'Auvergne.--La satire littéraire.--Le + message du rossignol.--Peire Vidal.--Une vie + originale.--Folquet de Marseille.--Folquet évêque de Toulouse + et les hérétiques albigeois + + +Les deux chapitres qui précèdent sont consacrés aux troubadours +originaires du Sud-Ouest de la France. C'est là--on s'en souvient--que +se trouve le berceau de la poésie des troubadours; c'est là aussi que +sont nés les plus grands d'entre eux, ceux que nous pouvons appeler +classiques, entendant par ce mot ceux qui méritent d'être mis hors de +pair par la perfection de la forme et l'élévation de la pensée. + +Cependant les autres provinces de langue d'oc, depuis l'Auvergne jusqu'à +la Provence et au Dauphiné, ont eu également de bonne heure leurs grands +troubadours. C'est ainsi que, si nous avions voulu suivre l'ordre +purement chronologique, nous aurions dû citer, presque en même temps que +Bernard de Ventadour, Raimbaut, comte d'Orange et la comtesse de Die. +L'activité poétique du premier peut être placée entre 1158 et 1173. + +Comme Marcabrun il est un des premiers à cultiver le style obscur, +maniéré et recherché. Une de ses chansons renferme le même mot ou son +dérivé à chaque vers, et il y en a quarante-cinq. Dans une autre il se +contente de répéter le même mot à chaque strophe. Cette recherche des +artifices de la forme n'est pas pour faire croire à la sincérité de ses +sentiments et à la force de sa passion. Le contenu de ses +poésies--presque toutes consacrées à l'amour--justifie cette première +impression. + +Sans doute quelques-unes peuvent faire illusion au premier abord. Il y +attaque souvent les médisants qui le desservent auprès de sa dame; il +proteste à plusieurs reprises de son amour et de sa fidélité, comme dans +le début de la chanson suivante: + + Je ne chante ni pour oiseau, ni pour fleur, ni pour neige, ni + pour gelée, ni pour froid, ni pour chaleur, ni pour le retour + de l'herbe verte dans les prairies; je ne chante et je n'ai + jamais chanté pour nulle autre joie; mais je chante pour la + dame que j'aime, car elle est la plus belle du monde. + + J'ai quitté la pire qu'on ait pu voir ou trouver; et j'aime la + plus belle et la plus honorée qui soit au monde. Je lui serai + fidèle toute ma vie et ne partagerai avec aucune autre mon + amour[1]... + +Mais ce sont là protestations déjà bien banales dans la littérature +provençale. Nulle part on ne sent dans l'oeuvre de Raimbaut d'Orange la +sensibilité naïve de Bernard de Ventadour ou d'Arnaut de Mareuil; on +éprouve plutôt l'impression d'avoir affaire à un excellent artiste en +vers, amoureux des difficultés de la poésie, précieux et recherché. Il +connaît d'ailleurs son talent et s'en vante sans modestie; il défie ses +rivaux et témoigne de quelque vantardise et même de quelque fanfaronnade +en poésie comme en amour. «Depuis qu'Adam mangea la pomme, dit-il, le +talent de plus d'un qui mène beaucoup de bruit ne vaut pas une rave au +prix du mien»; voilà des fanfaronnades de poète, et elles ne sont pas +les seules. Et voici les vantardises de l'amant: «J'ai le droit de rire +et je ris souvent; je ris même en dormant; ma dame me rit si aimablement +qu'il me semble que c'est un sourire divin; et ce sourire me rend plus +heureux que ne ferait le rire de quatre cents anges. J'ai tellement de +joie qu'elle suffirait à rassasier mille malheureux; et de ma joie tous +mes parents vivraient joyeusement sans manger[2].» + +Ce n'est pas par des exagérations de ce genre que se marque la vraie +passion; ces recherches et ces excès sont même un indice du contraire. +Mais ce qui rend assez pâles les poésies amoureuses du comte d'Orange +c'est leur contraste avec celles de la comtesse de Die, qui paraît avoir +eu pour lui un amour sincère et profond. + +C'est une figure originale dans la poésie provençale que celle de la +comtesse de Die[3]. + +Elle n'est pas la seule poétesse du temps, comme on l'a vu dans un +précédent chapitre; mais elle est la plus célèbre. Il faut dire à la +louange de la plupart de ces poétesses que leur poésie se distingue par +une sincérité de ton qui manque souvent à la poésie des troubadours. Le +«style obscur», la rime difficile ne paraissent avoir eu pour elles +aucun attrait. Elles n'ont pris ou appris du métier que ce qui leur +était nécessaire; mais elles ont su rendre avec beaucoup de charme et de +douceur des sentiments sincères et naturels. La plupart des troubadours +écrivaient par nécessité, par métier; il semble que les poétesses +provençales n'aient chanté et n'aient écrit que sous le souffle de +l'inspiration. + +Parmi elles Béatrix, comtesse de Die, occupe une place éminente. Par sa +naissance elle était l'égale du comte d'Orange. Comment naquit et se +développa le roman d'amour dont les chansons de la comtesse de Die--au +nombre de cinq--nous ont gardé l'écho? C'est ce qu'il est bien difficile +de dire. Étant donné ce que nous connaissons du caractère de notre +poète, il ne semble pas qu'il ait répondu comme il convenait à l'amour +que lui témoignait Béatrix. Cependant, des cinq chansons qui nous +restent d'elle deux au moins nous apprennent que son amour pour le comte +d'Orange fut d'abord heureux. La chanson suivante, par exemple, doit se +rapporter au début du roman. On y remarquera une certaine +recherche--plus sensible dans l'original que dans la traduction--et qui +consiste surtout dans la répétition du même mot (ou de son dérivé) deux +fois à la rime; mais il y règne d'un bout à l'autre un souffle de gaîté +et de jeunesse que l'on ne saurait méconnaître. + + Je me repais de joie et d'amour et de l'amour et de la joie me + vient le bonheur; mon ami est le plus gai, c'est pourquoi je + suis aimable et gaie; et puisque je suis sincère, il convient + qu'il le soit avec moi... + + Je suis heureuse de savoir que celui que j'aime est le plus + vaillant qui soit au monde; je prie Dieu qu'il donne grande + joie à celui qui le premier m'attira vers lui; quelque + médisance qu'on lui rapporte, qu'il n'ait confiance qu'en moi; + car souvent on cueille la verge dont on se bat soi-même. + + La femme qui tient à une bonne renommée doit placer son amour + en un preux et vaillant chevalier; quand elle connaît sa + vaillance, qu'elle ne cache pas son amour; quand une femme aime + ainsi ouvertement, les preux et les vaillants ne parlent de son + amour qu'avec sympathie... + + Ami, les preux et les vaillants connaissent votre vaillance; et + je vous demande, s'il vous plaît, de me garder votre amour[4]. + +On a pu remarquer combien cette chanson est conforme à la théorie de +l'amour courtois. L'amour est principe de vertu: l'amant et l'objet aimé +doivent réaliser l'idéal de la perfection; tout amour fondé sur ces +principes et conforme à cet idéal est noble et pur; il est une vertu et +non une faiblesse, et les preux et les vaillants n'en parlent qu'avec +respect et sympathie. Mais il y a dans les cours une catégorie de gens +dont l'unique mission paraît être de troubler l'amour des autres en +répandant médisances et calomnies; c'est à eux qu'est adressé le +fragment de chanson suivant. + + L'amour parfait me donne joie et me fait chanter plus gaiement; + et je n'éprouve ni chagrin ni ennui de savoir que ces médisants + truands travaillent contre moi; leurs médisances ne m'effraient + pas; bien plus, j'en suis dix fois plus gaie... Ces gens-là + sont semblables au brouillard qui s'épand et fait perdre au + soleil ses rayons[5]. + +Il semble cependant que Béatrix avait tort de garder vis-à-vis des +médisants sa gaie et sereine tranquillité; ils réussirent à mettre la +brouille entre elle et le comte d'Orange ou du moins ils y +contribuèrent. Deux des chansons de Béatrix se rapportent à cette +seconde phase du roman. Voici la traduction d'une des deux. + + Je chanterai ce que je n'aurais pas voulu chanter; tellement + celui que j'aime me cause de chagrin. Je l'aime d'amour + parfait; mais auprès de lui ne me sont d'aucun secours ni + pitié, ni courtoisie, ni beauté... Je suis trompée et trahie + comme si j'étais coupable envers lui. + + Ce qui me réconforte, ami, c'est que je ne commis jamais envers + vous aucune faute, en aucune manière; car je vous aime plus que + Seguin ne fit Valence, et il me plaît beaucoup, ami, que je + vous surpasse en amour; puisque vous êtes le plus vaillant, + pourquoi vous, qui êtes si doux pour les autres, pourquoi vous + montrez-vous si dur pour moi en paroles et en actions? + + Je suis bien étonnée, ami, que votre coeur soit si dur, et j'ai + sujet de m'en plaindre. Il n'est pas juste qu'une autre femme + vous enlève à mon amour... Rappelez-vous quel fut le + commencement de cet amour; Dieu veuille que je ne sois pour + rien dans notre séparation... + + Vous devriez avoir égard à mon mérite et à ma naissance, à ma + beauté et plus encore à mon coeur si parfait; c'est pourquoi je + vous mande cette chanson pour vous porter mon message: je veux + savoir, mon bel ami, mon doux ami, pourquoi vous m'êtes si dur + et si cruel; est-ce par orgueil ou par antipathie? Mais je veux + que vous sachiez par mon message que trop d'orgueil fait mal à + beaucoup de gens[6]. + +Il semble que sous cette traduction imparfaite on sente encore la douce +plainte d'un coeur blessé, et d'un coeur délicat. «Quand je veux +chanter, dira une autre poétesse, Clara d'Anduze, je pleure et je +soupire... et mes vers ne disent pas ce qu'il y a dans mon coeur.» C'est +l'écho de ces plaintes et de ces soupirs qui survit dans les chansons de +la comtesse de Die. Et peut-être, encore, comme chez Clara d'Anduze, le +«meilleur de ses vers» ne fut-il jamais lu. + +On pourrait continuer l'histoire de la poésie dans ce petit coin +privilégié de la Provence qu'était le comté d'Orange en étudiant un +autre troubadour, Raimbaut de Vaquières, dont la vie se passa en Italie +et en Terre Sainte, à la suite du marquis de Montferrat. Mais il en sera +question ailleurs. Quittons un moment la Provence pour une autre région, +Raimbaut d'Orange et la comtesse de Die pour Pierre d'Auvergne[7]. + +Pierre d'Auvergne est à peu près contemporain de Bernard de Ventadour et +aussi de Giraut de Bornelh et d'Arnaut de Mareuil; car son activité +poétique s'étend de 1158 à 1180 environ. L'auteur anonyme de sa +biographie nous a donné sur sa vie quelques renseignements qu'il tenait +du Dauphin d'Auvergne, troubadour qui fut en relations avec Pierre; mais +ces renseignements sont peu nombreux. Ils nous apprennent que Pierre +d'Auvergne était le fils d'un bourgeois de Clermont-Ferrand. + + Il était savant et très lettré. Il était beau et avenant de sa + personne... Il fut bon poète et le premier troubadour qui vécut + au delà des montagnes[8]. + + Il fut très honoré et fêté par les vaillants barons et les + nobles dames du temps... Il fut regardé comme le meilleur + troubadour jusqu'au moment où parut Giraut de Bornelh... Il + était très fier de son talent et méprisait les autres + troubadours... Il vécut longtemps dans le monde, puis il fit + pénitence avant de mourir. + +Suivant d'autres témoignages il se destina d'abord à la carrière +ecclésiastique et fut pourvu d'un canonicat. Un troubadour de son temps +le lui rappelle en lui disant: «Quand Pierre d'Auvergne se fit chanoine, +pourquoi se promettait-il à Dieu tout entier, puisqu'il ne devait pas +tenir son serment? Car il se fit jongleur fou et perdit ainsi tout son +mérite.» + +Pendant son stage parmi les chanoines, qui paraît avoir été assez bref, +ce troubadour ne prit pas le goût de l'humilité. «Jamais avant moi, +dit-il, ne furent écrits de _vers_ parfaits.» Par cette vantardise il +appartient bien à la grande famille des troubadours, qui ressemblent sur +ce point à la plupart des autres poètes comme des frères. «Pierre +d'Auvergne, dit-il ailleurs, a une telle voix qu'il chante dans tous les +tons et ses mélodies sont douces et agréables; il est maître de tout, +pour peu qu'il mette un peu de clarté dans sa poésie, qu'on n'entend pas +sans peine.» Remarquons cette réflexion; Pierre est lui aussi un des +représentants du style obscur; mais il semble reconnaître ici qu'il y a +quelque excès dans l'emploi de ce genre et en effet toute une partie de +ses poésies est composée d'après cette nouvelle conception. + +Le sentiment de sa valeur et de sa supériorité poétique se montre avec +éclat dans une curieuse composition[9] qui est le premier essai de +satire littéraire dans la poésie des troubadours. Pierre d'Auvergne y +cite une bonne douzaine de poètes contemporains et il les gratifie à +mesure de quelques épithètes peu flatteuses, mordantes en général, +quelquefois cyniques et grossières. On retrouve dans cette satire un +écho vivant des sentiments qu'un grand poète du temps pouvait avoir pour +ses confrères en poésie; ces sentiments ne sont nullement charitables. + +La vie de Pierre d'Auvergne ressemble à celle de la plupart des +troubadours. Une de leurs habitudes--presque une nécessité--était de +courir le monde, le monde un peu étroit où s'exerçait leur activité. +Pierre d'Auvergne séjourna quelque temps en Espagne. Il y visita la cour +de Sanche III de Castille; c'était un roi chevaleresque; on l'appelait, +dit un chroniqueur du temps, «le père des pauvres, le protecteur des +veuves et des orphelins, le justicier des peuples[10]». Mais ce +n'étaient pas ces qualités qui attiraient les troubadours: Sanche +n'aurait pas été un prince parfait s'il n'avait connu l'art de donner +largement, royalement, à tous les quémandeurs, grands seigneurs +castillans ou troubadours, qui venaient à lui: cela aussi était une +vertu chevaleresque. + +Ce fut sans doute le même motif qui attira Pierre d'Auvergne à la cour +d'Ermengarde, vicomtesse de Narbonne, et à celle de Raimon V de +Toulouse. C'étaient les plus brillantes qui fussent alors dans le Sud de +la France; elles furent deux foyers vivants de poésie pendant la seconde +moitié du XIIe siècle. + +Parmi les poésies de Pierre d'Auvergne quelques-unes sont des poésies +religieuses: elles seront étudiées dans un des chapitres suivants. Une +dizaine ont trait à l'amour. Elles ne se distinguent guère de la plupart +des poésies consacrées par les troubadours à leur thème favori. Ce sont +les mêmes plaintes sur la cruauté et l'orgueil de sa dame qui ne daigne +lui témoigner aucune pitié. «La dame chantée par le poète, dit son +éditeur, n'est qu'une ombre sans nom, sans individualité, sans +personnalité.» Ceci est d'autant plus grave que nous sommes à peine dans +la période classique, encore près des origines. + +Mais Pierre d'Auvergne était capable, le cas échéant, de sincérité et ce +fut au moins une fois un gracieux poète. Il trouva une manière originale +d'envoyer un message d'amour; le poétique messager fut un rossignol. Et +voici la charmante composition où l'oiseau du printemps joue le +principal rôle. Le poète s'adresse en ces termes à son messager ailé. + + «Rossignol, en sa retraite tu iras voir ma dame, dis-lui mes + sentiments et qu'elle te dise sincèrement les siens; qu'elle me + les fasse connaître ici..., et que d'aucune manière elle ne te + garde auprès d'elle...» + + L'oiseau gracieux s'en va aussitôt, droit vers le pays où elle + règne; il part de bon coeur et sans crainte jusqu'à ce qu'il + l'ait trouvée. + + Quand l'oiseau de noble naissance vit paraître sa beauté, il se + mit à chanter doucement, comme il fait d'ordinaire vers le + soir. Puis il se tait et cherche ingénieusement comment il + pourra lui faire entendre, sans la surprendre, des paroles + qu'elle daigne ouïr. + + «Celui qui vous est amant fidèle voulut que je vienne en votre + pouvoir pour chanter selon votre plaisir... + + «Et si je lui porte un message joyeux, vous devez en avoir + aussi grande joie, car jamais ne naquit de mère un homme qui + ait pour vous tant d'amour; je partirai et volerai avec joie où + que j'aille; mais non, car je n'ai pas dit encore mon + plaidoyer. + + «Et voici ce que je veux plaider: qui met son espoir en amour + ne devrait guère tarder, tant qu'amour a des loisirs; car + bientôt les cheveux blonds se changent en cheveux blancs, comme + la fleur change de couleur sur la branche...» + +Telle est la première partie du récit, la première scène de la petite +comédie imaginée par le poète. En voici la seconde. + + L'oiseau a bien volé tout droit vers le pays où je l'ai envoyé; + et il m'a fait tenir un message, suivant la promesse qu'il m'a + faite: «Sachez, dit la dame, que votre discours me plaît; or + écoutez--pour le lui dire--ce que j'ai au coeur... + + «J'ai bien sujet d'être triste, car mon ami est loin de moi... + la séparation fut trop rapide, et, si j'avais su, je lui aurais + témoigné plus de bonté; c'est ce remords qui m'attriste. + + «Je l'aime de si bon coeur qu'aussitôt que je pense à lui me + viennent en abondance jeux et joie, rires et plaisirs; et la + joie dont je jouis secrètement aucune créature ne la connaît... + + «Même avant de le voir il m'a toujours plu; je ne voudrais pas + en avoir conquis qui fût de plus haute naissance... + + «Le bon amour est semblable à l'or, quand il est épuré; il + s'affine de bonté pour celui qui le sert avec bonté; et croyez + que l'amitié chaque jour s'améliore... + + «Doux oiseau, quand viendra le matin, vous irez vers sa demeure + et vous lui direz en clair langage de quelle manière je lui + obéis.» Et l'oiseau est revenu très vite, bien renseigné et + parlant volontiers de son heureuse aventure[11]. + +Ce récit--ou plutôt cette petite comédie--est des plus poétiques. +D'autres troubadours ont employé les oiseaux comme messagers d'amour: +les hirondelles, les perroquets et les étourneaux ont eu tour à tour cet +honneur. Mais le rossignol que Pierre d'Auvergne charge de son message +tient une place à part parmi ces personnages ailés. C'est un avocat +habile, discret et disert, sachant choisir son temps pour ne pas +surprendre ni étonner; procédant sans brusquerie, par allusions voilées, +par réflexions générales; tâchant, suivant une formule chère aux +rhétoriqueurs, de persuader plutôt que de convaincre. Et avec quelle +joie et quelle rapidité ce messager ailé s'acquitte de sa mission! C'est +ce modeste personnage qui fait l'unité de cette poésie. + +Il y a dans le cadre de cette petite composition, dans le récit, dans le +plaidoyer de l'habile avocat, dans la réponse un peu mélancolique qu'il +provoque un charme poétique tout particulier qu'on ne trouve pas souvent +dans l'oeuvre poétique de Pierre d'Auvergne. Restons-en, à son sujet, +sur cette impression. Et quittant l'Auvergne pour le Languedoc, passons +à un troubadour un peu postérieur, mais dont la vie et l'oeuvre sont +empreintes d'une vivante originalité. + +Peire Vidal était le fils d'un marchand de Toulouse. La biographie +provençale nous dit qu'il fut bon troubadour, qu'il chantait à +merveille, et qu'il avait une facilité étonnante à inventer et à +composer; mais il ajoute qu'il fut l'homme le plus fou du monde. +L'histoire de sa vie et la lecture de ses poésies justifie bien ces deux +observations du biographe. + +L'oeuvre de Peire Vidal--qui comprend une cinquantaine de +pièces--témoigne d'une remarquable facilité; l'inspiration n'en est pas +profonde, mais le développement est clair et abondant, rien n'y trahit +l'embarras ni l'effort. Il aurait réussi sans peine dans le genre du +style obscur; mais il paraît avoir eu plus de goût pour la clarté; aussi +est-il encore aujourd'hui d'une lecture facile et le lecteur connaît +rarement avec lui l'amer plaisir de trouver sous une forme recherchée et +obscure une pensée banale. La seconde observation que fait le biographe, +«il fut l'homme le plus fou du monde» est justifiée par l'histoire de sa +vie. On ne prête qu'aux riches, sans doute, et la plupart des anecdotes +qui ont trait à sa vie ne sont que des légendes; mais Peire Vidal fut, à +ce point de vue, prodigieusement riche. + +Et d'abord il semble que, par une première folie, il se soit fait une +ennemie de la comtesse Barral de Baux, femme du seigneur de Marseille. +On se souvient peut-être qu'il fut un peu trop entreprenant avec elle et +que la comtesse, malgré son mari qui prenait très bien la chose et qui +riait des folies du troubadour, exigea son départ. Peire Vidal se +réfugia en Italie, à Gênes; c'est là qu'il composa la jolie chanson +suivante. + + J'aspire avec mon haleine la brise que je sens venir de + Provence; tout ce qui vient de là-bas me plaît, et quand + j'entends qu'on en dit du bien, j'écoute en souriant. Pour un + mot j'en demande cent, tant me plaît tout ce que j'en entends + dire. + + Car, des bords du Rhône jusqu'à Vence, entre la mer et la + Durance, je ne sais si doux séjour ni où brille de joie plus + parfaite; c'est dans cette noble contrée que j'ai laissé mon + coeur joyeux, auprès de celle qui donne la gaîté aux + malheureux. + + Qui a souvenance d'elle ne connaît point l'ennui; car elle est + la source de la joie; quelque éloge qu'on en fasse, quelque + bien qu'on en dise, il n'y a point d'exagération; elle est, + sans conteste, la plus belle et la plus aimable qui se voie au + monde. + + Je lui dois la gloire que me valent mes beaux vers et mes + belles actions; car c'est d'elle que je tiens le talent et la + connaissance; c'est elle qui m'a rendu gai et qui m'a fait + poète; tout ce que je fais de bien me vient d'elle[12]... + +Son séjour à Gênes fut l'occasion de nombreuses chansons. Mais Barral de +Baux, qui l'aimait beaucoup, le regrettait; il fit si bien que sa femme +pardonna Peire Vidal; il revint à Marseille où il fut fort bien +accueilli. Et il paya son pardon en poète, par une chanson. + + Puisque je suis revenu en Provence et que ma dame m'a pardonné, + je dois faire une bonne chanson, au moins par reconnaissance... + + Comme je n'ai jamais commis de faute, j'ai bon espoir que mon + malheur se change en bien... et tous les autres amants pourront + se réconforter en apprenant mon bonheur; car avec un labeur + surhumain je tire un feu clair de la froide neige et de l'eau + douce de la mer. + + Je m'abandonne tout entier en son pouvoir et elle ne me + refusera pas; car elle peut me vendre ou me donner à son gré. + + Ceux qui blâment une longue attente ont grand tort; car les + Bretons ont maintenant leur Arthur en qui ils avaient mis leur + espoir; et moi, pour avoir longuement espéré, j'ai conquis une + bien grande douceur, un baiser que la force d'amour me fit + prendre à une dame, mais maintenant elle doit me le donner. + + Sans avoir péché j'ai fait pénitence, j'ai demandé pardon sans + avoir fait de tort... de la colère je fais sortir la + bienveillance et des pleurs une joie parfaite; je suis hardi + par peur, je sais gagner en perdant et vaincre tout en étant + vaincu[13]... + +Sa folie se manifestait de diverses manières. Quand son seigneur, le +comte Raimon V de Toulouse, qui avait été si sympathique à la poésie, +mourut, Peire Vidal n'exprima pas sa tristesse comme le commun des +troubadours. Ceux-ci se contentaient d'ordinaire de composer en +l'honneur de leurs protecteurs une plainte funèbre plus ou moins bien +sentie. Peire Vidal, si nous en croyons la biographie, aurait fait +couper la queue et les oreilles à tous ses chevaux; il fit raser la tête +à ses domestiques et leur ordonna de laisser pousser la barbe et les +ongles. Tout ceci est-il bien authentique? et Peire Vidal avait-il un +tel train de maison qu'il pût se permettre ces folies? On ne saurait +l'affirmer; mais il semble qu'il en fût bien capable. + +Il aurait gardé longtemps ce deuil, jusqu'au jour où le roi d'Aragon, +Alphonse II, vint en Provence. Il était accompagné de barons de haut +parage, tous joyeux compagnons et amoureux de poésie; Peire Vidal +n'aurait pas su résister à leur amicale insistance et pour leur plaire +il aurait écrit la chanson suivante. + + J'avais quitté la poésie, de tristesse et de douleur; mais + puisque je vois que cela plaît au roi, je ferai une chanson + nouvelle, que (mes amis) porteront en Aragon... + + Je me suis donné à une telle dame que je vis de gloire et + d'amour; car en elle la beauté s'épure, comme l'or sur les + charbons ardents. Comme elle agrée mes prières, il me semble + que le monde est à moi et que le roi tient de moi ses fiefs. + + Je suis couronné de joie parfaite plus que tout empereur, car + je me suis énamouré d'une noble dame; et je suis plus riche + pour un ruban que dame Raimbaude m'a donné que le roi Richard + avec Poitiers, Tours et Angers. + + Je n'éprouve aucun déshonneur de m'entendre appeler loup, de + m'entendre insulter par les bergers ni de me voir chassé par + leurs chiens; j'aime mieux les buissons et les bois qu'un + palais ou une maison; (pour elle) je vis avec joie dans la + neige, dans la glace et le vent[14]. + +On a reconnu ici l'allusion à la fantastique anecdote rapportée dans sa +biographie, et d'après laquelle, pour pouvoir approcher une dame appelée +Louve, il se serait habillé en loup, aurait été poursuivi par des chiens +et porté en piteux état au château de la Louve. Cette anecdote comme on +voit n'est pas sortie tout entière de l'imagination du biographe; Peire +Vidal a contribué de son mieux à faire naître la légende. + +Mais il eut bientôt l'occasion de satisfaire des goûts un peu différents +de ceux qui animent d'ordinaire le coeur des poètes. Ce troubadour se +sentait l'âme d'un héros; et pour que nul ne l'ignorât, il ne manquait +aucune occasion de s'en vanter. On croirait entendre souvent Bertran de +Born, le grand baron poète, farouche et violent dans ses poésies +guerrières. + + Si j'avais un bon destrier, dit comme lui Peire Vidal, mes + ennemis seraient bientôt à ma merci; car ils me craignent plus + qu'une caille ne fait un épervier; ils ne donnent plus un + denier de leur vie, tant ils me savent fier, courageux et + vaillant... + + J'ai fait les prouesses de Gauvain et de bien d'autres; et + quand je suis sur un cheval armé, je brise tout ce que je + rencontre; j'ai fait tout seul cent chevaliers prisonniers et à + cent autres j'ai enlevé le harnais--j'ai fait pleurer cent + femmes, j'en ai fait rire et amuser cent autres. + + Quand j'ai revêtu ma double cuirasse, quand j'ai ceint l'épée, + la terre tremble partout où je passe; il n'y a pas d'ennemi si + orgueilleux qui ne me laisse aussitôt sentiers et chemins; + tellement ils me craignent quand ils entendent mes pas. + + En vaillance j'égale Roland et Olivier, et pour les femmes + Bernard de Montdidier; ma vaillance me donne la gloire; souvent + viennent vers moi des messagers avec un anneau d'or, avec des + rubans blancs ou noirs, et avec de tels messages dont tout mon + coeur se réjouit[15]. + +A cette époque les âmes héroïques ne restaient pas longtemps sans +emploi. Et Peire Vidal s'embarqua avec Richard Coeur de Lion pour la +Terre Sainte. Mais, en route, un séjour qu'il fit à Chypre lui fut +fatal. Il s'y maria avec une Grecque; son goût pour les armes et pour +les beaux coups d'épée paraît s'être éteint, mais la folie des grandeurs +reparut. On lui fit croire que sa femme était de sang impérial. Il prit +le titre d'empereur, exigea que sa femme fût appelée impératrice, eut +des armoiries et fit suivre un trône dans ses déplacements. Il aurait +même eu l'intention d'armer une flotte pour aller conquérir l'empire. +Combien de temps dura cette folie? Dans quelle mesure sa femme la +partageait-elle? Et quelle part de vérité renferme encore cette +anecdote? C'est ce que nous ignorons; on sait seulement que Peire Vidal +passa une partie de sa vie, pendant la dernière période, en Lombardie et +en Hongrie[16]. + +Ce serait une erreur de croire qu'il n'eut que des folies à son actif. +Ce troubadour à l'humeur vagabonde et à la fantaisie déréglée était +capable, à l'occasion, de poésie sincère et éloquente. Dans ses poésies +politiques en particulier il montre un sens des réalités et des +nécessités qui fait un singulier contraste avec ses chansons amoureuses. +Ce fut en somme une nature de poète bien doué. + +L'imagination et la fantaisie paraissent primer chez lui tous les autres +dons; mais ce sont là dons de poète et si même notre troubadour a fait +passer un peu de cette fantaisie dans la réalité de la vie, c'est un +charme de plus, du moins pour ceux qui ont à l'étudier. + +Il ne semble pas que Peire Vidal ait passé la dernière partie de sa vie +dans sa ville natale, Toulouse. On suppose qu'il vécut jusqu'aux +environs de 1215; à cette époque les chansons joyeuses commençaient à ne +plus être de mode dans le Midi de la France; depuis plusieurs années la +croisade contre les Albigeois y accumulait les ruines et les deuils. On +va voir par l'étude du troubadour Folquet de Marseille la transformation +qui se produisit dans le Midi. + +Le troubadour Folquet de Marseille était d'origine italienne; il était +fils d'un marchand de Gênes et il paraît avoir exercé pendant quelque +temps le métier paternel[17]. Puis la vocation poétique l'emporta; il +abandonna le commerce où son père s'était enrichi et s'adonna à la +poésie. Dante l'a placé au Paradis et lui prête la déclaration suivante: +«Je suis né dans cette vallée qui sépare la terre de Gênes et celle de +la Toscane; presque sur la même ligne où se lève et se couche le soleil +(c'est-à-dire sur le même méridien) se trouve Buggia (Bougie en Afrique) +et la ville où je vécus, qui jadis réchauffa de son sang les eaux de son +port»[18]... + +Pétrarque cite à son tour notre poète dans ses _Triomphes d'Amour_: +«Folquet, dit-il, a enlevé son nom à Gênes pour le donner à Marseille; +et à la fin il changea pour une meilleure patrie son habit et son état.» + +Le milieu où vivait Folquet était loin d'être défavorable à la poésie. +Gênes a fourni--un peu plus tard il est vrai--toute une pléiade de +troubadours, et Marseille était le siège de la seigneurie de Barral de +Baux, un des grands seigneurs qui protégèrent avec le plus de sympathie +la poésie provençale. C'est à la femme du vicomte de Marseille, Azalaïs, +que ce fou de Peire Vidal dédiait ses chansons; c'est elle aussi que +chanta Folquet. + +Il la désignait sous le nom d'_Aimant_, pseudonyme dont se servirent +aussi quelques autres troubadours. Mais il ne semble pas que la force +d'attraction de cet aimant fût très forte; bien plus, Folquet de +Marseille semble avoir été plus souvent repoussé qu'attiré. Ses chansons +sont pleines de plaintes sur son amour malheureux. Il accuse amour +d'inconséquence: «Il lui plut, dit-il, de descendre en moi sans amener +comme compagne la pitié qui pourrait adoucir ma douleur.» L'amour qui +n'est pas accompagné de la pitié, continue Folquet, est un «désamour». +Folquet développe ce thème avec subtilité, mais aussi avec préciosité. +«Cela ne peut durer ainsi, dit-il, dans une apostrophe à l'amour, il +faut qu'amour et pitié aillent ensemble.» Mais sa dame est moins cruelle +qu'Amour; son visage est blanc et coloré, comme la neige et le feu; le +mélange des couleurs est pour notre troubadour l'indice des sentiments +du coeur: pitié et amour s'unissent en elle. + +Ailleurs il s'en prend à ses yeux: «Ils ont bien mérité de pleurer, +dit-il; ils ont causé leur mort et la mienne; pourquoi se sont-ils +trompés dans leur choix?» + +Ce n'est pas par cette préciosité un peu puérile qu'il faudrait juger +uniquement Folquet de Marseille. Il sait s'exprimer avec plus de +simplicité et aussi avec plus de sincérité et de profondeur, par exemple +dans le début de la chanson suivante. + + Si j'avais le coeur à chanter, ce serait bien le moment de + faire des chansons pour maintenir la joie; mais quand je + considère ma part de bonheur et de malheur, je suis bien + affligé de mon lot; on me dit riche et heureux, mais ceux qui + le disent ignorent la vérité; il n'y a de bonheur que quand + tous nos voeux sont accomplis; un pauvre joyeux est plus riche + qu'un grand riche sans joie... + + Si je fus gai et amoureux, je n'ai plus de joie d'amour et je + n'en espère aucune; nul autre bien ne peut plaire à mon coeur; + les autres joies me semblent des tristesses; sur mon amour je + vous dirai la vérité; je n'ose le quitter et je n'ose bouger; + je n'ose m'élever et je n'ose rester en place; je suis comme un + homme qui, arrivé au milieu d'un arbre, est monté si haut qu'il + n'ose ni redescendre ni aller plus loin, tellement cela lui + paraît dangereux... + +La chanson se termine par un intéressant aveu: + + Je pensais mentir (entendez: plaisanter) mais malgré moi je dis + la vérité... je pensais faire croire ce qui n'est pas, mais + malgré moi ma chanson devient vraie[19]. + +Sans doute il ne faut pas attribuer trop d'importance à cette +déclaration; mais plus d'un troubadour pouvait la faire. Les plaintes de +Folquet de Marseille ne sont peut-être qu'un jeu poétique où l'esprit +seul a sa part; cependant il ne serait pas étonnant en cette matière que +le coeur ait été souvent la dupe de l'esprit. + +Folquet dut quitter Marseille pour une imprudence. Le vicomte Barral de +Baux avait deux soeurs à sa cour, Laure de Saint-Jorlan et Mabille de +Pontevès. La vicomtesse, jalouse de sa belle-soeur Laure, aurait exigé +le départ du troubadour. + +Folquet en quittant Marseille vint auprès du seigneur de Montpellier et +il adressa ses hommages poétiques à l'impératrice. Montpellier avait en +effet alors une impératrice[20]. C'était la fille de l'empereur de +Constantinople, Manuel Comnène, à qui il était arrivé une étrange +aventure, bien digne des moeurs du temps. Elle avait été demandée en +mariage par le roi Alphonse II d'Aragon et elle lui avait été accordée. +Elle se mit en route pour Barcelone, mais quand elle arriva, il était +trop tard; le roi d'Aragon impatient s'était marié avec la fille du roi +de Castille. La pauvre princesse retourna à Montpellier, où elle avait +sans doute débarqué; le seigneur de cette ville vint au secours de la +fiancée errante en l'épousant. Elle garda son titre d'impératrice et +c'est sous ce titre que les troubadours la chantèrent. Folquet resta +sans doute peu de temps à Montpellier et revint bientôt à Marseille. A +la mort du vicomte Barral de Baux, en 1192, il écrivit une touchante +plainte funèbre en son honneur. + + Semblable au malade qui est si déprimé par le mal qu'il ne sent + plus sa douleur, je ne sens pas ma tristesse... et nul homme ne + peut savoir le deuil que me cause la mort de mon bon seigneur + Barral... + + Vous étiez élevé, mais vous êtes tombé comme une fleur qui se + fane d'autant plus vite qu'on la voit plus belle; Dieu nous + montre que c'est lui seul que nous devons aimer et qu'il faut + mépriser le misérable monde où nous passons comme des + voyageurs... + + Seigneur, c'est grande merveille que je puisse chanter de vous, + quand je devrais tant pleurer; mais je pleure abondamment en + pensant que les gentils troubadours diront de vous plus de + louanges que je n'en saurais dire[21]. + +La tristesse qui s'empara de Folquet à la mort de son ami fut sincère; +et elle ne contribua pas peu à l'éloigner du monde et de la poésie. +«Quand il eut perdu, dit sa biographie, ses amis, il en eut tant de +tristesse qu'il se rendit à l'ordre de Citeaux avec sa femme et les deux +enfants qu'il avait. Il devint abbé d'une riche abbaye de Provence, puis +fut évêque de Toulouse et mourut dans cette ville.» + +Il fut mêlé, comme évêque de Toulouse, aux événements les plus tristes +de la croisade albigeoise et il se comporta, en cette aventure, comme on +ne l'aurait guère attendu de ce gracieux troubadour. + +Et d'abord, par esprit de mortification, il brûla ce qu'il avait adoré; +il rougissait de ses poésies profanes: ceci était dans l'ordre. Ce qui +l'était peut-être moins, ce fut la part qu'il eut aux mesures les plus +draconiennes prises contre les Albigeois. Il se signala par une telle +vigueur dans la répression de l'hérésie qu'il fut plus tard sanctifié +par l'Église. L'auteur anonyme de la _Chanson de la Croisade_ le juge +d'une façon plus profane, mais sans doute aussi plus humaine et plus +juste. Dans un passage célèbre de cette épopée, le comte de Toulouse se +défend devant le pape des accusations portées contre lui. Voici ce qu'il +dit de l'évêque Folquet auquel il répondait. + + Quand il fut nommé moine et abbé, le feu s'éteignit dans + l'abbaye et ne se ralluma pas avant son départ; quand il fut + élu évêque de Toulouse, il se répandit sur notre terre un tel + feu qu'aucune eau ne pourra jamais l'éteindre; car il fit + perdre la vie à plus de cinq cent mille personnes, grands et + petits; par la foi que je vous dois, en faits et en paroles, il + ressemble plutôt à l'Antechrist qu'à un messager de Rome.[22] + +Nous n'avons pas à rechercher ici quelle est la qualification qui lui +convient le mieux. Mais la scène qui vient d'être citée nous rappelle +qu'il y a quelque chose de changé dans le Midi de la France. Des +événements importants s'y sont produits au début du XIIIe siècle. La +croisade contre les Albigeois, avec ses conséquences politiques et +religieuses, y a transformé bien des choses. Pour la poésie, c'est la +décadence qui commence et qui arrive à grands pas. + + + + +CHAPITRE VIII + +LA PÉRIODE ALBIGEOISE: PEIRE CARDENAL + + Débuts de la décadence.--Les causes.--La croisade contre les + Albigeois.--Raimon de Miraval.--La Chanson de la + Croisade.--Bernard Sicard de Marvejols.--Peire Cardenal.--Ses + attaques contre les femmes et l'amour.--La satire morale et + sociale.--Satires contre les croisés et contre le + clergé.--L'anticléricalisme de Peire Cardenal.--Satire contre + la papauté: Guillem Figueira.--Défense de la papauté: Dame + Gormonde, de Montpellier. + + +Diez place aux environs de 1250 le début de la dernière période de la +poésie provençale, de la période de décadence. Cette date est trop +tardive; la décadence a commencé plus tôt et les germes en sont de plus +en plus visibles pendant la première moitié du XIIIe siècle. + +La période la plus brillante pour la noblesse méridionale paraît avoir +été le XIIe siècle: c'est aussi--du moins dans sa deuxième partie--la +période de splendeur de la poésie des troubadours. Mais dès la fin du +XIIe siècle plusieurs d'entre eux se plaignent--déjà!--de la +transformation qui s'opère dans les moeurs. Le siècle est devenu +grossier, les grands seigneurs, si larges et si généreux d'ordinaire, +deviennent durs et avares; ils ne sont plus si accueillants au talent, à +la poésie, point si disposés aux fêtes et amusements; leurs passe-temps +sont la guerre et le pillage: telles sont les plaintes que fait +entendre, un des premiers, Giraut de Bornelh. Supposerons-nous qu'il y a +quelque exagération dans ces plaintes, qu'elles lui sont inspirées par +les désordres dont il fut le témoin et même la victime? Non, il semble +plutôt qu'elles soient fondées et qu'elles ne soient qu'un écho de la +réalité. Les successeurs immédiats de Giraut de Bornelh les expriment à +leur tour, elles se multiplient bientôt au point de devenir un thème +conventionnel. + +Un changement s'était produit en effet d'assez bonne heure dans la haute +société méridionale. La noblesse y avait atteint un degré de culture que +celle du Nord ne connaissait pas; l'histoire des troubadours en témoigne +à tout instant. Mais la vie brillante et facile n'a qu'un temps, même +dans les sociétés, et bientôt la décadence se faisait sentir: cette +société s'en allait gaîment à sa ruine. + +Elle s'appauvrit assez vite par ses goûts de luxe et ses prodigalités. +On a vu plus haut quelles folies, suivant un chroniqueur, marquèrent la +réunion des seigneurs méridionaux à Beaucaire. L'or y aurait été +semé--et non pas au figuré--à pleines mains. Admettons la fausseté du +récit, si l'on veut, au point de vue historique; mais on connaît par des +documents de tout genre les goûts et les moeurs du temps, les uns et les +autres rendent possibles des folies de ce genre. + +Une autre cause contribua à l'appauvrissement de la noblesse: ce fut +l'érection des consulats dans les grandes communes du Midi. Les +premiers--importés sans doute d'Italie--datent de la fin du XIIe siècle. +Leur institution marque l'avènement de la bourgeoisie à la vie +politique; les bourgeois et les marchands, gens actifs et hardis au +travail, s'enrichissent et se taillent une assez belle part d'influence +dans la société. La situation sociale de la noblesse en est diminuée +d'autant; sa puissance et son influence baissent rapidement dans les +villes, surtout dans les villes marchandes comme Marseille, Arles, +Avignon, Montpellier, Narbonne, Toulouse, où le XIIIe siècle voit le +triomphe de la bourgeoisie. + +Mais à ces causes d'appauvrissement de la noblesse vint s'en joindre, +dès les premières années du XIIIe siècle, une autre bien plus grave. Au +mois de juin 1209 une armée de croisés était concentrée à Lyon, non pas +pour partir en Terre Sainte, mais pour marcher contre le Midi de la +France. Il est à peine besoin de rappeler les faits qui avaient précédé +ces événements. Le Midi avait vu naître depuis la fin du XIIe siècle des +sectes hérétiques. Le berceau de l'hérésie était dans le pays Albigeois, +mais elle s'était répandue dans tout le Languedoc, de Toulouse à +Beaucaire. L'hérésie nouvelle n'était qu'une transformation de la grande +hérésie manichéenne qui professait que le monde est livré à deux +puissances, celle du bien et celle du mal: c'était le fond du dualisme +manichéen, c'était la croyance des cathares albigeois. Une autre +hérésie, celle des Vaudois, était née à Lyon--mais elle avait recruté de +nombreux adeptes dans le Languedoc: Vaudois et Albigeois étaient +confondus par l'Église dans une réprobation commune. On sait comment +elle s'y prit pour extirper l'hérésie jusqu'en ses racines[1]. + +Les seigneurs du Midi étaient coupables non pas d'hérésie, mais de +faiblesse et d'indulgence pour les hérétiques; ils étaient d'une +tolérance rare pour le temps; le pape Innocent III appela contre eux les +barons du Nord; ils accoururent en foule à cette nouvelle croisade, +moins dangereuse en somme que les expéditions d'outre-mer et qui +promettait des bénéfices plus immédiats. + +L'armée des croisés marqua son passage par le siège et le pillage de +Béziers et de Carcassonne. A Béziers sept mille personnes périrent dans +la seule église de la Madeleine[2]. Toulouse fut d'abord épargnée, parce +que Raimon VI et la bourgeoisie se soumirent en quelque manière aux +croisés; mais les exigences de ces derniers devenant trop fortes, +bourgeois et comte prirent les armes. + +La guerre fut menée avec vigueur et unité du côté des croisés, avec +mollesse, et avec peu d'entente du côté des seigneurs méridionaux. Simon +de Montfort, comte de Leicester, ravagea le Languedoc sans trêve ni +cesse; les principales forteresses tombèrent en son pouvoir et s'il +éprouva quelques légers échecs, ils furent vite réparés. Les excès +furent innombrables. L'historien officiel de la croisade, le moine de +Vaux-Cernay, s'exprime en ces termes: «C'est avec une allégresse extrême +que nos pèlerins brûlèrent encore une grande quantité d'hérétiques»; +l'historien moderne auquel nous empruntons cette citation, M. Luchaire, +dit à son tour: «Chaque pas en avant de l'armée d'invasion est marqué +par une boucherie[3].» Les principaux événements de cette triste période +furent le siège de Béziers et de Carcassonne (juillet 1209), +l'excommunication de Raimon VI, comte de Toulouse (1211), la bataille de +Muret où Raimon fut vaincu et où le roi Pierre d'Aragon, qui était venu +à son secours, fut tué (1213), le concile de Latran (1215), le siège de +Toulouse et la mort de Simon de Montfort (1218). Ajoutons-y +l'établissement de l'Inquisition et la fondation de l'ordre des +Frères-Prêcheurs par saint Dominique. + +On devine sans peine ce que devenait la poésie courtoise au milieu du +tumulte des armes. La plupart des protecteurs des troubadours, Raimon +VI, comte de Toulouse, les comtes de Foix, de Comminges, de Béarn +étaient en pleine lutte; les seigneurs de moindre importance y étaient +entraînés de gré ou de force; les envahisseurs, suivant l'exemple de +leur chef Simon de Montfort, étaient encore plus sensibles aux biens +temporels qu'aux indulgences qu'ils gagnaient à la croisade. Il n'y +avait plus de place dans cette société nouvelle pour la poésie, ou du +moins pour la poésie courtoise. Un troubadour toulousain, Aimeric de +Péguillan, exilé dans la Haute-Italie, exprime ainsi le contraste entre +l'ancien temps et le nouveau: «Voici ce que je voyais avant mon exil: si +par amour on vous donnait un ruban, aussitôt naissaient joyeuses +réunions et invitations; il me semble qu'un mois dure deux fois plus que +ne durait un an, au temps où la galanterie régnait; quel chagrin de voir +la différence entre la société d'hier et celle d'aujourd'hui[4]!» + +Cependant un autre troubadour d'origine languedocienne, Raimon de +Miraval, petit chevalier de la région de l'Albigeois, ne paraît pas +s'être aperçu qu'un changement profond s'opérait autour de lui. La +plupart de ses chansons amoureuses semblent avoir été écrites pendant la +période la plus tragique de la croisade contre les Albigeois. Marié avec +une poétesse, Raimon de Miraval, qui avait des relations avec les +principaux seigneurs du pays, de Narbonne à Toulouse, aurait mené une +vie fort insouciante et fort joyeuse et la société pour laquelle il +écrivait n'aurait pas vécu différemment. Bien plus, ce troubadour au +calme olympien aurait écrit ses chansons les plus gaies en pleine +vieillesse: double motif d'étonnement et belle occasion de dépeindre +l'insouciance et la frivolité de cette société méridionale qui ne +songeait qu'à s'amuser et à «s'esbaudir» au moment où la guerre faisait +rage autour d'elle. + +Ne la calomnions pas trop; elle a fort à se faire pardonner sans doute. +Si elle a eu l'intention de défendre son indépendance, elle n'a pas eu +la volonté nécessaire; les efforts désordonnés, le manque d'union devant +le danger, l'absence d'un chef capable et énergique ont rendu ses +sacrifices inutiles; mais elle a su faire des sacrifices; et si, au +siège de Toulouse, les femmes et les enfants portaient en chantant des +pierres pour réparer les brèches, cela prouve qu'on y faisait gaîment +son devoir. + +Raimon de Miraval n'est pas une exception. Et d'abord il semble bien que +l'on confonde sous le même nom deux personnes de la même famille, le +fils et le père; et ce fils lui-même, qui n'aurait pas été un vieillard +au moment où il composait ses poésies amoureuses, serait mort avant la +croisade contre les Albigeois. Il resterait donc simplement qu'à la +veille de la catastrophe la société méridionale, et principalement +languedocienne, n'aurait rien perçu des signes avant-coureurs de l'orage +et n'aurait rien fait pour le conjurer. Cette observation est plus juste +et correspond mieux à la réalité[5]. + +Quant aux troubadours, ils ont témoigné assez souvent et avec éloquence +les sentiments d'indignation ou de pitié que faisaient naître les +massacres inutiles qui avaient marqué l'expédition des croisés. Si ces +études ne portaient pas surtout sur la poésie lyrique, il y aurait lieu +d'analyser et de commenter ici la _Chanson de la Croisade_, poème épique +de plus de neuf mille vers (9578), écrit par deux auteurs différents; le +premier était un clerc originaire de la Navarre, le second est inconnu. +On y relèverait, surtout dans la partie anonyme, la grandeur épique du +récit, la gravité du ton dans les discours et le souffle héroïque qui +l'anime d'un bout à l'autre. + +La poésie lyrique a également gardé l'écho des rancunes et des haines +que la croisade a fait naître. On doit à un obscur troubadour, Bernard +Sicard de Marvejols, une éloquente satire contre la croisade et surtout +contre les pieux auxiliaires des croisés. + + Je ne puis décrire ma tristesse et ma peine; je vois le monde + confondu, les lois et les serments violés. Tout le long du jour + je m'irrite, la nuit je soupire veillant ou dormant; de quelque + côté que je me tourne, j'entends la gent courtoise qui crie + humblement aux Français: «Sire»; les Français accordent leur + pitié pourvu qu'ils voient le butin. Ah! Toulouse et Provence, + terre d'Argence, Béziers et Carcassonne, comme je vous ai vues + et comme je vous vois! + + Les chevaliers de l'Hôpital ou de tout ordre que ce soit me + sont odieux; je trouve en eux l'orgueil joint à la simonie et à + l'amour des grands biens; pour être admis dans leurs rangs, il + faut de grandes richesses, de bons héritages; ils ont + l'abondance et le bien-être; la fourberie et la ruse, c'est là + leur religion. + + O noble clergé, quel grand bien je dois dire de vous! Si je le + pouvais, je doublerais mes éloges. Vous tenez bien la droite + route et vous nous l'enseignez; mais les bons guides auront de + belles récompenses; vous êtes larges en aumônes, vous ne + connaissez point la convoitise et vous menez une vie bien + malheureuse... Mais que Dieu soit plutôt avec nous, car tout ce + que je dis est mensonge[6]. + +C'est surtout chez un troubadour né à l'extrémité du Languedoc, chez +Peire Cardenal, que ces sentiments se retrouvent, exprimés avec une +éloquence âpre et rude. Peire Cardenal est le grand troubadour de cette +période du début de la décadence. C'est un de ceux qui, par la noblesse +et la sincérité des sentiments et surtout par ces «haines vigoureuses» +que le spectacle du vice ou de l'injustice donne aux «âmes généreuses», +mérite d'avoir une place à part, et par certains côtés, une place unique +parmi les troubadours. Avec lui c'en est fait des chansons joyeuses ou +légères; sa lyre est accordée sur un autre ton. + +Il n'existe sur Peire Cardenal qu'une courte notice biographique du +temps, écrite par un notaire de Nîmes, Michel de la Tour. Cardenal était +du Puy-en-Velay; il était de bonne naissance, fils de chevalier; ceci +est confirmé par des documents concernant la ville du Puy. Comme son +compatriote Pierre d'Auvergne, il était destiné à l'état ecclésiastique. +«Quand il était jeune, son père l'établit chanoine au chapitre du Puy; +il y apprit ses lettres et sut bien réciter et bien chanter.» Et le +biographe ajoute: «Quand il fut arrivé à l'âge d'homme, il s'éprit de la +joie de ce monde, car il se sentait gai, beau et jeune»: trois qualités +de tout premier ordre pour réussir dans la carrière de troubadour. «Il +composa des chansons, mais peu; mais il écrivit maints sirventés beaux +et bons... il y châtiait rudement les mauvais prêtres...» C'était un +troubadour de haut étage, il se faisait accompagner d'un jongleur qui +chantait ses compositions. «Il fut très honoré par le bon roi Jacme +d'Aragon et autres barons.» Enfin le biographe certifie, foi de notaire, +que Peire Cardenal atteignit presque l'âge de cent ans. + +Plusieurs points sont dignes de remarque dans cette courte biographie; +il y est dit en particulier que Peire Cardenal composa peu de chansons: +elles sont rares en effet dans son oeuvre et le peu qu'il en reste nous +laisse voir que Peire Cardenal n'avait aucun goût pour la poésie +amoureuse. + +Peire Cardenal est en effet un «misogyne»; il continue dans la poésie +provençale la tradition inaugurée par Marcabrun. Comme lui, il s'attaque +à l'amour vénal et, avec son tempérament satirique, ne lui ménage pas +ses traits, comme au début de la chanson suivante. + + Les amoureuses, quand on les accuse, répondent gentiment. L'une + a un amant parce qu'elle est de grande naissance, et l'autre + parce que la pauvreté la tue; l'autre a un vieillard et dit + qu'elle est jeune fille, l'autre est vieille et a pour amant un + jeune homme; l'une se livre à l'amour parce qu'elle n'a pas de + manteau d'étoffe brune, l'autre en a deux et s'y livre tout + autant. + + Celui-là a la guerre bien près qui l'a au milieu de sa terre; + mais il l'a bien plus près encore quand elle est près de son + coussin; quand la femme n'aime pas son mari, cette guerre est + la pire de toutes. Si tel que je connais était au delà de + Tolède, il n'y a soeur, femme, ni cousin qui ne s'écriât: «Que + Dieu me le rende!»; mais quand il part, le plus triste est + forcé de rire[7]. + +C'est là sans doute de la satire un peu facile; elle nous paraît telle +du moins; mais elle est originale dans cette poésie idéaliste des +troubadours. Il en est peu, très peu, au moins chez les plus grands, où +l'on remarque un pareil sens de la vie. La plupart de leurs satires +morales ne renferment que des généralités; elles portent peu de traces +d'observation; c'est ce don d'observation que paraît avoir eu, plus que +tout autre troubadour, Peire Cardenal. Aussi sa sincérité ne +pouvait-elle s'accommoder des formules ordinaires, déjà vides de sens, +de la poésie amoureuse. Il en a fait une piquante critique dans une de +ses chansons. Il les a reprises à peu près toutes en une assez longue +énumération; aucune partie importante du vocabulaire amoureux, aucune +formule consacrée n'y est oubliée; et le tout forme la satire la plus +juste qu'aucun troubadour ait jamais faite de la phraséologie amoureuse +des troubadours. + + Maintenant je puis me louer d'amour, car il ne m'enlève ni le + manger, ni le dormir, je ne sens ni la froidure, ni la chaleur; + il ne me fait pas soupirer, ni errer la nuit à l'aventure; je + ne me déclare pas conquis ni vaincu; il ne me rend pas triste + et affligé; je ne suis trahi ni trompé, je suis parti avec mes + dés. + + J'ai un plaisir meilleur, je ne trahis pas et je ne fais pas + trahir--je ne crains ni traîtresse ni traître, ni féroce + jaloux, je ne fais point de folie héroïque, je ne suis point + frappé, je ne suis pris ni volé, je ne connais pas les longues + attentes, je ne prétends pas être vaincu par amour. + + Je ne dis pas que je meurs pour la plus belle, ni que la plus + belle me fait languir, je ne la prie ni ne l'adore, je ne la + demande ni la désire, je ne lui rends pas hommage. Je ne me + donne pas, je ne me mets pas en son pouvoir, je ne lui suis + point soumis, elle n'a pas mon coeur en gage, je ne suis pas + son prisonnier. Mais je dis que je me suis échappé (de ses + liens). + + A dire vrai, on doit mieux aimer le vainqueur que le vaincu; + car le vainqueur remporte le prix, tandis qu'on va ensevelir le + vaincu; et qui purifie son coeur des mauvais désirs, cette + victoire l'honore plus que la conquête de cent cités[8]. + +Voici, sous une forme différente, une autre attaque contre l'amour. + + Je tiens pour fou l'homme qui fait alliance avec Amour; car + plus on s'y fie, plus on est malheureux. On pense se chauffer, + on se brûle; les biens d'amour viennent tard, les maux tous les + jours. Les fous, les traîtres, les trompeurs, ceux-là, oui, + sont bien en sa compagnie; aussi n'y vais-je pas... + + Pour moi je traiterai ma mie comme elle me traitera; si elle me + trompe, elle me trouvera infidèle; et si elle va son droit + chemin, je marcherai droit. + + Jamais je n'ai tant gagné comme quand je perdis ma mie; car en + la perdant je me gagnai moi-même que j'avais perdu. On gagne + peu quand on se perd soi-même; mais quand on perd ce qui vous + cause du dommage, c'est bien un gain, n'est-ce pas?... Ah! la + douceur pleine de venin! comme l'amour aveugle et dévoie + l'homme qui place mal son amour et qui néglige ce qu'il devrait + aimer[9]! + +De cette chanson on pourrait rapprocher une autre où il nous livre +peut-être le secret de ses sentiments hostiles à l'amour. «Si j'étais +aimé ou si j'aimais, je chanterais quelquefois; mais comme ce n'est pas +le cas, je ne sais sur quel sujet chanter. Cependant je voudrais essayer +une fois de voir comment je pourrais chanter mon amie, si j'en avais +une. Je serais l'amant le plus parfait qui soit jamais né. J'ai aimé une +fois et je sais comment vont les choses d'amour et comment j'aimerais +encore[10].» C'est la même évocation rapide et un peu mélancolique du +passé qui fait à dire La Fontaine dans un mouvement semblable: «J'ai +quelquefois aimé.» + +Mais n'accordons pas aux chansons de Peire Cardenal plus d'attention +qu'elles ne méritent; c'est dans la satire morale et politique qu'il est +vraiment supérieur. La satire n'était pas inconnue dans la poésie des +troubadours et Giraut de Bornelh avait un des premiers cultivé ce genre. +Mais elle prend chez Peire Cardenal plus de variété et plus d'ampleur. + +Il juge avec une grande élévation de pensée, mais avec une sévérité +extrême, la société de son temps; il n'est point de vice, si grave +soit-il, qu'il n'y reconnaisse. L'amour des richesses, la soif des +jouissances, le triomphe de l'injustice, de la convoitise, de la +fausseté, du mensonge, le relâchement des moeurs, sont ses thèmes +favoris. Il les développe avec vigueur, souvent avec passion. Les grands +seigneurs méridionaux qui se volaient et se pillaient mutuellement avec +entrain au temps de Bertran de Born et de Giraut de Bornelh avaient par +certains côtés des âmes de voleurs de grand chemin, de «routiers»; mais +ceux qui arrivèrent d'un peu partout, à la suite de Simon de Montfort, +et qui prirent part à la curée finale valaient encore moins. On pense +bien qu'ils n'ont pas échappé aux satires vengeresses de Peire Cardenal. +La suivante donnera une idée du ton de ces satires. + + On plaint son fils, son père ou son ami, quand la mort vous l'a + enlevé; mais moi je regrette les vivants qui restent en ce + monde... quand ils sont menteurs, misérables, voleurs, larrons, + parjures, traîtres que le diable mène et qu'il enseigne comme + on ferait un enfant... + + Je regrette qu'un homme soit voleur, mais je regrette bien plus + qu'il jouisse trop longtemps de ses vols et qu'on ne l'ait pas + pendu... je ne regrette pas que ces gens-là meurent, mais je + regrette qu'ils vivent et qu'ils aient des héritiers pires + qu'eux... + + Je plains le monde, où il y a tant de fripons; les hommes y + sont dans une telle erreur et perversité qu'ils regardent les + vices comme des vertus et les maux comme des biens; les preux + sont blâmés, les lâches estimés, les mauvais deviennent bons, + les torts sont des bienfaits et la honte est un honneur... + + Il semble que mon chant ne vaut rien, car je l'ai ourdi et + tissu de satires; mais d'un méchant arbre on ne cueille pas + facilement de bons fruits--et je ne sais pas faire un beau + discours sur de mauvaises actions[11]. + +Jusqu'à quel point cette satire et tant d'autres du même genre +correspondent-elles à la réalité? Il est difficile de le dire. +L'exagération, la violence, et un fonds inguérissable de pessimisme +caractérisent les satiriques dans toutes les littératures. Mais d'autre +part on sait comment les périodes de troubles et de violences déchaînent +vite la bête humaine et Peire Cardenal, comme Agrippa d'Aubigné, par +exemple, auquel il ressemble par certains côtés, a vécu dans un temps et +dans un milieu où les mauvais instincts ont eu de belles occasions de se +donner libre carrière. + +Ce qui le choque le plus, dans cette société, c'est l'orgueil et la +méchanceté des parvenus; c'est encore là un de ses thèmes favoris; le +voici simplement indiqué, mais sous une forme imagée. «Quand un homme +puissant est en chemin, il a comme compagnon--devant, à côté, derrière +lui--le Crime; la Convoitise est du cortège, le Tort porte la bannière +et l'Orgueil le guidon[12].» + +La sympathie du satirique est acquise aux victimes de ces grands +criminels, aux pauvres gens qui ont si souvent pâti, au moyen âge, des +crimes des grands. Il les console, comme le ferait un prédicateur: +«Comme l'argent s'affine dans le feu ardent, ainsi s'affine et +s'améliore le bon pauvre qui garde sa patience au milieu des durs +travaux; quant au mauvais riche, plus il cherche son bien-être, plus il +gagne de douleur, de peine et de chagrin[13].» + +Notre troubadour a exposé une fois sous une forme originale sa +conception du monde; voici le récit qu'il a imaginé. + + Il existait une cité, je ne sais où; il y tomba une pluie de + telle nature que tous ceux qui en furent atteints devinrent + fous: tous, à l'exception d'un seul... il se trouvait dans sa + maison et dormait quand la pluie tombait. Quand la pluie eut + cessé, il se leva et vint parmi le public; il vit faire toutes + sortes de folies: l'un lançait des pierres, l'autre des bâtons, + l'autre déchirait son manteau; celui-ci frappe son voisin, + celui-là pense être roi, l'autre saute à travers les bancs... + Celui qui avait son bon sens fut fort étonné de ce spectacle, + mais les autres manifestaient encore plus d'étonnement; ils + pensent qu'il a perdu son bon sens, car ils ne lui voient pas + faire ce qu'ils font; il leur semble que ce sont eux qui sont + sages et sensés et que c'est lui le fou[14]. + +Bref ils lui tombent dessus à bras raccourcis et il s'enfuit à demi +mort. C'est l'image du monde, dit Peire Cardenal; les hommes sont les +fous, mais ils regardent comme fou celui qui ne leur ressemble pas, +parce qu'il a le «sens de Dieu» et non celui du «monde». C'est en somme +un véritable sermon que cette fable, mais sous une forme imagée et en +quelque sorte populaire. Peire Cardenal a un tempérament de sermonnaire +et de prêcheur; ce côté de son talent sera étudié ailleurs, dans le +chapitre suivant consacré à la poésie religieuse. + +Quittons la satire générale pour étudier un autre côté important de +l'oeuvre de Peire Cardenal: ce sont ses satires contre les croisés et +contre le clergé. Les premières--contre les Français--sont les moins +développées; Cardenal reproche aux croisés leur intempérance (reproche +ordinaire adressé aux hommes du Nord) et leur cruauté. «Les Italiens +(Apuliens), les Lombards et les Allemands sont fous, dit-il, s'ils +veulent avoir les Français et les Picards pour maîtres et alliés; car +leur plaisir consiste à tuer des innocents[15].» «Les Français buveurs +ne vous font pas plus peur, dit-il ailleurs au comte de Toulouse, Raimon +VI, que la perdrix à l'autour[16].» + +Tels sont à peu près les seuls traits de satire contre les hommes du +Nord; une allusion à Simon de Montfort est un éloge de sa vaillance. + +C'est au clergé[17] qu'il réserve ses satires les plus hardies et les +plus vigoureuses. Ce troubadour est un anticlérical enragé. Peire +Cardenal est un croyant sincère, comme on le verra plus loin; mais il a +contre le clergé séculier ou régulier de son temps une haine profonde. +Il n'est pas de vice qu'il ne lui reconnaisse: la simonie, la débauche, +la soif des richesses sont les plus communs. Quelques extraits de ses +satires--et il en est de si violentes qu'on ne peut les citer--donneront +une idée de cette haine et des motifs qui paraissent l'avoir provoquée +chez Peire Cardenal. + + Les clercs se font bergers et semblent des saints, mais ce sont + des criminels; quand je les vois habiller, il me souvient + d'Isengrin qui, un jour, voulut venir dans l'enclos des brebis; + mais par peur des chiens il se vêtit d'une peau de mouton, puis + mangea tous ceux qu'il voulut. + + Rois, empereurs, ducs, comtes et chevaliers gouvernent + d'ordinaire le monde; maintenant ce sont les clercs qui ont le + pouvoir, ils l'ont gagné en volant ou en trahissant, par + l'hypocrisie, les sermons ou la force... je parle des faux + prêtres qui ont toujours été les plus grands ennemis de + Dieu[18]. + + * * * * * + + Les rois, comtes, baillis ou sénéchaux, est-il dit dans une + autre satire, s'emparent des villes et des châteaux; l'Église + imite leur exemple. + + Ses hauts prélats accroissent leurs dettes sans mesure; si vous + tenez d'eux un beau fief, ils le convoiteront et ne vous le + rendront pas facilement, à moins que vous ne leur donniez de + l'argent et que vous ne fassiez avec eux une convention plus + dure. + + Si Dieu veut que les moines noirs (bénédictins) se sauvent par + la bonne chère, les moines blancs par leur refus de payer, les + chevaliers du Temple et de l'Hôpital par leur orgueil, et les + chanoines par leurs prêts à usure, je tiens pour fous saint + Pierre et saint Andrien qui souffrirent pour Dieu grand + tourment, si ces gens-là parviennent à leur salut[19]. + +Voici d'autres traits satiriques du même genre: «Un seigneur avide +n'aime pas voir son pareil; les clercs ont la même convoitise; ils ne +voudraient voir dans le monde aucune autre classe d'hommes qui détienne +le pouvoir; ils ont fait des lois pour obtenir des terres, pour les +accroître, non pour les diminuer, car un peu de puissance ne gêne pas. + +«Je vois les clercs essayer de toutes leurs forces de mettre le monde en +leur puissance... et ils y arrivent en prenant ou en donnant, par +hypocrisie ou pardon, par le boire ou le manger, avec l'aide de Dieu ou +avec l'aide du diable[20].» + +Moines blancs ou moines noirs, prêtres de toute robe et de tout ordre +sont compris dans ces satires. Mais parmi les ordres nouveaux un paraît +exciter plus que tout autre la verve satirique de Peire Cardenal, ce +sont les Jacobins; si le portrait qu'il en trace est exact--et d'autres +documents nous renseignent sur l'état des ordres religieux fondés après +la croisade--on peut voir quels étranges serviteurs soutenaient au +milieu des populations méridionales la cause de la religion pour +laquelle ces populations avaient été frappées. + + Avec une voix angélique, d'une langue déliée, avec des mots + subtils, avec de purs sanglots, ils montrent la voie du Christ + que chacun devrait suivre, comme il la suivit pour nous... La + religion fut d'abord honorée par des hommes ennemis du bruit; + mais les Jacobins ne se taisent pas après leur repas; ils + discutent sur les vins pour savoir quels sont les meilleurs; + querelles et procès sont leur vie ordinaire et ils traitent de + Vaudois qui les en détourne; ils cherchent à connaître les + secrets pour mieux se faire craindre... + + Leur pauvreté n'est pas une pauvreté spirituelle; tout en + gardant leurs biens ils prennent celui des autres; ils laissent + pour de belles robes tissées en laine anglaise le cilice qui + leur est trop rude; ils ne partagent pas leur manteau comme + faisait saint Martin--ils convoitent les aumônes destinées aux + pauvres[21]. + +Voici dans la même satire le portrait en pied du jacobin. + + Vêtus de vêtements fins et souples, amples, légers en été, + épais en hiver, avec de bonnes chaussures, semelles à la + française, et quand il fait grand froid en bon cuir de + Marseille bien cousu, ils vont prêchant et disent qu'au service + de Dieu ils mettent leur coeur et leur avoir... + +Cette vie inspire à notre troubadour une réflexion toute rabelaisienne: +vivons gaîment, dit-il, plus de jeûne ni de pénitence, bons «coulis et +bonne sauces bien grasses», des vins de choix, suivons le bon exemple: +«si les bons vins, la bonne chère et la bonne vie mènent à Dieu, nous +irons sûrement», aussi sûrement qu'eux. + +Cette dernière réflexion ne doit pas nous cacher ce qu'il y a de grave +et de hardi dans ces satires. On y trouve en raccourci les arguments les +plus redoutables qu'on ait invoqués sinon contre l'Église et contre la +religion, du moins contre ses serviteurs. La recherche de la puissance +politique, la mainmise sur les coeurs, dans un ordre moins relevé +l'amour des richesses en désaccord si parfait avec la pauvreté de +l'Église primitive, ce sont là des attaques qui ne lui ont pas été +ménagées dans la polémique moderne; elles datent de loin; parmi les +ordres qui se forment pendant le XIIIe siècle celui des Frères Mineurs, +rival de celui des Dominicains, a pour règle et pour principes le mépris +des richesses et ce principe engendrera avec Bernard Délicieux des +querelles et des hérésies. + +Les attaques suivantes ne sont pas moins graves. + + Les moines sont si cupides, si pleins d'orgueil et de mauvais + désirs, qu'ils connaissent cent fois plus de ruses que voleurs + et malfaiteurs; s'ils peuvent causer avec vous de vos secrets + vous ne pourrez pas plus vous en défaire que s'ils étaient vos + frères. + + Voilà comment ils bâtissent leurs maisons et créent leurs beaux + vergers; mais ce ne sont pas leurs sermons qui convertiront + Turcs ou Persans, car ils ont trop peur de passer la mer et d'y + mourir; ils aiment mieux bâtir ici que se battre là-bas (en + Terre Sainte). + + Pour de l'argent vous obtiendrez d'eux votre pardon, quelque + mal que vous ayez fait; pour de l'argent ils sont tellement + ingénieux qu'ils donnent la sépulture aux usuriers; mais ils ne + visitent, ni n'accueillent ni n'ensevelissent le pauvre. + + Ils ne font que quêter toute l'année; puis ils s'achètent de + bons poissons, beau pain blanc, bons vins savoureux, bons + vêtements chauds contre le froid; plût à Dieu que je fusse de + tel ordre, si je pouvais être sauvé[22]! + +Et voici enfin contre les ordres religieux un dernier trait plus violent +que les autres. + + Les vautours ne sentent pas plus vite la chair puante que les + clercs et les frères Prêcheurs ne sentent où est la richesse; + aussitôt ils deviennent l'ami du riche et si la maladie + l'accable, ils se font faire des donations... Mais savez-vous + que devient la richesse mal acquise? il viendra un fort voleur + qui ne leur laissera rien; c'est la Mort qui les abat et, avec + quatre aunes de drap, les envoie dans une demeure où les maux + ne leur manqueront pas[23]... + +Cependant l'homme qui a écrit ces violentes satires et bien d'autres que +nous ne pouvons citer fut un croyant sincère. Cela ressort de l'ensemble +de son oeuvre et aussi d'un bel acte de foi qui forme la première partie +d'une de ses satires, et dont voici la traduction. + + Avec des mots nouveaux, avec art et sur un sujet divin, je + ferai un poème magistralement composé: car je crois que Dieu + naquit d'une mère sainte par qui le monde fut sauvé; il est + Père, Fils et Sainte Trinité et il est un en trois personnes. + + Je crois qu'il entr'ouvrit le ciel et qu'il en fit choir les + anges quand il vit qu'ils étaient damnés. Je crois que saint + Jean le tint entre ses bras et le baptisa dans l'eau du + fleuve... + + Je crois à Rome et à saint Pierre, à qui il fut ordonné d'être + juge de pénitence, de sens et de folie[24]. + +Il n'est pas sans intérêt de comparer à cet acte de foi le «credo» que +Dante exprime au chant XXIV du _Paradis_. + + Je crois en un seul Dieu, seul et éternel, qui fait mouvoir le + Ciel et qui n'est agité ni par l'amour ni par le désir... je + crois en trois personnes éternelles et je crois qu'elles sont + d'une seule et d'une triple essence... Pour cette croyance je + n'ai pas les seules preuves physiques et métaphysiques, mais + j'ai encore comme preuve la vérité qui s'est manifestée sur + terre par Moïse, par les Prophètes, par les Psaumes et par + l'Évangile... + +Sans doute ce sont là des formules bien connues des catholiques, mais +chez ces deux poètes, Peire Cardenal et Dante, elles prennent un éclat +nouveau par la place qui leur est donnée. Dante, en plaçant sa +déclaration presque à la fin de son grand poème, a voulu donner la +preuve, la marque de son orthodoxie et il l'a fait en vers magnifiques. +Peire Cardenal a eu aussi la même intention. Un acte de foi de ce genre +n'était pas chose inutile en ce temps-là; mais celui-ci prend encore +plus de valeur par le contraste qu'il forme avec la fin de la +composition; le tempérament satirique du poète reparaît; voilà ce que je +crois, dit Peire Cardenal, mais voilà ce que ne croient pas les mauvais +prêtres, «larges en convoitises mais chiches de bonté; ils sont beaux de +visage, mais leur âme criminelle fait horreur; Caïphe et Pilate +obtiendront grâce plutôt qu'eux». + +On a remarqué sans doute le passage où Peire Cardenal affirme sa +croyance à Rome et à saint Pierre[25]. Il s'en prend en effet aux faux +prêtres, aux ordres religieux nouvellement institués, mais ne s'attaque +pas à la papauté, seule responsable cependant des malheurs et des +misères dont il est le témoin. Est-ce par prudence ou plus probablement +par scrupule de croyant? Quoi qu'il en soit, ces scrupules n'ont pas +arrêté un de ses contemporains, le troubadour Guillem Figueira[26]. Il +était originaire de Toulouse et paraît avoir séjourné dans la +Haute-Italie, à la cour de l'empereur Frédéric II. Le milieu où il était +né et celui où il vécut n'étaient pas faits pour développer ses +sentiments de respect envers la papauté. On lui doit en effet la satire +la plus violente et la plus hardie que le moyen âge se soit permise +contre cette puissance. On en jugera par les extraits suivants. + + Je ne m'étonne pas, Rome, si le monde est dans l'erreur, car + c'est vous qui avez déchaîné dans le siècle les maux de la + guerre... Rome trompeuse, la convoitise vous trompe aussi, car + à vos brebis vous tondez trop de laine... + + Rome, aux hommes simples vous rongez la chair et les os et vous + menez les aveugles avec vous dans la fosse; vous foulez aux + pieds les commandements de Dieu, et votre convoitise est trop + grande, car vous pardonnez les péchés pour de l'argent. Rome, + vous vous chargez d'un grand fardeau de crimes. Puisse Dieu + vous abattre et vous faire déchoir, car vous régnez pour + l'argent... Rome, vous tenez votre griffe si serrée que ce que + vous pouvez tenir vous échappe difficilement... + +Et voici le trait final de cette série d'invectives: + + Rome, vous avez l'allure simple de l'agneau, mais au fond vous + avez la rapacité du loup; vous êtes un serpent couronné, + engendré de vipère, et le diable vous aime comme son intime + ami[27]. + +Cette attaque ne resta pas sans réponse; le champion de la papauté fut +une poétesse, une dame de Montpellier, dame Gormonde. Elle répond +strophe par strophe à la pièce de Guillem Figueira; elle souhaite à +Toulouse, la patrie du mécréant, et au comte Raimon tous les malheurs +possibles. Mêmes voeux pour Frédéric II, ennemi de la papauté et +protecteur du troubadour; elle termine par la charitable prière +suivante. «Rome, que le Roi glorieux qui pardonna à Madeleine fasse +périr le fou enragé qui répand de telles calomnies et qu'il le fasse +mourir de la mort des hérétiques.» Le souvenir du pardon accordé à +Marie-Madeleine n'a pas adouci le coeur de la dévote poétesse[28]. + +La riposte est d'ailleurs loin d'avoir l'allure violente et par moments +si éloquente de l'attaque. Le fait qu'une femme écrit une poésie +religieuse pour défendre la papauté est un nouveau signe des temps. Nous +voilà loin, bien loin de la comtesse de Die. Il s'est produit dans les +moeurs une transformation profonde. La ruine de la noblesse méridionale, +la destruction de ces foyers intellectuels et surtout poétiques que +furent la plupart des petites cours du Midi a porté à la poésie des +troubadours une atteinte dont elle ne se relèvera pas; l'établissement +de l'Inquisition, la création des ordres religieux, la transformation +qui s'opère dans les moeurs amènent le développement d'une poésie +nouvelle: c'est la poésie religieuse. + + + + +CHAPITRE IX + +LA POÉSIE RELIGIEUSE + + Le paganisme de la poésie des troubadours.--La morale.--La + conception de la Divinité.--Chants de repentir: Guillaume de + Poitiers.--Pierre d'Auvergne.--Les chansons de croisade.--Les + plaintes funèbres.--Folquet de Marseille.--Les poésies + religieuses de Peire Cardenal.--Ses poésies à la Vierge.--Saint + Dominique et les Frères Prêcheurs.--Développement des poésies à + la Vierge.--Transformation de la lyrique courtoise en lyrique + religieuse: Lanfranc Cigala, Guiraut Riquier, Folquet de Lunel. + + +Un fonds ineffable de paganisme caractérise les origines de la poésie +des troubadours et la première période de la littérature provençale. Le +premier troubadour, Guillaume de Poitiers, part pour la Terre Sainte et +y fait vaillamment son devoir, mais il s'y amuse encore davantage et +surtout amuse ses compagnons de route et de bataille par des facéties de +tout genre, par des paris ou des propositions fantastiques, où l'esprit +religieux n'a aucune part: ce croisé de marque a par plus d'un côté +l'âme d'un païen. Sa muse est aussi païenne que celle d'un Grec ou d'un +Latin; s'il invoque Dieu ou quelque saint, c'est pour les mettre en +assez mauvaise compagnie, et il leur rend, en les nommant, à peu près le +même hommage qu'il leur rendrait par un juron. + +Le sentiment religieux n'apparaît pas davantage chez les troubadours de +la première période; il est également à peu près absent de la période +«classique». Jaufre Rudel, Bernard de Ventadour, Arnaut Daniel, Bertran +de Born, Arnaut de Mareuil n'ont composé aucune poésie religieuse. + +C'est que la religion tenait peu de place dans la société où ils ont +vécu. Il y avait peu de mécréants sans doute; mais il semble bien que +les sentiments religieux y furent assez tièdes et que la religion y fut +une affaire privée, la vie extérieure étant tournée vers des sujets plus +profanes. Si nous jugeons de cette société du XIIe siècle par la +littérature des troubadours, les doctrines de l'amour courtois +paraissent avoir tenu plus de place dans ses occupations et ses +préoccupations que l'étude de l'Évangile et celle plus austère de la +théologie. + +L'amour chanté par les troubadours était sans doute doué d'un pouvoir +ennoblissant, il purifiait l'âme, en même temps qu'il élevait le coeur +et l'esprit. Mais, d'abord, quelques troubadours--et non des +moindres--concevaient l'amour sous une forme moins idéale et moins +pure[1]. De plus l'amour ainsi conçu, comme on l'a vu dans un précédent +chapitre, ne pouvait s'adresser qu'à la femme mariée. Certes cette +conception paraissait moins immorale dans la société du temps qu'elle ne +le serait aujourd'hui. La condition de la femme mariée n'était pas en +réalité aussi bonne que l'aspect brillant de cette société le laisserait +supposer. Le mariage était pour le grand seigneur une occasion +d'accroître son domaine, simple seigneurie ou empire; le bon mariage +était celui qui lui permettait d'arrondir rapidement ce domaine. + +Les divorces sont innombrables et scandaleux. On trouvait facilement des +prétextes, mais le vrai motif était à peu près toujours le même: se +débarrasser d'un premier lien pour une union nouvelle plus profitable, +plus utile. On a cité l'étrange aventure de la fille de l'empereur de +Constantinople qui trouva son royal fiancé, le roi d'Aragon, marié, en +arrivant dans le Midi de la France, et que le seigneur de Montpellier +épousa, non par amour, mais pour la perspective des droits qu'elle +pourrait lui donner sur l'empire grec. On conçoit que ces unions +d'intérêts, où le coeur ne paraît avoir eu aucune part, se dissolvaient +rapidement quand les motifs qui les avaient fait naître disparaissaient +ou s'affaiblissaient. Aussi les liens du mariage étaient-ils très +relâchés et fort fragiles[2]. + +Cependant ils existaient, et quelque excusable que fût aux yeux de cette +société la conception que les troubadours se faisaient de l'amour, elle +n'était pas moins contraire à la morale et même au dogme chrétiens. +Qu'on ne s'étonne donc pas de ne pas voir fleurir la poésie religieuse +pendant la période la plus brillante de la poésie des troubadours. + +Les chefs de l'Église étaient eux-mêmes d'une remarquable tolérance et +aussi indulgents que la société laïque pour la poésie profane. On se +souvient que le Moine de Montaudon avait la permission de parcourir les +contrées voisines de son couvent, à condition d'y rapporter les présents +qu'il récoltait dans ses tournées poétiques. Encore au début du XIIIe +siècle un chanoine de Maguelone (où paraît avoir existé une sorte +d'abbaye de Thélème) charmait les loisirs de la solitude claustrale en +écrivant des chansons dignes du chantre de Lisette. + +On ne saurait reprocher aux troubadours de ne pas avoir été plus +religieux que les religieux eux-mêmes. Ils ont eu évidemment une +conception de la vie différente de celle qu'en a d'ordinaire l'Église. +Ils ne l'ont pas considérée comme une triste «vallée de larmes», mais +comme un gracieux jardin de joie dont ils ont respiré sans remords la +plupart des parfums. Cette littérature est une littérature gaie, au +moins pendant sa période de splendeur. Les esprits chagrins et boudeurs, +comme Cercamon et surtout son disciple Marcabrun, y sont une exception. +On y sent la joie de vivre, d'une vie heureuse, parfois délicate, +rarement grossière. La sensualité y est chose rare; et si quelques +troubadours s'expriment parfois avec brutalité, c'est là en somme une +exception. Leur conception de la vie est saine et leur poésie élève +l'âme et le coeur. + +Les troubadours conçoivent la Divinité, comme la vie, d'une façon un peu +particulière. Dieu ne leur est pas apparu au milieu des tonnerres et des +éclairs, armé du «glaive de la Loi». Ils le considèrent comme une sorte +d'ami très haut placé, très puissant et très pitoyable aux poètes, +surtout aux poètes d'amour. Ils l'invoquent avec beaucoup de familiarité +et souvent avec quelque inconscience. Une aube célèbre de Giraut de +Bornelh commence par une invocation d'un ton élevé et grandiose: «Roi +glorieux, vraie lumière et vraie clarté, seigneur tout-puissant...» Et +que demande-t-il à ce Dieu ainsi invoqué? tout simplement de veiller sur +un rendez-vous amoureux; et c'est pour la tranquillité des deux amants +que lui-même n'a cessé de prier toute la nuit «à deux genoux». + +Par suite de cette conception il n'est pas rare qu'un troubadour demande +à Dieu de fléchir le coeur d'une amante trop rigoureuse; c'est par +exemple dans cette intention qu'Arnaut Daniel fait brûler des cierges et +fait dire et entend «mille messes»[3]. Même quelques troubadours, comme +le comte d'Orange ou Peire Vidal, vont jusqu'à demander à Dieu aide et +protection pour l'accomplissement de leurs désirs les plus sensuels. + +Comme aux temps du Paganisme, la divinité n'est pas seulement indulgente +aux faiblesses (dans la plupart des religions, à tout péché +miséricorde), mais elle est complice de ces faiblesses. Nous connaissons +même la conception que les troubadours se sont faite du Paradis; ils se +le sont représenté comme un lieu de délices, où des poètes toujours +jeunes et toujours inspirés chanteraient sans fin, à côté de leur dame, +un amour éternel. + +Le milieu où naissaient des conceptions de ce genre n'était pas tout à +fait propre au développement et à la floraison de cette poésie un peu +spéciale, un peu délicate aussi et difficile à s'acclimater, qu'est la +poésie religieuse. + +Cependant on a déjà relevé le nombre des troubadours qui ont fini leur +vie dans un cloître; il est considérable[4]. Le sentiment religieux +n'était pas tout à fait mort dans cette société; il sommeillait dans +l'âme de plus d'un troubadour et s'y éveillait sous l'influence de +circonstances spéciales ou par suite des leçons de la vie. Aussi +n'est-il pas rare, même dès le XIIe siècle, de rencontrer quelques +poésies religieuses perdues parmi les chansons profanes. Ce sont +ordinairement des chants de repentir, d'inspiration sincère et +touchante. Le poète, au déclin de la vie, examine s'il a bien employé le +temps qui lui a été accordé et il demande grâce sinon pour le mal qu'il +a fait, au moins pour le bien qu'il a négligé. + +Une des plus anciennes pièces de ce genre est du premier troubadour, +Guillaume de Poitiers. On ne s'attendrait pas à trouver une poésie +religieuse parmi ses joyeuses chansons; et cependant il y en a une, +simple et touchante. Il l'a sans doute écrite avant d'entreprendre un +lointain pèlerinage, ou plus probablement aux approches de la mort. Il y +exprime ses inquiétudes sur la succession qu'il laisse à son fils encore +jeune, mais la partie la plus intéressante pour nous est celle où il dit +adieu au monde: le gai compagnon qu'il fut trouve les accents les plus +justes pour chanter cette séparation. + + Je demande pardon à mon compagnon; si jamais je lui ai fait du + tort qu'il me pardonne... J'ai été l'ami de «Prouesse» et de + «Joie»; maintenant je me sépare de l'une et de l'autre; et je + m'en vais vers celui où tous les pécheurs trouvent la paix. + J'ai été très jovial et très gai, mais notre Seigneur ne le + veut plus; maintenant je ne puis plus supporter le fardeau (de + la vie?), tellement je suis proche de la fin. J'ai quitté tout + ce que j'aime, la vie chevaleresque et brillante; mais + puisqu'il plaît à Dieu, je me résigne et je le prie de me + retenir parmi les siens[5]. + +C'est à peu près dans les mêmes termes, mais avec plus de grâce +mélancolique, qu'un troubadour de la première période, Pierre +d'Auvergne, prend congé du monde, du «siècle». «Amour, vous auriez bien +sujet de vous plaindre, si un autre que le Juge juste m'éloignait de +vous, car c'est à vous que je dois les honneurs et la gloire. Mais ceci +ne peut durer, Amour courtois; je cesse d'être votre ami, je suis trop +heureux d'aller où le Saint-Esprit me guide; c'est lui qui me mène; ne +vous fâchez pas si je ne reviens pas vers vous[6].» On croirait entendre +comme un écho de la gracieuse composition où le même poète fait du +rossignol un si habile messager d'amour. + +Il semble que cet adieu de Pierre d'Auvergne à l'amour ait été +définitif. Il reste de lui une série de pièces consacrées uniquement à +exprimer les louanges de Dieu et le mépris des biens terrestres. Voici +le début d'une véritable «hymne pour le Seigneur», en l'honneur de la +Trinité. + + Loué soit Emmanuel, le Dieu du Ciel et de la Terre, qui est un + en trois personnes, saint-esprit, fils, et père accompli... + C'est celui qui voulut venir au monde pour effacer nos péchés + et par qui les quatre éléments furent séparés... C'est Dieu, + qui était hier et qui sera demain, car il n'eut jamais de + commencement... Il se sacrifia lui-même pour que le premier + péché fût effacé; et ce fut une grande peine de voir que celui + qui n'avait jamais péché a souffert les maux des hommes, a subi + la mort sous Ponce Pilate et est ressuscité de son linceul... + C'est en ce Dieu que je crois, c'est par lui que j'existe... je + lui donne mon âme et mon coeur[7]. + +Cette poésie ressemble fort à une hymne de l'Église en l'honneur de la +Trinité; ce sont les mêmes thèmes, le même développement. Mais les +souvenirs de la vie miraculeuse du Christ y sont trop nombreux; ceci +aussi appartient au cercle d'idées dans lequel se meuvent les hymnes et +les poésies religieuses de toute sorte écrites en latin. En somme les +poésies de ce genre ont peu d'originalité; les épopées françaises sont +remplies de tirades où, sous prétexte d'invocation à Dieu, le poète +rappelle les principaux événements de l'ancien et du nouveau Testament. +C'est aussi un abus d'énumérations de ce genre qui gâte une autre poésie +religieuse du même Pierre d'Auvergne. + + C'est vous, dit-il à Dieu, qui avez sauvé Sidrac de la flamme + ardente, qui avez tiré Daniel de la fosse, Jonas de la baleine + et qui avez protégé Suzanne contre les faux témoins; vous avez + nourri la multitude, seigneur souverain, de cinq pains et de + deux poissons... vous avez fait la terre et d'un seul signe le + soleil et le ciel; vous avez détruit Pharaon et donné aux fils + d'Israël le miel, la manne et le lait[8]... + +Cette énumération, que nous abrégeons, est longue et monotone; la poésie +dont elle fait partie est froide et peu intéressante. Plus poétiques +sont quelques autres compositions religieuses du même auteur où la +pensée n'est pas remplacée comme ici par une longue série d'allusions +bibliques. + +Pierre d'Auvergne y insiste avec quelque bonheur d'expression sur le +thème de la mort, de l'inanité des richesses qu'il faudra abandonner +sans retour. Il s'étonne que l'homme ne pense pas plus souvent à ce +dernier acte de la vie; «il faudra mourir, dit-il, et passer par le +chemin où sont passés nos pères»; «nous mourrons tous, dit-il ailleurs, +les richesses ne nous sauveront pas... contre la mort ne peuvent se +défendre ni comtes, ni ducs, ni rois, ni marquis...» Ce sont là des +thèmes lyriques par excellence; d'autres poètes, même parmi les +troubadours, les ont développés avec plus de bonheur; mais Pierre +d'Auvergne est un des premiers à les traiter; cette priorité d'abord et +ensuite une certaine originalité dans l'expression de sentiments que la +poésie des troubadours ne connaissait guère encore justifient +l'attention que l'on doit donner dans l'histoire de la littérature +provençale à ces poésies religieuses. + +Les mêmes thèmes forment le fond de certaines poésies morales et +religieuses de Giraut de Bornelh. Elles n'ont pas l'allure épique des +poésies religieuses de Pierre d'Auvergne; les énumérations bibliques en +sont absentes. Mais Giraut de Bornelh insiste également sur la nécessité +de la mort et sur le mépris des richesses qu'il faudra abandonner sans +retour. Ces thèmes appartiennent aux poètes lyriques aussi bien qu'aux +sermonnaires; Giraut de Bornelh lui-même appelle une fois une de ces +compositions un «sermon», mais ce sont en général des sermons un peu +spéciaux, destinés à réveiller l'ardeur des chrétiens pour les +croisades. Quoique l'élément religieux y soit assez développé, on peut +les considérer comme un genre à part. + +En effet les chants de croisade sont plutôt, ou sont tout autant des +poésies historiques que des poésies religieuses. Les thèmes qui y sont +développés n'ont rien d'original; ce qui y domine d'ordinaire, c'est la +critique plus ou moins vive, suivant les tempéraments, de ceux qui, par +lâcheté ou par négligence, laissent le «saint pays» aux mains des +infidèles. Cette partie historique, et souvent satirique, a plus +d'importance que l'autre, la partie religieuse. Le «chant de croisade» +est devenu de bonne heure un genre, lui aussi un peu conventionnel et +factice. Qu'il s'agisse des Sarrasins d'Espagne ou des Turcs de Syrie, +c'est par les mêmes arguments que les troubadours cherchent à exciter +contre eux les chefs de la chrétienté. + +Ces arguments ressemblent fort à ceux que les prédicateurs du temps +devaient développer; comme eux les troubadours rappellent le lieu où le +Christ fut mis en croix; ils font miroiter l'espoir des récompenses +futures et aussi celui de récompenses plus immédiates. Ces chants ne +sont pas à proprement parler des poésies religieuses; l'amour de la +religion, sincère ou fictif, les inspire; mais ce n'est pas la seule +source d'inspiration; dans leur ensemble ils appartiennent plutôt à la +catégorie des sirventés politiques qu'à celle des poésies religieuses. + +On peut en dire autant des «planns» ou plaintes funèbres. C'est là un +genre où l'absence de sentiments religieux ne se comprendrait guère, +surtout au moyen âge. En effet la plupart se terminent par une prière. +Quelques-unes de ces pièces sont touchantes de naïveté ou de sincérité, +mais beaucoup d'entre elles prennent de bonne heure l'apparence de +formules toutes faites. Dans la plupart des cas la partie laudative +occupe la première place; l'élément religieux y est accessoire. Laissons +donc de côté «chants de croisade» et «plaintes funèbres» en abordant la +période de floraison de la poésie religieuse. + +Mais auparavant nous citerons encore une poésie religieuse de cette +première période; c'est une aube de Folquet de Marseille, le futur +évêque de Toulouse et persécuteur des Albigeois. On remarquera la +gravité et l'élévation de cette sorte de prière du matin. + + Vrai Dieu, je m'éveillerai aujourd'hui en vous invoquant vous + et Sainte Marie; car l'étoile du ciel vient de vers Jérusalem + et me fait dire: Debout, hommes qui aimez Dieu; le jour est + proche et la nuit tient sa route; Dieu soit loué et adoré par + nous; prions-le de nous donner la paix pendant toute notre vie. + La nuit va et le jour vient dans le ciel clair et serein; + l'aube paraît, belle et parfaite. + + Seigneur Dieu qui naquis de la Vierge Marie pour nous sauver de + la mort et restaurer la vie et pour détruire l'enfer que le + Diable tenait, toi qui fus levé en croix, couronné d'épines, + abreuvé de fiel, Seigneur, ce bon peuple vous demande grâce + pour que votre pitié lui pardonne ses péchés. La nuit va et le + jour vient, etc. + + Dieu, donnez-moi le savoir et l'intelligence, pour que + j'apprenne vos saints commandements, que je les entende et les + comprenne; que votre piété me protège et me défende pour que ce + monde terrestre ne m'emporte pas avec lui; car je vous adore, + Seigneur, et je crois en vous, je m'offre à vous, moi et ma + foi; je vous demande grâce et pardon de mes péchés. + + Je prie ce Dieu glorieux, qui se sacrifia pour nous sauver + tous, de répandre sur nous le Saint Esprit; qu'il nous garde du + mal, nous donne la joie et nous conduise parmi les siens, + là-haut, dans son royaume... La nuit s'en va et le jour vient, + dans le ciel clair et serein; l'aube paraît, belle et + parfaite[9]. + +Les troubadours que nous avons précédemment cités, Pierre d'Auvergne et +Giraut de Bornelh, appartiennent à la première période de la poésie +provençale: Pierre d'Auvergne est un des plus anciens troubadours; +Giraut de Bornelh est de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècle. Les +poésies religieuses forment une exception dans leur oeuvre, et même dans +la littérature du temps.. C'est surtout au XIIIe siècle que ces poésies +se développent de plus en plus. + +Le poète qui a le plus contribué à ce développement est le satirique +Peire Cardenal auquel a été consacrée une partie du dernier chapitre. On +y a vu sa haine des mauvais prêtres, mais en même temps son attachement +aux dogmes de l'Église. Sans doute il est surtout un satirique et son +«Credo» n'est qu'une introduction à une satire des plus violentes et des +plus crues contre une catégorie de religieux. Mais ses poésies morales +et religieuses sont par beaucoup de côtés de vrais «sermons» et c'est le +titre que quelques manuscrits leur donnent. On n'a pas de peine à +concevoir quels en sont les thèmes principaux; ce sont: la nécessité de +se préparer à la dernière heure, dont nous ne sommes pas les maîtres, la +crainte de Dieu le souverain juge, le jugement dernier; ce dernier thème +en particulier, qui a toujours inspiré sermonnaires, peintres ou poètes, +a été traité d'une manière fort hardie par Peire Cardenal. La traduction +suivante fera juger de l'originalité de cette conception; ce sont des +accents qu'on n'avait pas encore entendus dans la langue des +troubadours. + + Je veux commencer un nouveau sirventés que je réciterai au jour + du jugement, à celui qui me créa et me forma du néant; s'il + veut m'accuser de quelque faute et me mettre parmi les damnés, + je lui dirai: Seigneur, pitié, arrêtez; j'ai combattu (pour + vous) toute ma vie les méchants, gardez-moi, s'il vous plaît, + des tourments de l'enfer. + + Je ferai émerveiller toute sa cour, quand on entendra mon + plaidoyer; car je dis que Dieu est injuste envers les siens, + s'il pense les détruire et les mettre en enfer; car il est + juste que celui qui perd ce qu'il pourrait gagner au lieu + d'abondance gagne la disette; Dieu doit être doux et libéral + pour retenir à la mort les âmes (de ses créatures). + + Sa porte ne devrait pas se fermer... pourvu que toute âme qui + voudrait y entrer y passât joyeusement, car jamais cour ne sera + parfaite si une partie pleure pendant que l'autre rit; et + quoique Dieu soit souverain et tout-puissant, s'il ne nous + ouvre pas sa porte, on lui en demandera raison. + + Il devrait bien anéantir les diables; il en aurait plus d'âmes + et plus souvent; cette exécution plairait à tout le monde et il + pourrait s'en absoudre lui-même... + + Beau seigneur Dieu, je ne veux pas désespérer de vous; au + contraire j'ai en vous le ferme espoir que vous m'assisterez à + l'heure de ma mort, parce que vous devez sauver mon corps et + mon âme. Et je vous ferai une belle proposition: renvoyez-moi + où j'étais avant de naître, ou bien pardonnez-moi tous mes + péchés; car je ne les aurais pas commis, si je n'avais pas + existé. + + Si, ayant souffert en ce monde, j'allais brûler en enfer, ce + serait tort et péché; car je puis vous reprocher que pour un + bien vous m'avez donné mille maux. Par pitié je vous prie, dame + Sainte Marie, qu'auprès de votre fils vous nous serviez de + guide[10]. + +«Il ne faut pas se méprendre sur le caractère de cette étrange prière, +dit Fauriel; il ne faut y voir ni plaisanterie ni ironie... sa pensée +est grave et sérieuse... On entrevoit qu'il [Peire Cardenal] imagine +l'existence du mal comme la conséquence d'une espèce de dualisme, mais +d'un dualisme, pour ainsi dire, accidentel, qu'il dépendrait de Dieu de +ramener à l'unité[11].» La question se pose de savoir si le dualisme +imaginé par Peire Cardenal ne porte pas la marque des croyances +hérétiques du temps, qui admettaient l'existence d'un principe du bien +et d'un principe du mal dans le monde. La hardiesse de Peire Cardenal +dans cette conception n'est égalée que par celle d'un troubadour obscur +de la décadence qui, dans une tenson avec Dieu, discute en toute liberté +le problème du mal[12]. + +Mais les poésies de ce genre sont en somme rares: les deux que nous +venons de rappeler sont les plus hardies. D'ordinaire les troubadours ne +traitaient pas des sujets aussi relevés; d'abord ils n'en avaient pas le +goût et puis le jeu était dangereux. L'Église s'est toujours défiée des +auxiliaires qui, en dehors des rangs du clergé, ont voulu l'aider dans +les querelles et les discussions théologiques et métaphysiques; au +moment où l'Inquisition fonctionnait dans le Midi de la France, il y +avait quelque imprudence pour les poètes à traiter des sujets qui +touchaient au dogme; plus d'un qui en eut peut-être l'idée en fut retenu +par la «crainte du Seigneur» et surtout des représentants plutôt rudes +qui jugeaient en son nom. + +La poésie de Peire Cardenal se terminait par une invocation à la Vierge. +Ceci est quelque chose de nouveau dans la lyrique provençale. Cette +simple mention permet de juger la différence qui existe entre l'époque +de Jaufre Rudel et de Bernard de Ventadour et celle de Peire Cardenal. +Une autre poésie du même troubadour marquera mieux cette différence: +c'est une chanson en l'honneur de la Vierge. + + Vraie Vierge Marie, véritable vie et véritable foi, vraie mère + et véritable amie, vrai amour et vraie pitié, que par ta pitié + il arrive que je sois aimé de ton fils. Traite la paix avec ton + fils, s'il te plaît, dame, réconcilie-nous avec lui. + + Tu réparas la folie qui s'empara d'Adam; tu es l'étoile qui + guide les passants au saint pays; tu es l'aube du jour dont ton + fils est le soleil, car il chauffe et il éclaire, ce fils + sincère plein de droiture. + + Tu naquis en Syrie, de bonne naissance, mais pauvre d'avoir, + douce, pure et pieuse, en actes, en paroles et en pensées, + formée en toute perfection, sans aucune tache, ornée de tous + les biens; et tu parus si douce que Dieu descendit en toi. + + Celui qui en toi se fie n'a pas besoin d'autre défense; si tout + le monde périssait, celui-là ne périrait pas; car à tes prières + s'adoucit le Très-Haut et ton fils ne contrarie jamais tes + volontés. + + David en sa prophétie dit en un psaume qu'il fit qu'à droite de + Dieu, du Roi promis par la Loi, était assise une Reine vêtue de + vair et d'orfroi; c'était toi, sans aucun doute. Traite la paix + avec ton fils, dame, réconcilie-nous avec lui[13]. + +Cette pièce est imitée en partie des hymnes de l'Église ou plutôt des +litanies. Les images en sont empruntées au style biblique; mais il +semble que notre troubadour ait choisi les plus belles et les plus +gracieuses et sa prière donne l'impression d'une poésie naïve et +originale et ne sent pas l'imitation. Cette poésie en forme de litanie +n'est pas d'ailleurs la seule dans la poésie provençale. Un troubadour +de la décadence, le même dont nous citions tout à l'heure la hardie +tenson avec Dieu, a composé une «aube», en l'honneur de la Vierge; en +voici la première strophe où les images les plus connues des litanies à +la Vierge se trouvent réunies. + + Espérance de tous les vrais croyants, fleuve de plaisir, source + de vraie pitié, maison de Dieu, jardin où naissent tous les + biens, repos sans fin, refuge des orphelins, consolation des + parfaits affligés, fruit de joie, assurance de paix, port de + salut, joie sans tristesse, fleur de vie sans mort, mère de + Dieu, reine du firmament, lumière, clarté et aube du + paradis[14]. + +On voit tout ce qui manque à cette énumération pour être poétique; la +longueur, la monotonie, l'incohérence en sont les moindres défauts; le +reste de la pièce est digne de cette froide introduction. Si les +chansons à la Vierge ont été une des dernières grâces de la littérature +provençale en décadence elles le doivent à tout autre chose qu'à +l'imitation des litanies de l'Église. Nous allons étudier la +transformation qu'elles subirent. Mais auparavant il faut rappeler +succinctement quelques faits historiques importants. + +Les événements qui ont suivi la croisade contre les Albigeois et qui en +ont été, pour ainsi dire, le complément, ont exercé sur les moeurs, et, +par suite sur la poésie une influence décisive. Aussitôt après la +conquête, saint Dominique institue ses Frères Prêcheurs et, dans +l'espace de quelques années, la congrégation possède dans le Midi de la +France quarante-quatre couvents. La plupart sont, comme il convient, +fondés dans des villes où l'orthodoxie avait le plus souffert; Toulouse, +Béziers sont des premières à en avoir. D'autres ordres religieux, +Franciscains, Jacobins, s'établissent à la même époque dans le Midi. +L'influence de ces différents ordres, concourant à une fin commune, a +transformé les moeurs. Si elle n'a pas renouvelé le goût des choses de +la religion, qui avait même été la cause de l'hérésie, elle l'a dirigé +dans la voie régulière de l'orthodoxie[15]. + +D'autre part la création de ce redoutable tribunal d'exception que fut +l'Inquisition y contribua par des moyens plus rudes. Le sentiment +religieux s'est développé et le domaine de la poésie religieuse s'est +agrandi du même coup. Cent ans ou même un quart de siècle auparavant +elle aurait trouvé peu d'écho dans la société. Les poésies religieuses +de la période qui précède la croisade contre les Albigeois s'expliquent +par des raisons particulières à chaque poète plutôt que par des causes +générales. Il n'en est plus de même maintenant. Les poètes suivent le +goût du jour; aussi le nombre des poésies religieuses est-il grand +pendant cette période de décadence. + +Mais on a remarqué que parmi les poésies lyriques consacrées à louer +«Dieu, la Vierge et les Saints», les chansons à la Vierge devenaient de +plus en plus nombreuses pendant le XIIIe siècle. Le nom de la Vierge +n'apparaissait pas chez les troubadours de la période précédente. + +Peire Cardenal est un des premiers à écrire en son honneur; mais sa +poésie (comme une autre du troubadour Perdigon) est dans le ton des +prières de l'Église. Après lui le nombre de ces poésies va en augmentant +pendant le XIIIe siècle[16]. + +Ce fait est une preuve de l'influence exercée par saint Dominique et ses +disciples. Les confréries du Rosaire avaient été fondées en même temps +que l'Inquisition, et le culte de la Vierge, qui n'existait pas +auparavant d'une manière indépendante, s'était rapidement développé. Ce +culte se présentait avec un charme et une grâce que celui de la Trinité +ou même du Christ, Rédempteur des hommes, n'offrait pas au même degré. +La Vierge était l'avocate des pécheurs, elle était l'intermédiaire +indulgente entre les hommes et son fils. + +«La Vierge, dit Pierre de Blois, est la seule médiatrice entre l'homme +et le Christ. Nous étions des pécheurs et nous redoutions de faire appel +au Père, car il est terrible; mais nous avons la Vierge en qui il n'y a +rien de terrible, car en elle est la plénitude de la grâce et de la +pureté.» «En fait s'écrie le même théologien, si Marie était exclue du +Ciel, il ne resterait plus au genre humain que la noirceur des +ténèbres.» + +Son culte se répandit rapidement dans le Midi de la France. Les poésies +à la Vierge se multiplièrent sous l'oeil bienveillant de l'Église, +jusqu'au jour où elles furent les seules poésies permises, ou du moins +les seules qui eussent des chances de plaire. + +Seulement la littérature provençale n'avait déjà plus la vie nécessaire +pour créer les formes nouvelles qui convenaient à ce genre nouveau; la +lyrique religieuse prit la forme de la lyrique profane, toute la forme +même, métrique, mélodies peut-être, en tout cas idées et expressions. + +La transformation ne fut pas difficile; déjà Pierre d'Auvergne avait +chanté l'amour céleste dans des termes qui prêtent à l'équivoque. Il +était plus facile encore de chanter la Vierge, la dame, _dona_, par +excellence. La lyrique courtoise, si raffinée, n'eut pas de peine à +s'accommoder à cette direction nouvelle. La conception que les +troubadours s'étaient faite de l'amour s'y prêtait à merveille. N'en +avaient-ils pas fait un principe de vertu et de pureté? Sans effort, +sans violence, les mêmes images, les mêmes termes qui leur avaient servi +à chanter l'amour terrestre servirent à la description de leur nouvel +idéal. La Vierge fut la plus aimable, la plus gracieuse, la plus belle +des femmes; on se déclara son amant parfait, on se soumit à ses +volontés; on lui reconnut tous les dons et toutes les vertus, une +fidélité sans bornes, une douceur ineffable pour ses soupirants; tels +sont les principaux traits par lesquels se manifesta ce nouveau culte +poétique. + +Les débuts de cette conception apparaissent d'abord chez des troubadours +d'origine italienne. Voici comment l'un d'eux chante la Vierge. + + Ah! Vierge en qui j'ai mis mon amour, s'il vous plaît + d'entendre mon ardente prière, jamais je ne dois craindre de + manquer de joie parfaite, vif ou mort je la posséderai... O + noble dame, dont la valeur dépasse celle de toutes les autres + femmes, on peut vous louer sans crainte d'être contredit; en + vous louant personne ne peut mentir, car vous êtes la fleur de + la vraie connaissance, fleur de beauté, fleur de vraie pitié... + Je sais, dame, que qui se souvient de vous et qui se donne de + bon coeur à votre service se sert lui-même, car il est sûr de + jouir de sa récompense et de ne pas voir ses services + méprisés[17]... + +Voilà un exemple de cette transformation; en voici un autre pris chez un +troubadour de Béziers; il est moins caractéristique en apparence; mais +l'auteur a emprunté le mètre et les rimes d'une des plus jolies chansons +que le troubadour Rigaut de Barbezieux ait consacrées à l'amour profane. + + Je voudrais sur la meilleure de toutes les femmes faire une + chanson agréable; car je ne veux pas chanter d'autre dame que + la Vierge de douceur. Je ne puis mieux employer mes bonnes + paroles qu'à chanter la dame de miséricorde où Dieu mit et + plaça tous les biens; aussi je la prie d'agréer mon chant[18]. + +Cette pièce appartient à la deuxième moitié du XIIIe siècle. Plus la +littérature provençale approche de sa fin, plus les pièces de ce genre +se multiplient. En voici des exemples empruntés aux derniers +troubadours, en particulier à Guiraut Riquier. Une chanson composée en +1288 commence ainsi: + + Ni les mois chauds ou froids, ni la saison tempérée où + paraissent les fleurs, ne me font chanter d'amour parfait pour + la dame dont je suis le parfait amant. Mais je chante en toute + saison, quand il me plaît, car elle dont je suis énamouré est + la meilleure et la plus gracieuse qui fût jamais, et j'espère + qu'elle me rendra joyeux, quoique je ne lui sois point encore + tout à fait soumis. + +Et la théorie du pouvoir ennoblissant de l'amour nous est exposée dans +toute son ampleur. + + Je ne lui suis point encore assez soumis, car je pense encore + aux viles actions; qui veut le secours de ma dame ne doit pas + se plaire au mal; car elle n'y a jamais pensé. Et quand je + considère ses grandes bontés, le grand et singulier honneur + qu'elle m'a fait, quand je pense qu'elle me veut pour + serviteur, je dois tenir mon coeur en respect. + + Je dois le tenir en respect pour que ma volonté folle ne me + fasse commettre aucune faute envers la belle que j'adore; car + je serai comblé de richesses si je suis aimé par elle; donc je + dois rester tout à fait maître de mon coeur, si de mauvais + désirs lui viennent... + + Car les belles actions conviennent au parfait amant; et puisque + j'aime la meilleure qui soit au monde, tous faits courtois me + conviennent... Tout homme qui obtient l'amour de ma dame + apprend d'elle à se conduire avec courtoisie et sincérité; il + ne se préoccupe de rien, n'a pas à flatter ses rivaux ni à + craindre d'être supplanté par eux; et s'il devient de ses amis + intimes il montera en grande richesse... + + Que ma Dame prie celui à qui tous les parfaits amants adressent + leurs prières de faire de moi un amant parfait[19]. + +On n'a pas eu de peine à reconnaître au passage les traits les plus +caractéristiques de la phraséologie conventionnelle des chansons +d'amour. Les anciens troubadours attendaient le retour du printemps pour +chanter leur dame; l'amour ne paraissait, semble-t-il, qu'avec le +renouveau de la nature; c'était un amour incomplet; celui qui anime +notre poète éclate en toute saison. + +L'amant, dans l'ancien temps, pouvait craindre les rivaux, les jaloux et +les médisants; il n'y a plus à craindre que la nouvelle «dame» chantée +par les troubadours soit accessible à leurs médisances; elle est par +excellence un principe de bien, elle développe la «connaissance», +l'entendement du poète et lui inspire la pureté du coeur. + +La même transformation de la conception de l'amour s'observe dans la +composition suivante du même poète. + + Je pensais souvent chanter l'amour au temps passé, mais je ne + le connaissais pas, car je nommais amour ma folie; maintenant + amour me fait aimer une telle dame que je ne puis la craindre + ni l'honorer assez, ni l'aimer comme elle le mérite... + + Par son amour j'espère croître en mérite, en honneur, en + richesse et en grande joie; c'est vers elle seule que mes + pensées et mes désirs devraient se tourner; puisque par elle je + puis obtenir tous les biens que je désire, je dois mettre tout + mon soin à la servir; car je suis aimé d'elle, pourvu que je me + conduise envers elle suivant le code du parfait amant... + + Elle a une beauté si grande que rien ne peut la diminuer; rien + n'y manque, elle resplendit nuit et jour... Ma Dame je puis la + nommer à bon droit Belle Joie (c'est le nom par lequel il + désignait l'objet de son amour terrestre)... + + Je ne suis pas jaloux de celui qui recherche l'amour de celle + que j'aime; j'y trouve au contraire un grand plaisir; celui qui + ne daigne pas l'aimer me déplaît fort: car je crois fermement + que de son amour viennent tous les biens. Je prie ma dame de + protéger ses amoureux, de sorte que chacun voie ses désirs + accomplis. + +On pourrait emprunter d'autres exemples à l'oeuvre du dernier +troubadour; prenons-en quelques-uns à celle d'un de ses contemporains, +un _poeta minor_ assez gracieux, Folquet de Lunel[20]. Lui aussi a +chanté l'amour profane et de façon assez heureuse, comme le montre le +début de la chanson suivante. «Il m'en a pris comme au marinier, quand +il s'est lancé dans la haute mer, avec l'espoir de trouver le temps +qu'il cherche et désire le plus; et quand il est sur la mer profonde, le +mauvais temps renverse sa barque; il ne peut éviter le péril, il ne peut +rester ni fuir.» C'est ainsi que par sa folie il s'est mis à aimer «sans +l'espérance d'obtenir une joie rare de la gaie et gracieuse dame qui est +belle et blonde, pure et exempte de toutes mauvaises qualités, et qu'on +ne peut s'empêcher, quand on la voit, d'aimer follement». Voilà comment +notre troubadour chante l'amour profane. Et voici maintenant comment il +chante l'amour religieux. + + Pour maintenir l'amour et le plaisir, et la joie parfaite, pour + plaire, s'il se peut, à celle qui daigne m'accorder ses + faveurs, je fais une chansonnette légère: car je suis dans un + tel état que ni nuit ni jour ne me quitte le parfait amour que + je porte à celle qui m'affermit en amour. + +Une autre de ses chansons est un modèle du genre. + + Les actes et les paroles de ma dame sont si parfaits que + celui-là a bien raison de se réjouir que l'amour a poussé à + l'aimer. + + Ma dame ne veut ni suppliants gracieux ni amoureux, mais elle + veut des amants parfaits, ni faux ni volages, car elle n'est ni + volage ni fausse; jamais elle ne se mire ni ne se farde; elle + n'écoute pas les galanteries, et tout parfait amant en a obtenu + bonne récompense. + + Ma dame est d'une beauté si parfaite que je n'y désire aucune + amélioration; car jamais femme des deux lois (ancien et nouveau + Testament) n'atteignit un si haut mérite. Sa valeur est si + grande que tout ce qu'elle fait plaît à Dieu... et ceux qui la + prient sont plus nombreux que ceux qui prient toute autre dame. + +Nous pouvons arrêter là cette étude sur la poésie religieuse; non qu'il +n'y ait d'autres monuments postérieurs à ceux que nous venons de citer, +et qui sont de la fin du XIIIe siècle. Au contraire le XIVe siècle voit +le triomphe de ce genre nouveau; c'est même le seul genre admis par +l'école toulousaine; mais d'abord, la poésie provençale du XIVe siècle +n'a que la langue de commune avec la poésie des troubadours; et puis, +dans cette longue série de pièces consacrées à la Vierge couronnées aux +Jeux Floraux de Toulouse pendant le XIVe siècle, il en est peu qui +méritent d'être tirées de l'oubli. Il suffira d'en dire quelques mots à +propos du dernier troubadour. + +On a observé que la transformation de la lyrique «courtoise» en poésie +religieuse avait pu se produire facilement. En effet l'amour terrestre +et l'amour divin ne s'expriment pas en deux langues différentes; le +langage des mystiques n'est pas autre chose qu'une variété du langage de +l'amour et on transformerait sans peine une page de sainte Thérèse en +déclaration amoureuse. De plus la conception que l'ancienne poésie +provençale s'était faite de l'amour se prêtait à cette transformation; +mais la conception des troubadours de la décadence s'y prêtait encore +davantage. Leur amour était un amour épuré, idéalisé, mystique déjà par +plus d'un côté. Ainsi la conception sensuelle de l'amour du comte de +Poitiers aboutissait par une lente évolution, que les événements +politiques et religieux dont le Midi fut le théâtre au XIIIe siècle +avaient précipitée, à la théorie de l'amour religieux telle qu'elle +apparaît chez les derniers troubadours. + +En considérant cet aboutissement final la pensée se reporte +involontairement à la belle poésie où un des plus grands poètes modernes +a exprimé en traits de génie l'opposition entre le paganisme et le +christianisme. Un jour vint d'Athènes à Corinthe un jeune homme qui y +était inconnu; il allait chez un habitant de la ville, ami de son père; +les deux pères avaient fiancé leurs deux enfants. Reçu dans la famille +par la mère qui veillait seule au milieu de la nuit, il se retira dans +sa chambre, brisé de fatigue; il vit bientôt venir à lui une jeune +fille, habillée et voilée de blanc, le front orné d'un ruban noir et or. +«Reste, belle enfant, dit-il; là sont les dons de Cérès et de Bacchus et +tu apportes l'amour, ô chère enfant.--Reste debout, jeune homme, reste +loin; je n'appartiens pas à la joie; le dernier pas, hélas! est dû à la +folie de ma bonne mère qui fit après sa guérison le voeu suivant: que +Jeunesse et Nature soient désormais soumises au Ciel. Et aussitôt le +tourbillon mêlé des anciens dieux a quitté la maison.» + +C'est ainsi que s'exprime Goethe dans la _Fiancée de Corinthe_. «Quand +une croyance germe, dit-il dans la même ballade, souvent l'amour et la +fidélité sont arrachés du sol comme de mauvaises herbes.» C'est ce qui a +eu lieu à la fin de l'ancienne poésie provençale; on s'en rendra mieux +compte en étudiant l'oeuvre et la vie du dernier troubadour. Mais +auparavant suivons le conseil par lequel la jeune Corinthienne s'excuse +devant sa mère de n'avoir pas tenu son serment: «revenons aux anciens +dieux», en étudiant l'histoire des troubadours en Italie, et leur +influence sur Dante et sur Pétrarque. + + + + +CHAPITRE X + +LES TROUBADOURS EN ITALIE + + Relations entre le Midi de la France et le Nord de + l'Italie.--Raimbaut de Vaquières et le marquis de + Montferrat.--L'école sicilienne et Frédéric II.--Troubadours + nés en Italie.--Les Génois Lanfranc Cigala et Boniface + Calvó.--Sordel: sa vie aventureuse; le poète.--Le Sordel de + Dante.--Dante et les troubadours.--L'école de Bologne.--Le + _dolce stil nuovo_.--Pétrarque. + + +L'influence de la poésie des troubadours s'est fait sentir de bonne +heure sur les pays voisins; parmi eux l'Italie, surtout l'Italie du +Nord, tient une place à part. + +Les relations avec le Midi de la France, soit par terre soit par mer, y +étaient faciles. Les principales villes riveraines de la mer latine, +_mare nostrum_, Gênes, Pise, Marseille, Narbonne, y étaient unies par +des traités de commerce et d'amitié. De plus l'ancien provençal était, +par plus d'un côté, assez voisin de la langue italienne, pour que la +poésie des troubadours pût être facilement comprise et goûtée de nos +voisins; la poésie en langue vulgaire n'existait pas d'ailleurs en +Italie. Enfin les petits princes de l'Italie du Nord étaient aussi +accueillants à la poésie que les grands seigneurs du Midi de la France. +Aussi les troubadours passaient-ils facilement de la cour des comtes de +Toulouse ou de celle des comtes de Provence à celle des marquis d'Este +ou de Montferrat. Partout ils retrouvaient la même société courtoise et +élégante pour laquelle ils écrivaient. C'est à Gênes, à Venise, et dans +la marche de Trévise, qu'existèrent les principaux foyers poétiques. + +Déjà chez Bernard de Ventadour on trouve des allusions aux choses +d'Italie. Il y eut probablement des troubadours à la cour de Frédéric +Ier Barberousse (1152-1190). Peire Vidal se trouvait en 1195 à la cour +de Boniface, marquis de Montferrat: il prend parti dans les luttes des +Milanais, des Pisans et des Génois; il aime à habiter au milieu des +«Lombards joyeux» plutôt qu'au milieu des Allemands, dont le parler +semble un «aboiement de chien[1]». + +Mais Peire Vidal avec son humeur vagabonde ne séjourna pas longtemps en +Italie. Au contraire, un autre troubadour du temps, Raimbaut de +Vaquières, passa auprès du marquis de Montferrat la plus grande partie +de son existence. Il était originaire du comté d'Orange et fils d'un +pauvre chevalier. Il vint à la cour du prince d'Orange, Guillaume IV, et +échangea des poésies avec son protecteur. Mais au bout de quelque temps +il partit pour l'Italie, fut admis à la cour du marquis de Montferrat, +fut armé chevalier par lui, le suivit à la croisade et mourut sans doute +à ses côtés dans la principauté de Salonique qui était échue au marquis. + +Il semble qu'il ait séjourné quelque temps à Gênes. Une de ses poésies +est une sorte de dialogue avec une Génoise dont il avait sollicité +l'amour. Raimbaut s'exprime en termes tout à fait conformes à la +phraséologie consacrée. + + Dame, je vous ai tant priée de vouloir m'aimer, s'il vous + plaît; je suis votre vassal, vous êtes noble et sage et la + source de toutes qualités; aussi désiré-je votre amitié; comme + vous êtes courtoise en tout, mon coeur s'est épris de vous plus + que de toute autre Génoise; je serai bien récompensé si vous + m'aimez et je serai plus payé de mes peines que si Gênes + m'appartenait avec tout l'argent qui y est amassé[2]. + +Ces choses-là sont dites en termes très courtois; mais la dame de Gênes +avait des préventions contre les Provençaux et elle prit très mal la +déclaration. Raimbaut de Vaquières la fait répondre en dialecte génois: +«Jongleur, vous n'êtes point courtois de me faire une pareille demande; +jamais je ne vous l'accorderai... Je vous étoufferai plutôt, maudit +Provençal... J'ai un mari plus beau que vous; allez votre chemin, frère; +à des temps meilleurs.» + +Le dialogue se poursuit ainsi, le poète s'exprimant avec courtoisie et +discrétion et la dame lui répondant fort crûment en son parler génois. +La pièce ne serait pas autrement intéressante si le poète ne s'était +amusé à faire traduire en forme très vulgaire, très triviale par +moments, le contraire des sentiments qu'il exprime avec la discrétion, +l'élégance et la courtoisie qui caractérisent la poésie des troubadours. +C'est ce contraste qui est piquant; les deux interlocuteurs ne parlent +pas la même langue, au propre et au figuré. La Génoise rappelle le +souvenir de son mari; jamais un trait semblable ne paraît dans la poésie +des troubadours, sauf dans les pastourelles. Le mari n'a ordinairement +qu'un nom bien simple, le «jaloux» tout court. Quand on évoque son +souvenir ce n'est que pour se moquer de lui. Évidemment cette Génoise +dut paraître à Raimbaut de Vaquières bien peu au courant des choses de +la galanterie[3]. + +A la cour de Montferrat il se retrouva dans un milieu plus instruit à ce +point de vue. Et d'abord il y fut accueilli avec de grands honneurs. Le +marquis l'arma chevalier et en fit son frère d'armes. A sa cour vivait +sa soeur Béatrice; Raimbaut s'enamoura d'elle, lui fit une déclaration +et fut bien mieux accueilli que par la dame de Gênes. Mais laissons +parler ici le biographe provençal. + + Béatrice l'accueillait avec bienveillance; et lui mourait de + désir et de peur, car il n'osait lui faire une prière d'amour + ni même faire semblant de l'aimer. Enfin, poussé par l'amour, + il dit à Béatrice qu'il aimait une dame de grand mérite, qu'il + était très familier avec elle, mais qu'il n'osait ni lui dire + ni lui montrer son amour; et il lui demanda, pour Dieu, de lui + donner conseil. «Dois-je lui ouvrir mon coeur, ou mourir en + cachant mon amour?--Raimbaut, lui dit-elle, il convient que + tout parfait amant qui aime une noble dame, éprouve quelque + crainte à lui manifester ses sentiments. Mais je lui donne le + conseil suivant: avant de se tuer, qu'il lui avoue son amour et + qu'il la prie de l'accepter pour serviteur et pour ami. Et je + vous assure bien que, si elle est sage et courtoise elle ne + prendra pas mal cette déclaration; au contraire elle l'estimera + davantage et le tiendra pour un homme meilleur.» + +La conception de l'amour courtois est la même, comme on le voit, dans +cette société que dans la société méridionale. L'amant est un être +craintif qui sait que la discrétion et la retenue sont des règles +essentielles du code d'amour. La dame que le poète prend pour confidente +reconnaît les préceptes du même code; mais elle encourage et réconforte +l'amant timide en lui rappelant que l'amour parfait est un honneur, +qu'il n'y a pas là de faiblesse, et que la personne aimée, au lieu de se +plaindre de cette déclaration, en tiendra l'auteur pour un parfait +galant homme. C'est bien ainsi que les choses ont dû ou pu se passer. + +Nous avons affaire ici à une légende, mais il en est peu, parmi celles +que racontent les biographies des troubadours, qui soient plus près de +la réalité. + +On devine la fin de l'aventure: encouragé par ces conseils et par un +petit discours bien senti qui les accompagne et les commente, Raimbaut +avoua à Béatrice qu'elle était l'objet de son amour. Elle s'en doutait +bien un peu, car elle lui répondit: «Que votre amour soit le bienvenu; +efforcez-vous de bien faire et de bien dire, grandissez en honneur; je +vous accepte pour chevalier servant.» + +Raimbaut de Vaquières chercha une manière originale de chanter Béatrice. +Voici ce qu'il imagina. Il supposa que toutes les dames jeunes et belles +du Nord de l'Italie, depuis la Savoie jusqu'à Venise, s'étaient liguées +pour faire la guerre; à qui? à Béatrice. Et cette guerre il la raconte +comme une petite Iliade (le nom de Troie s'y trouve) dans une longue +chanson, d'un rythme tout à fait original, et pleine de mouvement et de +vie, quand une fois on a admis la réalité de cette petite guerre +féminine. + +Donc les dames italiennes bâtissent une grande cité, qu'elles appellent +Troie, et l'entourent de remparts solides et de fossés. Quand le +rassemblement des combattantes s'est fait «la cité se vante de mettre +une armée en ligne, on sonne la cloche, le conseil (composé des dames +les moins jeunes) se rassemble, et dit orgueilleusement de rompre les +rangs; la belle Béatrice est souveraine de tous les biens de la commune +(on va voir quels sont ces biens), il n'y a plus que honte et confusion. +Les trompettes sonnent et le podestat s'écrie: «Réclamons à Béatrice +beauté et courtoisie, valeur et jeunesse.» Et la troupe répond: «Oui!» + +L'armée s'attaque au château de Béatrice; assauts, avec feu grégeois et +machines de guerre. Mais Brunehilde, ou plutôt Béatrice, monte sur le +rempart; elle ne veut ni haubert ni pourpoint; tout combattant qui +s'attaque à elle est sûr de mourir. Le succès du combat n'est pas +douteux, les assaillants sont mis en fuite, et le conseil municipal, +composé des dames les moins jeunes, s'enfuit découragé. Valeur et +Jeunesse, Beauté et Courtoisie sont restées aux mains de Béatrice[4]. + +Telle est la flatterie imaginée par notre troubadour. Suivant un +chroniqueur italien, un événement un peu semblable à celui-là se serait +passé à Trévise en 1214. On avait construit une forteresse en bois; la +garnison était composée de deux cents dames, les plus belles de la +contrée; pour casques elles avaient des couronnes de pierreries et pour +cuirasses de riches étoffes. De jeunes chevaliers donnaient l'assaut; +leurs armes étaient des fruits, des fleurs et des flacons de parfums. +Telle est l'histoire que racontent de graves auteurs, entre autres le +savant Muratori. C'est déjà l'assaut de la redoute, une partie de +carnaval galant. Nous n'entreprendrons pas ici de rechercher l'origine +de cette légende; légende ou réalité, celle-là aussi est bien digne du +temps[5]. + +Le même Raimbaut de Vaquières, dans sa recherche de l'originalité, a +composé un _descort_ ou désaccord en cinq langues. Le _descort_ était un +court poème sans règles fixes; le désordre produit par le changement du +mètre marquait que le coeur du poète n'était plus d'accord avec celui de +sa dame. Quelle harmonie devait donc régner entre Raimbaut de Vaquières +et Béatrice pour qu'il ait eu recours à une pareille cacophonie! + +Mais des affaires plus sérieuses sollicitèrent bientôt l'attention du +chevalier poète. Son seigneur, le marquis de Montferrat, fut appelé à +Soissons pour recevoir le commandement d'une nouvelle croisade. Raimbaut +y prépara les esprits par un énergique sirventés. + + J'aime mieux, s'il plaît à Dieu, mourir là-bas, que vivre et + rester ici. Pour nous Dieu se laissa lever en croix, il reçut + la mort, souffrit la passion, fut battu et chargé de chaînes et + couronné d'épines sur la croix... Que saint Nicolas de Bari + guide notre flotte, que les Champenois dressent leurs gonfanons + et que le marquis s'écrie: Montferrat et Léon... Beau Cavalier + (c'est Béatrice qui est ainsi désignée) je ne sais si je reste + pour vous ou si je prends la croix--je ne sais si je pars ou si + je reste, car je meurs de douleur si je vous vois et je pense + mourir si je suis loin de vous[6]. + +Ce sont les mêmes sentiments qu'il exprima dans une touchante élégie +composée pendant la croisade. L'expédition fut d'abord brillante pour +lui et il y gagna biens et honneurs. Mais ils ne lui firent pas oublier +Béatrice. + + Que me valent conquêtes et richesses? Je me tenais pour plus + riche quand j'étais aimé et que je me repaissais d'amour + courtois; j'en aimais mieux un seul plaisir que tenir ici + terres et grand avoir; car plus mon pouvoir augmente, plus je + suis triste, puisque mon Beau Cavalier et son amour sont loin + de moi[7]. + +Raimbaut de Vaquières avait exprimé le voeu de mourir à la croisade +plutôt que de vivre et de rester en Italie; ce voeu fut exaucé. Le +marquis de Montferrat fut tué dans une embuscade et Raimbaut tomba sans +doute à ses côtés (1207); entre temps Béatrice était morte[8]. + +Raimbaut de Vaquières est le plus brillant des troubadours qui ont +séjourné en Italie. Il faudrait encore citer après lui Aimeric de +Péguillan, troubadour toulousain exilé à la cour de Frédéric II, Guillem +Figueira, l'auteur de l'énergique sirventés contre Rome, Uc de +Saint-Cyr, auteur de biographies des troubadours, qui se trouvait encore +en Italie vers 1247, et bien d'autres. + +Mais il est temps de quitter le Nord de l'Italie; transportons-nous en +Sicile. C'est là, dans cette partie de l'ancienne Grèce, où s'étaient +succédé les civilisations arabe et normande, qu'apparaissent dans la +première moitié du XIIIe siècle, les premiers monuments de la poésie +italienne; la cour de l'empereur Frédéric II devient un centre poétique. +Ces premiers bégaiements de la poésie italienne ne portent aucune marque +d'originalité; tout--sauf la langue qui est empruntée à la Toscane--est +pris aux troubadours. «Le contenu de la poésie provençale, dit un des +meilleurs historiens de cette école, passe dans une autre langue, sans +changer; seulement il s'affaiblit.» L'amour chevaleresque réapparaît en +effet dans les poésies de l'école sicilienne avec le type conventionnel +qu'il avait depuis longtemps dans la poésie des troubadours. + +«L'amour est une humble et suppliante adoration de la femme. Le +vasselage amoureux, l'obéissance absolue à sa dame rappellent à tout +instant des traits connus de la poésie provençale. L'amant est humble et +suppliant, la dame souvent fière et dédaigneuse[9].» Enfin un des +éléments essentiels de la doctrine courtoise était que l'amour est un +principe de valeur morale; les Siciliens n'ont garde d'oublier ce +précepte. Rien ne manque dans cette imitation qu'un peu de vie et de +flamme. Les poètes de cette école, dès les origines de la littérature +italienne, ressemblent à des épigones; ce sont des troubadours de la +décadence, répétant par simple jeu d'esprit, par amusement, pour ainsi +dire, des pensées devenues depuis longtemps des lieux communs. + +La société sicilienne ressemblait peu d'ailleurs à la société du Midi de +la France. Il y avait sans doute, en Sicile, une féodalité puissante et +guerrière, mais elle était tenue en tutelle par Frédéric II et ses +légistes; c'est à la cour de l'empereur seulement que la poésie se +développa. La vie qu'elle aurait pu reprendre au contact de la société +féodale lui fut refusée. Aussi n'est-ce pas dans cette partie de +l'Italie que la poésie des troubadours, transplantée, a pris de fortes +racines et produit en abondance fleurs et fruits; c'est au Nord qu'elle +a trouvé des conditions plus favorables, si favorables même qu'un très +grand nombre de troubadours d'origine italienne se sont servis +uniquement de la langue provençale dans leurs poésies. + +Notre intention n'est pas de les énumérer tous, pas même de donner une +idée des principaux d'entre eux. Plusieurs chapitres seraient à peine +suffisants. Il faut nous contenter de citer quelques-uns des plus +connus, avant d'arriver au principal. + +Il y en a plus d'une trentaine. Parmi eux Albert, marquis de Malaspina, +est un des plus anciens. Gênes a donné naissance à une véritable +pléiade; quelques-uns ont été retrouvés tout récemment; Lanfranc Cigala +et Boniface Calvó sont les meilleurs. Le premier fut juge dans sa ville +natale. «Il chantait volontiers de Dieu», nous dit son biographe. Il +semble avoir eu en effet une conception élevée de son art et ses +sirventés politiques, comme ses chansons de croisade, ne manquent pas de +vigueur. Il est un des premiers, comme on l'a vu dans le précédent +chapitre, à appliquer aux chansons à la Vierge les formules de la +lyrique courtoise. + +Son compatriote et contemporain Boniface Calvó[10] paraît avoir été +d'humeur plus vagabonde que le juge poète Lanfranc Cigala. Il passa une +partie de sa vie auprès du prince le plus lettré du temps, Alphonse X, +roi de Castille. C'est là qu'il composa la plupart de ses sirventés, +dont quelques-uns renferment, contre son protecteur, des plaintes que +l'on retrouve chez d'autres troubadours vivant en Espagne. + +Ses chansons, comme l'a remarqué Diez[11], se distinguent par une +certaine recherche de traits nouveaux. C'est ainsi que, pour mieux +exalter la beauté de sa dame, il suppose que Dieu lui-même, s'il voulait +aimer une mortelle, n'en choisirait pas d'autre. Une élégie touchante +sur la mort de celle qu'il aimait se termine par un trait analogue. «Je +ne demande pas à Dieu de la recevoir en son paradis... car à mon avis, +sans elle, la beauté du paradis ne serait pas complète[12]»; aussi +n'a-t-il pas besoin de prier Dieu; celui-ci saura bien orner sa demeure +comme il convient. + +Malgré ces traits un peu affectés, quelques-unes de ses chansons ne +manquent pas de grâce, comme le montreront les premières strophes de la +suivante. + + Amant parfait et loyal, je me suis mis, dame, en votre pouvoir; + c'est vous que je veux aimer, craindre et louer, car vous + m'avez conquis par vos douces manières; et je me suis enamouré + de votre beau corps à cause de votre courtoise bienveillance. + + Nulle autre femme ne me plaît, quelque grand amour que je + puisse avoir, sauf vous, douce créature, à qui je me suis tout + donné; je voudrais que vous daigniez me retenir (pour + serviteur) par un pacte semblable; daignez me l'accorder, dame, + car aucun autre amour ne me plaît. + + J'ai confiance en votre grande intelligence que mon amour ne + sera pas méprisé; aussi vous servirai-je en paix de tout mon + talent, de tout mon savoir et de toute ma connaissance; et pour + peu que vous m'accordiez votre pitié, il n'est joie au monde + que la mienne ne dépasse[13]. + +Les accents de ce troubadour italien rappellent en pleine décadence ceux +de Bernard de Ventadour ou de Jaufre Rudel. + +Boniface Calvó de retour dans Gênes, sa patrie, eut l'occasion d'être +utile à un confrère malheureux, au troubadour Bartholomée Zorzi. Ce +troubadour était originaire de Venise où il s'adonnait au commerce. Pris +dans un de ses voyages, poétiques ou commerciaux, par des corsaires +génois, il fut emmené en captivité à Gênes, qui était en lutte avec sa +ville natale. Il resta sept ans en prison. Boniface Calvó, dans un +sirventés adressé aux Génois, n'avait pas ménagé les Vénitiens. Très +courageusement le poète prisonnier composa pour la défense de sa patrie +une réponse qu'il adressa à Boniface Calvó; celui-ci, loin d'en vouloir +à son confrère malheureux, fit sa connaissance et devint son meilleur +ami. + +Mais le plus célèbre des troubadours d'origine italienne est sans +contredit Sordel, né dans la patrie de Virgile, à Mantoue, au début du +XIIIe siècle[14]. Il eut une vie des plus agitées. L'un de ses +biographes dit qu'il était de «noble naissance, avenant de sa personne, +bon chanteur et bon troubadour»; mais il ajoute qu'il était de mauvaise +foi avec les barons qui avaient affaire à lui et... avec les femmes. + +Un de ses premiers exploits causa un beau scandale. Sordel était à la +cour du comte de Saint-Boniface; il lui enleva sa femme, la comtesse +Cunizza, avec la complicité du propre frère de la comtesse. Le comte de +Saint-Boniface était bien disposé à ne pas laisser ce méfait impuni et +la vie de Sordel n'était rien moins que sûre. Aussi se décida-t-il +bientôt à partir en Provence. Son humeur le mena plus loin, en Espagne +et jusqu'en Portugal; c'est même le seul troubadour dont on trouve le +nom cité dans les oeuvres de l'école portugaise. Revenu en Provence, il +y devint le familier du comte Barral de Baux (qui défendit Marseille +contre Charles d'Anjou), puis suivit son seigneur devenu l'allié de +Charles. Il accompagna ce dernier dans son expédition de Sicile. «Il +revenait ainsi en Italie vieilli, après une absence très longue pendant +laquelle les événements les plus tragiques avaient dévasté la «Marche +joyeuse» [celle de Trévise], théâtre de ses aventures de jeunesse[15].» +La plupart des protecteurs ou des ennemis de Sordel étaient morts; seule +Cunizza restait, veuve de trois maris, et retirée en Toscane. + +Sordel reçut des donations de Charles d'Anjou, mais après avoir été mis +en prison par lui, pour une cause que nous ne connaissons pas. Ce fut +même le pape Clément IV (d'origine méridionale et auteur d'un poème sur +les Sept Joies de la Vierge) qui intercéda pour le poète vieilli. Sordel +mourut sans doute en 1269 et probablement de mort violente. + +Le poète est plus intéressant que le personnage. Ses poésies se divisent +en sirventés politiques, sirventés moraux et chansons. Un des trois +sirventés politiques a eu de son temps un grand succès: c'est une +plainte funèbre sur la mort de Blacatz, grand seigneur de Provence, +troubadour et protecteur des troubadours. En quête d'originalité, Sordel +a pris au folklore un de ses thèmes les plus étranges, celui du coeur +partagé communiquant sa vaillance à ceux qui en mangent une partie. Ici +sont conviés à ce funèbre festin l'empereur romain, Frédéric II, le roi +de France, le roi d'Angleterre, celui d'Aragon, le comte de Champagne, +roi de Navarre, le comte de Toulouse et le comte de Provence. Voici une +strophe de cette étrange composition. + + Que le premier à manger du coeur (car il en a grand besoin) + soit l'empereur de Rome, s'il veut conquérir de force les + Milanais, car c'est lui qu'ils tiennent conquis et il vit + déshérité malgré ses Allemands; et qu'à côté de lui en mange le + roi français, puis il recouvrera la Castille qu'il perd par sa + sottise[16]. + +L'idée parut originale à deux troubadours contemporains qui s'en +emparèrent aussitôt. L'un, Bertran d'Alamanon[17], reproche à Sordel de +donner à des lâches le coeur de Blacatz qui était vaillant parmi les +vaillants (_survaillant_, il y avait des sur-hommes déjà). Ce sont les +nobles dames du temps qui se le partageront, dit-il; et il énumère +toutes celles qui ont droit à une part: «Que Dieu le glorieux s'occupe +de l'_âme_ de Blacatz; car le _coeur_ est resté avec celles qu'il +aimait.» + +L'autre troubadour, Peire Bremon[18], a renchéri sur Sordel. Puisqu'on a +partagé le coeur, dit-il, il reste le corps; nous le donnerons par +quartiers à la chrétienté; «nous garderons le quatrième, nous autres +Provençaux, car si nous le donnions tout, cela irait trop mal; nous le +mettrons à Saint-Gilles, comme en un lieu national»; et Rouergats, +Toulousains et Biterrois, tous ceux qui ont le goût de la gloire, y +viendront. Telles sont les puérilités auxquelles s'amusaient les +troubadours de la décadence. + +Comme poète d'amour, Sordel ne s'élève pas au-dessus du niveau commun, +dit son éditeur. Ses chansons sont monotones; rarement un trait naturel +vient rompre cette monotonie. Dans une discussion avec un autre +troubadour, qui préférait à l'amour la vie des camps et la gloire des +armes, Sordel défend son point de vue de la manière suivante: «Pourvu +que celle en qui j'ai mis mon espérance croie que je suis vaillant, je +vivrai toujours dans la joie parfaite...» Rien de bien neuf jusque-là, +mais voici la fin: «Vous irez tomber de cheval pendant que je resterai +près de ma dame; même si vous deveniez un des vaillants de France, un +doux baiser vaut bien un coup de lance![19]» C'est à peu près le seul +trait naturel qu'on puisse relever dans ses chansons. + +Voici qui est plus subtil. Sordel raconte comment son coeur lui a été +enlevé par l'Amour. «Ma dame sut bien m'enlever mon coeur, dès que je la +vis, avec un doux regard amoureux que me lancèrent ses yeux voleurs. Ce +jour-là, avec ce regard, Amour m'entra au coeur de telle sorte qu'il me +l'enleva et le mit en sa possession. Aussi est-il toujours auprès +d'elle, où que j'aille ou que je sois.» + +Cette manière subtile et affectée est beaucoup plus dans le goût de +Sordel. Sa conception de l'amour se rattache assez bien à la conception +classique. Pour lui aussi l'amour est un principe de bien et de vertu; +aussi est-il jaloux de l'honneur de sa dame et exprime-t-il à plusieurs +reprises son mépris pour les passions charnelles. L'amour ainsi conçu +est une passion noble et pure. + +Mais Sordel renchérit, comme la plupart des troubadours de la décadence, +sur cette doctrine. L'amour, pour lui comme pour les poètes du temps, +est quelque chose de plus éthéré, de plus quintessencié encore qu'à la +période précédente[20]. La dame aimée n'a plus ni corps, ni figure; +c'est une abstraction créée par l'esprit, le coeur n'y a point de part. +Cette conception facilite dans le Midi de la France la transformation de +la lyrique profane en lyrique religieuse; en Italie, elle annonce et +prépare l'école de Bologne, où fleurit l'amour mystique. + +Tel nous apparaît Sordel dans l'histoire et dans l'histoire littéraire; +un chevalier de moyenne naissance dont la vie--sauf pendant sa +jeunesse--n'offre rien de bien extraordinaire, qu'un poète de peu +d'originalité. + +Il a paru tout autre à Dante, qui lui a donné, dans la _Divine Comédie_, +une place immortelle. Virgile lui montre, dans le _Purgatoire_, une âme +éloignée des autres, «fière et dédaigneuse», qui les regardait. Virgile +la prie de lui indiquer la route; mais l'âme, sans lui répondre, lui +demande à son tour quelle est sa patrie. «Mantoue...» répond Virgile. +Aussitôt l'âme inconnue parle: «O homme de Mantoue, je suis Sordel, +originaire de ta terre et aussitôt l'autre l'embrassait.» C'est ici que +se place la célèbre apostrophe de Dante à l'Italie: «O esclave Italie, +maison de douleur, navire sans nocher dans la grande tempête, cette âme +noble fut aussitôt prête, rien qu'en entendant le doux nom de sa terre, +à faire fête à son concitoyen; tandis que tes fils se font une guerre +sans trêve, et qu'ils s'enlèvent mutuellement ce qu'un mur ou un fossé +renferment. Regarde, malheureuse, autour de tes rivages, et puis regarde +dans ton sein si aucune partie jouit de la paix...» Et l'apostrophe se +continue, violente et pathétique, jusqu'à la fin du chant[21]. + +Le chant suivant du _Purgatoire_ est encore consacré à Sordel; et c'est +en le lisant qu'on s'explique la place d'honneur que Dante a donnée au +troubadour de Mantoue. Sordel montre à Virgile les âmes de ceux qui +implorent leur pardon en chantant _Salve Regina_ au milieu des fleurs +suaves; ce sont les rois et princes qui ont négligé de faire leur +devoir; et, en comptant bien, on y retrouve[22] ceux auxquels Sordel, +dans sa plainte funèbre sur Blacatz, veut donner une part du coeur du +mort. C'est donc cette composition--qui paraît faible à notre goût +moderne--qui a inspiré Dante dans ce passage célèbre. On peut dire que +Dante a vu Sordel transfiguré; la satire que celui-ci adressait aux rois +était remarquable par l'étrangeté de la forme plutôt que par la violence +du fond. Cependant elle a suffi pour que Dante donnât à Sordel, dans le +_Purgatoire_, l'allure «fière et dédaigneuse» d'un poète redresseur de +torts et pour qu'il lui accordât une place d'honneur dans la _Divine +Comédie_. Si l'on songe que Sordel était mort depuis une quarantaine +d'années, on voit que la légende, ou plus simplement l'imagination de +Dante, avaient vite fait du poète une personnalité plus intéressante +qu'il ne fut en réalité. + +Cunizza nous apparaît aussi transfigurée dans le poème de Dante; elle +est même mieux traitée que son ami Sordel; elle est dans le _Paradis_ +(ch. IX) et prend joyeusement son parti d'être encore dans un cercle +inférieur: «Je fus appelée Cunizza, déclare-t-elle, et je brille à cette +place parce que la lumière qui vient de cet astre (Vénus) me vainquit; +mais je me pardonne joyeusement et je ne me plains pas de mon sort.» +Elle ajoute; «cela peut vous paraître un peu fort à vous autres, +vulgaire»; élevons-nous donc au-dessus du vulgaire, pour que cela ne +nous paraisse pas trop fort. + +Ce n'est pas la première fois que nous avons, dans ces études, +l'occasion de citer Dante. On a rappelé à plusieurs reprises ses +jugements sur certains troubadours, principalement sur ceux de la +première période: Pierre d'Auvergne, Bernard de Ventadour, Bertran de +Born, Giraut de Bornelh, Arnaut de Mareuil et surtout Arnaut Daniel. Il +connaissait bien leur langue et c'est en provençal qu'il fait répondre +le même Arnaut Daniel à la fin du chant XXVI du _Purgatoire_. Il a enfin +montré dans son traité _De vulgari eloquentia_ la connaissance profonde +qu'il avait de leur technique poétique si délicate et si complexe; il +est un des premiers à l'analyser. + +Mais le sujet de la _Divine Comédie_ ne se prêtait pas à l'imitation de +la poésie des troubadours. C'est dans la _Vita Nuova_[23] et dans ses +chansons que cette influence est sensible. Dante, en effet, avant +d'écrire son grand poème, composa un certain nombre de poésies lyriques, +chansons ou sonnets; ces derniers sont enchâssés dans la _Vita Nuova_. +Comme poète lyrique Dante se rattache à l'école de Bologne, qui, dans la +deuxième partie du XIIIe siècle, brilla d'un si vif éclat. Elle a hérité +des traditions de la poésie sicilienne, où se trouvent tant de traces de +l'influence provençale; seulement les poètes de l'école de Bologne +l'emportent de beaucoup sur les Siciliens par plus d'imagination, plus +de grâce et aussi plus de talent. Même quand ils imitent les +troubadours, modèles communs de l'école sicilienne et de la leur, ils +gardent leur originalité. Voici par exemple la traduction d'une des +chansons les plus célèbres de Guido Guinicelli, le père de cette école +poétique; on y retrouve des traits bien connus dans la poésie +provençale; mais on y remarque aussi une imagination brillante et +ingénieuse, qui rappelle Bernard de Ventadour. + + La dame qui m'a rendu amoureux règne dans le ciel de l'amour, + semblable à la belle étoile qui mesure le temps. De même que + celle-ci illumine chaque jour le monde de sa face, ainsi ma + dame resplendit aux nobles coeurs et aux âmes généreuses. + + O douce dame, lumière dont je me suis éloigné, éperdu et + dolent, je vous porte dans ma pensée plus belle que vous ne + serez dans mes vers, car je ne suis point doué d'assez + d'intelligence pour parler d'un objet si haut, ni pour me + lamenter d'un si grand mal... + + Tout ce que je vis, tout ce que j'entendis d'elle me revient à + l'esprit; et tout est douleur dans mon souvenir. Si je me + rappelle l'amitié qu'elle me montra quelquefois, je songe que + je l'ai quittée. Si je me la rappelle sévère et courroucée, je + crains qu'elle ne soit telle encore... + + Les larmes où je me fonds coulent plus abondantes toutes les + fois que mes yeux rencontrent une belle femme... L'image de + celle que je porte en moi devient alors si vivante et tellement + impérieuse que je me sens mourir[24]. + +Cette imagination gracieuse, que gâte un peu d'affectation et de +préciosité, défaut commun à la lyrique provençale et italienne, elle +apparaît mieux encore dans une autre chanson du même poète, dont nous +citerons les deux premières strophes. + + L'amour s'abrite toujours en noble coeur, comme l'oiseau + bocager dans le feuillage. La nature ne créa point l'amour + avant noble coeur, ni noble coeur avant l'amour. La lumière ne + fut point avant le soleil; elle fut avec lui et au même instant + que lui. Comme du feu naît la chaleur, ainsi l'amour naît de + noblesse; et flamme d'amour prend en noble coeur. + + Une pierre précieuse ne s'imprègne point de la clarté d'une + étoile, si le soleil ne l'a auparavant épurée, n'en a extrait + toute parcelle grossière: alors seulement l'étoile lui + communique sa splendeur. C'est ainsi, qu'en guise d'étoile, une + dame remplit d'amour le coeur que la nature a créé noble et + fier. + +«Flamme d'amour naît en noble coeur», dit Guido Guinicelli; c'est +presque par les mêmes termes que commence un sonnet célèbre de Dante +dans la _Vita Nuova_. + + Comme dit le Sage [Guido Guinicelli] l'amour et un noble coeur + ne font qu'un; et quand l'un ose aller sans l'autre, c'est + comme quand l'âme abandonne la raison. + + La nature, quand elle est amoureuse, rend l'amour le Maître, et + fait du coeur la maison dans laquelle on se repose en dormant, + tantôt peu, tantôt longtemps. + + Cependant la beauté se manifeste aux yeux par les traits d'une + dame sage, et cet objet agréable fait naître un désir de la + posséder; et quelquefois ce désir persiste de telle sorte qu'il + éveille l'esprit d'amour. Un homme de mérite produit le même + effet sur une dame[25]. + +Voilà comment Dante explique la naissance de l'amour; et voici comment, +dans un autre sonnet, il en décrit les effets. + + Ma dame porte amour dans ses yeux; aussi ennoblit-elle tout ce + qu'elle regarde. Partout où elle passe, chaque homme tourne les + yeux vers elle, et elle fait battre le coeur de celui qu'elle + salue. + + Aussi baisse-t-il la tête, et devient-il pâle, en se plaignant + du peu de mérite qu'il a. L'orgueil et la colère fuient devant + elle. Unissez-vous donc à moi, mes dames, pour lui faire + honneur. + + Non, il n'est pas de pensée douce et modeste qui ne naisse dans + le coeur de celui qui l'entend parler; aussi celui qui la voit + le premier est-il bienheureux. + + L'air qu'elle a quand elle sourit ne se peut exprimer ni + retenir dans la mémoire, tant ce miracle est nouveau et + éclatant[26]. + +Rapprochons enfin de ces deux sonnets la chanson suivante de la _Vita +Nuova_. + + Dames, qui savez vraiment ce que c'est qu'amour, je veux + m'entretenir avec vous de ma dame, non que j'espère la louer + dignement, mais dans l'intention de soulager mon esprit en + parlant d'elle. Je dis que, lorsque je réfléchis à mon mérite, + l'amour se fait si doucement entendre à moi que, si je ne + perdais pas toute hardiesse en ces moments, ce que je dirais + rendrait tout le monde amoureux. Mais je ne veux pas m'élever + si haut, dans la crainte que ma timidité ne me fasse tomber + trop bas. Je traiterai donc avec vous, dames et demoiselles, + mais bien légèrement, eu égard à son mérite, des éminentes + qualités de ma dame. + + Un ange invoqua Dieu en disant: «Sire, on voit au monde une + merveille dont les manières nobles et gracieuses procèdent + d'une âme dont la splendeur s'élève et parvient jusqu'ici.» Le + ciel, à qui il ne manquait rien que de la posséder, la demanda + à son seigneur, et chaque saint la réclame par ses prières. La + seule pitié plaide ma cause dans le Ciel; en sorte que Dieu, + sachant qu'il s'agit de ma dame, dit: «O mes bien-aimés! + souffrez tranquillement que celle que vous désirez de voir + reste autant qu'il me plaira là où il y a quelqu'un (Dante) qui + s'attend à la perdre, et qui dira aux damnés dans l'enfer: + «J'ai vu l'espérance des bienheureux.» + + Ma dame est désirée dans le plus haut des cieux. Maintenant je + veux vous faire connaître quelque chose de son mérite et je + dis: toute dame qui veut prendre des manières nobles doit aller + avec elle, parce que, quand elle s'avance quelque part, Amour + jette aussitôt une glace sur les coeurs corrompus, qui frappe + et détruit toutes leurs pensées. Celui qui serait exposé à la + voir ou s'ennoblirait ou mourrait; et quand elle rencontre + quelqu'un digne de la regarder, celui-là éprouve toute la + puissance de ses vertus; et s'il lui arrive qu'elle l'honore de + son salut, elle le rend si modeste, si honnête et si bon, qu'il + va jusqu'à perdre le souvenir de toutes les offenses qu'il a + reçues. Cette dame a encore reçu une grâce particulière de + Dieu; car la personne qui lui a adressé là parole ne peut pas + mal finir... + +Cette chanson, jointe aux deux sonnets qui précèdent, et aux chansons de +Guido Guinicelli, nous montre quelle est la conception que les poètes de +l'école du _dolce stil nuovo_ se font de l'amour. La dame chantée par +eux devient de plus en plus une pure abstraction. C'est précisément la +même transformation qui s'est produite chez les troubadours de la +décadence. Cette conception d'un amour qui n'a plus rien de terrestre et +de charnel, qui s'adresse à l'esprit et non à la matière, a facilité, on +s'en souvient, la transformation de la poésie courtoise en poésie +religieuse. C'est ce même esprit qui anime Dante chantant Béatrice et +l'école poétique à laquelle il se rattache comme poète lyrique. + +Sans doute ce n'est pas aux troubadours de la décadence que Dante a +emprunté sa conception de l'amour; il connaissait plutôt ceux de la +première période[27]. Mais lui et l'école de Bologne ou de Florence se +rattachent à eux. Si les troubadours provençaux n'avaient pas traité +pendant près de deux siècles l'amour courtois, sa noblesse, son +influence sur le coeur et sur l'esprit de l'homme, l'école sicilienne +ainsi que celle de Bologne n'auraient peut-être pas existé ou elles +auraient traité d'autres sujets. Et sans doute nous aurions la _Divine +Comédie_ ainsi que la poignante élégie de la _Vita Nuova_, mais on voit +tout ce qui manquerait de gracieux et de subtil à l'oeuvre du grand +poète italien. + +Il manquerait quelque chose aussi à l'oeuvre de Pétrarque. On sait qu'il +passa une grande partie de sa vie dans le Midi de la France, à Avignon, +à Carpentras et à Montpellier. Le dernier troubadour était mort dans les +dernières années du XIIIe siècle, mais Pétrarque vécut dans un milieu où +le souvenir de la poésie provençale était resté vivant. Aussi fut-il un +des admirateurs de cette poésie et voici les troubadours auxquels il a +donné une place d'honneur dans son _Triomphe d'amour_; c'est une page +d'histoire littéraire écrite par un poète. Pétrarque y rapproche les +troubadours les plus célèbres des noms les plus connus de la lyrique +italienne. A la suite des poètes anciens qui ont chanté l'amour, comme +Anacréon, Virgile, Ovide, Pétrarque voit s'avancer les plus illustres de +ses compatriotes, Dante et Béatrice, Cino da Pistoja, et Selvaggia, puis +les deux Guide, Guinicelli et Cavalcanti, enfin les Siciliens qui sont +déchus de leur ancienne royauté poétique. + + Après eux venait «une troupe d'étrangers ayant écrit en langue + vulgaire, le premier d'entre tous, Arnaut Daniel, grand maître + d'amour, dont le style élégant et poli fait encore honneur au + pays qui l'a vu naître; avec lui marchaient aussi l'un et + l'autre Pierre (Pierre Rogier, Pierre Vidal?) si tendres aux + coups de l'amour; et le moins fameux Arnaut (Arnaut de + Mareuil), et tous ceux qu'amour ne put soumettre qu'après de + longs efforts; c'est des deux Rambaut que je parle, qui tous + deux chantèrent Béatrix de Montferrat (Rambaut d'Orange, + Rambaut de Vaquières) et le vieux Pierre d'Auvergne, avec + Giraut (de Bornelh); Folquet, dont le nom fait la gloire de + Marseille, qui a frustré Gênes de cet honneur, et qui à la fin + changea sa lyre et ses chansons contre une meilleure patrie, + contre un costume et une condition plus saintes; Jaufre Rudel + qui employa la rame et la voile pour chercher sa mort et mille + autres encore à qui la langue fut toujours lance et épée, + bouclier et casque[28]. + +On n'avait pas besoin de ce témoignage de Pétrarque pour reconnaître en +partie les sources de son inspiration. Sans doute, il a visé à +l'originalité dans l'expression des sentiments amoureux, au point qu'il +se privait[29] de lire les poètes italiens de son temps pour ne pas +tomber dans l'imitation; sans doute aussi la passion que lui inspira +Laure suffisait à émouvoir son âme de poète. Mais ce n'est pas +impunément qu'il avait étudié les troubadours et ce n'est pas au hasard +que sont dues les nombreuses analogies avec leur poésie qu'on a relevées +depuis longtemps dans son oeuvre. + +D'où est tiré par exemple le couplet suivant, d'une chanson de +troubadour ou de Pétrarque: «L'amoureuse pensée qui habite en mon coeur +vous montre si vivement à mes yeux qu'elle chasse de mon esprit toute +autre joie. C'est elle qui m'inspire ces actions et ces paroles, qui, je +l'espère, me rendront immortel, malgré la mort de cette chair... Si +quelque beau fruit naît de moi, c'est de vous qu'en vient la semence; de +moi-même je ne suis qu'un terrain desséché; toute culture me vient de +vous, à vous en revient le mérite[30].» Le passage suivant est emprunté +à un troubadour et on y retrouve une pensée qui est devenue un lieu +commun dans la poésie provençale: «Vous réunissez en vous toute +courtoisie; il n'est homme si vilain qui devant vous ne se sente +ennobli»; même pensée dans Pétrarque, exprimée d'ailleurs avec plus de +grâce: «Qu'est devenu ce beau visage, cet aimable regard, cette démarche +si fière et si noble? Qu'est devenu ce parler qui rendait humble le +coeur le plus farouche et le plus dur, et qui d'une âme vile faisait une +âme généreuse?» On sait la place que tiennent soupirs et pleurs dans la +poésie des troubadours. «Je pleure toute la journée, dit Pétrarque, et +puis, pendant la nuit, quand se reposent les malheureux mortels, je me +reprends à pleurer; et mes maux redoublent encore; ainsi je dépense mon +existence en pleurs.» Voici enfin, pour terminer, un couplet qui est +tout à fait dans le goût des troubadours, et pour lequel on trouverait +plus d'un modèle; c'est une description des impressions diverses que +produit l'amour. «Amour en un même instant me presse et me retient, me +rassure et m'effraye; il me brûle et me glace; il me plaît et m'irrite; +il m'appelle à lui, il me repousse; il me remplit d'espérance, il me +remplit de chagrin.» + +On pourrait multiplier sans peine ce genre de citations. Cependant, il +faut observer que quelques traits sont peut-être empruntés aux poètes +italiens de l'école de Bologne et de Florence; et quelquefois sans doute +c'est à travers ces poètes italiens que Pétrarque a imité les +troubadours. Et surtout--et nous terminerons par là--l'originalité de +Pétrarque vis-à-vis de la poésie provençale et même vis-à-vis de la +poésie italienne n'en demeure pas moins grande. La première poésie +lyrique italienne faisait de l'amour une abstraction que l'on pouvait +confondre dans une admiration commune avec l'intelligence et même avec +la philosophie. + +Cette passion était trop épurée et devenait trop éthérée. Pétrarque la +ramène sur la terre, où est en somme sa véritable place. Sans doute il +ne la ramène pas sur une terre vulgaire, au milieu des passions et des +désirs charnels; mais on sent que la beauté physique de Laure l'a +frappé, qu'il a été sensible à l'éclat de ses regards, et ce n'est pas +dans l'école italienne qu'il a pris les traits de la description +suivante: «En quel lieu, en quelle mine précieuse Amour a-t-il pris l'or +dont il a fait ses deux blondes tresses? sur quelles épines a-t-il +cueilli ces roses? sur quelle plage ces neiges tendres et fraîches?... +Où a-t-il pris ces perles qui arrêtent et voient se briser ces paroles +si douces, si pures, si étrangères au monde? Où a-t-il pris les beautés +si grandes et si divines de ce front plus serein que le ciel?» +Rapprochons de ce passage le suivant, où Pétrarque célèbre «les mains +blanches et déliées (de Laure), ses bras gracieux, sa démarche doucement +altière... et sa jeune et belle poitrine siège d'une haute sagesse». +C'est en pensant à des passages de ce ton qu'un critique a pu dire, en +quelques phrases qui sont d'heureuses formules: «Pétrarque n'adore pas +l'idée, mais la personne de la femme; il sent qu'il y a quelque chose de +terrestre dans ses affections et il ne peut les séparer des désirs +charnels[31].» C'est par là qu'il s'éloigne de ses contemporains et +qu'il se rapproche non des troubadours de la décadence, mais plutôt de +ceux du XIIe siècle. + +L'histoire de l'influence de la poésie provençale en Italie peut être +arrêtée ici[32]; non qu'il n'y eût rien à ajouter; au contraire cette +influence est encore très vivante pendant le XIVe siècle. Bientôt elle +diminue d'ailleurs et le classicisme de la Renaissance italienne fait +oublier pendant un temps les troubadours. + +Mais on n'a jamais perdu en Italie le souvenir de leur poésie. Du XIVe +siècle à nos jours on trouve une série ininterrompue d'esprits de tout +ordre, gracieux poètes ou graves historiens, qui l'ont étudiée avec +passion. Les uns et les autres n'ont jamais cessé et ne cessent encore +de rendre à l'ancienne poésie provençale l'hommage que lui ont rendu les +deux grands poètes par lesquels s'ouvre l'histoire de leur propre +poésie, Dante et Pétrarque. + + + + +CHAPITRE XI + +LES TROUBADOURS EN ESPAGNE, EN PORTUGAL, EN ALLEMAGNE. TROUBADOURS ET +TROUVÈRES + + Les troubadours en Catalogne.--Relations entre le Midi de la + France et la péninsule ibérique.--Jaime Ier d'Aragon et les + troubadours.--Les troubadours en Castille: Alphonse X le + Savant.--La poésie galicienne ou portugaise.--Le roi-poète + Denys.--Influence provençale.--Les Minnesinger.--Influence + provençale: comment elle s'est produite.--L'originalité des + Minnesinger.--Walter von der Vogelweide.--La poésie lyrique de + la langue d'oïl.--L'école «provençalisante».--Conon de Béthune; + le châtelain de Coucy; Gace Brulé. + + +La péninsule ibérique fut de très bonne heure pour les troubadours un +pays de prédilection. Les cours d'Aragon, de Castille, de Léon, de +Navarre, de Portugal, leur furent hospitalières. Ils y trouvèrent des +princes éclairés, amoureux de poésie, et récompensant royalement le +talent; il n'en fallait pas davantage pour attirer de tous les points du +Midi de la France jongleurs et troubadours. Au point de vue linguistique +la langue catalane n'était--et n'est encore--qu'une variété des +dialectes occitaniques; cette circonstance rendit encore plus faciles +les relations littéraires. + +Les troubadours se rendaient en Espagne par les deux grandes voies qui +ont toujours existé aux extrémités de la chaîne des Pyrénées. +L'une--celle de l'Ouest--avait une importance de premier ordre parce +qu'elle était le «chemin des pèlerins» qui allaient à Saint-Jacques de +Compostelle, en Galice[1]. Elle portait en Espagne le nom de «chemin +français». Celle de l'Est n'avait pas moins d'importance; elle mettait +en rapports la Provence avec le comté de Barcelone et le royaume +d'Aragon. Les relations étaient d'autant plus étroites que les comtes de +Barcelone et rois d'Aragon avaient des possessions dans le Midi de la +France, par exemple Montpellier. + +Nous ne pouvons pas, dans cette brève esquisse, étudier on détail +l'influence de la poésie des troubadours en Espagne. Il y faudrait un +volume, et il a été écrit il y a près d'un demi-siècle. Contentons-nous +de résumer à grands traits cette histoire. + +Rappelons d'abord que l'Espagne continue pendant le XIIe et le XIIIe +siècle la «reconquista», la «reconquête» de son sol sur les Maures et +que les poésies des troubadours qui ont vécu en Espagne sont remplies de +l'écho de ces croisades. + +La Catalogne, grâce à son affinité linguistique et à sa situation +géographique, fut une des régions où l'influence de la poésie provençale +se fit le plus profondément sentir. Elle était considérée par les +troubadours comme le pays de la joie et de la gaîté; les allusions à la +bonne humeur, au bon accueil des Catalans sont nombreuses dans l'oeuvre +des troubadours; voici comment s'exprime l'un d'eux dans une pièce à +refrain. + + Puisque mon étoile n'a pas voulu que de ma dame me vienne le + bonheur... il faut que je me mette dans la voie du vrai amour: + et cette voie je l'apprendrai bien dans la gaie Catalogne, + parmi les Catalans vaillants et les Catalanes aimables. Car + courtoisie, mérite et valeur, joie, reconnaissance et + galanterie, libéralité et amour, connaissance et grâces, toutes + ces qualités sont l'apanage de la Catalogne, où les hommes sont + vaillants et les femmes aimables[2]. + +Comme les troubadours italiens, les troubadours catalans écrivirent en +provençal jusqu'au XIVe siècle, quoique de belles chroniques[3] aient +été composées en prose catalane pendant le règne de Jaime Ier d'Aragon +(1213-1276) et de ses successeurs immédiats. + +Ce roi, qu'on a appelé le «Conquistador» à cause de ses victoires sur +les Maures, est un de ceux qui, en Espagne, ont été le plus accueillants +aux troubadours. Né à Montpellier en 1208, il aimait à revenir dans sa +«bonne ville», toujours suivi d'un nombreux cortège de troubadours et de +jongleurs. Plus d'un l'accompagna dans ses expéditions et reçut des +terres, par exemple après le siège de Valence. Jaime d'Aragon accueillit +surtout les troubadours languedociens qui s'exilèrent pour fuir les +rigueurs de l'Inquisition ou qui ne s'accommodaient pas du nouveau +régime créé dans le Midi de la France à la suite de la croisade contre +les Albigeois. De ce nombre furent Peire Cardenal, Bernard Sicart de +Marvejols, et, pendant la dernière période de sa vie, son favori N'At de +Mons. + +Si les troubadours ont fait l'éloge de Jaime Ier[4], ils ne lui ont pas +ménagé leurs critiques en une circonstance où il n'a pas secondé leurs +désirs comme ils l'auraient voulu. Il s'agit du soulèvement de 1242, +fomenté par le comte de la Marche, le comte de Toulouse et autres +seigneurs, et qui fut le dernier effort du Midi pour recouvrer son +indépendance. Le bruit avait couru que le roi d'Aragon avait promis de +secourir le comte de Toulouse, comme l'avait fait son père, mort à Muret +pendant la croisade contre les Albigeois. Aussi la déception fut-elle +grande quand on apprit que le Conquistador n'était pas intervenu dans +cette courte lutte et avait laissé battre les Anglais et leurs alliés à +Saintes et à Taillebourg. Voici comment un troubadour exprime son +indignation. + + Comte du Toulousain, plus j'examine les puissants, plus je vous + vois au faîte de l'honneur... Nous avons vu la Marche, Foix et + Rodez faire défection tout de suite... Si le roi Jacques, à qui + nous n'avons pas manqué de parole, eût tenu ce qui avait été, + dit-on, convenu entre lui et nous, les Français, à coup sûr, + auraient grande douleur et seraient dans les pleurs... Anglais, + couronnez-vous de fleurs et de feuillages. Ne vous donnez + aucune peine, même si on vous attaque, jusqu'à ce que l'on vous + prenne tout ce que vous avez[5]. + +Le roi d'Aragon ne paraît pas avoir été très sensible à ces satires et à +d'autres bien plus violentes qui ne lui furent pas ménagées[6]. Il est +certain que si le Conquistador avait secondé, avec sa puissance et ses +talents militaires de premier ordre, les efforts un peu désordonnés que +faisaient les Méridionaux pour se reconstituer--ou se constituer--une +nationalité, les choses auraient pu changer de face. Mais Jaime +déployait son activité contre les Maures qu'il chassait du royaume de +Valence et des Baléares. Son règne fut long et glorieux; un des derniers +troubadours qui ont fréquenté sa cour, N'At de Mons, a surtout écrit des +poèmes théologiques. Cependant, d'une manière générale, les troubadours +qui ont été en relations avec le Conquistador ont plutôt cultivé la +poésie guerrière ou morale que la poésie religieuse. + +En Castille un des premiers protecteurs des troubadours fut le roi +Alphonse VIII, celui qui gagna sur les Sarrasins la célèbre bataille de +Las Navas de Tolosa (1212), victoire aussi décisive pour la chrétienté +que celle de Poitiers gagnée par Charles Martel. Pour exciter les +courages, au début de l'expédition, un troubadour[7] composa une chanson +de croisade enflammée. + + Seigneur, par nos péchés s'accroît la force des Sarrasins; + Saladin a pris Jérusalem que nous n'avons pas encore + reconquise; aussi le roi de Maroc annonce qu'il va combattre + tous les rois chrétiens avec ses Andalous et Arabes, armés + contre la foi du Christ... Les soldats qu'il a choisis ont tant + d'orgueil qu'ils croient que le monde leur est soumis; les + Marocains se mettent en troupes par les prairies et disent + entre eux avec orgueil: «Francs, faites-nous place; à nous est + la Provence et le comté de Toulouse, jusqu'au Puy»; jamais plus + cruelles vantardises ne furent entendues de la part de ces + chiens sauvages sans foi ni loi... Puisque nous sommes de + sincères croyants, ne laissons pas nos héritages à ces chiens + noirs d'Outremer; conjurons le péril avant qu'il nous atteigne. + Nous leur avons jeté en travers Portugais, Galiciens, + Castillans, Aragonais, Navarrais qui les ont mis honteusement + en fuite. + +C'est là un chant de guerre qui peut nous donner une idée de ce que +furent les chansons de croisade composées par les troubadours en +Espagne, pendant la période héroïque de la «reconquista». C'est au même +roi Alphonse VIII que Peire Vidal, le troubadour fantasque dont il a été +déjà souvent question, adressa quelques-unes de ses poésies. + + L'Espagne est un bon pays, dit-il dans l'une d'elles; ses rois + et ses seigneurs sont aimables et affectueux, généreux et bons, + de courtoise compagnie; et il y a d'autres barons, preux et + accueillants, hommes de sens et de connaissance, hommes + vaillants et distingués. + +Sans nous attarder davantage, passons au règne d'Alphonse X de Castille +(1252-1294). Ce roi fut, dans la péninsule, avec Jaime d'Aragon, le +protecteur le plus généreux des troubadours. Dès le début de son règne +ils accoururent en foule auprès du roi «savant». Le Génois Boniface +Calvó, dont il a été question dans le chapitre précédent, fut parmi les +premiers et resta un de ceux à qui le roi et son entourage manifestèrent +le plus de sympathie. Le dernier troubadour, Guiraut Riquier, séjourna +près de dix ans à la cour de Castille. + +Voici comment une peinture du temps nous représente cette cour à Tolède. +«Le roi est en train de dicter, entouré d'une foule de maîtres et de +troubadours, de clercs, de jongleurs et de jongleresses, suspendus à ses +lèvres, les uns l'écoutant et l'admirant, d'autres chantant et adaptant +une mélodie à ses paroles sur la viole ou sur le luth.» Ce tableau +pittoresque paraît des plus exacts. Alphonse X était poète, comme on va +le voir tout à l'heure; il fit traduire de nombreux ouvrages +scientifiques et dota la Castille d'un code célèbre connu sous le nom +des _Sept Parties_. C'était un roi savant et non un roi «sage» comme on +l'appelle quelquefois en prenant à contresens le mot espagnol «sabio». +La fin de son règne fut attristée par toutes sortes d'infortunes. Les +troubadours quittèrent la cour de Castille et n'y reparurent plus. A ce +moment d'ailleurs la poésie lyrique que l'Espagne n'avait pas connue +était dans tout son éclat en Galice et en Portugal. + +Le nombre des troubadours qui ont séjourné en Espagne est sensiblement +plus grand que celui des troubadours qui ont vécu en Italie. Cependant +leur influence y a été, en un certain sens, moins profonde. Laissons de +côté la Catalogne, qui, au point de vue linguistique, n'est qu'une +province de la langue d'oc: les troubadours qu'elle a produits sont +d'ailleurs médiocres, et, sauf une ou deux exceptions, ne peuvent se +comparer aux troubadours italiens qui ont écrit en provençal. Mais la +poésie lyrique n'a pas pu prendre racine ni en Aragon, ni dans la plus +grande partie de la Castille, ni dans le royaume de Léon ni en Navarre; +et cependant les troubadours y furent accueillis avec une très grande +sympathie. Ces pays ont connu plutôt la poésie héroïque des «romances»; +la race ne paraît pas y avoir eu la «tête» lyrique ou du moins, en ce +genre, la poésie de langue étrangère paraissait suffisante. Il n'en fut +pas de même en Portugal et en Galice, où la poésie lyrique est au +premier plan comme dans le Midi de la France ou en Italie. + +L'ancienne poésie lyrique portugaise ne nous est connue que par trois +manuscrits précieux[8]. Les premiers monuments de cette poésie ne +paraissent pas remonter au delà de la fin du XIIe siècle. C'est l'époque +la plus florissante de la poésie provençale. Le comte de Poitiers, +Cercamon, Jaufre Rudel et autres sont bien plus anciens que ne serait +l'auteur de ces premières poésies portugaises. + +Mais cette date elle-même est une date extrême, et en réalité la +littérature portugaise ou galicienne (car elle porte les deux noms) +fleurit surtout au XIIIe et au XIVe siècle[9]. Son époque la plus +brillante est celle qui comprend les règnes d'Alphonse X de Castille +(1252-1284) et de Denis, roi du Portugal (1280-1325). C'est d'après ces +rois poètes qu'on la distingue en plusieurs grandes périodes. L'ensemble +de ces périodes forme «l'époque provençale[10]». + +La poésie galicienne fut si brillante, surtout dans la deuxième partie +du XIIIe siècle, que les Castillans qui s'adonnèrent à la poésie lyrique +profane lui empruntèrent sa langue. C'est ainsi, on s'en souvient (et +pour les mêmes raisons), que le provençal fut adopté comme langue +poétique par de nombreux poètes italiens et catalans. En ce qui concerne +le galicien, une des preuves les plus remarquables de la prépondérance +qu'avait prise ce dialecte dans la langue de la poésie nous est fournie +par les oeuvres du roi Alphonse X de Castille, le roi savant. C'est en +effet le galicien qu'il emploie dans ses poésies profanes; mais le même +a écrit en castillan ses poésies à la Vierge et il a contribué plus que +tout autre, par de nombreux écrits scientifiques ou historiques, au +développement de la prose castillane. + +Les poésies profanes du roi Alphonse X de Castille qui nous sont +parvenues sont en général d'un caractère satirique, avec de nombreux +traits de réalisme; elles nous donnent souvent une idée assez exacte--et +fort piquante--de ce qu'était la vie de cour auprès du roi savant. Les +chansons du roi Denis de Portugal sont plus intéressantes pour le sujet +qui nous occupe ici. Elles appartiennent en effet pour une grande partie +à la lyrique courtoise. C'est à son oeuvre que seront empruntées la +plupart de nos citations. + +La poésie galicienne du XIIIe et du XIVe siècle est représentée par +environ deux mille pièces lyriques. Elles sont l'oeuvre de plus de cent +cinquante poètes appartenant pour la plupart aux classes élevées de la +société. Parmi eux on compte quatre rois, nombre de grands seigneurs et +de grands dignitaires[11]. + +Cette poésie, comme la poésie provençale, est essentiellement une poésie +de cour. Deux des genres les plus cultivés sont les mêmes que les deux +genres principaux des troubadours de la Provence: la _chanson d'amour_ +(six cents environ, un tiers de l'oeuvre totale) et les _chants de +médisance_, correspondant aux sirventés (quelques centaines). Les autres +genres cultivés par les troubadours provençaux: descorts, aubes, +pastourelles, etc., sont également représentés dans la poésie +galicienne. Un genre qui est connu aussi dans la poésie provençale a +pris en Portugal un développement particulier; c'est celui des «chansons +d'ami»; une jeune fille--et non une jeune femme--y exprime ses plaintes +sur l'absence du bien-aimé ou sur sa froideur; mais ce genre est connu +des plus anciens troubadours provençaux et une belle romance de +Marcabrun que nous avons déjà citée en est un exemple remarquable. + +Tout, dans la forme, dénonce donc une imitation provençale; la métrique +est empruntée au même modèle. Les troubadours galiciens n'ont pas +d'ailleurs caché leur admiration pour la lyrique provençale: «les +Provençaux sont de bons poètes», dit l'un d'eux; «je désire _à la +manière provençale_ faire maintenant un chant d'amour», dit le même +poète, et c'est le roi Denis qui fait ces deux déclarations. + +Même si on n'avait pas de déclarations de ce genre, on reconnaîtrait +facilement dans la poésie portugaise la plupart des lieux communs de la +lyrique provençale. C'est certainement dans l'emploi des termes +empruntés au service féodal que cette imitation est le plus sensible. La +«dame» est la «maîtresse» (senhor), comme dans la poésie du Midi de la +France; le poète se considère comme l'homme-lige, comme le vassal de +cette suzeraine. «Je vous vis un jour pour mon malheur, dame, dit le roi +Denis, car depuis que je suis devenu votre serviteur, vous me traitez +toujours plus mal.» «Je vous ai toujours servie, dame, et vous fus +loyal, je le serai tant que je vivrai.» Voilà des formules du «vasselage +amoureux» bien connues de la poésie provençale. Dans l'une comme dans +l'autre poésie l'amant se fait humble, comme il convient à un serviteur; +il fait appel à la pitié de sa dame. + +On se souvient des passages où les troubadours déclaraient appartenir +corps et âme à la personne aimée, qui pouvait en disposer à son gré, +presque comme d'une chose. Voici sous quelle forme la même idée se +présente dans une poésie du roi Denis: + + Traitez-moi bien ou mal, dame, tout cela est en votre pouvoir; + par ma bonne foi je souffrirai le mal; car, pour le bien, je + sais parfaitement qu'il ne m'en viendra aucun[12]. + +Dans le joli petit poème suivant le refrain rappelle la même idée. + + Jamais je n'osai vous dire, dame, le grand bien que je désire; + me voici en votre prison, faites de moi ce qui vous plaira. + + Jamais je ne vous ai rien dit des souffrances qui me sont + venues de vous, dame; me voici en votre prison, traitez-moi mal + ou bien. + + Jamais je n'ai osé vous conter, dame de mon coeur, les maux que + vous m'avez fait souffrir; me voici en votre prison, vous + pouvez me guérir ou me tuer[13]. + +Voici encore un trait important qui rappelle d'une façon précise +l'étroite parenté des poésies provençale et portugaise. + +C'est un honneur, dans l'une comme dans l'autre, d'aimer «en haut lieu», +c'est-à-dire de choisir comme objet de son amour une femme à qui l'on +supposait toutes les qualités de l'esprit plutôt que du coeur. La dame +ainsi choisie, disent souvent les troubadours, mériterait la couronne. +C'est le thème que développe le roi Denis dans la chanson suivante. + + Puisque Dieu, dame, vous a toujours fait faire du bien le + meilleur et qu'il vous a donné tant de connaissance, je vous + dirai une vérité, s'il plaît à Dieu: vous étiez faite pour un + roi. + + Et puisque vous savez toujours comprendre et choisir le + meilleur, je veux vous dire une vérité, dame que je sers et que + je servirai: puisque Dieu vous créa ainsi, vous étiez bonne + pour un roi. + + Puisque Dieu n'en fit jamais de semblable, et qu'il n'en fera + jamais de semblable pour l'intelligence et les belles paroles, + si Dieu voulait en disposer ainsi, vous étiez faite pour un + roi[14]. + +Citons enfin du même roi Denis deux pièces où l'imitation est des plus +caractéristiques. Dans la conception de l'amour courtois, telle que +l'ont créée les troubadours provençaux, l'honneur de la dame aimée est +au-dessus de tout. C'est aussi la pensée que développe le roi Denis dans +la petite pièce suivante. + + Quoique je sois très amoureux, je ne désire pas obtenir grand + bien de celle que j'aime; car je vois et je sais que le dommage + qu'elle en retirerait serait plus grand que la joie qui + pourrait m'en advenir; qui désire un tel bien estime bien peu + l'honneur de sa dame. + + Puisque je m'appelle et que je suis son serviteur, ce serait + une grande trahison, si pour le bien qu'elle me donnerait ma + dame gagnait mal et injustice. Tous les parfaits amants + m'approuveront[15]. + +Ceci est tout à fait dans le ton des troubadours provençaux comme la +chanson suivante, du même roi Denis. + + Je désire à la manière provençale faire maintenant un chant + d'amour; je voudrais y louer ma dame, à qui ne manque ni le + mérite, ni la beauté, ni la bonté. J'ajouterai encore: Dieu la + fit si parfaite en toutes qualités qu'elle vaut mieux que + toutes les dames du monde. Dieu voulut, en créant ma dame, lui + donner la connaissance de tout bien et de toute valeur... et il + lui fit un grand honneur quand il ne permit pas qu'aucune autre + lui fût égale. En ma dame Dieu ne mit jamais le mal; il y mit + mérite et beauté, lui apprit à bien parler et à mieux sourire + qu'aucune autre femme[16]. + +L'imitation est heureuse et le roi poète s'est bien assimilé la manière +des troubadours. + +Cependant ce serait une erreur de croire que les poésies du roi Denis et +les autres oeuvres de l'école galicienne doivent tout à l'imitation +provençale. D'abord l'imitation des poésies de langue d'oïl y est +sensible; il est vrai que la poésie lyrique du Nord de la France a pris +ses modèles dans le Midi, comme on va le voir. + +Ce qui est plus important, c'est que la poésie portugaise comprend +beaucoup d'oeuvres qui paraissent être d'inspiration populaire. Et il y +en a de charmantes qui semblent ne rien devoir à l'imitation. + +L'influence provençale sur cette poésie consisterait donc surtout en +ceci: c'est qu'elle aurait contribué à faire de cette poésie populaire +une poésie courtoise. L'imitation n'est pas aussi sensible que dans la +première poésie italienne; mais l'influence des troubadours a été +capitale pour transformer cette poésie[17]. + +Comment et à quelle époque s'est produit le contact entre troubadours +provençaux et galiciens? Problème intéressant, mais non encore résolu. +Peu de troubadours provençaux ont visité le Portugal; mais l'école +galicienne n'était pas confinée dans les limites, surtout dans les +limites actuelles de ce pays. Les chevaliers poètes vivaient souvent aux +cours de Léon et de Castille, où fréquentèrent si volontiers les +troubadours, depuis le XIIe siècle. C'est par là que se serait faite +l'initiation. En ce qui concerne l'influence de la langue d'oïl, elle a +pu s'exercer par les mêmes moyens. Mais il y a ici un élément de plus: +c'est que plusieurs des premiers princes du Portugal sont de race +bourguignonne. Ajoutons enfin que par ses côtes la Galice et le Portugal +étaient en relations directes avec d'autres pays que le Midi de la +France. Pour conclure, le Portugal paraît avoir eu une poésie +autochtone; mais c'est l'influence des troubadours provençaux qui en a +fait une poésie courtoise. Si le problème est encore discuté dans le +détail, la solution est depuis longtemps acceptée. + +Transportons-nous maintenant de l'extrémité de la péninsule ibérique aux +bords du Danube où a fleuri la poésie des premiers Minnesinger[18]. + +On divise l'histoire des Minnesinger en deux périodes: la première +comprend les poètes de l'école austro-bavaroise, dont l'activité +poétique s'est exercée surtout dans la vallée du Danube, en Bavière et +en Autriche. Cette première période serait celle de la poésie populaire. +«Le chant d'amour courtois, dit un historien de la littérature +allemande, sortit, en Autriche et en Bavière, de la chanson d'amour +populaire. Encore aujourd'hui les habitants des Alpes bavaroises et +autrichiennes se distinguent par le don d'une hardie improvisation +musicale. Il faut y voir un héritage des temps primitifs. De courts +chants d'amour n'étaient pas plus étrangers aux vieux Ariens et aux +Germains qu'à tous les autres peuples de la terre, même les plus +humbles... Les chants d'amour populaires volèrent comme des fils à la +Vierge, des vertes prairies sur lesquelles dansaient les paysans, +jusqu'aux châteaux des nobles[19].» + +La deuxième période est l'époque de l'école rhénane. On s'accorde à +reconnaître l'influence de la poésie française et provençale sur les +poètes de cette école. La première seule serait indépendante de toute +imitation. + +Cette théorie a été contestée, en particulier par M. A. Jeanroy. Sans +reprendre ici cette discussion, remarquons seulement, à la suite du +savant auteur des _Origines de la poésie lyrique en France_, que +plusieurs imitations d'auteurs provençaux paraissent évidentes chez les +minnesinger de la première période. Toute cette poésie primitive, que +l'on prétend populaire, «est déjà profondément imprégnée des théories +courtoises de l'amour». «L'amant fait hommage à sa dame de sa +personne... il s'engage à faire tout ce qu'elle lui ordonnera; il lui +est soumis «comme le bateau l'est au pilote quand la mer est calme[20]». +Le service, le vasselage amoureux y est chose connue. Comme Jaufre +Rudel, le minnesinger Meinloh a recherché sa dame pour sa «vertu». +«Quant je t'ai entendu louer, je voulais te connaître; pour ta grande +vertu, j'ai couru çà et là jusqu'à ce que je t'aie trouvée.» L'amour a +un pouvoir ennoblissant, comme chez les troubadours; comme eux aussi, et +plus encore peut-être, si on en juge pas leurs plaintes, les minnesinger +ont à souffrir des «médisants». + +Il semble donc que ce soit avec raison qu'on ait cherché et retrouvé +jusque dans les plus anciens minnesinger des traces de l'imitation +provençale. Aussi un des derniers historiens qui s'est occupé de la +question divise-t-il les minnesinger en deux groupes[21]: le premier +comprend ceux qui n'ont pas eu assez d'originalité pour s'élever +au-dessus des modèles qu'ils imitaient; ce sont la plupart des poètes du +«Minnesangs Frühling»; au second groupe appartiennent ceux qui, comme +Walter von der Vogelweide, Hartmann von Aue, ou l'Alsacien Reinmar, ont +su garder leur originalité. Ce qui caractérise ce second groupe c'est +que l'influence de la poésie lyrique ou épique de langue d'oïl y est +partout sensible. + +Comment les minnesinger ont-ils pu être en contact avec les troubadours? +D'abord par la vallée du Danube, où apparaissent les premiers +minnesinger et qui est précisément une des grandes routes des peuples et +des croisades en particulier: on sait que plus d'un jongleur l'a +parcourue. Une autre route importante conduisait de Venise à Vienne, en +Hongrie et en Bohême. C'est sans doute celle que prit Peire Vidal, quand +il alla visiter la cour de Hongrie. De plus on a remarqué un fait +important et qui mérite d'être mis en lumière. Beaucoup de minnesinger +ont été au service des Hohenstaufen et ont séjourné, à ce titre, assez +longtemps en Italie. Enfin il ne faut pas oublier les prétentions des +empereurs germaniques sur le petit royaume d'Arles: en 1179 Frédéric Ier +fit un séjour de trois mois en Provence. C'est entre 1170 et 1190 que se +serait produit le contact entre troubadours et minnesinger. + +Cependant cette imitation resta originale. Il en est un peu de +l'ancienne poésie lyrique allemande comme de l'ancienne poésie +portugaise. Il y avait certainement des chants populaires; et les dons +poétiques n'ont jamais manqué à la race allemande. Aussi tout en prenant +une partie de leur inspiration chez les troubadours, les minnesinger +ont-ils gardé leur originalité; leur conception de l'amour en +particulier est par certains côtés une création nouvelle, indépendante +de son modèle[22]. + +Elle est, en partie, une image de la société germanique du temps, où il +semble qu'il y ait eu moins de liberté dans les moeurs qu'au pays des +troubadours. Il est souvent question, chez les minnesinger, d'un +personnage chargé de veiller sur la conduite de la femme; on n'a signalé +que deux mentions d'un personnage semblable chez deux troubadours, +Guillaume de Poitiers et Marcabrun. Le minnesinger ne choisit pas une +dame pour objet de ses chants, il ne la désigne pas par un pseudonyme, +un _senhal_, comme c'est d'usage dans la poésie provençale; il chante la +femme en général. La discrétion est une des qualités principales de +l'amant d'après la théorie des troubadours; ce côté de la doctrine de +l'amour courtois est un de ceux que les minnesinger ont développé le +plus volontiers; la discrétion (_tougen minne_) paraît avoir joué encore +un plus grand rôle dans la société amoureuse germanique qu'en Provence. +Enfin le «vasselage amoureux» y a pris une allure plus formaliste. «Le +Germain a une prédilection pour le formalisme dans le droit», dit un +historien des minnesinger; ce goût est en effet sensible dans l'emploi +fréquent des termes les plus connus du vasselage féodal. + +Voici, pour sortir des généralités, une chanson du minnesinger Heinrich +von Mohrungen (fin du XIIe siècle) où l'on trouvera un écho de la poésie +des troubadours. + + Le rossignol a pour coutume de se taire quand il est amoureux, + j'aime mieux l'hirondelle; qu'elle aime ou qu'elle souffre, + elle n'abandonne jamais le chant. Depuis que je dois chanter, + je puis dire à bon droit: «Hélas! comme j'ai prié longtemps + là-bas, et comme j'ai pleuré auprès de celle où je ne vois + aucune pitié.» + + Si je cesse mon chant, on dit que le chant me conviendrait + mieux; si je me mets à chanter, je dois souffrir deux choses, + haine et raillerie. Comment vivre pour celles qui vous + empoisonnent avec de belles paroles? Hélas! cela leur a réussi + et j'ai laissé mon chant pour elles; mais je veux chanter comme + auparavant. + + Comme je regrette le meilleur temps que j'ai passé à leur + service, comme je regrette mes beaux jours heureux! Je déplore + les nombreuses plaintes que j'ai fait entendre et qui ne lui + sont jamais allées au coeur. Hélas! quel nombre d'années + perdues! Je m'en repens en vérité; je ne m'en accuserai plus. + + Sourires, bon visage et bon accueil m'ont endormi longtemps. Je + n'ai pas eu d'autre bien et qui veut m'accuser d'indiscrétion + ment... Hélas! sa vue seule était ma joie, je n'en ai dit aucun + mal, mais je n'en ai eu aucun bien. + + Quand un objet est rare, on lui attribue plus de valeur. On + fait exception pour l'homme fidèle; celui-là, malheureusement, + on l'estime peu. Il est perdu, celui qui aujourd'hui ne sait + aimer qu'avec fidélité. Malheureux! à quoi cette fidélité + m'a-t-elle servi? Aussi suis-je dans la tristesse; mais je sers + toujours quoi qu'il advienne[23]. + +Nous n'avons pas à suivre l'histoire de la poésie lyrique en Allemagne; +on sait avec quel éclat les minnesinger du XIIIe siècle la cultivèrent. +Nous nous en voudrions cependant de ne pas citer au moins quelques +strophes de Walter von der Vogelweide, le poète le plus original de +cette période; on verra comment il a traité le thème du printemps, par +lequel s'ouvrent la plupart des chansons des troubadours. + + Quand les fleurs sortent de l'herbe, comme si elles riaient + vers le soleil, au matin d'un jour de mai, quand les petits + oiseaux chantent si joliment leurs plus belles chansons, quelle + joie peut se comparer à la joie que révèlent leurs chants?... + Quand, dans sa beauté, une belle et noble jeune fille, bien + habillée et la tête parée, se rend au milieu d'une société + joyeuse, accompagnée de fières et nobles dames, semblable en + majesté au soleil parmi les étoiles, quand même mai donnerait + tous ses ornements, pourrait-il apporter autant de grâce que ce + corps gracieux? Nous négligeons les fleurs, nos regards vont à + cette noble femme. + + Voulez-vous savoir la vérité? Allons aux fêtes de mai; mai est + arrivé avec toute sa puissance. Regardez-le et regardez les + nobles femmes qui sont là, et demandez-vous si je n'ai pas + choisi la meilleure part. + +Cette brève citation montre que si, dans la poésie lyrique, Walter doit +quelque chose à l'imitation des poètes provençaux ou français[24], son +talent poétique l'a transformé; la plupart de ses chansons ont une vie, +une fraîcheur que la poésie lyrique des troubadours ne connaissait plus +et que la poésie lyrique de la France du Nord--au XIIIe siècle--a peu +connues. + +L'histoire «externe» de la poésie des troubadours que nous venons +d'esquisser nous fait connaître l'influence profonde que cette poésie +exerça sur les littératures des pays voisins; la poésie de langue d'oïl +ne pouvait échapper à cette influence. + +Le Nord de la France avait eu de très bonne heure une magnifique +floraison d'épopées, et c'est cette partie de notre nation qui a fourni +la matière épique à la plupart des littératures voisines. Elle possédait +aussi une poésie lyrique autochtone, représentée par des «chansons de +printemps», des «chansons de danses» et des «chansons satiriques». A +cette poésie se rattachent aussi les «chansons de toile», les romances +et pastourelles. Il y a de la grâce et de la fraîcheur dans cette poésie +lyrique primitive, et peut-être les fruits auraient-ils «passé la +promesse des fleurs» si les poètes lyriques ne l'avaient pas abandonnée +d'assez bonne heure pour une poésie plus savante, plus raffinée et plus +courtoise, qui est celle des troubadours[25]. + +Les poètes de langue d'oïl connurent cette poésie par différentes voies. +Plusieurs troubadours ont séjourné dans le Nord de la France, surtout en +Normandie, à la cour des rois d'Angleterre, qui avaient, par leurs +possessions dans le Sud-Ouest, des sujets méridionaux. Un ou deux +troubadours ont été à la cour de Marie, comtesse de Champagne, et lui +ont adressé leurs vers. Éléonore de Poitiers, petite-fille du premier +troubadour, devint reine d'Angleterre, après avoir été pendant quinze +ans femme de Louis VII, roi de France. Quelques-uns des troubadours les +plus illustres ont vécu auprès d'elle, comme Bernard de Ventadour. Enfin +les croisades ont mis en relations hommes du Nord et hommes du Midi. +Toutes ces circonstances, et bien d'autres encore, ont contribué à la +diffusion de la poésie méridionale. + +Elle était connue en «France» (et ce mot ne désignait alors que les pays +de langue d'oïl) pendant la deuxième moitié du XIIe siècle. On y avait +le sentiment de ses origines et on désignait les nouvelles formes +poétiques qu'elle y introduisit sous le nom de sons «gascons» ou +«poitevins». + +Les plus anciens poètes de cette école dite provençalisante sont Conon +de Béthune, né en 1155; Chrétien de Troyes, l'auteur de tant de gracieux +romans d'aventures, qui vécut à la cour de Marie de Champagne, entre +1170 et 1180 environ; Jean de Brienne, plus tard roi de Jérusalem, +Blondel de Nesles, Gui Couci, Gace Brulé, etc. La traduction de +quelques-unes de leurs chansons fera mieux connaître l'esprit qui anime +leur poésie. On y remarquera sans peine les traits les plus connus des +chansons provençales: le désespoir sincère ou non du poète à qui ne +vient aucun bien d'amour; l'assurance de sa fidélité à une amante +dédaigneuse ou cruelle, et autres lieux communs de la poésie courtoise. + +Les chansons de Conon de Béthune, qui est un des plus anciens trouvères +de cette école, nous conduisent à la cour de la comtesse de Champagne. +Conon de Béthune n'avait pas, paraît-il, le langage correct des +Champenois et des Parisiens, car il se plaint dans une de ses chansons +que la comtesse et ses amis se sont moqués de lui. + + Amour m'excite à me divertir, quand je devrais me taire de + chanter... car mon langage et mes chansons ont été raillés des + Français, devant les Champenois, et de la comtesse, ce qui + m'est bien plus dur. + + La reine ne fut pas courtoise, qui me reprit, ainsi que son + fils le roi. Encore que ma parole ne soit pas française, on + peut bien la comprendre en français. Ceux-là ne sont ni bien + appris ni courtois qui m'ont repris pour avoir dit quelque mot + d'Artois--car je n'ai pas été élevé à Pontoise[26]. + +Voici une chanson de croisade de Conon de Béthune (1189) qui rappelle +certaines chansons du même genre dans la poésie provençale. + + Hélas! amour, comme il me sera dur de quitter la meilleure qui + fût jamais aimée ou servie! Que Dieu, par sa douceur, me ramène + auprès de celle que je laisse avec tant de douleur. Que dis-je, + malheureux! je ne la quitte pas; si le corps va servir notre + Seigneur, le coeur reste tout entier en son pouvoir. + + Pour elle je m'en vais, soupirant, en Syrie, car je ne dois pas + manquer à mon créateur. Qui lui manquera en ce besoin urgent, + sachez que Dieu lui faillira aussi dans un besoin plus grand. + Que les petits et les grands sachent bien que là-bas on doit se + conduire en chevaliers, là où l'on conquiert le paradis, la + gloire et l'honneur de sa mie[27]. + +Il y a dans ces chansons un mélange de grâce et de mélancolie qui fait +oublier que l'inspiration n'en est pas originale. Cette note personnelle +manque un peu chez le grand poète champenois Chrétien de Troyes dont les +chansons sont surtout remarquables par la finesse et la subtilité. Le +fond en est emprunté; le poète se déclare serviteur de sa dame, son +coeur est en son pouvoir, mais il n'obtient aucune récompense de son +service amoureux. Chrétien de Troyes, dont le talent dans la poésie +lyrique est fait de finesse et d'ingéniosité, a mis à orner ces lieux +communs toutes les ressources d'un esprit singulièrement fin et délié. + +Enfin un des poètes où se reflète le mieux la poésie des troubadours est +le châtelain de Couci. On jugera de son talent par la traduction +suivante de quelques-unes de ses chansons. + + La douce voix du rossignol sauvage que j'entends nuit et jour + retentir m'adoucit et m'apaise le coeur et me donne envie de + chanter pour me réjouir. Je dois bien chanter puisque cela fait + plaisir à celle à qui j'ai fait hommage de mon coeur--et je + dois avoir grande joie en mon âme, si elle veut me retenir à + son service. + + Envers elle je n'eus jamais un coeur faux ni volage; et + cependant il devrait m'en venir plus de bonheur; mais je + l'aime, je la sers et je l'adore toujours sans oser lui + découvrir ma pensée; car sa beauté me cause un tel + éblouissement que devant elle je perds la parole; je n'ose + regarder son visage; tellement je redoute le moment où j'en + retirerai mes yeux. + + J'ai si bien mis en elle tout mon coeur que je ne pense à + aucune autre; jamais Tristan, celui qui but le breuvage, n'aima + plus loyalement. Je mets tout à son service, coeur, corps et + désir, sens et savoir, et je ne sais si en toute ma vie je + pourrai assez la servir, elle et amour. + + J'aime bien mes yeux qui me la firent choisir; dès que je la + vis, je lui laissai en otage mon coeur qui depuis y a fait un + long séjour et je ne lui demande jamais de la quitter. + + Chanson, va-t'en pour porter mon message là où je n'ose aller, + tellement je redoute la mauvaise gent jalouse qui devine avant + qu'arrivent les biens d'amour; Dieu les maudisse! A maint amant + ils ont causé tristesse et dommage; mais j'ai ce cruel avantage + qu'il me faut vaincre mon coeur pour leur obéir[28]. + +Voici une autre de ses chansons dont le début paraît être une traduction +des troubadours. + + Quand l'été et la douce saison font reverdir feuilles, fleurs + et prairies et que le doux chant des menus oisillons ramène la + joie dans les coeurs, hélas! chacun chante, mais moi je pleure + et soupire; et ce n'est ni justice ni raison; car je mets toute + ma volonté, dame, à vous honorer et à vous servir. + + Si j'avais le sens de Salomon, Amour me ferait tenir pour fou; + car les chaînes qu'il me fait sentir sont si fortes et si + cruelles! Amour devrait bien m'enseigner les moyens de me + sauver; car j'ai aimé longtemps en vain et j'aimerai toujours + sans me repentir. + + Je voudrais savoir sous quel prétexte elle me fait si + longuement languir; je sais fort bien qu'elle croit les + méchants, les médisants (losengiers) que Dieu maudisse! Ils ont + mis toute leur peine à me trahir. Mais leur trahison mortelle + leur servira de peu, quand ils sauront quelle sera ma + récompense, ô dame, que je n'ai jamais su trahir... + + Si vous daignez écouter ma prière, je vous prie, douce dame, de + penser à me récompenser; quant à moi je vous servirai mieux + désormais. Je tiens pour non avenus tous mes maux, douce dame, + si vous voulez m'aimer. En peu de temps vous pouvez me donner + les biens d'amour que j'ai tant attendus![29]. + +La chanson suivante est du trouvère Gace Brulé, cité par Dante[30]; elle +paraît elle aussi une traduction d'une chanson des troubadours. On y +retrouve les réflexions les plus connues sur les biens qui viennent +d'amour et qui récompensent en peu de temps une longue attente. + + La plupart ont chanté d'amour par effort et sans loyauté; mais + ma dame me doit savoir gré que j'ai toujours chanté + sincèrement; ma bonne foi m'a rendu sincère, ainsi que l'amour + qui remplit mon coeur... + + Oui, j'ai aimé d'un coeur parfait et je n'aimerai jamais + autrement; elle a bien pu s'en assurer, ma dame, pour peu + qu'elle y ait pris garde. Je ne dis pas que j'ai été peiné de + la voir refuser mes demandes; puisque toutes mes pensées vont à + elle, je m'estime heureux de ce qu'elle m'accorde. + + Quoique j'aie été loin du pays où sont mon bien et ma joie, je + n'ai pas oublié d'aimer bien et loyalement. Si la récompense a + tardé je me suis consolé en pensant qu'en peu de temps on + obtient ce qu'on a longtemps désiré. + + Amour m'a démontré par raisonnement qu'un amant parfait + patiente et attend, qu'il appartient à l'amour, qu'il est en + son pouvoir et qu'il doit implorer sincèrement sa pitié[31]... + +Enfin terminons cette rapide revue en empruntant quelques couplets à une +chanson du roi de Navarre, Thibaut IV, comte de Champagne. + + Mes grands désirs et mes plus graves tourments viennent de là + où sont toutes mes pensées. Et j'ai peur, car tous ceux qui ont + vu son beau corps sont épris de ma dame, Dieu lui-même l'aime, + je le sais à bon escient... + + Je me demande, dans mon étonnement, où Dieu trouva une si + étrange beauté. Quand il la mit ici-bas, sur la terre, il nous + témoigna beaucoup de bonté; le monde entier a resplendi de son + éclat... Dieu, comme il me fut pénible de me séparer d'elle! + Amour, par pitié, faites-lui savoir ceci: un coeur qui n'aime + pas ne peut pas avoir grande joie[32]. + +Ces exemples--surtout les chansons du châtelain de Couci--montrent +suffisamment qu'à la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe la poésie +lyrique de langue d'oïl est sous la dépendance de sa «soeur de langue +d'oc»[33]. Cette dépendance continue en partie pendant le XIIIe siècle +et Thibaut de Champagne, qui fut en même temps roi de Navarre (mort en +1253) subit l'influence de la poésie méridionale, comme Charles d'Anjou, +grand conquérant et poète amoureux. + +Nous sommes ainsi arrivés au terme de notre excursion. Quoiqu'elle ait +été rapide nous avons vu comment les semences de la poésie des +troubadours dispersées dans la plupart des pays voisins y avaient +rapidement germé. Il nous reste pour terminer son histoire à étudier +l'oeuvre du dernier troubadour. + + + + +CHAPITRE XII + +LE DERNIER TROUBADOUR + + Guiraut Riquier, de Narbonne.--Narbonne au XIIIe + siècle.--Riquier et le roi de France.--Riquier à la cour + d'Alphonse X de Castille.--Sa requête au roi: distinction à + établir entre jongleurs et troubadours.--Riquier et le comte de + Rodez, Henri II.--Son oeuvre: les pastourelles.--Sa conception + de l'amour.--Transformation de cette conception sous + l'influence des idées religieuses du temps.--Commentaire de la + chanson de Guiraut de Calanson.--Les chansons à la Vierge.--Le + Consistoire du Gai-Savoir.--Clémence Isaure.--La Renaissance + provençale. + + +Après nos excursions en Italie, en Espagne et en Portugal, en Allemagne +et dans le Nord, il est temps de revenir dans le Midi de la France pour +y étudier l'oeuvre du dernier troubadour. + +On a pu voir, par les chapitres qui précèdent, quelles sont les causes +de la décadence de la poésie provençale. Dès les débuts du XIIIe siècle +la croisade dirigée contre les Albigeois, en ruinant la noblesse +méridionale, rendit précaire l'existence de cette poésie. La décadence +commença bientôt et se continue pendant la seconde moitié du XIIIe +siècle. + +L'établissement de l'Inquisition et la fondation de nombreux ordres +religieux, qui accompagna l'invasion des pays du Midi, ne contribua pas +peu à cette décadence. Si aucun troubadour ne périt sur les bûchers ou +dans les prisons, plus d'un jugea prudent de s'exiler. Quoique les +documents fassent à peu près défaut, on peut croire que les chefs de +cette juridiction exceptionnelle que fut l'Inquisition ne nourrissaient +que des sentiments peu sympathiques pour la poésie en général et en +particulier pour la poésie légère, insouciante et largement païenne des +troubadours. + +Ces causes auraient peut-être suffi à amener la décadence de la poésie +provençale, si elle n'avait déjà porté en elle-même comme des germes +morbides dont les circonstances extérieures hâtèrent l'éclosion. Cette +poésie essentiellement lyrique n'avait pas su se renouveler; il y avait +en elle--presque depuis les origines--quelque chose de factice, de +conventionnel; elle aurait dû se transformer pour vivre; elle n'y +parvint pas. + +Ces causes réunies hâtèrent la décadence; elle se prolongea assez +longtemps. La poésie provençale disparut lentement, avec grâce et +langueur; et elle était encore d'assez belle allure lorsque, vers la fin +du XIIIe siècle s'éteignit la voix de celui qu'on a appelé le «dernier +troubadour», Guiraut Riquier. Par sa naissance il est contemporain d'Uc +de Saint-Cyr, d'Aimeric de Péguillan, des troubadours italiens Lanfranc +Cigala et Sordel, chez qui se reflète encore l'éclat de la poésie +classique; ses contemporains sont Bertran Carbonel de Marseille, Folquet +de Lunel, Serveri de Girone; mais aucun de ceux-là ne peut supporter la +comparaison avec les troubadours de l'époque classique; la décadence a +bien commencé. + +Guiraut Riquier était né à Narbonne, vers 1230 ou 1235, d'une famille +sans doute obscure. Le vicomte de Narbonne, dont il fut le protégé, +était le descendant de la vicomtesse Ermengarde, qui, au siècle +précédent, avait attiré auprès d'elle quelques-uns des plus illustres +troubadours. Il était resté, dans ce milieu, quelque chose de ces +traditions. + +Narbonne était alors une des villes les plus importantes du Midi, +peuplée de bourgeois et de commerçants; elle était, en partie, une ville +cosmopolite et possédait une colonie juive très puissante, qui y fut +toujours traitée avec la plus grande tolérance. + +«Narbonne est belle», dit Charlemagne dans _Aymerillot_. Le trouvère du +XIIIe siècle, Bertrand de Bar-sur-Aube, que Victor Hugo imite, en fait +la description suivante: + + Entre deux roches, au bord d'un golfe, Charlemagne vit, sur une + colline, une ville que les Sarrasins avaient fortifiée... Il y + avait vingt tours, construites de liais brillant, et au centre + une autre tour admirable... Au-dessus du palais principal était + une boule d'or fin; on y avait enchâssé une escarboucle qui + flamboyait aussi vivement que le soleil qui se lève au matin... + D'un côté de la ville s'étend le rivage de la mer; d'autre part + coule l'Aude aux flots impétueux, qui amène aux habitants + toutes les richesses qu'ils peuvent désirer. + +On ne sait où Bertrand de Bar-sur-Aube a pris les éléments de cette +description. On chercherait en vain la colline sur laquelle, d'après le +trouvère champenois, serait assise Narbonne, et les deux roches ne sont +mises là que par souci du pittoresque. + +Plus exact est ce que dit le même trouvère de la puissance commerciale +de la ville. + + Aude, le grand fleuve, fait le tour des murailles. Par là + viennent les grands navires cloués de fer et les galères + pleines de richesses, qui font l'opulence des habitants de la + bonne ville. Quand ceux-ci ont tiré le verrou de la porte et + que le portier a levé le pont, ils peuvent être en toute + sécurité; car ils ne craignent homme qui vive; la chrétienté + entière ne pourrait les prendre. + +C'est dans ce milieu que notre troubadour passa la première partie de sa +vie. Il ne semble pas qu'il y ait été très heureux. Il adressa ses +premières poésies lyriques à la vicomtesse de Narbonne, Phillippe +d'Anduze. Mais _Belle-Joie_ ou plutôt _Beau-Déport_ (c'est le nom sous +lequel notre poète la désigne) ne paraît pas avoir été très sensible à +ses hommages poétiques. Aussi le poète quitta-t-il sa ville natale pour +aller chercher ailleurs des protecteurs plus puissants. + +Il s'adressa au roi de France, saint Louis, et ceci ne manque ni de +hardiesse ni d'originalité. Ce n'était pas l'usage des troubadours de +remonter vers le Nord; on a vu dans les deux chapitres précédents que, +en dehors des petites cours du Midi, celles qui leur étaient le plus +hospitalières étaient les cours de Castille ou d'Aragon, ou celles du +Nord de l'Italie. Aucun troubadour n'a séjourné à la cour de France et +la requête de Guiraut Riquier est unique en son genre. + +Elle prouve que la Croisade contre les Albigeois, malgré ses atrocités, +avait laissé peu de rancunes dans les coeurs. Sans doute Guiraut +Riquier, semblable en cela à la plupart des troubadours, est un poète +besogneux, et sa petite patrie, Narbonne, avait eu peu à souffrir de la +guerre; elle avait évité le sort de Béziers et de Carcassonne en se +déclarant pour Simon de Montfort. De plus, après la révolte de 1242, où +les principaux seigneurs du Midi s'allièrent avec les Anglais contre le +roi de France, celui-ci avait fait preuve de beaucoup de générosité. +Mais les mêmes sentiments sont communs à tous les troubadours du temps, +c'est-à-dire de la seconde moitié du XIIIe siècle. Le ressentiment +contre les conquérants du Nord fut d'abord violent et se manifesta par +d'énergiques sirventés comme ceux de Peire Cardenal, de Bernard Sicart +de Marvejols, de Guillem Figueira ou d'Aimeric de Péguillan. Mais ce +sont là des contemporains de la croisade, des témoins peut-être des +scènes d'horreur de Béziers et de Toulouse: on comprend chez eux la +violence ou la ténacité de la haine. La génération suivante n'a pas +hérité de ces ressentiments. La population s'était assez vite ralliée au +nouveau régime, et les troubadours, image de la société de leur temps, +n'ont plus eu ni une parole de révolte ni un regret. + +On peut juger de l'accueil qui fut réservé, à la cour de saint Louis, à +la supplique de notre troubadour. Le roi devait considérer la poésie +comme un art bien frivole; la reine, Marguerite de Provence, ne +ressemblait guère à Éléonore d'Aquitaine qui avait occupé le trône de +France avant elle et en qui revivait le caractère gai et original de son +aïeul, Guillaume de Poitiers. Il n'y avait pas de place pour un poète de +langue étrangère dans une cour où les poètes français n'excitaient +eux-mêmes aucun intérêt. Les centres littéraires étaient ailleurs qu'à +Paris; ils étaient à Troyes, à Arras surtout où un groupe de bourgeois +cultivait et honorait la poésie comme l'avaient fait avant eux les +grands seigneurs du Midi. + +Riquier se tourna vers un protecteur plus bienveillant, le roi de +Castille, Alphonse X le Savant (1252-1284). La libéralité d'Alphonse X +était devenue proverbiale et les troubadours accoururent en foule auprès +de lui. Il était poète lui-même et Guiraut Riquier se trouva en +relations, non seulement avec de nombreux troubadours, mais aussi avec +les principaux représentants de l'école galicienne dont Alphonse X était +un des chefs. Dans ce milieu un peu cosmopolite la lutte pour la vie et +pour la gloire dut être rude; certaines allusions obscures de notre +poète permettent de le deviner; cependant Guiraut Riquier paraît être +resté, de 1270 à 1279, un des poètes favoris du roi de Castille. + +Il profita bientôt de la bienveillance royale pour adresser à son maître +une curieuse requête au sujet du nom des «jongleurs». Le jongleur fut, +dès les origines de la poésie provençale, l'auxiliaire indispensable des +troubadours. Les troubadours grands seigneurs--et ils n'étaient pas +rares à l'origine--leur confièrent souvent le soin de réciter leurs +poésies. Leur rôle avait grandi avec le temps. + +Mais la vie errante que menaient les jongleurs les mettait en relations +avec une société bien mêlée et on a pu voir, dans un précédent chapitre, +que plus d'un y prenait de mauvaises habitudes. De plus on confondait +sous le nom de jongleurs toutes sortes de gens, depuis le vrai jongleur, +chargé de réciter des poésies, jusqu'aux montreurs d'ours, de chiens, de +chats ou d'oiseaux dressés; les types les plus connus de la foire et du +cirque voisinaient--sous une dénomination commune--avec les auxiliaires +les plus précieux des poètes. Cela ne pouvait durer. L'Église avait +établi des distinctions parmi la bande hétéroclite des jongleurs, +tolérant les uns et retirant ses bénédictions à ceux qui déshonoraient +la corporation. Pour des raisons de haute convenance poétique Guiraut +Riquier demanda au roi Alphonse une distinction du même genre. Et il +rendit, à la place du roi, ou peut-être sur son conseil, un décret en +forme, ordonnant de nouvelles dénominations. + +Il y aura désormais quatre catégories dans le monde de ceux qui écrivent +des poésies ou qui en vivent: au plus bas degré sont les bateleurs qui +mènent une vie honteuse; un seul nom leur convient, celui qu'ils ont en +Lombardie, «bouffons». + +La classe suivante comprendra les vrais jongleurs; ceux-là ont du +savoir-vivre, leur courtoisie et leur talent délicat leur permettent de +fréquenter les grands; ils mettront la joie dans leur société, en jouant +des instruments, en récitant contes et nouvelles. + +Le nom de troubadour sera réservé à ceux qui «trouvent danses, chansons +et ballades gracieusement composées». + +Mais parmi eux quelques-uns sont hors de pair; ce sont ceux qui écrivent +les «vers» parfaits, les belles poésies didactiques: ceux-là ont la +«maîtrise du souverain trouver», de la poésie parfaite; ils porteront un +nom en rapport avec leur talent: _don doctor de trobar_, seigneur +docteur en poésie. + +Ne sourions pas trop de cette naïveté de poète, croyant à l'efficacité +de la réglementation en matière de talent poétique et même de génie; +nous sommes en plein moyen âge, époque où tout est réglé par des lois et +coutumes, écrites ou non. Sans doute il y a quelque arrière-pensée +utilitaire dans les distinctions que Riquier veut faire établir, les +troubadours de première classe, munis du diplôme de «docteur en poésie», +devant recevoir plus de faveurs et plus d'honneurs. Mais d'abord ce sont +là des idées qui ne sont pas particulières au seul moyen âge; le +mandarinat--qu'on nous permette cet anachronisme--est sans doute de tous +les temps et de tous les pays. + +Et puis surtout si le désir de cette distinction de classes n'est pas +tout à fait désintéressé, il s'y mêle un souci très élevé de la noblesse +de la poésie. Riquier insiste à plusieurs reprises sur le mal que +causent à la poésie les misérables chanteurs de rue qui la représentent +aux yeux du vulgaire; il voit là une sorte de profanation, contre +laquelle il proteste avec une indignation éloquente. + +Que pouvait-il advenir de cette requête et du décret qui en fut la +conséquence? C'était un acheminement vers la création d'écoles fermées, +comme il y en eut dans le Nord de la France et surtout en Allemagne, où +les «maîtres chanteurs» formèrent, en particulier à Nüremberg, des +corporations. Dans le Midi la poésie n'avait plus assez de vie pour +permettre la fondation de ces écoles chères, dans toutes les +littératures, aux épigones. + +Riquier quitta vers 1279 la cour de celui qu'il appelle le «bon roi de +Castille». Les dernières années de la vie d'Alphonse X ne furent qu'une +série de déboires; il eut à combattre les grands; son fils aîné se +déclara contre lui et il fut réduit après avoir fait un vain appel aux +rois de Portugal, de France et d'Angleterre à implorer le secours des +musulmans. Riquier garda de lui un souvenir ému: «Depuis que je perdis +le glorieux roi qui m'aimait tant, Alphonse de Castille, je n'ai pas +trouvé de seigneur qui appréciât mon talent et qui me sût si bien +honorer qu'il me retirât de la misère.» + +Il en trouva un cependant en la personne du comte de Rodez, Henri II. +Les seigneurs de ce comté avaient été de tout temps les protecteurs des +troubadours et se piquaient eux-mêmes de poésie. Pendant la dernière +période de la décadence il y eut autour du comte Henri II (mort en +1302), une sorte d'école poétique, la dernière où fut honorée la poésie +des troubadours. De nombreuses tensons nous laissent entrevoir ce qu'y +fut la vie de société. On y discutait des questions de casuistique +amoureuse; certaines tensons à trois ou quatre personnages ressemblent +déjà à des comédies de salon. Nous savons même qu'on rendait des +jugements, à la suite de ces discussions, et que les dames assistaient à +ces jugements et y prenaient sans doute part. Il n'y a rien là que de +très vraisemblable, et qui ne suffit pas, est-il besoin de le dire, à +faire revivre la gracieuse légende des cours d'amour. + +Un jour le talent de Riquier fut mis à une épreuve difficile. Le comte +de Rodez choisit, parmi les troubadours qui se pressaient autour de lui, +quatre des meilleurs et il leur donna à commenter une chanson de Guiraut +de Calanson, un des modèles les plus parfaits du style obscur. On +distribua aux concurrents le texte de la chanson, sans aucune +modification. Ce fut, comme on voit, une sorte de concours de critique +littéraire. Riquier fit diligence et n'eut pas de peine à triompher: il +obtint le prix. Après avoir pris conseil des connaisseurs, Henri II +déclara solennellement que Riquier avait compris le sens de la chanson +et l'avait bien commentée; et pour que nul n'en ignorât, il fit faire un +diplôme muni de son sceau où fut transcrite cette déclaration. Ce fut un +grand triomphe littéraire pour Riquier, mais ce fut sans doute le +dernier (1285). + +Riquier mourut dans les dernières années du XIIIe siècle. Une de ses +dernières poésies est touchante de tristesse et de sincérité. + + Je devrais m'abstenir de chanter, car au chant convient + l'allégresse, et un tel souci m'oppresse qu'il m'attriste + complètement, quand je me remémore le pénible temps passé, que + je considère le triste temps présent et que je songe à + l'avenir: ce sont là tout autant de motifs de pleurer. + + C'est pourquoi mon chant, qui est sans allégresse, ne devrait + pas avoir de charme, mais Dieu m'a donné un tel talent qu'en + chantant je retrace ma folie, mon bon sens, ma joie, mon + déplaisir, ce qui me nuit et ce qui m'est utile; car autrement + je ne dis presque rien de bien; _mais je suis venu trop tard_. + +C'était un monde déjà trop vieux que celui où il vécut et la poésie n'y +jouissait guère de la considération qu'elle avait connue dans l'âge +précédent. + +Mais le dernier troubadour eut, comme ses prédécesseurs, l'orgueil de +son art. Pendant sa vie errante voici comment il se consolait de sa +misère: «De mon agréable richesse (c'est-à-dire le talent poétique) que +nul ne peut m'enlever, je sais gré à la noble dame que j'adore et plus +encore, s'il se pouvait, à l'amour.» C'est cet orgueil de poète qui fait +l'intérêt de sa vie. Ce dernier représentant de la poésie provençale se +fait remarquer en pleine décadence par un souci très vif de son art: par +ce côté de son talent il est bien de la race des grands troubadours. + +Son oeuvre est des plus variées. Il est un virtuose en métrique, pour +l'agencement des strophes et des rimes. Comme chez la plupart des +troubadours de la décadence, les poésies morales, didactiques et +religieuses y tiennent une grande place. Mais curieux d'originalité il a +inventé des genres nouveaux et a essayé de donner une vie nouvelle à des +genres anciens. Il y a admirablement réussi dans ses pastourelles. Les +six qui nous restent de lui forment un groupe à part dans son oeuvre. Il +met en scène la même bergère, jeune fille dans la première pièce, mère +de famille dans les dernières. Il y a là une sorte de drame, dont +l'action se prolonge à travers plusieurs années; dans les différents +actes le dialogue est vivant, animé, brillant, surtout par suite d'un +artifice de style qui consiste à enfermer demandes et réponses dans un +ou deux vers. + +La première pastourelle débute par un gracieux tableau qui est +d'ailleurs de style dans ce genre. + + L'autre jour j'allais le long d'une rivière, me réjouissant + tout seul; car l'amour me conduisait et me poussait à chanter. + Je vis une gaie bergère, belle et avenante, qui gardait ses + agneaux. Je me dirigeai vers elle; je la trouvai fière, avec un + air convenable; elle me fît bonne mine à ma première demande. + + Car je lui demandai: «Jeune fille, fûtes-vous aimée et + savez-vous aimer?» Elle me répondit sans détour: «Seigneur, + sûrement je me suis déjà promise.--Jeune fille, puisque je vous + ai rencontrée, je serais heureux si je pouvais vous + plaire.--Vous m'avez trop cherchée, sire; si j'étais folle, je + pourrais y penser.--Cela ne vous plaît pas?--Non, seigneur, ni + ne doit me plaire... + + --Jeune fille, ne craignez pas que je vous veuille honnir. + + --Seigneur, je suis votre amie, puisque la sagesse vous + retient.--Jeune fille, quand je suis sur le point de faillir, + pour me retenir je pense à Beau Déport.--Seigneur, votre amitié + me plaît fort; maintenant vous vous faites aimer.--Jeune fille, + qu'est-ce que j'entends?--Que je sens quelque inclination pour + vous, seigneur. + + --Dites, charmante fille, qui vous fait dire à présent parole + si aimable?--Seigneur, où que j'aille on entend les jolies + chansons de Guiraut Riquier.--Mais vous ne prononcez pas encore + le mot que je vous demande.--Seigneur, Beau Déport qui vous + préserve de tout blâme, ne vous protège-t-elle pas?--Cela ne me + profite guère.--Au contraire, seigneur.--Jeune fille, je + reprendrai souvent ce sentier.» + +Il y revint en effet deux ans plus tard (1262) et voici le début de sa +deuxième pastourelle. + + L'autre jour je rencontrai la bergère d'antan; je la saluai et + la belle me rendit mon salut; puis elle me dit: «Seigneur, + comment êtes-vous resté si longtemps sans que je vous voie? + L'amour ne vous tourmente guère.--Si, jeune fille, plus qu'il + ne paraît.--Seigneur, comment pouvez-vous supporter ce + chagrin?--Il est si grand qu'il m'a fait venir ici.--Moi aussi, + seigneur, j'allais vous cherchant.--Mais vous êtes ici gardant + vos agneaux?--Et vous de passage, seigneur, à ce qu'il me + semble?» + +La conversation se poursuit sur ce ton, le poète parlant amour et la +prude bergère le rappelant aux convenances et le calmant d'un mot en lui +rappelant le souvenir de Beau Déport. + +Deux ans après nouvelle rencontre (1264). C'est le sujet de la troisième +pastourelle. Le troubadour y introduit un élément nouveau qui consiste à +supposer qu'il ne reconnaît pas la jeune fille. + + Je trouvai l'autre jour une gaie bergère au bord de la rivière; + à cause de la chaleur la belle tenait ses agneaux à l'ombre; + elle faisait un chapeau de fleurs et était assise en un endroit + élevé au frais. Je descendis de cheval. Elle fut avenante et + m'appela la première. + + Je lui dis: «Pourrai-je obtenir de vous quelque joie puisque + vous m'êtes si avenante?--Je cherche, me dit-elle, pensive, + nuit et jour, un gentil ami.--Vous m'aurez sincère et fidèle, + toute ma vie durant.--Cela se peut bien, seigneur, car il me + semble qu'amour vous possède.--Oui, un amour + farouche.--Seigneur, il est bien subit.--Jeune fille, si avant + peu vous ne me secourez pas, l'amour que je vous porte me + tuera.--Seigneur, l'homme qui souffre obtient du secours; + espérez.--Jeune fille, l'amour commence à me martyriser si fort + qu'il me faut votre secours.--Seigneur, vous m'avez désirée + timidement pendant quatre ans.--Je ne pense pas vous avoir + jamais vue.--Seigneur, vous ne me connaissez pas?--Êtes-vous + folle?--Non, seigneur, ni muette.» + +Quelques années plus tard le poète rencontre la jeune bergère bien +changée; cette fois-ci c'est au tour de la jeune fille de ne pas le +reconnaître. + + L'autre jour je vis la bergère que j'ai vue si souvent; elle + était bien changée, car elle tenait sur ses genoux un petit + enfant endormi; elle filait comme une personne sage. Je crus + qu'elle me serait familière à cause de nos trois entretiens; + mais je vis qu'elle ne me connaissait pas quand elle me dit: + «Vous quittez votre chemin?» + + «Jeune fille, lui dis-je, votre agréable compagnie me plaît + tant que j'ai besoin de votre amour.--Elle me répondit: + Seigneur, je ne suis pas si folle que vous pensez; j'ai mis mon + amour ailleurs.--C'est une grosse faute; il y a si longtemps + que je vous aime sincèrement.--Seigneur, jusqu'aujourd'hui je + ne crois pas vous avoir vu. + + --Vous perdez la raison, jeune fille!--Non, seigneur, de l'avis + de tous. + + --Sans vous, jeune fille, je ne puis trouver de remède à mon + mal; il y a si longtemps que vous me plaisez.--Ainsi me + parlait, seigneur, Guiraut Riquier; mais je ne m'y laissai + jamais prendre.--Guiraut Riquier ne vous oublie pas: vous + souvenez-vous de moi?--Il me plaît plus que vous, seigneur, et + sa vue me serait agréable.--Jeune fille, ma joie commence; car + je suis sans nul doute celui qui vous a fait connaître par ses + chants.» + +Le poète enorgueilli et flatté croit le moment venu de faire une +nouvelle déclaration. + + «Fille aimable, pourrions-nous nous mettre d'accord si j'étais + discret?--Seigneur, oui, mais il n'y aurait pas d'autre amitié + que celle que nous nous témoignâmes la première fois... si + j'avais été légère vous m'auriez tenue pour peu raisonnable.» + +Voilà le mot de la coquette vertueuse qui a berné notre poète pendant +les quatre premiers actes: les deux interlocuteurs ne parlent pas la +même langue; quand le poète parle d'amour, et même d'amour farouche, la +bergère parle d'amitié. Dans les deux derniers actes--c'est-à-dire dans +les deux dernières pastourelles--elle en arrive à sermonner le +troubadour impénitent; il est vrai que le temps a passé et que le poète +la trouve quelques années après bien changée: «elle n'était plus belle +comme autrefois», dit-il. Elle revenait d'un pèlerinage à Saint-Jacques +de Compostelle et n'en rapportait que des sentiments pieux. Le poète est +devenu vieux et elle raille sans indulgence ses cheveux blancs; la +bergère a l'esprit tourné vers les choses religieuses et elle souhaite +au troubadour de mener une meilleure vie. Avec la première pastourelle +nous étions en plein roman; les deux dernières ressemblent à deux +sermons. + +C'est que pendant les vingt années que ce roman est censé avoir duré, +les idées du poète se sont aussi modifiées. L'évolution qu'a suivie sa +conception de l'amour va nous en donner une nouvelle preuve. + +La plupart des chansons du dernier troubadour sont adressées à une dame +qu'il désigne sous le nom de _Beau Déport_ (Belle Joie). Il est probable +qu'il s'agit de la vicomtesse de Narbonne qui fut chantée par d'autres +troubadours. Mais cela importe peu en somme et voici pourquoi: c'est +que, plus que chez tout autre, l'amour paraît avoir été chez notre +troubadour un jeu de l'esprit plutôt qu'un sentiment venu du coeur. Sans +doute quelquefois on croit sentir vibrer la sincérité sous les formules +conventionnelles; mais c'est sans doute que le coeur chez lui aussi fut +dupe de l'esprit. L'objet de son amour aurait pu être irréel, comme on a +prétendu (et l'erreur était possible) que c'était le cas pour Dante et +pour Pétrarque. On a même rapproché Guiraut Riquier de ces deux poètes, +et s'il était démontré que les oeuvres des derniers troubadours ont été +connues en Italie, on n'aurait pas manqué de dire que Dante, +contemporain en somme de Riquier, avait pu l'imiter. Le _dolce stil +nuovo_ aurait pu naître de l'oeuvre des derniers troubadours. Seulement +l'évolution qui se produisait dans la lyrique italienne n'était plus +possible dans la lyrique provençale; ce qui dans la première était un +principe de vie était dans la seconde un produit de la décadence. + +Ce n'est pas que la conception de l'amour chez Riquier soit bien +différente de celle des troubadours qui l'ont précédé. Comme eux il +demande une seule faveur à sa dame, de l'agréer pour serviteur; il a +choisi comme eux la meilleure et la plus aimable femme qui soit au +monde; il jure à tout instant qu'elle peut compter sur sa fidélité et +sur sa discrétion. Mais la dame, conformément aux conventions, demeure +rigoureuse, inflexible; les traditions littéraires ne lui permettent pas +une autre attitude. Et Riquier de se désespérer, de répéter après tant +d'autres que le chagrin le tuera, que la honte de cette mort rejaillira +sur la dame qui ne lui a témoigné aucune pitié. + +Et cependant deux choses le consolent dans son infortune. S'il regrette +l'esclavage où l'amour l'a placé et s'il pense, avec une mélancolie qui +paraît sincère, à l'heureux temps où il était libre, corps et âme, il +sait gré à l'amour de ne l'avoir pas fait aimer une autre femme. C'est +que Beau Déport, malgré sa rigueur, ou plutôt à cause de sa rigueur, a +fait de lui un excellent poète et un homme meilleur. Au moment où son +talent est le plus honoré, en Castille, il ne manque pas de faire +hommage de cet honneur à Beau Déport et à l'amour. L'amour de Beau +Déport lui a donné la gloire. «Je me tiens pour bien payé de mon talent, +qui m'est venu pour avoir bien aimé ma dame sans être aimé: car mon nom +est connu et j'ai la sympathie des grands...» + +Voilà pour l'honneur qui a rejailli sur le poète; et voici pour la +perfection morale dont Beau Déport fut la source: «Et comme ma dame au +gentil corps honoré, ornée de toutes les qualités, ne fut ni reprise ni +blâmée, pas même d'une mauvaise pensée, je l'aime plus parfaitement et +avec crainte; car il me semble que si elle ne m'avait pas refusé son +amour, elle et moi nous aurions déchu. Aussi ai-je grandi en sagesse, au +point que les vils espoirs me déplaisent.» Valeur littéraire et valeur +morale proviennent du même principe; le pouvoir d'amour est tel qu'il +opère des miracles: «Amour fait faire toutes actions convenables et +donne les qualités qui accompagnent l'honneur. Donc amour est doctrine +de valeur; il n'est pas d'homme si méprisable que l'amour ne transforme +en homme d'honneur pourvu qu'il aime.» + +On voit à quelle haute conception morale mène l'amour ainsi entendu. +Cependant même sous cette forme il ne trouva bientôt plus grâce devant +les idées morales et surtout religieuses du temps et Riquier lui-même +eut l'occasion de renier sa doctrine pourtant si épurée. + +On se souvient du concours littéraire qu'avait institué le comte de +Rodez et où Riquier remporta le prix. Le sujet du concours était, +avons-nous dit, le commentaire d'une chanson obscure d'un troubadour +d'ailleurs peu connu. Le sujet de la chanson (écrite pendant la période +classique, tout au début du XIIIe siècle) était la description du palais +qu'habite l'amour; ou plutôt le «tiers inférieur d'amour». + +Il y a trois espèces d'amours: l'amour céleste, l'amour naturel (amour +des parents) et l'amour charnel: c'est celui-là qui est le «tiers +inférieur». Il a grand pouvoir, personne ne lui résiste. «Cet amour est +déréglé, dit Riquier, et ne peut juger droitement; il n'écoute que la +volonté (nous dirions la passion) et non la raison. Les amants trouvent +ses débuts agréables, mais ensuite viennent «tourments, soucis et +chagrins». + +Entre ces trois sortes d'amours le poète moraliste a vite fait son +choix. Il méprise le «tiers inférieur d'amour»; il supporte l'amour +naturel (celui des parents et des enfants); mais il met bien au-dessus +des deux l'amour divin; il souhaite de voir le palais élevé où il jouira +«de la paix sans fin, de l'amour sans restriction, des biens parfaits +sans dommage, du plaisir sans tristesse et de la joie sans désir». + +Ce commentaire et l'accueil sympathique qu'il reçut dans la dernière +société où la poésie des troubadours fut honorée nous a gardé l'écho des +préoccupations religieuses du temps. La théorie de l'amour péché +inventée par l'Église a pénétré dans la poésie provençale: elle n'en +sortira pas de sitôt. Nous comprenons mieux après cela quelques mots +graves que l'on rencontre chez Riquier et chez un troubadour +contemporain: la poésie est qualifiée de «péché» par les autorités +religieuses du temps. Aussi se transforme-t-elle; c'est l'époque où +fleurissent les poésies à la Vierge dont quelques-unes sont remarquables +de grâce. Bientôt la poésie religieuse sera seule permise. + +Tous ces faits sont des indices de la transformation profonde qui s'est +produite dans les moeurs. A un siècle de paganisme qui est l'époque de +la période classique succède une période d'agitation religieuse. La +croisade contre les Albigeois marque le triomphe de l'orthodoxie. Les +congrégations, les ordres religieux se multiplient, font une propagande +incessante; petit à petit l'esprit public se transforme; la poésie +profane même sous sa forme la plus épurée devient un «péché», la poésie +religieuse est la seule qui soit admise ou comprise. Tel est le terme de +l'évolution auquel est arrivée à la fin du XIIIe siècle, chez Riquier et +ses contemporains, la poésie des troubadours. Sous cette forme elle +n'est presque plus reconnaissable; et cependant, dans les chansons à la +Vierge en particulier, il a suffi de peu de chose pour la transformer. + +Ce furent ces chansons à la Vierge qui devinrent bientôt une sorte de +poésie officielle. En effet Guiraut Riquier mourut dans les dernières +années du XIIIe siècle. Un quart de siècle plus tard (1323) sept +bourgeois de Toulouse, avec autant de zèle que de naïveté, cherchèrent à +rallumer le flambeau éteint. Ils fondèrent une Académie, instituèrent +des concours (qui vivent encore aujourd'hui) et établirent un code +poétique; en souvenir de l'ancien temps il fut appelé les «Lois +d'amour». Mais les anciens dieux étaient bien morts et la nuit avait +définitivement succédé au crépuscule. + +La nouvelle École malgré son titre de Consistoire de la Gaie-Science ou +Gai-Savoir eut des tendances exclusivement morales et religieuses. Le +culte de la femme qui avait fait la gloire de la poésie des troubadours +y devint le culte de la Vierge. Mais ces chansons à la Vierge avaient +donné--avec Guiraut Riquier et ses contemporains--la mesure de la grâce +et du charme qu'on y pouvait atteindre. Les thèmes de la lyrique +religieuse ne présentaient pas en effet la même variété que ceux de la +lyrique profane. La monotonie était facile à prévoir; elle caractérise +toute cette poésie du XIVe et du XVe siècle. Les mainteneurs--ainsi se +nommaient les fondateurs de la nouvelle école--avaient pris soin +d'exclure à l'avance tout ce qui pouvait la rompre. Ils n'admirent +d'autres genres que ceux qu'on avait déjà traités et où depuis longtemps +toute sève était morte. Leur poésie ne fut qu'une poésie de forme, +essentiellement académique. On renchérit sur les difficultés métriques +que les troubadours avaient léguées, on leur emprunta leurs plus graves +défauts, les choses caduques: la rime difficile et recherchée, le style +obscur, et de tout cela sortit une poésie correcte, parfois élégante, +mais, artificielle, très froide et très monotone. + +Ceux-là s'en aperçurent qui demandèrent à la nouvelle école des modèles +et des règles. La littérature catalane doit à l'imitation de l'école +toulousaine la plupart de ses défauts. Les destinées de cette +littérature sont semblables à celle de l'école poétique qu'elle imite, +et à laquelle elle emprunte son code. La poésie religieuse y fleurit, la +recherche et la préciosité y règnent. Elle est, elle aussi, une +littérature académique qui se prolonge sans éclat pendant plusieurs +siècles. + +L'éloge continuel de la Vierge amena une étrange confusion et créa une +légende qui encore aujourd'hui a la vie tenace. On appliqua à la mère de +Dieu toutes les métaphores que contiennent les litanies et les hymnes à +la Vierge. La mère du Christ était la Vierge Clémente, miséricordieuse, +chargée d'intercéder pour les pécheurs auprès de son fils; elle devint +la Clémence personnifiée. Au XVe siècle on supposa qu'il avait existé +une illustre famille toulousaine du nom d'Isaure, on fit remonter à un +membre de cette famille l'honneur d'avoir fondé les «Jeux Floraux» et le +mythe de Clémence Isaure (qui ressemble étrangement à une mystification) +fut créé. + +Nous n'avons pas à poursuivre l'histoire de cette poésie dans les temps +modernes. On sait avec quel éclat Mistral et son école l'ont fait +revivre alors qu'on la croyait morte pour toujours. Sans doute les +conditions sociales, politiques et autres ne sont plus les mêmes qu'au +temps de Guillaume de Poitiers ou de Bertran de Born; elles ne sont pas +cependant telles que la poésie provençale, dont le siècle précédent a vu +la renaissance, ne puisse vivre glorieusement, si elle continue à se +conformer au précepte exprimé avec autant de simplicité que de force par +l'auteur de _Mireille_: «Nous ne chantons que pour vous autres, ô pâtres +et paysans.» Laissons de côté ce que l'expression a d'exagéré; les plus +délicats se sont laissé prendre depuis longtemps au charme de cette +poésie nouvelle; mais c'est bien en revenant à la vérité et à la +sincérité, que Jasmin, Mistral, Aubanel, Roumanille et Félix Gras, pour +ne citer que les plus grands, ont retrouvé les sources de la vraie +poésie. Il appartient à leurs successeurs, «à ceux qui aiment la gloire +et qui ont le coeur vaillant», de s'inspirer du même principe, s'ils +veulent empêcher la nouvelle poésie de mourir prématurément, comme est +morte l'ancienne. La «Croisade contre les Albigeois» n'aurait peut-être +pas suffi à tuer la poésie des troubadours, si elle n'était devenue de +bonne heure une poésie trop conventionnelle. La convention et l'artifice +peuvent donner l'illusion de la vie; ils ne la remplacent pas. + +Mais il est temps de revenir en arrière pour jeter un coup d'oeil +définitif sur le passé. On peut se rendre compte maintenant de la place +qu'occupe dans l'histoire des littératures romanes la poésie des +troubadours. Elle a fourni des modèles à la plupart d'entre elles; elle +a été une mère féconde, et elle a le droit d'être fière de ses enfants. +C'est la France du Midi qui a enseigné à ces littératures naissantes à +exprimer sous une forme artistique les sentiments les plus doux les +affections les plus chères qui aient fait battre le coeur des hommes. La +France du Nord leur a enseigné en même temps les chansons et les +fanfares guerrières, dont les échos ont retenti si longtemps dans les +romans d'aventure qui se rattachent à nos chansons de geste. L'épopée +française a été imitée dans les pays scandinaves et dans la lointaine +Islande, comme la poésie des troubadours en Portugal et en Sicile. + +C'est au mélange de ces deux influences que le moyen âge français doit +l'hégémonie intellectuelle qu'il a exercée sur les pays germaniques +aussi bien que sur les pays romans. Cette conquête du monde par la +poésie est un des plus beaux titres de gloire du moyen âge français. Les +deux parties dont l'union intime et harmonieuse forme la France y ont eu +une part égale. Étudier l'une ou l'autre de ces deux influences, c'est +contribuer à honorer, comme l'a dit un grand-maître, Gaston Paris, la +«vieille patrie qui depuis plus de mille ans a excité tant d'amour, +mérité tant de sacrifices et animé tant d'âmes de son génie et de son +coeur». + + + + +BIBLIOGRAPHIE ET NOTES + + +BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE + +1. =Dictionnaires.=--F. Raynouard, _Lexique roman_, 6 vol. Paris, +1838-1844. + +E. Levy, _Provenzalisches Supplement-Woerterbuch_, Leipzig, 1894 et +années suivantes. Ce complément magistral de l'oeuvre de Raynouard +comprendra environ six volumes grand in-8; cinq ont déjà paru ainsi que +le premier fascicule du tome VI (jusqu'au mot _Past_). + +Pour paraître à la fin de 1908: Emil Levy, _Petit dictionnaire +provençal-français_, Heidelberg, G. Winter. + +J.-B.-B. Roquefort, _Glossaire de la langue romane_, 3 vol. Paris, +1808-1820. + +[De Rochegude] _Essai d'un glossaire occitanien pour servir à +l'intelligence des poésies des troubadours._ Toulouse, 1819. + +2. =Grammaires.=--Raynouard, _Grammaire de la langue romane_ (Tome I du +_Choix_) Cf. _Résumé de la grammaire romane_ (Tome I du _Lexique_). + +F. Diez, _Grammaire des langues romanes_, traduction Gaston Paris, A. +Brachet, Morel-Fatio, Paris, 1873-1876, 3 vol. + +W. Meyer-Lübke, _Grammaire des langues romanes_, traduction Rabiet et +Doutrepont, 4 vol. Paris, 1889-1905. + +C.-H. Grandgent, _An outline of the Phonology and Morphology of old +provençal_. Boston, 1905. (Ne contient que la phonétique et la +morphologie; pour la syntaxe se reporter à Diez ou à Meyer-Lübke.) + +H. Suchier, _Die französische und provenzalische Sprache_, dans Groeber, +_Grundriss der romanischen Philologie_, 3 vol. Strasbourg, 1888-1902. La +partie traitée par H. Suchier a été traduite en français sous le titre +suivant: H. Suchier, _Le français et le provençal_, trad. par Ph. Monet, +Paris, 1891. D'autre part une nouvelle édition du tome I du _Grundiss_ +de Groeber vient de paraître (1906). + +Voir aussi l'excellente introduction grammaticale au _Manualetto +provenzale_, de M. Crescini, et les précis plus sommaires des +_Chrestomathies provençales_ de Bartsch (le tableau des formes a été +supprimé dans la dernière édition donnée par Koschwitz) et de M. C. +Appel. + +Enfin citons en dernier lieu un autre excellent manuel: +l'_Altprovenzalisches Elementarbuch_, par O. Schultz-Gora, Heidelberg, +1906. + +3. =Textes.=--=A. Collections.=--_Le Parnasse occitanien, ou Choix de +poésies originales des Troubadours_ [par de Rochegude], Toulouse, 1819. + +F. Raynouard, _Choix des poésies originales des Troubadours_, 6 vol. +Paris, 1816-1821. + +C.-A.-F. Mahn, _Die Werke der Troubadours_, 4 vol. Berlin, 1846-1853. + +Id., _Gedichte der Troubadours_, 4 vol. Berlin, 1856-1873. + +=B. Chrestomathies.=--K. Bartsch, _Chrestomathie provençale_, 6e édition +(publiée par Koschwitz), 1904. Nos citations sont faites d'après la 4e +édition. + +C. Appel, _Provenzalische Chrestomathie_, 3e édition, 1907. Nos +citations sont faites d'après la première édition. + +V. Crescini, _Manualetto provenzale_, 2e édition, 1905. + +=C. Éditions.=--Il existe des éditions complètes de plusieurs +troubadours. Nous nous contentons d'énumérer les plus importantes. + +_Poésies de Guillaume IX_, par A. Jeanroy, Paris-Toulouse, 1905. + +_Le troubadour Cercamon_, par le Dr Dejeanne, Paris-Toulouse. + +U.-A. Canello, _La vita e le opere del trovatore Arnaldo Daniello_, +Halle, 1883. + +Bertran de Born a été édité plusieurs fois (éd. A. Stimming, 2e éd., +1892, éd. A. Thomas, Toulouse, 1888). + +A. Kolsen, _Giraut de Bornelh_ (tome I, fasc. 1, Halle, 1907). + +Une édition de Bernard de Ventadour, par M. C. Appel, est en +préparation. Une édition de _Marcabrun_ par le Dr Dejeanne va paraître +incessamment. + +K. Bartsch, _Die Lieder Peire Vidal's_, Berlin, 1857. + +Plusieurs éditions de troubadours ont été publiées dans la _Bibliothèque +méridionale_ (Toulouse); ce sont: _Bertran de Born_ (éd. A. Thomas, cf. +supra), _Montanhagol_ (éd. Coulet); _Bertran d'Alamanon_ (éd. Salverda +de Grave); _Elias de Barjols_ (éd. Stronski). D'autres ont été publiées +dans la _Romanisch Bibliotheke_ (Leipzig): _Sordel_ (éd. de Lollis), +_Folquet de Romans_ (éd. Zenker), ou dans l'_Altfranzösische Bibliothek_ +(Heilbronn): _N'At de Mons_, éd. Bernhard. Cf. encore les éditions de +_Peire d'Alvergne_, par R. Zenker (Erlangen, 1900), de _Guillem +Figueira_, par E. Levy (Thèse de Berlin, 1880), de _Peire Rogier_, par +C. Appel (Berlin, 1892), de _Pons de Capduelh_, par Napolski, etc. + +=D. Manuscrits.=--Le travail capital sur les manuscrits des troubadours +est celui de M. Groeber, _Die Liedersammlungen der Troubadours_, +Strasbourg, 1877 (_Romanische Studien_, IX). + +=4.= =Histoire littéraire.=--[Millot] _Histoire littéraire des +troubadours_, 3 vol. Paris, 1774. (D'après les manuscrits de +Sainte-Palaye). + +F. Diez, _Leben und Werke der Troubadours_, 2e édition, revue par K. +Bartsch, Leipzig, 1882. La 1re édition avait été traduite en français +par de Roisin. + +F. Diez, _Die Poesie der Troubadours_, 2e édition, revue par K. Bartsch, +Leipzig, 1883. + +C. Fauriel, _Histoire de la poésie provençale_, 3 vol. Paris, 1846. +Ouvrage vieilli, mais contenant d'excellents chapitres sur la poésie +«lyrique» des troubadours. + +K. Bartsch, _Grundriss zur Geschichte der provenzalischen Literatur_, +Elberfeld, 1872. La première partie (p. 1-95) contient un aperçu de +l'histoire de la littérature provençale, des renseignements sur les +manuscrits, sur les éditions, etc. La deuxième comprend la liste +alphabétique des troubadours, avec l'indication du premier vers de +chacune de leurs poésies _lyriques_. C'est d'après cette liste que se +font ordinairement les citations dans les études littéraires: ainsi +_Gr._, 101, 2, renvoie à la deuxième poésie lyrique (ordre alphabétique) +de _Bonifaci Calvo_ qui porte le numéro _101_ dans le _Grundriss_ de +Bartsch. Une nouvelle édition de cet indispensable instrument de travail +est en préparation et paraîtra sans doute bientôt. + +C. Chabaneau, _Les Biographies des Troubadours_, Toulouse, 1885; fait +partie de l'_Histoire générale de Languedoc_ (tome X). A la suite des +biographies vient une liste des troubadours contenant non seulement +l'indication de leurs poésies lyriques, mais de leurs autres +compositions, et d'abondantes et précieuses notes biographiques, +renvois, rapprochements, etc. + +A. Stimming, _Provenzalische Litteratur_, dans le _Grundriss_ de +Groeber, tome II, 2e partie. + +A. Jeanroy, _La poésie provençale du Moyen Age_ (_Revue des Deux +Mondes_, 1899 et suiv.). + +A. Restori, _Letteratura provenzale_, Milan, 1891 (Manuali Hoepli) +Excellent petit manuel, traduit en français par A. Martel. + +A. Jeanroy, _Les Origines de la Poésie lyrique en France_, 2e édition, +Paris, 1904. + +A. Pätzold, _Die individuellen Eigenthümlichkeiten einiger +hervorragender Trobadors im Minneliede_, Marbourg, 1897 (Excellent par +les innombrables citations qu'il renferme). + +Ou peut citer encore les chapitres consacrés aux troubadours dans +l'_Esquisse historique de la littérature française au Moyen âge_ de +Gaston Paris, dans les histoires de la littérature française de MM. +Lintilhac et Lanson et dans la _Geschichte der franzoesischen +Litteratur_ de MM. Suchier et Birch-Hirschfeld. + +M. V. Crescini, professeur à l'Université de Padoue, prépare une +_Histoire de la littérature provençale_. + + +CHAPITRE PREMIER + +1. Roger, _L'enseignement des lettres classiques, d'Ausone à Alcuin_, +Paris, 1905. + +2. Kiener, _Verfassungsgeschichte der Provence seit der +Ostgothenherrschaft bis zur Errichtung der Konsulate_ (510-1200). +Leipzig, 1900, p. 48. + +3. Les limites approximatives du _franco-provençal_ sont données d'après +la première carte du _Grundriss_ de Groeber, t. I. + +4. Cette langue s'appela d'abord langue _romane_, puis prit le nom de +_limousine_; la dénomination de _provençal_ date du XIIIe siècle: +c'était, dans ce sens, la langue de la «Province» comprenant à peu près +tout le Sud de la France. + +5. M. Chabaneau, en classant par province d'origine les troubadours dont +il existe une biographie (111, un quart environ du chiffre total) donne +pour l'Aquitaine quarante-un noms: parmi eux Guillaume de Poitiers, les +troubadours gascons Cercamon et Marcabrun, Jaufre Rudel et Rigaut de +Barbezieux (Saintonge), Arnaut de Mareuil, Arnaut Daniel, Giraut de +Bornelh, Bertran de Born, etc. L'Auvergne et le Velay ont douze +troubadours avec biographie: parmi eux Peire d'Auvergne, Peire Rogier, +Peirol, Peire Cardenal. Le Languedoc en a dix-huit, parmi lesquels les +Toulousains Peire Vidal et Aimeric de Péguillan, Raimon de Miraval, +Guiraut Riquier. Enfin la Provence et le Viennois présentent vingt-huit +noms; les principaux sont ceux de Raimbaut d'Orange, de la comtesse de +Die, Folquet de Marseille, Raimbaut de Vaquières, Folquet de Romans, +etc. Quoique cette liste ne comprenne qu'un quart des troubadours (et +que, par conséquent, la classification soit incomplète) il faut +remarquer que parmi ces troubadours se trouvent les plus illustres. + +6. Sur les genres populaires dans l'ancienne poésie provençale, cf. +Ludwig Roemer. _Die volksthümlichen Dichtungsarten der +altprovenzalischen Lyrik_, Marbourg, 1884, et Jeanroy, _Origines de la +poésie lyrique en France_. + +7. Sur la métrique des troubadours cf. P. Maus, _Peire Cardenal's +Strophenbau_, Marbourg, 1884. + +8. Le poème de _Sainte Foy_ d'Agen a été publié par M. Leite de +Vasconcellos dans la _Romania_, XXXI (1902), p. 177 et suiv. + +9. Cf. Jeanroy, _Origines_, 1re partie, chap. I. + + +CHAPITRE II + +Voir pour tout ce chapitre les _Biographies des Troubadours_, par M. C. +Chabaneau (_Histoire générale de Languedoc_, éd. Privat, tome X). + +1. Cf. en particulier Chabaneau, _Notes sur quelques manuscrits +provençaux égarés ou perdus_, Paris, 1886. + +2. Paul Meyer, _Les derniers Troubadours de la Provence_, Paris, 1871. + +3. G. Bertoni, _I trovatori minori di Genova_, Dresde, 1903. Id., _Nuove +rime di Sordello di Goïto_, Turin, 1901 (Extrait du _Giornale Storico +della letteratura italiana_). + +4. Cf. A. Stimming in Groeber, _Grundriss der romanischen Philologie_, +II, A, p. 19. Une partie des détails qui suivent est empruntée à cet +excellent résumé. + +5. O. Schultz (-Gora), _Die provenzalischen Dichterinnen_, Leipzig, +1888. + +6. Raimon de Miraval et son épouse Gaudairenca; Hugolin de Forcalquier +et Blanchemain (A. Stimming, l. s., p. 19). + +7. Sur les protecteurs des troubadours, voir Paul Meyer, _Provençal +language and litterature_, in _Encyclopædia britannica_, et la liste +dressée par Diez, _Leben und Werke_, 2e éd., p. 497. Cf. aussi Restori, +_Lett. prov._, p. 77-79. + +8. Jean de Nostredame, _Vies des plus célèbres et anciens poètes +provençaux_, Lyon, 1575. M. Chabaneau préparait depuis de nombreuses +années une réédition de cet ouvrage. Nous la publierons le plus tôt +possible. Cf. Chabaneau, _Le Moine des Iles d'or_, =Annales du Midi=, +1907. + +9. Chabaneau, _Biographies des Troubadours_. + +10. La duchesse de Normandie était Éléonore d'Aquitaine, petite-fille du +premier troubadour, Guillaume, comte de Poitiers, épouse divorcée de +Louis VII depuis 1152. C'est entre 1152 et 1154 que Bernard de Ventadour +aurait séjourné à sa cour; cf. Diez, _L. W._, p. 25. + +11. Cf. sur le châtelain de Coucy, G. Paris, _La Littérature française +au moyen âge_, § 128, et _Esquisse historique_..., § 135. + +12. Sur la légende de Jaufre Rudel, cf. G. Paris, _Jaufre Rudel_, _Rev. +hist._, t. LIII, p. 225 et suiv. + +13. _Histoire littéraire_, XXVII, 723-724. + +14. A. Stimming, dans le _Grundriss_ de Groeber, II, B, p. 16. + +15. Cf. notre étude sur le dernier troubadour, Guiraut Riquier, p. 122 +et suiv. + +16. Le gracieux roman de _Flamenca_, comprenant plus de 8 000 vers, a +été publié deux fois par M. Paul Meyer, en 1865, et en 1901: le premier +volume de cette deuxième édition (contenant le texte) a seul paru +jusqu'ici. Le roman est du XIIIe siècle et il est aussi intéressant pour +l'histoire littéraire que pour l'histoire de la civilisation. + +17. Sur ces _ensenhamens_, cf. notre étude citée plus haut, p. 131. Le +premier et le plus ancien de ces _ensenhamens_, auquel est empruntée la +citation qui suit, est de Guiraut de Cabreira, noble catalan +contemporain de Bertran de Born et de Peire Vidal. + +18. La citation est empruntée à l'_ensenhamen_ de Guiraut de Calanson. +Ce poème a été publié récemment par M. Wilhelm Keller sous le titre +suivant: _Das Sirventes_ «Fadet Joglar» _des Guiraut von Calanso_, +Erlangen, 1905. Le texte est accompagné d'un abondant commentaire. La +«symphonie» était un instrument à vent, ou peut-être un «tambour de +basque» (Keller, p. 63). + + +CHAPITRE III + +1. Leur nom leur vient du mot _trobar_, _trouver_ en parlant de +l'invention poétique. + +Cf. en général, pour ce chapitre, Diez, _Poesie der Troubadours,_ 2e +édition. + +2. Traduction de l'abbé Papon, _Parnasse occitanien_, p. 21. + +3. Pétrarque, _Trionfo d'amore_. + +4. Cf. Gaston Paris, _Esquisse historique de la littérature française au +Moyen âge_, p. 159: «ce sont les troubadours de cette école [du _trobar +clus_] qui, malgré leurs défauts et indirectement, ont créé le style +moderne». + +5. Sur la musique cf. un excellent article de M. A. Restori, dans la +_Rivista musicale italiana_, vol. II, fasc. 1, 1895. Voir surtout la +récente publication de M. J.-B. Beck, _Die Melodien der Troubadours_, +Strasbourg, 1908. + +Cf. encore A. Jeanroy, Dejeanne, P. Aubry: _Quatre poésies de +Marcabrun_, troubadour gascon du XIIe siècle, texte, musique et +traduction, Paris, 1904. + +Les troubadours dont il nous reste le plus d'airs notés sont les +suivants: Bernard de Ventadour, Folquet de Marseille, Gaucelm Faidit, +Guiraut Riquier, Peire Vidal, Raimon de Miraval. Le plus grand nombre de +ces mélodies (les deux tiers) se trouvent dans le manuscrit R (Bibl. +nat.,_f. fr._, 22543). + +6. Ludwig Roemer, _Die volksthümlichen Dichtungsarten_, Marbourg, 1884. + +7. Bernard de Ventadour, _Quant erba vertz e fuelha par_ (M. W. I, 11; +_Gr._, 39); _id., Lo gens temps de pascor_ (M. W. I, 13; _Gr._, 28). + +8. Marcabrun, _Pois l'iverns d'ogan es anatz_ (M. W. I, 57). + +9. J. Rudel, _Quan lo rius de la fontana_ (M. W. I, 62; _Gr._, 5). + +10. Arnaut de Mareuil, _Belh m'es quan lo vens_ (M. W. I, 155; _Gr._, +10). + +11. Peire Rogier, _Tan no plou ni venta_ (M. W. I, 120; _Gr._, 8). + +12. Raimbaut d'Orange, _Non chant per auzel ni per flor_ (M. W. I, 77; +_Gr._, 32). + +13. _Sirventés_: la vraie forme provençale est _sirventes_; nous +l'accentuons pour mieux marquer que l'accent doit porter sur la dernière +syllabe. + +14. Cf. Jeanroy, _Origines_..., p. 45 et suiv. De la _tenson_ on +distingue le _jeu-parti_ (prov. _partimen_) qui est une variété du genre +et où les interlocuteurs choisissent entre deux propositions contraires; +nous employons le mot de _tenson_ qui est le terme le plus général. + +Sur la question de savoir si les tensons appartiennent à des auteurs +différents, cf. Diez, _Poesie der Troubadours_, p. 165. Pour les sujets +des tensons cf. _ibid._, p. 169. Voici quelques autres exemples: quel +est l'homme le plus amoureux, celui qui ne peut résister au désir de +parler constamment de la dame qu'il aime ou celui qui y pense en +silence? Un amoureux qui est heureux dans son amour doit-il préférer +être l'amant ou le mari de sa dame? + +15. Pour les tensons avec un personnage imaginaire, cf. Jeanroy, +_Origines_..., p. 54, note 1: on a des tensons du Moine de Montaudon +avec Dieu, de Peirol avec Amour, de Raimon Béranger et Bertran Carbonel +avec leur cheval, de Lanfranc Cigala avec son coeur et son savoir. + +16. Les deux tensons qui suivent sont de Guiraut Riquier. + +17. Une des études les plus récentes sur la pastourelle est celle de M. +A. Pillet, _Studien zur Pastourelle_, Breslau, 1902 (extrait de la +_Festschrift zum zehnten deutschen Neuphilologentag_). + +18. Traduction de M. A. Jeanroy, _Origines_, p. 31. + +19. _Ibid._, p. 80. + +20. Le plus récent travail sur l'_aube bilingue du Vatican_ (ainsi +nommée du manuscrit qui la contient) est dû au Dr Dejeanne dans les +_Mélanges Chabaneau_: on trouvera dans cet article la bibliographie du +sujet. + +21. Il n'y a qu'un exemple de _serena_; dans Guiraut Riquier; il faut y +voir sans doute une invention du poète et non une imitation d'un genre +populaire. + +22. Le _descort_ de Raimbaut de Vaquières est composé de six strophes: +la première en provençal, la seconde en italien (génois), la troisième +en français, la quatrième en gascon, la cinquième probablement en +portugais (Cf. sur le dernier point Carolina Michaelis de Vasconcellos, +dans le _Grundriss_ de Groeber, II, B, p. 173, Rem. 1). + + +CHAPITRE IV + +1. Une partie des pages qui suivent ont paru en article dans le _Mercure +de France_, juin 1906. + +2. Cf. _Poésies de Guillaume IX, comte de Poitiers_, éd. Jeanroy, Paris, +1905. + +3. Sur le «vasselage amoureux», cf. un excellent article de M. E. +Wechssler, _Frauendienst und Vassalität_, dans _Zeitschrift für +französische Sprache und Litteratur_, XXIV, 1, 159-190. + +4. Cf. Diez, _Poesie der Troubadours_, p. 128, 129, etc. + +5. A. Restori, _Lett. prov._, p. 52. + +6. Diez, _Poesie der Troubadours_, p. 127. + +7. Traduction de Raynouard, _Des Troubadours et des Cours d'amour_, p. +XXII, XXVI. + +8. Cf. P. Vidal: «le présent d'un simple cordon que m'a accordé la belle +Raimbaud me rend plus riche à mes yeux que le roi Richard lui-même avec +Poitiers, Tours et Angers». Cf. encore de Guillaume de Saint-Didier: +«cependant elle pourrait me rendre heureux, si elle m'accordait +seulement l'un des cheveux qui tombent sur son manteau, ou l'un des fils +qui composent son gant». Cité par Raynouard, _Des Troubadours et des +Cours d'amour_, p. XIV. + +9. Diez, _Poesie der Troubadours_, p. 135. + +10. Mahn, _Gedichte_, nº 737. La deuxième citation est tirée du nº 344. + +11. Sur Rigaut de Barbezieux, cf. l'article que nous venons de publier +dans la _Revue d'Aunis et de Saintonge_, juillet 1908. On y trouvera sa +romanesque biographie. + +12. Cette allusion aux habitudes de la tigresse se retrouve dans un +Bestiaire provençal, recueil de légendes ayant trait aux animaux. Quand +les chasseurs ont enlevé les petits de la tigresse, ils placent des +miroirs sur le sol; la tigresse s'y mire et oublie sa douleur. + +13. Raynouard, _Des Troubadours et des Cours d'amour_, Paris, 1817. + +La question a été reprise depuis par Diez (_Ueber die Minnehöfe_, +Berlin, 1825), Pio Rajna (_Le Corti d'Amore_, Milan, 1890), V. Crescini +(_Per la questione delle Corti d'Amore_, Padoue, 1891). + + +CHAPITRE V + +1. Sur Cercamon, cf. l'édition du Dr Dejeanne, Toulouse-Paris, 1905. +Cercamon fait allusion une fois au Poitou (V) et il a écrit un _planh_ +sur la mort de Guillaume X, comte de Poitiers. Ces détails nous +paraissent avoir quelque importance pour l'étude de l'influence qu'a pu +exercer l'oeuvre du premier troubadour Guillaume IX. + +2. Marcabrun fut un satirique si violent que, si l'on en croit son +biographe, les châtelains de Guyenne, dont il avait dit beaucoup de mal, +le firent mettre à mort. + +3. Pierre d'Auvergne, ap. Diez, _L. W._, p. 43. Cf. l'édition de Pierre +d'Auvergne par M. Zenker, p. 190-191. Pour la suite cf. Diez, _ibid._, +p. 44. + +4. Sur Jaufre Rudel, cf. Gaston Paris, _Rev. hist._ (cf. supra chap. +II), Carducci, _Jaufre Rudel_, _poesia antica e moderna_, 1888, +Savj-Lopez, _Mistica profana_ (in _Trovatori e poeti_). + +5. Appel, _Prov. Chr._, p. 55. + +6. M. C. Appel, in _Archiv für das Studium der neueren Sprachen_, tome +CVII. + +7. «Depuis que nous étions enfants...» C'est l'âge aussi où Dante +commença à aimer Béatrice. + +8. M. W., I, p. 19. + +9. M. W., p. 20. + +10. Texte de Mahn, _Gedichte der Troubadours_, nº 707. + +11. Marcabrun aussi aurait visité l'Angleterre, cf. G. Paris, _Esquisse +historique_, § 86. + +12. M. W., p. 23. + +13. Sur les nombreuses allusions aux _médisants_ (_lauzengiers_) cf. +Pätzold, _Die individuellen Eigenthümlichkeiten einiger hervorragender +Trobadors_, § 79. + +14. M. W. I, 21. A propos de la «joie» il est bon de rappeler avec M. +Jeanroy (éd. de Guillaume de Poitiers, p. 19) que «l'espèce d'exaltation +mystique qui a pour cause et pour objet à la fois la femme aimée et +l'amour lui-même était... désignée sous le nom de _joi_». + +15. Geoffroy de Vigeois, ap. Diez, _L. W._, p. 322. + +16. Sur les troubadours à la cour du comte de Toulouse, cf. Paul Meyer, +in _Histoire générale de Languedoc_, tome X. + +17. Sur les troubadours à Narbonne, cf. notre article dans les _Mélanges +Chabaneau_, p. 737-750. + +18. M. W. I, 30. + +19. Carducci, _Un poeta d'amore del secolo XII_, =Nuova Antologia=, +XXV-XXVI. + +20. M. W., I, 33. + +21. M. W., I, 36. + + +CHAPITRE VI + +1. M. W. I, 184. + +2. M. W. I, 151 et suiv. + +3. On peut rapprocher de cette description un passage d'une poésie +lyrique d'Arnaut de Mareuil (M. W. I, p. 156). «Elle est plus blanche +qu'Hélène, plus belle qu'une fleur naissante, pleine de courtoisie; de +ses dents blanches ne sortent que des mots sincères, son coeur est franc +sans mauvaises pensées, sa couleur est fraîche et ses cheveux blonds; +que Dieu la garde, car jamais je n'en vis de plus belle.» + +4. Les oeuvres de Giraut de Bornelh ont commencé à paraître en édition +critique avec traduction (allemande) sous le titre suivant: _Saemtliche +Lieder des Trobadors Guiraut de Bornelh_, von Adolf Kolsen (tome I, +fasc. 1), Halle, 1907. + +5. Ed. Kolsen, nº 1. + +6. _Id._, nº 19. + +7. _Id._, nº 21. + +8. _Id._, nº 2. + +9. Dante, _De vulg. Eloq._, II, 2 et 6. «Bertran de Born, dit Dante, a +chanté les armes, Arnaut Daniel l'amour, Giraut de Bornelh la droiture, +l'honnêteté (_honestum_) et la vertu», _De vulg. Eloq._, II, 2. + +10. M. W. I, 186. + +11. M. W. I, 201. + +12. Tenson de Linhaure et de Giraut de Bornelh, Appel, _Prov. Chr._, p. +87. Cf. aussi dans l'édition Kolsen les numéros 4 et 20. Nous empruntons +au premier des deux le couplet suivant: «Je pourrais écrire (une +chanson) plus obscure; mais la poésie n'a sa valeur que si tout le monde +la comprend; pour moi, quoi qu'on en puisse penser, je suis heureux +quand j'entends dire qu'on chante ma chanson d'une voix sombre ou claire +et quand j'apprends qu'on la chante à la fontaine.» L'autre chanson +débute ainsi: «Je ferais, si j'avais assez de talent, une chansonnette +assez claire pour que mon petit-fils la comprît et que tout le monde y +prît plaisir.» Ce sont là de véritables manifestes littéraires contre +les théories du _trobar clus_. Ce ne sont pas les seuls d'ailleurs dans +la littérature provençale. Cf. la pièce de Pierre d'Auvergne, _Sobre'l +vieilh trobar e'l novel_ et le commentaire qu'en a donné M. J. Coulet +dans les _Mélanges Chabaneau_, p. 777 et suiv. + +13. _Purgatoire_, ch. XXVI. Le chant se termine par huit vers provençaux +que Dante met dans la bouche d'Arnaut Daniel. Celui-ci se trouve avec +Guido Guinicelli parmi le troupeau de ceux qui n'ont pas observé, dans +la satisfaction de leurs appétits charnels, l'_umana legge Seguendo come +bestie l'appetito_. Dante cite plusieurs fois encore Arnaut Daniel dans +le _De vulgari Eloquentia_; il y déclare en particulier qu'il a emprunté +au poète limousin la sextine. Cf. Diez, _L. W._, p. 282. + +14. Cf. Diez, _L. W._, p. 285. + +15. Le Moine de Montaudon lui reproche de n'avoir composé dans sa vie +que deux mauvais vers, auxquels personne ne comprend rien; Diez, _L. +W._, p. 283. + +16. Mahn, _Gedichte der Troubadours_, nº 427. + +17. Voir pour tout ce qui suit A. Thomas, _Poésies complètes de Bertran +de Born_, introduction. Le _rôle historique de Bertran de Born_ a été +étudié par M. Clédat, Paris, 1879. Bertran de Born est un des rares +troubadours qui aient eu l'honneur de plusieurs éditions (Ed. A. +Stimming [deux], éd. A. Thomas). + +18. Thomas, _loc. sign._, p. xv. + +19. La fille de Henri II, Mathilde, était mariée avec Henri, duc de +Saxe; aussi B. de Born l'appelle-t-il une fois la _Saissa_ (la Saxonne). + +20. On a émis des doutes sur l'authenticité de cette pièce. Plusieurs +manuscrits l'attribuent à d'autres troubadours que Bertran de Born. La +pièce est composée sur les mêmes rimes qu'une pièce de Giraut de +Bornelh. Ce qu'il y a de certain c'est que un ou deux couplets sont +interpolés; mais nous croyons que ce brillant morceau de poésie est bien +de Bertran de Born. + + +CHAPITRE VII + +1. M. W. I, 77. _Non chant per auzel ni per flor_ + +2. M. W. I, 70 et I, 67. + +3. Cf. l'ouvrage déjà cité de O. Schultz, _Die prov. Dichterinnen_, et +Sernin Santy, _La Comtesse de Die_. + +4. M. W. I, 87. _Ab joi et ab joven m'apais._ + +5. M. W. I, 88. + +6. M. W. I, 80. _A chantar m'er de so qu'ieu no volria._ + +7. Sur Pierre d'Auvergne, cf. Zenker, _Die Lieder Peires von Auvergne_, +Erlangen, 1900. + +8. «Au delà des montagnes», c'est-à-dire au delà des Pyrénées; Marcabrun +y avait été avant lui, cf. Zenker, p. 19. + +9. C'est la poésie célèbre _Chantarai d'aquestz Trobadors_, Zenker, nº +XII. Un troubadour postérieur, le Moine de Montaudon, a imité cette +satire. + +10. Roderic de Tolède, ap. Zenker, p. 26. + +11. Ed. Zenker, nº IX. Sur «les oiseaux dans la poésie et dans la +légende» cf. un article de M. Savj-Lopez, dans _Trovatori et Poeti_, p. +245. Un troubadour postérieur, Arnaut de Carcassés, a composé une +nouvelle où un perroquet joue le principal rôle; pour faciliter un +rendez-vous d'amour entre son seigneur et une châtelaine il met le feu à +la tour du château: pendant le désordre et le tumulte qui s'ensuivent +l'entrevue a lieu. Le «perroquet» d'Arnaut de Carcassés est d'une +éloquence insinuante et surtout d'une merveilleuse activité. Cette +nouvelle est d'ailleurs l'_Ecole des Maris_. L'auteur l'a écrite pour +«reprendre les maris qui veulent surveiller leurs femmes et pour les +avertir que la meilleure précaution est de leur laisser la liberté». Cf. +Bartsch, _Chr._, c. 259 et suiv. Sur les oiseaux messagers d'amour dans +la poésie populaire cf. Savj-Lopez, _op. laud._ + +12. M. W. I, 224, Rayn., _Ch._, III, 318. _Parn. occ._, 181. + +13. M. W. I, 224, Rayn., _Ch._, III, 321. + +14. M. W. I, 226, Rayn., III, 324. _Parn. occ._, 185. + +15. _Parn. occ._, 187. Gauvain est le neveu d'Arthur dans les légendes +bretonnes. Sur les légendes épiques chez les troubadours voir +Birch-Hirschfeld, _Ueber die den provenzalischen Troubadours bekannten +epischen Stoffe_, Halle, 1878. L'ouvrage est incomplet, mais il n'a pas +été remplacé. + +16. + + Per ma vida gandir + M'en anei en Ongria + Al bon rei N' Aimeric + On trobei bon abric. Raynouard, _Ch._, V, 342. + +17. Sur Folquet de Marseille, cf. Hugo Pratsch, _Biographie des +Troubadours, Folquet von Marseille_, Berlin, 1878. + +18. Dante, _Par._, ch. IX, v. 88 et suiv. La ville dont il s'agit dans +le dernier vers est Marseille; Dante fait allusion au siège qu'elle +soutint contre Brutus. + +19. M. W. I, 319. + +20. «Guillaume VIII [seigneur de Montpellier] avait épousé depuis +Eudoxe, fille de Manuel Comnène.» _Hist. gén. Lang._, éd. Privat, VI, p. +61. La source de cette indication est dans la Chronique de Jaime Ier +d'Aragon (ch. 1) qui ne donne pas d'ailleurs le nom de la princesse. Ce +nom est donné par un compilateur moderne, Gariel, _Series praesulum +Magalonensium_, 2e édit., p. 279: et l'authenticité de la chronique est +douteuse (Cf. Morel-Fatio, Groeber, _Grundriss_, II, 2, p. 118). Nous +ajouterons qu'un de nos collègues, qui s'occupe d'histoire byzantine, ne +croit pas à l'existence d'Eudoxie ou Eudoxe: la seule fille de Manuel +Comnène a été mariée au marquis de Montferrat. + +21. M. W. I, 324. + +22. La _Chanson de la Croisade contre les Albigeois_ a été éditée deux +fois, d'abord par Fauriel, puis par M. Paul Meyer, 2 vol. Paris, 1875. +Le passage cité commence au vers 3320. Ajoutons que l'identification de +Folquet de Marseille avec Folquet, évêque de Toulouse, a été contestée; +mais il semble que ce soit à tort. + + +CHAPITRE VIII + +1. Cf. Lea, _Histoire de l'Inquisition_, trad. fr., Paris, 3 vol. + +2. Cf. pour une partie de ce qui suit A. Luchaire, _Innocent III, la +croisade contre les Albigeois_, Paris, 1905. + +3. Luchaire, _loc. sign._, p. 182. + +4. Aimeric de Pégulhan, _Gr._, 34, _Parn. occit._, p. 171. + +5. Sur Raimon de Miraval, cf. P. Andraud, _La vie et l'oeuvre du +troubadour Raimon de Miraval_, Paris, 1902. + +6. Bernard Sicard de Marvejols, Raynouard, _Choix_, IV, 191. + +7. Peire Cardenal, _Gr._, 30; Appel, _Prov. Chr._, nº 78. + +8. Bartsch, _Chr. Prov._, col. 174. + +9. _Parn. occ._ p. 306. + +10. Mahn, _Gedichte_, nº 1 248. + +11. Raynouard, _Lexique roman_, I, 448. + +12. _Parn. occit._, 313. + +13. _Ibid._, 312. + +14. _Ibid._, 321. + +15. _Ibid._, 310. + +16. _Ibid._, 309. Cf. dans la même pièce la strophe suivante: +«Maintenant est venue de France l'habitude de ne convier que ceux qui +ont abondance de blé ou de vin». Sur Simon de Montfort, cf. la pièce +_Per fols tenc..._ str. 2 (_Parn. occ._, p. 311). + +17. Clercs et Français sont attaqués ensemble dans une strophe de la +pièce _Tartarasso ni voutour_ (_Parn. occ._, p. 320). Mêmes attaques +dans une poésie de Guillaume Anelier de Toulouse, Raynouard, L. R., 481. + +18. Appel, _Prov. Chr._, p. 113. + +19. Mahn, _Gedichte_, nº 975. + +20. Raynouard, _Choix_, IV, 337. + +21. Mahn, _Gedichte_, nº 1 233. + +22. _Ibid._, nº 1 228. + +23. Bartsch, _Chr. prov._, col. 173. + +24. _Parn. occit._, p. 324; cf. aussi Appel, _Prov. Chr._, nº 79. +Cardenal appelle son poème un _estribot_, mot assez rare désignant un +genre peu connu. Cf. encore Raimbaut d'Orange dans la pièce: _Escotatz_. + +25. Cf. cependant la satire de la papauté et des hauts prélats dans la +_Geste_ de Peire Cardenal (_Car motz homes fan vers_), sorte de poème +satirique où il s'attaque à toute la société, du pape aux paysans. + +26. Sur Guillem Figueira, cf. l'édition de ce troubadour par Emil Levy, +Berlin, 1880. + +27. Crescini, _Manualetto_, p. 327. La pièce se compose de vingt-trois +strophes. + +28. Raynouard, _Choix_, IV, 319. + + +CHAPITRE IX + +Voir sur la poésie religieuse chez les troubadours un excellent article +de M. Lowinsky, publié dans la _Zeitschrift für französische Sprache und +Litteratur_, 1898, XX, p. 163 et suiv. + +1. Parmi les poésies érotiques des troubadours, il faudrait citer +quelques poésies de Guillaume de Poitiers, une d'Arnaut Daniel, quelques +chansons de Daude de Prades, chanoine de Maguelone, les tensons +grossières de Montan et de sa dame, de Mir Bernard et de Sifre, quelques +tensons de Guiraut Riquier. + +2. Cf. un article de M. A. Luchaire, _Revue Bleue_, janvier 1908. A +propos de l'aventure de la fille de l'empereur Manuel, voir les réserves +que nous avons faites dans les notes du chapitre VII. + +3. Arnaut Daniel, _Parn. occ._, p. 257. + +4. Cf. chap. III. + +5. Ed. Jeanroy, XI. + +6. Pierre d'Auvergne, éd. Zenker, XV, str. VIII. + +7. Ed. Zenker, XIX. + +8. _Ibid._, XVIII. + +9. Crescini, _Manualetto_, p. 225. + +10. Raynouard, _Choix_, IV, p. 304. + +11. Fauriel, _Histoire de la poésie provençale_; II, 184. + +12. Le troubadour qui a composé cette curieuse tenson avec Dieu est +Daspol ou Guillem d'Autpoul, qui a vécu dans la deuxième partie du XIIIe +siècle. Cf. le texte dans Paul Meyer, _Les derniers troubadours de la +Provence_, in _Bibl. Ec. Charles_, 30e année, p. 282. + +13. Raynouard, _Choix_, IV, 442. + +14. Appel, _Prov. Chr._, nº 58. + +15. En 1207 saint Dominique fonde le couvent de Prouille. C'est l'époque +où se fondent les confréries (laïques) du Rosaire qui ont tant contribué +à répandre le culte de la Vierge. Cf. Lowinsky, _op. laud._, p. 12 du +tirage à part. + +16. Cf. pour tout ce qui suit notre étude sur le troubadour Guiraut +Riquier, p. 284 et suiv. + +17. Lanfranc Cigala, de Gênes; Mahn, _Gedichte_, nº 305. + +18. Bernard d'Auriac (2e moitié du XIIIe s.). + +19. _Le troubadour Guiraut Riquier_, p. 296. + +20. Folquet de Lunel, éd. Eichelkraut, Berlin, 1872. L'édition est +d'ailleurs médiocre. + +A propos de la place qu'occupe la Vierge dans l'art religieux du XIIIe +siècle, voir E. Mâle, _L'art religieux du XIIIe siècle en France_, +Paris, 1898, p. 308. «C'est un fait curieux qu'au XIIIe siècle la +légende ou l'histoire de la Vierge soient sculptées aux portails de +toutes nos cathédrales... Le XIIIe siècle est par excellence le siècle +de la Vierge. Saint Dominique répand le Rosaire en son honneur. On +récite tous les jours son office... Les ordres nouveaux, les +Franciscains, les Dominicains, vrais chevaliers de la Vierge, répandent +son culte dans le peuple.» + + +CHAPITRE X + +Nous ne donnons pour ce chapitre qu'une bibliographie très sommaire. On +trouvera l'essentiel dans la plupart des histoires de la littérature +italienne. Cf. en particulier Gaspary, _Storia della letteratura +italiana_, tradotta del tedesco dà N. Zingarelli, Turin, 1887, tome I. + +A. Restori, _Letteratura provenzale_, p. 94 et suiv. + +A. Thomas, _Francesco da Barberino et la littérature provençale en +Italie au Moyen âge_, Paris, 1883. + +Schultz, Die _Lebensverhältnisse der italienischen Trobadors_ +(_Zeitschrift für rom. Phil._, VII, 187). + +A. Jeanroy, _Les origines de la poésie lyrique en France_, p. 223-273 +(La poésie française en Italie). + +Bartoli, _I primi due secoli della letteratura italiana_, Milan, 1880. + +Gaspary, _La scuola poetica siciliana del secolo XIII_ (traduction), +Livourne, 1882. + +Fauriel, _Dante et les origines de la langue et de la littérature +italiennes_, tome I, leçons VII et VIII. + +Paul Meyer, _Influence des troubadours sur la poésie des peuples +romans_, =Romania=, V, 266. L'ouvrage de Baret sur le même sujet est +vieilli. + +Cf. enfin pour Dante et le XIVe siècle la grande histoire littéraire de +l'Italie intitulée: _Storia letteraria d'Italia, scritta di una societa +di professori_, Milan; tome III, _Dante_ (par M. Zingarelli); tome V, +_Il Trecento_ (par G. Volpi). + +1. Cf. la pièce _Bona aventura..._ Mahn, _Gedichte_, nº 375. Cependant +les troubadours viennent plus nombreux à la cour de Frédéric II à la +suite de la croisade contre les Albigeois. (Cf. C. Appel, _Deutsche +Geschichte in der provenzalischen Dichtung_, Breslau, 1907.) Parmi les +troubadours qui ont été en relations avec l'Italie M. Restori cite: +Bernard de Ventadour, Peirol, Cadenet, Bernard de Bondeillo, Elias +Cairel, Peire Cardenal, Cavaire, Palais, Pistoleta, etc.: près d'une +trentaine. _Lett. prov._, p. 100, n. 1. + +2. Appel, _Prov. Chr._, nº 92. + +3. Chose piquante, ces vers italiens écrits par un poète provençal sont +à peu près les plus anciens de la poésie italienne; cf. Gaspary, _op. +laud._, p. 48. + +4. Bartsch, _Chr. Prov._, col. 128. + +5. Diez, _Leben und Werke_, p. 236. + +6. _Saint-Nicolas de Bari_: le comte de Champagne et celui de Bar +faisaient partie de l'expédition. Mais est-ce Saint-Nicolas de _Bar_ ou +de _Bari_ qu'il faut entendre? Sans doute de _Bari_. + +7. Raynouard, _Choix_, IV, 277. + +8. Cf. Diez, _Leben und Werke_, p. 239. + +9. Gaspary, _op. laud._, p. 53. Cf. pour le paragraphe suivant Gaspary, +_ibid._ et Hauvette, _Littérature italienne_, p. 49. + +10. Boniface Calvó a été édité par M. Pelaez, Turin, 1897 (Extrait du +_Giornale Storico della letteratura italiana_, XXVIII-XXIX). + +11. Diez, _Leben und Werke_, p. 392. + +12. Raynouard, _Choix_, III, 446. + +13. Mahn, _Gedichte_, nº 553. + +14. Cf. sur Sordel _Vita e poesie di Sordello di Goito_ per Cesare de +Lollis, Halle, 1896 (=Romanische Bibliothek=, XI). + +15. _Ibid._, p. 58. + +16. Ed. de Lollis, V. + +17. Sur Bertrand d'Alamanon, cf. l'édition Salverda de Grave, Toulouse +(=Bibliothèque méridionale=). + +18. Peire Bremon, Raynouard, _Choix_, IV, 70. + +19. Ed. de Lollis, p. 17. + +20. Cf. le vers connu de Montanhagol: _D'amor mou castitatz_ (d'amour +vient la chasteté). + +21. Cf. Fauriel, _Dante_, I, 504. + +22. Sauf une exception; cf. éd. de Lollis, _Introduction_. + +23. La _Vita Nuova_ a été composée en 1292 suivant Gaspary, _Storia +lett. ital._, I, 450. + +24. Fauriel, _Dante_, I, 340. + +25. _Vita Nuova_, trad. Delécluze, Paris, 1853. + +26. _Ibid._ + +27. Dante connaissait sans doute la plupart des troubadours (du XIIe s. +et du début du XIIIe) dont les oeuvres nous sont parvenues: Bernard de +Ventadour, Peire Rogier et Arnaut de Mareuil, Guillem de Cabestanh et +Jaufre Rudel, etc. Il connaissait sans doute aussi les biographies des +troubadours. Cf. Zingarelli, _Dante_, p. 70-71 (_Storia lett. ital._, +III). Cf. Chaytor, _The troubadours of Dante_, Oxford, 1902. + +Ce n'est pas le lieu d'insister ici sur le _dolce stil nuovo_ et sur ses +origines. On peut voir là-dessus les deux ou trois ouvrages suivants qui +ont en partie renouvelé le sujet: K. Vossler, _Die philosophischen +Grundlagen zum «Süssen Neuen Stil» des Guido Guinicelli, Guido +Cavalcanti, und Dante Alighieri_, Heidelberg, 1904; Cesare de Lollis, +_Dolce stil nuovo e «noel dig de nova maestria»_, in _Studj Medievali_, +I, p. 5-23; Paolo Savj-Lopez, _Trovatori e Poeti_ (Biblioteca «Sandron» +di Scienze et Lettere, nº 30). Le premier de ces auteurs est en +désaccord sur plusieurs points essentiels avec les deux autres. Le fond +de son travail--exposé d'ailleurs sous forme un peu trop didactique--est +que la morale chrétienne et la philosophie scolastique ont été d'une +importance capitale dans la transformation du vieux «style» en «style» +nouveau. Les deux autres auteurs ont une tendance à rechercher chez les +derniers troubadours les traces, les germes du nouveau «style»; il est +certain que des troubadours comme Montanhagol, quand ils parlaient du +«noel dig de nova maestria», sentaient qu'ils s'éloignaient des anciens +modèles et le dernier troubadour Guiraut Riquier se rapproche beaucoup, +par sa conception supraterrestre et mystique de l'amour, du «dolce stil +nuovo». Aucun des deux ne paraît avoir été connu en Italie, mais il n'en +est pas de même de Sordel dont la doctrine sur l'amour se rapproche tant +de celle de Montanhagol. + +A propos du «pardon des offenses», dont il est question à la fin de la +chanson de Dante, M. Savj-Lopez rapproche de ces mots un passage +semblable du dernier troubadour Guiraut Riquier; ce n'est là qu'une +coïncidence, mais qui montre que l'évolution de la poésie provençale en +décadence est sur certains points parallèle à celle de la lyrique +italienne (_Trovatori e Poeti_, p. 66). + +28. Cf. Gidel, _Les troubadours et Pétrarque_ (Thèse de Paris, 1857). +L'ouvrage est vieilli, mais les rapprochements, que Gidel est un des +premiers à avoir indiqués, sont nombreux; trop nombreux même, car +plusieurs ne sont exacts qu'en apparence. + +29. «Il se privait...» Cf. Gaspary, _Storia della lett. ital._, p. 296. + +30. Cette citation et celles qui suivent sont empruntées à l'ouvrage de +Gidel, p. 109, 121, 130. + +31. Gaspary, _op. laud._, p. 401-402. + +32. On peut lire cette histoire dans l'excellent livre que M. Antoine +Thomas a jadis consacré à _Francesco da Barberino et la littérature +provençale en Italie au Moyen âge_, Paris, 1883. + + +CHAPITRE XI + +Voir en ce qui concerne l'Espagne le livre capital de Milà y Fontanals. +_De los trovadores en España_: 1re édition, Barcelone, 1861; 2e édition, +Barcelone, 1889 (_Obras completas del doctor D. Manuel Milà y +Fontanals_, tomo segundo). Voici les quatre divisions de ce livre: + + 1º De la langue et de la poésie provençales. + 2º Troubadours provençaux en Espagne. + 3º Troubadours espagnols en langue provençale. + 4º Influence provençale en Espagne. + +1. Sur l'importance de cette voie au point de vue de la formation des +légendes épiques, cf. maintenant le livre de M. Bédier, _La formation +des légendes épiques_, Paris, 1908. + +2. Guiraut Riquier, _Gr._, 65; cf. notre étude sur ce troubadour, p. 72 +et 73. + +3. Sur ces chroniques qui forment «quatre perles de la littérature +catalane du Moyen âge», cf. _Grundriss der rom. Phil._, II, 2 +(L'histoire de la littérature catalane est de M. Morel-Fatio). + +4. Sur Jaime Ier d'Aragon, cf. de Tourtoulon, _Jaime Ier le Conquérant, +roi d'Aragon_, Montpellier, 1863-1867, 2 vol. + +N'At de Mons écrivit surtout des poésies religieuses; voir notre étude +sur Guiraut Riquier, _passim_, et l'introduction à l'édition de N'At de +Mons, par M. Bernhard (=Altfranzösische Bibliothek=, XI). + +5. Montanhagol. éd. Coulet, III. + +6. Cf. _Bernard de Rouvenac, ein provenzalischer Trobador des XIII. +Jahrhunderts_, par G. Bosdorff, Erlangen, 1907. + +7. Gavauda, ap. Mila, _op. laud._, p. 128. + +8. Cf. l'excellente histoire de la littérature portugaise de Mme C. +Michaelis de Vasconcellos et de M. Th. Braga dans le _Grundriss_ de +Groeber, II, 2, p. 129 et suiv. Trois manuscrits comprennent les poésies +lyriques du XIIIe et du XIVe siècle: le _Vaticanus_ a été publié +plusieurs fois, dernièrement par Mme C. Michaelis de Vasconcellos; un +autre manuscrit, dit de Colocci-Brancuti, du nom de deux de ses +possesseurs, l'humaniste Colocci (mort en 1548) et le comte Brancuti di +Cagli, est également en Italie. En Portugal se trouve le manuscrit dit +de Ajuda, du nom du château royal, près de Lisbonne, où il est conservé. +(Groeber, _Grundriss_, II, 2, p. 200.) Trois autres manuscrits +contiennent des poésies religieuses (d'Alphonse X). + +Sur toute cette période de la littérature portugaise voir surtout: R. +Lang, _Das Liederbuch des Königs Denis von Portugal_, Halle, 1894. Le +texte est précédé d'une excellente étude d'histoire littéraire. + +9. On peut, avec Mme C. Michaelis de Vasconcellos, diviser cette +littérature d'une manière plus précise d'après les règnes d'Alphonse X +et du roi Denys: période préalphonsine (1200-1248); période du roi +Alphonse (1248-1280); période du roi Denys (1280-1325); période +postdionysienne(1325-1350). _Grundriss_, II, 2, p. 179. Cf. encore de +Mme de Vasconcellos, _Randglossen zur altportugiesischen Liederbuch_ (In +_Zeitschrift für rom. Philologie_). + +10. «Époque provençale». _Grundriss_, II, 2, p. 143. + +11. Cf. Mme de Vasconcellos, _loc. laud._, p. 188, et suiv. + +12. Lang, _op. laud._, nº 63; _ibid._, nº 3. + +13. _Ibid._, nº 59. + +14. _Ibid._, nº 16. + +15. _Ibid._, nº 73. + +16. _Ibid._, nº 43. + +17. Voir sur ce point important que nous ne faisons qu'indiquer ici: +Jeanroy, _Origines_, p. 308-338 (_La poésie française en Portugal_). M. +Jeanroy combat l'origine populaire de la lyrique portugaise, défendue +par la plupart des critiques qui se sont occupés avant lui de la +question et en particulier par M. Th. Braga. Cf. enfin la conclusion de +l'étude de M. Lang, _op. laud._, p. CXLII-CXLV. + +18. Ici encore nous ne citerons, en fait de bibliographie, que +l'indispensable. + +W. Scherer, _Geschichte der deutschen Litteratur_, 2e édit., Berlin, +1884. + +Kock et Vogt, _Geschichte der deutschen Litteratur_, 2e éd., Leipzig. + +Textes: _Des Minnesangs Frühling_, Berlin, 1888: K. Pannier, _Die +Minnesänger_, Goerlitz, 1881. + +A. Lüderitz, _Die Liebestheorien der Provenzalen bei den Minnesingern +der Stauferzeit_, Berlin, 1902. (Autre édition plus complète dans les +_Literarhistorische Forschungen_, Berlin, 1904.) + +A. Jeanroy, _Origines_, p. 270-307. + +19. Scherer, _op. laud._, p. 202. + +20. Jeanroy, _Origines_, p. 285-286. + +21. Lüderitz, _op. laud._, p. 5 et suiv. Aux «médisants» (_lauzengiers_) +correspondent chez les Minnesinger les _lugnære, merkære_. + +22. Diez, _Poesie der Troubadours_, p. 239. A. Lüderitz, _op. laud._, p. +26. + +Diez, après avoir établi une série de rapprochements entre la poésie +lyrique provençale et celle des minnesinger, ajoute que cette +ressemblance n'est pas due à l'imitation, mais qu'elle est due aux idées +du temps et au caractère particulier de la poésie amoureuse. (Diez, +_Poesie der Troubadours_, p. 240.) Cette raison n'est certainement pas +suffisante, quoiqu'elle explique bien des choses. + +Diez le premier, Bartsch ensuite ont relevé les imitations formelles +qu'un minnesinger, Rodophe de Neufchâtel, a faites de Folquet de +Marseille (et de Peire Vidal); Bartsch a signalé à son tour une +imitation de Folquet de Marseille par le minnesinger Frédéric von Hausen +(fin du XIIe siècle, comme Rodophe de Neufchâtel) et une imitation d'une +forme strophique difficile de Bernard de Ventadour par le même Frédéric. +Cf. Bartsch, _Grundriss zur Geschichte der provenzalischen Literatur_, § +30. + +23. _Des Minnesangs Frühling_, p. 127. + +24. D'après Scherer, _op. laud._, p. 212, Walter ne devrait rien à +l'imitation de modèles français ou provençaux. + +25. Voir pour tout ce qui suit: Gaston Paris, _Esquisse historique de la +littérature française au Moyen âge_, Paris, 1907, p. 89, 156 et suiv.; +_Histoire de la langue et de la littérature françaises_, publiée sous la +direction de Petit de Julleville; A. Jeanroy, _De nostratibus medii aeui +poetis qui primum Aquitaniæ carmina imitati sint_, Paris, 1889. Nos +citations sont faites d'après la _Chrestomathie de l'ancien français_ de +Bartsch, 9e édition, 1908. + +26. Bartsch, _Chr. de l'anc. français_, p. 158. La reine est Alix de +Champagne, veuve de Louis VII, et son fils est le roi Philippe Auguste +(vers 1180). + +27. Bartsch, _ibid._ + +28. _Ibid._, p. 164. + +29. _Ibid._, p. 163. + +30. Dante, _De vulg. Eloq._ d'après Groeber, _Grundriss_, II, 1, p. 677. +Dante attribue d'ailleurs la chanson à Thibaut de Champagne, _ibid._, p. +683. + +31. Bartsch, _Chr._ + +32. Bartsch, _Ibid._, p. 184. + +33. G. Paris, _Esquisse_, p. 161. + + +CHAPITRE XII + +Voir pour tout ce chapitre J. Anglade, _Le troubadour Guiraut Riquier_, +Paris, 1905. On y trouvera la bibliographie concernant les troubadours +de la décadence. + +Paolo Savj-Lopez, _Trovatori e poeti_, Milan, Palerme, Naples, [S. d.] +[1907] (chap. II, _L'ultimo trovatore_). + +Texte: _Die Werke der Troubadours_, herausgegeben von C.-A.-F. Mahn. +Berlin, 1853. L'éditeur est le Dr Pfaff. + +J.-B. Noulet et C. Chabaneau, _Deux manuscrits provençaux du XIVe +siècle_. Montpellier-Paris, 1888. + +Les _Leys d'Amors_ ont été publiées dans les _Monumens de la littérature +romane..._, par M. Gatien-Arnoult, Toulouse, 1841, 3 vol. + +Ces trois volumes sont complétés par un quatrième intitulé: _Monumens de +la littérature romane..._, par M. Gatien-Arnoult, _seconde publication_, +Paris-Toulouse, s. d. [1849]. Ce volume, dont la publication est due au +Dr Noulet, contient un grand nombre de pièces couronnées depuis les +origines des Jeux Floraux jusqu'au XVe siècle. + +Sur la légende de Clémence Isaure, cf. Chabaneau, _Histoire générale de +Languedoc_, tome X, p. 177, note et Noulet: _De Dame Clémence Isaure +substituée à Notre-Dame la Vierge Marie comme patronne des Jeux +littéraires de Toulouse_, Mém. de l'Acad. nat. des sciences, +inscriptions et belles-lettres de Toulouse, 1852, série 4, tome II, p. +191. Cf. enfin la _Grande Encyclopédie_, article de M. Antoine Thomas. + + + + +TABLE DES MATIÈRES + + + CHAPITRE PREMIER + + INTRODUCTION + + La civilisation gallo-romaine.--Maintien de traditions + artistiques et littéraires.--Les limites de la langue + d'oc.--Les origines «limousines» de la poésie des + troubadours.--La période préparatoire (XIe s.).--Le premier + troubadour.--Caractère artistique et aristocratique de la + poésie des troubadours.--Germes de faiblesse et de + décadence--Aperçu sommaire de son histoire.--Grandes + divisions.--Comparaison avec la poésie de langue d'oïl. 1 + + + CHAPITRE II + + CONDITION DES TROUBADOURS LÉGENDES ET RÉALITÉ TROUBADOURS ET + JONGLEURS + + Troubadours d'origine noble, bourgeoise.--Poétesses + provençales.--Les protecteurs des troubadours.--Sources de + leurs biographies.--Nostradamus.--Biographies de Bernard de + Ventadour, de Guillem de Capestang, de Jaufre Rudel, de Peire + Vidal, de Guillem de la Tour, de Giraut de Bornelh.--Légendes + et réalité.--Jongleurs et troubadours. 26 + + + CHAPITRE III + + L'ART DES TROUBADOURS. LES GENRES + + La poésie des troubadours est essentiellement lyrique.--Écoles + de poésie?--Le culte de la forme.--Le «trobar clus»; admiration + de Dante et de Pétrarque pour Arnaut Daniel.--La musique des + troubadours.--Les genres: la chanson, le sirventés, la tenson, + la pastourelle, l'aube.--Autres genres. 50 + + + CHAPITRE IV + + LA DOCTRINE DE L'AMOUR COURTOIS COURS D'AMOUR + + La doctrine de l'amour courtois: son originalité.--L'amour est + un culte.--Le «service amoureux» imité du «service féodal».--La + discrétion; les pseudonymes: les hommages des troubadours ne + s'adressent qu'aux femmes mariées.--La patience vertu + essentielle.--L'amour est la source de la perfection littéraire + et morale.--L'orthodoxie amoureuse chez le troubadour Rigaut de + Barbezieux.--Les cours d'amour d'après Nostradamus et + Raynouard. 74 + + + CHAPITRE V + + LES PRINCIPAUX TROUBADOURS: PREMIÈRE PÉRIODE + + Marcabrun: sa conception de l'amour; un troubadour + «misogyne».--Jaufre Rudel: son amour pour la «Princesse + Lointaine».--Bernard de Ventadour.--Sa conception de la + vie.--Sa brouille avec le seigneur de Ventadour.--Son séjour + auprès d'Éléonore d'Aquitaine; auprès du comte de Toulouse, + Raimon V.--Originalité de Bernard Ventadour. 100 + + + CHAPITRE VI + + LA PÉRIODE CLASSIQUE + + La période «classique».--Arnaut de Mareuil: tendance à la + poésie morale et didactique.--Girault de Bornelh.--Sa + manière.--La poésie morale.--Le poète de la «droiture».--Arnaud + Daniel; Dante.--Le «style obscur».--Bertran de Born; le + sirventés politique; la poésie de la guerre. 123 + + + CHAPITRE VII + + LA PÉRIODE CLASSIQUE (_suite_). + + Raimbaut d'Orange et la comtesse de Die.--Sincérité des + poétesses provençales et de la comtesse de Die en + particulier.--Pierre d'Auvergne.--La satire littéraire.--Le + message du rossignol.--Peire Vidal.--Une vie + originale.--Folquet de Marseille.--Folquet évêque de Toulouse + et les hérétiques albigeois. 148 + + + CHAPITRE VIII + + LA PÉRIODE ALBIGEOISE: PEIRE CARDENAL + + Débuts de la décadence.--Les causes.--La croisade contre les + Albigeois.--Raimon de Miraval.--La Chanson de la + Croisade.--Bernard Sicard de Marvejols.--Peire Cardenal.--Ses + attaques contre les femmes et l'amour.--La satire morale et + sociale.--Satires contre les croisés et contre le + clergé.--L'anticléricalisme de Peire Cardenal.--Satire contre + la papauté: Guillem Figueira.--Défense de la papauté: Dame + Gormonde de Montpellier. 172 + + + CHAPITRE IX + + LA POÉSIE RELIGIEUSE + + Le paganisme de la poésie des troubadours.--La morale.--La + conception de la Divinité.--Chants de repentir: Guillaume de + Poitiers.--Pierre d'Auvergne.--Les chansons de croisade.--Les + plaintes funèbres.--Folquet de Marseille.--Les poésies + religieuses de Peire Cardenal.--Ses poésies à la Vierge.--Saint + Dominique et les Frères Prêcheurs.--Développement des poésies à + la Vierge.--Transformation de la lyrique courtoise en lyrique + religieuse: Lanfranc Cigala, Guiraut Riquier, Folquet de + Lunel. 196 + + + CHAPITRE X + + LES TROUBADOURS EN ITALIE + + Relations entre le Midi de la France et le Nord de + l'Italie.--Rambaut de Vaquières et le marquis de + Montferrat.--L'école sicilienne et Frédéric II.--Troubadours + nés en Italie.--Les Génois Lanfranc Cigala et Boniface + Calvó.--Sordel: sa vie aventureuse; le poète.--Le Sordel de + Dante.--Dante et les troubadours.--L'école de Bologne.--Le + _dolce stil nuovo_.--Pétrarque. 223 + + + CHAPITRE XI + + LES TROUBADOURS EN ESPAGNE, EN PORTUGAL, EN ALLEMAGNE + TROUBADOURS ET TROUVÈRES + + Les troubadours en Catalogne.--Relations entre le Midi de la + France et la péninsule ibérique.--Jaime 1er d'Aragon et les + troubadours.--Les troubadours en Castille: Alphonse X le + Savant.--La poésie galicienne ou portugaise.--Le roi-poète + Denis.--Influence provençale.--Les Minnesinger.--Influence + provençale: comment elle s'est produite.--L'originalité des + Minnesinger.--Walter von der Vogelweide.--La poésie lyrique de + la langue d'oïl.--L'école «provençalisante».--Conon de Béthune; + le châtelain de Coucy; Gace Brulé. 252 + + + CHAPITRE XII + + LE DERNIER TROUBADOUR + + Guiraut Riquier de Narbonne.--Narbonne au XIIIe siècle. Riquier + et le roi de France.--Riquier à la cour d'Alphonse X de + Castille.--Sa requête au roi: distinction à établir entre + jongleurs et troubadours.--Riquier et le comte de Rodez, Henri + II.--Son oeuvre: les pastourelles.--Sa conception de + l'amour.--Transformation de cette conception sous l'influence + des idées religieuse du temps.--Commentaire de la chanson de + Guiraut de Calanson.--Les chansons à la Vierge.--Le Consistoire + du Gai-Savoir.--Clémence Isaure.--La Renaissance + provençale. 279 + + Bibliographie et notes. 303 + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les Troubadours, by Joseph Anglade + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TROUBADOURS *** + +***** This file should be named 35878-8.txt or 35878-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/5/8/7/35878/ + +Produced by Robert Connal, Pierre Lacaze and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les Troubadours + Leurs vies -- leurs oeuvres -- leur influence + +Author: Joseph Anglade + +Release Date: April 15, 2011 [EBook #35878] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TROUBADOURS *** + + + + +Produced by Robert Connal, Pierre Lacaze and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + + +<h1>JOSEPH ANGLADE</h1> + +<h4>Professeur à l'Université de Toulouse</h4> + +<h1>LES</h1> + +<h1>TROUBADOURS</h1> + +<h3>LEURS VIES—LEURS ŒUVRES—LEUR INFLUENCE</h3> + +<h3>DEUXIÈME ÉDITION</h3> + +<h4>Librairie Armand Colin</h4> + +<h4>103, Boulevard Saint-Michel, PARIS</h4> + +<h4>1919</h4> + +<h5>Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays</h5> + +<h2>Du même Auteur</h2> + +<p><b>Grammaire élémentaire de l'Ancien français</b>. Un volume +in-18, broché</p> + + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="AVANT-PROPOS" id="AVANT-PROPOS"></a>AVANT-PROPOS</h2> + + +<p>Ce livre est issu d'un cours professé à l'Université +de Nancy pendant le semestre d'hiver de +1907-1908. C'était là une matière bien nouvelle +pour le public éclairé auquel nous nous adressions, +et que nous remercions ici de sa sympathie. Le +désir de lui faire connaître sous une forme accessible, +dépourvue de l'appareil d'érudition qui +accompagne d'ordinaire ces études, une période +glorieuse de notre ancienne littérature explique le +caractère de cet ouvrage. Aussi y trouvera-t-on +plus d'affirmations que de discussions. Il est destiné +au grand public, à celui du moins qui sait +s'intéresser encore aux choses du passé, non parce +qu'elles sont le passé, mais parce qu'elles sont +belles et intéressantes.</p> + +<p>C'est à l'intention de ce public que nous avons +multiplié les citations. Nous aurions désiré les +donner dans le texte provençal. On aurait pu +ainsi mieux goûter les vers gracieux de Bernard +de Ventadour ou de la comtesse de Die, le style +ferme et énergique de Peire Cardenal, et surtout +tant d'artifices de mètre ou de style dont la traduction +ne peut garder la moindre trace. Mais ce +volume en eût été démesurément grossi, et de plus +toute une partie du charme de cette langue aurait +échappé à ceux qui ne la connaissent pas. Pour +les autres, espérons qu'une anthologie provençale, +avec traduction, ne se fera pas trop longtemps +attendre.</p> + +<p>On trouvera d'ailleurs des renvois aux textes +dans les notes qui accompagnent le volume. Cette +dernière partie de notre travail comprend des notes +bibliographiques et des additions. Nous avons +voulu être utile à ceux qui s'intéressent à la poésie +des troubadours en leur donnant, non pas une +bibliographie complète, mais de simples notes +qui leur permettront d'étudier plus à fond les +sujets que nous traitons. Nous savons les services +que peut rendre un guide de ce genre, même réduit +à de modestes proportions.</p> + +<p>On voudra bien ne pas chercher dans ce livre +ce que nous n'avons pas voulu y mettre: une histoire +complète de l'ancienne littérature provençale. +Nous avons voulu simplement écrire l'histoire de +la poésie des troubadours en nous en tenant aux +plus grands noms, en choisissant les plus intéressants +ou les plus caractéristiques d'une période. +Il n'y sera donc question ni de Gaucelm Faidit, +ni de Peirol, ni de Folquet de Romans, ni de +tant d'autres qui mériteraient «l'honneur d'être +nommés». Pour tous ceux-là on trouvera des +renseignements dans le livre toujours précieux +de Diez, <i>Vies et Œuvres des Troubadours</i>.(Il +n'existe malheureusement de traduction française +que de la première édition, qui est vieillie.) Nous +l'avons constamment consulté pour une partie de +notre travail. L'ouvrage de Fauriel, dont la plus +grande partie est d'ailleurs erronée, nous a été +moins utile.</p> + +<p>Ce livre répondait-il à un besoin? Il nous l'a +semblé. Il nous a semblé qu'il était temps de +faire sortir la poésie des troubadours des nécropoles +scientifiques que sont trop souvent nos +revues, nos collections et nos dissertations, pour +la produire au grand jour. L'étude des troubadours +a profité du développement des études +romanes. Plusieurs éditions ont paru, d'autres +sont en préparation; certaines parties de l'histoire +littéraire ont été traitées à fond. Ce sont les +résultats de ces divers travaux que nous avons +voulu résumer. Après tout les troubadours n'ont +pas écrit pour que leurs œuvres deviennent des +sujets de thèses de doctorat ou de discussions +académiques. Ils ont écrit pour le public, pour un +grand public où les femmes d'intelligence et de +cœur formaient la majorité et où régnait le culte +de la poésie. Malgré la différence des temps et des +mœurs, ce public ne doit pas avoir complètement +disparu: du moins nous ne le croyons pas.</p> + +<p>En tout cas nous nous comparerions volontiers +à un adversaire du <i>trobar clus</i>: on verra plus loin +que ces mots désignent une manière d'écrire qui +consiste à dérouter les profanes et à réserver la +poésie aux seuls initiés. A quoi un grand troubadour, +Giraut de Bornelh, répondit un jour par +la déclaration suivante, qui sert de début à une +de ses chansons: «Je ferais, si j'avais assez de +talent, une chansonnette assez claire pour que +mon petit-fils la comprît.» C'est la pensée qui nous +a souvent guidé dans la rédaction de ce travail. +Nous l'aurions voulu assez clair et assez simple +pour qu'il fût à la portée de tout le monde: y +avons-nous réussi?</p> + +<p>Nous avions l'intention de dédier ce volume à +notre vieux maître Camille Chabaneau. Nous ne +pouvons le dédier aujourd'hui qu'à sa mémoire +vénérée.</p> + +<p> +J. A.<br /> +</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h1><a name="CHAPITRE_I" id="CHAPITRE_I"></a>LES TROUBADOURS</h1> + +<h2>CHAPITRE PREMIER</h2> + +<h3>INTRODUCTION</h3> + +<blockquote><p>La civilisation gallo-romaine.—Maintien de traditions artistiques +et littéraires.—Les limites de la langue d'oc.—Les origines +«limousines» de la poésie des troubadours.—La période +préparatoire (XI<sup>e</sup> s.).—Le premier troubadour.—Caractère +artistique et aristocratique de la poésie des troubadours.—Germes +de faiblesse et de décadence.—Aperçu sommaire de son histoire.—Grandes +divisions.—Comparaison avec la poésie de langue +d'oïl.</p></blockquote> + + +<p>L'étude des littératures modernes s'est renouvelée +depuis qu'on a appliqué à cette étude la méthode +comparative qui a donné de si heureux résultats en +linguistique. L'habitude a régné longtemps d'étudier +en elles-mêmes, sans regarder pour ainsi dire à +l'extérieur, chacune des grandes littératures nationales. +Mais on a reconnu assez vite les défauts et les +faiblesses de cette méthode. On n'ose pas—et cela +depuis les origines—étudier l'histoire du romantisme +français, sans étudier en même temps l'histoire +littéraire des pays voisins. L'histoire de certains +genres au XVII<sup>e</sup> siècle, sur lesquels il semblait que +tout eût été dit, a été renouvelée récemment par +l'étude des rapports littéraires de la France et de +l'Espagne. La poésie française du XVI<sup>e</sup> siècle a subi +de la part de l'Italie une influence qu'on a longtemps +soupçonnée et même admise, mais que les érudits +contemporains ont seuls étudiée en détail.</p> + +<p>La même méthode appliquée à l'étude des littératures +du moyen âge a donné d'aussi heureux résultats. +Pour prendre comme exemple l'Italie, les historiens +de sa littérature n'ont pas eu de peine à +reconnaître que l'épopée française était à l'origine +de sa poésie épique et que sa première poésie lyrique +était imitée de la poésie lyrique provençale.</p> + +<p>Cette influence de la poésie des troubadours sur +la littérature des peuples romans a été reconnue +depuis longtemps. Diez l'avait déjà marquée en étudiant +la poésie galicienne, qu'il a été un des premiers +à faire connaître. Les textes ont été publiés depuis +et la démonstration a été reprise avec plus d'ampleur; +la conclusion est hors de doute. La même conclusion +s'impose à ceux qui ont étudié les origines de la +poésie catalane. Dans le fond comme dans la forme, +dans les idées comme dans la technique, on retrouve +partout la trace d'une influence provençale. Quant à +la poésie lyrique française, celle de langue d'oïl, +l'influence de la poésie lyrique méridionale a été +magistralement démontrée dans un livre dont il suffit +de rappeler le titre: <i>Les Origines de la Poésie lyrique +en France</i>, par M. Jeanroy.</p> + +<p>Enfin on n'a pas eu de peine à découvrir des traces +de cette influence dans la littérature allemande. Le +savant Karl Bartsch, à qui la philologie germanique +doit autant que la philologie romane et plus particulièrement +provençale, a montré que deux Minnesinger, +Friedrich von Hausen et le comte Rodolphe +de Neuenburg, de la fin du XII<sup>e</sup> siècle, avaient formellement +imité deux troubadours bien connus, Folquet +de Marseille et Peire Vidal. L'ensemble du <i>Minnesang</i> +laisse entrevoir de nombreuses traces d'emprunt.</p> + +<p>Ces simples constatations suffisent à marquer +l'intérêt de notre sujet. Nous y reviendrons en détail +par la suite, quand nous aurons fait à grands traits +l'histoire interne de la poésie provençale. Pour le +moment nous voudrions étudier ses origines, délimiter +son domaine, marquer son caractère, sa durée, +sa valeur, résumer en un mot ce qu'il est indispensable +de connaître avant d'aborder l'étude des troubadours. +Nous serons obligés de passer rapidement +sur des points importants, de résumer en quelques +lignes ou de rappeler par une simple allusion des +travaux de grande valeur; mais le caractère que +nous voulons laisser à ces études sur les troubadours +nous y oblige. Nous nous promettons seulement de +ne rien dire qui ne soit vrai, de ne rien affirmer qui +n'ait été démontré, renvoyant pour le détail des +démonstrations à d'autres études d'un caractère plus +scientifique que celle-ci.</p> + +<p>La civilisation romaine avait pénétré en Gaule par +la Provence et par le Languedoc, par Marseille et +par Narbonne, qui toutes deux avaient déjà connu la +civilisation grecque. De bonne heure de savantes +écoles d'enseignement supérieur s'élevèrent dans les +provinces méridionales. Il suffit de rappeler l'éclat +dont brillaient au IV<sup>e</sup> siècle Bordeaux et Périgueux, +Auch et Toulouse, Narbonne et Arles, Vienne et +Lyon.</p> + +<p>C'est par le Midi également qu'avait commencé +l'évangélisation des Gaules: de gracieuses légendes +le rappellent encore aujourd'hui en Provence. Ces +causes réunies donnèrent à ces pays, pendant les +premiers siècles de l'ère chrétienne, une vie intellectuelle +et artistique que d'autres parties de la Gaule +n'avaient pas connue ou ne connaissaient plus. Sans +doute, dans l'Est et le Nord-Est, les écoles de +Besançon, d'Autun et de Trèves, comme celles de +Bourges et d'Orléans, dans le Centre, étaient restées +célèbres, mais leur décadence, pour des causes que +nous n'avons pas à rappeler ici, avait été plus rapide +que celle des écoles du Midi. Trèves en particulier, +malgré Ausone, était, comme l'a remarqué M. Jullian, +une grande place d'armes plutôt qu'une grande +Université<a id="anchor-I-1"></a> <a href="#footnote-I-1" class="fnanchor">[1]</a>. Une curieuse anecdote, rapportée par +Grégoire de Tours, nous renseigne sur l'état d'esprit +d'un abbé parisien de son temps que le caprice du +roi Clotaire voulait envoyer comme évêque à Avignon, +en Avignon, comme on dit plus euphoniquement +en Provence. Le pauvre saint Domnolus, car +c'est de lui qu'il s'agit, passa toute la nuit en prières, +demandant à Dieu de ne pas être envoyé parmi les +<i>senatores sophisticos</i> (c'étaient les conseillers municipaux +du temps) et les <i>judices philosophicos</i> (la +magistrature!) qui peuplaient Avignon; il affirmait +que, vu sa simplicité, le poste qu'on lui offrait serait +pour lui une humiliation plutôt qu'un honneur<a id="anchor-I-2"></a> <a href="#footnote-I-2" class="fnanchor">[2]</a>.</p> + +<p>Il semble donc que dans la plupart des villes du +Midi de la Gaule des traditions littéraires et artistiques +s'étaient maintenues, au moins jusqu'à la +rénovation des études classiques à l'époque de Charlemagne. +A cette date, cent cinquante ans à peine +nous séparent des premiers monuments poétiques de +la langue d'oc, qui sont un poème philosophique +commentant le <i>De Consolatione</i> de Boèce, et un +poème sur sainte Foy d'Agen. A la fin du XI<sup>e</sup> siècle +apparaît le premier troubadour, Guillaume, comte +de Poitiers.</p> + +<p>La tentation est grande d'expliquer par une survivance +des traditions littéraires la naissance de ce +mouvement poétique. La poésie des troubadours +serait l'héritière de la poésie latine de la décadence. +Une explication de ce genre paraît même si naturelle +qu'on pourrait être porté à s'en contenter tout +d'abord et à n'en point chercher d'autre. Cependant +la vérité paraît être bien différente. Nous essaierons +de la dégager après avoir délimité le domaine linguistique +de l'ancienne langue d'oc. La question des +origines sera plus claire après cet exposé.</p> + +<p>Les limites de la langue d'oc ne paraissent pas +avoir changé depuis le moyen âge. La ligne qui +sépare les deux langues de la France part de la rive +droite de la Garonne, à son confluent avec la Dordogne, +remonte vers le nord, en laissant Angoulême +dans le domaine de la langue d'oïl et en dépassant +Limoges, Guéret et Montluçon; elle redescend ensuite +vers Lyon par Roanne et Saint-Étienne.</p> + +<p>Une partie du Dauphiné (jusqu'au-dessous de +Grenoble), la Franche-Comté (jusqu'aux environs de +Montbéliard) et les dialectes romans de la Suisse +forment un groupe linguistique que le savant Ascoli +a dénommé <i>franco-provençal</i><a id="anchor-I-3"></a> <a href="#footnote-I-3" class="fnanchor">[3]</a>, à cause des traits +communs aux langues française et provençale que +présentent les dialectes de cette région.</p> + +<p>En redescendant vers la Méditerranée la frontière +linguistique se confond avec la frontière politique, +sauf en ce qui concerne le Val d'Aoste qui appartient +au franco-provençal et quelques villages italiens de +langue d'oc.</p> + +<p>Au sud-ouest, la limite linguistique dépassait de +beaucoup les limites de la France actuelle; car le +catalan, avec Barcelone, Valence et les îles Baléares +est du domaine de la langue provençale.</p> + +<p>La région que nous venons de délimiter à grands +traits comprenait, comme aujourd'hui, plusieurs +dialectes. Les principaux étaient le limousin, qui +voisinait avec les dialectes de la langue d'oïl (saintongeais +et poitevin), le gascon, qui occupait, à peu +près comme aujourd'hui, la boucle formée par la +Garonne, le languedocien, les dialectes d'Auvergne +et de Dauphiné et le provençal proprement dit. +Aujourd'hui ces dialectes présentent des différences +profondes; livrés à eux-mêmes pendant des siècles, +ils ont librement évolué. Il n'en était pas de même +aux origines; les différences étaient beaucoup moins +sensibles.</p> + +<p>De plus, il se forma de bonne heure une sorte de +langue littéraire. Sans Académie, sans règles, par la +force des choses, disons mieux, par la force de la +poésie, la langue des premiers troubadours s'imposa +à leurs successeurs. On peut reconnaître des différences +dialectales—en petit nombre—chez quelques-uns +d'entre eux; mais, dans l'ensemble, la +langue resta la même, du début du XII<sup>e</sup> siècle à la +fin du XIII<sup>e</sup>.</p> + +<p>Le dialecte auquel cette langue était le plus apparentée +était le dialecte limousin. Il y a là une indication +précieuse, qui n'a pas échappé à ceux qui se +sont occupés les premiers des origines de la poésie +provençale. La linguistique a servi de point de +départ aux recherches d'histoire littéraire. C'est dans +ce dialecte limousin qu'ont été écrites les premières +poésies des troubadours, c'est lui qui s'est imposé +aux poètes du XII<sup>e</sup> et du XIII<sup>e</sup> siècle<a id="anchor-I-4"></a> <a href="#footnote-I-4" class="fnanchor">[4]</a>.</p> + +<p>Il se produisit même un phénomène peu fréquent +dans l'histoire littéraire. La langue limousine-provençale +devint la seule langue poétique non seulement +du midi de la France, mais d'une partie de +l'Espagne et de l'Italie. Des poètes nés dans le +domaine de langue d'oïl, en Saintonge par exemple, +écrivirent en provençal. Une légende attribuait à +Dante l'intention d'écrire la <i>Divine Comédie</i> dans +cette langue (n'oublions pas que son maître, Brunetto +Latini, écrivit en français, et son compatriote +Sordel en provençal); ce qui est certain, c'est qu'il +est l'auteur des vers provençaux qu'il met dans la +bouche d'Arnaut Daniel dans la <i>Divine Comédie</i>.</p> + +<p>Mais il est temps de revenir à la question des origines, +que nous avons dû laisser en suspens: elle est +d'ailleurs déjà résolue.</p> + +<p>Pour la résoudre, il fallait connaître auparavant ce +fait si important que les premières œuvres poétiques +nous viennent de l'ouest et du sud-ouest, du +Limousin, du Poitou, de la Saintonge; il fallait +savoir que la langue des troubadours s'appela +d'abord langue «limousine». C'est en effet dans le +Limousin, et en partie dans le Poitou, plus vraisemblablement +à la limite commune des deux provinces, +qu'on peut placer le berceau de la poésie des troubadours. +Le premier d'entre eux n'est-il pas Guillaume +VII, comte de Poitiers<a id="anchor-I-5"></a> <a href="#footnote-I-5" class="fnanchor">[5]</a>?</p> + +<p>Il a existé des «sons» poitevins (mélodies). Dans +cette partie de la France où les dialectes d'oc et ceux +d'oïl étaient en contact, il semble qu'on ait composé +de nombreux chants populaires, romances, aubes, +pastourelles, rondes et danses: c'est dans ces chants +qu'il faut chercher l'origine de la poésie des troubadours.</p> + +<p>La forme artistique de leurs premières compositions, +la technique élégante de leur métrique, +toutes choses qui nous éloignent de la facture +simple et fruste de la poésie populaire, ne doivent +pas nous faire illusion sur les humbles origines de +leur art. La chanson courtoise, qui est le produit le +plus remarquable de la poésie des troubadours, a eu +pour aïeule la chanson populaire, chanson d'amour +ou rondes de printemps. Rondes de printemps surtout, +si on en juge par le début des chansons courtoises +qui rappellent presque toutes la réapparition +des feuilles et des fleurs, avec le retour des oiseaux; +la mention du mois de mai, du rossignol, de l'hirondelle +ou de l'alouette, oiseaux populaires et poétiques, +laisse entrevoir dès les premiers vers des +chansons les plus conventionnelles les origines lointaines +de cette poésie.</p> + +<p>D'ailleurs parmi les genres traités par les troubadours, +il en est quelques-uns qui ont gardé leur type +populaire. Rappelons seulement que les principaux +d'entre eux sont la pastourelle, dialogue entre un +chevalier, qui est ordinairement le poète, et une bergère; +l'<i>aube</i>, genre curieux où un personnage qui a +veillé toute la nuit sur un rendez-vous amoureux +annonce à son ami la naissance du jour et l'avertit en +même temps du danger; les <i>ballades</i> et <i>danses</i> dont +il reste quelques exemples et quelques autres genres +plus rares qu'il est inutile de citer ici<a id="anchor-I-6"></a> <a href="#footnote-I-6" class="fnanchor">[6]</a>.</p> + +<p>Mais en dehors de ces genres, qui ont conservé +surtout au début un certain caractère populaire, la +poésie des troubadours est une poésie essentiellement +artistique, de l'art le plus raffiné. Un seul détail +marque bien sa différence avec la poésie populaire +qui lui a donné naissance. On sait que celle-ci ne présente +pas une très grande variété dans l'emploi des +mètres et dans la combinaison des strophes; les +moyens d'expression de la poésie et de la musique +populaires, compagnes habituelles, sont simples. Eh +bien, c'est par centaines qu'on a pu compter les +formes de strophes dans la lyrique provençale; on +en a relevé 817 et le compte est incomplet. En réalité +on peut dire qu'il y en a près d'un millier, +depuis la courte strophe de trois vers jusqu'à la +strophe de quarante-deux vers. Il y a là une richesse +strophique, une technique telle qu'aucune poésie +lyrique peut-être n'en peut offrir de semblable. Le +caractère artistique de cette poésie s'affirme avec +évidence à mesure qu'on avance dans son étude; +qu'il suffise pour le moment d'avoir marqué par un +aperçu très sommaire de sa forme combien elle s'est +éloignée de la simplicité qu'elle a dû avoir à ses +origines<a id="anchor-I-7"></a> <a href="#footnote-I-7" class="fnanchor">[7]</a>.</p> + +<p>A quelle époque peut-on fixer ces origines? On +comprend qu'étant donné le caractère populaire de +cette première poésie il est bien difficile de donner +une date même approximative. La chanson populaire, +avec ses thèmes assez simples, dans leur apparente +variété, a existé de tout temps. Le folklore relève à +peu près dans tous les pays, au moins dans les pays +dits civilisés, si différents qu'ils soient de race et de +civilisation, des chansons qui ont entre elles de nombreux +traits communs. L'auteur des <i>Origines de la +Poésie lyrique en France</i> a pu citer (p. 457), dans la +poésie populaire russe contemporaine, des chansons +sur le thème de la <i>Mal mariée</i> où un cosaque joue +auprès de la dame abandonnée le même rôle de consolateur +que jouent les chevaliers dans les chansons +populaires du moyen âge. N'essayons donc pas de +fixer une date à la première période de la poésie des +troubadours. Pour nous cette poésie commence avec +Guillaume, comte de Poitiers et duc d'Aquitaine, +dont le règne s'étend de 1087 à 1127. Il est cependant +vraisemblable que le début et le milieu du XI<sup>e</sup> siècle +ont vu se multiplier les chansons populaires, c'est la +période préparatoire, la période de germination pour +ainsi dire. Les preuves ne manquent pas, ou du +moins les hypothèses peuvent s'appuyer sur des faits +incontestables.</p> + +<p>D'abord, si la poésie lyrique est peu développée +pendant le XI<sup>e</sup> siècle, s'il ne nous en reste que +quelques fragments, il s'est conservé jusqu'à nos +jours des poésies d'un genre différent, comme la +paraphrase de Boèce, et la chanson de sainte Foy +d'Agen, déjà citées. Ce dernier poème surtout a été +une heureuse surprise pour les érudits, qui en soupçonnaient +l'existence depuis que le président Fauchet +l'avait cité au XVI<sup>e</sup> siècle, et qui ne l'ont connu que +depuis quelques années, grâce au flair d'un savant +portugais, M. Leite de Vasconcellos, furetant par +hasard dans la bibliothèque de l'Université de +Leyde<a id="anchor-I-8"></a> <a href="#footnote-I-8" class="fnanchor">[8]</a>.</p> + +<p>La <i>Chanson de sainte Foy</i> par le caractère archaïque +de ses formes nous fait remonter tout à fait aux +origines de la langue d'oc. La métrique, quoiqu'il +ne s'agisse pas d'une poésie lyrique mais d'un +poème épique et narratif, est déjà d'une facture +remarquable. C'est de la poésie savante, n'en doutons +pas. Mais la langue qui, vers l'an mille (et +même peut-être avant, car on discute encore sur ce +point), la langue qui était apte à la poésie savante +était-elle incapable de servir à l'expression de simples +sentiments populaires? Est-ce que les clercs, à qui +nous devons sans doute les deux poèmes que nous +venons de citer, n'auraient pas, dans le cas contraire, +employé leur langue habituelle, le latin, pour louer +le caractère de Boèce ou pour chanter les miracles +de sainte Foy? Il est de toute vraisemblance que s'ils +se sont servis de l'idiome vulgaire et s'ils ont pu en +composer, sans trop de maladresse dans les deux +cas, un assez long poème, c'est qu'il existait autour +d'eux une langue et une poésie toutes formées.</p> + +<p>Redescendons de près d'un siècle et examinons les +premières poésies du premier troubadour connu, +Guillaume de Poitiers. Elles sont des environs de +l'an 1100. Nous trouvons ici une langue poétique +capable d'exprimer les sentiments les plus élevés et +les plus délicats (joints, il est vrai, aux sentiments +les plus vulgaires et même les plus grossiers). Nous +remarquons surtout une technique déjà merveilleuse. +Il existe des règles poétiques, il y a des conventions, +des lois, toutes choses qui caractérisent ce +qu'on est convenu d'appeler l'art. Cet art le comte +de Poitiers ne l'a pas inventé; il en a trouvé certaines +règles établies; il existait une tradition. C'est pendant +le XI<sup>e</sup> siècle que celle tradition s'est sinon +formée, au moins développée. Entre les poèmes narratifs +du début et les poésies de Guillaume de Poitiers +la langue s'est assouplie, la poésie populaire s'est +développée, elle a grandi, pendant le XI<sup>e</sup> siècle, et +elle nous apparaît transformée avec le premier troubadour, +très élégante déjà, très belle et ne sentant +ses origines que par sa jeunesse et par sa fraîcheur.</p> + +<p>C'est donc dans le XI<sup>e</sup> siècle qu'il faut placer la +période la plus ancienne de la poésie des troubadours, +celle que nous ne connaissons pas, mais que +nous pouvons reconstituer par hypothèse, et en nous +aidant aussi, comme on l'a fait, de certains refrains +qui nous ont été conservés. Un texte célèbre nous +prouve que les premiers troubadours avaient peut-être +eu conscience des origines de leur art. Il nous +est dit que le troubadour gascon Cercamon, qui a +vécu dans la première moitié du XII<sup>e</sup> siècle, avait +composé des pastourelles à la «manière antique». +Malheureusement l'auteur de la biographie des troubadours +qui nous donne ce détail a vécu au +XIII<sup>e</sup> siècle et c'est peut-être à son point de vue qu'il +se plaçait quand il parle de la «manière antique». +De sorte que le renseignement n'a peut-être pas +toute la valeur qu'on a voulu lui attribuer. Mais +même si on ne fait pas état de ce texte, les vraisemblances +sont infiniment nombreuses en faveur de +l'hypothèse que nous venons d'exposer.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit des origines de cette poésie et à +la prendre telle qu'elle se présente à nous chez les +premiers troubadours du XII<sup>e</sup> siècle, elle a dès le +début un caractère d'élégance raffinée qu'elle a conservé +jusqu'en son extrême décadence. C'est une +poésie essentiellement courtoise et aristocratique. Il +faut entendre par le mot «courtois» une poésie de +cour, faite exclusivement pour des milieux élégants, +rarement pour la bourgeoisie, jamais pour le peuple.</p> + +<p>Ce caractère s'explique par l'état de la société à +l'époque des troubadours et aussi en partie par leur +condition sociale. Beaucoup d'entre eux—et le premier +entre autres, Guillaume, comte de Poitiers et +duc d'Aquitaine,—furent de grands seigneurs: +plusieurs rois et autres gens de qualité cultivèrent +la poésie et protégèrent les poètes. Car pour ceux +d'entre eux qui étaient de «petite extrace» comme +dit Villon, la protection d'un grand seigneur les +mettait à l'abri des misères de la vie: la poésie +n'a jamais bien nourri son homme, sauf à certaines +époques privilégiées; le moyen âge ne fut pas une de +ces époques; ou plutôt s'il le fut dans le Midi de la +France, et si les troubadours y obtinrent de bonne +heure crédit et considération, ce fut, le plus souvent, +au prix de leur indépendance, et leur poésie y prit +un caractère à peu près exclusivement aristocratique.</p> + +<p>Mais à quelle autre société que celle des grands +seigneurs du temps auraient-ils pu s'adresser? Et +quel goût pour la poésie auraient-ils trouvé en +dehors de ces milieux? La bourgeoisie n'était pas +encore assez cultivée, du moins au début de la +période qui nous occupe. Sans doute, dans la plupart +des villes du Midi, elle a vu grandir rapidement son +importance politique. En Provence et en Languedoc, +les consulats, imités des institutions similaires qui +florissaient en Italie, s'élèvent de plus en plus nombreux +à la fin du XII<sup>e</sup> siècle; ils sont en plein éclat au +XIII<sup>e</sup> dans toutes les grandes cités méridionales. La +bourgeoisie a fini par dresser son pouvoir en face de +celui de la noblesse; elle a imité ses goûts et a pris +ses habitudes; et pendant le XIII<sup>e</sup> siècle on observe +dans la poésie provençale des traces de transformation, +image du changement qui s'est opéré ou qui +s'opère dans la société. Mais à cette époque la poésie +lyrique est en pleine décadence. Pendant sa période +la plus brillante elle est restée une poésie aristocratique: +elle ne pouvait pas être autre chose.</p> + +<p>On connaît assez par l'histoire de la civilisation la +transformation profonde qu'a produite dans les +mœurs le développement de l'esprit chevaleresque et +courtois. Il semble que cette transformation se soit +produite plus rapide et plus complète dans la société +féodale du Midi de la France. Pour quelles raisons y +prisait-on plus qu'ailleurs l'ensemble de ces qualités +que l'on dénommait du gracieux nom de «courtoisie», +mot qui nous est resté mais qui s'est singulièrement +affaibli? Il n'est pas très facile de l'expliquer. +Peut-être le caractère fut-il, à cette époque, dans ces +régions, plus gai et plus léger, l'esprit plus vif et +plus alerte, et surtout la vie plus facile et plus large. +Ceci est possible: ce qui est moins probable c'est +que le climat y soit pour quelque chose, comme l'ont +cru trop d'historiens étrangers qui voient les pays du +Midi, qu'il s'agisse de la Grèce, de l'Italie ou du Midi +de la France, à travers leur rêve d'hommes du Nord.</p> + +<p>Ce qui est certain enfin c'est que dès les débuts la +poésie provençale refléta les idées et les mœurs de +ces milieux. C'est dans la conception de l'amour surtout +que ces idées diffèrent de celles des âges précédents +et que la société féodale méridionale est en +avance sur celle du Nord. Les idées chevaleresques +du temps avaient contribué à relever la condition de +la femme, comme l'avait fait jadis le christianisme. +Elle devint dans la plupart des pays où se développa +l'esprit de la chevalerie un objet de respect et d'adoration. +C'est dans le Midi de la France que cette évolution +se produisit d'abord avec le plus d'éclat. Les +troubadours ont créé par leur théorie de l'amour +courtois un véritable culte de la femme. Le mot ne +paraîtra pas trop fort, quand nous aurons examiné +cette théorie, que nous en aurons étudié le développement +et que nous verrons l'amour profane ainsi +conçu se transformer presque insensiblement en +dévotion à la Vierge. Cette évolution est régulière; +elle est sortie sans effort de la conception primitive.</p> + +<p>C'est le développement de ce thème de l'<i>amour +courtois</i> qui a fait l'originalité de la poésie des troubadours. +C'est à lui qu'elle doit et son éclat et son +influence sur tous les pays où ont pénétré les idées +de la chevalerie. Elle lui doit d'être restée encore +vivante, malgré les ans. A tel point qu'en un certain +sens on pourrait l'appeler classique. Ne nous posons +pas la question célèbre: qu'est-ce qu'un classique? +Mais si l'on réduisait le classicisme au fait d'avoir +exprimé sous une forme parfaite des vérités éternelles, +l'ancienne poésie provençale mériterait le +nom de classique. Pour la forme, on peut dire +qu'aucune poésie lyrique ne l'a cultivée avec plus de +soin, disons mieux, avec plus d'amour; quant au +fond, les sentiments qui y sont exprimés sont de +ceux qui, idéalisés et ennoblis, ont toujours fait +vibrer les cœurs des hommes. Et quel charme de +plus pouvons-nous donc exiger de la poésie?</p> + +<p>La poésie morale, didactique, ou satirique a eu le +même caractère aristocratique que la «chanson». +La poésie lyrique méridionale se divise en plusieurs +genres, dont les principaux sont: la <i>chanson</i>, consacrée +à l'exaltation de l'amour courtois et le <i>sirventés</i> +ou <i>serventois</i>, comme on l'appelle dans la poésie +du Nord. C'est le sirventés qui sert à l'expression +des idées morales, ou de la satire personnelle, littéraire, +politique et sociale. La poésie des troubadours +a connu toutes ces divisions du genre; mais là encore +on voit qu'elle est un produit de la société aristocratique. +Les pièces diffamatoires ne sont pas rares +dans cette poésie. Un grand seigneur refusait-il sa +protection à un troubadour? La vengeance du «poète +irritable» s'exprimait sous forme de satire personnelle, +dure et méprisante. Les poésies de ce genre +qui nous sont restées—et elles sont assez nombreuses—sont +de curieux documents pour l'histoire +des mœurs.</p> + +<p>Malheureusement cette poésie portait, dès ses +origines, des germes de faiblesse et de décadence. +Son existence était trop intimement liée à celle de +cette société brillante au milieu de laquelle elle +s'était développée et pour laquelle elle était faite. Le +moindre changement dans les mœurs ou dans les +conditions d'existence de cette société devait avoir +pour conséquence la transformation ou la décadence +de cette poésie. La noblesse méridionale s'appauvrit +assez vite pour de nombreuses raisons dont les principales +sont les suivantes: les contributions aux +croisades, le développement de la bourgeoisie et sans +doute aussi l'abus du luxe, des fêtes et des tournois. +Mais surtout elle eut à supporter, pendant et après +la croisade contre les Albigeois, de Toulouse aux +bords du Rhône, les conséquences de la défaite. Les +cours où les troubadours trouvaient aide et protection +devinrent de plus en plus rares et bientôt disparurent +tout à fait. A la fin du XIII<sup>e</sup> siècle un très petit +nombre seulement, dans toute la France méridionale, +essayaient de maintenir les anciennes traditions.</p> + +<p>Avec la décadence de la chevalerie commença la +décadence de la poésie des troubadours. Elle était +frappée à mort dès les débuts du XIII<sup>e</sup> siècle. Non pas +que les chevaliers d'outre-Loire et d'ailleurs qui +prirent part à la croisade contre les Albigeois aient +témoigné des sentiments hostiles à la poésie et à ses +représentants. Il y avait parmi eux des poètes de +langue d'oïl, comme Amauri de Craon, Roger d'Andeli, +Jean de Brienne, Thibaut de Blazon. On a même +voulu tirer de ce fait la conclusion piquante que ces +chevaliers-poètes auraient profité de la guerre pour +introduire dans le Midi un genre poétique, la pastourelle, +qui serait née dans les pays du Nord. On n'a +pas eu de peine à répondre que la croisade à laquelle +ils prirent part n'était rien moins qu'une croisade +poétique<a id="anchor-I-9"></a> <a href="#footnote-I-9" class="fnanchor">[9]</a>.</p> + +<p>D'une tout autre importance fut, à notre point de +vue, l'établissement du tribunal de l'Inquisition. Ce +tribunal d'exception fut établi dans les principaux +centres du Midi, d'abord à Toulouse et à Narbonne. +En même temps saint Dominique fondait, dès les premières +années du XIII<sup>e</sup> siècle, le couvent de Prouilhe +et engageait avec toute l'ardeur d'un croyant du +moyen âge la lutte contre l'hérésie. Il ne semble pas, +du moins au début, que la poésie profane ait été persécutée. +Cependant l'Église proscrivit les livres en +langue vulgaire qui traitaient de choses religieuses. +On comprend le danger redoutable qu'il y avait pour +elle à ce que des livres de ce genre se répandissent +dans le peuple. Nous savons aussi que quelques troubadours +s'exilèrent, peut-être pour aller chercher à +l'étranger d'autres protecteurs, peut-être aussi par +peur de l'Inquisition. Cependant aucun document +formel ne nous permet de croire qu'elle les ait poursuivis +comme complices des hérétiques.</p> + +<p>Mais l'établissement de l'Inquisition, la fondation +de l'ordre des frères Prêcheurs par saint Dominique, +et de nombreux ordres religieux, pendant le +XIII<sup>e</sup> siècle, produisirent un changement sensible +dans la société. Le goût des choses religieuses, de +l'orthodoxie surtout fut restauré. On ne s'intéressa +plus à la poésie purement profane. On ne comprit +plus le paganisme qui animait la poésie de l'âge précédent. +Deux troubadours de la décadence nous +avouent—et ces témoignages, quoique rares, sont +précieux—que d'après les gens d'Église la poésie +est un péché. Cet aveu est caractéristique; il est +l'indice d'une nouvelle conception de la vie et de la +poésie. C'est en ce sens qu'on peut dire que le développement +de l'esprit religieux a contribué à hâter la +décadence de l'ancienne poésie.</p> + +<p>L'histoire de cette poésie est donc brève; sa vie est +courte et elle meurt jeune, comme ceux qui sont +aimés des dieux. Diez le premier a divisé son histoire +en trois grandes périodes, celle de son développement, +celle de son âge d'or et celle de sa décadence. +La première va, d'après lui, de 1090 à 1140; la +deuxième de 1140 à 1250; la troisième de 1250 à +1292. Les dates qui marquent ces périodes n'ont rien +d'absolu. Mais d'une manière générale elle les +limitent assez bien.</p> + +<p>C'est entre 1140 à 1250 que Diez place la période +la plus florissante de la poésie provençale. Si l'on +avait le goût des divisions et des subdivisions, on +pourrait en établir dans cet espace de plus d'un +siècle; on montrerait sans peine que les plus grands +troubadours appartiennent à la fin du XII<sup>e</sup> siècle et +que les germes de décadence sont déjà sensibles dès +le début du XIII<sup>e</sup>. Mais à quoi bon établir des distinctions +oiseuses? Une période d'histoire littéraire, surtout +au moyen âge, ne se laisse pas limiter avec une +rigoureuse précision. Admettons donc d'une manière +générale les dates fixées par le premier historien de la +poésie des troubadours.</p> + +<p>Nous pourrions arrêter ici cette vue sommaire de +l'histoire de la poésie provençale. Mais il n'est pas +sans intérêt de donner, pour terminer cette introduction, +un aperçu rapide de la poésie de la langue d'oïl à +cette époque. Cette comparaison, en faisant ressortir +l'originalité de la lyrique provençale, montrera aussi +quelles lacunes graves on remarque dans la littérature +de la langue d'oc.</p> + +<p>Par ses origines connues la poésie des troubadours +est à peu près contemporaine de la <i>Chanson de +Roland</i>. Sa période de splendeur correspond à une +période de même éclat dans la poésie épique française. +La fin du XII<sup>e</sup> siècle, qui marque dans la +France du Midi la période la plus brillante, est +l'époque où naît dans la France du Nord la poésie +narrative et courtoise. Aux poésies des troubadours +correspondent vers la fin du XII<sup>e</sup> siècle les romans +d'aventures du grand poète champenois Chrétien de +Troyes; c'est l'époque où il chante d'Iseut la blonde, +d'Erec et d'Enide, du Chevalier au Lyon, de Lancelot +du Lac et de Parceval le Gallois.</p> + +<p>C'est à cette époque aussi que se placent les premiers +monuments de la poésie lyrique que Gaston +Paris appelle l'école «provençalisante». Les +quelques chansons d'amour composées par Chrétien +de Troyes pour Marie de Champagne sont parmi les +premières que l'on puisse rattacher à cette école. +Celles de Conon de Béthune, de Gui de Couci, de +Jean de Brienne, de Gace Brulé sont un peu postérieures. +C'est au début du XIII<sup>e</sup> siècle que cette +poésie lyrique de langue d'oïl est dans tout son +éclat.</p> + +<p>Elle passe bientôt de la noblesse, au milieu de +laquelle elle a pris naissance, comme dans les cours +du Midi, à la bourgeoisie qui petit à petit voit +grandir son importance. L'école bourgeoise d'Arras +produit les poètes les plus remarquables du temps. +La poésie épique cède sa place aux romans d'aventures +et aux nouvelles. Mais pendant toute cette +période du XIII<sup>e</sup> siècle, qui est pour la littérature du +Midi une période de décadence et de mort, de nouveaux +genres naissent dans la littérature française; +elle déborde de sève et de vie. La poésie allégorique +commence, ainsi que la satire, la poésie dramatique, +et l'histoire. Ces nombreux genres si variés dont le +XIII<sup>e</sup> siècle montre les origines sont le présage d'une +magnifique floraison; la littérature du Midi meurt +au même moment parce qu'elle n'a pas pu se +renouveler.</p> + +<p>Elle l'aurait pu peut-être, si elle s'était souvenue +de ses origines populaires; elle aurait retrouvé à +cette source toujours féconde dans toutes les littératures +une vie nouvelle ou bien elle en aurait été heureusement +transformée. Mais le souvenir de ces lointaines +origines était perdu depuis longtemps. Pendant +la décadence aucun effort, aucune tentative ne fut +faite pour y remonter.</p> + +<p>Cette poésie aristocratique ne fit d'effort que pour +se perdre plus sûrement. On rechercha pendant la +dernière période les difficultés de la forme plutôt que +l'originalité du fond; on revint aux choses déjà vieillies +ou mortes, à la préciosité, à la jonglerie des mots, des +rimes et des mètres, à tous ces artifices puérils de la +forme qui sont en honneur dans toutes les littératures +vieillies. De tout cela rien de vivant ne pouvait +sortir.</p> + +<p>Est-ce à dire que les principaux genres que nous +avons énumérés, en parlant de la littérature de +langue d'oïl, lui aient été inconnus? Quelques-uns +peut-être. En ce qui concerne la poésie épique, la +question a été discutée et résolue avec éclat dans un +sens affirmatif par Fauriel. Il paraît assez vraisemblable, +au premier abord, qu'un pays comme le Midi +de la France, qui a eu tant à souffrir des invasions +sarrasines, en ait gardé le souvenir. D'autre part +l'éclat de la poésie lyrique, dès ses origines, laisse +supposer que le talent n'aurait pas manqué à ses jongleurs +pour mettre en vers cette matière épique. Et +que sont la <i>Chanson de Roland</i>, toute la magnifique +geste de Guillaume d'Orange, les chansons d'<i>Aimeri +de Narbonne</i> et de la <i>Mort d'Aimeri</i> sinon le récit +d'exploits accomplis contre les Sarrasins? Ces poèmes +n'auraient-ils pas été précédés d'une épopée qui +aurait été chantée sans être écrite, dans les pays qui +avaient le plus souffert des invasions? Une pareille +hypothèse n'aurait rien d'absurde, on comprend +qu'elle ait été soutenue avec vraisemblance, et qu'elle +ait trouvé des partisans convaincus.</p> + +<p>Cependant, si flatteur que cela fût pour l'amour-propre +des méridionaux d'avoir fourni à leurs frères +de langue d'oïl la matière épique en même temps que +la matière lyrique, il faut laisser cette hypothèse dans +son domaine d'hypothèse: aucun fait n'est venu la +confirmer. Il semble au contraire que l'étude des origines +de l'épopée française lui soit de plus en plus +défavorable. La littérature méridionale a peu de +choses à offrir en comparaison de la splendide floraison +épique du Nord. Cependant si la belle épopée +de <i>Gérart de Roussillon</i> n'est pas d'origine méridionale, +la <i>Chanson de la Croisade</i> reste comme un témoignage +remarquable des aptitudes des poètes du Midi +à la poésie épique.</p> + +<p>En fut-il de même pour la poésie dramatique? Ici +aussi les textes sont assez rares. Et cela est fâcheux, +parce qu'il semble bien que les représentations dramatiques +aient été de bonne heure un objet de prédilection +pour les populations du Midi. Nous n'avons +que quelques fragments anciens et nous sommes +réduits, pour écrire son histoire, à des textes qui sont +tout récents et imités probablement d'originaux +français. La question de l'originalité de la poésie dramatique +en langue d'oc reste donc assez douteuse.</p> + +<p>Quant aux autres genres, il sont à peu près tous +représentés dans la littérature du Midi comme dans +celle du Nord; mais dans la première, ils n'ont abouti +qu'à un développement incomplet: la décadence est +venue trop tôt; à ce point de vue son infériorité est +évidente.</p> + +<p>Il ne lui reste donc que sa supériorité dans la poésie +lyrique. Mais là elle est éclatante et hors de pair. +C'est ce qui fait sa valeur et son importance historique. +Même si elle n'avait pas en elle des raisons +d'être admirée et goûtée pour elle-même, si elle ne +faisait pas sentir à ceux qui la connaissent les émotions +que donne la vraie poésie, elle demeurerait un +objet d'étude de premier ordre. Son importance dans +l'étude des littératures comparées n'en serait nullement +dominée, si l'importance d'une littérature doit +se mesurer, comme beaucoup d'autres choses +humaines, non à sa valeur intrinsèque, mais à l'influence +qu'elle a exercée.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_II" id="CHAPITRE_II"></a>CHAPITRE II</h2> + +<h3>CONDITION DES TROUBADOURS. LÉGENDES ET RÉALITÉ. TROUBADOURS ET JONGLEURS</h3> + +<blockquote><p>Troubadours d'origine noble, bourgeoise.—Poétesses provençales.—Les +protecteurs des troubadours.—Sources de leurs +biographies.—Nostradamus.—Biographies de Bernard de Ventadour, +de Guillem de Capestang, de Jaufre Rudel, de Peire Vidal, +de Guillem de la Tour, de Giraut de Bornelh.—Légendes et +réalité.—Jongleurs et troubadours.</p></blockquote> + + +<p>Nous possédons des poésies d'environ quatre cents +troubadours, du XII<sup>e</sup> et du XIII<sup>e</sup> siècle. Nous connaissons +aussi le nom de soixante-dix autres poètes dont +les œuvres ne nous ont pas été conservées. Ce chiffre +donne une idée de l'activité poétique qui a régné +pendant ces deux siècles. Mais le temps a fait subir +à ce trésor des pertes irréparables. Les poésies des +troubadours furent réunies dès le XII<sup>e</sup> et le XIII<sup>e</sup> siècle +en anthologies. Combien d'entre elles n'ont-elles pas +disparu depuis cette époque lointaine? Avec une +pieuse sagacité, quelques savants ont suivi à la trace +des manuscrits signalés par les érudits du XVI<sup>e</sup> et +surtout du XVII<sup>e</sup> et du XVIII<sup>e</sup> siècle<a id="anchor-II-1"></a> <a href="#footnote-II-1" class="fnanchor">[1]</a>; mais leurs +efforts n'ont pas été toujours couronnés de succès. +Un heureux hasard vient quelquefois en aide aux +provençalistes. Il y a une quarantaine d'années +M. Paul Meyer publiait le contenu d'un manuscrit +des plus importants pour l'histoire des derniers troubadours. +Suivant la poétique réflexion du savant +éditeur, la «terre de Provence» avait été «légère +au vieux manuscrit». Il avait séjourné en effet +plusieurs années<a id="anchor-II-2"></a> <a href="#footnote-II-2" class="fnanchor">[2]</a> enfoui au pied d'un olivier. Plus +récemment, dans une des bibliothèques les plus fréquentées +de Florence, un savant italien découvrait à +son tour un autre manuscrit qui mettait au jour plus +d'une vingtaine de noms de troubadours inconnus +jusque-là<a id="anchor-II-3"></a> <a href="#footnote-II-3" class="fnanchor">[3]</a>. Mais ces hasards sont rares et il faut se +résigner à admettre que de nombreuses richesses +sont à jamais perdues.</p> + +<p>Celles qui nous restent proviennent de troubadours +de toute classe et de toute condition. Le premier +connu, est, comme on l'a vu, un homme de +«haut parage», Guillaume de Poitiers, duc d'Aquitaine. +Parmi les plus anciens se trouvent également +d'autres personnages de noble naissance. Ainsi +Jaufre Rudel, qui s'énamoura de la «Princesse +lointaine» et qui «usa la voile et la rame pour +chercher sa mort» suivant l'expression de Pétrarque, +était prince de Blaye. Cinq rois se sont exercés à la +poésie provençale: il est vrai qu'on a remarqué à +leur sujet que leur contribution n'avait pas été des +plus brillantes. La liste des troubadours comprend +encore dix comtes, cinq marquis et autant de +vicomtes; parmi eux Bertran de Born. Beaucoup +d'autres sont de puissants barons ou de riches chevaliers. +Plusieurs, par contre, sont des chevaliers sans +fortune qui abandonnent le métier des armes pour +la poésie<a id="anchor-II-4"></a> <a href="#footnote-II-4" class="fnanchor">[4]</a>.</p> + +<p>Cependant ce n'est pas seulement dans les hautes +classes que sont écloses les vocations poétiques. Un +des troubadours les plus anciens et les plus originaux, +Marcabrun, originaire de Gascogne, était un +enfant illégitime. Un des plus gracieux, le Limousin +Bernard de Ventadour, était le fils d'un domestique +du château de Ventadour, dont les seigneurs, poètes +eux-mêmes, furent depuis les origines de la poésie +provençale les protecteurs nés des troubadours: +Giraut de Bornelh, dont la vie, suivant la biographie +provençale, fut si édifiante, était aussi de petite naissance. +De même origine fut sans doute le dernier +troubadour, Guiraut Riquier de Narbonne.</p> + +<p>D'autres troubadours, et non des moindres, +s'étaient destinés d'abord à l'état ecclésiastique. La +biographie provençale nous raconte de plus d'un +qu'arrivé à l'âge d'homme il «s'éprit des joies du +monde» et quitta le métier de clerc pour celui de +troubadour. Il est vrai que plusieurs suivirent une +voie inverse. Bertran de Born, après une vie consacrée +aux armes et à la poésie, finit obscurément à +l'abbaye de Dalon. Le troubadour Folquet de Marseille, +fils d'un riche marchand, entré dans les ordres +après sa carrière poétique, devint évêque de Toulouse. +Il se signala, dans ce nouveau poste, par un +tel zèle contre les Albigeois que l'Église le sanctifia. +Un demi-siècle plus tard le troubadour Gui Folqueys, +devenu pape sous le nom de Clément IV, +accordait cent jours d'indulgence à qui récitait ses +poésies; hâtons-nous de dire qu'il s'agissait de +prières à la Vierge.</p> + +<p>Les sentiments de l'Église vis-à-vis de la poésie +des troubadours paraissent avoir varié avec le +temps et peut-être aussi avec les hommes. Ainsi +Gui d'Ussel, qui appartenait à une noble famille de +troubadours, et qui était chanoine de Brioude, dut +jurer au légat du pape de renoncer à la poésie profane. +En revanche le moine de Montaudon avait la +permission de son supérieur de se livrer à la poésie +dans l'intérieur de son couvent. De plus il était autorisé +à visiter les châteaux du voisinage et à y réciter +ses chansons; seulement il devait rapporter au cloître +les présents qu'il recevait. On a compté seize ecclésiastiques +parmi les troubadours, dont deux évêques +et plusieurs chanoines. Au point de vue profane, +très profane même, la palme appartient parmi ceux-ci +à un chanoine de Maguelone, Daude de Prades, +qui peut compter au nombre des ancêtres les plus +immédiats de Rabelais; il vivait au XIII<sup>e</sup> siècle, et son +activité poétique ne paraît pas avoir été gênée par ses +supérieurs.</p> + +<p>La bourgeoisie enfin a fourni également bon +nombre de troubadours: les fils de marchands ne +sont pas rares parmi eux: Bartolomé Zorzi, de +Venise, était marchand; Élias Cairel, originaire du +Périgord, était graveur en métaux précieux; Arnaut +de Mareuil et plusieurs autres étaient notaires. +Toutes les classes de la société étaient ainsi représentées +dans ce monde étrange des troubadours; +fils de nobles, fils de bourgeois, ou simples fils de +gueux, un même amour pour la poésie les rapprochait.</p> + +<p>Il manquerait un fleuron à cette couronne poétique, +si nous n'ajoutions que les femmes aussi +s'exercèrent avec honneur à la poésie. On compte dix-sept +poétesses: parmi elles Béatrice, la gracieuse +comtesse de Die, dont les chansons nous font connaître +le roman d'amour avec le troubadour Raimbaut, +comte d'Orange. Marie de Ventadour, femme +d'Èbles IV, passait pour une connaisseuse en art +poétique; elle composa des poésies et fut choisie +comme juge, avec d'autres nobles dames, dans des +questions de casuistique amoureuse<a id="anchor-II-5"></a> <a href="#footnote-II-5" class="fnanchor">[5]</a>.</p> + +<p>Dans certaines familles les deux époux étaient +poètes: nous connaissons au moins deux exemples +d'unions de ce genre<a id="anchor-II-6"></a> <a href="#footnote-II-6" class="fnanchor">[6]</a>. Quelquefois il se formait +une vraie dynastie de troubadours, comme dans la +famille des châtelains d'Ussel, en Limousin. «Gui +d'Ussel, nous dit le biographe, était un noble châtelain; +l'un de ses frères s'appelait Èbles, l'autre +Pierre; son cousin s'appelait Élie; et tous quatre +étaient troubadours. Gui trouvait de bonnes chansons, +Élie de bonnes tensons et Èbles les mauvaises +[il y a là une distinction qui ne nous paraît pas très +claire; peut-être les <i>mauvaises tensons</i> désignent-elles +des tensons grossières, comme cela arrivait quelquefois]. +Pierre chantait tout ce que son cousin et +ses frères composaient. Gui était chanoine de Brioude +et de Montferran...» C'est à lui, on s'en souvient, +que le légat du pape fit jurer de renoncer à la poésie +profane.</p> + +<p>On voit, par cette rapide esquisse, combien variée +fut la condition des troubadours. Il y en eut parmi +eux à qui la fortune sourit en même temps que la +poésie, dès leur berceau; et il y eut aussi de pauvres +hères, qui, épris d'idéal et de rêve, n'eurent d'autre +ressource pour le réaliser que de courir le monde. +Aussi la plupart d'entre eux furent-ils de grands +voyageurs. Nous en connaissons qui sont allés en +Orient, quelques-uns dans les pays d'outre-Loire, +comme Bernard de Ventadour et Bertran de Born, +qui séjournèrent en Normandie. D'autres paraissent +avoir vécu à la cour des comtes de Champagne, +comme un des plus anciens, Marcabrun, et peut-être +Rigaut de Barbezieux.</p> + +<p>Quant au sud de la France, à la péninsule ibérique +et au nord de l'Italie, c'était leur pays de prédilection. +C'est là qu'ils trouvaient leurs plus puissants et leurs +plus généreux protecteurs: en Italie les marquis de +Montferrat et d'Este, dans la marche de Trévise; +l'empereur Frédéric II. En Espagne ils vinrent en +foule à la cour des rois de Castille et d'Aragon, en +particulier à celles du roi Alfonse X le Savant et de +Jacme le Conquistador. En France il suffit de citer les +noms de quelques-uns de leurs protecteurs pris parmi +les plus connus: ce sont les comtes de Toulouse et de +Provence, les vicomtes de Marseille, les seigneurs de +Montpellier, les vicomtes de Béziers, les vicomtes de +Narbonne, les comtes de Rodez, et ceux d'Astarac. A +ces puissants protecteurs il faut ajouter les rois d'Angleterre +qui ont vécu en France, comme Henri au +Court-Mantel et surtout Richard Cœur de Lion, poète +lui-même, et protecteur d'Arnaut Daniel, de Peire +Vidal, de Folquet de Marseille<a id="anchor-II-7"></a> <a href="#footnote-II-7" class="fnanchor">[7]</a>.</p> + +<p>Ce rapide coup d'œil sur l'histoire des troubadours +nous laisse entrevoir combien ardent était, dans toutes +les classes de la société, l'amour de la poésie et de +quelle faveur y jouissaient les poètes. Une étude +rapide de leurs biographies confirmera ces impressions. +Jamais peut-être la poésie n'a suscité tant +d'enthousiasme, tant de dévouements.</p> + +<p>Il existe deux sources principales pour la biographie +des troubadours: l'une ancienne, l'autre plus +récente. Celle-ci est du célèbre Jehan de Notredame, +plus connu sous le nom de Nostradamus, procureur +du roi au Parlement d'Aix-en-Provence, à la fin du +XVI<sup>e</sup> siècle, et mystificateur littéraire des plus audacieux. +Il connaissait très bien l'ancienne poésie provençale +et il avait à sa disposition de précieux documents +que nous ne possédons plus. Il pouvait rendre +service aux études provençales pour lesquelles il avait +une si grande sympathie. Il s'est amusé à créer une vie +légendaire des troubadours en mêlant à des faits exacts +ce que lui suggéraient son imagination et sa fantaisie. +Il tirait ses renseignements, prétendait-il, du manuscrit d'un savant moine, +mort au début du XV<sup>e</sup> siècle, +au monastère de Saint-Honorat, dans l'île de Lérins, +et qui s'appelait du joli nom de <i>Moine des Iles d'Or</i>. +C'était un mythe. On crut pendant longtemps à cette +supercherie; ce n'est que dans le dernier siècle qu'on +a exprimé des doutes; et tout récemment enfin le +savant provençaliste Chabaneau a fait connaître le +mot de l'énigme: le <i>Moine des Iles d'Or</i> n'est autre +chose que l'anagramme du nom d'un ami de Nostradamus<a id="anchor-II-8"></a> <a href="#footnote-II-8" class="fnanchor">[8]</a>. +Telle était la source principale de ses +récits: qu'on juge par là des autres. Ce fut une belle +mystification, une galéjade littéraire: elle n'a que +trop bien réussi; les inventions de Nostradamus ont +eu la vie dure, presque autant que les <i>Centuries</i> de +son frère aîné, Michel de Nostredame, le prophète.</p> + +<p>Laissons de côté son livre suspect sur la vie des +«plus anciens et plus illustres poètes provençaux». +C'est un travail trop délicat que d'y démêler la vérité +du mensonge.</p> + +<p>L'autre source pour la vie des troubadours est +formée par un recueil de biographies provençales +écrites vers le milieu du XIII<sup>e</sup> siècle par plusieurs chroniqueurs.</p> + +<p>On connaît le nom de deux d'entre eux; mais la +plus grande partie est anonyme, et c'est une question +de savoir si on doit les attribuer à l'un de ceux qui +ont signé leurs récits. Quel que soit l'auteur, on doit +lui reconnaître, à défaut de sens historique, le sens +poétique. Lui aussi a raconté la vie légendaire des +troubadours, parce que déjà de son temps on ne connaissait +de leur vie que des légendes; mais il semble +avoir choisi parmi les plus intéressantes.</p> + +<p>Si son récit est des plus suspects au point de vue +historique et s'il a écrit en poète la vie des troubadours, +son œuvre est «un document de premier ordre, non +seulement pour l'histoire de la littérature, mais encore +et surtout pour l'histoire de la société du Midi de la +France au moyen âge.»<a id="anchor-II-9"></a> <a href="#footnote-II-9" class="fnanchor">[9]</a> C'est à ce titre que ces +biographies méritent d'être examinées ici; elles nous +feront connaître le milieu où vécurent les troubadours; +n'oublions pas seulement, avant de les aborder, +que la plupart sont des légendes, nées dans l'esprit +des contemporains des troubadours et dont le chroniqueur +anonyme s'est fait l'écho.</p> + +<p>Commençons par une des rares biographies, dont +l'auteur nous soit connu: celle de Bernard de Ventadour, +écrite dans la première moitié du XIII<sup>e</sup> siècle +par le troubadour Uc de Saint-Cyr. Ce qui la distingue +de toutes les autres, c'est que l'auteur en a +recueilli les éléments auprès du vicomte Èbles IV de +Ventadour, descendant d'Èbles II, poète, protecteur +et maître de Bernard.</p> + +<blockquote><p>«Bernard de Ventadour était originaire du château de +Ventadour, en Limousin. Il était de naissance pauvre, +fils d'un domestique qui chauffait le four... Il était bel +homme et adroit, savait bien chanter et trouver, et il était +courtois et instruit. Le vicomte, son seigneur, le prit en +affection à cause de son talent poétique et l'honora grandement. +Le vicomte avait pour femme une dame aimable +et gaie, qui s'intéressait beaucoup aux chansons de +Bernard; elle s'éprit de lui et lui d'elle... Longtemps +dura leur amour, avant que le vicomte et ses compagnons +l'eussent remarqué: quand il s'en aperçut, il s'éloigna de +son poète et fit enfermer et garder sévèrement la dame. +Celle-ci fit donner congé à Bernard, en lui disant de quitter +le pays. Et il partit; il s'en alla vers la duchesse de +Normandie, qui était jeune et de grand mérite.» Bernard +de Ventadour trouva auprès d'elle un excellent accueil. +Mais bientôt elle devint la femme du roi Henri d'Angleterre<a id="anchor-II-10"></a> <a href="#footnote-II-10" class="fnanchor">[10]</a>. +«Et Bernard resta triste et dolent; il s'en vint +vers le bon comte de Toulouse et demeura auprès de lui +jusqu'à la mort du comte. A ce moment, de douleur, il se +retira à l'abbaye de Dalon; c'est là qu'il mourut.»</p></blockquote> + +<p>Plusieurs points sont à remarquer dans ce récit. +C'est d'abord le soin que prend le vicomte poète du +fils d'un de ses plus humbles serviteurs, en qui il +reconnaît des dons poétiques. Et c'est aussi l'ingratitude +de cet enfant gâté, mais c'est surtout la punition +dont elle fut payée. Par ce temps de haute et basse +justice, la vie d'un pauvre poète pouvait paraître peu +de chose. Mais le seigneur de Ventadour se contenta +de lui marquer sa froideur en ne l'admettant plus +dans son intimité.</p> + +<p>Tout autre fut, en pareille occurrence, la conduite +d'un grand seigneur du Roussillon. Voici comment le +chroniqueur anonyme raconte l'histoire.</p> + +<p>Guillem de Capestang était un chevalier de la +contrée du Roussillon, voisine de la Catalogne et du +Narbonnais. Il était très beau, très bon cavalier et +très courtois. Il y avait dans la contrée une dame +appelée Seremonde, femme du seigneur de Castel-Roussillon. +Celui-ci était un homme riche, mais dur, +sauvage et orgueilleux. Et le troubadour Guillem de +Capestang faisait de belles chansons sur la dame de +son seigneur. Celui-ci l'apprit et un jour, rencontrant +le troubadour à la chasse, il le tua. «Ensuite il lui +enleva le cœur et le fit porter par un écuyer à son +château. Il le fit rôtir avec du poivre et le donna à +manger à sa femme. Et quand elle l'eut mangé, le +seigneur lui dit ce que c'était, et elle en perdit la vue +et l'ouïe. Revenue à elle, elle lui dit: «Seigneur, vous +m'avez donné un si bon mets que jamais je n'en +mangerai de semblable.» Il voulut la frapper, mais +elle se précipita du haut de sa fenêtre et se tua. La +cruauté du seigneur de Castel-Roussillon et le suicide +de la dame causèrent une grande tristesse dans +le pays. «Tous les chevaliers de la contrée, tous ceux +qui étaient jeunes, se réunirent, le roi d'Espagne +se mit à leur tête et le comte fut pris et tué.» Les +corps des deux victimes furent portés en grande +pompe dans l'église de Perpignan. Tous les ans avait +lieu un pèlerinage et les parfaits amants priaient +Dieu pour leur âme.</p> + +<p>C'est là, sous sa forme provençale, le roman du +<i>Châtelain de Coucy</i><a id="anchor-II-11"></a> <a href="#footnote-II-11" class="fnanchor">[11]</a>, poème du XIII<sup>e</sup> siècle, comme +la biographie de notre troubadour. Ce n'est pas le +lieu de chercher ici si le récit a un fondement historique +ou si, comme cela est plus vraisemblable, il +n'est pas une variante d'un conte populaire.</p> + +<p>Opposons à cette légende une des plus gracieuses +et des plus touchantes que le biographe nous ait transmises. +C'est celle dont le troubadour Jaufre Rudel, +prince de Blaye, fut le héros. Voici ce récit dans sa +sèche brièveté:</p> + +<blockquote><p>«Jaufre Rudel, prince de Blaye, s'énamoura de la +princesse de Tripoli, sans la voir, pour le grand bien et la +courtoisie qu'il entendit dire d'elle aux pèlerins qui revenaient +d'Antioche. Il fit sur elle mainte belle poésie avec +de belles mélodies. Pour aller la voir il se croisa et +s'embarqua. Mais quand il fut en mer, une grave maladie +le prit; si bien que ses compagnons pensaient qu'il mourrait +sur le navire. Ils firent tant cependant qu'ils l'amenèrent +à Tripoli et le déposèrent en une auberge, comme +mort. On avertit la comtesse, qui vint à son chevet et le +prit entre ses bras. En la voyant, il recouvra la vue, l'ouïe +et l'odorat; et il loua Dieu et le remercia d'avoir soutenu +sa vie jusqu'à ce moment. Il mourut ainsi entre les bras +de la comtesse. Elle le fit ensevelir avec honneur dans la +maison des Templiers et entra dans les ordres le même +jour, pour la douleur qu'elle éprouva de sa mort<a id="anchor-II-12"></a> <a href="#footnote-II-12" class="fnanchor">[12]</a>.»</p></blockquote> + +<p>Telle est cette romanesque histoire. Elle n'a pas +manqué de frapper les historiens et les poètes, +depuis Pétrarque jusqu'à l'auteur de la <i>Princesse +lointaine</i>, jusqu'à Carducci et Gaston Paris, en +passant par Uhland, Swinburne et autres. Henri +Heine en a senti toute la poésie et l'a admirablement +rendue dans une des plus belles pièces de son +Romancero. On peut se douter par avance de tout ce +que l'imagination du poète romantique a su ajouter +au simple récit du vieux chroniqueur.</p> + +<blockquote><p>Dans le château de Blaye, on voit à la muraille des +tapisseries que la comtesse de Tripoli broda jadis de ses +mains sages.</p> + +<p>Elle y broda toute son âme, et des larmes d'amour ont +sanctifié la tapisserie brodée de soie qui représente le +tableau suivant:</p> + +<p>Comment la comtesse vit Rudel mourant couché sur le +rivage, et reconnut dans ses traits l'image de ses rêves.</p> + +<p>Rudel aussi a vu ici pour la première et pour la dernière +fois en réalité la dame qui l'a si souvent charmé dans +ses rêves.</p> + +<p>Sur lui se penche la comtesse; elle le tient amoureusement +dans ses bras; elle embrasse le pâle visage de celui +qui a si bien chanté ses louanges.</p> + +<p>Dans le château de Blaye, toutes les nuits, il y a comme +un bruit de vêtements, comme un frémissement. Les +figures des tapisseries commencent soudain à s'animer.</p> + +<p>Le troubadour et sa dame secouent leurs membres +endormis, sortent du mur et se promènent à travers les +salles.</p> + +<p>Tendres propos, doux badinage, mélancoliques secrets, +galanterie posthume de l'époque des chants d'amour.</p> + +<p>«Geoffroy, mon cœur mort est réchauffé par ta voix; +dans les charbons depuis longtemps éteints je sens une +nouvelle flamme.</p> + +<p>«—Mélisande! Bonheur et Fleur! Quand je te regarde +dans les yeux, je revis, moi aussi; mon mal terrestre, mes +souffrances terrestres sont seules mortes.</p> + +<p>«—Geoffroy, nous nous aimions ainsi jadis en rêve; et +maintenant nous nous aimons aussi dans la mort. Le Dieu +de l'amour a fait ce miracle.</p> + +<p>«—Mélisande, qu'est-ce que le rêve? Qu'est-ce que la +mort? De vaines paroles; dans l'amour seul est la réalité—et +je t'aime, ô éternellement belle.</p> + +<p>«—Geoffroy, comme il fait bon ici, dans la salle silencieuse +éclairée par la lune; je ne voudrais jamais plus +sortir aux rayons du soleil.</p> + +<p>«—Mélisande, chère folle, tu es toi-même la lumière et +le soleil. Partout où tu passes fleurit le printemps, l'amour +et la joie du mois de mai sortent de terre.»</p> + +<p>C'est ainsi que devisent, en se promenant, ces tendres +spectres; ils vont de côté et d'autre, pendant que la lune +laisse tomber ses rayons par les fenêtres gothiques.</p> + +<p>Mais, repoussant ces gracieux fantômes, à la fin revient +l'aurore; et ils rentrent craintifs dans le mur, dans la +tapisserie.</p></blockquote> + +<p>Enfin une des plus romanesques biographies est +bien celle du toulousain Peire Vidal, dont la carrière +poétique s'étend sur la première partie du XIII<sup>e</sup> siècle. +Il semble avoir été doué d'une imagination fertile et +touché d'un grain de folie. Son imagination ne +dépassait peut-être pas celle du chroniqueur qui lui +a prêté de si étranges aventures. Épris d'inconnu +Peire Vidal partit pour l'Orient et se maria avec une +Grecque de l'île de Chypre. «On lui donna à +entendre, raconte son biographe, qu'elle était nièce +de l'empereur de Constantinople et qu'à cause d'elle +il avait des droits à l'empire.» Il n'en fallait pas +davantage pour mettre en branle son imagination et +son ambition. Il employa son argent à faire construire +un vaisseau pour aller conquérir l'empire. +«Et il portait des armes impériales, se faisait appeler +empereur et sa femme impératrice.»</p> + +<p>Voilà pour la folie des grandeurs. Mais ce n'était +pas la seule dont la nature l'eût généreusement doté. +«Il était l'homme le plus fou du monde, dit la chronique, +car il croyait que tout ce qui lui plaisait ou +qu'il voulait était vrai.» Et c'est ainsi qu'il s'éprenait +de toutes les dames qu'il voyait et qu'il leur faisait +des déclarations. Ces femmes d'esprit se moquaient +de lui, mais «lui laissaient croire tout ce qu'il +voulait». «Et il croyait, continue le chroniqueur, +qu'il était l'ami de toutes et que chacune se donnerait +la mort pour lui.»</p> + +<p>Mal lui en prit cependant avec Azalaïs, femme du +seigneur de Marseille, Barral de Baux.</p> + +<blockquote><p>Le seigneur Barral, dit la chronique, savait bien que +Peire Vidal aimait sa femme et il s'en amusait. Tous ceux +qui le savaient, ainsi que sa femme, le prenaient en riant... +Et quand Peire Vidal s'irritait contre elle, le seigneur +Barral remettait aussitôt la paix, et lui accordait par pitié +tout ce qu'il demandait. Un jour Peire Vidal apprit que +Barral s'était levé et que la dame était seule en sa chambre. +Il vint devant elle, la trouva endormie, s'agenouilla et lui +baisa la bouche. Elle sentit un baiser, crut que c'était le +seigneur Barral et se leva en souriant. Elle regarda et vit +que c'était ce fou de Peire Vidal; alors elle se mit à crier +et à faire grand bruit. Ses demoiselles d'honneur vinrent +à ses cris et demandèrent ce que c'était. Et Peire Vidal +s'enfuit.</p></blockquote> + +<p>La dame fit appeler son mari; mais les troubadours +avaient décidément des privilèges: «Barral, comme +un galant homme, prit l'aventure en riant; et il +gronda sa femme d'avoir fait tant de bruit pour l'acte +d'un fou.»</p> + +<p>La dame exigea le départ du troubadour, qui se +réfugia à Gênes. Là, ayant appris qu'Azalaïs le +poursuivait de ses menaces, il passa outre-mer. Il se +consolait par des chansons, sans oser revenir en +Provence. Enfin Barral de Baux, qui aimait beaucoup +son poète, obtint son pardon, le lui manda en +Syrie, et Peire Vidal, pardonné, revint joyeusement +à Marseille.</p> + +<p>Une autre de ses folies faillit finir plus mal pour +lui. Il s'était épris d'une grande dame qu'il surnommait +la Louve (on ne sait, pour le dire en passant, si +ce nom lui vient de notre troubadour, ou s'il était un +de ses surnoms). La Louve, puisque louve il y a, +habitait un château des environs de Carcassonne. +Pour lui témoigner ses sentiments, Peire Vidal ne +trouva rien de mieux que de s'habiller en loup. «Il +se vêtit d'une peau de loup, pour le faire croire aux +bergers et aux chiens.» Cette fantaisie déréglée faillit +lui être fatale. Pâtres et chiens se mirent à sa poursuite.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Le pauvre loup en cet esclandre,<br /></span> +<span class="i0">Empêché par son hoqueton,<br /></span> +<span class="i0">Ne put ni fuir ni se défendre.<br /></span> +</div></div> + +<p>Il fut porté pour mort au château de la Louve. +«Quand elle apprit que c'était Peire Vidal, elle +commença à rire beaucoup de sa folie, et son mari +de même... Son mari le fit mettre en un lieu bien +tranquille; il manda un médecin et le fit soigner jusqu'à +ce qu'il fût guéri.» Peire Vidal paya ces soins +et racheta sa folie par une de ses plus jolies chansons +(<i>De chantar m'era laissatz</i>).</p> + +<p>Une des plus étranges biographies est celle de +Guillem de la Tour. Il vint en Lombardie, enleva à +Milan la femme d'un barbier et s'enfuit avec elle +jusqu'au lac de Côme. Il advint que la dame mourut. +«Il en eut une si grande tristesse qu'il en devint fou; +il crut qu'elle simulait la mort pour se séparer de +lui.» Il la veilla dix jours et dix nuits; et chaque soir +il lui demandait si elle était morte ou vivante; si +elle était vivante, qu'elle revînt vers lui; si elle était +morte, qu'elle lui contât ses peines et il lui ferait +dire toutes les messes qu'elle voudrait.</p> + +<p>Il fut chassé de la cité. Il partit à la recherche de +devins ou de devineresses. L'un d'eux lui dit que +s'il récitait cent cinquante patenôtres par jour, s'il +donnait des aumônes à sept pauvres avant de se mettre +à table, et s'il agissait un an ainsi, sans faillir un +seul jour, sa femme reviendrait à la vie, mais sans +pouvoir manger, ni boire ni <i>parler</i>. Le pauvre homme +suivit le conseil avec joie; seulement quand l'année +fut terminée, il s'aperçut qu'il était berné; il se désespéra +et se laissa mourir.</p> + +<p>Terminons cette revue par une biographie édifiante.</p> + +<blockquote><p>«Giraut de Bornelh était Limousin, de la contrée d'Excideuil... +Il était de basse naissance, mais il était très +savant et avait beaucoup d'intelligence naturelle... Il fut +appelé le maître des troubadours, et il l'est encore par +les bons connaisseurs, ceux qui entendent bien les mots +subtils qui expriment bien les sentiments amoureux... Sa +vie était la suivante: tout l'hiver il restait à l'école et +étudiait; tout l'été il parcourait les châteaux, menant avec +lui deux chanteurs qui chantaient ses chansons. Il ne +voulut jamais de femme; et tout ce qu'il gagnait il le +donnait à ses parents pauvres et à l'église de la ville où il +naquit.»</p></blockquote> + +<p>Mais voilà assez de légendes, tragiques ou gracieuses: +nous en passons beaucoup d'autres sous +silence. Essayons de voir ou au moins d'entrevoir ce +que fut la réalité. Que les troubadours aient reçu +un excellent accueil dans les cours où ils apportaient +la poésie et la joie, c'est ce que tous les témoignages +du temps, leurs œuvres en premier lieu, nous +apprennent. Mais ils nous disent aussi combien âpre +fut ce que nous appellerions du nom vulgaire de +concurrence ou du nom en apparence plus scientifique +de lutte pour la vie. Les poésies des troubadours +sont pleines d'allusions aux «médisants»; ce +sont eux qui perdent le poète auprès de sa dame ou +qui ternissent sa réputation. Ils le brouillent, chose +aussi grave, avec son protecteur. On peut croire les +troubadours sur parole. Dans ces petites sociétés +fermées où ils vécurent, la jalousie, et son cortège +habituel, la calomnie et la médisance, durent pousser +comme fleurs naturelles.</p> + +<p>La haute situation sociale de quelques troubadours, +les légendes romanesques dont certains furent +les héros, ne doivent pas nous faire illusion sur les +conditions de leur vie. Beaucoup étaient de très +humble origine. Plusieurs, on l'a vu, avaient renoncé +pour la poésie, à des carrières lucratives. D'autres, +de naissance noble, mais trop pauvres pour soutenir +leur rang, s'engageaient à leur tour dans une voie +aventureuse où ils espéraient bien récolter profits +et honneurs, mais où ils ne trouvaient souvent que +misères et privations. Ils étaient trop de quémandeurs; +de bonne heure la carrière était déjà encombrée.</p> + +<p>La connaissance de ces conditions d'existence doit +nous rendre indulgents pour les troubadours. Ils manquent +de dignité, c'est certain, dans les demandes +qu'ils adressent aux grands seigneurs; avec insolence +ou humilité, par la menace ou la flatterie, ils +tâchent d'obtenir, l'un un bon cheval, l'autre un +beau vêtement, celui-ci quelques deniers: le milieu +où ils vivaient n'était pas une école de caractère. +Vouloir leur en faire un reproche, c'est méconnaître +les conditions de leur vie et ignorer leur histoire. +Renan, traitant dans l'<i>Histoire littéraire de la +France</i><a id="anchor-II-13"></a> <a href="#footnote-II-13" class="fnanchor">[13]</a>, de la poésie hébraïque au XIII<sup>e</sup> siècle, +dit en parlant d'un poète juif, Gorni, dont la vie ressemble +étrangement à celle d'un troubadour: +«Gorni n'était pas poète d'une façon désintéressée... +Il l'était de profession... Tout nous montre en lui un +adulateur, ou un insulteur vénal, qui mesurait +l'éloge ou le blâme aux profits ou aux mécomptes +de sa vie de mendiant littéraire.» Les réflexions de +Renan rappellent les critiques de ce bourgeois cossu +qu'était Boileau, reprochant à Colletet, non pas de +faire de mauvais vers, mais d'aller chercher son pain +de cuisine en cuisine. Les troubadours allaient le +chercher de château en château: cette nécessité +explique et excuse bien des choses.</p> + +<p>Ils y trouvaient de redoutables rivaux dans la personne +des jongleurs. Les jongleurs étaient un héritage +de la société romaine—ils existaient d'ailleurs +avant elle—et on peut suivre leur histoire depuis +l'Empire jusqu'aux origines des littératures modernes. +Ils étaient en pleine activité quand les troubadours +commencèrent à chanter. Les jongleurs +devinrent pour eux des auxiliaires: les troubadours +grands seigneurs—et ils étaient nombreux à l'origine—leur +confièrent souvent le soin de réciter les +chansons qu'ils avaient composées. Leur rôle grandit +ainsi, en même temps que le goût pour la poésie se +développait.</p> + +<p>Le rôle de ces deux classes, troubadours et jongleurs, +étant bien délimité, il n'y avait pas de raison, +du moins au début de leur histoire, pour qu'elles +fussent rivales. Seulement il n'était pas rare de voir +un jongleur s'élever au rang de troubadour. Le +métier de jongleur exigeait certaines qualités: une +mémoire fidèle et une grande habileté à toucher des +instruments. A chanter ainsi les vers d'autrui, plus +d'un sentit s'éveiller en lui le goût de la poésie, et +son instruction générale de jongleur, sa connaissance +de l'art et de la technique des troubadours lui +permirent d'arriver à son tour au rang de poète. «Ce +contact continuel entre troubadours et jongleurs +favorisait la confusion des deux classes.» Vingt et +un troubadours au moins furent en même temps +jongleurs<a id="anchor-II-14"></a> <a href="#footnote-II-14" class="fnanchor">[14]</a>.</p> + +<p>Cette confusion n'aurait pas été grave, si le rôle +du jongleur était resté ce qu'il était à l'origine de la +poésie des troubadours: celui d'un auxiliaire utile +des poètes. Mais le discrédit qui pesait sur eux pendant +le haut moyen âge et le bas-empire reparaissait +avec le temps; il retombait sur les deux classes<a id="anchor-II-15"></a> <a href="#footnote-II-15" class="fnanchor">[15]</a>.</p> + +<p>Et quel milieu que ce monde étrange et peu +recommandable, où des troubadours déclassés voisinaient +avec des montreurs de singes et d'ours! De +courts tableaux esquissés par le dernier troubadour, +Guiraut Riquier, ainsi que d'autres témoignages, +nous en donnent quelque idée. Nous y voyons le +chanteur et le musicien ambulants, qui vont dépenser +leur recette au cabaret; le bateleur, avec ses tours +de passe-passe, qui a si bien représenté la classe des +jongleurs que son nom en est devenu synonyme; le +saltimbanque enfin, souvent accompagné de danseuses +aux mœurs faciles, exhibant à la badauderie +publique les nombreux animaux qu'il a dressés, +oiseaux, singes, ours, chiens et chats savants; tous +les types en un mot de la foire et du cirque décorés +du nom général de jongleur.</p> + +<p>On pensera sans doute que ce sont là des tableaux +d'une époque de décadence, et que les spectacles de +ce genre étaient plus appréciés du peuple que des +sociétés courtoises où fréquentaient ordinairement +les troubadours. Cela est vrai, en partie. Cependant +voici le divertissement qu'un grand seigneur du +temps offrait à ses invités. Le récit en est emprunté +au roman de <i>Flamenca</i><a id="anchor-II-16"></a> <a href="#footnote-II-16" class="fnanchor">[16]</a>, si instructif pour l'histoire +des mœurs. La scène se passe dans le palais +de Bourbon d'Archambaut, qui est immense. C'est +le jour de la Saint-Jean; après le repas, les jongleurs +se lèvent. «Chacun veut se faire entendre; alors +vous auriez entendu retentir des cordes de diverses +mélodies; qui sait un air nouveau de viole, chanson, +descort ou lai, s'avance le plus possible... L'un +touche la harpe, l'autre la viole; l'un joue de la +flûte, l'autre siffle... l'un joue de la musette, l'autre +de la flûte; l'un de la cornemuse, et l'autre du chalumeau. +L'un joue de la mandore, l'autre accorde le +psaltérion avec le monocorde. L'un fait le jeu des +marionnettes, l'autre le jeu des couteaux; l'un se +jette à terre et l'autre saute, l'autre danse avec sa +bouteille...»</p> + +<p>Si nous avons ici un tableau de fantaisie, les traits +en sont empruntés à la réalité. Les musiciens +dominent dans cette assemblée de jongleurs; mais +les bateleurs n'y manquent pas. La poésie seule +paraît être une de leurs moindres préoccupations.</p> + +<p>Dira-t-on que ce tableau représente plutôt les +mœurs de la France du Nord, et que les jongleurs +que fréquentent les troubadours ne ressemblent en +rien à ceux-ci? Détrompons-nous: nous avons +d'autres témoignages. Des troubadours ont pris la +peine de composer en vers, vers médiocres sans +doute, mais précieux par leur contenu, des codes du +parfait jongleur. Voici quelques extraits d'un de ces +«enseignements» (c'est le nom qu'ils portent dans +la poésie provençale)<a id="anchor-II-17"></a> <a href="#footnote-II-17" class="fnanchor">[17]</a>. Le poète reproche au jongleur +de ne pas savoir jouer de la viole et de chanter +encore pis, du commencement à la fin. «Celui-là fut +un mauvais maître, qui t'enseigna à remuer les +doigts et à conduire l'archet. Tu ne sais ni danser, +ni bateler, à la manière d'un jongleur gascon. Je ne +t'entends dire ni sirventés, ni ballade, ni <i>retroencha</i>. +ni tenson.» Notons que ce même jongleur doit connaître, +d'après notre poète, la plupart des cycles de +la littérature épique, depuis la geste «Carlon»—de +Charlemagne—jusqu'à celle d'Arthur: Aïol, les +Loherains, Erec, Gérard de Roussillon, l'empereur +Constantin, Salomon, etc. Toute la lyre!</p> + +<p>Voici encore les conseils que donne un autre poète +à un apprenti jongleur. «Sache trouver et bien +sauter, bien parler et proposer des jeux-partis; sache +jouer du tambour et des castagnettes et faire retentir +la symphonie... sache jeter et rattraper quelques +pommes avec deux couteaux, avec chants d'oiseaux +et marionnettes... sache jouer de la cithare et de la +mandore et sauter à travers quatre cerceaux. Tu +auras une barbe rouge (?) dont tu pourras t'affubler... +Fais sauter le chien sur un bâton et fais-le tenir sur +ses deux pieds...<a id="anchor-II-18"></a> <a href="#footnote-II-18" class="fnanchor">[18]</a>»</p> + +<p>Tel est le monde étrange avec lequel les troubadours +étaient constamment en contact. Sans doute à +la belle époque, à l'âge d'or, il dut y avoir des distinctions +parmi les jongleurs. Mais combien de temps +durèrent ces distinctions sociales? Et qui pouvait +les maintenir? Il est probable que, si elles ont +existé, elles durèrent peu. La confusion des jongleurs +et des troubadours commença de bonne +heure: avec la décadence de la poésie elle s'accentua +rapidement.</p> + +<p>Rappelons-nous maintenant les légendes romanesques +dont les biographes des troubadours ont +entouré leur vie. Vus à travers ces biographies, ou à +travers celles de Nostradamus, encore plus mensongères, +ils nous apparaissent comme entourés d'une +auréole. Il semble qu'ils aient vécu dans un monde +charmant, ennobli, idéalisé. La réalité dut être +moins belle; on l'entrevoit à chaque instant en étudiant +leurs poésies. Cependant l'impression finale +est juste en partie. Il y eut à cette époque un tel +enthousiasme pour la poésie que les poètes prirent +dans la société d'alors une place qu'ils n'avaient +plus depuis des siècles et qu'ils mirent longtemps à +retrouver.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_III" id="CHAPITRE_III"></a>CHAPITRE III</h2> + +<h3>L'ART DES TROUBADOURS. LES GENRES</h3> + +<blockquote><p>La poésie des troubadours est essentiellement lyrique.—Écoles +de poésie?—Le culte de la forme.—Le «trobar clus»; admiration +de Dante et de Pétrarque pour Arnaut Daniel.—La +musique des troubadours.—Les genres: la chanson, le sirventés, +la tenson, la pastourelle, l'aube.—Autres genres.</p></blockquote> + + +<p>Les troubadours sont essentiellement des poètes +lyriques<a id="anchor-III-1"></a> <a href="#footnote-III-1" class="fnanchor">[1]</a>. Plusieurs ont même exprimé leur dédain +pour les compositions d'un autre genre. Ainsi Giraut +de Bornelh s'étonne et s'irrite même du succès qu'ont +dans les cours contes et nouvelles, les romans, comme +nous dirions de nos jours. (Il y avait en effet des +troubadours qui, doués d'un bon talent de lecteurs, +faisaient des lectures poétiques.) Le succès, dit Giraut +de Bornelh, devrait être réservé aux bonnes chansons +traitant de sujets relevés. Il y eut donc dans cette littérature +une hiérarchie des genres. Elle fut observée +pendant tout l'âge d'or et de la poésie provençale. Ce +n'est que pendant la période de décadence que les +«beaux traités didactiques», fort en honneur alors, +et les «contes gracieux», pour nous servir des +expressions du dernier troubadour, furent mis sur le +même pied que les compositions lyriques. Pendant +la période classique, la poésie lyrique fut seule en +honneur.</p> + +<p>Où les troubadours apprenaient-ils leur art? N'est-il +pas naturel que, dans un milieu qui a poussé si loin +le culte de la forme, il ait existé des écoles de poésie? +Des écoles où l'on apprenait la technique d'un métier +qui dès les débuts était difficile? La question est d'autant +plus intéressante qu'il est souvent fait mention +d'écoles, soit dans les biographies des troubadours, +soit dans leurs poésies. Ainsi l'auteur de la vie de +Giraut de Bornelh nous apprend que l'hiver il passait +son temps «à l'école». Il s'agit sans doute ici d'écoles +où l'on enseignait les sept arts qui composaient l'ensemble +des connaissances d'alors. D'école de poésie +il n'y en eut pas. Ou s'il y en eut, ce fut peut-être +celle que Jaufre Rudel nous fait connaître par le +début d'une de ses chansons: maîtres et maîtresses +de chant c'étaient les oiseaux et les fleurs, en un mot +la Nature.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Maîtres, maîtresses de chansons<br /></span> +<span class="i0">Assez autour de moi foisonnent:<br /></span> +<span class="i0">Mille oiselets sur les buissons<br /></span> +<span class="i0">Célèbrent les fleurs qui couronnent<br /></span> +<span class="i0">Nos gazons déjà renaissants<a id="anchor-III-2"></a> <a href="#footnote-III-2" class="fnanchor">[2]</a>.<br /></span> +</div></div> + +<p>Cependant il arrivait que les poètes formaient des +disciples, au vrai sens du mot. Èbles II, vicomte de +Ventadour, fut ainsi le maître de Bernard, qui le +paya si mal de sa peine. Marcabrun était disciple de +Cercamon. Un troubadour plus récent, Uc de Saint-Cyr, +apprenait beaucoup auprès des autres poètes, +mais il faisait part volontiers à ses confrères de ses +connaissances poétiques. Il s'était ainsi formé de +bonne heure une sorte de code poétique, auquel les +troubadours font de nombreuses allusions; ils le connaissaient +par tradition, nous ne le connaissons plus, +et encore incomplètement, que par des recueils didactiques +de la période de décadence.</p> + +<p>Quelle que soit l'école où ils se sont formés, les +troubadours se distinguent par un souci extrême de +la forme. Les métaphores abondent, chez eux, pour +marquer ce travail délicat qui consiste à couvrir la +pensée d'une parure élégante. L'expression classique +de <i>limer</i>, <i>polir</i> revient souvent. L'un se vante de +savoir bien «bâtir» ou «forger» une chanson; l'autre +de savoir l'«orner» et l'«affiner». Il n'est pas rare +qu'un troubadour confiant ses chants à un jongleur +le prie de n'y rien changer, tellement il a conscience +d'avoir fait œuvre parfaite. Ce souci de la forme est +extrême chez les troubadours; il devint bientôt +excessif; mais ils lui doivent d'avoir pu faire sur des +«pensers» déjà antiques de jolis vers nouveaux.</p> + +<p>Tout en leur reprochant ce culte presque exclusif +de la forme, sachons-leur gré de l'avoir ainsi mise en +honneur. Ce souci d'art est de tradition dans les littératures +néo-latines. Elles ont plus d'une fois racheté +par ce côté ce qui leur manquait en profondeur. Cette +tradition remonte loin; si les troubadours ne l'ont pas +créée, ils étaient dignes de le faire.</p> + +<p>Et soyons-leur indulgents aussi pour l'orgueil qu'ils +ont de leur art. Vaniteux, à ce point de vue, les troubadours +le furent à l'excès. La mesure et la discrétion, +qualités dont ils font si souvent l'éloge, paraissent +avoir été peu en honneur dans leur milieu. Ils se +vantent à tout instant de leur supériorité, et de leur +originalité dans l'invention. Cela est vrai en partie. +Mais l'invention est pour eux autre chose que ce que +nous entendons par ce mot. Elle ne consiste pas à +trouver des pensées nouvelles, mais plutôt à inventer +de nouveaux airs, de nouvelles mélodies, de nouvelles +rimes ou combinaisons strophiques. C'est encore ici +un souci d'art qui les pousse; et c'est de lui qu'ils +tirent vanité. Mais cette vanité n'est-elle pas commune +aux poètes? et n'y en a-t-il pas de plus mal +placée?</p> + +<p>Ce souci de s'éloigner du vulgaire et de n'écrire +que pour les parfaits connaisseurs a conduit les +troubadours—surtout ceux de la première période—à +un genre de style raffiné qu'ils désignent sous +le nom de <i>trobar clus</i> (invention obscure, fermée aux +profanes). Ce genre consiste à n'employer que des +mots rares, difficiles et obscurs, ou s'éloignant de +leur sens ordinaire. Les poésies écrites dans ce style +paraissent claires à première vue, mais le sens en +est si bien caché qu'encore aujourd'hui on discute +sur le sens de quelques-unes. Il y eut dans ce genre si +faux des virtuoses. Les connaisseurs du temps ne +leur ménagèrent pas leur admiration. Ainsi Dante +et Pétrarque mettent au premier rang des troubadours +le représentant le plus éminent de ce genre, +Arnaut Daniel. «C'est un grand maître en poésie, dit +Pétrarque, et qui fait encore honneur à sa patrie par +son style orné et poli<a id="anchor-III-3"></a> <a href="#footnote-III-3" class="fnanchor">[3]</a>.» Ces deux grands poètes +italiens eux-mêmes ont subi l'influence des troubadours +de cette école; mais leur génie les a préservés +des excès. Il n'en fut pas de même dans la littérature +provençale où ce genre produisit bon nombre de +pièces obscures et énigmatiques, pour la plus grande +joie des connaisseurs anciens et pour le désespoir +des connaisseurs modernes. Il y eut d'ailleurs de +bonne heure une réaction, et même tous les troubadours +de la bonne époque n'ont pas admis cette conception<a id="anchor-III-4"></a> <a href="#footnote-III-4" class="fnanchor">[4]</a>.</p> + +<p>La musique est une partie importante de l'art des +troubadours. Il nous est dit de plus d'un qu'il trouvait +non de belles pensées, mais de beaux «sons», +c'est-à-dire de belles mélodies. Plusieurs manuscrits +des troubadours, plusieurs «chansonniers», comme +on les appelle, nous font connaître cette musique. +Seulement on dirait qu'il y manque l'âme. Nous +sommes très mauvais juges de ce qui en faisait +l'originalité. Son secret paraît à jamais perdu. +Chantée de nos jours elle paraît monotone, comme +un plain-chant vieilli. Par quels mouvements, par +quelles modulations, les troubadours et surtout les +jongleurs, en relevaient-ils la monotonie? C'est ce +que nous ne saurons sans doute jamais<a id="anchor-III-5"></a> <a href="#footnote-III-5" class="fnanchor">[5]</a>.</p> + +<p>Le chant et la musique étaient proprement du +domaine du jongleur. S'il y avait eu une démarcation +bien nette entre ces deux classes, le troubadour se +serait contenté d'inventer la mélodie, laissant au jongleur +le soin de la chanter en s'accompagnant de la +viole, de la cithare et autres instruments. Mais c'est +par là précisément que la classe des jongleurs se confondait +avec celle des troubadours. N'était-ce pas +une tentation toute naturelle pour le poète musicien +de chanter lui-même sa composition? Comme aux +époques lointaines de la Grèce primitive musique et +poésie allaient de pair: les deux arts se confondaient +chez les troubadours comme jadis chez les +aèdes.</p> + +<p>L'étude des différents genres lyriques nous montrera +mieux encore l'union de ces deux arts. Les +genres que nous allons énumérer sont tous faits pour +être chantés. Les troubadours (ils nous en font assez +souvent la confidence) ont mis autant de soin à +inventer le «son», c'est-à-dire la mélodie, qu'à +trouver le fond et à orner la forme.</p> + +<p>On divise quelquefois ces genres en deux groupes: +ceux qui ont gardé quelque trace de leur origine +populaire et ceux qui s'en sont éloignés<a id="anchor-III-6"></a> <a href="#footnote-III-6" class="fnanchor">[6]</a>. C'est +une division qui est à peu près juste, mais elle a +le tort de laisser croire que certains genres sont +d'origine plus relevée que les autres. Si nous distinguons +plus simplement les genres d'après l'importance +qu'ils occupent dans la poésie des troubadours, +on voit que la première place appartient à la +chanson, puis au sirventés, enfin à la tenson: +viennent ensuite les genres que nous pourrions +appeler secondaires, donnant aux précédents le nom +de genres principaux.</p> + +<p>La <i>chanson</i> occupe la place d'honneur. Cela se +conçoit sans peine, quand on songe qu'elle est une +poésie consacrée exclusivement à l'amour, thème +préféré, essentiel même de la poésie provençale.</p> + +<p>Il ne faut pas se méprendre sur ce terme de <i>chanson</i>. +La chanson des troubadours n'a, on pourrait +dire, rien de commun que le nom avec la chanson +moderne. Le nombre des strophes en est variable, il +va ordinairement de six à sept. Elle se termine par +un ou deux <i>envois</i> (<i>tornada</i>). Le nombre des vers +dans chaque strophe est également variable. Il peut +aller de trois à quarante-deux et ceci donne une idée +de la virtuosité des troubadours; mais ces formes +extrêmes sont assez rares.</p> + +<p>L'agencement des rimes est l'objet d'un soin tout +particulier. Il existe, dans la poétique provençale, +toute une terminologie pour désigner ces combinaisons. +Quoique ce souci soit commun à peu près à +tous les genres lyriques, il est plus sensible encore +dans la chanson. La chanson n'a pas de refrain. +Voilà pour la forme.</p> + +<p>Quant à son contenu, nous l'avons indiqué d'un +mot: elle est consacrée à l'amour. Elles commencent +presque toutes par une description du printemps; ce +début est de style, de convention, surtout chez les +plus anciens troubadours. Voici quelques-uns de ces +débuts.</p> + +<blockquote><p>Quand l'herbe verte et la feuille paraissent, et que les +fleurs s'ouvrent dans les vergers, quand le rossignol fait +entendre haute et claire sa voix et lance son chant, je suis +heureux de l'entendre, heureux de voir la fleur. Je suis +content de moi, mais encore plus de ma dame<a id="anchor-III-7"></a> <a href="#footnote-III-7" class="fnanchor">[7]</a>.</p> + +<p>Le gentil temps de Pâques, avec la fraîche verdure, +nous ramène feuilles et fleurs de diverses couleurs: c'est +pourquoi tous les amants sont gais et chantent, sauf moi +qui me plains et qui pleure, et pour qui la joie n'a pas de +saveur...</p> + +<p>Puisque l'hiver est parti et que le doux temps fleuri +est revenu, puisque j'entends par les prés les refrains +variés des petits oiseaux, les prés verts et les frondaisons +épaisses m'ont rempli d'une telle joie que je me suis mis +à chanter<a id="anchor-III-8"></a> <a href="#footnote-III-8" class="fnanchor">[8]</a>.</p></blockquote> + +<p>Voici le début d'une chanson de Jaufre Rudel.</p> + +<blockquote><p>Quand le ruisseau qui sort de la fontaine devient clair, +et que paraît la fleur d'églantier; quand le rossignol dans +la ramure varie, module et affine son doux chant, il est +juste que moi aussi je fasse entendre le mien<a id="anchor-III-9"></a> <a href="#footnote-III-9" class="fnanchor">[9]</a>.</p> + +<p>Je suis heureux, dit Arnault de Mareuil, quand le vent +halène en avril, avant l'arrivée de mai, quand, pendant +toute la nuit sereine, chantent le rossignol et le geai; +chaque oiseau en son langage, dans la fraîcheur du matin, +mène joie et allégresse<a id="anchor-III-10"></a> <a href="#footnote-III-10" class="fnanchor">[10]</a>.</p></blockquote> + +<p>Quelquefois ce thème du début est tout autre. Il +se présente sous la forme suivante: le poète n'a pas +besoin, pour chanter, d'attendre le retour du printemps; +l'amour qu'il a pour sa dame l'inspire en +toute saison.</p> + +<blockquote><p>Ni pluie ni vent, dit Peire Rogier, ne m'empêchent de +songer à la poésie; la froidure cruelle ne m'enlève ni le +chant, ni le rire; car amour me mène et tient mon cœur +en une parfaite joie naturelle; il me repaît, me guide et +me soutient; nul autre objet ne me réjouit, nul autre ne +me fait vivre<a id="anchor-III-11"></a> <a href="#footnote-III-11" class="fnanchor">[11]</a>.</p></blockquote> + +<p>Raimbaut d'Orange commence ainsi une de ses +chansons:</p> + +<blockquote><p>Je ne chante ni pour oiseau, ni pour fleur, ni pour neige, +ni pour gelée, ni pour neige, ni pour chaleur,... je ne chante +pas, je n'ai jamais chanté pour nulle joie de ce genre, +mais je chante pour la dame à qui vont mes pensées et +qui est la plus belle du monde<a id="anchor-III-12"></a> <a href="#footnote-III-12" class="fnanchor">[12]</a>.</p></blockquote> + +<p>Ces débuts ne manquent pas de grâce, ni les précédents +de poésie. Les premiers surtout rappellent par +leur fraîcheur les origines populaires de la chanson +courtoise. Ils expriment à merveille la joie de vivre +qui s'empare des hommes et des choses à la sortie de +l'hiver. Seulement ces débuts se ressemblent trop; +ils fatiguent par leur monotonie; le charme disparaît +assez vite. C'est certainement la partie la plus conventionnelle +de la chanson. Qui en connaît quelques-uns +connaît du même coup tous les autres. Le thème +est trop simple et surtout il reparaît trop souvent. Ce +n'est pas d'ailleurs la seule partie conventionnelle de +la chanson. Pour le fond, la convention y règne aussi +en souveraine; mais ce n'est pas le lieu d'y insister +ici; renvoyons-en l'étude au chapitre consacré à la +doctrine de l'amour courtois.</p> + +<p>Un autre genre lyrique dispute presque la première +place à la chanson dans la poésie provençale: c'est +le <i>sirventés</i><a id="anchor-III-13"></a> <a href="#footnote-III-13" class="fnanchor">[13]</a> (fr. <i>serventois</i>). On n'est pas d'accord +sur l'origine du mot, ni du genre. D'après les uns, le +nom lui viendrait du fait qu'il est composé à l'origine +par des «serviteurs» ou pour des «serviteurs», +c'est-à-dire sans doute, par des «poètes de cour»; +suivant d'autres il tirerait son nom de ce qu'il est +composé sur la forme, sur l'air d'une chanson; ce +serait, pour ainsi dire, une poésie «au service» d'une +autre, qu'elle imiterait servilement. Cette dernière +opinion a pour elle la plus grande vraisemblance. Car +pour la forme, le sirventés ne se distingue pas de la +chanson. On y retrouve le même souci de l'agencement +des rimes que dans le genre précédent.</p> + +<p>C'est par le contenu surtout que ces genres diffèrent. +La chanson passait aux yeux des troubadours pour le +genre le plus parfait. Mais je ne sais si, à notre point +de vue, le <i>sirventés</i> n'est pas plus vivant.</p> + +<p>On peut en distinguer plusieurs catégories. D'abord +le sirventés moral ou religieux, consacré à des thèmes +généraux de morale et de religion. Il fleurit surtout +pendant la période de décadence. Là aussi la convention +se fait sentir de bonne heure. La poésie provençale +nous offre quelques types de satiriques originaux +et vigoureux. Mais à côté d'eux il y eut le troupeau +servile des imitateurs.</p> + +<p>Le sirventés politique ou personnel est bien plus +intéressant. C'est lui qui nous permet de pénétrer +dans la société où vécurent les troubadours. Les +chansons nous montrent le côté idéal ou idéaliste de +cette société; le sirventés nous fait connaître la réalité.</p> + +<p>Les troubadours s'intéressent aux événements +politiques de leur temps. D'abord pour des raisons +générales, qui font que les poètes aiment à sortir +assez souvent de leur tour d'ivoire. Mais leur intervention +dans les affaires politiques avait d'ordinaire +un mobile plus intéressé. Les troubadours qui étaient +à la discrétion—et à la solde—des grands seigneurs +prenaient passionnément parti dans les affaires qui +intéressaient leurs puissants protecteurs. Ils représentent +par certains côtés la presse du temps, presse +pas très indépendante et pas toujours très libre d'ailleurs. +C'est surtout en matière de politique étrangère +que son indépendance était douteuse. Quand Alfonse X +de Castille, nommé empereur, tardait à venir se faire +couronner, il envoyait des subsides, les fonds secrets +d'alors, aux troubadours besogneux; ceux-ci se chargeaient +de la campagne de presse.</p> + +<p>Ils connaissaient même et usaient fort souvent de +ce procédé peu délicat, qui consiste à demander en +menaçant. Le mot qui désigne cet acte délictueux +est récent, mais la chose est ancienne. L'excuse des +troubadours, c'est qu'ils n'avaient peut-être pas +d'autre arme pour fléchir un seigneur avare ou +orgueilleux. Malheur à ceux qui ne leur donnaient +qu'un méchant cheval ou quelques pièces de monnaie! +Le doux troubadour punissait cruellement +l'avarice du grand seigneur qu'il avait vainement +sollicité, en répandant sur son compte médisances et +calomnies. C'étaient là les mœurs du temps. Et c'était +aussi la vengeance du pauvre chanteur errant; plus +d'un seigneur orgueilleux et avare, se souvenant que +le poète est de race irritable, devenait libéral par +crainte des médisances ou du ridicule. C'est l'ensemble +des diverses poésies de ce genre que l'on +appelle du nom général de <i>sirventés</i>.</p> + +<p>Le genre comprend d'ailleurs d'autres subdivisions. +On y range par exemple les <i>chants de croisade</i>, +dans lesquels les troubadours excitent les chefs +de la chrétienté, grands ou petits, à concourir à la +délivrance de la Terre Sainte. Ils le font souvent +avec éloquence; et si l'on songe que ces poésies +étaient colportées par les jongleurs ou les troubadours +eux-mêmes d'une cour à l'autre, on juge de +l'effet que pouvaient avoir des exhortations de ce +genre sur des volontés hésitantes.</p> + +<p>On fait entrer également dans ce genre les <i>plaintes</i> +(<i>planh</i>) sorte de chant funèbre composé par le troubadour +à la mémoire de son protecteur. L'élément +conventionnel n'en est pas absent, mais il règne souvent +dans certaines de ces poésies une sincérité et +une émotion que l'on ne trouve pas toujours dans +d'autres compositions.</p> + +<p>Tout autre est le genre de la <i>tenson</i><a id="anchor-III-14"></a> <a href="#footnote-III-14" class="fnanchor">[14]</a>. Par son +étymologie le mot indique une discussion. C'est une +sorte de discussion poétique sur une question quelconque, +peut-on dire. L'origine n'en est sans doute +pas tout à fait populaire; il faut la chercher peut-être +dans la coutume qui consiste à organiser un +concours de poésie sur un thème donné. Ce genre, +qui paraît connu des plus anciens troubadours, +aurait une origine différente de la plupart des +autres.</p> + +<p>Une question importante se pose à propos de la +<i>tenson</i>. Une tenson a-t-elle pour auteurs les deux +personnages qui sont mis en scène? Ou n'avons-nous +affaire ici qu'à une fiction et le même poète exposait-il +tour à tour ses propres idées et celles de son +interlocuteur? Il semble bien qu'il faille admettre +dans beaucoup de cas deux auteurs différents. Mais +le contraire dut avoir lieu aussi, comme le prouve +l'habitude de composer des tensons avec des personnages +imaginaires<a id="anchor-III-15"></a> <a href="#footnote-III-15" class="fnanchor">[15]</a>. Les sujets des tensons sont +très variés. On y discute les questions les plus +étranges, quelquefois les plus grossières, souvent +les plus élevées. D'une manière générale la discussion +porte sur un point de casuistique amoureuse. +Il y avait là des thèmes sans nombre, où l'esprit +subtil et délié des troubadours, affiné par la dialectique, +se donnait libre carrière.</p> + +<p>Voici quelques sujets de ces discussions poétiques. +Qu'y a-t-il de plus grand, les joies ou les souffrances +causées par l'amour? De deux hommes, l'un a une +femme très laide, l'autre une femme très belle; tous +deux les surveillent avec un très grand soin; quel est +celui des deux qui est le moins blâmable? Une +tenson à trois personnages porte sur les questions suivantes<a id="anchor-III-16"></a> <a href="#footnote-III-16" class="fnanchor">[16]</a>: +un roi a le pouvoir: 1º d'obliger un riche +avare à faire des libéralités; 2º d'empêcher un seigneur +libéral de distribuer des largesses; 3º d'obliger +à vivre dans le monde un homme qui s'est déjà +consacré à Dieu; quel est le plus à plaindre des +trois?</p> + +<p>L'auteur de la même tenson propose à un jongleur +ou à un troubadour le sujet suivant: ou bien il connaîtra +à fond tous les arts qu'un clerc de son temps +peut savoir, ou bien il sera un parfait connaisseur +dans l'art d'aimer. Les deux thèmes sont traités avec +maestria par les deux troubadours: celui qui consacre +sa vie à la science commence par affirmer que +les femmes sont plus trompeuses qu'un «corsaire»; +son érudition lui fournit d'illustres exemples: David, +Samson et Salomon. «Je vous plains, répond son +partenaire; vous vivrez triste avec vos «sept arts» +(le summum de la science d'alors) qui vous troubleront +la vue et l'ouïe, comme il arrive à de nombreux +savants qui en deviennent fous.» Pour lui, +son choix est fait; il aime mieux la vie riante que +lui promettent la poésie et l'amour.</p> + +<p>Voici enfin la question qu'agitent ensemble, dans +une tenson, les troubadours Guiraut de Salignac et +Peironnet. «Qu'est-ce qui maintient le mieux l'amour, +les yeux ou le cœur?» «Les yeux, répond l'un d'eux, +car le cœur ne se donne que sur le jugement des +yeux. Les yeux sont de tout temps les messagers du +cœur.» «C'est dans le cœur, répond l'adversaire, +que se maintient le mieux l'amour; car le cœur voit +de loin, les yeux de près seulement.» Les deux derniers +couplets sont à citer tout entiers: «Seigneur +Peironnet, tout homme de haut lignage reconnaît +que votre choix est mauvais, car tous savent que le +cœur a la seigneurie sur les yeux, et écoutez en +quelle manière: l'amour ne sort pas des yeux si le +cœur n'y consent, tandis que, sans les yeux, le cœur +peut aimer celle qu'il n'a jamais vue en réalité, +comme Jaufre Rudel fit de son amie.» «Seigneur +Guiraut, si les yeux de ma dame me sont hostiles, +peu m'importe le cœur; mais si elle me montre un +regard avenant, elle me prend le cœur et le met en +sa puissance. Voici en quoi consiste le pouvoir et la +hardiesse du cœur: par les yeux l'amour descend +dans le cœur et les yeux disent, par un agréable langage, +ce que le cœur ne peut ni n'oserait dire.»</p> + +<p>Le jugement de cette subtile et gracieuse discussion +est renvoyé à une noble dame du château de +Pierrefeu, en Provence. Il n'est pas rare que les +tensons se terminent par un envoi de ce genre. La +tenson est, elle aussi, elle surtout, un produit de la +société courtoise du temps. Elle reste comme un +écho de cette société. Dans son cadre un peu grêle elle +la fait revivre avec sa courtoisie et aussi son amour +de la préciosité ou de la convention, et on peut voir, +dans les tensons à trois ou quatre personnages qui +nous restent, les origines lointaines de la comédie de +salon.</p> + +<p>Avec la <i>pastourelle</i><a id="anchor-III-17"></a> <a href="#footnote-III-17" class="fnanchor">[17]</a>, nous arrivons à un genre +qui paraît, au premier abord, être resté plus près de +son origine populaire. Voici en quoi il consiste. Le +poète, pendant un voyage, rencontre une bergère; +elle est jeune, avenante, chante ou tresse des fleurs +en gardant son troupeau. Le poète la salue courtoisement, +et, après quelques compliments, lui offre son +amour. La conversation s'engage et elle se développe +suivant la fantaisie du poète. Le début et le +dénouement sont seuls conventionnels. Un exemple +emprunté à un des plus anciens troubadours, Marcabrun, +montrera ce que peut donner ce genre. Le +troubadour, à cheval, a rencontré une bergère.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Je pousse mon cheval vers elle:<br /></span> +<span class="i0">«Que ne puis-je arrêter, la belle,<br /></span> +<span class="i0">La bise qui vous échevèle!<br /></span> +<span class="i0">—Sire, me répond la vilaine,<br /></span> +<span class="i0">Si le vent souffle et me hérisse,<br /></span> +<span class="i0">Je dois au lait de ma nourrice<br /></span> +<span class="i0">De ne point trop m'en mettre en peine.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">—Sans médire de votre mère,<br /></span> +<span class="i0">La belle, il pourrait bien se faire<br /></span> +<span class="i0">Que quelque chevalier fût père<br /></span> +<span class="i0">D'une aussi courtoise vilaine<br /></span> +<span class="i0">Votre regard est un sourire;<br /></span> +<span class="i0">Plus je vous vois, plus je soupire<br /></span> +<span class="i0">Mais vous être trop inhumaine.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">—Non, non, sire, je suis la fille<br /></span> +<span class="i0">De gens dont toute la famille<br /></span> +<span class="i0">N'a manié que la faucille<br /></span> +<span class="i0">Ou le hoyau, dit la vilaine.<br /></span> +<span class="i0">J'en sais un qui vante sa race,<br /></span> +<span class="i0">Et qui devrait suivre leur trace<br /></span> +<span class="i0">Six jours ou sept dans la semaine.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">—Fille aussi farouche que belle,<br /></span> +<span class="i0">Je sais un peu, quand je m'en mêle,<br /></span> +<span class="i0">Apprivoiser une rebelle.<br /></span> +<span class="i0">On peut, avec telle vilaine,<br /></span> +<span class="i0">Faire amour loyal et sincère,<br /></span> +<span class="i0">Et vous m'êtes déjà plus chère<br /></span> +<span class="i0">Que la plus noble châtelaine.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">—Quand un homme a perdu la tête,<br /></span> +<span class="i0">Est-ce un vain serment qui l'arrête?<br /></span> +<span class="i0">Un mot, et votre bouche est prête,<br /></span> +<span class="i0">A baiser mes pieds de vilaine.<br /></span> +<span class="i0">Mais pensez-vous que je désire<br /></span> +<span class="i0">Perdre, pour vous plaire, beau sire,<br /></span> +<span class="i0">Ma richesse la plus certaine?<a id="anchor-III-18"></a> <a href="#footnote-III-18" class="fnanchor">[18]</a><br /></span> +</div></div> + +<p>L'auteur de cette traduction remarque que la +vilaine, mise ainsi en scène, a «terriblement +d'esprit» pour une femme des champs. «Ce n'est +pas le long des haies, même en Gascogne, que +fleurit une ironie si légère et si perçante à la fois.» +C'est une réflexion qu'on peut faire à propos de la +plupart des pastourelles. C'est un genre qui a pu +être populaire; mais il a perdu ce caractère de très +bonne heure.</p> + +<p>Comment d'ailleurs ce genre, s'il avait gardé la +simplicité primitive que nous pouvons lui supposer, +aurait-il eu des chances de plaire à la société raffinée +pour laquelle écrivaient les troubadours? Aussi les +bergères qu'ils mettent en scène ressemblent étrangement, +du début à la fin de leur littérature, à celle +de Marcabrun. C'est leur aïeule. Ce sont en général +de vertueuses coquettes. Elles écoutent les compliments, +acceptent les galanteries, mais finissent toujours +par berner leur interlocuteur. Là encore règne +la convention. Le charme de la plupart de ces compositions +ne vient pas des tableaux champêtres +qu'elles peuvent présenter, ni de la naïveté et de la +simplicité des sentiments exprimés; il vient surtout +de la forme dialoguée qui a permis aux auteurs de +pastourelles de leur donner un tour dramatique. +Elles se rapprochent à ce point de vue des débats +que sont les tensons.</p> + +<p>De la pastourelle on rapproche ordinairement la +<i>romance</i>. Dans la littérature du Nord de la France +surtout ce rapprochement est légitime. On entendait +par <i>romance</i> le récit d'une aventure d'amour fait par +le poète, sous forme dialoguée. Par le contenu la +romance est donc d'un caractère narratif; mais par +la forme elle appartient à la poésie lyrique et par le +dialogue surtout elle se rapproche de la pastourelle. +Les exemples en sont très nombreux dans la littérature +de langue d'oïl; ils sont au contraire très rares +dans la poésie des troubadours.</p> + +<p>Cette rareté est très regrettable, si on en juge par +les modèles qui nous restent, et dont les meilleurs +sont, comme la pastourelle citée plus haut, du troubadour +gascon Marcabrun. Voici la traduction de +l'une de ces deux pièces. Elle est comme un écho +des sentiments qui agitaient, au milieu du +XII<sup>e</sup> siècle, le cœur d'une jeune femme dont l'ami +était parti pour la croisade.</p> + +<blockquote><p>A la fontaine du verger, où l'herbe est verte sur le gravier, +à l'ombre des beaux arbres, pendant que je cherchais +de nouveaux chants et de blanches fleurs, je trouvai seule, +sans compagnon, celle qui ne voulait pas de consolation.</p> + +<p>C'était une damoiselle au corps très beau, fille du +seigneur du château; et, comme je croyais que les oiseaux +et la verdure lui causaient de la joie et qu'elle écoutait +mon badinage, elle changea tout à coup de couleur.</p> + +<p>Elle pleura des yeux et soupira du fond du cœur:</p> + +<p>«Jésus, dit-elle, roi du monde, c'est pour vous que croît +ma douleur. Car les meilleurs soldats sont partis pour +vous servir.</p> + +<p>«C'est pour vous qu'est parti mon doux ami, mon beau +et mon vaillant ami.</p> + +<p>«A moi il ne m'est resté que les regrets et les pleurs. Ah! +malheur au roi de France Louis, par qui le deuil est entré +dans mon cœur.»</p> + +<p>Quand je la vis se désespérer, je vins près d'elle +auprès du clair ruisseau. «Belle dame, dis-je, trop de +pleurs abîment le visage et enlèvent ses couleurs. Il ne +vous faut désespérer, car celui qui donne au bois ses +feuilles peut aussi vous rendre la joie.</p> + +<p>«—Seigneur, dit-elle, je crois bien que Dieu aura pitié +de moi dans l'autre monde, comme il aura pitié de tant +d'autres pécheurs. Mais en attendant, il m'a enlevé celui +qui faisait ma joie.»</p></blockquote> + +<p>Cette énumération serait incomplète, si nous ne +citions en terminant un des genres les plus gracieux +que les troubadours aient traités. C'est celui +de l'<i>aube</i> (prov. <i>alba</i>). Le nom lui vient de ce que le +mot «aube» reparaît à chaque couplet. Pour caractériser +le fond, il suffit de rappeler la situation de +Roméo et Juliette, quand le chant mélodieux du +rossignol vient leur annoncer le jour. Seulement, +dans «l'aube», le chant du rossignol est remplacé +par la voix d'un ami fidèle qui a poussé le dévouement +jusqu'à veiller toute la nuit à la sécurité de son +compagnon. De cette situation étrange le poète sait +tirer d'heureux effets, comme on peut le voir dans la +traduction suivante d'une des «aubes» les plus +célèbres de la littérature provençale. Elle débute par +une invocation à Dieu qui ne manque pas de grandeur +ni de majesté, mais qui révèle, si l'on songe à la +situation, un fonds ineffable de paganisme.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Roi glorieux, roi de toute clarté,<br /></span> +<span class="i0">Dieu tout-puissant, j'implore ta bonté!<br /></span> +<span class="i0">A mon ami prête une aide fidèle;<br /></span> +<span class="i0">Hier au soir il m'a quitté pour elle,<br /></span> +<span class="i0">Et je vois poindre l'aube.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Beau compagnon, vous dormez trop longtemps;<br /></span> +<span class="i0">Réveillez-vous, ami, je vous attends,<br /></span> +<span class="i0">Car du matin je vois l'étoile accrue<br /></span> +<span class="i0">A l'Orient; je l'ai bien reconnue,<br /></span> +<span class="i0">Et je vois poindre l'aube.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Beau compagnon, que j'appelle en chantant,<br /></span> +<span class="i0">Ne dormez plus, car voici qu'on entend<br /></span> +<span class="i0">L'oiseau cherchant le jour par le bocage,<br /></span> +<span class="i0">Et du jaloux je crains pour vous la rage,<br /></span> +<span class="i0">Car je vois poindre l'aube.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Beau compagnon, le soleil a blanchi<br /></span> +<span class="i0">Votre fenêtre, et vous rappelle aussi;<br /></span> +<span class="i0">Vous le voyez, fidèle est mon message;<br /></span> +<span class="i0">C'est pour vous seul que je crains le dommage,<br /></span> +<span class="i0">Car je vois poindre l'aube.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Beau compagnon, j'ai veillé loin de vous<br /></span> +<span class="i0">Toute la nuit, et j'ai fait à genoux<br /></span> +<span class="i0">A Jésus-Christ une prière ardente,<br /></span> +<span class="i0">Pour vous revoir à l'aube renaissante,<br /></span> +<span class="i0">Et je vois poindre l'aube.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">Beau compagnon, vous qui m'aviez tant dit,<br /></span> +<span class="i0">Sur le perron, de veiller sans répit,<br /></span> +<span class="i0">Voici pourtant qu'oubliant qui vous aime,<br /></span> +<span class="i0">Vous dédaignez ma chanson et moi-même,<br /></span> +<span class="i0">Et je vois poindre l'aube.<br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0">—Je suis si bien, ami, que je voudrais<br /></span> +<span class="i0">Que le soleil ne se levât jamais!<br /></span> +<span class="i0">Le plus beau corps qui soit né d'une mère<br /></span> +<span class="i0">Est dans mes bras, et je ne m'émeus guère<br /></span> +<span class="i0">Du jaloux ni de l'aube<a id="anchor-III-19"></a> <a href="#footnote-III-19" class="fnanchor">[19]</a>.<br /></span> +</div></div> + +<p>Il y a un quinzaine de poésies de ce genre dans la +littérature provençale: la plus ancienne est en latin, +le refrain seul est en provençal<a id="anchor-III-20"></a> <a href="#footnote-III-20" class="fnanchor">[20]</a>. D'où vient ce +genre si étrange dont on ne trouve pas trace dans les +littératures anciennes? Est-il, comme la plupart des +autres, d'origine populaire, ou faut-il lui reconnaître +une origine savante?</p> + +<p>Si nous ne connaissions que des formes d'aube +provençales, surtout celle que nous venons de citer, +on pourrait se demander si ce genre n'est pas un +produit de la société aristocratique et courtoise du +moyen âge. Mais il y a d'autres formes plus +anciennes que celles-là. Ce n'est pas toujours un ami +fidèle, ou un veilleur (personnage très important +dans les châteaux) qui annonce le retour du jour; +ce rôle est quelquefois confié aux oiseaux populaires +par excellence, l'alouette, le rossignol, et ce thème +se retrouve dans la poésie populaire de la plupart +des pays. Sans engager ici une discussion inutile sur +l'origine de l'aube, admettons avec la plupart des +critiques que l'aube se compose de plusieurs éléments +dont les principaux sont d'origine populaire. +Nous ne connaissons que par hypothèse cette forme +primitive. Il en est ainsi au début des littératures; +on ne juge les genres dignes d'être notés que quand +ils sont déjà loin de leur origine. Les meilleurs de +leurs vers—les plus populaires—ne seront jamais +connus.</p> + +<p>Ces genres principaux, chanson, sirventés, tenson +(et en partie pastourelle et aube) ne sont pas les seuls +que les troubadours aient traités. Dans la décadence +surtout on en inventa d'autres; à l'<i>aube</i>, chant du +matin, on opposa la <i>serena</i>, chant du soir<a id="anchor-III-21"></a> <a href="#footnote-III-21" class="fnanchor">[21]</a>. La pastourelle +tirait son nom du personnage qui y jouait le +rôle principal; on composa des pièces qui portaient +différents noms suivant le métier des personnages mis +en scène; la «bergère» des pastourelles pouvait être +remplacée par une gardienne de vaches ou d'oies; +ceci formait une nouvelle variété du genre et prenait +un nom nouveau. Laissons là ces puérilités; ce sont +jeux de poètes d'une époque de décadence, essayant +de faire revivre maladroitement des genres morts.</p> + +<p>Mais même à l'âge d'or de la poésie provençale, à +côté des grands genres, existaient des genres secondaires. +Les troubadours avaient, par exemple, un +nom pour désigner une poésie où ils annonçaient à +leur dame qu'ils se séparaient d'elle: c'était le +<i>congé</i>. Un autre genre secondaire portait le nom +d'<i>escondig</i> (excuse ou justification) et le mot en +indique suffisamment le contenu. Pour mieux +marquer sa tristesse ou sa colère de voir ses sentiment +amoureux non partagés, un troubadour composait +un <i>descort</i> (désaccord), c'est-à-dire une poésie +lyrique d'un rythme et d'une mélodie assez libres: +cette composition désordonnée marquait l'état de +son âme. Le troubadour Rambaut de Vaqueiras +trouva encore mieux: il écrivit son <i>descort</i> en cinq +langues ou dialectes, une par strophe; la dernière +strophe est composée de dix vers, deux en chaque +langue. «C'est pour mieux marquer, dit-il au début, +combien le cœur de ma dame a changé, que je fais +désaccorder les mots, la mélodie et le langage.» La +cacophonie et le charabia avaient ainsi mission de +dire ce que le cœur ne pouvait exprimer<a id="anchor-III-22"></a> <a href="#footnote-III-22" class="fnanchor">[22]</a>.</p> + +<p>Beaucoup plus intéressants à étudier seraient +d'autres genres lyriques comme les <i>danses</i>, les +<i>danses doubles</i>, les <i>ballades</i>, les <i>estampies</i>. Ce sont +là des genres qui paraissent avoir le mieux gardé le +caractère populaire. Il y a telle ballade ou danse +anonyme avec refrain qui ressemble encore à une +ronde d'enfants. Mais les exemples de ces genres, si +précieux qu'ils soient pour la critique, sont trop rares +pour mériter ici plus qu'une rapide mention. Nous +pouvons nous en tenir aux cinq genres principaux +dont nous venons de décrire la forme.</p> + +<p>Tel est, dans ses grandes lignes, le cadre où se +meut la poésie des troubadours. Il est mince et grêle, +en apparence. Les grands genres, ceux du moins +que la critique moderne a qualifiés ainsi, en sont +exclus. Mais on nous a appris, dans un vers lapidaire, +la valeur d'un bon sonnet et un seul a suffi à la célébrité +d'un de nos poètes contemporains. Jugeons +donc les troubadours à cette mesure; et, sans leur +reprocher de n'avoir pas connu certains genres, +faisons-leur un mérite d'avoir su traiter avec une +incomparable maîtrise ceux qu'ils ont inventés. Faisons-leur +surtout un titre de gloire d'avoir été les +premiers, au début des littératures modernes, à comprendre +la valeur de la forme en poésie, à en proclamer +la nécessité, à donner des règles et des lois: +c'est par eux que la notion de l'art est entrée dans +ces littératures.</p> + +<p>C'est aussi un mérite non moins grand, quoique +d'un autre ordre, d'avoir su confier aux formes poétiques +dont ils sont les inventeurs des pensées si +neuves, si ingénieuses et si profondes que les littératures +voisines les ont aussitôt empruntées. On s'en +rendra mieux compte en étudiant leur théorie de +l'amour courtois.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_IV" id="CHAPITRE_IV"></a>CHAPITRE IV</h2> + +<h3>LA DOCTRINE DE L'AMOUR COURTOIS. COURS D'AMOUR</h3> + +<blockquote><p>La doctrine de l'amour courtois: son originalité.—L'amour +est un culte.—Le «service amoureux» imité du «service +féodal».—La discrétion; les pseudonymes: les hommages des +troubadours ne s'adressent qu'aux femmes mariées.—La patience +vertu essentielle.—L'amour est la source de la perfection littéraire +et morale.—L'orthodoxie amoureuse chez le troubadour +Rigaut de Barbezieux.—Les cours d'amour d'après Nostradamus +et Raynouard.</p></blockquote> + + +<p>L'ancienne poésie provençale se fait remarquer, +dès ses débuts, par une profonde originalité<a id="anchor-IV-1"></a> <a href="#footnote-IV-1" class="fnanchor">[1]</a>. Ni +par le fond, ni par la forme, elle ne ressemble à rien +de ce qui l'a précédée. La forme est parfaite, et +cependant elle n'a pas de modèles dans la poésie +classique des Grecs ou des Latins. Les idées poétiques +et les sentiments qu'expriment les premiers +troubadours ne dénoncent aucune imitation; d'un +bout à l'autre cette poésie vivra par elle-même et +non d'emprunts. Cette originalité, qui a fini par être +un élément de faiblesse, a fait d'abord sa force.</p> + +<p>Elle se manifeste surtout dans la conception que +les troubadours se sont faite de l'amour. Les premiers, +dans les littératures modernes, ils ont su +exprimer avec éclat les sentiments que cette passion +inspire.</p> + +<p>Ils ont imposé leur conception de l'amour à leurs +nombreux imitateurs: poètes français, italiens, portugais +et même allemands. Il est important de +reconstruire une théorie dont on retrouve les éléments +au berceau des principales poésies modernes.</p> + +<p>Nous ne dirons rien du premier troubadour connu, +Guillaume, comte de Poitiers. Ce fut un homme +d'humeur fort joyeuse et gaillarde et ses poésies en +témoignent en plus d'un endroit. Si les troubadours +qui suivirent lui avaient emprunté sa conception de +l'amour, ils n'auraient pu guère ajouter à la sensualité, +disons même à la brutalité de quelques-unes de +ses chansons. Ce troubadour de haut parage parle +trop souvent comme le plus mal élevé de ses écuyers. +Il est pour peu de chose dans la conception de +l'amour telle que l'ont faite les grands troubadours +du XII<sup>e</sup> siècle, et il y a un abîme par exemple entre +lui et Bernard de Ventadour ou Giraut de Bornelh.</p> + + +<p>Et cependant son dernier éditeur a bien nettement +montré, après Diez, que les principaux traits de +l'amour conventionnel, tel que l'ont conçu les troubadours +de l'époque classique, étaient déjà en germe +chez le premier troubadour. «L'espèce d'exaltation +mystique qui a pour cause et pour objet à la fois la +femme aimée et l'amour lui-même était déjà désignée +sous le nom de <i>joi</i>(joie); l'hymne enthousiaste que +le poète entonne en son honneur, et qui est une de +ses productions les plus réussies suppose naturellement +l'existence de la chose et du mot<a id="anchor-IV-2"></a> <a href="#footnote-IV-2" class="fnanchor">[2]</a>.»</p> + +<p>Voici quelques strophes de cet hymne:</p> + +<blockquote><p>Plein d'allégresse, je me plais à aimer une joie à laquelle +je veux m'abandonner; et puisque je veux revenir à la +joie, il est bien juste que, si je puis, je recherche le +mieux (l'objet le plus parfait)...</p> + +<p>Jamais homme n'a pu se figurer quelle est (cette joie), +ni par le vouloir ou le désir, ni par la pensée ou la +fantaisie; telle joie ne peut trouver son égale, et celui +qui voudrait la louer dignement ne saurait, de tout un an, +y parvenir.</p> + +<p>Toute joie doit s'humilier devant celle-là; toute noblesse +doit céder le pas à ma dame à cause de son aimable +accueil, de son gracieux et plaisant regard; celui-là vivra +cent ans qui réussira à posséder la joie de son amour.</p> + +<p>Par la joie qui vient d'elle le malade peut guérir et sa +colère peut tuer le plus sain; par elle le plus sage peut +tomber dans la folie, le plus beau perdre sa beauté, le plus +courtois devenir vilain, le plus vilain courtois.</p></blockquote> + +<p>On croirait lire un troubadour de l'époque classique +pendant laquelle la doctrine de l'amour +courtois fut définitivement fixée. Cependant cette +pièce forme une exception dans l'œuvre de Guillaume +de Poitiers et c'est chez ses successeurs qu'il faut +chercher la vraie doctrine. En voici les principaux +traits.</p> + +<p>Dans la poésie courtoise des troubadours, l'amour +est conçu de très bonne heure comme un <i>culte</i>, +presque comme une <i>religion</i>. Il a ses lois et ses +droits; les unes et les autres forment une sorte de +code du parfait amant. Le code est sévère et les lois +rigoureuses; il faut se soumettre à leur discipline; +on n'y déroge pas sans danger<a id="anchor-IV-3"></a> <a href="#footnote-IV-3" class="fnanchor">[3]</a>.</p> + +<p>Les amants se comportent vis-à-vis de l'amour, +comme un vassal vis-à-vis de son suzerain. Il existe +un service d'amour, comme il existe un service de +chevalerie. L'amant devient l'homme-lige de la personne +aimée, ou même d'amour personnifié; il +accomplit ses volontés, obéit à ses ordres, exécute +ses moindres caprices. Être amoureux, dans la +poésie des troubadours, c'est s'engager par un serment, +comme un chevalier. On accepte tous les liens +rigoureux qu'un serment de ce genre impose conformément +aux mœurs du temps. Pas plus que le chevalier +l'amant n'est un esclave et il garde sa noblesse; +mais il est un vassal et à ce titre dépend, corps et +âme, de son suzerain qui peut en disposer à son gré, +sans rendre de comptes à personne. Le «vasselage +amoureux» est une invention des troubadours provençaux; +elle porte la marque du temps et les deux +termes de cette expression caractérisent l'esprit et +les mœurs de cette époque.</p> + +<p>C'est ainsi que Bernard de Ventadour dit à sa +dame: «Je suis, dame, votre sujet, consacré pour +toujours à votre service, votre sujet par paroles et +par serment.» Peire Vidal, avec son exagération +habituelle, dit à la sienne: «Je suis votre bien, vous +pouvez me vendre ou me donner.» «Je vous appartiens, +proclame un autre, vous pouvez me tuer, si +c'est votre plaisir.» «Avec patience et discrétion, dit +un quatrième, je suis votre vassal et votre serviteur<a id="anchor-IV-4"></a> <a href="#footnote-IV-4" class="fnanchor">[4]</a>.»</p> + +<p>On n'arrivait pas d'emblée à être le vassal de sa +dame. Il y avait des degrés à parcourir, un stage à +accomplir; la langue des troubadours a plusieurs +mots pour désigner l'amant dans ces diverses situations. +«Il y a quatre degrés en amour; le premier +est celui du soupirant, le deuxième celui du suppliant, +le troisième celui de l'amoureux, le quatrième celui +de l'amant.» Ce dernier terme n'indiquait pas d'ailleurs +autre chose que l'acceptation par la dame des +hommages poétiques du troubadour amoureux. «La +dame recevait de lui un serment de fidélité que scellait +ordinairement un baiser et le plus souvent celui-ci +était le premier et le dernier<a id="anchor-IV-5"></a> <a href="#footnote-IV-5" class="fnanchor">[5]</a>.»</p> + +<p>Mais cette faveur si péniblement acquise il était difficile +de la conserver contre les jaloux et les envieux. +De là découlaient pour l'amant de dures obligations.</p> + +<p>La discrétion est une des premières qualités +requises. Fi des amants grossiers qui compromettraient +leurs dames par leurs chansons! A ces imprudents +maladroits aucun succès n'est réservé. Aussi la +dame aimée est-elle en général désignée par un pseudonyme, +qui n'est pas toujours très transparent; c'est +un <i>senhal</i> (signal) suivant l'expression technique. La +fantaisie et l'imagination guident les troubadours +dans le choix de ces pseudonymes; mais ces noms, +comme on peut s'y attendre, sont souvent pris parmi +les plus gracieux ou les plus expressifs.</p> + +<p>Bernard de Ventadour appelle sa dame tantôt <i>Bel-Vezer</i> +(Belle-Vue), tantôt <i>Magnet</i> (Aimant), tantôt +<i>Tristan</i>, déroutant ainsi non seulement la malice de +ses contemporains, mais aussi la sagacité des commentateurs +modernes.</p> + +<p>Rigaut de Barbezieux désigne constamment sa +dame sous le nom de <i>Mieux-que-Dame</i> (<i>Miels de +Domna</i>), <i>Plus-que-Reine</i>, pourrions-nous dire, en rappelant +le titre d'un roman contemporain. Bertran de +Born appelle la sienne <i>Miels-de-Ben</i>(Mieux-que-Bien) +ou <i>Bel-Miralh</i>(Beau-Miroir). On trouve encore parmi +ces pseudonymes <i>Beau-Réconfort</i>(<i>Belh Conort</i>), <i>Bon-voisin</i>, +<i>Beau-chevalier</i>, <i>Mon écuyer</i>, <i>Beau-Seigneur</i>. +Le dernier troubadour appelait sa dame <i>Belle-Joie</i> +(<i>Belh Deport</i>). Cette coutume, qui remonte à Guillaume +de Poitiers, a été constamment observée.</p> + +<p>Elle s'explique si on se rappelle que les troubadours +n'adressent leurs hommages qu'à des femmes +mariées; chanter l'amour d'une jeune fille est tout à +fait exceptionnel, dans la poésie provençale. Cette +habitude peut nous paraître étrange; mais elle est +conforme aux mœurs du temps.</p> + +<p>La femme mariée seule a été idéalisée par la chevalerie. +C'est à elle que vont les hommages des poètes, +comme ceux des chevaliers. On comprend d'ailleurs +sans peine cet état de la société. Pendant l'absence +du seigneur, appelé souvent par devoir ou par ambition +à des expéditions guerrières, la femme représentait +la puissance suzeraine aux yeux de ses vassaux. +Elle peut être appelée à jouer un grand rôle, comme +Guibourg, l'épouse légendaire de Guillaume d'Orange, +qui, en l'absence de son mari, défend la ville contre +les Sarrasins. La jeune fille tient peu de place dans +la société du temps et n'a aucun rôle à jouer. Il faut +se rappeler ces mœurs si on veut comprendre la +poésie des troubadours.</p> + +<p>En même temps que la discrétion une autre qualité +éminente, exigée par le code amoureux du temps, +c'est la patience, une patience sans mesure et sans +bornes. Beaucoup de troubadours la comparent à +celle des Bretons qui attendent depuis des siècles la +résurrection de leur roi Arthur. Un des plus gracieux +poètes du temps, Rigaut de Barbezieux, s'exprime +ainsi au début d'une de ses chansons: «Celui-là se +connaît peu en amour, qui n'attend pas patiemment +sa pitié; car amour veut qu'on souffre et qu'on +attende; mais en peu de temps il répare tous les tourments +qu'il a fait souffrir.» C'est que l'amant est à la +merci de sa dame; elle ne lui donne rien que par +miséricorde, par pitié. «Patience est le mot magique, +le talisman devant lequel s'ouvre le cœur de la personne +aimée.» Les meilleurs troubadours vantent les +mérites de «patience et longueur de temps» et +témoignent souvent de leur mépris pour les impatients<a id="anchor-IV-6"></a> <a href="#footnote-IV-6" class="fnanchor">[6]</a>.</p> + +<p>Cette longue épreuve peut devenir d'ailleurs la +source des plus pures joies; voici comment deux +troubadours rajeunissent un lieu commun de la +poésie érotique. «Bénis soient les soucis, les chagrins, +les maux qu'Amour m'a causés pendant si longtemps; +je leur dois de sentir avec mille fois plus d'ivresse les +bienfaits qu'il m'accorde aujourd'hui. Le souvenir de +mes peines me rend si doux le bonheur présent, que +j'ose croire que, sans avoir éprouvé l'infortune, on ne +peut savourer tout le charme de la félicité.» Voici +une pensée analogue exprimée en termes à peu près +semblables: «Je te bénis, Amour, de m'avoir fait +choisir la dame qui m'accable sans cesse de ses +rigueurs. Si mon affection l'avait trouvée reconnaissante, +je n'eusse pas eu l'occasion de lui prouver par +mes hommages et par ma constance à quel point je +lui suis dévoué; prières et merci, espoir et crainte, +chansons et courtoisie, soupirs, deuil et pleurs, je +n'eusse rien employé, si l'usage faisait qu'un amour +pur et sincère fût de suite payé de retour<a id="anchor-IV-7"></a> <a href="#footnote-IV-7" class="fnanchor">[7]</a>.»</p> + +<p>Plus d'un troubadour s'impatienta sans doute; +quelques-uns déclarent nettement qu'ils sont las d'attendre +comme des Bretons. Il leur arrive alors de +prendre le ton tragique pour adoucir la rigueur de +leur dame; ils jouent facilement aux désespérés. «Le +monde entier apprendra comment la dureté de votre +cœur cause ma mort», dit après d'autres l'un d'eux. +Mais ces plaintes et ces menaces étaient aussi de convention. +«Les chants désespérés ne sont pas les plus +beaux.» Et les suicides furent plutôt rares; nous n'en +connaissons aucun exemple certain, exception faite +de quelques cas rapportés dans les Biographies; mais +on sait que dans ces documents la légende coudoie à +tout instant la réalité. Ce qui était moins rare c'était +que le troubadour malheureux se retirât du monde et +entrât dans les ordres; comme nous l'avons fait +observer dans un précédent chapitre, le nombre des +troubadours qui finirent ainsi leur vie est assez +élevé.</p> + +<p>Ce n'est pas qu'ils fussent très exigeants en +amour; ils se contentaient de peu, ils l'assurent du +moins<a id="anchor-IV-8"></a> <a href="#footnote-IV-8" class="fnanchor">[8]</a>. La plupart demandent à leur dame de les +agréer pour leur serviteur, sans plus, d'accepter leurs +hommages poétiques. Quelques-uns sont plus précis +dans l'expression de leurs désirs; certaines demandes +sont remarquables de naïveté et, parfois, de crudité. +Mais en général les vœux sont timides et modestes; +ceci aussi est de règle. Les amants mal appris +manquent seuls de la discrétion et de la retenue +nécessaires. N'oublions pas que la dame aimée est, +au sens plein du mot, une «maîtresse» à la disposition +de laquelle le poète est corps et âme et dont il +faut gagner les faveurs.</p> + +<p>Aussi quelle n'est pas la timidité et la gaucherie +du troubadour amoureux quand la dame aimée +daigne enfin agréer ses vœux et l'admettre devant +elle! Il en est peu qui ne perdent la parole et même le +sentiment. Rigaut de Barbezieux nous fait connaître +ses impressions: «Je suis semblable à Perceval, qui +fut saisi d'une telle admiration à la vue de la lance +et du Saint Graal, qu'il ne sut demander à quoi ils +servaient; ainsi quand je vois, dame, votre joli +corps, je m'oublie à le considérer avec admiration; +je veux vous adresser une prière et je ne puis: +je rêve.» «Il m'arrive souvent, dit le troubadour +Peire Raimon de Toulouse, que je veux vous +adresser une prière, dame; mais quand je suis près +de vous, je perds le souvenir.» «Quand je l'aperçois, +avoue Bernard de Ventadour, on voit à mes yeux et +à la couleur de mon visage que je tremble de peur, +comme la feuille agitée par le vent; je suis si conquis +par l'amour que je n'ai pas plus de sens qu'un +enfant.» «Je n'ose lui montrer ma douleur quand il +m'arrive de la voir, dit à son tour Arnaut de Mareuil; +je ne sais que l'adorer.» Ce sont là quelques-unes des +plus caractéristiques parmi les déclarations des troubadours; +ce ne sont pas les seules; elles sont presque +un lieu commun, souvent rajeuni par la fantaisie +individuelle.</p> + +<p>Éloignés de leur dame les troubadours sont plus +éloquents; mais ils n'en restent pas moins discrets +et timides, sachant qu'il est de très mauvais ton, +pour un amoureux parfait, de ne savoir modérer ses +désirs. Il n'est pas rare d'ailleurs que plus d'un se +console de cet éloignement et n'y trouve même +quelque charme. Le troubadour suppose qu'un lien +mystérieux, qui ne tient aucun compte de l'espace, +l'unit à sa dame<a id="anchor-IV-9"></a> <a href="#footnote-IV-9" class="fnanchor">[9]</a>. Un des plus élégants représentants +de la poésie provençale, Bernard de Ventadour, +s'exprime ainsi: «Dame, si mes yeux ne vous voient +pas, sachez que mon cœur vous voit.» Le début +d'une autre de ses chansons est célèbre: «Quand la +douce brise halène de vers votre pays, il me semble +que je sens une odeur de paradis, pour l'amour de la +gentille dame vers qui va mon cœur.»</p> + +<p>C'est le cas de rappeler ici la jolie tenson citée +dans un chapitre précédent sur les mérites du cœur +et des yeux pour le maintien de l'amour. «Le cœur +voit de loin, les yeux de près seulement», dit l'un +des interlocuteurs: c'est à ses côtés que se serait +rangé Bernard de Ventadour et surtout Jaufre Rudel +qui s'éprit de la princesse lointaine pour le bien +qu'il en avait entendu dire.</p> + +<p>Les «yeux» jouent un grand rôle dans la poésie +provençale: c'est par eux que commence le phénomène +un peu mystique de l'<i>enamorament</i>. La vue +de l'objet aimé frappe les yeux et produit souvent +l'extase; une sorte de fluide mystérieux va de là au +cœur et y éveille l'amour.</p> + +<p>Le troubadour Aimeric de Péguillan est un de +ceux qui ont le mieux exprimé les divers moments +de ce phénomène.</p> + +<blockquote><p>Amour parfait, je vous l'assure, ne peut avoir ni force +ni pouvoir si les yeux et le cœur ne les lui donnent. +Car les yeux sont les truchements du cœur, ils vont +chercher ce qui plaît au cœur, et quand ils sont bien +d'accord et que tous trois sont fermement unis, alors le +vrai amour tire sa force de ce que les yeux font agréer au +cœur. Que tous les amants sachent que l'amour est l'accord +parfait du cœur et des yeux; les yeux font fleurir l'amour, +le cœur donne les graines, l'amour est le fruit<a id="anchor-IV-10"></a> <a href="#footnote-IV-10" class="fnanchor">[10]</a>.</p></blockquote> + +<p>C'est le même Aimeric qui a chanté dans les +termes suivants les bienfaits de l'amour.</p> + +<blockquote><p>Les plaisirs qu'il donne sont plus grands que les +chagrins, les biens plus grands que les maux, les joies plus +grandes que les deuils, les ris plus nombreux que les +pleurs... Amour rend les hommes vils vertueux, donne +l'esprit aux sots, rend les avares prodigues, donne la +loyauté aux fourbes, la sagesse aux fous, la science aux +ignorants et la douceur aux orgueilleux.</p></blockquote> + +<p>Il n'est pas besoin d'insister sur l'originalité de +cette conception. Elle paraît encore plus grande si +l'on observe que, dès les origines de la littérature +provençale, les troubadours ont fait de l'amour un +principe de perfection littéraire et morale. La longue +attente qu'exige la possession de l'objet aimé n'est +pas une attente muette; dans une société où la +poésie tient tant de place et recueille tant d'honneurs, +le poète compte sur la perfection de sa poésie autant +que sur la patience. Ceux d'entre eux qui ont conscience +de leur gloire—sentiment si commun aux +poètes—ne manquent pas de s'en prévaloir comme +d'un titre sérieux. C'est par la perfection de leur +poésie qu'ils espèrent adoucir le cœur de leur dame +et fléchir sa rigueur. Voici sur ce point une citation +caractéristique: «Je me loue du long et doux désir, +car souvent il m'a fait rêver et parvenir à des chants +de maître... De mon agréable richesse (c'est-à-dire +la poésie) je sais gré au joli et cher corps auquel +j'adresse mes vers, et plus encore, s'il se peut, à +l'amour.» Les déclarations de ce genre ne sont pas +rares dans l'ancienne littérature provençale.</p> + +<p>Que dire de la perfection morale dont l'amour est +également le principe? Elle se rattache étroitement, +elle aussi, à la conception que nous venons d'exposer +Les troubadours n'ont pas de termes assez forts pour +exalter la perfection de l'objet aimé. Leur dame se +distingue de toutes les autres par la beauté et la +grâce de son corps, mais encore par ses qualités +morales; elle est sage, «prude», comme dit +l'ancienne langue française; tous les dons du cœur +et de l'esprit sont réunis en elle. «Comme la clarté +du jour l'emporte sur toute autre clarté, ainsi, dame, +il me semble que vous êtes au-dessus de toutes les +femmes par votre beauté, par vos qualités et votre +courtoisie.» (Rigaut de Barbezieux.)</p> + +<p>Qu'on se rappelle maintenant le lien de vasselage +amoureux inventé par les troubadours. Pour gagner +la faveur d'un maître aussi parfait, ne faut-il pas +rechercher la perfection? Et les troubadours n'ont-ils +pas raison de dire que l'amour ainsi conçu est un +principe de moralité? Tout se tient dans cette +théorie: la perfection de l'amant suppose la perfection +de l'objet aimé. Plus son idéal sera élevé, plus il +grandira lui-même. Perfection littéraire, perfection +morale sont les conséquences de l'amour parfait: la +conception des troubadours étant admise, la conséquence +est nécessaire.</p> + +<p>Aussi cet amour n'est-il pas un amour déréglé, +passionnel, comme nous dirions; les lois auxquelles +il est soumis se résument en une loi supérieure à +toutes les autres, c'est la «mesure». Penser, parler, +agir avec «mesure», c'est-à-dire avec sagesse, connaissance, +réflexion, c'est l'idéal où doit atteindre le +parfait amant. De là découlent toutes les obligations +auxquelles le soumet le code amoureux, de là aussi +lui viennent les vertus qui le rendent digne du «service +d'amour» auquel l'admet, par faveur et pitié, la +dame aimée. La «mesure» est la vertu suprême qui +doit guider sa vie. Là aussi se reconnaît l'influence +des idées «chevaleresques». Dans la société du +temps la mesure est une vertu éminente: qu'on se +rappelle la manière dont l'auteur de la <i>Chanson de +Roland</i> oppose au caractère fier mais irréfléchi de +Roland le caractère sage d'Olivier.</p> + +<p>Mais il y a dans cette conception, originale sans +doute, quelque chose de factice et d'artificiel, peu +conforme à la réalité. Cette théorie n'est qu'une +théorie poétique, qui fut développée à outrance, +ressassée pendant les deux siècles que dura l'ancienne +poésie provençale. Quand on lit les plus jolies chansons +de Bernard de Ventadour, d'Arnaut Daniel ou +de Giraut de Bornelh, on n'a pas de peine à conclure +avec le premier historien de la littérature provençale, +Diez, que l'amour tel que l'ont conçu les troubadours +représente une fantaisie de l'esprit plutôt qu'une +passion du cœur. «L'amour fut conçu comme un art +et eut ses règles, comme la poésie.» On en arriva à +une étrange confusion de termes: l'amour étant +considéré comme le thème principal de la poésie +lyrique, le code où furent résumés au XIV<sup>e</sup> siècle les +principes de la grammaire et de la métrique provençales +fut appelé les <i>Leys d'Amors</i>, les lois d'amour, +c'est-à-dire de la poésie.</p> + +<p>Nous pourrions continuer à exposer didactiquement +les principes de cette théorie de l'amour courtois +que nous venons de résumer, et à en étudier +l'évolution. Mais l'étude des troubadours de la décadence +nous donnera l'occasion de compléter cette +esquisse. Il nous paraît plus intéressant de voir +l'application de ces principes non chez les grands +troubadours, où ils sont pour ainsi dire dispersés, +mais chez un <i>poeta minor</i> où ils sont plus faciles à +reconnaître. Il s'agit du troubadour Rigaut de Barbezieux. +Ce troubadour d'origine saintongeaise fut +un homme célèbre en son temps et il est resté un +gracieux poète. Il y a de plus grands noms dans +l'ancienne littérature provençale. Mais il y a peu de +troubadours qui aient montré dans l'expression des +sentiments amoureux plus de charme et plus de +grâce<a id="anchor-IV-11"></a> <a href="#footnote-IV-11" class="fnanchor">[11]</a>.</p> + +<p>Son succès dut être grand. Nous n'avons pas de +témoignages directs pour ces temps lointains; mais +le témoignage des manuscrits les remplace. Or, les +poésies de Rigaut de Barbezieux sont celles qui sont +le plus souvent reproduites dans les «chansonniers» +provençaux; et cela, non seulement dans les manuscrits +d'origine française, mais aussi dans les manuscrits +italiens. Si l'on veut mesurer sa célébrité +d'antan suivant les idées du jour, on peut dire qu'il +aurait eu les honneurs de plusieurs éditions et que +sa gloire aurait dépassé nos frontières.</p> + +<p>L'amour est, suivant la doctrine des troubadours, +une faveur suprême, une grâce qu'on n'obtient que de +la pitié, par une patience robuste et à toute épreuve +capable de tout supporter sans plainte. Écoutons +notre troubadour parler avec mépris de ceux qui +ignorent ce précepte essentiel de la doctrine.</p> + +<blockquote><p>Celui-là est peu savant en amour qui ne sait pas souffrir +et attendre; car en peu de temps amour répare tous les +maux qu'il a fait souffrir; c'est pourquoi j'aime mieux +mourir après avoir obtenu ses faveurs que vivre le cœur +joyeux, mais sans amour...</p> + +<p>Pour Dieu, amour, avant de me rendre joyeux, vous +m'aurez accordé une réparation pour la grande peine et la +longue attente qui avanceront l'heure de ma mort. Ce qui +vous plaît, il me convient de le supporter, et je m'efforce +de souffrir sans me plaindre, car je veux voir si on gagne +à attendre.</p></blockquote> + +<p>C'est le même thème que Rigaut développe dans la +plupart de ses chansons. Il ne faut pas l'accuser de +manquer d'invention; le cercle d'idées où se meut +son imagination ne saurait trop s'élargir; Rigaut +est victime, comme la plupart des troubadours, de +son orthodoxie amoureuse. Voici la traduction d'une +autre de ses chansons où l'on retrouvera la même +doctrine.</p> + +<blockquote><p>Tout le monde demande ce qu'est devenu Amour; à tous +je dirai la vérité. Amour est semblable au soleil d'été, qui, +après avoir montré partout ses splendeurs, va, le soir +venu, se reposer; ainsi Amour, ayant erré en tous lieux +sans rien trouver qui soit à son gré, retourne à son point +de départ... Comme un faucon qui fond sur sa proie, +après l'avoir dépassée, ainsi Amour descendait (jadis) dans +le cœur de ceux qui aimaient loyalement.</p> + +<p>Amour fait comme le bon autour qui ne se débat ni ne +s'agite de désir, mais qui attend qu'on l'ait lancé; puis il +s'envole et prend son oiseau; ainsi l'amour parfait observe +et épie la jeune dame de beauté parfaite en qui s'assemblent +toutes les qualités; Amour ne se trompe pas quand +il la prend ainsi.</p> + +<p>Aussi veux-je supporter ma douleur; car pour récompense +de nos souffrances nous sont données de belles joies; +la souffrance amène le redressement de bien des torts et +vient à bout des médisants. Ovide dit dans un de ses +livres—et vous pouvez le croire—que par la souffrance +on obtient les faveurs de l'amour: pour avoir souffert, +maints pauvres sont devenus riches; aussi souffrirai-je +jusqu'à ce que j'obtienne une grâce.</p> + +<p>Et puisque Joie et Mérite s'unissent en vous, dame, à la +beauté, pourquoi n'y ajoutez-vous pas un peu de pitié, +qui me serait si profitable dans ma détresse? Car, +semblable à celui qui brûle au feu d'enfer, et meurt de +soif, sans joie et sans lumière, je vous demande grâce, +dame.</p></blockquote> + +<p>Parmi les compositions de Rigaut celle-ci est une +de celles qui ont été le plus admirées; elle est reproduite +dans une vingtaine de manuscrits, presque +tous de première importance. Elle a partagé ce +succès avec quelques autres dont nous allons citer +les principales.</p> + +<p>Elles sont d'un accent peut-être plus personnel +que celles dont il vient d'être question. L'appel à la +pitié de sa dame, qui est un des thèmes ordinaires +traités par les troubadours, s'y exprime en termes +touchants et simples, parfois naïfs, ce qui, en +l'espèce, est un charme de plus. Rigaut exagère sa +crainte et sa timidité pour attendrir sa dame; il est +le «naufragé» qui a besoin de secours, l'être sans +souffle, à qui Amour redonne la vie.</p> + +<blockquote><p>Je suis semblable au lion, qui s'irrite furieusement quand +son lionceau vient au monde sans souffle et sans vie et +qui en l'appelant de ses cris, le fait revivre et marcher; +ainsi ma chère dame et amour peuvent me secourir, et +me guérir de ma douleur.</p> + +<p>A chaque gaie saison reviennent avril et mai; ma bonne +étoile devrait bien revenir; Amour a trop longtemps +sommeillé; il me donna le pouvoir d'aimer, sans m'accorder +en même temps celui d'oser supplier; ah! que de +grands honneurs m'ont ravis la timidité et la crainte!</p> + +<p>Quelle magnifique récompense, et noble et sincère +j'aurais eue! Aussi je supporte avec joie mon fardeau, +pourvu que sa pitié ne m'oublie pas! Comme le marin +qui ne peut s'échapper de sa nef naufragée qu'en se +sauvant à la nage, ainsi, dame, je me relèverais si vous +daigniez me porter secours.</p> + +<p>Je suis triste et joyeux, tantôt je chante, tantôt je +m'irrite... car amour s'est divisé dans mon cœur en amour +joyeux et en amour triste... il me montre ses nobles +qualités au milieu des ris et des pleurs.</p> + +<p>En vous, dame, sont toutes les qualités possibles; aucune +n'y manque, dame ornée de toutes les vertus; on ne +saurait rien y ajouter, si seulement vous étiez hardie en +amour. Vous êtes sans égale, mur, château et tour d'honneur, +et fleur de beauté.</p></blockquote> + +<p>Une partie des mêmes thèmes se retrouve dans la +chanson suivante; si, au début, le poète se plaint avec +quelque impatience de l'indifférence d'Amour à son +sujet, il s'y déclare bientôt amant soumis et obéissant, +serviteur fidèle de sa «dame», n'attendant rien que +de sa pitié, de sa «merci».</p> + +<blockquote><p>Je voudrais savoir si Amour voit, entend et comprend, +car je lui ai demandé grâce bien sincèrement et je +n'en obtiens aucune aide; la pitié seule peut me défendre +contre ses armes; car je lui suis si soumis qu'il n'est joie +ni paradis pour lesquels je voulusse échanger l'espoir et +l'attente.</p> + +<p>Tout homme qui sert son seigneur de bon cœur et +loyalement attend que la raison suggère à son maître de +lui faire quelque bien. L'amour parfait doit apprendre cet +usage; qu'il prenne garde que ses biens soient convenablement +distribués, qu'il considère qui lui sera loyal, franc +et sincère, pour que personne ne le puisse blâmer.</p> + +<p>Car après la douleur vient le plaisir, au grand mal +succèdent les joies et un long repos suit le labeur; de +grandes faveurs récompensent les longues souffrances +subies sans plaintes; c'est ainsi qu'on suit d'amour les +droits chemins; servez l'amour loyalement et sans le +quitter: c'est par ce moyen qu'on l'obtient.</p> + +<p>Comme la tigresse devant un miroir<a id="anchor-IV-12"></a> <a href="#footnote-IV-12" class="fnanchor">[12]</a>, qui, pour +admirer son beau corps, oublie sa tristesse et son chagrin, +ainsi, quand je vois celle que j'adore, j'oublie mon mal et +ma douleur est moindre. Que personne n'essaie de deviner; +je vous dirai sincèrement qui m'a conquis, si vous savez +le reconnaître et le comprendre.</p> + +<p>Mieux-que-Dame, mélange de beauté et de jeunesse aux +fraîches couleurs; comme un archer adroit elle m'a lancé +droit au cœur la douce mort dont je voudrais mourir, si +elle ne me rend pas la joie avec un regard d'amour.</p> + +<p>Je voudrais qu'elle sache l'état de mon âme et de mon +cœur; elle apprendrait dans quelle douleur languit un +loyal amant, quand il se consume dans l'attente.</p></blockquote> + +<p>«Loyal amant», c'est le mot que répète après tant +d'autres troubadours notre poète. On comprend +sans peine que dans cette conception de l'amour +obtenu par des prières et des sacrifices sans fin la +loyauté fût une des qualités essentielles requises chez +l'amant. Pendant cette période d'attente, plus ou +moins longue suivant les caprices de la dame ou le +talent poétique du soupirant amoureux, la moindre +défaillance pouvait être fatale à ce dernier; ce n'est +pas la banale loyauté dans l'amour qu'on exige de +lui, c'est la loyauté avant l'amour. C'est celle-là que +Rigaut se vante d'avoir fidèlement observée; il le +rappelle à sa dame dans la chanson qui suit, en lui +reprochant doucement, humblement, suivant les +habitudes des troubadours, son insensibilité. Il s'y +déclare son serviteur fidèle, comme dans la chanson +précédente; sa dame est la «maîtresse» qui peut +traiter son amant à son gré, comme un seigneur fait +son vassal.</p> + +<blockquote><p>Comme la clarté du jour surpasse toute autre clarté, +ainsi vous surpassez, dame, toutes les autres femmes du +monde, par votre beauté, votre mérite et votre courtoisie.</p> + +<p>C'est pourquoi je ne cesse de vous servir et honorer de +tout cœur, semblable au voyageur qui, passant sur un +pont étroit, n'ose s'écarter de sa route.</p> + +<p>Qui suit un droit chemin ne s'égare pas; aussi suis-je +complètement rassuré. Si auprès d'Amour la loyauté devait +avoir quelque prix, je suis celui qui devrais trouver pitié +plus que le plus loyal ami du monde. Car en moi il n'y a +ni mensonge ni tromperie et vous n'y en trouverez jamais...</p> + +<p>Je vous ai servie, dame, depuis l'heure où je vous ai +vue; mais quel fruit me revient-il si vous me trompez? A +vous sera la faute, à moi est le dommage; comme vous en +aurez une part (car tous les savants du monde disent que +le dommage va à celui qui tient la seigneurie) vous devez +m'en garantir, dame; car je suis votre serviteur, je me +reconnais pour tel et vous pouvez me traiter comme il est +d'usage de les traiter.</p></blockquote> + +<p>Cependant Rigaut de Barbezieux aurait été le +héros, suivant la légende, d'une aventure peu honorable +pour un amant parfait comme lui et sa déloyauté +aurait été cruellement punie. Suivant sa romanesque +biographie, il ne fut tiré de la solitude où il voulut +expier sa faute que lorsque les «amants sincères et +loyaux», sa «dame» et la «Cour du Puy» l'eurent +pardonné. Demandons-nous donc ce que fut cette +«Cour du Puy», car c'est ici une des allusions les +plus formelles aux cours d'amour que nous ayons +dans la littérature provençale.</p> + +<p>Raynouard a consacré une assez longue dissertation<a id="anchor-IV-13"></a> <a href="#footnote-IV-13" class="fnanchor">[13]</a> +à démontrer l'existence de ces cours +d'amour. Elle remonteraient aux origines de la +poésie provençale, car on trouve des allusions, dit-il, +chez les troubadours les plus anciens.</p> + +<p>Raynouard a emprunté la plupart de ses preuves à +l'ouvrage d'André le Chapelain (XIII<sup>e</sup> siècle) sur l'<i>Art +d'aimer</i>. Cet écrit contient en effet un certain nombre +d'arrêts prononcés par «le jugement des dames» +(<i>judicio dominarum</i>); il y est question de cours +d'amour qui auraient existé en Gascogne, à Narbonne, +à la cour des comtesses de Champagne et des Flandres. +Nostradamus en avait inventé quelques-unes +de plus; il y en aurait eu aux châteaux de Pierrefeu +et de Signe, en Provence, au château de Romanin, +près Saint-Remy, en Avignon. La cour de Pierrefeu +était «cour planière et ouverte, pleine d'immortelles +louanges, aornée de nobles dames et de chevaliers +du pays».</p> + +<p>Avec son imagination coutumière Nostradamus a +reconstitué ces tribunaux. Il nomme les dames qui +en faisaient partie, ajoutant aux noms des femmes +citées par les troubadours ceux que sa fantaisie lui +suggérait. Il y avait Stéphanette, dame de Baux, +Phanette de Gantelme, qui fit l'éducation de sa +nièce, Laurette de Sade, la Laure de Pétrarque, et +autres nobles dames aux noms gracieux. Ces cours +étaient d'ailleurs des cours mixtes et les chevaliers +pouvaient en faire partie.</p> + +<p>Les jugements étaient rendus d'après un code +poétique dont voici quelques extraits: «Le mariage +n'est pas une excuse légitime contre l'amour.» +«Qui ne sait cacher ne sait aimer.» «Personne +ne peut avoir deux attachements à la fois.» «Le +véritable amant est toujours timide.» «L'amour a +coutume de ne pas loger dans la maison de l'avarice.»</p> + +<p>Les jugements rendus d'après ces principes ne +manquent pas de piquant ni d'originalité. Voici +celui qui est soumis à la cour de la vicomtesse +Ermengarde de Narbonne: «Est-ce entre amants +ou entre époux qu'existe la plus grande affection, +le plus vif attachement?» La réponse du tribunal +est la suivante: «L'attachement des époux et la +tendre affection des amants sont des sentiments de +nature et de mœurs tout à fait différentes. Il ne peut +donc être établi une juste comparaison entre des +objets qui n'ont pas entre eux de ressemblance et de +rapport.»</p> + +<p>Autre question: «Une dame, jadis mariée, est +aujourd'hui séparée de son époux, par l'effet du +divorce. Celui qui avait été son époux lui demande +avec instance son amour.» Voici le jugement de la +vicomtesse de Narbonne: «L'amour entre ceux qui +ont été unis par le lien conjugal, s'ils sont ensuite +séparés, de quelque manière que ce soit, n'est pas +réputé coupable, il est même honnête.»</p> + +<p>Voici encore une question posée à l'un de ces +tribunaux: «Un chevalier divulgue des secrets +amoureux; tous ceux qui composent la milice +d'amour (<i>in castris militantes amoris</i>) demandent +souvent que de pareils délits soient vengés, de +peur que l'impunité ne rende l'exemple contagieux.» +La cour d'amour de Gascogne répond de +la manière suivante: «Le coupable sera désormais +frustré de toute espérance d'amour; il sera méprisé +et méprisable dans toute cour de dames et de chevaliers; +et si quelque dame a l'audace de violer ce +statut, qu'elle encoure à jamais l'inimitié de toute +honnête femme.»</p> + +<p>Que de tels jugements soient bien dans les idées +du temps, cela est tout à fait vraisemblable. Mais +qu'ils aient jamais été rendus «en forme» comme +disent les juristes, c'est toute une autre question. +Laissons d'abord de côté les renseignements que +Raynouard et d'autres, avant et après lui, ont tirés +de Nostradamus. Ils ne méritent pas créance, quand +on connaît la méthode de cet historien fantaisiste. +Suivant son habitude il a transformé, amplifié ou +dénaturé quelques menus faits qu'il a recueillis en +lisant les troubadours.</p> + +<p>Sans doute quelques-uns d'entre eux terminent +leurs tensons en nommant dans l'<i>envoi</i> la dame à +laquelle ils la destinent. Dans une tenson citée par +Raynouard après Nostradamus, l'un des deux interlocuteurs +dit: «Je vous vaincrai pourvu que la cour +soit loyale; j'envoie ma tenson à Pierrefeu où la +belle tient cour d'enseignement.» «Et je voudrais +pour me juger, dit son partenaire, l'honoré château +de Signe.» Le dernier troubadour, Guiraut Riquier, +demande qu'une dame assiste au jugement d'une de +ses tensons. Deux autres troubadours désignent +trois dames pour juger la question sur laquelle ils +sont en désaccord.</p> + +<p>Mais ce sont là de simples formules. C'était l'habitude +des troubadours d'envoyer leurs discussions +poétiques au jugement du seigneur qui les protégeait +ou, plus rarement, à celui de leur dame. En adressant +leurs poésies à la «cour» de Pierrefeu ou de +Signe les troubadours n'avaient en vue que les +dames de ces châteaux et peut-être leur entourage +immédiat. Et la «cour» du Puy à laquelle Rigaut de +Barbezieux adressait ses plaintes n'était autre chose +qu'une «cour» de seigneurs et non de justice. Aucun +des textes que nous connaissons—et nous avons cité +quelques-uns des plus formels—n'autorise d'autre +explication sur ce point.</p> + +<p>Et combien il serait étrange qu'une institution si +importante ne nous fût connue que par des allusions +équivoques! La littérature provençale n'est pas réduite +à quelques fragments obscurs et informes; elle est +assez abondante pour qu'une institution de ce genre, +si elle avait existé, n'y fût pas passée sous silence.</p> + +<p>Quant aux textes d'André le Chapelain, auxquels +Raynouard accorde tant de crédit, il n'y a qu'une +observation à faire, c'est que cet auteur ne connaissait +que par ouï-dire les habitudes littéraires du Midi de +la France. Son livre reflète les idées qui avaient cours +autour de lui, surtout dans la société des comtes de +Champagne. Ce que lui-même a connu des troubadours, +c'étaient déjà des légendes. Son témoignage +est à peu près sans valeur sur ce point. Tout ce qu'on +peut dire à sa décharge c'est qu'il fut sans doute de +bonne foi, ce qui ne fut pas le cas de Nostradamus.</p> + +<p>Il n'y eut donc, dans la société où vécurent les +troubadours, ni cour particulière ni cour souveraine +pour juger leur orthodoxie amoureuse; il n'y eut +qu'un tribunal, ce fut celui de l'opinion publique, ou +plutôt celui du milieu raffiné pour lequel ils écrivaient. +Nous avons parlé au début du chapitre d'un +code d'amour et d'un code sévère. Il ressemblait aux +lois naturelles; sans être écrit nul part, il était connu +de tous, profondément gravé au fond des cœurs. C'est +à ses règles que se conformaient les troubadours; il +était un peu comme le code de la chevalerie, si étroit, +si rigoureux et que nul juriste n'éprouva le besoin +de transcrire. Parler, à propos des troubadours, de +lois, de code et de tribunal autrement que par métaphore, +c'est transporter dans un passé poétique des +conceptions très prosaïques des temps modernes.</p> + +<p>Qu'il y ait eu des réunions poétiques dans les châteaux, +cela est certain; et c'est probablement dans ces +solennités que les troubadours récitaient, ou plutôt +chantaient leurs poésies. L'ensemble de ces sociétés +d'élite, de ces auditoires de choix formait le vrai +tribunal de l'opinion publique; on verra en étudiant +les grands troubadours, comment il se conformèrent +à ses lois.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_V" id="CHAPITRE_V"></a>CHAPITRE V</h2> + +<h3>LES PRINCIPAUX TROUBADOURS: PREMIÈRE PÉRIODE</h3> + +<blockquote><p>Marcabrun: sa conception de l'amour; un troubadour «misogyne».—Jaufre +Rudel: son amour pour la «Princesse Lointaine».—Bernard +de Ventadour.—Sa conception de la vie.—Sa +brouille avec le seigneur de Ventadour.—Son séjour +auprès d'Éléonore d'Aquitaine; auprès du comte de Toulouse, +Raimon V.—Originalité de Bernard de Ventadour.</p></blockquote> + + +<p>Si nous avions à faire une histoire complète de la +poésie des troubadours, c'est par Guillaume, comte +de Poitiers, qu'il faudrait la commencer. Il y aurait +long à dire et de sa vie, active, désordonnée, quelquefois +peu édifiante, et de son caractère joyeux, et +de ses écrits, mélange étrange de grossièreté et de +délicatesse, où ne manquent ni les pensées gracieuses +ni les idées fines et subtiles, mais où domine +en somme la sensualité. L'occasion s'est déjà présentée +de marquer la place qu'il occupe dans l'histoire +de la littérature provençale et de caractériser sa +poésie. Mieux vaut donc s'arrêter à d'autres troubadours +aussi intéressants et dont quelques-uns sont +moins connus.</p> + +<p>Un des plus originaux de cette première période +est certainement le troubadour Marcabrun. Il était +originaire de Gascogne, et, si l'on en croit la biographie, +il eut une triste jeunesse. «On le trouva +devant la porte d'un homme riche et on ne sut jamais +rien de sa naissance.» On l'appelait, continue le biographe, +<i>Pain perdu</i> (<i>Pan perdut</i>). Diez plaçait son +activité entre 1140 et 1195; mais il semble plus vraisemblable +de ne pas la faire remonter au delà de 1150. +Il fut l'élève du troubadour Cercamon<a id="anchor-V-1"></a> <a href="#footnote-V-1" class="fnanchor">[1]</a>, ainsi +nommé parce qu'il avait passé une partie de sa vie à +courir le monde; ce maître de Marcabrun par sa +conception sensuelle (au moins en partie) de l'amour +paraît se rattacher au comte de Poitiers: on va voir +comment son disciple s'en éloigne<a id="anchor-V-2"></a> <a href="#footnote-V-2" class="fnanchor">[2]</a>.</p> + +<p>Il reste de Marcabrun une quarantaine de poésies; +parmi elles, il en est plusieurs qui se distinguent par +leur fraîcheur et leur sincérité; nous avons déjà cité +une de ses plus belles <i>romances</i> et une jolie pastourelle. +Mais toute une partie de son œuvre reste +obscure; «nous en comprenons à peine le quart» dit +un critique. C'est qu'il est un des premiers à +employer ce genre de style obscur et recherché qui +s'appelle le <i>trobar clus</i>; c'est sa conception de la +forme dans la haute poésie.</p> + +<p>Ce qui fait son originalité, c'est sa conception de +l'amour. Un des premiers représentants de cette +poésie dont tout l'effort a pour ainsi dire porté sur le +développement unique de ce thème est un misogyne; +on doit à ce troubadour de la première période les +satires les plus violentes contre l'amour et contre les +femmes. Étrange début et qui a frappé non seulement +les critiques modernes, mais aussi les troubadours +contemporains de Marcabrun.</p> + +<p>«Je suis Marcabrun, dit-il, dans une de ses chansons, +le fils de dame Brune... je n'aimai jamais et ne +fus jamais aimé.» Cette aversion pour l'amour fut-elle +causée par des chagrins personnels? Ou faut-il croire +avec un troubadour<a id="anchor-V-3"></a> <a href="#footnote-V-3" class="fnanchor">[3]</a> qu'un enfant trouvé, comme +Marcabrun, fût incapable de sentir le charme de +l'amour et fût indigne d'en goûter les joies? Il semble +qu'il y ait une autre explication plus plausible. La +conception de l'amour telle que commençaient à la +créer les grands troubadours, originaires du berceau +de la poésie provençale (Limousin, Poitou, Saintonge) +n'était pas encore unanimement admise; et c'est +une originalité littéraire qu'a voulu se donner Marcabrun +de traiter le thème de l'amour dans un esprit +tout opposé à celui de Guillaume de Poitiers, son +prédécesseur, et surtout de Jaufre Rudel, son contemporain.</p> + +<p>Et voici comment, à l'encontre de l'opinion de son +temps, il entend l'amour. «Famine, épidémie ni +guerre, ne font tant de mal sur terre comme l'amour... +quand il vous verra dans la bière, son œil ne se +mouillera pas.» Toute une série de comparaisons +lui servent à mieux rendre sa pensée: «Amour, là où +il ne mord pas, lèche plus âprement qu'un chat.» «Qui +fait un marché avec amour s'associe au diable; il n'a +pas besoin d'autre verge pour se faire battre; il ne +sent pas plus que celui qui se gratte jusqu'au +moment où il s'écorche tout vif.» «Amour pique +plus doucement qu'une mouche, mais la guérison +est bien plus difficile.» «Amour est semblable à +l'étincelle qui couve au feu sous la suie et qui brûle +la poutre et le chaume (de la maison); puis celui qui +est ruiné par le feu ne sait où fuir.» Ce sont là, +comme on voit, les traits ordinaires des satires contre +l'amour; mais ils sont présentés ici avec une certaine +vigueur et aussi avec quelque originalité dans les +comparaisons. Il y a d'ailleurs dans l'œuvre de Marcabrun +des satires plus énergiques et plus vigoureuses +encore, mais d'une crudité intraduisible.</p> + +<p>Et pourtant le même poète a su parler avec discrétion +et délicatesse de ce sentiment, comme dans la +strophe suivante: «Qui veut sans tromperie donner +l'hospitalité à l'amour doit joncher sa maison de +courtoisie, en proscrire la félonie et le fol orgueil...» +Il se plaint ailleurs des troubadours médiocres qui, +entre autres erreurs, mettent sur le même pied le +«faux» amour, l'amour peu sincère, avec l'amour +«pur et parfait». L'amour ainsi entendu est le +«sommet et la racine» de toute joie, la sincérité fait +sa force et sa «puissance s'étend sur de nombreuses +créatures».</p> + +<p>Ainsi même ce contempteur de l'amour sait trouver +les accents justes et sincères pour chanter non pas +la passion vulgaire, mais l'amour ennobli tel qu'il le +conçoit et tel que le conçurent en somme les troubadours. +Par ce côté il est de leur lignée. Il l'est +encore par la conception qu'il se fait de la courtoisie. +Voici en quels termes il la définit et comment il la +comprend. «De courtoisie peut se vanter qui sait +garder la mesure... la mesure consiste à parler gentiment +et la courtoisie consiste à aimer... Ainsi +l'homme sage devient supérieur et l'honnête femme +croît en vertu...» Remarquons ces deux mots associés: +<i>courtoisie</i> et <i>mesure</i>, ce sont des qualités dont +les troubadours font souvent l'éloge; dans la société +de leur temps leur union fait l'honnête homme, +comme on eût dit au XVII<sup>e</sup> siècle.</p> + +<p>La curieuse composition d'où nous tirons ces +extraits ressemble peu, quant au fond, à la plupart +des autres poésies de Marcabrun. Elle est une exception +dans son œuvre; il a surtout le tempérament +d'un poète satirique; il se distingue par la rudesse, +la vigueur et la violence, plutôt que par la délicatesse +et la grâce; c'est en somme un sceptique et un +pessimiste.</p> + +<p>Cette composition est intéressante par un autre +côté. Elle est adressée au troubadour Jaufre Rudel<a id="anchor-V-4"></a> <a href="#footnote-V-4" class="fnanchor">[4]</a>, +qui se trouvait alors en Terre Sainte.</p> + +<p>«Je veux que le vers et la mélodie soient envoyés à +Jaufre Rudel, outre-mer; et je veux que les Français +l'entendent pour réjouir leur cœur.»</p> + +<p>L'œuvre du doux poète auquel Marcabrun dédie +sa pièce forme dans sa brièveté un contraste saisissant +avec celle de notre satirique. Nous ne rappellerons +pas ici la romanesque aventure dont Jaufre +Rudel fut le héros et la victime, mais nous nous en +voudrions de ne pas donner quelques extraits du peu +de chansons qui nous restent de lui. Il ne distingue +pas dans l'amour, comme le fait Marcabrun; il n'y +en a pour lui qu'une sorte, la plus pure et la plus +idéale; c'est celui dont il brûla pour la dame qu'il +n'avait jamais vue et qu'il ne devait jamais voir, sauf, +si nous en croyons la légende, à ses derniers moments.</p> + +<p>Voici d'abord en quels termes il s'adresse à l'amour +personnifié: «Amour de terre lointaine, pour vous +j'ai le cœur tout triste; et je ne puis trouver de +remède, jusqu'à ce que vienne votre appel... Jamais +Dieu ne forma de plus belle femme, ni chrétienne, +ni juive, ni sarrasine, et celui-là est bien nourri de +manne, qui obtient quelque part de son amour.»</p> + +<p>La plupart des chansons de Jaufre Rudel sont +pleines d'allusions à cet «amour lointain»; une est +tout entière consacrée au développement de ce thème; +le mot «lointain » y apparaît deux fois à la rime dans +chaque strophe de sept vers; on dirait une sorte de +refrain; l'impression produite par ce procédé est +remarquable.</p> + +<blockquote><p>Lorsque les jours sont longs en mai, il m'est bien doux +d'entendre de loin le chant des oiseaux; et quand je +m'éloigne je me souviens d'un amour lointain. Je vais le +cœur triste et la tête basse, si bien que chants ni fleur +d'aubépine ne me plaisent pas plus que l'hiver glacé.</p> + +<p>Jamais je n'aurai joie d'amour, si je n'en ai de cet +amour lointain; car je ne sais, ni près ni loin, femme +plus belle ni meilleure; son mérite est si parfait que je +voudrais, pour elle, vivre dans la misère, là-bas, au +royaume des Sarrasins...</p> + +<p>Je partirai triste et content, quand j'aurai vu cet amour +lointain; mais je ne sais quand je le verrai, car nos terres +sont trop lointaines; il y a bien des défilés et bien des +chemins; je ne suis pas devin, mais que tout aille comme +il plaira à Dieu.</p> + +<p>Je crois en Dieu, c'est pourquoi je verrai cet amour +lointain; mais en échange d'un bien qui m'en arrive, je +souffre un double mal, car cet amour est si loin; ah! pourquoi +ne suis-je pas là-bas un pèlerin dont ses beaux yeux +verraient le costume et le bâton!</p> + +<p>Que Dieu, qui fit toutes les créatures et qui forma cet amour +lointain, me donne le pouvoir, que j'ai au cœur, de voir +bientôt cet amour, réellement, en un lieu commode, si +bien que chambre et jardin me paraissent constamment +un palais.</p> + +<p>Celui qui m'appelle curieux et amoureux d'amour lointain +dit la vérité; car nulle autre joie ne me plairait +autant qu'une joie qui viendrait de cet amour de loin. Mais +mes désirs sont irréalisables; car ma destinée est d'aimer +sans être aimé<a id="anchor-V-5"></a> <a href="#footnote-V-5" class="fnanchor">[5]</a>.</p></blockquote> + +<p>On a pu remarquer dans cette pièce un mélange +assez étrange de sentiments amoureux et religieux. +C'est Dieu qui a formé cet amour lointain au fond du +cœur du poète, puisqu'il est l'auteur de toutes choses; +c'est à Dieu que notre troubadour demande la réalisation +de son rêve; le poète est un croyant, un fidèle +qui voudrait aller en pèlerinage en Terre Sainte (et +il prit part sans doute à deux croisades); Dieu exaucera +ses vœux.</p> + +<p>Ce mélange d'amour et de religion, cette tendance +au mysticisme érotique, une certaine obscurité qui +règne dans toute la pièce, ont même fait croire à un +critique contemporain que cet amour de terre lointaine +n'était autre qu'un amour mystique pour la +mère de Dieu, pour la Vierge<a id="anchor-V-6"></a> <a href="#footnote-V-6" class="fnanchor">[6]</a>. La poésie courtoise +se transforma en effet facilement en poésie religieuse: +nous verrons les étapes de cette évolution +et plus d'une pièce consacrée à la Vierge est écrite +en termes bien plus équivoques que celle de Jaufre +Rudel.</p> + +<p>Mais il y a de sérieux motifs pour repousser l'hypothèse +dont il vient d'être question; un des principaux +est qu'à l'époque où a été écrite cette pièce la transformation +de la lyrique courtoise n'avait pas encore +commencé. Il faut attendre plus d'un demi-siècle—cette +pièce ayant été composée sans doute avant +1150—pour voir le début de cette transformation.</p> + +<p>Ce qui est plus intéressant, dans cette chanson, +c'est qu'elle nous montre comment est née la légende +dont le biographe provençal s'est fait l'écho. Jaufre +Rudel eut l'occasion d'aller en Terre Sainte comme +croisé. De ce fait on rapprocha l'élément romanesque +qui se rencontre dans la plupart de ses chansons, +c'est-à-dire cet amour pour la plus belle personne du +monde, que le poète n'a jamais vue, qu'il ne verra +que si Dieu le lui permet, et qu'il ne verra même +pas, car sa destinée est d'aimer sans être aimé. C'est +du rapprochement d'un fait historique et d'un élément +romanesque qu'est née la légende. Mais on +peut dire que le poète a tout fait pour la créer, et +elle est un indice bien curieux de ce que nous appellerions +la «mentalité» du temps.</p> + +<p>Avec Bernard de Ventadour, contemporain de +Marcabrun et de Jaufre Rudel, nous arrivons à un des +plus grands noms de la poésie provençale. Nous ne +reviendrons pas sur sa biographie. Du moins nous +ne rappellerons de sa vie que ce qui est nécessaire +pour l'intelligence de son œuvre. Il se distingue de +la plupart des autres troubadours par la naïveté, par +la sincérité et la délicatesse des sentiments. Au +milieu de cette littérature un peu monotone qu'est +l'ancienne littérature provençale ses poésies sont un +véritable charme.</p> + +<p>Est-ce la conception qu'il se fit de la vie que lui a +valu cette place à part? La voici dans sa franchise +naïve: «Celui-là est bien mort, qui ne sent pas au +cœur quelque douce saveur d'amour; et à quoi sert +de vivre sans amour, si ce n'est à causer de l'ennui +aux autres?» Ce n'est pas le lieu de disserter sur cette +conception de la vie; il faudrait peut-être bien la +modifier un peu dans notre société contemporaine; +et avec Victor Hugo on pourrait demander, à côté de +quelque «grand amour» quelque «saint devoir». +Sans insister sur la valeur de cette conception, +demandons-nous comment Bernard de Ventadour y +a conformé sa vie.</p> + +<p>On se souvient qu'il était fils d'un des plus pauvres +serviteurs du château de Ventadour et que +son châtelain avait fait son éducation poétique. Il +adressa ses premières poésies à la femme de son seigneur, +à Agnès de Montluçon, de la famille de Bourbon. +«Depuis que nous étions tous deux enfants, +dit-il, je l'ai aimée et je l'adore; et mon amour +redouble à chaque jour de l'année...<a id="anchor-V-7"></a> <a href="#footnote-V-7" class="fnanchor">[7]</a>» Cette liaison +poétique aurait sans doute duré longtemps, conformément +aux mœurs d'alors, si les médisants +n'avaient perdu le poète dans l'esprit de son seigneur. +Èble de Ventadour lui témoigna son mécontentement +par sa froideur et Agnès finit par lui demander +de s'exiler. Il semble sur le moment qu'il ait pris +d'assez bonne humeur l'aventure et que le souvenir +de son amour l'ait emporté sur son chagrin. Espérait-il +peut-être, après quelque temps, voir s'affaiblir le +ressentiment de son maître et revenir auprès de celle +qui ne lui avait demandé de s'éloigner que contrainte +et forcée? De toute manière il ne paraît pas avoir +renoncé à l'espoir du retour, si on en juge par le +début de la chanson suivante. Il y exprime en +termes enthousiastes la joie que lui cause son +amour; on remarquera en même temps les curieux +conseils et les étranges consolations qu'il donne à sa +dame, gardée sévèrement par le mari jaloux.</p> + +<blockquote><p>Quand paraît la fleur sous la feuille verte et que je +vois le temps clair et serein, quand le doux chant des +oiseaux dans le bois m'adoucit le cœur et me ranime, +puisque les oiseaux chantent à leur manière, moi qui ai +plus de joie qu'eux en mon cœur, je dois bien chanter, +car tous mes jours sont joie et chant, et je ne pense à +nulle autre chose.</p></blockquote> + +<p>Voici la strophe la plus curieuse.</p> + +<blockquote><p>Dame, si mes yeux ne vous voient, sachez que mon +cœur vous voit; ne vous affligez pas plus que je ne +m'afflige, car je sais qu'on vous surveille à cause de moi; +et si le mari vous bat, gardez bien qu'il ne vous batte pas +le cœur. S'il vous cause du chagrin, causez-lui-en aussi et +qu'avec vous il ne gagne pas le bien pour le mal.</p></blockquote> + +<p>Admirons en passant la légèreté avec laquelle le +troubadour supporte les... malheurs d'autrui. La +strophe suivante est d'un ton plus relevé.</p> + +<blockquote><p>Celle du monde que j'aime le plus, de tout cœur et de +bonne foi, qu'elle m'entende et accueille mes prières, +qu'elle écoute et retienne mes paroles; si on meurt par +excès d'amour, j'en mourrai, car en mon cœur je lui +porte un amour si parfait et si naturel que tout amour, +le plus loyal du monde, est faux en comparaison du +mien<a id="anchor-V-8"></a> <a href="#footnote-V-8" class="fnanchor">[8]</a>.</p></blockquote> + +<p>Mais Bernard s'aperçut bientôt qu'il s'était trompé +dans son espoir; la chanson suivante exprime la +mélancolie qu'il éprouva de quitter son pays natal.</p> + +<blockquote><p>Tous mes amis m'ont bien perdu, là-bas, vers Ventadour, +puisque ma dame ne m'aime plus... Elle me montre +un visage irrité parce que je mets mon bonheur à l'aimer; +voilà la seule cause de sa colère et de ses plaintes.</p> + +<p>Semblable au poisson qui se lance sur l'appât et qui ne +s'aperçoit de rien jusqu'à ce qu'il s'est pris à l'hameçon, +je me laissai aller un jour à trop aimer, et je ne m'aperçus +(de ma folie) que quand je fus au milieu des flammes +qui me brûlent plus fort que le feu au four; et cependant +je suis si pris dans les liens de cet amour que je ne puis +secouer ses chaînes.</p> + +<p>Je ne m'étonne pas qu'Amour me tienne pris dans ses +liens, car ma dame est la plus belle qu'on puisse voir au +monde; belle, blanche, fraîche, gaie et joyeuse, tout à fait +semblable à mon idéal; je ne puis en dire aucun défaut...</p></blockquote> + +<p>Aussi ne peut-il pas rompre la chaîne mystérieuse +qui l'attache à elle.</p> + +<blockquote><p>Je voudrai toujours son honneur et son bien, je serai +toujours son homme-lige, son ami et son serviteur; je +l'aimerai, que cela lui plaise ou non, car on ne peut maîtriser +son cœur sans le tuer<a id="anchor-V-9"></a> <a href="#footnote-V-9" class="fnanchor">[9]</a>.</p></blockquote> + +<p>Malgré cette fidélité Bernard dut quitter pour toujours +le Limousin. Il se rendit à la cour d'Éléonore +d'Aquitaine, duchesse de Normandie. Éléonore était +la petite-fille du premier troubadour Guillaume de +Poitiers: elle avait hérité de son aïeul un caractère +gai et enjoué, un grand amour pour la poésie, beaucoup +de sympathie pour les poètes et aussi une légèreté +de mœurs qui devint vite proverbiale. Elle fut +pour toutes ces causes chantée des troubadours et +des ménestrels. Divorcée d'avec le roi de France +Louis VII depuis 1152, elle était fiancée à Henri, +duc de Normandie, et devint reine d'Angleterre +quelques années après.</p> + +<p>Il nous reste plusieurs des chansons que Bernard +de Ventadour composa pendant cette deuxième +période de sa vie. Est-ce parce qu'il ne connaissait +pas sa nouvelle dame depuis l'enfance comme il connaissait +Agnès de Montluçon? Ou bien son aventure +l'a-t-il rendu plus discret? Il semble que dans les +chansons de cette période il se montre plus réservé +et qu'il tire moins d'orgueil des sentiments d'amitié +que la duchesse de Normandie lui témoigne.</p> + +<p>Voici une des chansons qu'il a composées en son +honneur.</p> + +<blockquote><p>Lorsque je vois, parmi la lande, des arbres tomber la +feuille, avant que la froidure se répande et que le beau +temps se cache, il me plaît qu'on entende mon chant: je +suis resté plus de deux ans sans chanter, il faut que je +répare (cette négligence).</p> + +<p>Il m'est dur d'adorer celle qui me témoigne tant +d'orgueil: car, si je lui demande une faveur, elle ne +daigne pas me répondre un seul mot. Mon sot désir cause +ma mort; car il s'attache aux belles apparences d'amour, +sans remarquer qu'amour le lui rende.</p> + +<p>Elle est douée de tant de ruse et d'adresse que je pense +bien qu'elle voudra m'aimer bientôt tout doucement (secrètement?) +et me confondre avec son doux regard. Dame, +ne connaissez-vous nulle ruse? Car j'estime que le dommage +retombera sur vous, s'il arrive quelque mal à votre +homme-lige.</p> + +<p>Que Dieu, qui gouverne le monde, lui mette au cœur +la volonté de m'accueillir près d'elle. Je ne jouis d'aucun +bien, tellement je suis craintif devant ma dame; aussi je +me mets à sa merci, pour qu'elle me donne ou me vende +selon son plaisir.</p> + +<p>Elle agira bien mal, si elle ne me mande pas de venir +près d'elle, dans sa chambre, pour que je lui enlève ses +souliers bien «chaussants», à genoux et humblement, +s'il lui plaît de me tendre son pied.</p> + +<p>Le <i>vers</i> est terminé et il n'y manque aucun mot; il a été +écrit au delà de la terre normande et de la mer profonde +et sauvage; et quoique je sois éloigné de ma dame, elle +m'attire vers elle comme un aimant; que Dieu la protège!</p> + +<p>Si le roi anglais et duc normand le permet, je la verrai +avant que l'hiver nous surprenne<a id="anchor-V-10"></a> <a href="#footnote-V-10" class="fnanchor">[10]</a>.</p></blockquote> + +<p>Le lien étroit qui rattache la conception de l'amour +aux coutumes de la chevalerie apparaît dans plusieurs +passages de cette chanson. Le poète est à la +disposition de sa dame, qui peut faire de lui ce +qu'elle voudra. Au point de vue du droit féodal si le +vassal subit quelque dommage, c'est le suzerain qui +en souffre en dernier lieu. Bernard de Ventadour est +un des premiers à rappeler ce principe et d'autres +troubadours le rappelleront après lui. Enfin on a pu +noter la strophe où il lui demande la permission de +lui enlever ses souliers, à genoux; c'est encore un +trait de mœurs chevaleresques.</p> + +<p>Cette chanson est une des rares poésies de Bernard +de Ventadour qui contienne quelques allusions +à sa vie. Ordinairement elles ne renferment aucun +trait qui permette de reconnaître à qui elles sont +adressées. De plus Bernard de Ventadour emploie +plusieurs pseudonymes pour désigner sa dame, +l'appelant tantôt <i>Belle-Vue</i> (il s'agit d'Agnès de +Montluçon), tantôt <i>Confort</i>, <i>Aimant</i> ou <i>Tristan</i>. +Cette discrétion contribue à rendre assez obscure +l'histoire de sa vie. Ici il nous apprend seulement +qu'il a cessé de chanter depuis deux ans, que sa +dame lui témoigne de la froideur—plainte ordinaire +des troubadours et que nous retrouverons chez +lui—et que son chant est composé «au delà de la +terre normande et de la mer profonde». La pièce +aurait-elle été composée en Angleterre? Peut-être; +Bernard de Ventadour serait en ce cas un des rares +troubadours—le seul probablement—qui auraient +visité ce pays<a id="anchor-V-11"></a> <a href="#footnote-V-11" class="fnanchor">[11]</a>.</p> + +<p>Une autre de ses chansons paraît avoir été écrite +comme celle-ci loin de la cour de la reine ou, tout au +moins, pendant une absence d'Éléonore. Il y exprime +son amour avec une sincérité touchante, relevée çà +et là par la grâce ou l'éclat d'un style imagé. On y +notera au passage l'éloge de la <i>mesure</i>, qualité hautement +prisée des troubadours.</p> + +<blockquote><p>J'ai le cœur si plein de joie que tout me paraît changer +de nature; il me semble que le froid hiver est plein de +fleurs blanches, vermeilles et claires. Avec le vent et la +pluie croît mon bonheur; c'est pourquoi mon chant +s'élance et s'élève et mon mérite grandit. Car j'ai +au cœur tant d'amour, de joie et de douceur, que l'hiver +me semble plein de fleurs et que la neige m'apparaît +comme un tapis de verdure.</p> + +<p>Je puis aller sans vêtements, car l'amour parfait me +protège contre la froide bise. Celui-là est fou qui s'emporte +et ne garde pas la mesure. C'est pourquoi je me suis +surveillé depuis que j'ai recherché l'amour de la plus +belle...</p> + +<p>J'ai placé si bon espoir en celle qui me secourt si peu +que je suis balancé comme le navire sur l'onde.</p> + +<p>Je ne sais où fuir pour éviter les malheurs qui m'accablent. +D'amour me vient tant de peine que l'amant Tristan +n'en eut pas d'aussi grande d'Iseut la blonde.</p> + +<p>Ah! Dieu, si je pouvais ressembler à l'hirondelle et +venir dans la nuit profonde là-bas vers sa demeure! Noble +dame gaie, votre amant a bien peur que son cœur ne se +fonde, si ce tourment dure. Dame, devant votre amour je +joins mes mains et je prie...</p> + +<p>Il n'est au monde nulle chose à laquelle je pense +autant. J'aime tant à me représenter ses traits qu'aussitôt +qu'on en parle je me retourne et mon visage s'éclaire de +joie: je suis alors sur le point de me trahir. Et je +l'aime d'un amour si parfait que souvent je pleure, trouvant +dans les soupirs plus de saveur.</p> + +<p>Messager, cours et va dire à la plus belle ma peine, ma +douleur, mon martyre<a id="anchor-V-12"></a> <a href="#footnote-V-12" class="fnanchor">[12]</a>.</p></blockquote> + +<p>Mais il était écrit que l'éclat de sa renommée poétique +nuirait à la tranquillité de notre troubadour. +Après quelques années de séjour auprès d'Éléonore +il fut obligé de partir—et probablement pour les +mêmes raisons qui l'avaient fait quitter quelques +années auparavant le château de Ventadour. Les +médisants<a id="anchor-V-13"></a> <a href="#footnote-V-13" class="fnanchor">[13]</a>, dont il se plaignit toute sa vie, eurent +sans doute quelque part dans cette disgrâce. C'est du +moins ce que nous pouvons conjecturer d'un passage +d'une de ses chansons. Il y loue avec l'exagération +habituelle des troubadours la beauté et les charmes +de la gaie souveraine qu'il est obligé de quitter—et +il y exprime ses sentiments amoureux avec sa +grâce et aussi son afféterie coutumières.</p> + +<blockquote><p>Par le doux chant que fait le rossignol, la nuit quand je +suis endormi, je me réveille tout éperdu de joie, l'âme +pleine de rêves amoureux; car ce fut la seule occupation +de ma vie d'aimer la joie et c'est par la joie que commencent +mes chants.</p> + +<p>Si l'on savait la joie que j'ai et si je pouvais la faire +entendre, toute autre joie serait bien petite en comparaison +de la mienne. Tel se vante de la sienne et croit +être riche et supérieur en amour parfait qui n'en a pas +la moitié comme moi.</p> + +<p>Je contemple souvent par la pensée le corps gracieux et +bien fait de ma dame, si distinguée par sa courtoisie et +qui sait si bien parler. Il me faudrait un an entier, si je +voulais dire toutes ses qualités, tellement elle a de courtoisie +et de distinction.</p> + +<p>Dame, je suis votre chevalier et je le serai toujours, +toujours prêt à votre service—je suis votre chevalier par +serment; vous êtes ma première joie et vous serez la +dernière, tant que ma vie durera.</p> + + +<p>Ceux qui croient que je suis loin d'elle ne savent pas +comment l'esprit se rapproche facilement, quoique le +corps soit loin; sachez que le meilleur messager que j'ai +d'elle, c'est la pensée, qui me rappelle sa beauté.</p> + +<p>Je m'en vais triste et dolent, sans savoir quand je vous +reverrai. C'est pour vous que j'ai quitté le roi; par grâce, +faites que je n'aie pas à souffrir de cette séparation, quand +je me présenterai courtoisement dans une cour (étrangère) +au milieu des dames et des chevaliers<a id="anchor-V-14"></a> <a href="#footnote-V-14" class="fnanchor">[14]</a>.</p></blockquote> + +<p>Est-ce la nécessité de vivre qui inspire cette dernière +pensée? On dirait que Bernard demande à +Éléonore une sorte de recommandation, de «viatique». +Ou, peut-être, s'excuse-t-il par avance de la +joie qu'il sera obligé de montrer, malgré son chagrin +intime, dans les nouveaux milieux où il va passer +sa vie.</p> + +<p>Il ne revit sans doute jamais Éléonore; en quittant +sa cour il vint à celle du comte de Toulouse, +Raimond V. Ce prince était un des souverains les plus +puissants du Sud de la France; ses possessions +s'étendaient jusqu'aux rives du Rhône. Il était surtout +un de ceux qui distribuaient leurs largesses +avec le plus de prodigalité, soit à ses vassaux, +soit aux troubadours. Un chroniqueur, Geoffroy de +Vigeois, nous raconte<a id="anchor-V-15"></a> <a href="#footnote-V-15" class="fnanchor">[15]</a> qu'en 1174 le roi Henri II +d'Angleterre convoqua une réunion de grands seigneurs +à Beaucaire pour essayer de rétablir la paix +entre le roi d'Aragon et le comte de Toulouse. Cette +réunion fut l'occasion de dépenses folles. Le comte +de Toulouse fit cadeau à un seigneur de Provence, +le baron d'Agoult, de cent mille sols que le baron +distribua à ses chevaliers. Un autre seigneur fit +labourer un champ et y sema trente mille sols; un +troisième, qui avait amené trois cents chevaliers, fit +préparer le repas de ses hommes à la chaleur de +flambeaux de cire; les autres folies de ce genre +n'auraient pas été rares. Sans doute ce sont là des +récits légendaires du moyen âge avec leur exagération +habituelle; mais légende et exagération ne sont +peut-être que des déformations de la vérité et le +chroniqueur n'a pas tout tiré de son imagination.</p> + +<p>Nous ne savons rien de l'activité poétique de +Bernard de Ventadour à la cour du comte de Toulouse. +Il s'y rencontra avec de nombreux troubadours<a id="anchor-V-16"></a> <a href="#footnote-V-16" class="fnanchor">[16]</a>: +il dut y connaître en particulier Peire +Rogier, Peire Raimon, fils d'un bourgeois toulousain, +qui après avoir vécu auprès du roi d'Aragon +revint à Toulouse comme poète de cour; peut-être +y connut-il aussi Peire Vidal et Folquet de Marseille, +et beaucoup d'autres. Il était alors en pleine gloire +et bien supérieur à tous ses rivaux. Mais pour nous +cette période de sa vie est la plus obscure, à cause +du petit nombre d'allusions que contiennent ses +chansons.</p> + +<p>C'est sans doute pendant son séjour auprès de +Raimond V de Toulouse qu'il composa quelques +chansons en l'honneur d'Ermengarde, vicomtesse de +Narbonne<a id="anchor-V-17"></a> <a href="#footnote-V-17" class="fnanchor">[17]</a>. Cette princesse, qui administra sa +vicomté pendant plus de cinquante ans (1142-1193) +et qui se distingua par des qualités politiques et +même militaires de premier ordre, avait réuni autour +d'elle les troubadours les plus célèbres du temps. +Elle eut même son poète attitré, Peire Rogier, originaire +d'Auvergne, qui, venu à Narbonne, s'éprit d'elle +et resta à sa cour jusqu'à ce que «les médisants» +ayant répandu des bruits malveillants sur son compte +l'eurent obligé à partir.</p> + +<p>Bernard de Ventadour, s'adressant à Ermengarde, +se plaint lui aussi que les «médisants» l'aient perdu +auprès de sa dame: est-ce de la duchesse de Normandie +qu'il s'agit? Cela est fort vraisemblable pour +plusieurs raisons: mais ici encore, à cause de la +discrétion habituelle de Bernard de Ventadour, et +même à cause des habitudes générales des troubadours, +qui cachaient avec soin le nom de leur dame, +nous sommes réduits aux conjectures. Voici la chanson +qu'il adressa à sa «dame de Narbonne» qui ne +saurait être une autre personne qu'Ermengarde.</p> + +<blockquote><p>J'ai entendu la voix du rossignol sauvage, elle m'est +entrée au cœur; elle allège les soucis et les chagrins qui +me viennent d'amour...</p> + +<p>Celui-là mène une vie bien misérable qui ne guide pas +vers la joie et l'amour son cœur et ses désirs; car la +nature déborde de joie, les échos en résonnent partout, +prés, jardins et vergers, vallées, plaines et bois.</p> + +<p>Moi hélas! que l'amour oublie, j'aurais ma part de joie, +mais la tristesse me trouble et je ne sais où me reposer... +Ne me tenez pas pour léger si j'en dis quelque mal.</p> + +<p>Une dame fourbe et discourtoise, racine de mauvais +lignage, m'a trahi; mais elle est trahie à son tour et +cueille le rameau avec lequel elle se bat elle-même...</p> + +<p>Je l'avais pourtant bien servie jusqu'au moment ou j'ai +vu son cœur volage; puisqu'elle ne m'accorde pas son +amour, je serais bien fou de la servir; car un service qui +n'est pas récompensé et une attente bretonne font du +seigneur un écuyer.</p> + +<p>Que Dieu donne une mauvaise destinée à qui porte +mauvais message; sans les médisants, j'aurais joui de son +amour; c'est folie de discuter avec sa dame, je lui pardonne +si elle me pardonne, et tous ceux-là sont menteurs qui +m'en ont fait dire du mal<a id="anchor-V-18"></a> <a href="#footnote-V-18" class="fnanchor">[18]</a>.</p></blockquote> + +<p>Bernard demeura à la cour du comte de Toulouse +jusqu'à la mort de ce dernier (1194). Bernard était à +ce moment-là un homme âgé, car ses premières poésies +datent d'avant 1150. A la mort du comte il se +retira dans une abbaye célèbre de son pays natal, +l'abbaye de Dalon, où il mourut. Notre poète connut +la gloire; ses poésies se trouvent dans la plupart des +«chansonniers», c'est-à-dire dans les anthologies +qui renferment les poésies des troubadours. Il est +souvent cité par les troubadours suivants qui lui +empruntent de nombreux passages. Un grand poète +contemporain, Carducci, lui a consacré une étude +intitulée: <i>Bernard de Ventadour, un poète de l'amour +au XII<sup>e</sup> siècle</i><a id="anchor-V-19"></a> <a href="#footnote-V-19" class="fnanchor">[19]</a>.</p> + +<p>C'est bien le titre qui lui convient: c'est l'amour +qui l'a rendu poète et il ne conçoit pas d'autre inspiration +poétique que celle qui lui vient de cette +source. Une de ses chansons n'est qu'un développement +de ce thème; nous en citerons un simple extrait +en terminant.</p> + +<blockquote><p>La poésie n'a guère pour moi de valeur, si elle ne +vient du fond du cœur—mais elle ne peut venir de cette +source que s'il y règne un parfait amour—c'est pour +cette raison que mes chants sont supérieurs à ceux des +autres; car la joie d'amour remplit tout mon être, bouche, +yeux, cœur et sentiment.</p> + +<p>Que Dieu s'abstienne de m'enlever le désir d'aimer; +quand je ne devrais rien posséder, quand chaque jour +m'apporterait de nouveaux maux, j'aurai toujours le cœur +prêt à l'amour.</p> + +<p>Par ignorance, la foule grossière blâme l'amour; cela +ne lui cause aucun dommage; il n'y a de basses amours +que les amours vulgaires, qui n'ont que le nom et l'apparence +d'amour...</p> + +<p>L'amour de deux parfaits amants consiste à plaire et à +avoir mêmes désirs; on n'obtient rien si les désirs ne sont +pas semblables; celui-là est vraiment fou qui reproche à +l'amour ce qu'Amour désire et qui lui vante ce qui ne lui +plaît pas<a id="anchor-V-20"></a> <a href="#footnote-V-20" class="fnanchor">[20]</a>.</p> + +<p>Ce n'est pas étonnant, dit-il ailleurs, que je chante mieux +que les autres troubadours, car je suis plus porté qu'eux +vers l'amour et je suis mieux fait à ses commandements; +j'ai mis en lui mon corps et mon cœur, mon savoir et +mon intelligence, ma force et mon espoir; je suis tellement +entraîné vers l'amour que rien plus au monde ne +m'intéresse<a id="anchor-V-21"></a> <a href="#footnote-V-21" class="fnanchor">[21]</a>.</p></blockquote> + +<p>Nous pouvons nous arrêter sur ces déclarations; +aussi bien on les retrouve partout dans l'œuvre de +notre poète.</p> + +<p>Il est aussi un des troubadours qui ont le mieux +exprimé le pouvoir ennoblissant de l'amour, qui est, +suivant leur doctrine, la plus noble passion de +l'homme, source de toute vertu et de tout talent. Seulement +il était difficile de varier à l'infini le développement +de ce thème; on l'épuisa de bonne heure et +il y eut—trop tôt pour la poésie provençale—trop +de convention, trop d'artifice dans l'expression de +cette théorie.</p> + +<p>Ce défaut capital, qui va s'accentuant pendant le +XIII<sup>e</sup> siècle, n'apparaît guère encore chez Bernard de +Ventadour. Sans doute les yeux exercés peuvent y +reconnaître des germes de caducité et de décadence, +mais ils y sont rares. Ce qui domine c'est la finesse, +une finesse apprêtée et maniérée dont malheureusement +le charme disparaît dans la traduction; une +imagination vive et sensible; et surtout une fraîcheur +de sentiment et de poésie qu'on ne retrouve +pas souvent dans la poésie provençale. Il n'est pas +jusqu'aux débuts de ses chansons (qui en sont pourtant +la partie conventionnelle) qui ne se distinguent +par la fraîcheur et l'originalité des descriptions. Il a +vu «l'alouette mouvoir de joie ses ailes vers le +soleil»; il a entendu le rossignol «se réjouir sous +les fleurs du verger». Il sait exprimer avec une grâce +et une poésie toutes naïves les sentiments que fait +naître en lui le contraste entre l'aspect de la nature +et l'état de son cœur. Quand ce cœur est à la joie, peu +lui importe que la neige couvre le sol: l'hiver est +alors un printemps et la neige lui rappelle les fleurs +blanches du mois de mai; quand le pâle soleil d'hiver +est caché, «une clarté d'amour ensoleille son cœur». +Le chant du rossignol l'éveille, «tout réjoui +d'amour»; mais si son cœur est à la tristesse, ce même +chant n'a plus de charmes: «moi qui aimais chanter, +je meurs de tristesse et d'ennui, quand j'entends joie +et allégresse». C'est le même sentiment qui lui a +inspiré la chanson citée plus haut et dont nous rappelons +le trait suivant: «car la nature déborde de joie, +les échos en résonnent partout, prés, jardins et vergers, +vallées, plaines et bois».</p> + +<p>Ce sont bien là des accents de poète lyrique; ils sont +moins profonds ou moins éclatants que ceux auxquels +nous ont habitués les poètes contemporains; mais ils +proviennent de la même source: du cœur plutôt que +de l'esprit. Cette sincérité dans l'inspiration, sa conception +de la vie, son imagination naïve et gracieuse, +tout contribue à donner à Bernard de Ventadour une +place privilégiée dans la littérature provençale.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_VI" id="CHAPITRE_VI"></a>CHAPITRE VI</h2> + +<h3>LA PÉRIODE CLASSIQUE</h3> + +<blockquote><p>La période «classique».—Arnaut de Mareuil; tendance à la +poésie morale et didactique.—Giraut de Bornelh.—Sa manière.—La +poésie morale.—Le poète de la «droiture».—Arnaut +Daniel; Dante.—Le «style obscur».—Bertran de Born; +le sirventés politique; la poésie de la guerre.</p></blockquote> + + +<p>Les troubadours étudiés jusqu'ici sont originaires +du Sud-Ouest de la France. Marcabrun est Gascon, +Jaufre Rudel appartient à la Saintonge, Bernard de +Ventadour au Limousin. C'est aussi au Limousin et à +la contrée voisine, le Périgord, qu'appartiennent +les troubadours suivants: Arnaut de Mareuil, Giraut +de Bornelh, Arnaut Daniel, Bertran de Born. Avec +Bernard de Ventadour, dont ils sont contemporains, +ils forment un groupe de troubadours que nous pouvons +appeler classiques. Les deux premiers se rattachent +à lui par leur conception de l'amour; Arnaut +Daniel, s'en distingue, à son dam, par une recherche +exagérée du style obscur et de la rime difficile; Bertran +de Born enfin introduit définitivement dans la poésie +provençale le sirventés politique. Ils ont vécu à la +même époque (deuxième moitié du XII<sup>e</sup> siècle et en +partie début du XIII<sup>e</sup>); ils sont nés dans la même +région, le Limousin et le Périgord; la nature les a +pour ainsi dire réunis; il n'y a pas de raison pour les +séparer dans notre étude. Avec Bernard de Ventadour, +et deux ou trois autres troubadours dont il sera +question plus loin, ils représentent ce que la poésie +provençale a produit de plus parfait. Il y a, dans la +période suivante, des troubadours aussi brillants; il +n'y en a pas, sauf peut-être une exception, de supérieurs.</p> + +<p>Le premier, Arnaut de Mareuil, originaire du Périgord, +était de petite naissance. Il fut clerc dans sa +jeunesse; mais il quitta bientôt cette condition pour +courir le monde. «Sa bonne étoile, dit la biographie +provençale, le conduisit à la cour de la comtesse de +Burlatz, fille du comte Raymond V de Toulouse et +femme du vicomte de Béziers.» Il avait de précieux +talents de société: «il chantait bien et lisait de +même»; de plus il était très «avenant de sa personne +et la vicomtesse l'honorait et l'estimait beaucoup». +Il écrivit pour elle de nombreuses chansons; mais il +prenait la précaution un peu enfantine de faire croire +qu'il n'en était pas l'auteur; il se trahit un jour; la +vicomtesse accepta ses hommages, elle lui fit donner +de beaux habits—chose très importante selon les +mœurs du temps—et lui accorda la permission de +composer des vers en son honneur.</p> + +<p>Suivant une autre tradition, le pauvre troubadour +eut bientôt un rival redoutable en la personne +d'Alfonse II d'Aragon, qui aimait la vicomtesse et +qui s'était aperçu des sentiments qu'elle témoignait +à son poète. Le roi fit si bien qu'elle se sépara +d'Arnaut de Mareuil, et il s'en vint triste et «dolent» +auprès du seigneur de Montpellier. C'est sans doute +là qu'il passa la plus grande partie de sa vie. Ses +poésies lyriques, au nombre d'une vingtaine, ont +presque toutes trait à l'amour, elles renferment peu +d'allusions à la vie de leur auteur.</p> + +<p>Sa conception de l'amour ne diffère guère de celle +de Bernard de Ventadour; et il l'exprime comme lui +avec sincérité et naïveté. Il a moins d'imagination +peut-être, les débuts de ses chansons sont moins +poétiques, on n'y trouve pas ces traits de pittoresque +qu'on est souvent surpris et charmé de trouver chez +Bernard; mais il a la même sincérité un peu ingénue, +la même grâce. La convention est encore absente de +cette poésie; ou du moins on la sent à peine et Arnaut +de Mareuil a eu la prétention d'être original et sincère. +Tous les troubadours, dit-il, affirment que leur +dame est la plus belle qui soit au monde; je leur sais +gré de cette affirmation, dit-il à la sienne, «car +ainsi mes vers passent tranquillement au milieu de +leurs vantardises»; moi seul, vous et amour, continue-t-il, +connaissons notre serment<a id="anchor-VI-1"></a> <a href="#footnote-VI-1" class="fnanchor">[1]</a>.</p> + +<p>S'il l'oubliait d'ailleurs, ou si seulement il était +tenté de l'oublier, un messager fidèle et discret viendrait +le lui rappeler. Ce messager n'est autre que le +cœur du poète qui par fiction est resté auprès de sa +dame. C'est lui qu'il met en scène dans une gracieuse +épître; c'est un genre nouveau qui apparaît dans la +littérature provençale avec Arnaut de Mareuil: genre +un peu faux sans doute, mais qui ne l'est qu'aux +mains des poètes maladroits. L'épître d'Arnaut de +Mareuil, malgré un excès de recherche et de finesse, +malgré en un mot la préciosité, peut rester comme +modèle du genre.</p> + +<blockquote><p>Je suis affligé, dame, quand mes yeux ne peuvent vous +voir; mais mon cœur est resté près de vous, depuis le +jour où je vous vis et il ne vous a jamais quittée... il est +nuit et jour près de vous, où que vous soyez; nuit et jour +il vous courtise... quand je pense à autre chose, il me +vient de vous un courtois message, porté par mon cœur +qui est votre hôte<a id="anchor-VI-2"></a> <a href="#footnote-VI-2" class="fnanchor">[2]</a>...</p></blockquote> + +<p>Ce n'est pas un messager muet ou malhabile que +ce cœur; il rappelle au poète oublieux non seulement +les nobles qualités morales de sa dame, mais aussi sa +beauté. Et voici le curieux portrait que nous en trace +Arnaut de Mareuil; voici quel était à ses yeux, et +sans doute aux yeux de ses contemporains, l'idéal de +la beauté féminine. Le gentil messager qu'est mon +cœur, dit-il à sa dame, me montre «votre corps gracieux, +votre belle chevelure blonde et votre front plus +blanc qu'un lys, vos beaux yeux clairs et rieurs, votre +nez droit et bien fait, les fraîches couleurs de votre +visage, blanc, plus vermeil qu'une fleur...» Telle est +l'image que le messager remet sous les yeux du +poète prêt à oublier. La femme ainsi décrite ressemble +comme une sœur à ces miniatures qui ornent certains +manuscrits du moyen âge, ceux du cycle breton par +exemple. La blancheur du teint, la fraîcheur des +couleurs, des dents blanches, des doigts grêles, des +yeux clairs et rieurs et un nez bien fait forment les +principaux éléments de leur beauté; et, à comparer +plusieurs de ces miniatures au portrait ici tracé, nous +pouvons avouer sans peine que nos aïeux n'eurent +pas trop mauvais goût<a id="anchor-VI-3"></a> <a href="#footnote-VI-3" class="fnanchor">[3]</a>.</p> + +<p>Qu'on ne s'étonne pas de l'impression produite sur +le poète par cette vision; il s'incline les mains jointes +et les yeux baissés vers le pays où est sa dame. +N'avions-nous pas raison de dire que les troubadours +ont inventé le culte de la femme? Nous n'aurons +pas à nous étonner de la transformation qui +changera bientôt l'amour ainsi entendu en amour +mystique.</p> + +<p>Nous relèverons encore un trait dans cette curieuse +composition: «Quand je parle ainsi, dit-il après un +aveu, je ne puis plus rien dire, je ferme les yeux, je +soupire et je marche tout endormi en soupirant...» +Il y a là en germe ce que Victor Hugo a si bien rendu +avec son ordinaire splendeur verbale:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Donc je marchai vivant dans mon rêve étoilé.<br /></span> +</div></div> + +<p>Arnaut de Mareuil a probablement introduit dans +la poésie provençale l'épître amoureuse; mais ce genre +eut peu de succès. Il n'en fut pas de même d'un autre +genre poétique dont Arnaut de Mareuil paraît avoir +donné aussi la premier modèle. Il a composé en effet, +sous le titre d'<i>enseignement</i>, une sorte de petit poème +didactique et moral qui contient des remarques précieuses +sur la société de son temps et surtout sur les +idées morales, sur les conceptions sociales de son +époque.</p> + +<p>Ce poème renferme des considérations générales +sur la courtoisie, l'honneur, la vaillance, la générosité, +les belles manières, en un mot sur l'ensemble des +qualités qui font à ses yeux et aux yeux de ses contemporains +l'homme parfait. Cet homme ne peut se +rencontrer que dans les trois classes suivantes, les +bourgeois, les clercs et les chevaliers.</p> + +<p>Arnaut de Mareuil reconnaît aux bourgeois de son +temps toutes sortes de qualités: il en est de vaillants, +de courtois, d'aimables; ils savent se présenter dans +les cours, connaissent l'art de courtiser les dames, +savent danser et dire des choses aimables.</p> + +<p>Les clercs ont plusieurs manières de se distinguer: +par leurs sentiments religieux, sans doute, mais aussi +par la courtoisie, par la bonté, par les belles actions +et par leur talent de parole.</p> + +<p>Quant aux qualités qui conviennent aux chevaliers, +elles sont assez variées; la vaillance, la courtoisie, les +manières aimables, la générosité, la fidélité à servir +le suzerain en sont les principales; l'ensemble de +ces qualités et de quelques autres encore formerait +assez bien l'idéal du parfait «honnête homme» du +temps. Idéal assez relevé par certains côtés, mais où +les belles manières, les petits talents de société +tiennent trop de place à côté des plus hautes vertus. +Une autre qualité y occupait une place éminente: +c'était l'art de donner, de faire des libéralités, des +largesses; la prodigalité, la magnificence, sont des +vertus au même titre que la vaillance, la générosité +et la fidélité. C'est sur elles que se fondent les meilleures +réputations, c'est par elles qu'elles durent. +Arnaut de Mareuil le rappelle, sans cependant trop +insister; mais les troubadours qui suivirent usèrent +de moins de discrétion.</p> + +<p>Dans la même composition Arnaut de Mareuil, +après avoir énuméré les qualités qui font la femme +distinguée, connaissance, belles manières, parler +agréable, générosité, ajoute: «à la femme convient +parfaitement la beauté, mais ce qui l'orne le plus c'est +le savoir et la connaissance».</p> + +<p>Rassurons-nous, il ne s'agit pas encore de femmes +savantes; le savoir et la connaissance ne représentent +pas autre chose que l'ensemble des qualités +de l'esprit et du cœur. C'est avec Arnaut de Mareuil +et Giraut de Bornelh que ces idées pénètrent dans +la littérature des troubadours. Elles tiennent plus de +place chez le second, mais elles sont en germe dans +Arnaut de Mareuil. Il y a chez lui une tendance à la +poésie morale; c'est à elle que Giraut de Bornelh +devra le meilleur de sa réputation.</p> + +<p>Giraut de Bornelh<a id="anchor-VI-4"></a> <a href="#footnote-VI-4" class="fnanchor">[4]</a> était le compatriote et le +contemporain d'Arnaut de Mareuil. Il menait, suivant +la biographie déjà citée, une vie édifiante. Et il eut +de son temps une réputation si grande qu'on l'appela +le «Maître des Troubadours». Nous savons peu de +chose sur sa vie; la plupart de ses poésies, au +nombre de quatre-vingt-dix environ, sont consacrées +à l'amour. Cependant d'après les quelques allusions +historiques qui y sont éparses on suppose qu'il vécut +assez longtemps en Espagne, dans les cours de +Navarre et de Castille, et surtout auprès du roi +d'Aragon Pierre II. La période de son activité +poétique paraît s'étendre de 1175 à 1220.</p> + +<p>S'il a de l'amour la même conception que les +troubadours de son temps, plus d'une de ses chansons +se distingue par la même sincérité naïve qui fait le +charme poétique de celles de Bernard de Ventadour. +Les deux poésies suivantes peuvent nous donner une +idée de sa manière.</p> + +<blockquote><p>J'éprouve une grande joie à me souvenir de l'amour +qui tient mon cœur dans sa fidélité. L'autre jour je vins +en un verger, radieusement couvert de fleurs et rempli +du chant des oiseaux; comme j'étais dans ce beau jardin, +m'apparut la belle fleur de lys; elle s'empara de mon cœur +et de mes yeux; si bien que depuis ma pensée ni mon +souvenir ne vont vers d'autres que celle que j'aime.</p> + +<p>Elle est celle pour qui je chante et pour qui je pleure. +Souvent j'envoie en suppliant mes soupirs et mes prières +là-bas où je vis resplendir sa beauté. Celle qui m'a si +gracieusement conquis est la fleur de toutes les femmes; +elle est aimable, bonne et douce, de haute naissance, +noble dans ses actions, agréable dans ses entretiens.</p> + +<p>Que je serais heureux si j'osais dire ses louanges! Car +tout le monde les entendrait avec plaisir. Mais j'ai peur +que les médisants faux, vils et détestés me comprennent, +et il y a tant de gens jaloux de l'amour des autres que je +crains de laisser deviner notre amour...</p> + +<p>Les railleurs diront de moi: «Quel enfantillage et +quelle folie! Comme il déborde d'orgueil et de bonheur!» +Mais moi, même au milieu de la plus grande foule, je ne +pense qu'à celle que mon cœur a choisie, je tiens les yeux +tournés vers le pays où elle habite et je parle constamment +en mon cœur de celle à qui mon cœur s'est donné.<a id="anchor-VI-5"></a> <a href="#footnote-VI-5" class="fnanchor">[5]</a></p> + +<hr style="width: 45%;" /> + +<p>Le chant du rossignol n'a plus pour moi de charmes, +tant j'ai le cœur morne et triste. Et cependant je m'étonne +qu'Avril ne m'ait pas réjoui; car c'est l'époque où d'ordinaire +ma joie redoublait. Mais aujourd'hui ne me plaisent +ni la fleur ni les forêts qui pendent aux rameaux.</p> + +<p>Les messagers qui m'ont cherché me feront mourir de +tristesse. Ah! s'ils savaient combien une petite maison +vaudrait mieux ici que là-bas un grand palais! Leurs +entretiens me sont une peine et il me semble que je serai +déshonoré si je reviens avec eux dans ma contrée.</p> + +<p>Je ne crois pas qu'on ait jamais vu qu'un homme +s'exile dans sa propre patrie. Mais ma dame est si dure +pour moi! et le retour dans ma patrie m'est une si grande +peine! Plus ma renommée augmente là-bas, plus je souffre. +Ma honte et ma crainte redoublent chaque fois<a id="anchor-VI-6"></a> <a href="#footnote-VI-6" class="fnanchor">[6]</a>.</p></blockquote> + +<p>Un trait caractéristique de la manière de Giraut +de Bornelh c'est une tendance à exposer ses pensées +sous forme dialoguée. Il se dédouble pour ainsi dire, +s'adresse les questions et se fait les réponses; le +monologue devient ainsi une sorte de dialogue et +prend une allure dramatique. Il y a là un procédé +curieux et qui produit souvent une impression +remarquable de vie et de mouvement. Seulement le +danger est grand et l'abus facile. Ce procédé n'est +vraiment dramatique que quand la passion s'exprime +avec force et éclat, comme il arrive souvent dans les +monologues tragiques; réduite à cet emploi, cette +sorte de conversation intérieure dont le poète nous +rend témoin garderait comme un reflet de la vie du +cœur. On sent trop souvent chez Giraut de Bornelh, +que l'esprit y tient trop de place, qu'il y a dans +l'emploi de ce procédé littéraire trop d'art et d'artifice.</p> + +<p>Voici le début d'une chanson composée sous forme +dialoguée.</p> + +<blockquote><p>Mais comment se fait-il, par Dieu, qu'au moment où je +veux chanter je pleure? Serait-ce à cause d'Amour, qui +m'a vaincu? Et d'amour ne me vient-il aucune joie? Si, il +m'en vient. Alors pourquoi suis-je triste et mélancolique? +Pourquoi? Je ne saurais le dire.</p> + +<p>J'ai perdu la considération (dont je jouissais auprès de +ma dame) et la joie n'a plus pour moi de saveur. Jamais +pareil malheur arriva-t-il à un amant? Mais suis-je un +amant. Non? Est-ce que je cesse de l'aimer avec ardeur? +Non. Suis-je un amant? Oui, de celle qui me permettrait de +l'aimer.</p> + +<p>J'ai bien reconnu qu'Amour ne me donne aucune joie +ni aucun secours. Aucune joie? Et pourtant j'aime la plus +belle qui soit au monde. Aucune joie? Non, aucune... +Comment? N'ai-je pas reçu assez de bien et d'honneur +de ma dame? Si, mais elle en a retenu davantage...<a id="anchor-VI-7"></a> <a href="#footnote-VI-7" class="fnanchor">[7]</a>.</p></blockquote> + +<p>Voici encore le début d'une chanson tout entière +en style dialogué. Ici le poète fait intervenir un ami +comme interlocuteur.</p> + +<blockquote><p>Hélas! je meurs!—Qu'as-tu, ami?—Je suis perdu.—Et +pourquoi?—C'est que j'ai jeté mes regards sur celle +qui me fit si belle impression.—Est-ce pour cela que tu +as le cœur dolent?—Oui.—Ton amour est-il si grand?—Oui, +plus (que je ne saurais dire).—Es-tu donc si près de +la mort?—Oui, très près.—Mais pourquoi te laisses-tu +mourir?—Parce que j'aime trop et que je suis trop +timide.—Ne lui as-tu rien demandé?—Moi? par Dieu, +non.—Mais pourquoi te plains-tu si fort, tant que tu ne +connais pas ses sentiments?—C'est que j'ai peur.—De +quoi?—De son amour qui me tient en si grand émoi.—Tu +as grand tort; penses-tu qu'elle vienne t'apporter son +amour?—Non, mais je n'ose m'enhardir.—Tu pourrais +bien souffrir longtemps.</p> + +<p>—Seigneur, quel conseil me donnez-vous?—Un bon +conseil et courtois.—Dites.—Va vite devant elle et +demande lui son amour.—Et si elle le prend mal?—Ne +t'en préoccupe pas.—Et si elle me fait quelque méchante +réponse?—Supporte-le; à la patience appartient toujours +la victoire.—Et si le «jaloux» (le mari) s'en aperçoit?—Alors +vous agirez avec plus de ruse.</p> + +<p>—«Nous» agirons?—Sans doute.—Pourvu qu'elle +veuille.—Elle voudra.—Comment?—Crois-moi. Ta joie +doublera, si tu oses parler<a id="anchor-VI-8"></a> <a href="#footnote-VI-8" class="fnanchor">[8]</a>.</p></blockquote> + +<p>Ce ne sont pas sans doute des chansons de ce +genre qui lui valurent d'être appelé par Dante le +poète de la «droiture». Le grand poète italien était +sensible à d'autres côtés de son talent<a id="anchor-VI-9"></a> <a href="#footnote-VI-9" class="fnanchor">[9]</a>.</p> + +<p>Et d'abord Giraut de Bornelh eut de son art une +conception très haute. Le retour de la belle saison +ne suffit pas à l'inspirer; le thème est déjà trop conventionnel. +Il faut à son inspiration des motifs et des +causes plus intimes. Il raconte dans une de ses +chansons<a id="anchor-VI-10"></a> <a href="#footnote-VI-10" class="fnanchor">[10]</a> un songe étrange: un épervier sauvage +était venu se poser sur son poing; il était d'abord +farouche, mais il s'apprivoisa bientôt. Le poète communique +ce songe à un ami qui lui dit que c'était là +le présage d'un grand amour. «Alors, dit-il, vous +entendrez le poète, vous verrez chansons aller et +venir.» Un grand amour, c'était le secret de son +enthousiasme, de son inspiration lyrique.</p> + +<p>Mais il y en avait un autre encore plus relevé. +Giraut de Bornelh est, parmi les troubadours, un des +premiers et des plus éminents représentants de la +poésie morale. Il semble que son œuvre appartienne +à deux périodes différentes de la poésie des troubadours. +Rappelons-nous que cette poésie est essentiellement +«courtoise», elle vit des sentiments +chevaleresques; les moindres changements dans les +mœurs du temps devaient produire sur elle un effet +fatal. Giraut de Bornelh a été témoin des débuts +de la décadence, ou du moins de la transformation +qui s'est produite dès la fin du XII<sup>e</sup> siècle. «Autrefois, +dit-il, on aimait les chansons, on se plaisait +aux danses et aux lais.» «Où sont passés les jongleurs +que l'on voyait si bien accueillis?... J'ai vu +de gentils petits jongleurs, bien chaussés et bien +habillés, aller par les cours pour faire l'éloge des +dames; ils n'osent parler maintenant<a id="anchor-VI-11"></a> <a href="#footnote-VI-11" class="fnanchor">[11]</a>.»</p> + +<p>Tout est changé autour de lui. Les grands seigneurs +ne sont plus tournés vers la poésie et la joie; +leurs instincts grossiers ont repris le dessus; la +guerre, le pillage, sont devenus leur passe-temps +favori. Tels sont les spectacles auquel paraît avoir +assisté Giraut de Bornelh. Il en aurait été victime, +si l'on en croit la biographie: car le vicomte de +Limoges aurait brûlé et pillé sa maison et lui aurait +volé ses livres, sa bibliothèque. Le spectacle de ces +désordres et de ces violences lui a inspiré quelques +poésies remarquables par la sincérité de l'inspiration.</p> + +<p>C'est la même sincérité qui règne dans les +«sirventés» consacrés aux croisades. Il a su éviter +les défauts ordinaires de ces poésies, c'est-à-dire la +déclamation, ou la colère affectée. Ce qui domine +dans les poésies de ce genre c'est une élévation de +pensée et une noblesse par lesquelles il mérite bien +l'éloge de Dante d'avoir été le «poète de la droiture».</p> + +<p>Dans sa jeunesse il avait sacrifié aux goûts du jour +et composé plusieurs pièces en «style obscur»; +mais il abandonna bientôt ce genre faux. Il a exposé +les motifs de ce changement dans une tenson qu'il +composa avec un troubadour peu connu<a id="anchor-VI-12"></a> <a href="#footnote-VI-12" class="fnanchor">[12]</a>. Les +raisons du défenseur du style obscur peuvent se +résumer en une seule: la poésie est un art trop +relevé pour qu'il soit à la portée du vulgaire. A quoi +Giraut de Bornelh répondit avec esprit et bon sens: +«chacun ses goûts, on aime mieux les chants que l'on +entend, et après tout l'on écrit pour être compris».</p> + +<p>Cette conception ne fut pas cependant celle du +grand poète qui a rendu hommage à la haute valeur +morale de sa poésie. Dante ayant à le comparer à +Arnaut Daniel, qu'il rencontra dans le Purgatoire, +met ce dernier bien au-dessus de Giraut de Bornelh. +«Il fut, dit-il, le plus grand artiste dans sa langue +maternelle... En romans et en vers d'amour il surpassa +tous les autres. Laisse dire les sots qui croient +que Giraut de Bornelh lui est supérieur. Ils jugent +d'après la renommée, mais non d'après la vérité; et +ils s'affermissent dans leur jugement, avant d'avoir +observé l'art et la raison<a id="anchor-VI-13"></a> <a href="#footnote-VI-13" class="fnanchor">[13]</a>.» Ce jugement de +Dante vaut à Arnaut Daniel dans l'histoire de la +littérature provençale une place peut-être plus +grande que celle qu'il mérite.</p> + +<p>Sur sa vie nous savons aussi peu de chose que +sur celle des grands troubadours étudiés jusqu'ici. +C'était un chevalier de Ribérac, en Périgord; il se +serait adonné d'abord à l'étude des sciences, qu'il +abandonna bientôt pour la poésie. Il adressa pendant +quelque temps ses hommages à une dame de Gascogne +et quoiqu'il n'eût pas été agréé, il aurait continué +à la chanter. Il aurait vécu aussi à la cour du +roi d'Angleterre Richard, où il aurait été le héros de +l'anecdote suivante.</p> + +<p>Un troubadour s'était vanté devant le roi Richard +de trouver de meilleures rimes qu'Arnaut Daniel. +Celui-ci accepta le défi. Le roi Richard les fit +enfermer dans des appartements séparés et leur +donna un laps de temps pour écrire leurs chansons. +Arnaut Daniel était tellement irrité contre son +impudent rival que l'inspiration lui faisait totalement +défaut. L'autre au contraire eut bientôt terminé +sa chanson et il passa les derniers jours à la chanter +et à l'apprendre par cœur. Arnaut Daniel l'ayant +entendu retint le texte et la musique. Le jour du +jugement venu, il demanda à chanter le premier; +puis il récita simplement la chanson de son rival. Ce +dernier réclama vivement et le roi ayant interrogé +Arnaut Daniel, celui-ci ne fit aucune difficulté +d'avouer. Le roi fut très amusé de cette plaisanterie +et rendit aux deux concurrents leurs chevaux qu'ils +avaient donnés en gage<a id="anchor-VI-14"></a> <a href="#footnote-VI-14" class="fnanchor">[14]</a>.</p> + +<p>L'anecdote nous laisse deviner de quoi était faite +en partie la gloire, la renommée du poète Arnaut +Daniel aux yeux de ses contemporains. C'est le poète +des rimes riches, des rimes «chères», comme il dit. +Il choisit, parmi les rimes, les plus rares et la nécessité +de les enchâsser au bout des vers n'est pas pour +rendre la pensée plus claire ou la suite des idées plus +nette.</p> + +<p>Il a de plus l'habitude de faire rimer les mots non +dans la même strophe mais d'une strophe à l'autre. +Et c'est ainsi qu'il fut d'après Dante, qui l'a imité, +l'inventeur de la «sextine», où les six rimes +enjambent, suivant un certain ordre, de l'une à +l'autre des six strophes.</p> + +<p>Cette recherche de la rime rare, tous ces artifices +de versification que nous ne pouvons énumérer ici +n'étaient qu'un des côtés de ce que l'on appelait le +«style obscur» (trobar clus) ou plutôt «fermé». +Les jeux de mots, les allitérations les plus fortes, en +étaient un autre. Pour dérouter le lecteur profane, le +troubadour détournait les mots de leur sens habituel, +il en créait de nouveaux, les affublait de terminaisons +nouvelles; comme cela n'aurait peut-être pas +suffi à produire la bonne obscurité que l'on cherchait, +on laissait aller la pensée à l'aventure; et l'ensemble +de ce «beau désordre» était sans doute un «produit +de l'art», mais de quel art! C'est pourtant à cette +conception qu'Arnaut Daniel devait le meilleur de sa +réputation. C'est pour avoir exprimé ses pensées +sous la forme la plus obscure que Dante l'a appelé le +chantre de l'amour et que Pétrarque le nomme le +grand maître de l'amour et de la poésie<a id="anchor-VI-15"></a> <a href="#footnote-VI-15" class="fnanchor">[15]</a>.</p> + +<p>On comprend qu'il soit plus difficile ici qu'ailleurs +de donner par une traduction une idée de la manière +d'Arnaut Daniel. Tout le charme—en nous plaçant +à son point de vue—disparaîtrait: ce serait une +trahison. Voici cependant quelques extraits d'une +des rares poésies qui ne soient pas inintelligibles; on +y retrouvera quelques traits qui rappellent les chansons +de Bernard de Ventadour. C'est sans doute la +seule à propos de laquelle le nom du représentant du +«style clair» que fut Bernard de Ventadour puisse +être évoqué,</p> + +<blockquote><p>Lorsque la feuille tombe des cimes les plus hautes et +que le froid s'élève et sèche les rameaux, le taillis est +privé du doux refrain des oiseaux, mais mon amour est +parfait...</p> + +<p>Tout est glacé, mais je ne puis avoir froid; car un +nouvel amour me fait reverdir le cœur; je ne frissonne +pas de froid, car amour me couvre et me cache, c'est lui +qui me donne ma valeur et me guide.</p> + +<p>La vie est bonne quand la joie la mène, et tel me blâme, +qui est bien loin de cet idéal; je ne puis conseiller qui me +blâme, car par ma foi, j'ai ma part de ce qu'il y a de mieux.</p> + +<p>Je ne veux pas que mon cœur se mêle d'un autre amour... +ni qu'il tourne ma tête ailleurs; je ne crains pas qu'il y +ait femme plus belle que ma dame, ni même qui lui +ressemble<a id="anchor-VI-16"></a> <a href="#footnote-VI-16" class="fnanchor">[16]</a>.</p></blockquote> + +<p>Dante a placé Arnaut Daniel dans le «Purgatoire»; +c'est en «Enfer» qu'il rencontre Bertran de Born.</p> + +<blockquote><p>Je vis un spectacle que j'aurais peur de décrire, sans +plus de preuves, si ma conscience ne me rendait fort... Je +vis et il me semble que je vois encore, marcher un buste +sans tête, comme marchaient les autres compagnons du +triste troupeau. Il tenait sa tête coupée par les cheveux, +suspendue à sa main en guise de lanterne, et cette tête +nous regardait et disait: «Hélas!» De lui-même il se +faisait lumière; et ils étaient deux en un et un seul en +deux... Quand il fut droit au pied du pont, il leva les bras +avec toute la tête, pour que ses paroles arrivassent à nous; +et ses paroles furent: «Vois l'horrible supplice, toi qui, +vivant, visites les morts; vois si aucun supplice ressemble +au mien. Pour que tu puisses parler de moi là-haut, sache +que je suis Bertran de Born qui donnai au jeune roi (d'Angleterre) +de mauvais conseils. Je fis lutter l'un contre l'autre +le père et le fils; Architofel ne fut pas plus perfide en +excitant Absalon contre David. Pour avoir mis la division +entre des personnes ainsi unies, je porte hélas! la tête +séparée du corps qui devait la supporter. Ainsi s'observe +en moi la peine du talion.»</p></blockquote> + +<p>Telle fut la funèbre vision de Dante. Nous sommes +mieux renseignés sur le personnage historique de +Bertran de Born que sur la plupart des autres grands +troubadours: et nous pouvons juger si l'horrible +supplice qu'il souffre aux enfers est mérité<a id="anchor-VI-17"></a> <a href="#footnote-VI-17" class="fnanchor">[17]</a>.</p> + +<p>Bertran de Born était seigneur du château d'Hautefort, +en Périgord. Ce château «était une forteresse +de premier ordre, tout à fait digne du nom qu'on lui +avait donné en la bâtissant, haute et forte; mais ce +n'était pas le centre d'une seigneurie de grande +importance<a id="anchor-VI-18"></a> <a href="#footnote-VI-18" class="fnanchor">[18]</a>».</p> + +<p>Bertran de Born prit une part active aux luttes +politiques dont le Limousin fut le théâtre pendant la +deuxième moitié du XII<sup>e</sup> siècle. C'est par là que sa vie +diffère de celle de Bernard de Ventadour ou d'Arnaut +de Mareuil; c'est ce qui explique aussi la différence +profonde qui sépare leur conception de la poésie. Ce +troubadour de haute extraction, qui passa la majeure +partie de sa vie à guerroyer, fut avant tout le chantre +de la guerre. Il a sans doute composé quelques +chansons amoureuses; mais elles sont bien pâles, à +côté de celles de Bernard de Ventadour et à côté de +ses poésies guerrières. En revanche il règne sans +conteste dans le domaine de la poésie politique. La +langue des troubadours avait besoin de passer par +cette école; elle y a gagné une fermeté et une +vigueur qu'elle ne connaissait guère encore.</p> + +<p>Il est inutile de suivre pas à pas la vie de Bertran +de Born: tout un livre a été consacré à ce sujet. Il +suffira de n'en rappeler que ce qui est nécessaire à +l'intelligence de quelques-unes de ses poésies.</p> + +<p>Le roi d'Angleterre, Henri II, par son mariage +avec Éléonore d'Aquitaine, était devenu le suzerain +du sire d'Hautefort. Bertran ayant eu maille à partir +avec son frère, celui-ci fit appel à Henri II, et notre +troubadour fut assiégé dans son château. Il supporta +vaillamment l'attaque et bientôt se réconcilia avec le +roi d'Angleterre.</p> + +<p>Il se rendit à sa cour, en Normandie; là l'attendait +une grande déception. Il croyait y retrouver les +goûts de luxe et de prodigalité qui régnaient dans le +Midi. «Nous autres, Limousins, nous mettons la +folie au-dessus de la sagesse; nous somme gais; +nous aimons que l'on donne et que l'on rie.» Il n'en +était pas de même à la cour anglaise et Bertran y +serait mort d'ennui, si la fille du roi Henri II<a id="anchor-VI-19"></a> <a href="#footnote-VI-19" class="fnanchor">[19]</a>, +n'avait daigné agréer ses hommages poétiques. «Il +ne saurait y avoir de cour digne de ce nom, dit-il, +sans que l'on y plaisante et que l'on y rie; une cour +sans dons n'est qu'un parc de barons. L'ennui et la +mesquinerie d'Argenton [c'était là que séjournait la +cour] m'auraient tué sans faute, mais la douce figure +compatissante, le bon accueil et la conversation de +la Saxonne m'en ont préservé.»</p> + +<p>Cependant des trois fils du roi d'Angleterre l'aîné, +Henri, que l'on appelait le jeune roi, était jaloux de +ses frères, surtout de Richard Cœur de Lion. Bertran +de Born embrassa son parti et le poussa à la +révolte contre son frère et son père. Au dernier +moment le jeune roi hésita. Bertran lui adressa un +sirventés indigné.</p> + +<blockquote><p>Je ne veux plus tarder d'écrire un sirventés, tellement +j'ai envie de le dire et de le répandre; car j'ai un motif +nouveau et fort (de composer un chant); le roi Henri retire +par force la demande qu'il avait adressée à son père. +Puisqu'il ne possède aucune terre, qu'il soit le roi des +lâches.</p></blockquote> + +<p>Le jeune roi fut sensible à ce sanglant reproche. +Il s'engagea dans la lutte et demanda à Bertran de +Born un nouveau chant pour effacer le souvenir du +premier. Bertran écrivit un chant de guerre enthousiaste.</p> + +<blockquote><p>Je chante, car le roi m'en a prié en entendant mes +menaces; je chante cette guerre et le jeu que je vois +engagé; nous saurons, quand nous l'aurons joué, auquel +des fils appartiendra la terre.</p></blockquote> + +<p>Mais le jeune roi mourut tout au début de la campagne +(1183). Cet événement fut, de la part de Bertran +de Born, le sujet de deux plaintes funèbres qui +sont parmi les plus sincères que l'ancienne poésie +des troubadours nous ait laissées. Une traduction à +peu près littérale de quelques strophes ne peut en +garder qu'un pâle reflet.</p> + +<blockquote><p>Si tous les pleurs, les deuils et les tristesses, si toutes +les douleurs, les malheurs et les misères qu'on ait jamais +entendus dans ce siècle dolent étaient mis ensemble, ils +sembleraient tous légers auprès de la mort du jeune roi +anglais qui met dans la douleur les jeunes et les vaillants +et qui laisse le monde obscur, sombre et ténébreux, privé +de joie, plein de deuil et de tristesse.</p> + +<p>Dolents et tristes et pleins de chagrin sont restés les +soldats courtois, les troubadours et les jongleurs gracieux; +ils ont trouvé dans la mort un guerrier trop cruel qui leur +a enlevé le jeune roi anglais, auprès duquel les plus généreux +étaient avares...</p> + +<p>Mort cruelle et douloureuse, tu peux te vanter d'avoir +enlevé au monde le meilleur chevalier qui fût jamais; car +tout ce qui fait la réputation de l'homme se trouvait chez +le jeune roi anglais; il vaudrait mieux, s'il plaisait à Dieu, +que lui vécût plutôt que tant d'autres qui n'ont jamais +procuré aux vaillants que deuil et tristesse.</p> + +<p>Implorons la pitié de celui qui voulut venir au monde +pour nous sauver de notre misère et qui reçut la mort +pour notre salut, demandons-lui comme à un seigneur +doux et juste, de pardonner au jeune roi anglais, lui qui +est le vrai pardon; qu'il le mette à côté de ses nobles +compagnons, là où il n'y eut et où il n'y aura jamais ni +deuil ni tristesse.</p></blockquote> + +<p>Après la mort du jeune roi, Bertran de Born se vit +assiégé dans son château d'Hautefort par Richard +Cœur de Lion. Il se défendit mollement et se rendit +à merci. Sa reddition aurait été, d'après un de ses +biographes, le sujet d'une scène touchante que le +vieux chroniqueur raconte ainsi.</p> + +<blockquote><p>Monseigneur Bertran fut appelé avec tout son monde +à la tente du roi Henri et celui-ci le reçut fort mal et lui +dit: «Bertran, Bertran, vous avez dit que jamais encore +vous n'aviez eu besoin de la moitié de votre sens; il me +semble qu'aujourd'hui il vous le faudra bien tout entier.—Sire, +dit Bertran, il est vrai que je l'ai dit et je n'ai +dit que la vérité.» Et le roi lui dit: «Alors vous me faites +l'effet de l'avoir complètement perdu maintenant.—Sire, +dit Bertran, je l'ai perdu, en effet.—Et comment?» +dit le roi.—«Sire, dit Bertran, depuis le jour où +le vaillant roi, votre fils, est mort, j'ai perdu le sens, le +savoir et la connaissance.» Le roi, en entendant Bertran +lui parler en pleurant de son fils, sentit l'émotion lui +étreindre le cœur, et le coup fut si fort qu'il se trouva mal.</p> + +<p>Quand il fut revenu de son évanouissement il s'écria en +pleurant: «Ah! Bertran, Bertran, vous avez bien raison +d'avoir perdu le sens à cause de mon fils, car il n'y avait +pas d'homme au monde qu'il aimât plus que vous. Et moi, +par amour pour lui, non seulement je vous fais grâce de +la vie, mais je vous rends vos biens et votre château et j'y +ajoute avec mon amour et mes bonnes grâces, cinq cents +marcs d'argent pour les dommages que vous avez éprouvés.»</p></blockquote> + +<p>Dante ignorait sans doute la légende de cette touchante +réconciliation, quand il décrivait l'horrible +supplice de Bertran de Born.</p> + +<p>Pardonné par le roi d'Angleterre, Bertran devint +son fidèle allié; cependant il ne poussa pas le +dévouement jusqu'à suivre son fils, Richard Cœur +de Lion, en Terre Sainte. «Je voudrais être là-bas, +à Tyr, je vous le jure; mais j'ai dû y renoncer, tellement +les comtes, les ducs, les princes et les rois +mettaient de retard à s'embarquer. Et puis, j'ai vu +ma dame, belle et blonde, et mon cœur a faibli; +autrement je serais là-bas depuis au moins un an.» +Pour le reste de sa vie, nous pouvons nous en tenir +ici à la brève remarque qui termine sa biographie: +«il vécut longtemps dans le siècle, puis se rendit à +l'ordre de Citeaux» dans l'abbaye de Dalon, voisine +d'Hautefort; c'est là qu'il mourut tout au début du +XIII<sup>e</sup> siècle.</p> + +<p>Ce fut une vie fort agitée que la sienne; celle de +Guillaume de Poitiers, parmi les troubadours, pourrait +seule lui être comparée. Aussi ses poésies ont-elles +une couleur et un éclat que l'on retrouve +rarement dans les poésies des troubadours. Avec lui +naît la satire politique et elle atteint dès ses débuts +un degré qu'elle ne dépassera pas. Bertran de Born +attaque avec la même violence le jeune roi Henri, +son frère Richard, le roi d'Angleterre, Philippe +Auguste ou le roi d'Aragon, Alphonse II; aucune +tête couronnée n'obtient grâce aux yeux du chevalier +poète: noble attitude en apparence et qui lui +donne une allure hautaine de poète indépendant et +redresseur de torts.</p> + +<p>Mais nous serions dupes des apparences si nous +nous en tenions à cette impression. Le mobile le plus +ordinaire des indignations poétiques de notre troubadour, +c'est à peu près le seul intérêt personnel. +Quand il prend part au soulèvement des barons +aquitains contre leur suzerain, Richard Cœur de +Lion, ce n'est pas pour aider l'Aquitaine à conquérir +son indépendance, mais pour se venger de Richard +et obtenir quelques morceaux à la curée finale. +Quand la guerre éclate entre Henri II d'Angleterre +et Philippe Auguste, il manifeste un enthousiasme +qui ressemble à du patriotisme: il rappelle à Philippe +Auguste le souvenir de Charlemagne et lui +demande s'il laissera longtemps à l'abandon les cinq +duchés qui composent la couronne de France. Mais +le patriotisme n'a rien à faire dans cet enthousiasme +factice: en voici l'explication: «Ne croyez pas, dit-il, +dans une de ses pièces politiques, que j'aie l'humeur +belliqueuse, si je souhaite toujours de voir les puissants +en venir aux mains; c'est grâce à cela que les +vassaux et les châtelains peuvent avoir du bon +temps, car bien plus larges, plus généreux, plus +accueillants, je vous le jure, sont les puissants, +quand ils ont la guerre que quand ils ont la paix.» +«Quand les rois font des folies, dit Horace, ce sont +les peuples qui en pâtissent.» Ce n'était pas le cas +pour Bertran de Born et pour les autres barons de +cette contrée limousine toujours en révolte contre +leurs suzerains.</p> + +<p>Bertran de Born est le poète de la guerre; il l'aime +surtout pour les profits immédiats qu'on en peut +retirer. «Le danger est grand, mais le gain est +encore supérieur.» «Nous entendrons bientôt, dit-il +dans la même pièce, les trompettes et les tambours, +nous verrons bannières, gonfanons, et enseignes, les +chevaux blancs et noirs... on prendra leurs biens aux +usuriers, on ne verra plus par les chemins les marchands +aller tranquilles et les bourgeois, vivre sans +crainte... celui-là sera riche qui voudra étendre la +main.»</p> + +<p>C'est en pensant à cette pièce et à quelques autres +du même genre qu'un éditeur de Bertran de Born +l'a appelé un «condottiere» poétique; le mot est +assez juste. Mais on ne peut nier qu'il n'ait senti en +soldat la poésie de la guerre, avec toute sa réalité. +Voici sans doute le plus brillant éloge qu'on en trouve +dans la poésie du moyen âge.</p> + +<blockquote><p>Bien me plaît la bonne saison de Pâques, qui fait +naître feuilles et fleurs; j'aime à entendre la joie des +oiseaux qui emplissent les bocages de leurs chants; mais +j'aime aussi à voir, parmi les prés, tentes et pavillons +dressés et j'ai une grande allégresse à voir rangés par la +campagne chevaliers et chevaux armés.</p> + +<p>J'aime à voir les éclaireurs mettre en fuite les gens +qui emportent leurs biens; j'aime à voir venir après eux +une grande masse d'hommes d'armes; j'aime à voir les +forts châteaux assiégés, les fortifications brisées et démolies +et l'armée sur le rivage, entourée de fossés et de palissades +aux pieux solides et serrés...</p> + +<p>Nous verrons à l'entrée de la bataille trancher et rompre +masses d'armes, épées, casques de couleur et boucliers; +nous verrons maints vassaux frappés ensemble et les chevaux +des morts et des blessés errer à l'aventure; qu'au +moment de l'assaut tout chevalier ne pense qu'à briser +bras et têtes, car il vaut mieux être mort que vaincu.</p> + +<p>Je vous l'assure, ni le manger, ni le boire, ni le dormir +ne me plaisent autant que le cri de guerre: <i>à eux!</i> et le +hennissement, dans l'ombre des bois, des chevaux privés +de leurs cavaliers; rien ne me plaît comme d'entendre: +<i>à l'aide!</i> <i>à l'aide!</i> de voir tomber chefs et soldats sur l'herbe +ou dans les fossés et de contempler les morts qui portent +encore au flanc le tronçon des lances avec leurs +flammes<a id="anchor-VI-20"></a> <a href="#footnote-VI-20" class="fnanchor">[20]</a>.</p></blockquote> + +<p>Quel que soit le mobile qui a inspiré cette poésie +et quelques autres du même ton, on ne peut nier +qu'elle ne sente ce que Victor Hugo a appelé «l'odeur +fauve de la bataille». Ce sont des accents auxquels +les troubadours ne nous avaient pas encore habitués. +Le contraste est rude entre cette poésie vivante, +d'une vie farouche et brutale, et les chansons amoureuses +des premiers troubadours. C'est de ce contraste +que naît, en partie, l'intérêt de l'œuvre de +Bertran de Born. Il forme une exception parmi les +troubadours.</p> + +<p>Il donne, dans cette poésie un peu efféminée, +comme une note martiale et virile; il y a là des bruits +de clairons et de tambours, comme un écho des fanfares +guerrières. Saluons cette poésie au passage; +nous ne la retrouverons pas dans la littérature provençale.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_VII" id="CHAPITRE_VII"></a>CHAPITRE VII</h2> + +<h3>LA PÉRIODE CLASSIQUE (<i>Suite</i>)</h3> + +<blockquote><p>Raimbaut d'Orange et la comtesse de Die.—Sincérité des +poétesses provençales et de la comtesse de Die en particulier.—Pierre +d'Auvergne.—La satire littéraire.—Le message du rossignol.—Peire +Vidal.—Une vie originale.—Folquet de Marseille.—Folquet +évêque de Toulouse et les hérétiques albigeois</p></blockquote> + + +<p>Les deux chapitres qui précèdent sont consacrés +aux troubadours originaires du Sud-Ouest de la +France. C'est là—on s'en souvient—que se trouve +le berceau de la poésie des troubadours; c'est là +aussi que sont nés les plus grands d'entre eux, ceux +que nous pouvons appeler classiques, entendant par +ce mot ceux qui méritent d'être mis hors de pair par +la perfection de la forme et l'élévation de la pensée.</p> + +<p>Cependant les autres provinces de langue d'oc, +depuis l'Auvergne jusqu'à la Provence et au Dauphiné, +ont eu également de bonne heure leurs grands +troubadours. C'est ainsi que, si nous avions voulu +suivre l'ordre purement chronologique, nous aurions +dû citer, presque en même temps que Bernard de +Ventadour, Raimbaut, comte d'Orange et la comtesse +de Die. L'activité poétique du premier peut être +placée entre 1158 et 1173.</p> + +<p>Comme Marcabrun il est un des premiers à cultiver +le style obscur, maniéré et recherché. Une de ses +chansons renferme le même mot ou son dérivé à +chaque vers, et il y en a quarante-cinq. Dans une autre +il se contente de répéter le même mot à chaque +strophe. Cette recherche des artifices de la forme +n'est pas pour faire croire à la sincérité de ses sentiments +et à la force de sa passion. Le contenu de ses +poésies—presque toutes consacrées à l'amour—justifie +cette première impression.</p> + +<p>Sans doute quelques-unes peuvent faire illusion +au premier abord. Il y attaque souvent les médisants +qui le desservent auprès de sa dame; il proteste à +plusieurs reprises de son amour et de sa fidélité, +comme dans le début de la chanson suivante:</p> + +<blockquote><p>Je ne chante ni pour oiseau, ni pour fleur, ni pour +neige, ni pour gelée, ni pour froid, ni pour chaleur, ni +pour le retour de l'herbe verte dans les prairies; je ne +chante et je n'ai jamais chanté pour nulle autre joie; mais +je chante pour la dame que j'aime, car elle est la plus +belle du monde.</p> + +<p>J'ai quitté la pire qu'on ait pu voir ou trouver; et j'aime +la plus belle et la plus honorée qui soit au monde. Je lui +serai fidèle toute ma vie et ne partagerai avec aucune +autre mon amour<a id="anchor-VII-1"></a> <a href="#footnote-VII-1" class="fnanchor">[1]</a>...</p></blockquote> + +<p>Mais ce sont là protestations déjà bien banales +dans la littérature provençale. Nulle part on ne sent +dans l'œuvre de Raimbaut d'Orange la sensibilité +naïve de Bernard de Ventadour ou d'Arnaut de +Mareuil; on éprouve plutôt l'impression d'avoir +affaire à un excellent artiste en vers, amoureux des +difficultés de la poésie, précieux et recherché. Il connaît +d'ailleurs son talent et s'en vante sans modestie; +il défie ses rivaux et témoigne de quelque vantardise +et même de quelque fanfaronnade en poésie comme +en amour. «Depuis qu'Adam mangea la pomme, dit-il, +le talent de plus d'un qui mène beaucoup de bruit +ne vaut pas une rave au prix du mien»; voilà des +fanfaronnades de poète, et elles ne sont pas les seules. +Et voici les vantardises de l'amant: «J'ai le droit de +rire et je ris souvent; je ris même en dormant; ma +dame me rit si aimablement qu'il me semble que c'est +un sourire divin; et ce sourire me rend plus heureux +que ne ferait le rire de quatre cents anges. J'ai tellement +de joie qu'elle suffirait à rassasier mille malheureux; +et de ma joie tous mes parents vivraient joyeusement +sans manger<a id="anchor-VII-2"></a> <a href="#footnote-VII-2" class="fnanchor">[2]</a>.»</p> + +<p>Ce n'est pas par des exagérations de ce genre que +se marque la vraie passion; ces recherches et ces +excès sont même un indice du contraire. Mais ce qui +rend assez pâles les poésies amoureuses du comte +d'Orange c'est leur contraste avec celles de la comtesse +de Die, qui paraît avoir eu pour lui un amour +sincère et profond.</p> + +<p>C'est une figure originale dans la poésie provençale +que celle de la comtesse de Die<a id="anchor-VII-3"></a> <a href="#footnote-VII-3" class="fnanchor">[3]</a>.</p> + +<p>Elle n'est pas la seule poétesse du temps, comme +on l'a vu dans un précédent chapitre; mais elle est la +plus célèbre. Il faut dire à la louange de la plupart +de ces poétesses que leur poésie se distingue par une +sincérité de ton qui manque souvent à la poésie des +troubadours. Le «style obscur», la rime difficile ne +paraissent avoir eu pour elles aucun attrait. Elles +n'ont pris ou appris du métier que ce qui leur était +nécessaire; mais elles ont su rendre avec beaucoup +de charme et de douceur des sentiments sincères et +naturels. La plupart des troubadours écrivaient par +nécessité, par métier; il semble que les poétesses +provençales n'aient chanté et n'aient écrit que sous +le souffle de l'inspiration.</p> + +<p>Parmi elles Béatrix, comtesse de Die, occupe une +place éminente. Par sa naissance elle était l'égale du +comte d'Orange. Comment naquit et se développa le +roman d'amour dont les chansons de la comtesse de +Die—au nombre de cinq—nous ont gardé l'écho? +C'est ce qu'il est bien difficile de dire. Étant donné +ce que nous connaissons du caractère de notre poète, +il ne semble pas qu'il ait répondu comme il convenait +à l'amour que lui témoignait Béatrix. Cependant, +des cinq chansons qui nous restent d'elle deux +au moins nous apprennent que son amour pour le +comte d'Orange fut d'abord heureux. La chanson suivante, +par exemple, doit se rapporter au début du +roman. On y remarquera une certaine recherche—plus +sensible dans l'original que dans la traduction—et +qui consiste surtout dans la répétition du même +mot (ou de son dérivé) deux fois à la rime; mais il y +règne d'un bout à l'autre un souffle de gaîté et de +jeunesse que l'on ne saurait méconnaître.</p> + +<blockquote><p>Je me repais de joie et d'amour et de l'amour et de la +joie me vient le bonheur; mon ami est le plus gai, c'est +pourquoi je suis aimable et gaie; et puisque je suis sincère, +il convient qu'il le soit avec moi...</p> + +<p>Je suis heureuse de savoir que celui que j'aime est le +plus vaillant qui soit au monde; je prie Dieu qu'il donne +grande joie à celui qui le premier m'attira vers lui; +quelque médisance qu'on lui rapporte, qu'il n'ait confiance +qu'en moi; car souvent on cueille la verge dont on se bat +soi-même.</p> + +<p>La femme qui tient à une bonne renommée doit placer +son amour en un preux et vaillant chevalier; quand elle +connaît sa vaillance, qu'elle ne cache pas son amour; +quand une femme aime ainsi ouvertement, les preux et +les vaillants ne parlent de son amour qu'avec sympathie...</p> + +<p>Ami, les preux et les vaillants connaissent votre vaillance; +et je vous demande, s'il vous plaît, de me garder +votre amour<a id="anchor-VII-4"></a> <a href="#footnote-VII-4" class="fnanchor">[4]</a>.</p></blockquote> + +<p>On a pu remarquer combien cette chanson est conforme +à la théorie de l'amour courtois. L'amour est +principe de vertu: l'amant et l'objet aimé doivent +réaliser l'idéal de la perfection; tout amour fondé sur +ces principes et conforme à cet idéal est noble et pur; +il est une vertu et non une faiblesse, et les preux et +les vaillants n'en parlent qu'avec respect et sympathie. +Mais il y a dans les cours une catégorie de +gens dont l'unique mission paraît être de troubler +l'amour des autres en répandant médisances et +calomnies; c'est à eux qu'est adressé le fragment de +chanson suivant.</p> + +<blockquote><p>L'amour parfait me donne joie et me fait chanter plus +gaiement; et je n'éprouve ni chagrin ni ennui de savoir +que ces médisants truands travaillent contre moi; leurs +médisances ne m'effraient pas; bien plus, j'en suis dix fois +plus gaie... Ces gens-là sont semblables au brouillard qui +s'épand et fait perdre au soleil ses rayons<a id="anchor-VII-5"></a> <a href="#footnote-VII-5" class="fnanchor">[5]</a>.</p></blockquote> + +<p>Il semble cependant que Béatrix avait tort de +garder vis-à-vis des médisants sa gaie et sereine +tranquillité; ils réussirent à mettre la brouille entre +elle et le comte d'Orange ou du moins ils y contribuèrent. +Deux des chansons de Béatrix se rapportent +à cette seconde phase du roman. Voici la traduction +d'une des deux.</p> + +<blockquote><p>Je chanterai ce que je n'aurais pas voulu chanter; +tellement celui que j'aime me cause de chagrin. Je l'aime +d'amour parfait; mais auprès de lui ne me sont d'aucun +secours ni pitié, ni courtoisie, ni beauté... Je suis trompée +et trahie comme si j'étais coupable envers lui.</p> + +<p>Ce qui me réconforte, ami, c'est que je ne commis +jamais envers vous aucune faute, en aucune manière; car +je vous aime plus que Seguin ne fit Valence, et il me plaît +beaucoup, ami, que je vous surpasse en amour; puisque +vous êtes le plus vaillant, pourquoi vous, qui êtes si doux +pour les autres, pourquoi vous montrez-vous si dur pour +moi en paroles et en actions?</p> + +<p>Je suis bien étonnée, ami, que votre cœur soit si dur, et +j'ai sujet de m'en plaindre. Il n'est pas juste qu'une autre +femme vous enlève à mon amour... Rappelez-vous quel +fut le commencement de cet amour; Dieu veuille que je +ne sois pour rien dans notre séparation...</p> + +<p>Vous devriez avoir égard à mon mérite et à ma naissance, +à ma beauté et plus encore à mon cœur si parfait; +c'est pourquoi je vous mande cette chanson pour vous +porter mon message: je veux savoir, mon bel ami, mon +doux ami, pourquoi vous m'êtes si dur et si cruel; est-ce +par orgueil ou par antipathie? +Mais je veux que vous sachiez par mon message que trop +d'orgueil fait mal à beaucoup de gens<a id="anchor-VII-6"></a> <a href="#footnote-VII-6" class="fnanchor">[6]</a>.</p></blockquote> + +<p>Il semble que sous cette traduction imparfaite on +sente encore la douce plainte d'un cœur blessé, et d'un +cœur délicat. «Quand je veux chanter, dira une autre +poétesse, Clara d'Anduze, je pleure et je soupire... et +mes vers ne disent pas ce qu'il y a dans mon cœur.» +C'est l'écho de ces plaintes et de ces soupirs qui survit +dans les chansons de la comtesse de Die. Et peut-être, +encore, comme chez Clara d'Anduze, le «meilleur de +ses vers» ne fut-il jamais lu.</p> + +<p>On pourrait continuer l'histoire de la poésie dans +ce petit coin privilégié de la Provence qu'était le +comté d'Orange en étudiant un autre troubadour, +Raimbaut de Vaquières, dont la vie se passa en Italie +et en Terre Sainte, à la suite du marquis de Montferrat. +Mais il en sera question ailleurs. Quittons un +moment la Provence pour une autre région, Raimbaut +d'Orange et la comtesse de Die pour Pierre +d'Auvergne<a id="anchor-VII-7"></a> <a href="#footnote-VII-7" class="fnanchor">[7]</a>.</p> + +<p>Pierre d'Auvergne est à peu près contemporain de +Bernard de Ventadour et aussi de Giraut de Bornelh +et d'Arnaut de Mareuil; car son activité poétique +s'étend de 1158 à 1180 environ. L'auteur anonyme de +sa biographie nous a donné sur sa vie quelques renseignements +qu'il tenait du Dauphin d'Auvergne, +troubadour qui fut en relations avec Pierre; mais ces +renseignements sont peu nombreux. Ils nous apprennent +que Pierre d'Auvergne était le fils d'un bourgeois +de Clermont-Ferrand.</p> + +<blockquote><p>Il était savant et très lettré. Il était beau et avenant +de sa personne... Il fut bon poète et le premier troubadour +qui vécut au delà des montagnes<a id="anchor-VII-8"></a> <a href="#footnote-VII-8" class="fnanchor">[8]</a>.</p> + +<p>Il fut très honoré et fêté par les vaillants barons et les +nobles dames du temps... Il fut regardé comme le meilleur +troubadour jusqu'au moment où parut Giraut de Bornelh... +Il était très fier de son talent et méprisait les autres troubadours... +Il vécut longtemps dans le monde, puis il fit +pénitence avant de mourir.</p></blockquote> + +<p>Suivant d'autres témoignages il se destina d'abord +à la carrière ecclésiastique et fut pourvu d'un canonicat. +Un troubadour de son temps le lui rappelle +en lui disant: «Quand Pierre d'Auvergne se fit +chanoine, pourquoi se promettait-il à Dieu tout +entier, puisqu'il ne devait pas tenir son serment? +Car il se fit jongleur fou et perdit ainsi tout son +mérite.»</p> + +<p>Pendant son stage parmi les chanoines, qui paraît +avoir été assez bref, ce troubadour ne prit pas le +goût de l'humilité. «Jamais avant moi, dit-il, ne +furent écrits de <i>vers</i> parfaits.» Par cette vantardise il +appartient bien à la grande famille des troubadours, +qui ressemblent sur ce point à la plupart des autres +poètes comme des frères. «Pierre d'Auvergne, dit-il +ailleurs, a une telle voix qu'il chante dans tous les +tons et ses mélodies sont douces et agréables; il est +maître de tout, pour peu qu'il mette un peu de clarté +dans sa poésie, qu'on n'entend pas sans peine.» +Remarquons cette réflexion; Pierre est lui aussi un +des représentants du style obscur; mais il semble +reconnaître ici qu'il y a quelque excès dans l'emploi +de ce genre et en effet toute une partie de ses poésies +est composée d'après cette nouvelle conception.</p> + +<p>Le sentiment de sa valeur et de sa supériorité poétique +se montre avec éclat dans une curieuse +composition<a id="anchor-VII-9"></a> <a href="#footnote-VII-9" class="fnanchor">[9]</a> qui est le premier essai de satire +littéraire dans la poésie des troubadours. Pierre +d'Auvergne y cite une bonne douzaine de poètes contemporains +et il les gratifie à mesure de quelques épithètes +peu flatteuses, mordantes en général, quelquefois +cyniques et grossières. On retrouve dans cette +satire un écho vivant des sentiments qu'un grand +poète du temps pouvait avoir pour ses confrères en +poésie; ces sentiments ne sont nullement charitables.</p> + +<p>La vie de Pierre d'Auvergne ressemble à celle +de la plupart des troubadours. Une de leurs habitudes—presque +une nécessité—était de courir le +monde, le monde un peu étroit où s'exerçait leur +activité. Pierre d'Auvergne séjourna quelque temps +en Espagne. Il y visita la cour de Sanche III de Castille; +c'était un roi chevaleresque; on l'appelait, dit +un chroniqueur du temps, «le père des pauvres, le +protecteur des veuves et des orphelins, le justicier +des peuples<a id="anchor-VII-10"></a> <a href="#footnote-VII-10" class="fnanchor">[10]</a>». Mais ce n'étaient pas ces qualités +qui attiraient les troubadours: Sanche n'aurait pas +été un prince parfait s'il n'avait connu l'art de donner +largement, royalement, à tous les quémandeurs, +grands seigneurs castillans ou troubadours, qui +venaient à lui: cela aussi était une vertu chevaleresque.</p> + +<p>Ce fut sans doute le même motif qui attira Pierre +d'Auvergne à la cour d'Ermengarde, vicomtesse de +Narbonne, et à celle de Raimon V de Toulouse. +C'étaient les plus brillantes qui fussent alors dans le +Sud de la France; elles furent deux foyers vivants +de poésie pendant la seconde moitié du XII<sup>e</sup> siècle.</p> + +<p>Parmi les poésies de Pierre d'Auvergne quelques-unes +sont des poésies religieuses: elles seront étudiées +dans un des chapitres suivants. Une dizaine ont trait +à l'amour. Elles ne se distinguent guère de la plupart +des poésies consacrées par les troubadours à leur +thème favori. Ce sont les mêmes plaintes sur la +cruauté et l'orgueil de sa dame qui ne daigne lui +témoigner aucune pitié. «La dame chantée par le +poète, dit son éditeur, n'est qu'une ombre sans nom, +sans individualité, sans personnalité.» Ceci est +d'autant plus grave que nous sommes à peine dans la +période classique, encore près des origines.</p> + +<p>Mais Pierre d'Auvergne était capable, le cas +échéant, de sincérité et ce fut au moins une fois un +gracieux poète. Il trouva une manière originale +d'envoyer un message d'amour; le poétique messager +fut un rossignol. Et voici la charmante composition +où l'oiseau du printemps joue le principal +rôle. Le poète s'adresse en ces termes à son messager +ailé.</p> + +<blockquote><p>«Rossignol, en sa retraite tu iras voir ma dame, dis-lui +mes sentiments et qu'elle te dise sincèrement les siens; +qu'elle me les fasse connaître ici..., et que d'aucune +manière elle ne te garde auprès d'elle...»</p> + +<p>L'oiseau gracieux s'en va aussitôt, droit vers le pays où +elle règne; il part de bon cœur et sans crainte jusqu'à ce +qu'il l'ait trouvée.</p> + +<p>Quand l'oiseau de noble naissance vit paraître sa beauté, +il se mit à chanter doucement, comme il fait d'ordinaire +vers le soir. Puis il se tait et cherche ingénieusement +comment il pourra lui faire entendre, sans la surprendre, +des paroles qu'elle daigne ouïr.</p> + +<p>«Celui qui vous est amant fidèle voulut que je vienne +en votre pouvoir pour chanter selon votre plaisir...</p> + +<p>«Et si je lui porte un message joyeux, vous devez en +avoir aussi grande joie, car jamais ne naquit de mère un +homme qui ait pour vous tant d'amour; je partirai et +volerai avec joie où que j'aille; mais non, car je n'ai pas +dit encore mon plaidoyer.</p> + +<p>«Et voici ce que je veux plaider: qui met son espoir en +amour ne devrait guère tarder, tant qu'amour a des loisirs; +car bientôt les cheveux blonds se changent en cheveux +blancs, comme la fleur change de couleur sur la +branche...»</p></blockquote> + +<p>Telle est la première partie du récit, la première +scène de la petite comédie imaginée par le poète. +En voici la seconde.</p> + +<blockquote><p>L'oiseau a bien volé tout droit vers le pays où je l'ai +envoyé; et il m'a fait tenir un message, suivant la promesse +qu'il m'a faite: «Sachez, dit la dame, que votre +discours me plaît; or écoutez—pour le lui dire—ce que +j'ai au cœur...</p> + +<p>«J'ai bien sujet d'être triste, car mon ami est loin de +moi... la séparation fut trop rapide, et, si j'avais su, je lui +aurais témoigné plus de bonté; c'est ce remords qui m'attriste.</p> + +<p>«Je l'aime de si bon cœur qu'aussitôt que je pense à +lui me viennent en abondance jeux et joie, rires et plaisirs; +et la joie dont je jouis secrètement aucune créature +ne la connaît...</p> + +<p>«Même avant de le voir il m'a toujours plu; je ne voudrais +pas en avoir conquis qui fût de plus haute naissance...</p> + +<p>«Le bon amour est semblable à l'or, quand il est épuré; +il s'affine de bonté pour celui qui le sert avec bonté; et +croyez que l'amitié chaque jour s'améliore...</p> + +<p>«Doux oiseau, quand viendra le matin, vous irez vers +sa demeure et vous lui direz en clair langage de quelle +manière je lui obéis.» Et l'oiseau est revenu très vite, +bien renseigné et parlant volontiers de son heureuse +aventure<a id="anchor-VII-11"></a> <a href="#footnote-VII-11" class="fnanchor">[11]</a>.</p></blockquote> + +<p>Ce récit—ou plutôt cette petite comédie—est des +plus poétiques. D'autres troubadours ont employé les +oiseaux comme messagers d'amour: les hirondelles, +les perroquets et les étourneaux ont eu tour à tour +cet honneur. Mais le rossignol que Pierre d'Auvergne +charge de son message tient une place à part parmi +ces personnages ailés. C'est un avocat habile, discret +et disert, sachant choisir son temps pour ne pas surprendre +ni étonner; procédant sans brusquerie, par +allusions voilées, par réflexions générales; tâchant, +suivant une formule chère aux rhétoriqueurs, de +persuader plutôt que de convaincre. Et avec quelle +joie et quelle rapidité ce messager ailé s'acquitte de +sa mission! C'est ce modeste personnage qui fait +l'unité de cette poésie.</p> + +<p>Il y a dans le cadre de cette petite composition, +dans le récit, dans le plaidoyer de l'habile avocat, +dans la réponse un peu mélancolique qu'il provoque +un charme poétique tout particulier qu'on ne trouve +pas souvent dans l'œuvre poétique de Pierre d'Auvergne. +Restons-en, à son sujet, sur cette impression. +Et quittant l'Auvergne pour le Languedoc, +passons à un troubadour un peu postérieur, mais +dont la vie et l'œuvre sont empreintes d'une vivante +originalité.</p> + +<p>Peire Vidal était le fils d'un marchand de Toulouse. +La biographie provençale nous dit qu'il +fut bon troubadour, qu'il chantait à merveille, et +qu'il avait une facilité étonnante à inventer et à composer; +mais il ajoute qu'il fut l'homme le plus fou du +monde. L'histoire de sa vie et la lecture de ses +poésies justifie bien ces deux observations du biographe.</p> + +<p>L'œuvre de Peire Vidal—qui comprend une cinquantaine +de pièces—témoigne d'une remarquable +facilité; l'inspiration n'en est pas profonde, mais le +développement est clair et abondant, rien n'y trahit +l'embarras ni l'effort. Il aurait réussi sans peine dans +le genre du style obscur; mais il paraît avoir eu +plus de goût pour la clarté; aussi est-il encore +aujourd'hui d'une lecture facile et le lecteur connaît +rarement avec lui l'amer plaisir de trouver sous une +forme recherchée et obscure une pensée banale. La +seconde observation que fait le biographe, «il fut +l'homme le plus fou du monde» est justifiée par +l'histoire de sa vie. On ne prête qu'aux riches, sans +doute, et la plupart des anecdotes qui ont trait à sa +vie ne sont que des légendes; mais Peire Vidal fut, +à ce point de vue, prodigieusement riche.</p> + +<p>Et d'abord il semble que, par une première folie, il +se soit fait une ennemie de la comtesse Barral de +Baux, femme du seigneur de Marseille. On se souvient +peut-être qu'il fut un peu trop entreprenant +avec elle et que la comtesse, malgré son mari qui +prenait très bien la chose et qui riait des folies du +troubadour, exigea son départ. Peire Vidal se réfugia +en Italie, à Gênes; c'est là qu'il composa la +jolie chanson suivante.</p> + +<blockquote><p>J'aspire avec mon haleine la brise que je sens venir +de Provence; tout ce qui vient de là-bas me plaît, et quand +j'entends qu'on en dit du bien, j'écoute en souriant. Pour +un mot j'en demande cent, tant me plaît tout ce que j'en +entends dire.</p> + +<p>Car, des bords du Rhône jusqu'à Vence, entre la mer et +la Durance, je ne sais si doux séjour ni où brille de joie +plus parfaite; c'est dans cette noble contrée que j'ai laissé +mon cœur joyeux, auprès de celle qui donne la gaîté aux +malheureux.</p> + +<p>Qui a souvenance d'elle ne connaît point l'ennui; car +elle est la source de la joie; quelque éloge qu'on en fasse, +quelque bien qu'on en dise, il n'y a point d'exagération; +elle est, sans conteste, la plus belle et la plus aimable qui +se voie au monde.</p> + +<p>Je lui dois la gloire que me valent mes beaux vers et +mes belles actions; car c'est d'elle que je tiens le talent et +la connaissance; c'est elle qui m'a rendu gai et qui m'a +fait poète; tout ce que je fais de bien me vient d'elle<a id="anchor-VII-12"></a> <a href="#footnote-VII-12" class="fnanchor">[12]</a>...</p></blockquote> + +<p>Son séjour à Gênes fut l'occasion de nombreuses +chansons. Mais Barral de Baux, qui l'aimait beaucoup, +le regrettait; il fit si bien que sa femme pardonna +Peire Vidal; il revint à Marseille où il fut fort +bien accueilli. Et il paya son pardon en poète, par +une chanson.</p> + +<blockquote><p>Puisque je suis revenu en Provence et que ma dame +m'a pardonné, je dois faire une bonne chanson, au moins +par reconnaissance...</p> + +<p>Comme je n'ai jamais commis de faute, j'ai bon espoir +que mon malheur se change en bien... et tous les autres +amants pourront se réconforter en apprenant mon bonheur; +car avec un labeur surhumain je tire un feu clair de la +froide neige et de l'eau douce de la mer.</p> + +<p>Je m'abandonne tout entier en son pouvoir et elle ne +me refusera pas; car elle peut me vendre ou me donner +à son gré.</p> + +<p>Ceux qui blâment une longue attente ont grand tort; +car les Bretons ont maintenant leur Arthur en qui ils +avaient mis leur espoir; et moi, pour avoir longuement +espéré, j'ai conquis une bien grande douceur, un baiser +que la force d'amour me fit prendre à une dame, mais +maintenant elle doit me le donner.</p> + +<p>Sans avoir péché j'ai fait pénitence, j'ai demandé pardon +sans avoir fait de tort... de la colère je fais sortir la bienveillance +et des pleurs une joie parfaite; je suis hardi par +peur, je sais gagner en perdant et vaincre tout en étant +vaincu<a id="anchor-VII-13"></a> <a href="#footnote-VII-13" class="fnanchor">[13]</a>...</p></blockquote> + +<p>Sa folie se manifestait de diverses manières. +Quand son seigneur, le comte Raimon V de Toulouse, +qui avait été si sympathique à la poésie, +mourut, Peire Vidal n'exprima pas sa tristesse +comme le commun des troubadours. Ceux-ci se contentaient +d'ordinaire de composer en l'honneur de +leurs protecteurs une plainte funèbre plus ou moins +bien sentie. Peire Vidal, si nous en croyons la +biographie, aurait fait couper la queue et les +oreilles à tous ses chevaux; il fit raser la tête à ses +domestiques et leur ordonna de laisser pousser la +barbe et les ongles. Tout ceci est-il bien authentique? +et Peire Vidal avait-il un tel train de maison qu'il +pût se permettre ces folies? On ne saurait l'affirmer; +mais il semble qu'il en fût bien capable.</p> + +<p>Il aurait gardé longtemps ce deuil, jusqu'au jour +où le roi d'Aragon, Alphonse II, vint en Provence. Il +était accompagné de barons de haut parage, tous +joyeux compagnons et amoureux de poésie; Peire +Vidal n'aurait pas su résister à leur amicale insistance +et pour leur plaire il aurait écrit la chanson +suivante.</p> + +<blockquote><p>J'avais quitté la poésie, de tristesse et de douleur; +mais puisque je vois que cela plaît au roi, je ferai une +chanson nouvelle, que (mes amis) porteront en Aragon...</p> + +<p>Je me suis donné à une telle dame que je vis de gloire +et d'amour; car en elle la beauté s'épure, comme l'or sur +les charbons ardents. Comme elle agrée mes prières, il me +semble que le monde est à moi et que le roi tient de moi +ses fiefs.</p> + +<p>Je suis couronné de joie parfaite plus que tout empereur, +car je me suis énamouré d'une noble dame; et je +suis plus riche pour un ruban que dame Raimbaude m'a +donné que le roi Richard avec Poitiers, Tours et Angers.</p> + +<p>Je n'éprouve aucun déshonneur de m'entendre appeler +loup, de m'entendre insulter par les bergers ni de me +voir chassé par leurs chiens; j'aime mieux les buissons et +les bois qu'un palais ou une maison; (pour elle) je vis +avec joie dans la neige, dans la glace et le vent<a id="anchor-VII-14"></a> <a href="#footnote-VII-14" class="fnanchor">[14]</a>.</p></blockquote> + +<p>On a reconnu ici l'allusion à la fantastique anecdote +rapportée dans sa biographie, et d'après +laquelle, pour pouvoir approcher une dame appelée +Louve, il se serait habillé en loup, aurait été poursuivi +par des chiens et porté en piteux état au +château de la Louve. Cette anecdote comme on voit +n'est pas sortie tout entière de l'imagination du +biographe; Peire Vidal a contribué de son mieux à +faire naître la légende.</p> + +<p>Mais il eut bientôt l'occasion de satisfaire des +goûts un peu différents de ceux qui animent d'ordinaire +le cœur des poètes. Ce troubadour se sentait +l'âme d'un héros; et pour que nul ne l'ignorât, il ne +manquait aucune occasion de s'en vanter. On croirait +entendre souvent Bertran de Born, le grand baron +poète, farouche et violent dans ses poésies guerrières.</p> + +<blockquote><p>Si j'avais un bon destrier, dit comme lui Peire Vidal, +mes ennemis seraient bientôt à ma merci; car ils me craignent +plus qu'une caille ne fait un épervier; ils ne donnent +plus un denier de leur vie, tant ils me savent fier, +courageux et vaillant...</p> + +<p>J'ai fait les prouesses de Gauvain et de bien d'autres; et +quand je suis sur un cheval armé, je brise tout ce que je +rencontre; j'ai fait tout seul cent chevaliers prisonniers et +à cent autres j'ai enlevé le harnais—j'ai fait pleurer cent +femmes, j'en ai fait rire et amuser cent autres.</p> + +<p>Quand j'ai revêtu ma double cuirasse, quand j'ai ceint +l'épée, la terre tremble partout où je passe; il n'y a pas +d'ennemi si orgueilleux qui ne me laisse aussitôt sentiers +et chemins; tellement ils me craignent quand ils entendent +mes pas.</p> + +<p>En vaillance j'égale Roland et Olivier, et pour les femmes +Bernard de Montdidier; ma vaillance me donne la gloire; +souvent viennent vers moi des messagers avec un anneau +d'or, avec des rubans blancs ou noirs, et avec de tels messages +dont tout mon cœur se réjouit<a id="anchor-VII-15"></a> <a href="#footnote-VII-15" class="fnanchor">[15]</a>.</p></blockquote> + +<p>A cette époque les âmes héroïques ne restaient pas +longtemps sans emploi. Et Peire Vidal s'embarqua +avec Richard Cœur de Lion pour la Terre Sainte. +Mais, en route, un séjour qu'il fit à Chypre lui fut +fatal. Il s'y maria avec une Grecque; son goût pour +les armes et pour les beaux coups d'épée paraît s'être +éteint, mais la folie des grandeurs reparut. On lui fit +croire que sa femme était de sang impérial. Il prit le +titre d'empereur, exigea que sa femme fût appelée +impératrice, eut des armoiries et fit suivre un trône +dans ses déplacements. Il aurait même eu l'intention +d'armer une flotte pour aller conquérir l'empire. +Combien de temps dura cette folie? Dans quelle +mesure sa femme la partageait-elle? Et quelle part +de vérité renferme encore cette anecdote? C'est ce +que nous ignorons; on sait seulement que Peire +Vidal passa une partie de sa vie, pendant la dernière +période, en Lombardie et en Hongrie<a id="anchor-VII-16"></a> <a href="#footnote-VII-16" class="fnanchor">[16]</a>.</p> + +<p>Ce serait une erreur de croire qu'il n'eut que des +folies à son actif. Ce troubadour à l'humeur vagabonde +et à la fantaisie déréglée était capable, à +l'occasion, de poésie sincère et éloquente. Dans ses +poésies politiques en particulier il montre un sens +des réalités et des nécessités qui fait un singulier +contraste avec ses chansons amoureuses. Ce fut en +somme une nature de poète bien doué.</p> + +<p>L'imagination et la fantaisie paraissent primer +chez lui tous les autres dons; mais ce sont là dons de +poète et si même notre troubadour a fait passer un +peu de cette fantaisie dans la réalité de la vie, c'est +un charme de plus, du moins pour ceux qui ont à +l'étudier.</p> + +<p>Il ne semble pas que Peire Vidal ait passé la dernière +partie de sa vie dans sa ville natale, Toulouse. +On suppose qu'il vécut jusqu'aux environs de 1215; +à cette époque les chansons joyeuses commençaient +à ne plus être de mode dans le Midi de la France; +depuis plusieurs années la croisade contre les Albigeois +y accumulait les ruines et les deuils. On va voir +par l'étude du troubadour Folquet de Marseille la +transformation qui se produisit dans le Midi.</p> + +<p>Le troubadour Folquet de Marseille était d'origine +italienne; il était fils d'un marchand de Gênes et il +paraît avoir exercé pendant quelque temps le métier +paternel<a id="anchor-VII-17"></a> <a href="#footnote-VII-17" class="fnanchor">[17]</a>. Puis la vocation poétique l'emporta; il +abandonna le commerce où son père s'était enrichi +et s'adonna à la poésie. Dante l'a placé au Paradis et +lui prête la déclaration suivante: «Je suis né dans +cette vallée qui sépare la terre de Gênes et celle de +la Toscane; presque sur la même ligne où se lève et +se couche le soleil (c'est-à-dire sur le même méridien) +se trouve Buggia (Bougie en Afrique) et la ville où je +vécus, qui jadis réchauffa de son sang les eaux de son +port»<a id="anchor-VII-18"></a> <a href="#footnote-VII-18" class="fnanchor">[18]</a>...</p> + +<p>Pétrarque cite à son tour notre poète dans ses +<i>Triomphes d'Amour</i>: «Folquet, dit-il, a enlevé son +nom à Gênes pour le donner à Marseille; et à la fin +il changea pour une meilleure patrie son habit et son +état.»</p> + +<p>Le milieu où vivait Folquet était loin d'être défavorable +à la poésie. Gênes a fourni—un peu plus +tard il est vrai—toute une pléiade de troubadours, +et Marseille était le siège de la seigneurie de Barral +de Baux, un des grands seigneurs qui protégèrent +avec le plus de sympathie la poésie provençale. C'est +à la femme du vicomte de Marseille, Azalaïs, que ce +fou de Peire Vidal dédiait ses chansons; c'est elle +aussi que chanta Folquet.</p> + +<p>Il la désignait sous le nom d'<i>Aimant</i>, pseudonyme +dont se servirent aussi quelques autres troubadours. +Mais il ne semble pas que la force d'attraction de cet +aimant fût très forte; bien plus, Folquet de Marseille +semble avoir été plus souvent repoussé qu'attiré. Ses +chansons sont pleines de plaintes sur son amour +malheureux. Il accuse amour d'inconséquence: «Il +lui plut, dit-il, de descendre en moi sans amener +comme compagne la pitié qui pourrait adoucir ma +douleur.» L'amour qui n'est pas accompagné de la +pitié, continue Folquet, est un «désamour». Folquet +développe ce thème avec subtilité, mais aussi avec +préciosité. «Cela ne peut durer ainsi, dit-il, dans une +apostrophe à l'amour, il faut qu'amour et pitié aillent +ensemble.» Mais sa dame est moins cruelle qu'Amour; +son visage est blanc et coloré, comme la neige et le +feu; le mélange des couleurs est pour notre troubadour +l'indice des sentiments du cœur: pitié et amour +s'unissent en elle.</p> + +<p>Ailleurs il s'en prend à ses yeux: «Ils ont bien +mérité de pleurer, dit-il; ils ont causé leur mort et +la mienne; pourquoi se sont-ils trompés dans leur +choix?»</p> + +<p>Ce n'est pas par cette préciosité un peu puérile +qu'il faudrait juger uniquement Folquet de Marseille. +Il sait s'exprimer avec plus de simplicité et aussi +avec plus de sincérité et de profondeur, par exemple +dans le début de la chanson suivante.</p> + +<blockquote><p>Si j'avais le cœur à chanter, ce serait bien le moment +de faire des chansons pour maintenir la joie; mais quand +je considère ma part de bonheur et de malheur, je suis +bien affligé de mon lot; on me dit riche et heureux, mais +ceux qui le disent ignorent la vérité; il n'y a de bonheur +que quand tous nos vœux sont accomplis; un pauvre +joyeux est plus riche qu'un grand riche sans joie...</p> + +<p>Si je fus gai et amoureux, je n'ai plus de joie d'amour +et je n'en espère aucune; nul autre bien ne peut plaire à +mon cœur; les autres joies me semblent des tristesses; +sur mon amour je vous dirai la vérité; je n'ose le quitter +et je n'ose bouger; je n'ose m'élever et je n'ose rester en +place; je suis comme un homme qui, arrivé au milieu d'un +arbre, est monté si haut qu'il n'ose ni redescendre ni +aller plus loin, tellement cela lui paraît dangereux...</p></blockquote> + +<p>La chanson se termine par un intéressant aveu:</p> + +<blockquote><p>Je pensais mentir (entendez: plaisanter) mais malgré +moi je dis la vérité... je pensais faire croire ce qui n'est +pas, mais malgré moi ma chanson devient vraie<a id="anchor-VII-19"></a> <a href="#footnote-VII-19" class="fnanchor">[19]</a>.</p></blockquote> + +<p>Sans doute il ne faut pas attribuer trop d'importance +à cette déclaration; mais plus d'un troubadour +pouvait la faire. Les plaintes de Folquet de Marseille +ne sont peut-être qu'un jeu poétique où l'esprit seul a +sa part; cependant il ne serait pas étonnant en cette +matière que le cœur ait été souvent la dupe de +l'esprit.</p> + +<p>Folquet dut quitter Marseille pour une imprudence. +Le vicomte Barral de Baux avait deux sœurs +à sa cour, Laure de Saint-Jorlan et Mabille de Pontevès. +La vicomtesse, jalouse de sa belle-sœur Laure, +aurait exigé le départ du troubadour.</p> + +<p>Folquet en quittant Marseille vint auprès du seigneur +de Montpellier et il adressa ses hommages +poétiques à l'impératrice. Montpellier avait en effet +alors une impératrice<a id="anchor-VII-20"></a> <a href="#footnote-VII-20" class="fnanchor">[20]</a>. C'était la fille de l'empereur +de Constantinople, Manuel Comnène, à qui il +était arrivé une étrange aventure, bien digne des +mœurs du temps. Elle avait été demandée en mariage +par le roi Alphonse II d'Aragon et elle lui avait été +accordée. Elle se mit en route pour Barcelone, mais +quand elle arriva, il était trop tard; le roi d'Aragon +impatient s'était marié avec la fille du roi de Castille. +La pauvre princesse retourna à Montpellier, où elle +avait sans doute débarqué; le seigneur de cette +ville vint au secours de la fiancée errante en l'épousant. +Elle garda son titre d'impératrice et c'est sous +ce titre que les troubadours la chantèrent. Folquet +resta sans doute peu de temps à Montpellier et revint +bientôt à Marseille. A la mort du vicomte Barral +de Baux, en 1192, il écrivit une touchante plainte +funèbre en son honneur.</p> + +<blockquote><p>Semblable au malade qui est si déprimé par le mal +qu'il ne sent plus sa douleur, je ne sens pas ma tristesse... +et nul homme ne peut savoir le deuil que me cause la +mort de mon bon seigneur Barral...</p> + +<p>Vous étiez élevé, mais vous êtes tombé comme une fleur +qui se fane d'autant plus vite qu'on la voit plus belle; +Dieu nous montre que c'est lui seul que nous devons aimer +et qu'il faut mépriser le misérable monde où nous passons +comme des voyageurs...</p> + +<p>Seigneur, c'est grande merveille que je puisse chanter +de vous, quand je devrais tant pleurer; mais je pleure +abondamment en pensant que les gentils troubadours +diront de vous plus de louanges que je n'en saurais +dire<a id="anchor-VII-21"></a> <a href="#footnote-VII-21" class="fnanchor">[21]</a>.</p></blockquote> + +<p>La tristesse qui s'empara de Folquet à la mort de +son ami fut sincère; et elle ne contribua pas peu à +l'éloigner du monde et de la poésie. «Quand il eut +perdu, dit sa biographie, ses amis, il en eut tant de +tristesse qu'il se rendit à l'ordre de Citeaux avec sa +femme et les deux enfants qu'il avait. Il devint abbé +d'une riche abbaye de Provence, puis fut évêque +de Toulouse et mourut dans cette ville.»</p> + +<p>Il fut mêlé, comme évêque de Toulouse, aux +événements les plus tristes de la croisade albigeoise +et il se comporta, en cette aventure, comme on ne +l'aurait guère attendu de ce gracieux troubadour.</p> + +<p>Et d'abord, par esprit de mortification, il brûla ce +qu'il avait adoré; il rougissait de ses poésies profanes: +ceci était dans l'ordre. Ce qui l'était peut-être +moins, ce fut la part qu'il eut aux mesures les plus +draconiennes prises contre les Albigeois. Il se signala +par une telle vigueur dans la répression de l'hérésie +qu'il fut plus tard sanctifié par l'Église. L'auteur +anonyme de la <i>Chanson de la Croisade</i> le juge +d'une façon plus profane, mais sans doute aussi +plus humaine et plus juste. Dans un passage +célèbre de cette épopée, le comte de Toulouse se +défend devant le pape des accusations portées contre +lui. Voici ce qu'il dit de l'évêque Folquet auquel il +répondait.</p> + +<blockquote><p>Quand il fut nommé moine et abbé, le feu s'éteignit +dans l'abbaye et ne se ralluma pas avant son départ; quand +il fut élu évêque de Toulouse, il se répandit sur notre +terre un tel feu qu'aucune eau ne pourra jamais l'éteindre; +car il fit perdre la vie à plus de cinq cent mille personnes, +grands et petits; par la foi que je vous dois, en faits et +en paroles, il ressemble plutôt à l'Antechrist qu'à un messager +de Rome.<a id="anchor-VII-22"></a> <a href="#footnote-VII-22" class="fnanchor">[22]</a></p></blockquote> + +<p>Nous n'avons pas à rechercher ici quelle est la +qualification qui lui convient le mieux. Mais la scène +qui vient d'être citée nous rappelle qu'il y a quelque +chose de changé dans le Midi de la France. Des +événements importants s'y sont produits au début +du XIII<sup>e</sup> siècle. La croisade contre les Albigeois, avec +ses conséquences politiques et religieuses, y a transformé +bien des choses. Pour la poésie, c'est la décadence +qui commence et qui arrive à grands pas.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_VIII" id="CHAPITRE_VIII"></a>CHAPITRE VIII</h2> + +<h3>LA PÉRIODE ALBIGEOISE: PEIRE CARDENAL</h3> + +<blockquote><p>Débuts de la décadence.—Les causes.—La croisade contre +les Albigeois.—Raimon de Miraval.—La Chanson de la Croisade.—Bernard +Sicard de Marvejols.—Peire Cardenal.—Ses +attaques contre les femmes et l'amour.—La satire morale et +sociale.—Satires contre les croisés et contre le clergé.—L'anticléricalisme +de Peire Cardenal.—Satire contre la papauté: +Guillem Figueira.—Défense de la papauté: Dame Gormonde, +de Montpellier.</p></blockquote> + + +<p>Diez place aux environs de 1250 le début de la +dernière période de la poésie provençale, de la +période de décadence. Cette date est trop tardive; la +décadence a commencé plus tôt et les germes en +sont de plus en plus visibles pendant la première +moitié du XIII<sup>e</sup> siècle.</p> + +<p>La période la plus brillante pour la noblesse méridionale +paraît avoir été le XII<sup>e</sup> siècle: c'est aussi—du +moins dans sa deuxième partie—la période de +splendeur de la poésie des troubadours. Mais dès la +fin du XII<sup>e</sup> siècle plusieurs d'entre eux se plaignent—déjà!—de +la transformation qui s'opère dans les +mœurs. Le siècle est devenu grossier, les grands +seigneurs, si larges et si généreux d'ordinaire, +deviennent durs et avares; ils ne sont plus si +accueillants au talent, à la poésie, point si disposés +aux fêtes et amusements; leurs passe-temps sont la +guerre et le pillage: telles sont les plaintes que fait +entendre, un des premiers, Giraut de Bornelh. Supposerons-nous +qu'il y a quelque exagération dans +ces plaintes, qu'elles lui sont inspirées par les désordres +dont il fut le témoin et même la victime? Non, +il semble plutôt qu'elles soient fondées et qu'elles ne +soient qu'un écho de la réalité. Les successeurs +immédiats de Giraut de Bornelh les expriment à +leur tour, elles se multiplient bientôt au point de +devenir un thème conventionnel.</p> + +<p>Un changement s'était produit en effet d'assez +bonne heure dans la haute société méridionale. La +noblesse y avait atteint un degré de culture que celle +du Nord ne connaissait pas; l'histoire des troubadours +en témoigne à tout instant. Mais la vie brillante +et facile n'a qu'un temps, même dans les +sociétés, et bientôt la décadence se faisait sentir: +cette société s'en allait gaîment à sa ruine.</p> + +<p>Elle s'appauvrit assez vite par ses goûts de luxe +et ses prodigalités. On a vu plus haut quelles folies, +suivant un chroniqueur, marquèrent la réunion des +seigneurs méridionaux à Beaucaire. L'or y aurait +été semé—et non pas au figuré—à pleines mains. +Admettons la fausseté du récit, si l'on veut, au point +de vue historique; mais on connaît par des documents +de tout genre les goûts et les mœurs du +temps, les uns et les autres rendent possibles des +folies de ce genre.</p> + +<p>Une autre cause contribua à l'appauvrissement de +la noblesse: ce fut l'érection des consulats dans les +grandes communes du Midi. Les premiers—importés +sans doute d'Italie—datent de la fin du XII<sup>e</sup> siècle. +Leur institution marque l'avènement de la bourgeoisie +à la vie politique; les bourgeois et les marchands, +gens actifs et hardis au travail, s'enrichissent +et se taillent une assez belle part d'influence +dans la société. La situation sociale de la noblesse +en est diminuée d'autant; sa puissance et son +influence baissent rapidement dans les villes, surtout +dans les villes marchandes comme Marseille, +Arles, Avignon, Montpellier, Narbonne, Toulouse, +où le XIII<sup>e</sup> siècle voit le triomphe de la bourgeoisie.</p> + +<p>Mais à ces causes d'appauvrissement de la noblesse +vint s'en joindre, dès les premières années du +XIII<sup>e</sup> siècle, une autre bien plus grave. Au mois de +juin 1209 une armée de croisés était concentrée à +Lyon, non pas pour partir en Terre Sainte, mais pour +marcher contre le Midi de la France. Il est à peine +besoin de rappeler les faits qui avaient précédé ces +événements. Le Midi avait vu naître depuis la fin du +XII<sup>e</sup> siècle des sectes hérétiques. Le berceau de l'hérésie +était dans le pays Albigeois, mais elle s'était +répandue dans tout le Languedoc, de Toulouse à +Beaucaire. L'hérésie nouvelle n'était qu'une transformation +de la grande hérésie manichéenne qui professait +que le monde est livré à deux puissances, +celle du bien et celle du mal: c'était le fond du dualisme +manichéen, c'était la croyance des cathares +albigeois. Une autre hérésie, celle des Vaudois, +était née à Lyon—mais elle avait recruté de nombreux +adeptes dans le Languedoc: Vaudois et Albigeois +étaient confondus par l'Église dans une réprobation +commune. On sait comment elle s'y prit pour +extirper l'hérésie jusqu'en ses racines<a id="anchor-VIII-1"></a> <a href="#footnote-VIII-1" class="fnanchor">[1]</a>.</p> + +<p>Les seigneurs du Midi étaient coupables non pas +d'hérésie, mais de faiblesse et d'indulgence pour les +hérétiques; ils étaient d'une tolérance rare pour le +temps; le pape Innocent III appela contre eux les +barons du Nord; ils accoururent en foule à cette +nouvelle croisade, moins dangereuse en somme que +les expéditions d'outre-mer et qui promettait des +bénéfices plus immédiats.</p> + +<p>L'armée des croisés marqua son passage par le +siège et le pillage de Béziers et de Carcassonne. A +Béziers sept mille personnes périrent dans la seule +église de la Madeleine<a id="anchor-VIII-2"></a> <a href="#footnote-VIII-2" class="fnanchor">[2]</a>. Toulouse fut d'abord +épargnée, parce que Raimon VI et la bourgeoisie +se soumirent en quelque manière aux croisés; mais +les exigences de ces derniers devenant trop fortes, +bourgeois et comte prirent les armes.</p> + +<p>La guerre fut menée avec vigueur et unité du côté +des croisés, avec mollesse, et avec peu d'entente du +côté des seigneurs méridionaux. Simon de Montfort, +comte de Leicester, ravagea le Languedoc sans trêve +ni cesse; les principales forteresses tombèrent en son +pouvoir et s'il éprouva quelques légers échecs, ils +furent vite réparés. Les excès furent innombrables. +L'historien officiel de la croisade, le moine de Vaux-Cernay, +s'exprime en ces termes: «C'est avec une +allégresse extrême que nos pèlerins brûlèrent encore +une grande quantité d'hérétiques»; l'historien +moderne auquel nous empruntons cette citation, +M. Luchaire, dit à son tour: «Chaque pas en avant de +l'armée d'invasion est marqué par une boucherie<a id="anchor-VIII-3"></a> <a href="#footnote-VIII-3" class="fnanchor">[3]</a>.» +Les principaux événements de cette triste période +furent le siège de Béziers et de Carcassonne +(juillet 1209), l'excommunication de Raimon VI, +comte de Toulouse (1211), la bataille de Muret où +Raimon fut vaincu et où le roi Pierre d'Aragon, qui +était venu à son secours, fut tué (1213), le concile de +Latran (1215), le siège de Toulouse et la mort de +Simon de Montfort (1218). Ajoutons-y l'établissement +de l'Inquisition et la fondation de l'ordre des Frères-Prêcheurs +par saint Dominique.</p> + +<p>On devine sans peine ce que devenait la poésie +courtoise au milieu du tumulte des armes. La plupart +des protecteurs des troubadours, Raimon VI, +comte de Toulouse, les comtes de Foix, de Comminges, +de Béarn étaient en pleine lutte; les seigneurs +de moindre importance y étaient entraînés de +gré ou de force; les envahisseurs, suivant l'exemple +de leur chef Simon de Montfort, étaient encore plus +sensibles aux biens temporels qu'aux indulgences +qu'ils gagnaient à la croisade. Il n'y avait plus de +place dans cette société nouvelle pour la poésie, ou +du moins pour la poésie courtoise. Un troubadour +toulousain, Aimeric de Péguillan, exilé dans la Haute-Italie, +exprime ainsi le contraste entre l'ancien temps +et le nouveau: «Voici ce que je voyais avant mon +exil: si par amour on vous donnait un ruban, aussitôt +naissaient joyeuses réunions et invitations; il me +semble qu'un mois dure deux fois plus que ne durait +un an, au temps où la galanterie régnait; quel chagrin +de voir la différence entre la société d'hier et +celle d'aujourd'hui<a id="anchor-VIII-4"></a> <a href="#footnote-VIII-4" class="fnanchor">[4]</a>!»</p> + +<p>Cependant un autre troubadour d'origine languedocienne, +Raimon de Miraval, petit chevalier de la +région de l'Albigeois, ne paraît pas s'être aperçu +qu'un changement profond s'opérait autour de lui. +La plupart de ses chansons amoureuses semblent +avoir été écrites pendant la période la plus tragique +de la croisade contre les Albigeois. Marié avec une +poétesse, Raimon de Miraval, qui avait des relations +avec les principaux seigneurs du pays, de Narbonne +à Toulouse, aurait mené une vie fort insouciante et +fort joyeuse et la société pour laquelle il écrivait +n'aurait pas vécu différemment. Bien plus, ce troubadour +au calme olympien aurait écrit ses chansons les +plus gaies en pleine vieillesse: double motif d'étonnement +et belle occasion de dépeindre l'insouciance +et la frivolité de cette société méridionale qui ne +songeait qu'à s'amuser et à «s'esbaudir» au moment +où la guerre faisait rage autour d'elle.</p> + +<p>Ne la calomnions pas trop; elle a fort à se faire +pardonner sans doute. Si elle a eu l'intention de +défendre son indépendance, elle n'a pas eu la volonté +nécessaire; les efforts désordonnés, le manque +d'union devant le danger, l'absence d'un chef capable +et énergique ont rendu ses sacrifices inutiles; mais +elle a su faire des sacrifices; et si, au siège de Toulouse, +les femmes et les enfants portaient en chantant +des pierres pour réparer les brèches, cela prouve +qu'on y faisait gaîment son devoir.</p> + +<p>Raimon de Miraval n'est pas une exception. Et +d'abord il semble bien que l'on confonde sous le +même nom deux personnes de la même famille, le +fils et le père; et ce fils lui-même, qui n'aurait pas +été un vieillard au moment où il composait ses +poésies amoureuses, serait mort avant la croisade +contre les Albigeois. Il resterait donc simplement +qu'à la veille de la catastrophe la société méridionale, +et principalement languedocienne, n'aurait +rien perçu des signes avant-coureurs de l'orage et +n'aurait rien fait pour le conjurer. Cette observation +est plus juste et correspond mieux à la réalité<a id="anchor-VIII-5"></a> <a href="#footnote-VIII-5" class="fnanchor">[5]</a>.</p> + +<p>Quant aux troubadours, ils ont témoigné assez +souvent et avec éloquence les sentiments d'indignation +ou de pitié que faisaient naître les massacres +inutiles qui avaient marqué l'expédition des croisés. +Si ces études ne portaient pas surtout sur la poésie +lyrique, il y aurait lieu d'analyser et de commenter +ici la <i>Chanson de la Croisade</i>, poème épique de +plus de neuf mille vers (9578), écrit par deux auteurs +différents; le premier était un clerc originaire de la +Navarre, le second est inconnu. On y relèverait, +surtout dans la partie anonyme, la grandeur épique +du récit, la gravité du ton dans les discours et le +souffle héroïque qui l'anime d'un bout à l'autre.</p> + +<p>La poésie lyrique a également gardé l'écho des +rancunes et des haines que la croisade a fait naître. +On doit à un obscur troubadour, Bernard Sicard de +Marvejols, une éloquente satire contre la croisade et +surtout contre les pieux auxiliaires des croisés.</p> + +<blockquote><p>Je ne puis décrire ma tristesse et ma peine; je vois le +monde confondu, les lois et les serments violés. Tout le +long du jour je m'irrite, la nuit je soupire veillant ou +dormant; de quelque côté que je me tourne, j'entends la +gent courtoise qui crie humblement aux Français: +«Sire»; les Français accordent leur pitié pourvu qu'ils +voient le butin. Ah! Toulouse et Provence, terre d'Argence, +Béziers et Carcassonne, comme je vous ai vues et comme +je vous vois!</p> + +<p>Les chevaliers de l'Hôpital ou de tout ordre que ce soit +me sont odieux; je trouve en eux l'orgueil joint à la +simonie et à l'amour des grands biens; pour être admis +dans leurs rangs, il faut de grandes richesses, de bons +héritages; ils ont l'abondance et le bien-être; la fourberie +et la ruse, c'est là leur religion.</p> + +<p>O noble clergé, quel grand bien je dois dire de vous! Si +je le pouvais, je doublerais mes éloges. Vous tenez bien la +droite route et vous nous l'enseignez; mais les bons guides +auront de belles récompenses; vous êtes larges en +aumônes, vous ne connaissez point la convoitise et vous +menez une vie bien malheureuse... Mais que Dieu soit +plutôt avec nous, car tout ce que je dis est mensonge<a id="anchor-VIII-6"></a> <a href="#footnote-VIII-6" class="fnanchor">[6]</a>.</p></blockquote> + +<p>C'est surtout chez un troubadour né à l'extrémité +du Languedoc, chez Peire Cardenal, que ces sentiments +se retrouvent, exprimés avec une éloquence +âpre et rude. Peire Cardenal est le grand troubadour +de cette période du début de la décadence. C'est un +de ceux qui, par la noblesse et la sincérité des sentiments +et surtout par ces «haines vigoureuses» que +le spectacle du vice ou de l'injustice donne aux +«âmes généreuses», mérite d'avoir une place à part, +et par certains côtés, une place unique parmi les troubadours. +Avec lui c'en est fait des chansons joyeuses +ou légères; sa lyre est accordée sur un autre ton.</p> + +<p>Il n'existe sur Peire Cardenal qu'une courte notice +biographique du temps, écrite par un notaire de +Nîmes, Michel de la Tour. Cardenal était du Puy-en-Velay; +il était de bonne naissance, fils de chevalier; +ceci est confirmé par des documents concernant la +ville du Puy. Comme son compatriote Pierre d'Auvergne, +il était destiné à l'état ecclésiastique. «Quand +il était jeune, son père l'établit chanoine au chapitre +du Puy; il y apprit ses lettres et sut bien réciter et +bien chanter.» Et le biographe ajoute: «Quand il +fut arrivé à l'âge d'homme, il s'éprit de la joie de ce +monde, car il se sentait gai, beau et jeune»: trois +qualités de tout premier ordre pour réussir dans la +carrière de troubadour. «Il composa des chansons, +mais peu; mais il écrivit maints sirventés beaux et +bons... il y châtiait rudement les mauvais prêtres...» +C'était un troubadour de haut étage, il se faisait +accompagner d'un jongleur qui chantait ses compositions. +«Il fut très honoré par le bon roi Jacme +d'Aragon et autres barons.» Enfin le biographe certifie, +foi de notaire, que Peire Cardenal atteignit +presque l'âge de cent ans.</p> + +<p>Plusieurs points sont dignes de remarque dans +cette courte biographie; il y est dit en particulier que +Peire Cardenal composa peu de chansons: elles sont +rares en effet dans son œuvre et le peu qu'il en reste +nous laisse voir que Peire Cardenal n'avait aucun +goût pour la poésie amoureuse.</p> + +<p>Peire Cardenal est en effet un «misogyne»; il +continue dans la poésie provençale la tradition inaugurée +par Marcabrun. Comme lui, il s'attaque à +l'amour vénal et, avec son tempérament satirique, +ne lui ménage pas ses traits, comme au début de la +chanson suivante.</p> + +<blockquote><p>Les amoureuses, quand on les accuse, répondent gentiment. +L'une a un amant parce qu'elle est de grande +naissance, et l'autre parce que la pauvreté la tue; l'autre +a un vieillard et dit qu'elle est jeune fille, l'autre est +vieille et a pour amant un jeune homme; l'une se livre à +l'amour parce qu'elle n'a pas de manteau d'étoffe brune, +l'autre en a deux et s'y livre tout autant.</p> + +<p>Celui-là a la guerre bien près qui l'a au milieu de sa +terre; mais il l'a bien plus près encore quand elle est +près de son coussin; quand la femme n'aime pas son +mari, cette guerre est la pire de toutes. Si tel que je connais +était au delà de Tolède, il n'y a sœur, femme, ni +cousin qui ne s'écriât: «Que Dieu me le rende!»; mais +quand il part, le plus triste est forcé de rire<a id="anchor-VIII-7"></a> <a href="#footnote-VIII-7" class="fnanchor">[7]</a>.</p></blockquote> + +<p>C'est là sans doute de la satire un peu facile; elle +nous paraît telle du moins; mais elle est originale +dans cette poésie idéaliste des troubadours. Il en est +peu, très peu, au moins chez les plus grands, où l'on +remarque un pareil sens de la vie. La plupart de +leurs satires morales ne renferment que des généralités; +elles portent peu de traces d'observation; c'est +ce don d'observation que paraît avoir eu, plus que +tout autre troubadour, Peire Cardenal. Aussi sa +sincérité ne pouvait-elle s'accommoder des formules +ordinaires, déjà vides de sens, de la poésie amoureuse. +Il en a fait une piquante critique dans une de +ses chansons. Il les a reprises à peu près toutes en +une assez longue énumération; aucune partie importante +du vocabulaire amoureux, aucune formule +consacrée n'y est oubliée; et le tout forme la satire +la plus juste qu'aucun troubadour ait jamais faite de +la phraséologie amoureuse des troubadours.</p> + +<blockquote><p>Maintenant je puis me louer d'amour, car il ne m'enlève +ni le manger, ni le dormir, je ne sens ni la froidure, +ni la chaleur; il ne me fait pas soupirer, ni errer la nuit à +l'aventure; je ne me déclare pas conquis ni vaincu; il ne +me rend pas triste et affligé; je ne suis trahi ni trompé, je +suis parti avec mes dés.</p> + +<p>J'ai un plaisir meilleur, je ne trahis pas et je ne fais pas +trahir—je ne crains ni traîtresse ni traître, ni féroce +jaloux, je ne fais point de folie héroïque, je ne suis point +frappé, je ne suis pris ni volé, je ne connais pas les longues +attentes, je ne prétends pas être vaincu par amour.</p> + +<p>Je ne dis pas que je meurs pour la plus belle, ni que la +plus belle me fait languir, je ne la prie ni ne l'adore, je +ne la demande ni la désire, je ne lui rends pas hommage. +Je ne me donne pas, je ne me mets pas en son pouvoir, je ne +lui suis point soumis, elle n'a pas mon cœur en gage, je +ne suis pas son prisonnier. Mais je dis que je me suis +échappé (de ses liens).</p> + +<p>A dire vrai, on doit mieux aimer le vainqueur que le +vaincu; car le vainqueur remporte le prix, tandis qu'on +va ensevelir le vaincu; et qui purifie son cœur des mauvais +désirs, cette victoire l'honore plus que la conquête de +cent cités<a id="anchor-VIII-8"></a> <a href="#footnote-VIII-8" class="fnanchor">[8]</a>.</p></blockquote> + +<p>Voici, sous une forme différente, une autre attaque +contre l'amour.</p> + +<blockquote><p>Je tiens pour fou l'homme qui fait alliance avec +Amour; car plus on s'y fie, plus on est malheureux. On +pense se chauffer, on se brûle; les biens d'amour viennent +tard, les maux tous les jours. Les fous, les traîtres, +les trompeurs, ceux-là, oui, sont bien en sa compagnie; +aussi n'y vais-je pas...</p> + +<p>Pour moi je traiterai ma mie comme elle me traitera; +si elle me trompe, elle me trouvera infidèle; et si elle va +son droit chemin, je marcherai droit.</p> + +<p>Jamais je n'ai tant gagné comme quand je perdis ma +mie; car en la perdant je me gagnai moi-même que j'avais +perdu. On gagne peu quand on se perd soi-même; mais +quand on perd ce qui vous cause du dommage, c'est bien +un gain, n'est-ce pas?... Ah! la douceur pleine de venin! +comme l'amour aveugle et dévoie l'homme qui place mal +son amour et qui néglige ce qu'il devrait aimer<a id="anchor-VIII-9"></a> <a href="#footnote-VIII-9" class="fnanchor">[9]</a>!</p></blockquote> + +<p>De cette chanson on pourrait rapprocher une autre +où il nous livre peut-être le secret de ses sentiments +hostiles à l'amour. «Si j'étais aimé ou si j'aimais, je +chanterais quelquefois; mais comme ce n'est pas le +cas, je ne sais sur quel sujet chanter. Cependant je +voudrais essayer une fois de voir comment je pourrais +chanter mon amie, si j'en avais une. Je serais +l'amant le plus parfait qui soit jamais né. J'ai aimé +une fois et je sais comment vont les choses d'amour +et comment j'aimerais encore<a id="anchor-VIII-10"></a> <a href="#footnote-VIII-10" class="fnanchor">[10]</a>.» C'est la même +évocation rapide et un peu mélancolique du passé qui +fait à dire La Fontaine dans un mouvement semblable: +«J'ai quelquefois aimé.»</p> + +<p>Mais n'accordons pas aux chansons de Peire Cardenal +plus d'attention qu'elles ne méritent; c'est dans +la satire morale et politique qu'il est vraiment supérieur. +La satire n'était pas inconnue dans la poésie +des troubadours et Giraut de Bornelh avait un des +premiers cultivé ce genre. Mais elle prend chez +Peire Cardenal plus de variété et plus d'ampleur.</p> + +<p>Il juge avec une grande élévation de pensée, mais +avec une sévérité extrême, la société de son temps; +il n'est point de vice, si grave soit-il, qu'il n'y reconnaisse. +L'amour des richesses, la soif des jouissances, +le triomphe de l'injustice, de la convoitise, +de la fausseté, du mensonge, le relâchement des +mœurs, sont ses thèmes favoris. Il les développe +avec vigueur, souvent avec passion. Les grands +seigneurs méridionaux qui se volaient et se pillaient +mutuellement avec entrain au temps de Bertran de +Born et de Giraut de Bornelh avaient par certains +côtés des âmes de voleurs de grand chemin, de +«routiers»; mais ceux qui arrivèrent d'un peu +partout, à la suite de Simon de Montfort, et qui +prirent part à la curée finale valaient encore moins. +On pense bien qu'ils n'ont pas échappé aux satires +vengeresses de Peire Cardenal. La suivante donnera +une idée du ton de ces satires.</p> + +<blockquote><p>On plaint son fils, son père ou son ami, quand la mort +vous l'a enlevé; mais moi je regrette les vivants qui restent +en ce monde... quand ils sont menteurs, misérables, +voleurs, larrons, parjures, traîtres que le diable mène et +qu'il enseigne comme on ferait un enfant...</p> + +<p>Je regrette qu'un homme soit voleur, mais je regrette +bien plus qu'il jouisse trop longtemps de ses vols et qu'on +ne l'ait pas pendu... je ne regrette pas que ces gens-là +meurent, mais je regrette qu'ils vivent et qu'ils aient des +héritiers pires qu'eux...</p> + +<p>Je plains le monde, où il y a tant de fripons; les +hommes y sont dans une telle erreur et perversité qu'ils +regardent les vices comme des vertus et les maux comme +des biens; les preux sont blâmés, les lâches estimés, les +mauvais deviennent bons, les torts sont des bienfaits et la +honte est un honneur...</p> + +<p>Il semble que mon chant ne vaut rien, car je l'ai +ourdi et tissu de satires; mais d'un méchant arbre on ne +cueille pas facilement de bons fruits—et je ne sais pas +faire un beau discours sur de mauvaises actions<a id="anchor-VIII-11"></a> <a href="#footnote-VIII-11" class="fnanchor">[11]</a>.</p></blockquote> + +<p>Jusqu'à quel point cette satire et tant d'autres du +même genre correspondent-elles à la réalité? Il est +difficile de le dire. L'exagération, la violence, et un +fonds inguérissable de pessimisme caractérisent les +satiriques dans toutes les littératures. Mais d'autre +part on sait comment les périodes de troubles et de +violences déchaînent vite la bête humaine et Peire +Cardenal, comme Agrippa d'Aubigné, par exemple, +auquel il ressemble par certains côtés, a vécu dans un +temps et dans un milieu où les mauvais instincts ont +eu de belles occasions de se donner libre carrière.</p> + +<p>Ce qui le choque le plus, dans cette société, c'est +l'orgueil et la méchanceté des parvenus; c'est encore +là un de ses thèmes favoris; le voici simplement +indiqué, mais sous une forme imagée. «Quand un +homme puissant est en chemin, il a comme compagnon—devant, +à côté, derrière lui—le Crime; la +Convoitise est du cortège, le Tort porte la bannière et +l'Orgueil le guidon<a id="anchor-VIII-12"></a> <a href="#footnote-VIII-12" class="fnanchor">[12]</a>.»</p> + +<p>La sympathie du satirique est acquise aux victimes +de ces grands criminels, aux pauvres gens qui ont si +souvent pâti, au moyen âge, des crimes des grands. +Il les console, comme le ferait un prédicateur: +«Comme l'argent s'affine dans le feu ardent, ainsi +s'affine et s'améliore le bon pauvre qui garde sa +patience au milieu des durs travaux; quant au mauvais +riche, plus il cherche son bien-être, plus il gagne +de douleur, de peine et de chagrin<a id="anchor-VIII-13"></a> <a href="#footnote-VIII-13" class="fnanchor">[13]</a>.»</p> + +<p>Notre troubadour a exposé une fois sous une +forme originale sa conception du monde; voici le +récit qu'il a imaginé.</p> + +<blockquote><p>Il existait une cité, je ne sais où; il y tomba une pluie +de telle nature que tous ceux qui en furent atteints devinrent +fous: tous, à l'exception d'un seul... il se trouvait +dans sa maison et dormait quand la pluie tombait. Quand +la pluie eut cessé, il se leva et vint parmi le public; il vit +faire toutes sortes de folies: l'un lançait des pierres, +l'autre des bâtons, l'autre déchirait son manteau; celui-ci +frappe son voisin, celui-là pense être roi, l'autre saute à +travers les bancs... Celui qui avait son bon sens fut fort +étonné de ce spectacle, mais les autres manifestaient +encore plus d'étonnement; ils pensent qu'il a perdu son +bon sens, car ils ne lui voient pas faire ce qu'ils font; il +leur semble que ce sont eux qui sont sages et sensés et +que c'est lui le fou<a id="anchor-VIII-14"></a> <a href="#footnote-VIII-14" class="fnanchor">[14]</a>.</p></blockquote> + +<p>Bref ils lui tombent dessus à bras raccourcis et il +s'enfuit à demi mort. C'est l'image du monde, dit +Peire Cardenal; les hommes sont les fous, mais ils +regardent comme fou celui qui ne leur ressemble +pas, parce qu'il a le «sens de Dieu» et non celui du +«monde». C'est en somme un véritable sermon que +cette fable, mais sous une forme imagée et en +quelque sorte populaire. Peire Cardenal a un tempérament +de sermonnaire et de prêcheur; ce côté de son +talent sera étudié ailleurs, dans le chapitre suivant +consacré à la poésie religieuse.</p> + +<p>Quittons la satire générale pour étudier un autre +côté important de l'œuvre de Peire Cardenal: ce +sont ses satires contre les croisés et contre le clergé. +Les premières—contre les Français—sont les +moins développées; Cardenal reproche aux croisés +leur intempérance (reproche ordinaire adressé aux +hommes du Nord) et leur cruauté. «Les Italiens +(Apuliens), les Lombards et les Allemands sont fous, +dit-il, s'ils veulent avoir les Français et les Picards +pour maîtres et alliés; car leur plaisir consiste à +tuer des innocents<a id="anchor-VIII-15"></a> <a href="#footnote-VIII-15" class="fnanchor">[15]</a>.» «Les Français buveurs ne +vous font pas plus peur, dit-il ailleurs au comte +de Toulouse, Raimon VI, que la perdrix à l'autour<a id="anchor-VIII-16"></a> <a href="#footnote-VIII-16" class="fnanchor">[16]</a>.»</p> + +<p>Tels sont à peu près les seuls traits de satire contre +les hommes du Nord; une allusion à Simon de Montfort +est un éloge de sa vaillance.</p> + +<p>C'est au clergé<a id="anchor-VIII-17"></a> <a href="#footnote-VIII-17" class="fnanchor">[17]</a> qu'il réserve ses satires les +plus hardies et les plus vigoureuses. Ce troubadour +est un anticlérical enragé. Peire Cardenal est un +croyant sincère, comme on le verra plus loin; mais il +a contre le clergé séculier ou régulier de son temps +une haine profonde. Il n'est pas de vice qu'il ne lui +reconnaisse: la simonie, la débauche, la soif des +richesses sont les plus communs. Quelques extraits +de ses satires—et il en est de si violentes qu'on ne +peut les citer—donneront une idée de cette haine +et des motifs qui paraissent l'avoir provoquée chez +Peire Cardenal.</p> + +<blockquote><p>Les clercs se font bergers et semblent des saints, mais +ce sont des criminels; quand je les vois habiller, il me +souvient d'Isengrin qui, un jour, voulut venir dans l'enclos +des brebis; mais par peur des chiens il se vêtit d'une peau +de mouton, puis mangea tous ceux qu'il voulut.</p> + +<p>Rois, empereurs, ducs, comtes et chevaliers gouvernent +d'ordinaire le monde; maintenant ce sont les clercs qui +ont le pouvoir, ils l'ont gagné en volant ou en trahissant, +par l'hypocrisie, les sermons ou la force... je parle des +faux prêtres qui ont toujours été les plus grands ennemis +de Dieu<a id="anchor-VIII-18"></a> <a href="#footnote-VIII-18" class="fnanchor">[18]</a>.</p> + +<hr style="width: 45%;" /> + +<p>Les rois, comtes, baillis ou sénéchaux, est-il dit dans +une autre satire, s'emparent des villes et des châteaux; +l'Église imite leur exemple.</p> + +<p>Ses hauts prélats accroissent leurs dettes sans mesure; +si vous tenez d'eux un beau fief, ils le convoiteront et ne +vous le rendront pas facilement, à moins que vous ne leur +donniez de l'argent et que vous ne fassiez avec eux une +convention plus dure.</p> + +<p>Si Dieu veut que les moines noirs (bénédictins) se sauvent +par la bonne chère, les moines blancs par leur refus +de payer, les chevaliers du Temple et de l'Hôpital par leur +orgueil, et les chanoines par leurs prêts à usure, je tiens +pour fous saint Pierre et saint Andrien qui souffrirent +pour Dieu grand tourment, si ces gens-là parviennent à +leur salut<a id="anchor-VIII-19"></a> <a href="#footnote-VIII-19" class="fnanchor">[19]</a>.</p></blockquote> + +<p>Voici d'autres traits satiriques du même genre: +«Un seigneur avide n'aime pas voir son pareil; les +clercs ont la même convoitise; ils ne voudraient voir +dans le monde aucune autre classe d'hommes qui +détienne le pouvoir; ils ont fait des lois pour obtenir +des terres, pour les accroître, non pour les diminuer, +car un peu de puissance ne gêne pas.</p> + +<p>«Je vois les clercs essayer de toutes leurs forces de +mettre le monde en leur puissance... et ils y arrivent +en prenant ou en donnant, par hypocrisie ou pardon, +par le boire ou le manger, avec l'aide de Dieu ou +avec l'aide du diable<a id="anchor-VIII-20"></a> <a href="#footnote-VIII-20" class="fnanchor">[20]</a>.»</p> + +<p>Moines blancs ou moines noirs, prêtres de toute +robe et de tout ordre sont compris dans ces satires. +Mais parmi les ordres nouveaux un paraît exciter +plus que tout autre la verve satirique de Peire Cardenal, +ce sont les Jacobins; si le portrait qu'il en +trace est exact—et d'autres documents nous renseignent +sur l'état des ordres religieux fondés après +la croisade—on peut voir quels étranges serviteurs +soutenaient au milieu des populations méridionales +la cause de la religion pour laquelle ces populations +avaient été frappées.</p> + +<blockquote><p>Avec une voix angélique, d'une langue déliée, avec +des mots subtils, avec de purs sanglots, ils montrent la +voie du Christ que chacun devrait suivre, comme il la +suivit pour nous... La religion fut d'abord honorée par +des hommes ennemis du bruit; mais les Jacobins ne se +taisent pas après leur repas; ils discutent sur les vins +pour savoir quels sont les meilleurs; querelles et procès +sont leur vie ordinaire et ils traitent de Vaudois qui les en +détourne; ils cherchent à connaître les secrets pour +mieux se faire craindre...</p> + +<p>Leur pauvreté n'est pas une pauvreté spirituelle; tout en +gardant leurs biens ils prennent celui des autres; ils laissent +pour de belles robes tissées en laine anglaise le cilice +qui leur est trop rude; ils ne partagent pas leur manteau +comme faisait saint Martin—ils convoitent les aumônes +destinées aux pauvres<a id="anchor-VIII-21"></a> <a href="#footnote-VIII-21" class="fnanchor">[21]</a>.</p></blockquote> + +<p>Voici dans la même satire le portrait en pied du +jacobin.</p> + +<blockquote><p>Vêtus de vêtements fins et souples, amples, légers en +été, épais en hiver, avec de bonnes chaussures, semelles +à la française, et quand il fait grand froid en bon cuir de +Marseille bien cousu, ils vont prêchant et disent qu'au +service de Dieu ils mettent leur cœur et leur avoir...</p></blockquote> + +<p>Cette vie inspire à notre troubadour une réflexion +toute rabelaisienne: vivons gaîment, dit-il, plus de +jeûne ni de pénitence, bons «coulis et bonne sauces +bien grasses», des vins de choix, suivons le bon +exemple: «si les bons vins, la bonne chère et la +bonne vie mènent à Dieu, nous irons sûrement», +aussi sûrement qu'eux.</p> + +<p>Cette dernière réflexion ne doit pas nous cacher ce +qu'il y a de grave et de hardi dans ces satires. On y +trouve en raccourci les arguments les plus redoutables +qu'on ait invoqués sinon contre l'Église et +contre la religion, du moins contre ses serviteurs. La +recherche de la puissance politique, la mainmise sur +les cœurs, dans un ordre moins relevé l'amour des +richesses en désaccord si parfait avec la pauvreté +de l'Église primitive, ce sont là des attaques qui ne +lui ont pas été ménagées dans la polémique moderne; +elles datent de loin; parmi les ordres qui se forment +pendant le XIII<sup>e</sup> siècle celui des Frères Mineurs, rival +de celui des Dominicains, a pour règle et pour principes +le mépris des richesses et ce principe engendrera +avec Bernard Délicieux des querelles et des +hérésies.</p> + +<p>Les attaques suivantes ne sont pas moins graves.</p> + +<blockquote><p>Les moines sont si cupides, si pleins d'orgueil et de +mauvais désirs, qu'ils connaissent cent fois plus de ruses +que voleurs et malfaiteurs; s'ils peuvent causer avec vous +de vos secrets vous ne pourrez pas plus vous en défaire +que s'ils étaient vos frères.</p> + +<p>Voilà comment ils bâtissent leurs maisons et créent +leurs beaux vergers; mais ce ne sont pas leurs sermons +qui convertiront Turcs ou Persans, car ils ont trop peur de +passer la mer et d'y mourir; ils aiment mieux bâtir ici +que se battre là-bas (en Terre Sainte).</p> + +<p>Pour de l'argent vous obtiendrez d'eux votre pardon, +quelque mal que vous ayez fait; pour de l'argent ils sont +tellement ingénieux qu'ils donnent la sépulture aux usuriers; +mais ils ne visitent, ni n'accueillent ni n'ensevelissent +le pauvre.</p> + +<p>Ils ne font que quêter toute l'année; puis ils s'achètent +de bons poissons, beau pain blanc, bons vins savoureux, +bons vêtements chauds contre le froid; plût à Dieu que je +fusse de tel ordre, si je pouvais être sauvé<a id="anchor-VIII-22"></a> <a href="#footnote-VIII-22" class="fnanchor">[22]</a>!</p></blockquote> + +<p>Et voici enfin contre les ordres religieux un dernier +trait plus violent que les autres.</p> + +<blockquote><p>Les vautours ne sentent pas plus vite la chair puante +que les clercs et les frères Prêcheurs ne sentent où est la +richesse; aussitôt ils deviennent l'ami du riche et si la +maladie l'accable, ils se font faire des donations... Mais +savez-vous que devient la richesse mal acquise? il viendra +un fort voleur qui ne leur laissera rien; c'est la Mort qui +les abat et, avec quatre aunes de drap, les envoie dans une +demeure où les maux ne leur manqueront pas<a id="anchor-VIII-23"></a> <a href="#footnote-VIII-23" class="fnanchor">[23]</a>...</p></blockquote> + +<p>Cependant l'homme qui a écrit ces violentes satires +et bien d'autres que nous ne pouvons citer fut un +croyant sincère. Cela ressort de l'ensemble de son +œuvre et aussi d'un bel acte de foi qui forme la première +partie d'une de ses satires, et dont voici la traduction.</p> + +<blockquote><p>Avec des mots nouveaux, avec art et sur un sujet divin, +je ferai un poème magistralement composé: car je crois +que Dieu naquit d'une mère sainte par qui le monde fut +sauvé; il est Père, Fils et Sainte Trinité et il est un en trois +personnes.</p> + +<p>Je crois qu'il entr'ouvrit le ciel et qu'il en fit choir les +anges quand il vit qu'ils étaient damnés. Je crois que +saint Jean le tint entre ses bras et le baptisa dans l'eau du +fleuve...</p> + +<p>Je crois à Rome et à saint Pierre, à qui il fut ordonné +d'être juge de pénitence, de sens et de folie<a id="anchor-VIII-24"></a> <a href="#footnote-VIII-24" class="fnanchor">[24]</a>.</p></blockquote> + +<p>Il n'est pas sans intérêt de comparer à cet acte de +foi le «credo» que Dante exprime au chant XXIV du +<i>Paradis</i>.</p> + +<blockquote><p>Je crois en un seul Dieu, seul et éternel, qui fait mouvoir +le Ciel et qui n'est agité ni par l'amour ni par le +désir... je crois en trois personnes éternelles et je crois +qu'elles sont d'une seule et d'une triple essence... Pour +cette croyance je n'ai pas les seules preuves physiques et +métaphysiques, mais j'ai encore comme preuve la vérité +qui s'est manifestée sur terre par Moïse, par les Prophètes, +par les Psaumes et par l'Évangile...</p></blockquote> + +<p>Sans doute ce sont là des formules bien connues +des catholiques, mais chez ces deux poètes, Peire +Cardenal et Dante, elles prennent un éclat nouveau +par la place qui leur est donnée. Dante, en plaçant +sa déclaration presque à la fin de son grand poème, +a voulu donner la preuve, la marque de son orthodoxie +et il l'a fait en vers magnifiques. Peire Cardenal +a eu aussi la même intention. Un acte de foi de ce +genre n'était pas chose inutile en ce temps-là; mais +celui-ci prend encore plus de valeur par le contraste +qu'il forme avec la fin de la composition; le tempérament +satirique du poète reparaît; voilà ce que je +crois, dit Peire Cardenal, mais voilà ce que ne croient +pas les mauvais prêtres, «larges en convoitises mais +chiches de bonté; ils sont beaux de visage, mais leur +âme criminelle fait horreur; Caïphe et Pilate obtiendront +grâce plutôt qu'eux».</p> + +<p>On a remarqué sans doute le passage où Peire +Cardenal affirme sa croyance à Rome et à saint +Pierre<a id="anchor-VIII-25"></a> <a href="#footnote-VIII-25" class="fnanchor">[25]</a>. Il s'en prend en effet aux faux prêtres, +aux ordres religieux nouvellement institués, mais ne +s'attaque pas à la papauté, seule responsable cependant +des malheurs et des misères dont il est le témoin. +Est-ce par prudence ou plus probablement par scrupule +de croyant? Quoi qu'il en soit, ces scrupules +n'ont pas arrêté un de ses contemporains, le troubadour +Guillem Figueira<a id="anchor-VIII-26"></a> <a href="#footnote-VIII-26" class="fnanchor">[26]</a>. Il était originaire de +Toulouse et paraît avoir séjourné dans la Haute-Italie, +à la cour de l'empereur Frédéric II. Le milieu +où il était né et celui où il vécut n'étaient pas faits +pour développer ses sentiments de respect envers la +papauté. On lui doit en effet la satire la plus violente +et la plus hardie que le moyen âge se soit permise +contre cette puissance. On en jugera par les extraits +suivants.</p> + +<blockquote><p>Je ne m'étonne pas, Rome, si le monde est dans l'erreur, +car c'est vous qui avez déchaîné dans le siècle les +maux de la guerre... Rome trompeuse, la convoitise vous +trompe aussi, car à vos brebis vous tondez trop de laine...</p> + +<p>Rome, aux hommes simples vous rongez la chair et les +os et vous menez les aveugles avec vous dans la fosse; +vous foulez aux pieds les commandements de Dieu, et +votre convoitise est trop grande, car vous pardonnez les +péchés pour de l'argent. Rome, vous vous chargez d'un +grand fardeau de crimes. Puisse Dieu vous abattre et vous +faire déchoir, car vous régnez pour l'argent... Rome, vous +tenez votre griffe si serrée que ce que vous pouvez tenir +vous échappe difficilement...</p></blockquote> + +<p>Et voici le trait final de cette série d'invectives:</p> + +<blockquote><p>Rome, vous avez l'allure simple de l'agneau, mais au +fond vous avez la rapacité du loup; vous êtes un serpent +couronné, engendré de vipère, et le diable vous aime +comme son intime ami<a id="anchor-VIII-27"></a> <a href="#footnote-VIII-27" class="fnanchor">[27]</a>.</p></blockquote> + +<p>Cette attaque ne resta pas sans réponse; le champion +de la papauté fut une poétesse, une dame de +Montpellier, dame Gormonde. Elle répond strophe +par strophe à la pièce de Guillem Figueira; elle +souhaite à Toulouse, la patrie du mécréant, et au +comte Raimon tous les malheurs possibles. Mêmes +vœux pour Frédéric II, ennemi de la papauté et protecteur +du troubadour; elle termine par la charitable +prière suivante. «Rome, que le Roi glorieux qui pardonna +à Madeleine fasse périr le fou enragé qui +répand de telles calomnies et qu'il le fasse mourir de +la mort des hérétiques.» Le souvenir du pardon +accordé à Marie-Madeleine n'a pas adouci le cœur de +la dévote poétesse<a id="anchor-VIII-28"></a> <a href="#footnote-VIII-28" class="fnanchor">[28]</a>.</p> + +<p>La riposte est d'ailleurs loin d'avoir l'allure violente +et par moments si éloquente de l'attaque. Le fait +qu'une femme écrit une poésie religieuse pour +défendre la papauté est un nouveau signe des temps. +Nous voilà loin, bien loin de la comtesse de Die. Il +s'est produit dans les mœurs une transformation profonde. +La ruine de la noblesse méridionale, la destruction +de ces foyers intellectuels et surtout poétiques +que furent la plupart des petites cours du Midi +a porté à la poésie des troubadours une atteinte dont +elle ne se relèvera pas; l'établissement de l'Inquisition, +la création des ordres religieux, la transformation qui +s'opère dans les mœurs amènent le développement +d'une poésie nouvelle: c'est la poésie religieuse.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_IX" id="CHAPITRE_IX"></a>CHAPITRE IX</h2> + +<h3>LA POÉSIE RELIGIEUSE</h3> + +<blockquote><p>Le paganisme de la poésie des troubadours.—La morale.—La +conception de la Divinité.—Chants de repentir: Guillaume +de Poitiers.—Pierre d'Auvergne.—Les chansons de croisade.—Les +plaintes funèbres.—Folquet de Marseille.—Les poésies +religieuses de Peire Cardenal.—Ses poésies à la Vierge.—Saint +Dominique et les Frères Prêcheurs.—Développement des +poésies à la Vierge.—Transformation de la lyrique courtoise +en lyrique religieuse: Lanfranc Cigala, Guiraut Riquier, Folquet +de Lunel.</p></blockquote> + + +<p>Un fonds ineffable de paganisme caractérise les +origines de la poésie des troubadours et la première +période de la littérature provençale. Le premier troubadour, +Guillaume de Poitiers, part pour la Terre +Sainte et y fait vaillamment son devoir, mais il s'y +amuse encore davantage et surtout amuse ses compagnons +de route et de bataille par des facéties de +tout genre, par des paris ou des propositions fantastiques, +où l'esprit religieux n'a aucune part: ce +croisé de marque a par plus d'un côté l'âme d'un +païen. Sa muse est aussi païenne que celle d'un Grec +ou d'un Latin; s'il invoque Dieu ou quelque saint, +c'est pour les mettre en assez mauvaise compagnie, +et il leur rend, en les nommant, à peu près le même +hommage qu'il leur rendrait par un juron.</p> + +<p>Le sentiment religieux n'apparaît pas davantage +chez les troubadours de la première période; il est +également à peu près absent de la période «classique». +Jaufre Rudel, Bernard de Ventadour, +Arnaut Daniel, Bertran de Born, Arnaut de Mareuil +n'ont composé aucune poésie religieuse.</p> + +<p>C'est que la religion tenait peu de place dans la +société où ils ont vécu. Il y avait peu de mécréants +sans doute; mais il semble bien que les sentiments +religieux y furent assez tièdes et que la religion y +fut une affaire privée, la vie extérieure étant +tournée vers des sujets plus profanes. Si nous +jugeons de cette société du XII<sup>e</sup> siècle par la littérature +des troubadours, les doctrines de l'amour +courtois paraissent avoir tenu plus de place dans ses +occupations et ses préoccupations que l'étude de +l'Évangile et celle plus austère de la théologie.</p> + +<p>L'amour chanté par les troubadours était sans +doute doué d'un pouvoir ennoblissant, il purifiait +l'âme, en même temps qu'il élevait le cœur et l'esprit. +Mais, d'abord, quelques troubadours—et non +des moindres—concevaient l'amour sous une forme +moins idéale et moins pure<a id="anchor-IX-1"></a> <a href="#footnote-IX-1" class="fnanchor">[1]</a>. De plus l'amour ainsi +conçu, comme on l'a vu dans un précédent chapitre, +ne pouvait s'adresser qu'à la femme mariée. Certes +cette conception paraissait moins immorale dans la +société du temps qu'elle ne le serait aujourd'hui. La +condition de la femme mariée n'était pas en réalité +aussi bonne que l'aspect brillant de cette société le +laisserait supposer. Le mariage était pour le grand +seigneur une occasion d'accroître son domaine, +simple seigneurie ou empire; le bon mariage était +celui qui lui permettait d'arrondir rapidement ce +domaine.</p> + +<p>Les divorces sont innombrables et scandaleux. On +trouvait facilement des prétextes, mais le vrai motif +était à peu près toujours le même: se débarrasser +d'un premier lien pour une union nouvelle plus profitable, +plus utile. On a cité l'étrange aventure de la +fille de l'empereur de Constantinople qui trouva son +royal fiancé, le roi d'Aragon, marié, en arrivant dans +le Midi de la France, et que le seigneur de Montpellier +épousa, non par amour, mais pour la perspective +des droits qu'elle pourrait lui donner sur l'empire +grec. On conçoit que ces unions d'intérêts, où +le cœur ne paraît avoir eu aucune part, se dissolvaient +rapidement quand les motifs qui les avaient +fait naître disparaissaient ou s'affaiblissaient. Aussi +les liens du mariage étaient-ils très relâchés et fort +fragiles<a id="anchor-IX-2"></a> <a href="#footnote-IX-2" class="fnanchor">[2]</a>.</p> + +<p>Cependant ils existaient, et quelque excusable que +fût aux yeux de cette société la conception que les +troubadours se faisaient de l'amour, elle n'était pas +moins contraire à la morale et même au dogme chrétiens. +Qu'on ne s'étonne donc pas de ne pas voir +fleurir la poésie religieuse pendant la période la plus +brillante de la poésie des troubadours.</p> + +<p>Les chefs de l'Église étaient eux-mêmes d'une +remarquable tolérance et aussi indulgents que la +société laïque pour la poésie profane. On se souvient +que le Moine de Montaudon avait la permission de +parcourir les contrées voisines de son couvent, à +condition d'y rapporter les présents qu'il récoltait +dans ses tournées poétiques. Encore au début du +XIII<sup>e</sup> siècle un chanoine de Maguelone (où paraît +avoir existé une sorte d'abbaye de Thélème) charmait +les loisirs de la solitude claustrale en écrivant +des chansons dignes du chantre de Lisette.</p> + +<p>On ne saurait reprocher aux troubadours de ne +pas avoir été plus religieux que les religieux eux-mêmes. +Ils ont eu évidemment une conception de la +vie différente de celle qu'en a d'ordinaire l'Église. +Ils ne l'ont pas considérée comme une triste «vallée +de larmes», mais comme un gracieux jardin de joie +dont ils ont respiré sans remords la plupart des parfums. +Cette littérature est une littérature gaie, au +moins pendant sa période de splendeur. Les esprits +chagrins et boudeurs, comme Cercamon et surtout +son disciple Marcabrun, y sont une exception. On y +sent la joie de vivre, d'une vie heureuse, parfois +délicate, rarement grossière. La sensualité y est +chose rare; et si quelques troubadours s'expriment +parfois avec brutalité, c'est là en somme une exception. +Leur conception de la vie est saine et leur poésie +élève l'âme et le cœur.</p> + +<p>Les troubadours conçoivent la Divinité, comme +la vie, d'une façon un peu particulière. Dieu ne leur +est pas apparu au milieu des tonnerres et des éclairs, +armé du «glaive de la Loi». Ils le considèrent +comme une sorte d'ami très haut placé, très puissant +et très pitoyable aux poètes, surtout aux poètes +d'amour. Ils l'invoquent avec beaucoup de familiarité +et souvent avec quelque inconscience. Une aube +célèbre de Giraut de Bornelh commence par une +invocation d'un ton élevé et grandiose: «Roi glorieux, +vraie lumière et vraie clarté, seigneur tout-puissant...» +Et que demande-t-il à ce Dieu ainsi invoqué? +tout simplement de veiller sur un rendez-vous amoureux; +et c'est pour la tranquillité des deux amants +que lui-même n'a cessé de prier toute la nuit «à +deux genoux».</p> + +<p>Par suite de cette conception il n'est pas rare +qu'un troubadour demande à Dieu de fléchir le cœur +d'une amante trop rigoureuse; c'est par exemple +dans cette intention qu'Arnaut Daniel fait brûler des +cierges et fait dire et entend «mille messes»<a id="anchor-IX-3"></a> <a href="#footnote-IX-3" class="fnanchor">[3]</a>. +Même quelques troubadours, comme le comte +d'Orange ou Peire Vidal, vont jusqu'à demander à +Dieu aide et protection pour l'accomplissement de +leurs désirs les plus sensuels.</p> + +<p>Comme aux temps du Paganisme, la divinité n'est +pas seulement indulgente aux faiblesses (dans la +plupart des religions, à tout péché miséricorde), mais +elle est complice de ces faiblesses. Nous connaissons +même la conception que les troubadours se sont faite +du Paradis; ils se le sont représenté comme un lieu de +délices, où des poètes toujours jeunes et toujours +inspirés chanteraient sans fin, à côté de leur dame, +un amour éternel.</p> + +<p>Le milieu où naissaient des conceptions de ce +genre n'était pas tout à fait propre au développement +et à la floraison de cette poésie un peu spéciale, un +peu délicate aussi et difficile à s'acclimater, qu'est la +poésie religieuse.</p> + +<p>Cependant on a déjà relevé le nombre des troubadours +qui ont fini leur vie dans un cloître; il est considérable<a id="anchor-IX-4"></a> <a href="#footnote-IX-4" class="fnanchor">[4]</a>. +Le sentiment religieux n'était pas tout +à fait mort dans cette société; il sommeillait dans +l'âme de plus d'un troubadour et s'y éveillait sous +l'influence de circonstances spéciales ou par suite +des leçons de la vie. Aussi n'est-il pas rare, même +dès le XII<sup>e</sup> siècle, de rencontrer quelques poésies religieuses +perdues parmi les chansons profanes. Ce +sont ordinairement des chants de repentir, d'inspiration +sincère et touchante. Le poète, au déclin de la +vie, examine s'il a bien employé le temps qui lui a +été accordé et il demande grâce sinon pour le mal +qu'il a fait, au moins pour le bien qu'il a négligé.</p> + +<p>Une des plus anciennes pièces de ce genre est du +premier troubadour, Guillaume de Poitiers. On ne +s'attendrait pas à trouver une poésie religieuse +parmi ses joyeuses chansons; et cependant il y en a +une, simple et touchante. Il l'a sans doute écrite +avant d'entreprendre un lointain pèlerinage, ou plus +probablement aux approches de la mort. Il y exprime +ses inquiétudes sur la succession qu'il laisse à son +fils encore jeune, mais la partie la plus intéressante +pour nous est celle où il dit adieu au monde: le gai +compagnon qu'il fut trouve les accents les plus +justes pour chanter cette séparation.</p> + +<blockquote><p>Je demande pardon à mon compagnon; si jamais je +lui ai fait du tort qu'il me pardonne... J'ai été l'ami de +«Prouesse» et de «Joie»; maintenant je me sépare de +l'une et de l'autre; et je m'en vais vers celui où tous les +pécheurs trouvent la paix. J'ai été très jovial et très gai, +mais notre Seigneur ne le veut plus; maintenant je ne +puis plus supporter le fardeau (de la vie?), tellement je +suis proche de la fin. J'ai quitté tout ce que j'aime, +la vie chevaleresque et brillante; mais puisqu'il plaît à +Dieu, je me résigne et je le prie de me retenir parmi les +siens<a id="anchor-IX-5"></a> <a href="#footnote-IX-5" class="fnanchor">[5]</a>.</p></blockquote> + +<p>C'est à peu près dans les mêmes termes, mais +avec plus de grâce mélancolique, qu'un troubadour +de la première période, Pierre d'Auvergne, prend +congé du monde, du «siècle». «Amour, vous +auriez bien sujet de vous plaindre, si un autre que le +Juge juste m'éloignait de vous, car c'est à vous que +je dois les honneurs et la gloire. Mais ceci ne peut +durer, Amour courtois; je cesse d'être votre ami, +je suis trop heureux d'aller où le Saint-Esprit me +guide; c'est lui qui me mène; ne vous fâchez pas +si je ne reviens pas vers vous<a id="anchor-IX-6"></a> <a href="#footnote-IX-6" class="fnanchor">[6]</a>.» On croirait +entendre comme un écho de la gracieuse composition +où le même poète fait du rossignol un si habile messager +d'amour.</p> + +<p>Il semble que cet adieu de Pierre d'Auvergne à +l'amour ait été définitif. Il reste de lui une série de +pièces consacrées uniquement à exprimer les +louanges de Dieu et le mépris des biens terrestres. +Voici le début d'une véritable «hymne pour le Seigneur», +en l'honneur de la Trinité.</p> + +<blockquote><p>Loué soit Emmanuel, le Dieu du Ciel et de la Terre, +qui est un en trois personnes, saint-esprit, fils, et père +accompli... C'est celui qui voulut venir au monde pour +effacer nos péchés et par qui les quatre éléments furent +séparés... C'est Dieu, qui était hier et qui sera demain, +car il n'eut jamais de commencement... Il se sacrifia lui-même +pour que le premier péché fût effacé; et ce fut une +grande peine de voir que celui qui n'avait jamais péché a +souffert les maux des hommes, a subi la mort sous Ponce +Pilate et est ressuscité de son linceul... C'est en ce Dieu +que je crois, c'est par lui que j'existe... je lui donne mon +âme et mon cœur<a id="anchor-IX-7"></a> <a href="#footnote-IX-7" class="fnanchor">[7]</a>.</p></blockquote> + +<p>Cette poésie ressemble fort à une hymne de l'Église +en l'honneur de la Trinité; ce sont les mêmes thèmes, +le même développement. Mais les souvenirs de la vie +miraculeuse du Christ y sont trop nombreux; ceci +aussi appartient au cercle d'idées dans lequel se +meuvent les hymnes et les poésies religieuses de +toute sorte écrites en latin. En somme les poésies de +ce genre ont peu d'originalité; les épopées françaises +sont remplies de tirades où, sous prétexte d'invocation +à Dieu, le poète rappelle les principaux événements +de l'ancien et du nouveau Testament. C'est +aussi un abus d'énumérations de ce genre qui gâte +une autre poésie religieuse du même Pierre d'Auvergne.</p> + +<blockquote><p>C'est vous, dit-il à Dieu, qui avez sauvé Sidrac de la +flamme ardente, qui avez tiré Daniel de la fosse, Jonas de +la baleine et qui avez protégé Suzanne contre les faux +témoins; vous avez nourri la multitude, seigneur souverain, +de cinq pains et de deux poissons... vous avez fait la +terre et d'un seul signe le soleil et le ciel; vous avez +détruit Pharaon et donné aux fils d'Israël le miel, la +manne et le lait<a id="anchor-IX-8"></a> <a href="#footnote-IX-8" class="fnanchor">[8]</a>...</p></blockquote> + +<p>Cette énumération, que nous abrégeons, est longue +et monotone; la poésie dont elle fait partie est froide +et peu intéressante. Plus poétiques sont quelques +autres compositions religieuses du même auteur où +la pensée n'est pas remplacée comme ici par une +longue série d'allusions bibliques.</p> + +<p>Pierre d'Auvergne y insiste avec quelque bonheur +d'expression sur le thème de la mort, de l'inanité des +richesses qu'il faudra abandonner sans retour. Il +s'étonne que l'homme ne pense pas plus souvent à ce +dernier acte de la vie; «il faudra mourir, dit-il, et +passer par le chemin où sont passés nos pères»; +«nous mourrons tous, dit-il ailleurs, les richesses ne +nous sauveront pas... contre la mort ne peuvent se +défendre ni comtes, ni ducs, ni rois, ni marquis...» Ce +sont là des thèmes lyriques par excellence; d'autres +poètes, même parmi les troubadours, les ont développés +avec plus de bonheur; mais Pierre d'Auvergne +est un des premiers à les traiter; cette priorité d'abord +et ensuite une certaine originalité dans l'expression +de sentiments que la poésie des troubadours ne connaissait +guère encore justifient l'attention que l'on +doit donner dans l'histoire de la littérature provençale +à ces poésies religieuses.</p> + +<p>Les mêmes thèmes forment le fond de certaines +poésies morales et religieuses de Giraut de Bornelh. +Elles n'ont pas l'allure épique des poésies religieuses +de Pierre d'Auvergne; les énumérations bibliques en +sont absentes. Mais Giraut de Bornelh insiste également +sur la nécessité de la mort et sur le mépris des +richesses qu'il faudra abandonner sans retour. Ces +thèmes appartiennent aux poètes lyriques aussi bien +qu'aux sermonnaires; Giraut de Bornelh lui-même +appelle une fois une de ces compositions un «sermon», +mais ce sont en général des sermons un peu +spéciaux, destinés à réveiller l'ardeur des chrétiens +pour les croisades. Quoique l'élément religieux y +soit assez développé, on peut les considérer comme +un genre à part.</p> + +<p>En effet les chants de croisade sont plutôt, ou sont +tout autant des poésies historiques que des poésies +religieuses. Les thèmes qui y sont développés n'ont +rien d'original; ce qui y domine d'ordinaire, c'est la +critique plus ou moins vive, suivant les tempéraments, +de ceux qui, par lâcheté ou par négligence, +laissent le «saint pays» aux mains des infidèles. +Cette partie historique, et souvent satirique, a plus +d'importance que l'autre, la partie religieuse. Le +«chant de croisade» est devenu de bonne heure un +genre, lui aussi un peu conventionnel et factice. +Qu'il s'agisse des Sarrasins d'Espagne ou des Turcs +de Syrie, c'est par les mêmes arguments que les +troubadours cherchent à exciter contre eux les chefs +de la chrétienté.</p> + +<p>Ces arguments ressemblent fort à ceux que les +prédicateurs du temps devaient développer; comme +eux les troubadours rappellent le lieu où le Christ +fut mis en croix; ils font miroiter l'espoir des récompenses +futures et aussi celui de récompenses plus +immédiates. Ces chants ne sont pas à proprement +parler des poésies religieuses; l'amour de la religion, +sincère ou fictif, les inspire; mais ce n'est pas la seule +source d'inspiration; dans leur ensemble ils appartiennent +plutôt à la catégorie des sirventés politiques +qu'à celle des poésies religieuses.</p> + +<p>On peut en dire autant des «planns» ou plaintes +funèbres. C'est là un genre où l'absence de sentiments +religieux ne se comprendrait guère, surtout au +moyen âge. En effet la plupart se terminent par une +prière. Quelques-unes de ces pièces sont touchantes +de naïveté ou de sincérité, mais beaucoup d'entre elles +prennent de bonne heure l'apparence de formules +toutes faites. Dans la plupart des cas la partie laudative +occupe la première place; l'élément religieux y +est accessoire. Laissons donc de côté «chants de +croisade» et «plaintes funèbres» en abordant la +période de floraison de la poésie religieuse.</p> + +<p>Mais auparavant nous citerons encore une poésie +religieuse de cette première période; c'est une aube +de Folquet de Marseille, le futur évêque de Toulouse +et persécuteur des Albigeois. On remarquera la gravité +et l'élévation de cette sorte de prière du matin.</p> + +<blockquote><p>Vrai Dieu, je m'éveillerai aujourd'hui en vous invoquant +vous et Sainte Marie; car l'étoile du ciel vient de +vers Jérusalem et me fait dire: Debout, hommes qui +aimez Dieu; le jour est proche et la nuit tient sa route; +Dieu soit loué et adoré par nous; prions-le de nous donner +la paix pendant toute notre vie. La nuit va et le jour vient +dans le ciel clair et serein; l'aube paraît, belle et parfaite.</p> + +<p>Seigneur Dieu qui naquis de la Vierge Marie pour nous +sauver de la mort et restaurer la vie et pour détruire +l'enfer que le Diable tenait, toi qui fus levé en croix, +couronné d'épines, abreuvé de fiel, Seigneur, ce bon +peuple vous demande grâce pour que votre pitié lui +pardonne ses péchés. La nuit va et le jour vient, etc.</p> + +<p>Dieu, donnez-moi le savoir et l'intelligence, pour que +j'apprenne vos saints commandements, que je les entende +et les comprenne; que votre piété me protège et me +défende pour que ce monde terrestre ne m'emporte pas +avec lui; car je vous adore, Seigneur, et je crois en vous, je +m'offre à vous, moi et ma foi; je vous demande grâce et +pardon de mes péchés.</p> + +<p>Je prie ce Dieu glorieux, qui se sacrifia pour nous sauver +tous, de répandre sur nous le Saint Esprit; qu'il nous +garde du mal, nous donne la joie et nous conduise parmi +les siens, là-haut, dans son royaume... La nuit s'en va et +le jour vient, dans le ciel clair et serein; l'aube paraît, +belle et parfaite<a id="anchor-IX-9"></a> <a href="#footnote-IX-9" class="fnanchor">[9]</a>.</p></blockquote> + +<p>Les troubadours que nous avons précédemment +cités, Pierre d'Auvergne et Giraut de Bornelh, appartiennent +à la première période de la poésie provençale: +Pierre d'Auvergne est un des plus anciens +troubadours; Giraut de Bornelh est de la fin du +XII<sup>e</sup> et du début du XIII<sup>e</sup> siècle. Les poésies religieuses +forment une exception dans leur œuvre, et même dans +la littérature du temps.. C'est surtout au XIII<sup>e</sup> siècle +que ces poésies se développent de plus en plus.</p> + +<p>Le poète qui a le plus contribué à ce développement +est le satirique Peire Cardenal auquel a été +consacrée une partie du dernier chapitre. On y a vu +sa haine des mauvais prêtres, mais en même temps +son attachement aux dogmes de l'Église. Sans doute +il est surtout un satirique et son «Credo» n'est +qu'une introduction à une satire des plus violentes +et des plus crues contre une catégorie de religieux. +Mais ses poésies morales et religieuses sont par +beaucoup de côtés de vrais «sermons» et c'est le +titre que quelques manuscrits leur donnent. On n'a +pas de peine à concevoir quels en sont les thèmes +principaux; ce sont: la nécessité de se préparer à la +dernière heure, dont nous ne sommes pas les maîtres, +la crainte de Dieu le souverain juge, le jugement +dernier; ce dernier thème en particulier, qui a toujours +inspiré sermonnaires, peintres ou poètes, a été +traité d'une manière fort hardie par Peire Cardenal. +La traduction suivante fera juger de l'originalité de +cette conception; ce sont des accents qu'on n'avait +pas encore entendus dans la langue des troubadours.</p> + +<blockquote><p>Je veux commencer un nouveau sirventés que je réciterai +au jour du jugement, à celui qui me créa et me +forma du néant; s'il veut m'accuser de quelque faute +et me mettre parmi les damnés, je lui dirai: Seigneur, +pitié, arrêtez; j'ai combattu (pour vous) toute ma vie les +méchants, gardez-moi, s'il vous plaît, des tourments de +l'enfer.</p> + +<p>Je ferai émerveiller toute sa cour, quand on entendra +mon plaidoyer; car je dis que Dieu est injuste envers les +siens, s'il pense les détruire et les mettre en enfer; car il +est juste que celui qui perd ce qu'il pourrait gagner au +lieu d'abondance gagne la disette; Dieu doit être doux et +libéral pour retenir à la mort les âmes (de ses créatures).</p> + +<p>Sa porte ne devrait pas se fermer... pourvu que toute +âme qui voudrait y entrer y passât joyeusement, car +jamais cour ne sera parfaite si une partie pleure pendant +que l'autre rit; et quoique Dieu soit souverain et tout-puissant, +s'il ne nous ouvre pas sa porte, on lui en demandera +raison.</p> + +<p>Il devrait bien anéantir les diables; il en aurait plus +d'âmes et plus souvent; cette exécution plairait à tout le +monde et il pourrait s'en absoudre lui-même...</p> + +<p>Beau seigneur Dieu, je ne veux pas désespérer de vous; +au contraire j'ai en vous le ferme espoir que vous m'assisterez +à l'heure de ma mort, parce que vous devez sauver mon +corps et mon âme. Et je vous ferai une belle proposition: +renvoyez-moi où j'étais avant de naître, ou bien pardonnez-moi +tous mes péchés; car je ne les aurais pas commis, si je +n'avais pas existé.</p> + +<p>Si, ayant souffert en ce monde, j'allais brûler en enfer, +ce serait tort et péché; car je puis vous reprocher que +pour un bien vous m'avez donné mille maux. Par pitié +je vous prie, dame Sainte Marie, qu'auprès de votre fils +vous nous serviez de guide<a id="anchor-IX-10"></a> <a href="#footnote-IX-10" class="fnanchor">[10]</a>.</p></blockquote> + +<p>«Il ne faut pas se méprendre sur le caractère de +cette étrange prière, dit Fauriel; il ne faut y voir ni +plaisanterie ni ironie... sa pensée est grave et +sérieuse... On entrevoit qu'il [Peire Cardenal] imagine +l'existence du mal comme la conséquence d'une +espèce de dualisme, mais d'un dualisme, pour ainsi +dire, accidentel, qu'il dépendrait de Dieu de ramener +à l'unité<a id="anchor-IX-11"></a> <a href="#footnote-IX-11" class="fnanchor">[11]</a>.» La question se pose de savoir si le +dualisme imaginé par Peire Cardenal ne porte pas +la marque des croyances hérétiques du temps, qui +admettaient l'existence d'un principe du bien et d'un +principe du mal dans le monde. La hardiesse de +Peire Cardenal dans cette conception n'est égalée +que par celle d'un troubadour obscur de la décadence +qui, dans une tenson avec Dieu, discute en +toute liberté le problème du mal<a id="anchor-IX-12"></a> <a href="#footnote-IX-12" class="fnanchor">[12]</a>.</p> + +<p>Mais les poésies de ce genre sont en somme +rares: les deux que nous venons de rappeler sont les +plus hardies. D'ordinaire les troubadours ne traitaient +pas des sujets aussi relevés; d'abord ils n'en +avaient pas le goût et puis le jeu était dangereux. +L'Église s'est toujours défiée des auxiliaires qui, en +dehors des rangs du clergé, ont voulu l'aider dans +les querelles et les discussions théologiques et +métaphysiques; au moment où l'Inquisition fonctionnait +dans le Midi de la France, il y avait quelque +imprudence pour les poètes à traiter des sujets qui +touchaient au dogme; plus d'un qui en eut peut-être +l'idée en fut retenu par la «crainte du Seigneur» et +surtout des représentants plutôt rudes qui jugeaient +en son nom.</p> + +<p>La poésie de Peire Cardenal se terminait par une +invocation à la Vierge. Ceci est quelque chose de +nouveau dans la lyrique provençale. Cette simple +mention permet de juger la différence qui existe +entre l'époque de Jaufre Rudel et de Bernard de Ventadour +et celle de Peire Cardenal. Une autre poésie +du même troubadour marquera mieux cette différence: +c'est une chanson en l'honneur de la Vierge.</p> + +<blockquote><p>Vraie Vierge Marie, véritable vie et véritable foi, vraie +mère et véritable amie, vrai amour et vraie pitié, que par +ta pitié il arrive que je sois aimé de ton fils. Traite la paix +avec ton fils, s'il te plaît, dame, réconcilie-nous avec lui.</p> + +<p>Tu réparas la folie qui s'empara d'Adam; tu es l'étoile +qui guide les passants au saint pays; tu es l'aube du jour +dont ton fils est le soleil, car il chauffe et il éclaire, ce fils +sincère plein de droiture.</p> + +<p>Tu naquis en Syrie, de bonne naissance, mais pauvre +d'avoir, douce, pure et pieuse, en actes, en paroles et en +pensées, formée en toute perfection, sans aucune tache, +ornée de tous les biens; et tu parus si douce que Dieu +descendit en toi.</p> + +<p>Celui qui en toi se fie n'a pas besoin d'autre défense; +si tout le monde périssait, celui-là ne périrait pas; car à +tes prières s'adoucit le Très-Haut et ton fils ne contrarie +jamais tes volontés.</p> + +<p>David en sa prophétie dit en un psaume qu'il fit qu'à +droite de Dieu, du Roi promis par la Loi, était assise une +Reine vêtue de vair et d'orfroi; c'était toi, sans aucun doute. +Traite la paix avec ton fils, dame, réconcilie-nous avec +lui<a id="anchor-IX-13"></a> <a href="#footnote-IX-13" class="fnanchor">[13]</a>.</p></blockquote> + +<p>Cette pièce est imitée en partie des hymnes de +l'Église ou plutôt des litanies. Les images en sont +empruntées au style biblique; mais il semble que +notre troubadour ait choisi les plus belles et les plus +gracieuses et sa prière donne l'impression d'une +poésie naïve et originale et ne sent pas l'imitation. +Cette poésie en forme de litanie n'est pas d'ailleurs +la seule dans la poésie provençale. Un troubadour +de la décadence, le même dont nous citions tout à +l'heure la hardie tenson avec Dieu, a composé une +«aube», en l'honneur de la Vierge; en voici la première +strophe où les images les plus connues des +litanies à la Vierge se trouvent réunies.</p> + +<blockquote><p>Espérance de tous les vrais croyants, fleuve de plaisir, +source de vraie pitié, maison de Dieu, jardin où naissent +tous les biens, repos sans fin, refuge des orphelins, consolation +des parfaits affligés, fruit de joie, assurance de paix, +port de salut, joie sans tristesse, fleur de vie sans mort, +mère de Dieu, reine du firmament, lumière, clarté et aube +du paradis<a id="anchor-IX-14"></a> <a href="#footnote-IX-14" class="fnanchor">[14]</a>.</p></blockquote> + +<p>On voit tout ce qui manque à cette énumération +pour être poétique; la longueur, la monotonie, +l'incohérence en sont les moindres défauts; le reste +de la pièce est digne de cette froide introduction. Si +les chansons à la Vierge ont été une des dernières +grâces de la littérature provençale en décadence elles +le doivent à tout autre chose qu'à l'imitation des +litanies de l'Église. Nous allons étudier la transformation +qu'elles subirent. Mais auparavant il faut +rappeler succinctement quelques faits historiques +importants.</p> + +<p>Les événements qui ont suivi la croisade contre +les Albigeois et qui en ont été, pour ainsi dire, le +complément, ont exercé sur les mœurs, et, par suite +sur la poésie une influence décisive. Aussitôt après +la conquête, saint Dominique institue ses Frères +Prêcheurs et, dans l'espace de quelques années, la +congrégation possède dans le Midi de la France +quarante-quatre couvents. La plupart sont, comme +il convient, fondés dans des villes où l'orthodoxie +avait le plus souffert; Toulouse, Béziers sont des +premières à en avoir. D'autres ordres religieux, +Franciscains, Jacobins, s'établissent à la même +époque dans le Midi. L'influence de ces différents +ordres, concourant à une fin commune, a transformé +les mœurs. Si elle n'a pas renouvelé le goût des +choses de la religion, qui avait même été la cause de +l'hérésie, elle l'a dirigé dans la voie régulière de +l'orthodoxie<a id="anchor-IX-15"></a> <a href="#footnote-IX-15" class="fnanchor">[15]</a>.</p> + +<p>D'autre part la création de ce redoutable tribunal +d'exception que fut l'Inquisition y contribua par des +moyens plus rudes. Le sentiment religieux s'est +développé et le domaine de la poésie religieuse s'est +agrandi du même coup. Cent ans ou même un quart +de siècle auparavant elle aurait trouvé peu d'écho +dans la société. Les poésies religieuses de la période +qui précède la croisade contre les Albigeois s'expliquent +par des raisons particulières à chaque poète +plutôt que par des causes générales. Il n'en est plus +de même maintenant. Les poètes suivent le goût du +jour; aussi le nombre des poésies religieuses est-il +grand pendant cette période de décadence.</p> + +<p>Mais on a remarqué que parmi les poésies lyriques +consacrées à louer «Dieu, la Vierge et les Saints», +les chansons à la Vierge devenaient de plus en plus +nombreuses pendant le XIII<sup>e</sup> siècle. Le nom de la +Vierge n'apparaissait pas chez les troubadours de la +période précédente.</p> + +<p>Peire Cardenal est un des premiers à écrire en son +honneur; mais sa poésie (comme une autre du troubadour +Perdigon) est dans le ton des prières de l'Église. +Après lui le nombre de ces poésies va en augmentant +pendant le XIII<sup>e</sup> siècle<a id="anchor-IX-16"></a> <a href="#footnote-IX-16" class="fnanchor">[16]</a>.</p> + +<p>Ce fait est une preuve de l'influence exercée par +saint Dominique et ses disciples. Les confréries du +Rosaire avaient été fondées en même temps que +l'Inquisition, et le culte de la Vierge, qui n'existait +pas auparavant d'une manière indépendante, s'était +rapidement développé. Ce culte se présentait avec +un charme et une grâce que celui de la Trinité ou +même du Christ, Rédempteur des hommes, n'offrait +pas au même degré. La Vierge était l'avocate des +pécheurs, elle était l'intermédiaire indulgente entre +les hommes et son fils.</p> + +<p>«La Vierge, dit Pierre de Blois, est la seule +médiatrice entre l'homme et le Christ. Nous étions +des pécheurs et nous redoutions de faire appel au +Père, car il est terrible; mais nous avons la Vierge +en qui il n'y a rien de terrible, car en elle est la plénitude +de la grâce et de la pureté.» «En fait s'écrie +le même théologien, si Marie était exclue du Ciel, il +ne resterait plus au genre humain que la noirceur +des ténèbres.»</p> + +<p>Son culte se répandit rapidement dans le Midi +de la France. Les poésies à la Vierge se multiplièrent +sous l'œil bienveillant de l'Église, jusqu'au +jour où elles furent les seules poésies permises, ou +du moins les seules qui eussent des chances de +plaire.</p> + +<p>Seulement la littérature provençale n'avait déjà +plus la vie nécessaire pour créer les formes nouvelles +qui convenaient à ce genre nouveau; la lyrique religieuse +prit la forme de la lyrique profane, toute la +forme même, métrique, mélodies peut-être, en tout +cas idées et expressions.</p> + +<p>La transformation ne fut pas difficile; déjà Pierre +d'Auvergne avait chanté l'amour céleste dans des +termes qui prêtent à l'équivoque. Il était plus facile +encore de chanter la Vierge, la dame, <i>dona</i>, par +excellence. La lyrique courtoise, si raffinée, n'eut +pas de peine à s'accommoder à cette direction nouvelle. +La conception que les troubadours s'étaient +faite de l'amour s'y prêtait à merveille. N'en avaient-ils +pas fait un principe de vertu et de pureté? Sans +effort, sans violence, les mêmes images, les mêmes +termes qui leur avaient servi à chanter l'amour terrestre +servirent à la description de leur nouvel idéal. +La Vierge fut la plus aimable, la plus gracieuse, la +plus belle des femmes; on se déclara son amant +parfait, on se soumit à ses volontés; on lui reconnut +tous les dons et toutes les vertus, une fidélité sans +bornes, une douceur ineffable pour ses soupirants; +tels sont les principaux traits par lesquels se manifesta +ce nouveau culte poétique.</p> + +<p>Les débuts de cette conception apparaissent +d'abord chez des troubadours d'origine italienne. +Voici comment l'un d'eux chante la Vierge.</p> + +<blockquote><p>Ah! Vierge en qui j'ai mis mon amour, s'il vous plaît +d'entendre mon ardente prière, jamais je ne dois craindre +de manquer de joie parfaite, vif ou mort je la posséderai... +O noble dame, dont la valeur dépasse celle de toutes les +autres femmes, on peut vous louer sans crainte d'être +contredit; en vous louant personne ne peut mentir, car +vous êtes la fleur de la vraie connaissance, fleur de beauté, +fleur de vraie pitié... Je sais, dame, que qui se souvient de +vous et qui se donne de bon cœur à votre service se sert +lui-même, car il est sûr de jouir de sa récompense et de +ne pas voir ses services méprisés<a id="anchor-IX-17"></a> <a href="#footnote-IX-17" class="fnanchor">[17]</a>...</p></blockquote> + +<p>Voilà un exemple de cette transformation; en voici +un autre pris chez un troubadour de Béziers; il est +moins caractéristique en apparence; mais l'auteur a +emprunté le mètre et les rimes d'une des plus jolies +chansons que le troubadour Rigaut de Barbezieux +ait consacrées à l'amour profane.</p> + +<blockquote><p>Je voudrais sur la meilleure de toutes les femmes +faire une chanson agréable; car je ne veux pas chanter +d'autre dame que la Vierge de douceur. Je ne puis mieux +employer mes bonnes paroles qu'à chanter la dame de +miséricorde où Dieu mit et plaça tous les biens; aussi je +la prie d'agréer mon chant<a id="anchor-IX-18"></a> <a href="#footnote-IX-18" class="fnanchor">[18]</a>.</p></blockquote> + +<p>Cette pièce appartient à la deuxième moitié du +XIII<sup>e</sup> siècle. Plus la littérature provençale approche +de sa fin, plus les pièces de ce genre se multiplient. +En voici des exemples empruntés aux derniers troubadours, +en particulier à Guiraut Riquier. Une +chanson composée en 1288 commence ainsi:</p> + +<blockquote><p>Ni les mois chauds ou froids, ni la saison tempérée +où paraissent les fleurs, ne me font chanter d'amour parfait +pour la dame dont je suis le parfait amant. Mais je chante +en toute saison, quand il me plaît, car elle dont je suis énamouré +est la meilleure et la plus gracieuse qui fût jamais, +et j'espère qu'elle me rendra joyeux, quoique je ne lui sois +point encore tout à fait soumis.</p></blockquote> + +<p>Et la théorie du pouvoir ennoblissant de l'amour +nous est exposée dans toute son ampleur.</p> + +<blockquote><p>Je ne lui suis point encore assez soumis, car je pense +encore aux viles actions; qui veut le secours de ma dame +ne doit pas se plaire au mal; car elle n'y a jamais pensé. +Et quand je considère ses grandes bontés, le grand et +singulier honneur qu'elle m'a fait, quand je pense qu'elle +me veut pour serviteur, je dois tenir mon cœur en respect.</p> + +<p>Je dois le tenir en respect pour que ma volonté folle ne +me fasse commettre aucune faute envers la belle que +j'adore; car je serai comblé de richesses si je suis aimé +par elle; donc je dois rester tout à fait maître de mon +cœur, si de mauvais désirs lui viennent...</p> + +<p>Car les belles actions conviennent au parfait amant; et +puisque j'aime la meilleure qui soit au monde, tous faits +courtois me conviennent... Tout homme qui obtient l'amour +de ma dame apprend d'elle à se conduire avec courtoisie +et sincérité; il ne se préoccupe de rien, n'a pas à flatter +ses rivaux ni à craindre d'être supplanté par eux; et s'il +devient de ses amis intimes il montera en grande richesse...</p> + +<p>Que ma Dame prie celui à qui tous les parfaits amants +adressent leurs prières de faire de moi un amant parfait<a id="anchor-IX-19"></a> <a href="#footnote-IX-19" class="fnanchor">[19]</a>.</p></blockquote> + +<p>On n'a pas eu de peine à reconnaître au passage +les traits les plus caractéristiques de la phraséologie +conventionnelle des chansons d'amour. Les anciens +troubadours attendaient le retour du printemps pour +chanter leur dame; l'amour ne paraissait, semble-t-il, +qu'avec le renouveau de la nature; c'était un amour +incomplet; celui qui anime notre poète éclate en +toute saison.</p> + +<p>L'amant, dans l'ancien temps, pouvait craindre les +rivaux, les jaloux et les médisants; il n'y a plus à +craindre que la nouvelle «dame» chantée par les +troubadours soit accessible à leurs médisances; elle +est par excellence un principe de bien, elle développe +la «connaissance», l'entendement du poète et lui +inspire la pureté du cœur.</p> + +<p>La même transformation de la conception de +l'amour s'observe dans la composition suivante du +même poète.</p> + +<blockquote><p>Je pensais souvent chanter l'amour au temps passé, +mais je ne le connaissais pas, car je nommais amour +ma folie; maintenant amour me fait aimer une telle dame +que je ne puis la craindre ni l'honorer assez, ni l'aimer +comme elle le mérite...</p> + +<p>Par son amour j'espère croître en mérite, en honneur, +en richesse et en grande joie; c'est vers elle seule que +mes pensées et mes désirs devraient se tourner; puisque +par elle je puis obtenir tous les biens que je désire, je +dois mettre tout mon soin à la servir; car je suis aimé +d'elle, pourvu que je me conduise envers elle suivant le +code du parfait amant...</p> + +<p>Elle a une beauté si grande que rien ne peut la diminuer; +rien n'y manque, elle resplendit nuit et jour... Ma +Dame je puis la nommer à bon droit Belle Joie (c'est le +nom par lequel il désignait l'objet de son amour terrestre)...</p> + +<p>Je ne suis pas jaloux de celui qui recherche l'amour de +celle que j'aime; j'y trouve au contraire un grand plaisir; +celui qui ne daigne pas l'aimer me déplaît fort: car je +crois fermement que de son amour viennent tous les biens. +Je prie ma dame de protéger ses amoureux, de sorte que +chacun voie ses désirs accomplis.</p></blockquote> + +<p>On pourrait emprunter d'autres exemples à l'œuvre +du dernier troubadour; prenons-en quelques-uns à +celle d'un de ses contemporains, un <i>poeta minor</i> assez +gracieux, Folquet de Lunel<a id="anchor-IX-20"></a> <a href="#footnote-IX-20" class="fnanchor">[20]</a>. Lui aussi a chanté +l'amour profane et de façon assez heureuse, comme +le montre le début de la chanson suivante. «Il m'en +a pris comme au marinier, quand il s'est lancé dans +la haute mer, avec l'espoir de trouver le temps qu'il +cherche et désire le plus; et quand il est sur la mer +profonde, le mauvais temps renverse sa barque; il ne +peut éviter le péril, il ne peut rester ni fuir.» C'est +ainsi que par sa folie il s'est mis à aimer «sans l'espérance +d'obtenir une joie rare de la gaie et gracieuse +dame qui est belle et blonde, pure et exempte de +toutes mauvaises qualités, et qu'on ne peut s'empêcher, +quand on la voit, d'aimer follement». Voilà +comment notre troubadour chante l'amour profane. +Et voici maintenant comment il chante l'amour religieux.</p> + +<blockquote><p>Pour maintenir l'amour et le plaisir, et la joie parfaite, +pour plaire, s'il se peut, à celle qui daigne m'accorder ses +faveurs, je fais une chansonnette légère: car je suis dans +un tel état que ni nuit ni jour ne me quitte le parfait +amour que je porte à celle qui m'affermit en amour.</p></blockquote> + +<p>Une autre de ses chansons est un modèle du +genre.</p> + +<blockquote><p>Les actes et les paroles de ma dame sont si parfaits +que celui-là a bien raison de se réjouir que l'amour a +poussé à l'aimer.</p> + +<p>Ma dame ne veut ni suppliants gracieux ni amoureux, +mais elle veut des amants parfaits, ni faux ni volages, car +elle n'est ni volage ni fausse; jamais elle ne se mire ni ne +se farde; elle n'écoute pas les galanteries, et tout parfait +amant en a obtenu bonne récompense.</p> + +<p>Ma dame est d'une beauté si parfaite que je n'y désire +aucune amélioration; car jamais femme des deux lois +(ancien et nouveau Testament) n'atteignit un si haut +mérite. Sa valeur est si grande que tout ce qu'elle fait +plaît à Dieu... et ceux qui la prient sont plus nombreux +que ceux qui prient toute autre dame.</p></blockquote> + +<p>Nous pouvons arrêter là cette étude sur la poésie +religieuse; non qu'il n'y ait d'autres monuments postérieurs +à ceux que nous venons de citer, et qui sont +de la fin du XIII<sup>e</sup> siècle. Au contraire le XIV<sup>e</sup> siècle voit +le triomphe de ce genre nouveau; c'est même le seul +genre admis par l'école toulousaine; mais d'abord, la +poésie provençale du XIV<sup>e</sup> siècle n'a que la langue +de commune avec la poésie des troubadours; et +puis, dans cette longue série de pièces consacrées à +la Vierge couronnées aux Jeux Floraux de Toulouse +pendant le XIV<sup>e</sup> siècle, il en est peu qui méritent d'être +tirées de l'oubli. Il suffira d'en dire quelques mots à +propos du dernier troubadour.</p> + +<p>On a observé que la transformation de la lyrique +«courtoise» en poésie religieuse avait pu se produire +facilement. En effet l'amour terrestre et l'amour +divin ne s'expriment pas en deux langues différentes; +le langage des mystiques n'est pas autre chose +qu'une variété du langage de l'amour et on transformerait +sans peine une page de sainte Thérèse en +déclaration amoureuse. De plus la conception que +l'ancienne poésie provençale s'était faite de l'amour +se prêtait à cette transformation; mais la conception +des troubadours de la décadence s'y prêtait encore +davantage. Leur amour était un amour épuré, idéalisé, +mystique déjà par plus d'un côté. Ainsi la conception +sensuelle de l'amour du comte de Poitiers aboutissait +par une lente évolution, que les événements politiques +et religieux dont le Midi fut le théâtre au XIII<sup>e</sup> siècle +avaient précipitée, à la théorie de l'amour religieux +telle qu'elle apparaît chez les derniers troubadours.</p> + +<p>En considérant cet aboutissement final la pensée +se reporte involontairement à la belle poésie où un +des plus grands poètes modernes a exprimé en traits +de génie l'opposition entre le paganisme et le christianisme. +Un jour vint d'Athènes à Corinthe un jeune +homme qui y était inconnu; il allait chez un habitant +de la ville, ami de son père; les deux pères avaient +fiancé leurs deux enfants. Reçu dans la famille par +la mère qui veillait seule au milieu de la nuit, il se +retira dans sa chambre, brisé de fatigue; il vit bientôt +venir à lui une jeune fille, habillée et voilée de blanc, le +front orné d'un ruban noir et or. «Reste, belle enfant, +dit-il; là sont les dons de Cérès et de Bacchus et tu +apportes l'amour, ô chère enfant.—Reste debout, +jeune homme, reste loin; je n'appartiens pas à la +joie; le dernier pas, hélas! est dû à la folie de ma +bonne mère qui fit après sa guérison le vœu suivant: +que Jeunesse et Nature soient désormais soumises +au Ciel. Et aussitôt le tourbillon mêlé des anciens +dieux a quitté la maison.»</p> + +<p>C'est ainsi que s'exprime Gœthe dans la <i>Fiancée de +Corinthe</i>. «Quand une croyance germe, dit-il dans la +même ballade, souvent l'amour et la fidélité sont +arrachés du sol comme de mauvaises herbes.» C'est +ce qui a eu lieu à la fin de l'ancienne poésie provençale; +on s'en rendra mieux compte en étudiant +l'œuvre et la vie du dernier troubadour. Mais auparavant +suivons le conseil par lequel la jeune Corinthienne +s'excuse devant sa mère de n'avoir pas tenu +son serment: «revenons aux anciens dieux», en étudiant +l'histoire des troubadours en Italie, et leur +influence sur Dante et sur Pétrarque.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_X" id="CHAPITRE_X"></a>CHAPITRE X</h2> + +<h3>LES TROUBADOURS EN ITALIE</h3> + +<blockquote><p>Relations entre le Midi de la France et le Nord de l'Italie.—Raimbaut +de Vaquières et le marquis de Montferrat.—L'école +sicilienne et Frédéric II.—Troubadours nés en Italie.—Les +Génois Lanfranc Cigala et Boniface Calvó.—Sordel: sa vie +aventureuse; le poète.—Le Sordel de Dante.—Dante et les +troubadours.—L'école de Bologne.—Le <i>dolce stil nuovo</i>.—Pétrarque.</p></blockquote> + + +<p>L'influence de la poésie des troubadours s'est fait +sentir de bonne heure sur les pays voisins; parmi eux +l'Italie, surtout l'Italie du Nord, tient une place à +part.</p> + +<p>Les relations avec le Midi de la France, soit par +terre soit par mer, y étaient faciles. Les principales +villes riveraines de la mer latine, <i>mare nostrum</i>, Gênes, +Pise, Marseille, Narbonne, y étaient unies par des +traités de commerce et d'amitié. De plus l'ancien +provençal était, par plus d'un côté, assez voisin de la +langue italienne, pour que la poésie des troubadours +pût être facilement comprise et goûtée de nos voisins; +la poésie en langue vulgaire n'existait pas d'ailleurs +en Italie. Enfin les petits princes de l'Italie du Nord +étaient aussi accueillants à la poésie que les grands +seigneurs du Midi de la France. Aussi les troubadours +passaient-ils facilement de la cour des comtes +de Toulouse ou de celle des comtes de Provence à +celle des marquis d'Este ou de Montferrat. Partout +ils retrouvaient la même société courtoise et élégante +pour laquelle ils écrivaient. C'est à Gênes, à Venise, +et dans la marche de Trévise, qu'existèrent les principaux +foyers poétiques.</p> + +<p>Déjà chez Bernard de Ventadour on trouve des allusions +aux choses d'Italie. Il y eut probablement des +troubadours à la cour de Frédéric I<sup>er</sup> Barberousse +(1152-1190). Peire Vidal se trouvait en 1195 à la cour +de Boniface, marquis de Montferrat: il prend parti +dans les luttes des Milanais, des Pisans et des +Génois; il aime à habiter au milieu des «Lombards +joyeux» plutôt qu'au milieu des Allemands, dont le +parler semble un «aboiement de chien<a id="anchor-X-1"></a> <a href="#footnote-X-1" class="fnanchor">[1]</a>».</p> + +<p>Mais Peire Vidal avec son humeur vagabonde ne +séjourna pas longtemps en Italie. Au contraire, un +autre troubadour du temps, Raimbaut de Vaquières, +passa auprès du marquis de Montferrat la plus grande +partie de son existence. Il était originaire du comté +d'Orange et fils d'un pauvre chevalier. Il vint à la +cour du prince d'Orange, Guillaume IV, et échangea +des poésies avec son protecteur. Mais au bout de +quelque temps il partit pour l'Italie, fut admis à la +cour du marquis de Montferrat, fut armé chevalier +par lui, le suivit à la croisade et mourut sans doute à +ses côtés dans la principauté de Salonique qui était +échue au marquis.</p> + +<p>Il semble qu'il ait séjourné quelque temps à Gênes. +Une de ses poésies est une sorte de dialogue avec une +Génoise dont il avait sollicité l'amour. Raimbaut +s'exprime en termes tout à fait conformes à la phraséologie +consacrée.</p> + +<blockquote><p>Dame, je vous ai tant priée de vouloir m'aimer, s'il +vous plaît; je suis votre vassal, vous êtes noble et sage et +la source de toutes qualités; aussi désiré-je votre amitié; +comme vous êtes courtoise en tout, mon cœur s'est épris +de vous plus que de toute autre Génoise; je serai bien +récompensé si vous m'aimez et je serai plus payé de mes +peines que si Gênes m'appartenait avec tout l'argent qui +y est amassé<a id="anchor-X-2"></a> <a href="#footnote-X-2" class="fnanchor">[2]</a>.</p></blockquote> + +<p>Ces choses-là sont dites en termes très courtois; +mais la dame de Gênes avait des préventions contre +les Provençaux et elle prit très mal la déclaration. +Raimbaut de Vaquières la fait répondre en dialecte +génois: «Jongleur, vous n'êtes point courtois de +me faire une pareille demande; jamais je ne vous +l'accorderai... Je vous étoufferai plutôt, maudit Provençal... +J'ai un mari plus beau que vous; allez votre +chemin, frère; à des temps meilleurs.»</p> + +<p>Le dialogue se poursuit ainsi, le poète s'exprimant +avec courtoisie et discrétion et la dame lui répondant +fort crûment en son parler génois. La pièce ne serait +pas autrement intéressante si le poète ne s'était +amusé à faire traduire en forme très vulgaire, très triviale +par moments, le contraire des sentiments qu'il +exprime avec la discrétion, l'élégance et la courtoisie +qui caractérisent la poésie des troubadours. C'est ce +contraste qui est piquant; les deux interlocuteurs +ne parlent pas la même langue, au propre et au +figuré. La Génoise rappelle le souvenir de son mari; +jamais un trait semblable ne paraît dans la poésie +des troubadours, sauf dans les pastourelles. Le mari +n'a ordinairement qu'un nom bien simple, le +«jaloux» tout court. Quand on évoque son souvenir +ce n'est que pour se moquer de lui. Évidemment +cette Génoise dut paraître à Raimbaut de Vaquières +bien peu au courant des choses de la galanterie<a id="anchor-X-3"></a> <a href="#footnote-X-3" class="fnanchor">[3]</a>.</p> + +<p>A la cour de Montferrat il se retrouva dans un +milieu plus instruit à ce point de vue. Et d'abord il y fut +accueilli avec de grands honneurs. Le marquis l'arma +chevalier et en fit son frère d'armes. A sa cour vivait +sa sœur Béatrice; Raimbaut s'enamoura d'elle, lui fit +une déclaration et fut bien mieux accueilli que par la +dame de Gênes. Mais laissons parler ici le biographe +provençal.</p> + +<blockquote><p>Béatrice l'accueillait avec bienveillance; et lui mourait +de désir et de peur, car il n'osait lui faire une prière +d'amour ni même faire semblant de l'aimer. Enfin, poussé +par l'amour, il dit à Béatrice qu'il aimait une dame de +grand mérite, qu'il était très familier avec elle, mais qu'il +n'osait ni lui dire ni lui montrer son amour; et il lui +demanda, pour Dieu, de lui donner conseil. «Dois-je lui +ouvrir mon cœur, ou mourir en cachant mon amour?—Raimbaut, +lui dit-elle, il convient que tout parfait +amant qui aime une noble dame, éprouve quelque crainte +à lui manifester ses sentiments. Mais je lui donne le conseil +suivant: avant de se tuer, qu'il lui avoue son amour +et qu'il la prie de l'accepter pour serviteur et pour ami. +Et je vous assure bien que, si elle est sage et courtoise +elle ne prendra pas mal cette déclaration; au contraire elle +l'estimera davantage et le tiendra pour un homme meilleur.»</p></blockquote> + +<p>La conception de l'amour courtois est la même, +comme on le voit, dans cette société que dans la +société méridionale. L'amant est un être craintif qui +sait que la discrétion et la retenue sont des règles +essentielles du code d'amour. La dame que le poète +prend pour confidente reconnaît les préceptes du +même code; mais elle encourage et réconforte l'amant +timide en lui rappelant que l'amour parfait est un +honneur, qu'il n'y a pas là de faiblesse, et que la personne +aimée, au lieu de se plaindre de cette déclaration, +en tiendra l'auteur pour un parfait galant +homme. C'est bien ainsi que les choses ont dû ou pu +se passer.</p> + +<p>Nous avons affaire ici à une légende, mais il en +est peu, parmi celles que racontent les biographies +des troubadours, qui soient plus près de la réalité.</p> + +<p>On devine la fin de l'aventure: encouragé par ces +conseils et par un petit discours bien senti qui les +accompagne et les commente, Raimbaut avoua à +Béatrice qu'elle était l'objet de son amour. Elle s'en +doutait bien un peu, car elle lui répondit: «Que +votre amour soit le bienvenu; efforcez-vous de bien +faire et de bien dire, grandissez en honneur; je vous +accepte pour chevalier servant.»</p> + +<p>Raimbaut de Vaquières chercha une manière originale +de chanter Béatrice. Voici ce qu'il imagina. Il +supposa que toutes les dames jeunes et belles du +Nord de l'Italie, depuis la Savoie jusqu'à Venise, +s'étaient liguées pour faire la guerre; à qui? à +Béatrice. Et cette guerre il la raconte comme une +petite Iliade (le nom de Troie s'y trouve) dans une +longue chanson, d'un rythme tout à fait original, et +pleine de mouvement et de vie, quand une fois on a +admis la réalité de cette petite guerre féminine.</p> + +<p>Donc les dames italiennes bâtissent une grande +cité, qu'elles appellent Troie, et l'entourent de remparts +solides et de fossés. Quand le rassemblement +des combattantes s'est fait «la cité se vante de +mettre une armée en ligne, on sonne la cloche, le +conseil (composé des dames les moins jeunes) se +rassemble, et dit orgueilleusement de rompre les +rangs; la belle Béatrice est souveraine de tous les +biens de la commune (on va voir quels sont ces +biens), il n'y a plus que honte et confusion. Les +trompettes sonnent et le podestat s'écrie: «Réclamons +à Béatrice beauté et courtoisie, valeur et jeunesse.» +Et la troupe répond: «Oui!»</p> + +<p>L'armée s'attaque au château de Béatrice; assauts, +avec feu grégeois et machines de guerre. Mais Brunehilde, +ou plutôt Béatrice, monte sur le rempart; +elle ne veut ni haubert ni pourpoint; tout combattant +qui s'attaque à elle est sûr de mourir. Le succès +du combat n'est pas douteux, les assaillants sont mis +en fuite, et le conseil municipal, composé des dames +les moins jeunes, s'enfuit découragé. Valeur et Jeunesse, +Beauté et Courtoisie sont restées aux mains +de Béatrice<a id="anchor-X-4"></a> <a href="#footnote-X-4" class="fnanchor">[4]</a>.</p> + +<p>Telle est la flatterie imaginée par notre troubadour. +Suivant un chroniqueur italien, un événement +un peu semblable à celui-là se serait passé à Trévise +en 1214. On avait construit une forteresse en bois; +la garnison était composée de deux cents dames, les +plus belles de la contrée; pour casques elles avaient +des couronnes de pierreries et pour cuirasses de +riches étoffes. De jeunes chevaliers donnaient l'assaut; +leurs armes étaient des fruits, des fleurs et des +flacons de parfums. Telle est l'histoire que racontent +de graves auteurs, entre autres le savant Muratori. +C'est déjà l'assaut de la redoute, une partie de +carnaval galant. Nous n'entreprendrons pas ici de +rechercher l'origine de cette légende; légende ou +réalité, celle-là aussi est bien digne du temps<a id="anchor-X-5"></a> <a href="#footnote-X-5" class="fnanchor">[5]</a>.</p> + +<p>Le même Raimbaut de Vaquières, dans sa recherche +de l'originalité, a composé un <i>descort</i> ou désaccord en +cinq langues. Le <i>descort</i> était un court poème sans +règles fixes; le désordre produit par le changement +du mètre marquait que le cœur du poète n'était plus +d'accord avec celui de sa dame. Quelle harmonie +devait donc régner entre Raimbaut de Vaquières et +Béatrice pour qu'il ait eu recours à une pareille +cacophonie!</p> + +<p>Mais des affaires plus sérieuses sollicitèrent bientôt +l'attention du chevalier poète. Son seigneur, le marquis +de Montferrat, fut appelé à Soissons pour recevoir +le commandement d'une nouvelle croisade. +Raimbaut y prépara les esprits par un énergique +sirventés.</p> + +<blockquote><p>J'aime mieux, s'il plaît à Dieu, mourir là-bas, que +vivre et rester ici. Pour nous Dieu se laissa lever en croix, +il reçut la mort, souffrit la passion, fut battu et chargé de +chaînes et couronné d'épines sur la croix... Que saint +Nicolas de Bari guide notre flotte, que les Champenois +dressent leurs gonfanons et que le marquis s'écrie: Montferrat +et Léon... Beau Cavalier (c'est Béatrice qui est ainsi +désignée) je ne sais si je reste pour vous ou si je prends +la croix—je ne sais si je pars ou si je reste, car je meurs +de douleur si je vous vois et je pense mourir si je suis loin +de vous<a id="anchor-X-6"></a> <a href="#footnote-X-6" class="fnanchor">[6]</a>.</p></blockquote> + +<p>Ce sont les mêmes sentiments qu'il exprima dans +une touchante élégie composée pendant la croisade. +L'expédition fut d'abord brillante pour lui et il y +gagna biens et honneurs. Mais ils ne lui firent pas +oublier Béatrice.</p> + +<blockquote><p>Que me valent conquêtes et richesses? Je me tenais +pour plus riche quand j'étais aimé et que je me repaissais +d'amour courtois; j'en aimais mieux un seul plaisir +que tenir ici terres et grand avoir; car plus mon pouvoir +augmente, plus je suis triste, puisque mon Beau Cavalier +et son amour sont loin de moi<a id="anchor-X-7"></a> <a href="#footnote-X-7" class="fnanchor">[7]</a>.</p></blockquote> + +<p>Raimbaut de Vaquières avait exprimé le vœu de +mourir à la croisade plutôt que de vivre et de rester +en Italie; ce vœu fut exaucé. Le marquis de Montferrat +fut tué dans une embuscade et Raimbaut +tomba sans doute à ses côtés (1207); entre temps +Béatrice était morte<a id="anchor-X-8"></a> <a href="#footnote-X-8" class="fnanchor">[8]</a>.</p> + +<p>Raimbaut de Vaquières est le plus brillant des +troubadours qui ont séjourné en Italie. Il faudrait +encore citer après lui Aimeric de Péguillan, troubadour +toulousain exilé à la cour de Frédéric II, Guillem +Figueira, l'auteur de l'énergique sirventés contre +Rome, Uc de Saint-Cyr, auteur de biographies des +troubadours, qui se trouvait encore en Italie vers +1247, et bien d'autres.</p> + +<p>Mais il est temps de quitter le Nord de l'Italie; +transportons-nous en Sicile. C'est là, dans cette partie +de l'ancienne Grèce, où s'étaient succédé les civilisations +arabe et normande, qu'apparaissent dans la +première moitié du XIII<sup>e</sup> siècle, les premiers monuments +de la poésie italienne; la cour de l'empereur +Frédéric II devient un centre poétique. Ces premiers +bégaiements de la poésie italienne ne portent aucune +marque d'originalité; tout—sauf la langue qui est +empruntée à la Toscane—est pris aux troubadours. +«Le contenu de la poésie provençale, dit un des +meilleurs historiens de cette école, passe dans une +autre langue, sans changer; seulement il s'affaiblit.» +L'amour chevaleresque réapparaît en effet dans les +poésies de l'école sicilienne avec le type conventionnel +qu'il avait depuis longtemps dans la poésie des +troubadours.</p> + +<p>«L'amour est une humble et suppliante adoration +de la femme. Le vasselage amoureux, l'obéissance +absolue à sa dame rappellent à tout instant des traits +connus de la poésie provençale. L'amant est humble +et suppliant, la dame souvent fière et dédaigneuse<a id="anchor-X-9"></a> <a href="#footnote-X-9" class="fnanchor">[9]</a>.» +Enfin un des éléments essentiels de la +doctrine courtoise était que l'amour est un principe +de valeur morale; les Siciliens n'ont garde d'oublier +ce précepte. Rien ne manque dans cette imitation +qu'un peu de vie et de flamme. Les poètes de cette +école, dès les origines de la littérature italienne, +ressemblent à des épigones; ce sont des troubadours +de la décadence, répétant par simple jeu d'esprit, +par amusement, pour ainsi dire, des pensées devenues +depuis longtemps des lieux communs.</p> + +<p>La société sicilienne ressemblait peu d'ailleurs à +la société du Midi de la France. Il y avait sans +doute, en Sicile, une féodalité puissante et guerrière, +mais elle était tenue en tutelle par Frédéric II et ses +légistes; c'est à la cour de l'empereur seulement que +la poésie se développa. La vie qu'elle aurait pu +reprendre au contact de la société féodale lui fut +refusée. Aussi n'est-ce pas dans cette partie de +l'Italie que la poésie des troubadours, transplantée, +a pris de fortes racines et produit en abondance +fleurs et fruits; c'est au Nord qu'elle a trouvé des +conditions plus favorables, si favorables même +qu'un très grand nombre de troubadours d'origine +italienne se sont servis uniquement de la langue provençale +dans leurs poésies.</p> + +<p>Notre intention n'est pas de les énumérer tous, pas +même de donner une idée des principaux d'entre eux. +Plusieurs chapitres seraient à peine suffisants. Il +faut nous contenter de citer quelques-uns des plus +connus, avant d'arriver au principal.</p> + +<p>Il y en a plus d'une trentaine. Parmi eux Albert, +marquis de Malaspina, est un des plus anciens. Gênes +a donné naissance à une véritable pléiade; quelques-uns +ont été retrouvés tout récemment; Lanfranc +Cigala et Boniface Calvó sont les meilleurs. Le +premier fut juge dans sa ville natale. «Il chantait +volontiers de Dieu», nous dit son biographe. Il +semble avoir eu en effet une conception élevée de son +art et ses sirventés politiques, comme ses chansons +de croisade, ne manquent pas de vigueur. Il est un +des premiers, comme on l'a vu dans le précédent +chapitre, à appliquer aux chansons à la Vierge les +formules de la lyrique courtoise.</p> + +<p>Son compatriote et contemporain Boniface Calvó<a id="anchor-X-10"></a> <a href="#footnote-X-10" class="fnanchor">[10]</a> +paraît avoir été d'humeur plus vagabonde que le juge +poète Lanfranc Cigala. Il passa une partie de sa +vie auprès du prince le plus lettré du temps, +Alphonse X, roi de Castille. C'est là qu'il composa la +plupart de ses sirventés, dont quelques-uns renferment, +contre son protecteur, des plaintes que +l'on retrouve chez d'autres troubadours vivant en +Espagne.</p> + +<p>Ses chansons, comme l'a remarqué Diez<a id="anchor-X-11"></a> <a href="#footnote-X-11" class="fnanchor">[11]</a>, se +distinguent par une certaine recherche de traits nouveaux. +C'est ainsi que, pour mieux exalter la beauté +de sa dame, il suppose que Dieu lui-même, s'il voulait +aimer une mortelle, n'en choisirait pas d'autre. +Une élégie touchante sur la mort de celle qu'il +aimait se termine par un trait analogue. «Je ne +demande pas à Dieu de la recevoir en son paradis... +car à mon avis, sans elle, la beauté du paradis ne +serait pas complète<a id="anchor-X-12"></a> <a href="#footnote-X-12" class="fnanchor">[12]</a>»; aussi n'a-t-il pas besoin de +prier Dieu; celui-ci saura bien orner sa demeure +comme il convient.</p> + +<p>Malgré ces traits un peu affectés, quelques-unes +de ses chansons ne manquent pas de grâce, comme +le montreront les premières strophes de la suivante.</p> + +<blockquote><p>Amant parfait et loyal, je me suis mis, dame, en votre +pouvoir; c'est vous que je veux aimer, craindre et louer, +car vous m'avez conquis par vos douces manières; et je +me suis enamouré de votre beau corps à cause de votre +courtoise bienveillance.</p> + +<p>Nulle autre femme ne me plaît, quelque grand amour +que je puisse avoir, sauf vous, douce créature, à qui je me +suis tout donné; je voudrais que vous daigniez me retenir +(pour serviteur) par un pacte semblable; daignez me l'accorder, +dame, car aucun autre amour ne me plaît.</p> + +<p>J'ai confiance en votre grande intelligence que mon +amour ne sera pas méprisé; aussi vous servirai-je en paix +de tout mon talent, de tout mon savoir et de toute ma +connaissance; et pour peu que vous m'accordiez votre +pitié, il n'est joie au monde que la mienne ne dépasse<a id="anchor-X-13"></a> <a href="#footnote-X-13" class="fnanchor">[13]</a>.</p></blockquote> + +<p>Les accents de ce troubadour italien rappellent +en pleine décadence ceux de Bernard de Ventadour +ou de Jaufre Rudel.</p> + +<p>Boniface Calvó de retour dans Gênes, sa patrie, +eut l'occasion d'être utile à un confrère malheureux, +au troubadour Bartholomée Zorzi. Ce troubadour +était originaire de Venise où il s'adonnait au commerce. +Pris dans un de ses voyages, poétiques ou +commerciaux, par des corsaires génois, il fut emmené +en captivité à Gênes, qui était en lutte avec sa ville +natale. Il resta sept ans en prison. Boniface Calvó, +dans un sirventés adressé aux Génois, n'avait pas +ménagé les Vénitiens. Très courageusement le poète +prisonnier composa pour la défense de sa patrie une +réponse qu'il adressa à Boniface Calvó; celui-ci, +loin d'en vouloir à son confrère malheureux, fit sa +connaissance et devint son meilleur ami.</p> + +<p>Mais le plus célèbre des troubadours d'origine +italienne est sans contredit Sordel, né dans la patrie +de Virgile, à Mantoue, au début du XIII<sup>e</sup> siècle<a id="anchor-X-14"></a> <a href="#footnote-X-14" class="fnanchor">[14]</a>. +Il eut une vie des plus agitées. L'un de ses biographes +dit qu'il était de «noble naissance, avenant +de sa personne, bon chanteur et bon troubadour»; +mais il ajoute qu'il était de mauvaise foi avec les +barons qui avaient affaire à lui et... avec les femmes.</p> + +<p>Un de ses premiers exploits causa un beau scandale. +Sordel était à la cour du comte de Saint-Boniface; +il lui enleva sa femme, la comtesse Cunizza, +avec la complicité du propre frère de la comtesse. +Le comte de Saint-Boniface était bien disposé à ne +pas laisser ce méfait impuni et la vie de Sordel +n'était rien moins que sûre. Aussi se décida-t-il +bientôt à partir en Provence. Son humeur le mena +plus loin, en Espagne et jusqu'en Portugal; c'est +même le seul troubadour dont on trouve le nom cité +dans les œuvres de l'école portugaise. Revenu en +Provence, il y devint le familier du comte Barral de +Baux (qui défendit Marseille contre Charles d'Anjou), +puis suivit son seigneur devenu l'allié de Charles. +Il accompagna ce dernier dans son expédition de +Sicile. «Il revenait ainsi en Italie vieilli, après une +absence très longue pendant laquelle les événements +les plus tragiques avaient dévasté la «Marche +joyeuse» [celle de Trévise], théâtre de ses aventures +de jeunesse<a id="anchor-X-15"></a> <a href="#footnote-X-15" class="fnanchor">[15]</a>.» La plupart des protecteurs ou des +ennemis de Sordel étaient morts; seule Cunizza restait, +veuve de trois maris, et retirée en Toscane.</p> + +<p>Sordel reçut des donations de Charles d'Anjou, +mais après avoir été mis en prison par lui, pour une +cause que nous ne connaissons pas. Ce fut même le +pape Clément IV (d'origine méridionale et auteur +d'un poème sur les Sept Joies de la Vierge) qui intercéda +pour le poète vieilli. Sordel mourut sans doute +en 1269 et probablement de mort violente.</p> + +<p>Le poète est plus intéressant que le personnage. +Ses poésies se divisent en sirventés politiques, sirventés +moraux et chansons. Un des trois sirventés +politiques a eu de son temps un grand succès: c'est +une plainte funèbre sur la mort de Blacatz, grand +seigneur de Provence, troubadour et protecteur des +troubadours. En quête d'originalité, Sordel a pris au +folklore un de ses thèmes les plus étranges, celui du +cœur partagé communiquant sa vaillance à ceux qui +en mangent une partie. Ici sont conviés à ce funèbre +festin l'empereur romain, Frédéric II, le roi de +France, le roi d'Angleterre, celui d'Aragon, le comte +de Champagne, roi de Navarre, le comte de Toulouse +et le comte de Provence. Voici une strophe de +cette étrange composition.</p> + +<blockquote><p>Que le premier à manger du cœur (car il en a grand +besoin) soit l'empereur de Rome, s'il veut conquérir de +force les Milanais, car c'est lui qu'ils tiennent conquis et +il vit déshérité malgré ses Allemands; et qu'à côté de lui +en mange le roi français, puis il recouvrera la Castille +qu'il perd par sa sottise<a id="anchor-X-16"></a> <a href="#footnote-X-16" class="fnanchor">[16]</a>.</p></blockquote> + +<p>L'idée parut originale à deux troubadours contemporains +qui s'en emparèrent aussitôt. L'un, +Bertran d'Alamanon<a id="anchor-X-17"></a> <a href="#footnote-X-17" class="fnanchor">[17]</a>, reproche à Sordel de +donner à des lâches le cœur de Blacatz qui était +vaillant parmi les vaillants (<i>survaillant</i>, il y avait +des sur-hommes déjà). Ce sont les nobles dames du +temps qui se le partageront, dit-il; et il énumère +toutes celles qui ont droit à une part: «Que Dieu le +glorieux s'occupe de l'<i>âme</i> de Blacatz; car le <i>cœur</i> +est resté avec celles qu'il aimait.»</p> + +<p>L'autre troubadour, Peire Bremon<a id="anchor-X-18"></a> <a href="#footnote-X-18" class="fnanchor">[18]</a>, a renchéri +sur Sordel. Puisqu'on a partagé le cœur, dit-il, il +reste le corps; nous le donnerons par quartiers à la +chrétienté; «nous garderons le quatrième, nous +autres Provençaux, car si nous le donnions tout, +cela irait trop mal; nous le mettrons à Saint-Gilles, +comme en un lieu national»; et Rouergats, Toulousains +et Biterrois, tous ceux qui ont le goût de +la gloire, y viendront. Telles sont les puérilités +auxquelles s'amusaient les troubadours de la décadence.</p> + +<p>Comme poète d'amour, Sordel ne s'élève pas au-dessus +du niveau commun, dit son éditeur. Ses +chansons sont monotones; rarement un trait naturel +vient rompre cette monotonie. Dans une discussion +avec un autre troubadour, qui préférait à l'amour la +vie des camps et la gloire des armes, Sordel défend +son point de vue de la manière suivante: «Pourvu +que celle en qui j'ai mis mon espérance croie que je +suis vaillant, je vivrai toujours dans la joie parfaite...» +Rien de bien neuf jusque-là, mais voici la fin: +«Vous irez tomber de cheval pendant que je resterai +près de ma dame; même si vous deveniez un des +vaillants de France, un doux baiser vaut bien un +coup de lance!<a id="anchor-X-19"></a> <a href="#footnote-X-19" class="fnanchor">[19]</a>» C'est à peu près le seul trait +naturel qu'on puisse relever dans ses chansons.</p> + +<p>Voici qui est plus subtil. Sordel raconte comment +son cœur lui a été enlevé par l'Amour. «Ma +dame sut bien m'enlever mon cœur, dès que je la vis, +avec un doux regard amoureux que me lancèrent ses +yeux voleurs. Ce jour-là, avec ce regard, Amour +m'entra au cœur de telle sorte qu'il me l'enleva et le +mit en sa possession. Aussi est-il toujours auprès +d'elle, où que j'aille ou que je sois.»</p> + +<p>Cette manière subtile et affectée est beaucoup plus +dans le goût de Sordel. Sa conception de l'amour se +rattache assez bien à la conception classique. Pour +lui aussi l'amour est un principe de bien et de vertu; +aussi est-il jaloux de l'honneur de sa dame et +exprime-t-il à plusieurs reprises son mépris pour les +passions charnelles. L'amour ainsi conçu est une +passion noble et pure.</p> + +<p>Mais Sordel renchérit, comme la plupart des troubadours +de la décadence, sur cette doctrine. L'amour, +pour lui comme pour les poètes du temps, est +quelque chose de plus éthéré, de plus quintessencié +encore qu'à la période précédente<a id="anchor-X-20"></a> <a href="#footnote-X-20" class="fnanchor">[20]</a>. La dame +aimée n'a plus ni corps, ni figure; c'est une abstraction +créée par l'esprit, le cœur n'y a point de part. +Cette conception facilite dans le Midi de la France +la transformation de la lyrique profane en lyrique +religieuse; en Italie, elle annonce et prépare l'école +de Bologne, où fleurit l'amour mystique.</p> + +<p>Tel nous apparaît Sordel dans l'histoire et dans +l'histoire littéraire; un chevalier de moyenne naissance +dont la vie—sauf pendant sa jeunesse—n'offre +rien de bien extraordinaire, qu'un poète de +peu d'originalité.</p> + +<p>Il a paru tout autre à Dante, qui lui a donné, dans +la <i>Divine Comédie</i>, une place immortelle. Virgile lui +montre, dans le <i>Purgatoire</i>, une âme éloignée des +autres, «fière et dédaigneuse», qui les regardait. +Virgile la prie de lui indiquer la route; mais l'âme, +sans lui répondre, lui demande à son tour quelle est +sa patrie. «Mantoue...» répond Virgile. Aussitôt +l'âme inconnue parle: «O homme de Mantoue, je +suis Sordel, originaire de ta terre et aussitôt l'autre +l'embrassait.» C'est ici que se place la célèbre apostrophe +de Dante à l'Italie: «O esclave Italie, maison +de douleur, navire sans nocher dans la grande tempête, +cette âme noble fut aussitôt prête, rien qu'en +entendant le doux nom de sa terre, à faire fête à son +concitoyen; tandis que tes fils se font une guerre +sans trêve, et qu'ils s'enlèvent mutuellement ce +qu'un mur ou un fossé renferment. Regarde, malheureuse, +autour de tes rivages, et puis regarde +dans ton sein si aucune partie jouit de la paix...» +Et l'apostrophe se continue, violente et pathétique, +jusqu'à la fin du chant<a id="anchor-X-21"></a> <a href="#footnote-X-21" class="fnanchor">[21]</a>.</p> + +<p>Le chant suivant du <i>Purgatoire</i> est encore consacré +à Sordel; et c'est en le lisant qu'on s'explique +la place d'honneur que Dante a donnée au troubadour +de Mantoue. Sordel montre à Virgile les +âmes de ceux qui implorent leur pardon en chantant +<i>Salve Regina</i> au milieu des fleurs suaves; ce sont les +rois et princes qui ont négligé de faire leur devoir; +et, en comptant bien, on y retrouve<a id="anchor-X-22"></a> <a href="#footnote-X-22" class="fnanchor">[22]</a> ceux auxquels +Sordel, dans sa plainte funèbre sur Blacatz, veut +donner une part du cœur du mort. C'est donc cette +composition—qui paraît faible à notre goût moderne—qui +a inspiré Dante dans ce passage célèbre. On +peut dire que Dante a vu Sordel transfiguré; la satire +que celui-ci adressait aux rois était remarquable par +l'étrangeté de la forme plutôt que par la violence du +fond. Cependant elle a suffi pour que Dante donnât +à Sordel, dans le <i>Purgatoire</i>, l'allure «fière et dédaigneuse» +d'un poète redresseur de torts et pour qu'il lui +accordât une place d'honneur dans la <i>Divine Comédie</i>. +Si l'on songe que Sordel était mort depuis une quarantaine +d'années, on voit que la légende, ou plus +simplement l'imagination de Dante, avaient vite +fait du poète une personnalité plus intéressante qu'il +ne fut en réalité.</p> + +<p>Cunizza nous apparaît aussi transfigurée dans le +poème de Dante; elle est même mieux traitée que +son ami Sordel; elle est dans le <i>Paradis</i> (ch. IX) et +prend joyeusement son parti d'être encore dans un +cercle inférieur: «Je fus appelée Cunizza, déclare-t-elle, +et je brille à cette place parce que la lumière +qui vient de cet astre (Vénus) me vainquit; mais je +me pardonne joyeusement et je ne me plains pas de +mon sort.» Elle ajoute; «cela peut vous paraître +un peu fort à vous autres, vulgaire»; élevons-nous +donc au-dessus du vulgaire, pour que cela ne nous +paraisse pas trop fort.</p> + +<p>Ce n'est pas la première fois que nous avons, dans +ces études, l'occasion de citer Dante. On a rappelé à +plusieurs reprises ses jugements sur certains troubadours, +principalement sur ceux de la première +période: Pierre d'Auvergne, Bernard de Ventadour, +Bertran de Born, Giraut de Bornelh, Arnaut de +Mareuil et surtout Arnaut Daniel. Il connaissait bien +leur langue et c'est en provençal qu'il fait répondre +le même Arnaut Daniel à la fin du chant XXVI du +<i>Purgatoire</i>. Il a enfin montré dans son traité <i>De vulgari +eloquentia</i> la connaissance profonde qu'il avait +de leur technique poétique si délicate et si complexe; +il est un des premiers à l'analyser.</p> + +<p>Mais le sujet de la <i>Divine Comédie</i> ne se prêtait +pas à l'imitation de la poésie des troubadours. C'est +dans la <i>Vita Nuova</i><a id="anchor-X-23"></a> <a href="#footnote-X-23" class="fnanchor">[23]</a> et dans ses chansons que +cette influence est sensible. Dante, en effet, avant +d'écrire son grand poème, composa un certain +nombre de poésies lyriques, chansons ou sonnets; +ces derniers sont enchâssés dans la <i>Vita Nuova</i>. +Comme poète lyrique Dante se rattache à l'école de +Bologne, qui, dans la deuxième partie du XIII<sup>e</sup> siècle, +brilla d'un si vif éclat. Elle a hérité des traditions de +la poésie sicilienne, où se trouvent tant de traces de +l'influence provençale; seulement les poètes de +l'école de Bologne l'emportent de beaucoup sur les +Siciliens par plus d'imagination, plus de grâce et +aussi plus de talent. Même quand ils imitent les troubadours, +modèles communs de l'école sicilienne et +de la leur, ils gardent leur originalité. Voici par +exemple la traduction d'une des chansons les plus +célèbres de Guido Guinicelli, le père de cette école +poétique; on y retrouve des traits bien connus dans +la poésie provençale; mais on y remarque aussi une +imagination brillante et ingénieuse, qui rappelle +Bernard de Ventadour.</p> + +<blockquote><p>La dame qui m'a rendu amoureux règne dans le ciel +de l'amour, semblable à la belle étoile qui mesure le +temps. De même que celle-ci illumine chaque jour le +monde de sa face, ainsi ma dame resplendit aux nobles +cœurs et aux âmes généreuses.</p> + +<p>O douce dame, lumière dont je me suis éloigné, éperdu +et dolent, je vous porte dans ma pensée plus belle que +vous ne serez dans mes vers, car je ne suis point doué +d'assez d'intelligence pour parler d'un objet si haut, ni +pour me lamenter d'un si grand mal...</p> + +<p>Tout ce que je vis, tout ce que j'entendis d'elle me +revient à l'esprit; et tout est douleur dans mon souvenir. +Si je me rappelle l'amitié qu'elle me montra quelquefois, +je songe que je l'ai quittée. Si je me la rappelle sévère et +courroucée, je crains qu'elle ne soit telle encore...</p> + +<p>Les larmes où je me fonds coulent plus abondantes +toutes les fois que mes yeux rencontrent une belle femme... +L'image de celle que je porte en moi devient alors si +vivante et tellement impérieuse que je me sens mourir<a id="anchor-X-24"></a> <a href="#footnote-X-24" class="fnanchor">[24]</a>.</p></blockquote> + +<p>Cette imagination gracieuse, que gâte un peu +d'affectation et de préciosité, défaut commun à la +lyrique provençale et italienne, elle apparaît mieux +encore dans une autre chanson du même poète, dont +nous citerons les deux premières strophes.</p> + +<blockquote><p>L'amour s'abrite toujours en noble cœur, comme l'oiseau +bocager dans le feuillage. La nature ne créa point +l'amour avant noble cœur, ni noble cœur avant l'amour. +La lumière ne fut point avant le soleil; elle fut avec lui et +au même instant que lui. Comme du feu naît la chaleur, +ainsi l'amour naît de noblesse; et flamme d'amour prend +en noble cœur.</p> + +<p>Une pierre précieuse ne s'imprègne point de la clarté +d'une étoile, si le soleil ne l'a auparavant épurée, n'en +a extrait toute parcelle grossière: alors seulement l'étoile +lui communique sa splendeur. C'est ainsi, qu'en guise +d'étoile, une dame remplit d'amour le cœur que la nature +a créé noble et fier.</p></blockquote> + +<p>«Flamme d'amour naît en noble cœur», dit Guido +Guinicelli; c'est presque par les mêmes termes que +commence un sonnet célèbre de Dante dans la <i>Vita +Nuova</i>.</p> + +<blockquote><p>Comme dit le Sage [Guido Guinicelli] l'amour et un +noble cœur ne font qu'un; et quand l'un ose aller sans +l'autre, c'est comme quand l'âme abandonne la raison.</p> + +<p>La nature, quand elle est amoureuse, rend l'amour le +Maître, et fait du cœur la maison dans laquelle on se +repose en dormant, tantôt peu, tantôt longtemps.</p> + +<p>Cependant la beauté se manifeste aux yeux par les +traits d'une dame sage, et cet objet agréable fait naître +un désir de la posséder; et quelquefois ce désir persiste de +telle sorte qu'il éveille l'esprit d'amour. Un homme de +mérite produit le même effet sur une dame<a id="anchor-X-25"></a> <a href="#footnote-X-25" class="fnanchor">[25]</a>.</p></blockquote> + +<p>Voilà comment Dante explique la naissance de +l'amour; et voici comment, dans un autre sonnet, il +en décrit les effets.</p> + +<blockquote><p>Ma dame porte amour dans ses yeux; aussi ennoblit-elle +tout ce qu'elle regarde. Partout où elle passe, chaque +homme tourne les yeux vers elle, et elle fait battre le cœur +de celui qu'elle salue.</p> + +<p>Aussi baisse-t-il la tête, et devient-il pâle, en se plaignant +du peu de mérite qu'il a. L'orgueil et la colère +fuient devant elle. Unissez-vous donc à moi, mes dames, +pour lui faire honneur.</p> + +<p>Non, il n'est pas de pensée douce et modeste qui ne +naisse dans le cœur de celui qui l'entend parler; aussi celui +qui la voit le premier est-il bienheureux.</p> + +<p>L'air qu'elle a quand elle sourit ne se peut exprimer ni +retenir dans la mémoire, tant ce miracle est nouveau et +éclatant<a id="anchor-X-26"></a> <a href="#footnote-X-26" class="fnanchor">[26]</a>.</p></blockquote> + +<p>Rapprochons enfin de ces deux sonnets la chanson +suivante de la <i>Vita Nuova</i>.</p> + +<blockquote><p>Dames, qui savez vraiment ce que c'est qu'amour, je +veux m'entretenir avec vous de ma dame, non que j'espère +la louer dignement, mais dans l'intention de soulager +mon esprit en parlant d'elle. Je dis que, lorsque je +réfléchis à mon mérite, l'amour se fait si doucement +entendre à moi que, si je ne perdais pas toute hardiesse +en ces moments, ce que je dirais rendrait tout le monde +amoureux. Mais je ne veux pas m'élever si haut, dans la +crainte que ma timidité ne me fasse tomber trop bas. +Je traiterai donc avec vous, dames et demoiselles, mais +bien légèrement, eu égard à son mérite, des éminentes +qualités de ma dame.</p> + +<p>Un ange invoqua Dieu en disant: «Sire, on voit au +monde une merveille dont les manières nobles et gracieuses +procèdent d'une âme dont la splendeur s'élève et +parvient jusqu'ici.» Le ciel, à qui il ne manquait rien que +de la posséder, la demanda à son seigneur, et chaque +saint la réclame par ses prières. La seule pitié plaide ma +cause dans le Ciel; en sorte que Dieu, sachant qu'il s'agit +de ma dame, dit: «O mes bien-aimés! souffrez tranquillement +que celle que vous désirez de voir reste autant qu'il +me plaira là où il y a quelqu'un (Dante) qui s'attend à la +perdre, et qui dira aux damnés dans l'enfer: «J'ai vu l'espérance +des bienheureux.»</p> + +<p>Ma dame est désirée dans le plus haut des cieux. Maintenant +je veux vous faire connaître quelque chose de son +mérite et je dis: toute dame qui veut prendre des manières +nobles doit aller avec elle, parce que, quand elle s'avance +quelque part, Amour jette aussitôt une glace sur les cœurs +corrompus, qui frappe et détruit toutes leurs pensées. +Celui qui serait exposé à la voir ou s'ennoblirait ou mourrait; +et quand elle rencontre quelqu'un digne de la regarder, +celui-là éprouve toute la puissance de ses vertus; +et s'il lui arrive qu'elle l'honore de son salut, elle le rend +si modeste, si honnête et si bon, qu'il va jusqu'à perdre le +souvenir de toutes les offenses qu'il a reçues. Cette dame +a encore reçu une grâce particulière de Dieu; car la personne +qui lui a adressé là parole ne peut pas mal finir...</p></blockquote> + +<p>Cette chanson, jointe aux deux sonnets qui précèdent, +et aux chansons de Guido Guinicelli, nous +montre quelle est la conception que les poètes de +l'école du <i>dolce stil nuovo</i> se font de l'amour. La +dame chantée par eux devient de plus en plus une +pure abstraction. C'est précisément la même transformation +qui s'est produite chez les troubadours de +la décadence. Cette conception d'un amour qui n'a +plus rien de terrestre et de charnel, qui s'adresse à +l'esprit et non à la matière, a facilité, on s'en souvient, +la transformation de la poésie courtoise en +poésie religieuse. C'est ce même esprit qui anime +Dante chantant Béatrice et l'école poétique à laquelle +il se rattache comme poète lyrique.</p> + +<p>Sans doute ce n'est pas aux troubadours de la +décadence que Dante a emprunté sa conception de +l'amour; il connaissait plutôt ceux de la première +période<a id="anchor-X-27"></a> <a href="#footnote-X-27" class="fnanchor">[27]</a>. Mais lui et l'école de Bologne ou de +Florence se rattachent à eux. Si les troubadours provençaux +n'avaient pas traité pendant près de deux +siècles l'amour courtois, sa noblesse, son influence +sur le cœur et sur l'esprit de l'homme, l'école sicilienne +ainsi que celle de Bologne n'auraient peut-être +pas existé ou elles auraient traité d'autres sujets. Et +sans doute nous aurions la <i>Divine Comédie</i> ainsi que +la poignante élégie de la <i>Vita Nuova</i>, mais on voit tout +ce qui manquerait de gracieux et de subtil à l'œuvre +du grand poète italien.</p> + +<p>Il manquerait quelque chose aussi à l'œuvre de +Pétrarque. On sait qu'il passa une grande partie de +sa vie dans le Midi de la France, à Avignon, à Carpentras +et à Montpellier. Le dernier troubadour était +mort dans les dernières années du XIII<sup>e</sup> siècle, mais +Pétrarque vécut dans un milieu où le souvenir de la +poésie provençale était resté vivant. Aussi fut-il un +des admirateurs de cette poésie et voici les troubadours +auxquels il a donné une place d'honneur dans +son <i>Triomphe d'amour</i>; c'est une page d'histoire +littéraire écrite par un poète. Pétrarque y rapproche +les troubadours les plus célèbres des noms les plus +connus de la lyrique italienne. A la suite des poètes +anciens qui ont chanté l'amour, comme Anacréon, +Virgile, Ovide, Pétrarque voit s'avancer les plus +illustres de ses compatriotes, Dante et Béatrice, +Cino da Pistoja, et Selvaggia, puis les deux Guide, +Guinicelli et Cavalcanti, enfin les Siciliens qui sont +déchus de leur ancienne royauté poétique.</p> + +<blockquote><p>Après eux venait «une troupe d'étrangers ayant écrit +en langue vulgaire, le premier d'entre tous, Arnaut Daniel, +grand maître d'amour, dont le style élégant et poli fait +encore honneur au pays qui l'a vu naître; avec lui marchaient +aussi l'un et l'autre Pierre (Pierre Rogier, Pierre +Vidal?) si tendres aux coups de l'amour; et le moins +fameux Arnaut (Arnaut de Mareuil), et tous ceux qu'amour +ne put soumettre qu'après de longs efforts; c'est des deux +Rambaut que je parle, qui tous deux chantèrent Béatrix +de Montferrat (Rambaut d'Orange, Rambaut de Vaquières) +et le vieux Pierre d'Auvergne, avec Giraut (de Bornelh); +Folquet, dont le nom fait la gloire de Marseille, qui a +frustré Gênes de cet honneur, et qui à la fin changea sa +lyre et ses chansons contre une meilleure patrie, contre +un costume et une condition plus saintes; Jaufre Rudel +qui employa la rame et la voile pour chercher sa mort +et mille autres encore à qui la langue fut toujours lance +et épée, bouclier et casque<a id="anchor-X-28"></a> <a href="#footnote-X-28" class="fnanchor">[28]</a>.</p></blockquote> + +<p>On n'avait pas besoin de ce témoignage de +Pétrarque pour reconnaître en partie les sources de +son inspiration. Sans doute, il a visé à l'originalité +dans l'expression des sentiments amoureux, au point +qu'il se privait<a id="anchor-X-29"></a> <a href="#footnote-X-29" class="fnanchor">[29]</a> de lire les poètes italiens de son +temps pour ne pas tomber dans l'imitation; sans +doute aussi la passion que lui inspira Laure suffisait +à émouvoir son âme de poète. Mais ce n'est pas +impunément qu'il avait étudié les troubadours et ce +n'est pas au hasard que sont dues les nombreuses +analogies avec leur poésie qu'on a relevées depuis +longtemps dans son œuvre.</p> + +<p>D'où est tiré par exemple le couplet suivant, +d'une chanson de troubadour ou de Pétrarque: +«L'amoureuse pensée qui habite en mon cœur vous +montre si vivement à mes yeux qu'elle chasse de +mon esprit toute autre joie. C'est elle qui m'inspire +ces actions et ces paroles, qui, je l'espère, me rendront +immortel, malgré la mort de cette chair... Si +quelque beau fruit naît de moi, c'est de vous qu'en +vient la semence; de moi-même je ne suis qu'un +terrain desséché; toute culture me vient de vous, à +vous en revient le mérite<a id="anchor-X-30"></a> <a href="#footnote-X-30" class="fnanchor">[30]</a>.» Le passage suivant +est emprunté à un troubadour et on y retrouve une +pensée qui est devenue un lieu commun dans la +poésie provençale: «Vous réunissez en vous toute +courtoisie; il n'est homme si vilain qui devant vous +ne se sente ennobli»; même pensée dans Pétrarque, +exprimée d'ailleurs avec plus de grâce: «Qu'est +devenu ce beau visage, cet aimable regard, cette +démarche si fière et si noble? Qu'est devenu ce +parler qui rendait humble le cœur le plus farouche +et le plus dur, et qui d'une âme vile faisait une âme +généreuse?» On sait la place que tiennent soupirs et +pleurs dans la poésie des troubadours. «Je pleure +toute la journée, dit Pétrarque, et puis, pendant la +nuit, quand se reposent les malheureux mortels, je +me reprends à pleurer; et mes maux redoublent +encore; ainsi je dépense mon existence en pleurs.» +Voici enfin, pour terminer, un couplet qui est tout à +fait dans le goût des troubadours, et pour lequel on +trouverait plus d'un modèle; c'est une description des +impressions diverses que produit l'amour. «Amour +en un même instant me presse et me retient, me +rassure et m'effraye; il me brûle et me glace; il me +plaît et m'irrite; il m'appelle à lui, il me repousse; il +me remplit d'espérance, il me remplit de chagrin.»</p> + +<p>On pourrait multiplier sans peine ce genre de citations. +Cependant, il faut observer que quelques +traits sont peut-être empruntés aux poètes italiens +de l'école de Bologne et de Florence; et quelquefois +sans doute c'est à travers ces poètes italiens que +Pétrarque a imité les troubadours. Et surtout—et +nous terminerons par là—l'originalité de Pétrarque +vis-à-vis de la poésie provençale et même vis-à-vis de +la poésie italienne n'en demeure pas moins grande. +La première poésie lyrique italienne faisait de +l'amour une abstraction que l'on pouvait confondre +dans une admiration commune avec l'intelligence et +même avec la philosophie.</p> + +<p>Cette passion était trop épurée et devenait trop +éthérée. Pétrarque la ramène sur la terre, où est en +somme sa véritable place. Sans doute il ne la ramène +pas sur une terre vulgaire, au milieu des passions et +des désirs charnels; mais on sent que la beauté physique +de Laure l'a frappé, qu'il a été sensible à +l'éclat de ses regards, et ce n'est pas dans l'école +italienne qu'il a pris les traits de la description suivante: +«En quel lieu, en quelle mine précieuse +Amour a-t-il pris l'or dont il a fait ses deux blondes +tresses? sur quelles épines a-t-il cueilli ces roses? +sur quelle plage ces neiges tendres et fraîches?... Où +a-t-il pris ces perles qui arrêtent et voient se briser +ces paroles si douces, si pures, si étrangères au +monde? Où a-t-il pris les beautés si grandes et si +divines de ce front plus serein que le ciel?» Rapprochons +de ce passage le suivant, où Pétrarque célèbre +«les mains blanches et déliées (de Laure), ses bras +gracieux, sa démarche doucement altière... et sa +jeune et belle poitrine siège d'une haute sagesse». +C'est en pensant à des passages de ce ton qu'un critique +a pu dire, en quelques phrases qui sont d'heureuses +formules: «Pétrarque n'adore pas l'idée, +mais la personne de la femme; il sent qu'il y a +quelque chose de terrestre dans ses affections et il +ne peut les séparer des désirs charnels<a id="anchor-X-31"></a> <a href="#footnote-X-31" class="fnanchor">[31]</a>.» C'est +par là qu'il s'éloigne de ses contemporains et qu'il se +rapproche non des troubadours de la décadence, +mais plutôt de ceux du XII<sup>e</sup> siècle.</p> + +<p>L'histoire de l'influence de la poésie provençale en +Italie peut être arrêtée ici<a id="anchor-X-32"></a> <a href="#footnote-X-32" class="fnanchor">[32]</a>; non qu'il n'y eût rien +à ajouter; au contraire cette influence est encore très +vivante pendant le XIV<sup>e</sup> siècle. Bientôt elle diminue +d'ailleurs et le classicisme de la Renaissance italienne +fait oublier pendant un temps les troubadours.</p> + +<p>Mais on n'a jamais perdu en Italie le souvenir de +leur poésie. Du XIV<sup>e</sup> siècle à nos jours on trouve une +série ininterrompue d'esprits de tout ordre, gracieux +poètes ou graves historiens, qui l'ont étudiée avec +passion. Les uns et les autres n'ont jamais cessé et +ne cessent encore de rendre à l'ancienne poésie provençale +l'hommage que lui ont rendu les deux +grands poètes par lesquels s'ouvre l'histoire de leur +propre poésie, Dante et Pétrarque.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XI" id="CHAPITRE_XI"></a>CHAPITRE XI</h2> + +<h3>LES TROUBADOURS EN ESPAGNE, EN PORTUGAL, EN ALLEMAGNE. TROUBADOURS ET TROUVÈRES</h3> + +<blockquote><p>Les troubadours en Catalogne.—Relations entre le Midi de la +France et la péninsule ibérique.—Jaime I<sup>er</sup> d'Aragon et les troubadours.—Les +troubadours en Castille: Alphonse X le Savant.—La +poésie galicienne ou portugaise.—Le roi-poète Denys.—Influence +provençale.—Les Minnesinger.—Influence provençale: +comment elle s'est produite.—L'originalité des Minnesinger.—Walter +von der Vogelweide.—La poésie lyrique de +la langue d'oïl.—L'école «provençalisante».—Conon de +Béthune; le châtelain de Coucy; Gace Brulé.</p></blockquote> + + +<p>La péninsule ibérique fut de très bonne heure pour +les troubadours un pays de prédilection. Les cours +d'Aragon, de Castille, de Léon, de Navarre, de Portugal, +leur furent hospitalières. Ils y trouvèrent des +princes éclairés, amoureux de poésie, et récompensant +royalement le talent; il n'en fallait pas davantage +pour attirer de tous les points du Midi de la France +jongleurs et troubadours. Au point de vue linguistique +la langue catalane n'était—et n'est encore—qu'une +variété des dialectes occitaniques; cette circonstance +rendit encore plus faciles les relations littéraires.</p> + +<p>Les troubadours se rendaient en Espagne par les +deux grandes voies qui ont toujours existé aux extrémités +de la chaîne des Pyrénées. L'une—celle de +l'Ouest—avait une importance de premier ordre +parce qu'elle était le «chemin des pèlerins» qui +allaient à Saint-Jacques de Compostelle, en Galice<a id="anchor-XI-1"></a> <a href="#footnote-XI-1" class="fnanchor">[1]</a>. +Elle portait en Espagne le nom de «chemin français». +Celle de l'Est n'avait pas moins d'importance; elle +mettait en rapports la Provence avec le comté de Barcelone +et le royaume d'Aragon. Les relations étaient +d'autant plus étroites que les comtes de Barcelone et +rois d'Aragon avaient des possessions dans le Midi +de la France, par exemple Montpellier.</p> + +<p>Nous ne pouvons pas, dans cette brève esquisse, +étudier on détail l'influence de la poésie des troubadours +en Espagne. Il y faudrait un volume, et il a été +écrit il y a près d'un demi-siècle. Contentons-nous de +résumer à grands traits cette histoire.</p> + +<p>Rappelons d'abord que l'Espagne continue pendant +le XII<sup>e</sup> et le XIII<sup>e</sup> siècle la «reconquista», la «reconquête» +de son sol sur les Maures et que les poésies +des troubadours qui ont vécu en Espagne sont remplies +de l'écho de ces croisades.</p> + +<p>La Catalogne, grâce à son affinité linguistique et +à sa situation géographique, fut une des régions où +l'influence de la poésie provençale se fit le plus profondément +sentir. Elle était considérée par les troubadours +comme le pays de la joie et de la gaîté; les +allusions à la bonne humeur, au bon accueil des Catalans +sont nombreuses dans l'œuvre des troubadours; +voici comment s'exprime l'un d'eux dans une pièce à +refrain.</p> + +<blockquote><p>Puisque mon étoile n'a pas voulu que de ma dame me +vienne le bonheur... il faut que je me mette dans la voie +du vrai amour: et cette voie je l'apprendrai bien dans la +gaie Catalogne, parmi les Catalans vaillants et les Catalanes +aimables. Car courtoisie, mérite et valeur, joie, +reconnaissance et galanterie, libéralité et amour, connaissance +et grâces, toutes ces qualités sont l'apanage de la +Catalogne, où les hommes sont vaillants et les femmes +aimables<a id="anchor-XI-2"></a> <a href="#footnote-XI-2" class="fnanchor">[2]</a>.</p></blockquote> + +<p>Comme les troubadours italiens, les troubadours +catalans écrivirent en provençal jusqu'au XIV<sup>e</sup> siècle, +quoique de belles chroniques<a id="anchor-XI-3"></a> <a href="#footnote-XI-3" class="fnanchor">[3]</a> aient été composées +en prose catalane pendant le règne de Jaime I<sup>er</sup> +d'Aragon (1213-1276) et de ses successeurs immédiats.</p> + +<p>Ce roi, qu'on a appelé le «Conquistador» à cause +de ses victoires sur les Maures, est un de ceux qui, en +Espagne, ont été le plus accueillants aux troubadours. +Né à Montpellier en 1208, il aimait à revenir dans sa +«bonne ville», toujours suivi d'un nombreux cortège +de troubadours et de jongleurs. Plus d'un l'accompagna +dans ses expéditions et reçut des terres, par +exemple après le siège de Valence. Jaime d'Aragon +accueillit surtout les troubadours languedociens qui +s'exilèrent pour fuir les rigueurs de l'Inquisition ou +qui ne s'accommodaient pas du nouveau régime créé +dans le Midi de la France à la suite de la croisade +contre les Albigeois. De ce nombre furent Peire Cardenal, +Bernard Sicart de Marvejols, et, pendant la +dernière période de sa vie, son favori N'At de Mons.</p> + +<p>Si les troubadours ont fait l'éloge de Jaime I<sup>er</sup><a id="anchor-XI-4"></a> <a href="#footnote-XI-4" class="fnanchor">[4]</a>, +ils ne lui ont pas ménagé leurs critiques en une circonstance +où il n'a pas secondé leurs désirs comme +ils l'auraient voulu. Il s'agit du soulèvement de 1242, +fomenté par le comte de la Marche, le comte de Toulouse +et autres seigneurs, et qui fut le dernier effort +du Midi pour recouvrer son indépendance. Le bruit +avait couru que le roi d'Aragon avait promis de +secourir le comte de Toulouse, comme l'avait fait +son père, mort à Muret pendant la croisade contre +les Albigeois. Aussi la déception fut-elle grande quand +on apprit que le Conquistador n'était pas intervenu +dans cette courte lutte et avait laissé battre les +Anglais et leurs alliés à Saintes et à Taillebourg. Voici +comment un troubadour exprime son indignation.</p> + +<blockquote><p>Comte du Toulousain, plus j'examine les puissants, +plus je vous vois au faîte de l'honneur... Nous avons vu la +Marche, Foix et Rodez faire défection tout de suite... Si le +roi Jacques, à qui nous n'avons pas manqué de parole, +eût tenu ce qui avait été, dit-on, convenu entre lui et +nous, les Français, à coup sûr, auraient grande douleur et +seraient dans les pleurs... Anglais, couronnez-vous de +fleurs et de feuillages. Ne vous donnez aucune peine, +même si on vous attaque, jusqu'à ce que l'on vous prenne +tout ce que vous avez<a id="anchor-XI-5"></a> <a href="#footnote-XI-5" class="fnanchor">[5]</a>.</p></blockquote> + +<p>Le roi d'Aragon ne paraît pas avoir été très sensible +à ces satires et à d'autres bien plus violentes +qui ne lui furent pas ménagées<a id="anchor-XI-6"></a> <a href="#footnote-XI-6" class="fnanchor">[6]</a>. Il est certain que +si le Conquistador avait secondé, avec sa puissance +et ses talents militaires de premier ordre, les efforts +un peu désordonnés que faisaient les Méridionaux +pour se reconstituer—ou se constituer—une nationalité, +les choses auraient pu changer de face. Mais +Jaime déployait son activité contre les Maures qu'il +chassait du royaume de Valence et des Baléares. Son +règne fut long et glorieux; un des derniers troubadours +qui ont fréquenté sa cour, N'At de Mons, a +surtout écrit des poèmes théologiques. Cependant, +d'une manière générale, les troubadours qui ont été +en relations avec le Conquistador ont plutôt cultivé +la poésie guerrière ou morale que la poésie religieuse.</p> + +<p>En Castille un des premiers protecteurs des troubadours +fut le roi Alphonse VIII, celui qui gagna sur +les Sarrasins la célèbre bataille de Las Navas de +Tolosa (1212), victoire aussi décisive pour la chrétienté +que celle de Poitiers gagnée par Charles +Martel. Pour exciter les courages, au début de l'expédition, +un troubadour<a id="anchor-XI-7"></a> <a href="#footnote-XI-7" class="fnanchor">[7]</a> composa une chanson de +croisade enflammée.</p> + +<blockquote><p>Seigneur, par nos péchés s'accroît la force des Sarrasins; +Saladin a pris Jérusalem que nous n'avons pas +encore reconquise; aussi le roi de Maroc annonce qu'il va +combattre tous les rois chrétiens avec ses Andalous et +Arabes, armés contre la foi du Christ... Les soldats qu'il a +choisis ont tant d'orgueil qu'ils croient que le monde leur +est soumis; les Marocains se mettent en troupes par les +prairies et disent entre eux avec orgueil: «Francs, faites-nous +place; à nous est la Provence et le comté de Toulouse, +jusqu'au Puy»; jamais plus cruelles vantardises ne furent +entendues de la part de ces chiens sauvages sans foi ni +loi... Puisque nous sommes de sincères croyants, ne +laissons pas nos héritages à ces chiens noirs d'Outremer; +conjurons le péril avant qu'il nous atteigne. Nous leur +avons jeté en travers Portugais, Galiciens, Castillans, +Aragonais, Navarrais qui les ont mis honteusement en +fuite.</p></blockquote> + +<p>C'est là un chant de guerre qui peut nous donner +une idée de ce que furent les chansons de croisade +composées par les troubadours en Espagne, pendant +la période héroïque de la «reconquista». C'est au +même roi Alphonse VIII que Peire Vidal, le troubadour +fantasque dont il a été déjà souvent question, +adressa quelques-unes de ses poésies.</p> + +<blockquote><p>L'Espagne est un bon pays, dit-il dans l'une d'elles; +ses rois et ses seigneurs sont aimables et affectueux, généreux +et bons, de courtoise compagnie; et il y a d'autres +barons, preux et accueillants, hommes de sens et de +connaissance, hommes vaillants et distingués.</p></blockquote> + +<p>Sans nous attarder davantage, passons au règne +d'Alphonse X de Castille (1252-1294). Ce roi fut, dans +la péninsule, avec Jaime d'Aragon, le protecteur le +plus généreux des troubadours. Dès le début de son +règne ils accoururent en foule auprès du roi «savant». +Le Génois Boniface Calvó, dont il a été question dans +le chapitre précédent, fut parmi les premiers et resta +un de ceux à qui le roi et son entourage manifestèrent +le plus de sympathie. Le dernier troubadour, Guiraut +Riquier, séjourna près de dix ans à la cour de Castille.</p> + +<p>Voici comment une peinture du temps nous représente +cette cour à Tolède. «Le roi est en train de dicter, +entouré d'une foule de maîtres et de troubadours, +de clercs, de jongleurs et de jongleresses, suspendus +à ses lèvres, les uns l'écoutant et l'admirant, d'autres +chantant et adaptant une mélodie à ses paroles sur +la viole ou sur le luth.» Ce tableau pittoresque +paraît des plus exacts. Alphonse X était poète, comme +on va le voir tout à l'heure; il fit traduire de nombreux +ouvrages scientifiques et dota la Castille d'un +code célèbre connu sous le nom des <i>Sept Parties</i>. +C'était un roi savant et non un roi «sage» +comme on l'appelle quelquefois en prenant à contresens +le mot espagnol «sabio». La fin de son règne +fut attristée par toutes sortes d'infortunes. Les troubadours +quittèrent la cour de Castille et n'y reparurent +plus. A ce moment d'ailleurs la poésie lyrique +que l'Espagne n'avait pas connue était dans tout son +éclat en Galice et en Portugal.</p> + +<p>Le nombre des troubadours qui ont séjourné en +Espagne est sensiblement plus grand que celui des +troubadours qui ont vécu en Italie. Cependant leur +influence y a été, en un certain sens, moins profonde. +Laissons de côté la Catalogne, qui, au point +de vue linguistique, n'est qu'une province de la +langue d'oc: les troubadours qu'elle a produits sont +d'ailleurs médiocres, et, sauf une ou deux exceptions, +ne peuvent se comparer aux troubadours italiens qui +ont écrit en provençal. Mais la poésie lyrique n'a +pas pu prendre racine ni en Aragon, ni dans la plus +grande partie de la Castille, ni dans le royaume de +Léon ni en Navarre; et cependant les troubadours y +furent accueillis avec une très grande sympathie. +Ces pays ont connu plutôt la poésie héroïque des +«romances»; la race ne paraît pas y avoir eu la +«tête» lyrique ou du moins, en ce genre, la poésie +de langue étrangère paraissait suffisante. Il n'en +fut pas de même en Portugal et en Galice, où la +poésie lyrique est au premier plan comme dans le +Midi de la France ou en Italie.</p> + +<p>L'ancienne poésie lyrique portugaise ne nous est +connue que par trois manuscrits précieux<a id="anchor-XI-8"></a> <a href="#footnote-XI-8" class="fnanchor">[8]</a>. Les +premiers monuments de cette poésie ne paraissent +pas remonter au delà de la fin du XII<sup>e</sup> siècle. C'est +l'époque la plus florissante de la poésie provençale. +Le comte de Poitiers, Cercamon, Jaufre Rudel et +autres sont bien plus anciens que ne serait l'auteur +de ces premières poésies portugaises.</p> + +<p>Mais cette date elle-même est une date extrême, +et en réalité la littérature portugaise ou galicienne +(car elle porte les deux noms) fleurit surtout au +XIII<sup>e</sup> et au XIV<sup>e</sup> siècle<a id="anchor-XI-9"></a> <a href="#footnote-XI-9" class="fnanchor">[9]</a>. Son époque la plus brillante +est celle qui comprend les règnes d'Alphonse X de +Castille (1252-1284) et de Denis, roi du Portugal +(1280-1325). C'est d'après ces rois poètes qu'on la distingue +en plusieurs grandes périodes. L'ensemble de +ces périodes forme «l'époque provençale<a id="anchor-XI-10"></a> <a href="#footnote-XI-10" class="fnanchor">[10]</a>».</p> + +<p>La poésie galicienne fut si brillante, surtout dans +la deuxième partie du XIII<sup>e</sup> siècle, que les Castillans +qui s'adonnèrent à la poésie lyrique profane lui +empruntèrent sa langue. C'est ainsi, on s'en souvient +(et pour les mêmes raisons), que le provençal fut +adopté comme langue poétique par de nombreux +poètes italiens et catalans. En ce qui concerne le +galicien, une des preuves les plus remarquables de +la prépondérance qu'avait prise ce dialecte dans la +langue de la poésie nous est fournie par les œuvres +du roi Alphonse X de Castille, le roi savant. C'est en +effet le galicien qu'il emploie dans ses poésies profanes; +mais le même a écrit en castillan ses poésies +à la Vierge et il a contribué plus que tout autre, +par de nombreux écrits scientifiques ou historiques, +au développement de la prose castillane.</p> + +<p>Les poésies profanes du roi Alphonse X de Castille +qui nous sont parvenues sont en général d'un caractère +satirique, avec de nombreux traits de réalisme; +elles nous donnent souvent une idée assez exacte—et +fort piquante—de ce qu'était la vie de cour auprès +du roi savant. Les chansons du roi Denis de Portugal +sont plus intéressantes pour le sujet qui nous +occupe ici. Elles appartiennent en effet pour une +grande partie à la lyrique courtoise. C'est à son +œuvre que seront empruntées la plupart de nos citations.</p> + +<p>La poésie galicienne du XIII<sup>e</sup> et du XIV<sup>e</sup> siècle est +représentée par environ deux mille pièces lyriques. +Elles sont l'œuvre de plus de cent cinquante poètes +appartenant pour la plupart aux classes élevées de +la société. Parmi eux on compte quatre rois, nombre +de grands seigneurs et de grands dignitaires<a id="anchor-XI-11"></a> <a href="#footnote-XI-11" class="fnanchor">[11]</a>.</p> + +<p>Cette poésie, comme la poésie provençale, est +essentiellement une poésie de cour. Deux des genres +les plus cultivés sont les mêmes que les deux genres +principaux des troubadours de la Provence: la +<i>chanson d'amour</i> (six cents environ, un tiers de +l'œuvre totale) et les <i>chants de médisance</i>, correspondant +aux sirventés (quelques centaines). Les +autres genres cultivés par les troubadours provençaux: +descorts, aubes, pastourelles, etc., sont également +représentés dans la poésie galicienne. Un genre +qui est connu aussi dans la poésie provençale a pris +en Portugal un développement particulier; c'est +celui des «chansons d'ami»; une jeune fille—et +non une jeune femme—y exprime ses plaintes sur +l'absence du bien-aimé ou sur sa froideur; mais ce +genre est connu des plus anciens troubadours provençaux +et une belle romance de Marcabrun que nous +avons déjà citée en est un exemple remarquable.</p> + +<p>Tout, dans la forme, dénonce donc une imitation +provençale; la métrique est empruntée au même +modèle. Les troubadours galiciens n'ont pas d'ailleurs +caché leur admiration pour la lyrique provençale: +«les Provençaux sont de bons poètes», dit l'un +d'eux; «je désire <i>à la manière provençale</i> faire +maintenant un chant d'amour», dit le même poète, +et c'est le roi Denis qui fait ces deux déclarations.</p> + +<p>Même si on n'avait pas de déclarations de ce genre, +on reconnaîtrait facilement dans la poésie portugaise +la plupart des lieux communs de la lyrique provençale. +C'est certainement dans l'emploi des termes empruntés +au service féodal que cette imitation est le plus sensible. +La «dame» est la «maîtresse» (senhor), +comme dans la poésie du Midi de la France; le poète +se considère comme l'homme-lige, comme le vassal +de cette suzeraine. «Je vous vis un jour pour mon +malheur, dame, dit le roi Denis, car depuis que je suis +devenu votre serviteur, vous me traitez toujours plus +mal.» «Je vous ai toujours servie, dame, et vous fus +loyal, je le serai tant que je vivrai.» Voilà des formules +du «vasselage amoureux» bien connues de la +poésie provençale. Dans l'une comme dans l'autre +poésie l'amant se fait humble, comme il convient à un +serviteur; il fait appel à la pitié de sa dame.</p> + +<p>On se souvient des passages où les troubadours +déclaraient appartenir corps et âme à la personne +aimée, qui pouvait en disposer à son gré, presque +comme d'une chose. Voici sous quelle forme la même +idée se présente dans une poésie du roi Denis:</p> + +<blockquote><p>Traitez-moi bien ou mal, dame, tout cela est en votre +pouvoir; par ma bonne foi je souffrirai le mal; car, +pour le bien, je sais parfaitement qu'il ne m'en viendra +aucun<a id="anchor-XI-12"></a> <a href="#footnote-XI-12" class="fnanchor">[12]</a>.</p></blockquote> + +<p>Dans le joli petit poème suivant le refrain rappelle +la même idée.</p> + +<blockquote><p>Jamais je n'osai vous dire, dame, le grand bien que je +désire; me voici en votre prison, faites de moi ce qui vous +plaira.</p> + +<p>Jamais je ne vous ai rien dit des souffrances qui me +sont venues de vous, dame; me voici en votre prison, +traitez-moi mal ou bien.</p> + +<p>Jamais je n'ai osé vous conter, dame de mon cœur, les +maux que vous m'avez fait souffrir; me voici en votre +prison, vous pouvez me guérir ou me tuer<a id="anchor-XI-13"></a> <a href="#footnote-XI-13" class="fnanchor">[13]</a>.</p></blockquote> + +<p>Voici encore un trait important qui rappelle d'une +façon précise l'étroite parenté des poésies provençale +et portugaise.</p> + +<p>C'est un honneur, dans l'une comme dans l'autre, +d'aimer «en haut lieu», c'est-à-dire de choisir comme +objet de son amour une femme à qui l'on supposait +toutes les qualités de l'esprit plutôt que du cœur. La +dame ainsi choisie, disent souvent les troubadours, +mériterait la couronne. C'est le thème que développe +le roi Denis dans la chanson suivante.</p> + +<blockquote><p>Puisque Dieu, dame, vous a toujours fait faire du bien +le meilleur et qu'il vous a donné tant de connaissance, je +vous dirai une vérité, s'il plaît à Dieu: vous étiez faite +pour un roi.</p> + +<p>Et puisque vous savez toujours comprendre et choisir le +meilleur, je veux vous dire une vérité, dame que je sers +et que je servirai: puisque Dieu vous créa ainsi, vous +étiez bonne pour un roi.</p> + +<p>Puisque Dieu n'en fit jamais de semblable, et qu'il n'en +fera jamais de semblable pour l'intelligence et les belles +paroles, si Dieu voulait en disposer ainsi, vous étiez faite +pour un roi<a id="anchor-XI-14"></a> <a href="#footnote-XI-14" class="fnanchor">[14]</a>.</p></blockquote> + +<p>Citons enfin du même roi Denis deux pièces où +l'imitation est des plus caractéristiques. Dans la conception +de l'amour courtois, telle que l'ont créée les +troubadours provençaux, l'honneur de la dame aimée +est au-dessus de tout. C'est aussi la pensée que +développe le roi Denis dans la petite pièce suivante.</p> + +<blockquote><p>Quoique je sois très amoureux, je ne désire pas obtenir +grand bien de celle que j'aime; car je vois et je sais que +le dommage qu'elle en retirerait serait plus grand que la +joie qui pourrait m'en advenir; qui désire un tel bien +estime bien peu l'honneur de sa dame.</p> + +<p>Puisque je m'appelle et que je suis son serviteur, ce +serait une grande trahison, si pour le bien qu'elle me +donnerait ma dame gagnait mal et injustice. Tous les +parfaits amants m'approuveront<a id="anchor-XI-15"></a> <a href="#footnote-XI-15" class="fnanchor">[15]</a>.</p></blockquote> + +<p>Ceci est tout à fait dans le ton des troubadours +provençaux comme la chanson suivante, du même +roi Denis.</p> + +<blockquote><p>Je désire à la manière provençale faire maintenant un +chant d'amour; je voudrais y louer ma dame, à qui ne +manque ni le mérite, ni la beauté, ni la bonté. J'ajouterai +encore: Dieu la fit si parfaite en toutes qualités qu'elle +vaut mieux que toutes les dames du monde. Dieu voulut, +en créant ma dame, lui donner la connaissance de tout +bien et de toute valeur... et il lui fit un grand honneur +quand il ne permit pas qu'aucune autre lui fût égale. En +ma dame Dieu ne mit jamais le mal; il y mit mérite et +beauté, lui apprit à bien parler et à mieux sourire qu'aucune +autre femme<a id="anchor-XI-16"></a> <a href="#footnote-XI-16" class="fnanchor">[16]</a>.</p></blockquote> + +<p>L'imitation est heureuse et le roi poète s'est bien +assimilé la manière des troubadours.</p> + +<p>Cependant ce serait une erreur de croire que les +poésies du roi Denis et les autres œuvres de l'école +galicienne doivent tout à l'imitation provençale. +D'abord l'imitation des poésies de langue d'oïl y est +sensible; il est vrai que la poésie lyrique du Nord de +la France a pris ses modèles dans le Midi, comme +on va le voir.</p> + +<p>Ce qui est plus important, c'est que la poésie portugaise +comprend beaucoup d'œuvres qui paraissent +être d'inspiration populaire. Et il y en a de charmantes +qui semblent ne rien devoir à l'imitation.</p> + +<p>L'influence provençale sur cette poésie consisterait +donc surtout en ceci: c'est qu'elle aurait contribué à +faire de cette poésie populaire une poésie courtoise. +L'imitation n'est pas aussi sensible que dans la première +poésie italienne; mais l'influence des troubadours +a été capitale pour transformer cette +poésie<a id="anchor-XI-17"></a> <a href="#footnote-XI-17" class="fnanchor">[17]</a>.</p> + +<p>Comment et à quelle époque s'est produit le contact +entre troubadours provençaux et galiciens? Problème +intéressant, mais non encore résolu. Peu de +troubadours provençaux ont visité le Portugal; mais +l'école galicienne n'était pas confinée dans les limites, +surtout dans les limites actuelles de ce pays. Les chevaliers +poètes vivaient souvent aux cours de Léon et +de Castille, où fréquentèrent si volontiers les troubadours, +depuis le XII<sup>e</sup> siècle. C'est par là que se serait +faite l'initiation. En ce qui concerne l'influence de la +langue d'oïl, elle a pu s'exercer par les mêmes moyens. +Mais il y a ici un élément de plus: c'est que plusieurs +des premiers princes du Portugal sont de race bourguignonne. +Ajoutons enfin que par ses côtes la Galice +et le Portugal étaient en relations directes avec +d'autres pays que le Midi de la France. Pour conclure, +le Portugal paraît avoir eu une poésie autochtone; +mais c'est l'influence des troubadours provençaux +qui en a fait une poésie courtoise. Si le +problème est encore discuté dans le détail, la solution +est depuis longtemps acceptée.</p> + +<p>Transportons-nous maintenant de l'extrémité de la +péninsule ibérique aux bords du Danube où a fleuri +la poésie des premiers Minnesinger<a id="anchor-XI-18"></a> <a href="#footnote-XI-18" class="fnanchor">[18]</a>.</p> + +<p>On divise l'histoire des Minnesinger en deux +périodes: la première comprend les poètes de l'école +austro-bavaroise, dont l'activité poétique s'est exercée +surtout dans la vallée du Danube, en Bavière et en +Autriche. Cette première période serait celle de la +poésie populaire. «Le chant d'amour courtois, dit +un historien de la littérature allemande, sortit, en +Autriche et en Bavière, de la chanson d'amour populaire. +Encore aujourd'hui les habitants des Alpes +bavaroises et autrichiennes se distinguent par le don +d'une hardie improvisation musicale. Il faut y voir +un héritage des temps primitifs. De courts chants +d'amour n'étaient pas plus étrangers aux vieux Ariens +et aux Germains qu'à tous les autres peuples de la +terre, même les plus humbles... Les chants d'amour +populaires volèrent comme des fils à la Vierge, des +vertes prairies sur lesquelles dansaient les paysans, +jusqu'aux châteaux des nobles<a id="anchor-XI-19"></a> <a href="#footnote-XI-19" class="fnanchor">[19]</a>.»</p> + +<p>La deuxième période est l'époque de l'école rhénane. +On s'accorde à reconnaître l'influence de la +poésie française et provençale sur les poètes de cette +école. La première seule serait indépendante de toute +imitation.</p> + +<p>Cette théorie a été contestée, en particulier par +M. A. Jeanroy. Sans reprendre ici cette discussion, +remarquons seulement, à la suite du savant auteur +des <i>Origines de la poésie lyrique en France</i>, que plusieurs +imitations d'auteurs provençaux paraissent +évidentes chez les minnesinger de la première période. +Toute cette poésie primitive, que l'on prétend populaire, +«est déjà profondément imprégnée des théories +courtoises de l'amour». «L'amant fait hommage à sa +dame de sa personne... il s'engage à faire tout ce +qu'elle lui ordonnera; il lui est soumis «comme le +bateau l'est au pilote quand la mer est calme<a id="anchor-XI-20"></a> <a href="#footnote-XI-20" class="fnanchor">[20]</a>». +Le service, le vasselage amoureux y est chose connue. +Comme Jaufre Rudel, le minnesinger Meinloh a +recherché sa dame pour sa «vertu». «Quant je t'ai +entendu louer, je voulais te connaître; pour ta +grande vertu, j'ai couru çà et là jusqu'à ce que je +t'aie trouvée.» L'amour a un pouvoir ennoblissant, +comme chez les troubadours; comme eux aussi, et +plus encore peut-être, si on en juge pas leurs plaintes, +les minnesinger ont à souffrir des «médisants».</p> + +<p>Il semble donc que ce soit avec raison qu'on ait +cherché et retrouvé jusque dans les plus anciens minnesinger +des traces de l'imitation provençale. Aussi +un des derniers historiens qui s'est occupé de la question +divise-t-il les minnesinger en deux groupes<a id="anchor-XI-21"></a> <a href="#footnote-XI-21" class="fnanchor">[21]</a>: +le premier comprend ceux qui n'ont pas eu assez +d'originalité pour s'élever au-dessus des modèles +qu'ils imitaient; ce sont la plupart des poètes du +«Minnesangs Frühling»; au second groupe appartiennent +ceux qui, comme Walter von der Vogelweide, +Hartmann von Aue, ou l'Alsacien Reinmar, ont su +garder leur originalité. Ce qui caractérise ce second +groupe c'est que l'influence de la poésie lyrique ou +épique de langue d'oïl y est partout sensible.</p> + +<p>Comment les minnesinger ont-ils pu être en contact +avec les troubadours? D'abord par la vallée du +Danube, où apparaissent les premiers minnesinger et +qui est précisément une des grandes routes des +peuples et des croisades en particulier: on sait que +plus d'un jongleur l'a parcourue. Une autre route +importante conduisait de Venise à Vienne, en Hongrie +et en Bohême. C'est sans doute celle que prit Peire +Vidal, quand il alla visiter la cour de Hongrie. De +plus on a remarqué un fait important et qui mérite +d'être mis en lumière. Beaucoup de minnesinger ont +été au service des Hohenstaufen et ont séjourné, à ce +titre, assez longtemps en Italie. Enfin il ne faut pas +oublier les prétentions des empereurs germaniques +sur le petit royaume d'Arles: en 1179 Frédéric I<sup>er</sup> fit +un séjour de trois mois en Provence. C'est entre 1170 +et 1190 que se serait produit le contact entre troubadours +et minnesinger.</p> + +<p>Cependant cette imitation resta originale. Il en est +un peu de l'ancienne poésie lyrique allemande comme +de l'ancienne poésie portugaise. Il y avait certainement +des chants populaires; et les dons poétiques n'ont +jamais manqué à la race allemande. Aussi tout en +prenant une partie de leur inspiration chez les troubadours, +les minnesinger ont-ils gardé leur originalité; +leur conception de l'amour en particulier est par +certains côtés une création nouvelle, indépendante de +son modèle<a id="anchor-XI-22"></a> <a href="#footnote-XI-22" class="fnanchor">[22]</a>.</p> + +<p>Elle est, en partie, une image de la société germanique +du temps, où il semble qu'il y ait eu moins de +liberté dans les mœurs qu'au pays des troubadours. +Il est souvent question, chez les minnesinger, d'un +personnage chargé de veiller sur la conduite de la +femme; on n'a signalé que deux mentions d'un personnage +semblable chez deux troubadours, Guillaume +de Poitiers et Marcabrun. Le minnesinger ne choisit +pas une dame pour objet de ses chants, il ne la +désigne pas par un pseudonyme, un <i>senhal</i>, comme +c'est d'usage dans la poésie provençale; il chante la +femme en général. La discrétion est une des qualités +principales de l'amant d'après la théorie des troubadours; +ce côté de la doctrine de l'amour courtois est +un de ceux que les minnesinger ont développé le +plus volontiers; la discrétion (<i>tougen minne</i>) paraît +avoir joué encore un plus grand rôle dans la société +amoureuse germanique qu'en Provence. Enfin le «vasselage +amoureux» y a pris une allure plus formaliste. +«Le Germain a une prédilection pour le formalisme +dans le droit», dit un historien des minnesinger; ce +goût est en effet sensible dans l'emploi fréquent des +termes les plus connus du vasselage féodal.</p> + +<p>Voici, pour sortir des généralités, une chanson +du minnesinger Heinrich von Mohrungen (fin du +XII<sup>e</sup> siècle) où l'on trouvera un écho de la poésie des +troubadours.</p> + +<blockquote><p>Le rossignol a pour coutume de se taire quand il est +amoureux, j'aime mieux l'hirondelle; qu'elle aime ou +qu'elle souffre, elle n'abandonne jamais le chant. Depuis +que je dois chanter, je puis dire à bon droit: «Hélas! +comme j'ai prié longtemps là-bas, et comme j'ai pleuré +auprès de celle où je ne vois aucune pitié.»</p> + +<p>Si je cesse mon chant, on dit que le chant me conviendrait +mieux; si je me mets à chanter, je dois souffrir deux +choses, haine et raillerie. Comment vivre pour celles qui +vous empoisonnent avec de belles paroles? Hélas! cela +leur a réussi et j'ai laissé mon chant pour elles; mais je +veux chanter comme auparavant.</p> + +<p>Comme je regrette le meilleur temps que j'ai passé à +leur service, comme je regrette mes beaux jours heureux! +Je déplore les nombreuses plaintes que j'ai fait entendre +et qui ne lui sont jamais allées au cœur. Hélas! quel +nombre d'années perdues! Je m'en repens en vérité; je ne +m'en accuserai plus.</p> + +<p>Sourires, bon visage et bon accueil m'ont endormi +longtemps. Je n'ai pas eu d'autre bien et qui veut m'accuser +d'indiscrétion ment... Hélas! sa vue seule était ma joie, +je n'en ai dit aucun mal, mais je n'en ai eu aucun bien.</p> + +<p>Quand un objet est rare, on lui attribue plus de valeur. +On fait exception pour l'homme fidèle; celui-là, malheureusement, +on l'estime peu. Il est perdu, celui qui aujourd'hui +ne sait aimer qu'avec fidélité. Malheureux! à quoi +cette fidélité m'a-t-elle servi? Aussi suis-je dans la tristesse; +mais je sers toujours quoi qu'il advienne<a id="anchor-XI-23"></a> <a href="#footnote-XI-23" class="fnanchor">[23]</a>.</p></blockquote> + +<p>Nous n'avons pas à suivre l'histoire de la poésie +lyrique en Allemagne; on sait avec quel éclat les minnesinger +du XIII<sup>e</sup> siècle la cultivèrent. Nous nous en +voudrions cependant de ne pas citer au moins quelques +strophes de Walter von der Vogelweide, le +poète le plus original de cette période; on verra comment +il a traité le thème du printemps, par lequel +s'ouvrent la plupart des chansons des troubadours.</p> + +<blockquote><p>Quand les fleurs sortent de l'herbe, comme si elles +riaient vers le soleil, au matin d'un jour de mai, quand +les petits oiseaux chantent si joliment leurs plus belles +chansons, quelle joie peut se comparer à la joie que +révèlent leurs chants?... Quand, dans sa beauté, une belle +et noble jeune fille, bien habillée et la tête parée, se rend +au milieu d'une société joyeuse, accompagnée de fières et +nobles dames, semblable en majesté au soleil parmi les +étoiles, quand même mai donnerait tous ses ornements, +pourrait-il apporter autant de grâce que ce corps gracieux? +Nous négligeons les fleurs, nos regards vont à cette noble +femme.</p> + +<p>Voulez-vous savoir la vérité? Allons aux fêtes de mai; +mai est arrivé avec toute sa puissance. Regardez-le et +regardez les nobles femmes qui sont là, et demandez-vous +si je n'ai pas choisi la meilleure part.</p></blockquote> + +<p>Cette brève citation montre que si, dans la poésie +lyrique, Walter doit quelque chose à l'imitation des +poètes provençaux ou français<a id="anchor-XI-24"></a> <a href="#footnote-XI-24" class="fnanchor">[24]</a>, son talent poétique +l'a transformé; la plupart de ses chansons ont une vie, +une fraîcheur que la poésie lyrique des troubadours +ne connaissait plus et que la poésie lyrique de la +France du Nord—au XIII<sup>e</sup> siècle—a peu connues.</p> + +<p>L'histoire «externe» de la poésie des troubadours +que nous venons d'esquisser nous fait connaître l'influence +profonde que cette poésie exerça sur les littératures +des pays voisins; la poésie de langue d'oïl +ne pouvait échapper à cette influence.</p> + +<p>Le Nord de la France avait eu de très bonne heure +une magnifique floraison d'épopées, et c'est cette +partie de notre nation qui a fourni la matière épique +à la plupart des littératures voisines. Elle possédait +aussi une poésie lyrique autochtone, représentée +par des «chansons de printemps», des «chansons de +danses» et des «chansons satiriques». A cette poésie +se rattachent aussi les «chansons de toile», les +romances et pastourelles. Il y a de la grâce et de la +fraîcheur dans cette poésie lyrique primitive, et peut-être +les fruits auraient-ils «passé la promesse des +fleurs» si les poètes lyriques ne l'avaient pas abandonnée +d'assez bonne heure pour une poésie plus +savante, plus raffinée et plus courtoise, qui est celle +des troubadours<a id="anchor-XI-25"></a> <a href="#footnote-XI-25" class="fnanchor">[25]</a>.</p> + +<p>Les poètes de langue d'oïl connurent cette poésie +par différentes voies. Plusieurs troubadours ont +séjourné dans le Nord de la France, surtout en Normandie, +à la cour des rois d'Angleterre, qui avaient, +par leurs possessions dans le Sud-Ouest, des sujets +méridionaux. Un ou deux troubadours ont été à la +cour de Marie, comtesse de Champagne, et lui ont +adressé leurs vers. Éléonore de Poitiers, petite-fille +du premier troubadour, devint reine d'Angleterre, +après avoir été pendant quinze ans femme de +Louis VII, roi de France. Quelques-uns des troubadours +les plus illustres ont vécu auprès d'elle, comme +Bernard de Ventadour. Enfin les croisades ont mis +en relations hommes du Nord et hommes du Midi. +Toutes ces circonstances, et bien d'autres encore, +ont contribué à la diffusion de la poésie méridionale.</p> + +<p>Elle était connue en «France» (et ce mot ne désignait +alors que les pays de langue d'oïl) pendant la +deuxième moitié du XII<sup>e</sup> siècle. On y avait le sentiment +de ses origines et on désignait les nouvelles +formes poétiques qu'elle y introduisit sous le nom de +sons «gascons» ou «poitevins».</p> + +<p>Les plus anciens poètes de cette école dite provençalisante +sont Conon de Béthune, né en 1155; +Chrétien de Troyes, l'auteur de tant de gracieux +romans d'aventures, qui vécut à la cour de Marie +de Champagne, entre 1170 et 1180 environ; Jean de +Brienne, plus tard roi de Jérusalem, Blondel de +Nesles, Gui Couci, Gace Brulé, etc. La traduction +de quelques-unes de leurs chansons fera mieux connaître +l'esprit qui anime leur poésie. On y remarquera +sans peine les traits les plus connus des chansons +provençales: le désespoir sincère ou non du +poète à qui ne vient aucun bien d'amour; l'assurance +de sa fidélité à une amante dédaigneuse ou +cruelle, et autres lieux communs de la poésie courtoise.</p> + +<p>Les chansons de Conon de Béthune, qui est un des +plus anciens trouvères de cette école, nous conduisent +à la cour de la comtesse de Champagne. Conon +de Béthune n'avait pas, paraît-il, le langage correct +des Champenois et des Parisiens, car il se plaint +dans une de ses chansons que la comtesse et ses +amis se sont moqués de lui.</p> + +<blockquote><p>Amour m'excite à me divertir, quand je devrais me taire +de chanter... car mon langage et mes chansons ont été +raillés des Français, devant les Champenois, et de la +comtesse, ce qui m'est bien plus dur.</p> + +<p>La reine ne fut pas courtoise, qui me reprit, ainsi que +son fils le roi. Encore que ma parole ne soit pas française, +on peut bien la comprendre en français. Ceux-là ne +sont ni bien appris ni courtois qui m'ont repris pour avoir +dit quelque mot d'Artois—car je n'ai pas été élevé à +Pontoise<a id="anchor-XI-26"></a> <a href="#footnote-XI-26" class="fnanchor">[26]</a>.</p></blockquote> + +<p>Voici une chanson de croisade de Conon de Béthune +(1189) qui rappelle certaines chansons du +même genre dans la poésie provençale.</p> + +<blockquote><p>Hélas! amour, comme il me sera dur de quitter la +meilleure qui fût jamais aimée ou servie! Que Dieu, par +sa douceur, me ramène auprès de celle que je laisse avec +tant de douleur. Que dis-je, malheureux! je ne la quitte +pas; si le corps va servir notre Seigneur, le cœur reste +tout entier en son pouvoir.</p> + +<p>Pour elle je m'en vais, soupirant, en Syrie, car je ne +dois pas manquer à mon créateur. Qui lui manquera en +ce besoin urgent, sachez que Dieu lui faillira aussi dans +un besoin plus grand. Que les petits et les grands sachent +bien que là-bas on doit se conduire en chevaliers, là où +l'on conquiert le paradis, la gloire et l'honneur de sa +mie<a id="anchor-XI-27"></a> <a href="#footnote-XI-27" class="fnanchor">[27]</a>.</p></blockquote> + +<p>Il y a dans ces chansons un mélange de grâce et +de mélancolie qui fait oublier que l'inspiration n'en +est pas originale. Cette note personnelle manque un +peu chez le grand poète champenois Chrétien de +Troyes dont les chansons sont surtout remarquables +par la finesse et la subtilité. Le fond en est emprunté; +le poète se déclare serviteur de sa dame, son cœur +est en son pouvoir, mais il n'obtient aucune récompense +de son service amoureux. Chrétien de Troyes, +dont le talent dans la poésie lyrique est fait de finesse +et d'ingéniosité, a mis à orner ces lieux communs +toutes les ressources d'un esprit singulièrement fin +et délié.</p> + +<p>Enfin un des poètes où se reflète le mieux la poésie +des troubadours est le châtelain de Couci. On jugera +de son talent par la traduction suivante de quelques-unes +de ses chansons.</p> + +<blockquote><p>La douce voix du rossignol sauvage que j'entends nuit +et jour retentir m'adoucit et m'apaise le cœur et me +donne envie de chanter pour me réjouir. Je dois bien +chanter puisque cela fait plaisir à celle à qui j'ai fait +hommage de mon cœur—et je dois avoir grande joie en +mon âme, si elle veut me retenir à son service.</p> + +<p>Envers elle je n'eus jamais un cœur faux ni volage; et +cependant il devrait m'en venir plus de bonheur; mais je +l'aime, je la sers et je l'adore toujours sans oser lui découvrir +ma pensée; car sa beauté me cause un tel éblouissement +que devant elle je perds la parole; je n'ose +regarder son visage; tellement je redoute le moment où +j'en retirerai mes yeux.</p> + +<p>J'ai si bien mis en elle tout mon cœur que je ne pense +à aucune autre; jamais Tristan, celui qui but le breuvage, +n'aima plus loyalement. Je mets tout à son service, cœur, +corps et désir, sens et savoir, et je ne sais si en toute ma +vie je pourrai assez la servir, elle et amour.</p> + +<p>J'aime bien mes yeux qui me la firent choisir; dès que +je la vis, je lui laissai en otage mon cœur qui depuis y a +fait un long séjour et je ne lui demande jamais de la +quitter.</p> + +<p>Chanson, va-t'en pour porter mon message là où je +n'ose aller, tellement je redoute la mauvaise gent jalouse +qui devine avant qu'arrivent les biens d'amour; Dieu les +maudisse! A maint amant ils ont causé tristesse et +dommage; mais j'ai ce cruel avantage qu'il me faut +vaincre mon cœur pour leur obéir<a id="anchor-XI-28"></a> <a href="#footnote-XI-28" class="fnanchor">[28]</a>.</p></blockquote> + +<p>Voici une autre de ses chansons dont le début +paraît être une traduction des troubadours.</p> + +<blockquote><p>Quand l'été et la douce saison font reverdir feuilles, +fleurs et prairies et que le doux chant des menus oisillons +ramène la joie dans les cœurs, hélas! chacun chante, mais +moi je pleure et soupire; et ce n'est ni justice ni raison; +car je mets toute ma volonté, dame, à vous honorer et à +vous servir.</p> + +<p>Si j'avais le sens de Salomon, Amour me ferait tenir +pour fou; car les chaînes qu'il me fait sentir sont si fortes +et si cruelles! Amour devrait bien m'enseigner les moyens +de me sauver; car j'ai aimé longtemps en vain et j'aimerai +toujours sans me repentir.</p> + +<p>Je voudrais savoir sous quel prétexte elle me fait si longuement +languir; je sais fort bien qu'elle croit les méchants, +les médisants (losengiers) que Dieu maudisse! Ils ont mis +toute leur peine à me trahir. Mais leur trahison mortelle +leur servira de peu, quand ils sauront quelle sera ma +récompense, ô dame, que je n'ai jamais su trahir...</p> + +<p>Si vous daignez écouter ma prière, je vous prie, douce +dame, de penser à me récompenser; quant à moi je vous +servirai mieux désormais. Je tiens pour non avenus tous +mes maux, douce dame, si vous voulez m'aimer. En peu +de temps vous pouvez me donner les biens d'amour que +j'ai tant attendus!<a id="anchor-XI-29"></a> <a href="#footnote-XI-29" class="fnanchor">[29]</a>.</p></blockquote> + +<p>La chanson suivante est du trouvère Gace Brulé, +cité par Dante<a id="anchor-XI-30"></a> <a href="#footnote-XI-30" class="fnanchor">[30]</a>; elle paraît elle aussi une traduction +d'une chanson des troubadours. On y +retrouve les réflexions les plus connues sur les biens +qui viennent d'amour et qui récompensent en peu de +temps une longue attente.</p> + +<blockquote><p>La plupart ont chanté d'amour par effort et sans +loyauté; mais ma dame me doit savoir gré que j'ai toujours +chanté sincèrement; ma bonne foi m'a rendu sincère, +ainsi que l'amour qui remplit mon cœur...</p> + +<p>Oui, j'ai aimé d'un cœur parfait et je n'aimerai jamais +autrement; elle a bien pu s'en assurer, ma dame, pour +peu qu'elle y ait pris garde. Je ne dis pas que j'ai été +peiné de la voir refuser mes demandes; puisque toutes +mes pensées vont à elle, je m'estime heureux de ce qu'elle +m'accorde.</p> + +<p>Quoique j'aie été loin du pays où sont mon bien et ma +joie, je n'ai pas oublié d'aimer bien et loyalement. Si la +récompense a tardé je me suis consolé en pensant qu'en +peu de temps on obtient ce qu'on a longtemps désiré.</p> + +<p>Amour m'a démontré par raisonnement qu'un amant +parfait patiente et attend, qu'il appartient à l'amour, qu'il +est en son pouvoir et qu'il doit implorer sincèrement sa +pitié<a id="anchor-XI-31"></a> <a href="#footnote-XI-31" class="fnanchor">[31]</a>...</p></blockquote> + +<p>Enfin terminons cette rapide revue en empruntant +quelques couplets à une chanson du roi de Navarre, +Thibaut IV, comte de Champagne.</p> + +<blockquote><p>Mes grands désirs et mes plus graves tourments +viennent de là où sont toutes mes pensées. Et j'ai peur, +car tous ceux qui ont vu son beau corps sont épris de ma +dame, Dieu lui-même l'aime, je le sais à bon escient...</p> + +<p>Je me demande, dans mon étonnement, où Dieu trouva +une si étrange beauté. Quand il la mit ici-bas, sur la terre, +il nous témoigna beaucoup de bonté; le monde entier a +resplendi de son éclat... Dieu, comme il me fut pénible de +me séparer d'elle! Amour, par pitié, faites-lui savoir ceci: +un cœur qui n'aime pas ne peut pas avoir grande joie<a id="anchor-XI-32"></a> <a href="#footnote-XI-32" class="fnanchor">[32]</a>.</p></blockquote> + +<p>Ces exemples—surtout les chansons du châtelain +de Couci—montrent suffisamment qu'à la fin du +XII<sup>e</sup> siècle et au début du XIII<sup>e</sup> la poésie lyrique de +langue d'oïl est sous la dépendance de sa «sœur de +langue d'oc»<a id="anchor-XI-33"></a> <a href="#footnote-XI-33" class="fnanchor">[33]</a>. Cette dépendance continue en +partie pendant le XIII<sup>e</sup> siècle et Thibaut de Champagne, +qui fut en même temps roi de Navarre (mort +en 1253) subit l'influence de la poésie méridionale, +comme Charles d'Anjou, grand conquérant et poète +amoureux.</p> + +<p>Nous sommes ainsi arrivés au terme de notre +excursion. Quoiqu'elle ait été rapide nous avons vu +comment les semences de la poésie des troubadours +dispersées dans la plupart des pays voisins y avaient +rapidement germé. Il nous reste pour terminer son +histoire à étudier l'œuvre du dernier troubadour.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CHAPITRE_XII" id="CHAPITRE_XII"></a>CHAPITRE XII</h2> + +<h3>LE DERNIER TROUBADOUR</h3> + +<blockquote><p>Guiraut Riquier, de Narbonne.—Narbonne au XIII<sup>e</sup> siècle.—Riquier +et le roi de France.—Riquier à la cour d'Alphonse X de +Castille.—Sa requête au roi: distinction à établir entre jongleurs +et troubadours.—Riquier et le comte de Rodez, Henri II.—Son +œuvre: les pastourelles.—Sa conception de l'amour.—Transformation +de cette conception sous l'influence des idées +religieuses du temps.—Commentaire de la chanson de Guiraut +de Calanson.—Les chansons à la Vierge.—Le Consistoire du +Gai-Savoir.—Clémence Isaure.—La Renaissance provençale.</p></blockquote> + + +<p>Après nos excursions en Italie, en Espagne et en +Portugal, en Allemagne et dans le Nord, il est temps +de revenir dans le Midi de la France pour y étudier +l'œuvre du dernier troubadour.</p> + +<p>On a pu voir, par les chapitres qui précèdent, +quelles sont les causes de la décadence de la poésie +provençale. Dès les débuts du XIII<sup>e</sup> siècle la croisade +dirigée contre les Albigeois, en ruinant la noblesse +méridionale, rendit précaire l'existence de cette +poésie. La décadence commença bientôt et se continue +pendant la seconde moitié du XIII<sup>e</sup> siècle.</p> + +<p>L'établissement de l'Inquisition et la fondation de +nombreux ordres religieux, qui accompagna l'invasion +des pays du Midi, ne contribua pas peu à cette +décadence. Si aucun troubadour ne périt sur les +bûchers ou dans les prisons, plus d'un jugea prudent +de s'exiler. Quoique les documents fassent à peu près +défaut, on peut croire que les chefs de cette juridiction +exceptionnelle que fut l'Inquisition ne nourrissaient +que des sentiments peu sympathiques pour la poésie +en général et en particulier pour la poésie légère, +insouciante et largement païenne des troubadours.</p> + +<p>Ces causes auraient peut-être suffi à amener la +décadence de la poésie provençale, si elle n'avait +déjà porté en elle-même comme des germes morbides +dont les circonstances extérieures hâtèrent l'éclosion. +Cette poésie essentiellement lyrique n'avait pas su +se renouveler; il y avait en elle—presque depuis +les origines—quelque chose de factice, de conventionnel; +elle aurait dû se transformer pour vivre; +elle n'y parvint pas.</p> + +<p>Ces causes réunies hâtèrent la décadence; elle se +prolongea assez longtemps. La poésie provençale +disparut lentement, avec grâce et langueur; et elle +était encore d'assez belle allure lorsque, vers la fin +du XIII<sup>e</sup> siècle s'éteignit la voix de celui qu'on a +appelé le «dernier troubadour», Guiraut Riquier. +Par sa naissance il est contemporain d'Uc de Saint-Cyr, +d'Aimeric de Péguillan, des troubadours italiens +Lanfranc Cigala et Sordel, chez qui se reflète encore +l'éclat de la poésie classique; ses contemporains +sont Bertran Carbonel de Marseille, Folquet de +Lunel, Serveri de Girone; mais aucun de ceux-là ne +peut supporter la comparaison avec les troubadours +de l'époque classique; la décadence a bien commencé.</p> + +<p>Guiraut Riquier était né à Narbonne, vers 1230 ou +1235, d'une famille sans doute obscure. Le vicomte +de Narbonne, dont il fut le protégé, était le descendant +de la vicomtesse Ermengarde, qui, au siècle +précédent, avait attiré auprès d'elle quelques-uns +des plus illustres troubadours. Il était resté, dans ce +milieu, quelque chose de ces traditions.</p> + +<p>Narbonne était alors une des villes les plus +importantes du Midi, peuplée de bourgeois et de +commerçants; elle était, en partie, une ville cosmopolite +et possédait une colonie juive très puissante, +qui y fut toujours traitée avec la plus grande tolérance.</p> + +<p>«Narbonne est belle», dit Charlemagne dans +<i>Aymerillot</i>. Le trouvère du XIII<sup>e</sup> siècle, Bertrand de +Bar-sur-Aube, que Victor Hugo imite, en fait la description +suivante:</p> + +<blockquote><p>Entre deux roches, au bord d'un golfe, Charlemagne vit, +sur une colline, une ville que les Sarrasins avaient fortifiée... +Il y avait vingt tours, construites de liais brillant, +et au centre une autre tour admirable... Au-dessus du +palais principal était une boule d'or fin; on y avait +enchâssé une escarboucle qui flamboyait aussi vivement +que le soleil qui se lève au matin... D'un côté de la ville +s'étend le rivage de la mer; d'autre part coule l'Aude aux +flots impétueux, qui amène aux habitants toutes les +richesses qu'ils peuvent désirer.</p></blockquote> + +<p>On ne sait où Bertrand de Bar-sur-Aube a pris les +éléments de cette description. On chercherait en +vain la colline sur laquelle, d'après le trouvère champenois, +serait assise Narbonne, et les deux roches +ne sont mises là que par souci du pittoresque.</p> + +<p>Plus exact est ce que dit le même trouvère de la +puissance commerciale de la ville.</p> + +<blockquote><p>Aude, le grand fleuve, fait le tour des murailles. Par là +viennent les grands navires cloués de fer et les galères +pleines de richesses, qui font l'opulence des habitants de +la bonne ville. Quand ceux-ci ont tiré le verrou de la +porte et que le portier a levé le pont, ils peuvent être en +toute sécurité; car ils ne craignent homme qui vive; la +chrétienté entière ne pourrait les prendre.</p></blockquote> + +<p>C'est dans ce milieu que notre troubadour passa +la première partie de sa vie. Il ne semble pas qu'il y +ait été très heureux. Il adressa ses premières poésies +lyriques à la vicomtesse de Narbonne, Phillippe +d'Anduze. Mais <i>Belle-Joie</i> ou plutôt <i>Beau-Déport</i> +(c'est le nom sous lequel notre poète la désigne) ne +paraît pas avoir été très sensible à ses hommages +poétiques. Aussi le poète quitta-t-il sa ville natale +pour aller chercher ailleurs des protecteurs plus +puissants.</p> + +<p>Il s'adressa au roi de France, saint Louis, et ceci +ne manque ni de hardiesse ni d'originalité. Ce n'était +pas l'usage des troubadours de remonter vers le +Nord; on a vu dans les deux chapitres précédents +que, en dehors des petites cours du Midi, celles qui +leur étaient le plus hospitalières étaient les cours de +Castille ou d'Aragon, ou celles du Nord de l'Italie. +Aucun troubadour n'a séjourné à la cour de France +et la requête de Guiraut Riquier est unique en son +genre.</p> + +<p>Elle prouve que la Croisade contre les Albigeois, +malgré ses atrocités, avait laissé peu de rancunes +dans les cœurs. Sans doute Guiraut Riquier, semblable +en cela à la plupart des troubadours, est +un poète besogneux, et sa petite patrie, Narbonne, +avait eu peu à souffrir de la guerre; elle avait évité +le sort de Béziers et de Carcassonne en se déclarant +pour Simon de Montfort. De plus, après la révolte +de 1242, où les principaux seigneurs du Midi +s'allièrent avec les Anglais contre le roi de France, +celui-ci avait fait preuve de beaucoup de générosité. +Mais les mêmes sentiments sont communs à tous les +troubadours du temps, c'est-à-dire de la seconde +moitié du XIII<sup>e</sup> siècle. Le ressentiment contre les conquérants +du Nord fut d'abord violent et se manifesta +par d'énergiques sirventés comme ceux de Peire Cardenal, +de Bernard Sicart de Marvejols, de Guillem +Figueira ou d'Aimeric de Péguillan. Mais ce sont là +des contemporains de la croisade, des témoins peut-être +des scènes d'horreur de Béziers et de Toulouse: +on comprend chez eux la violence ou la ténacité de +la haine. La génération suivante n'a pas hérité de +ces ressentiments. La population s'était assez vite +ralliée au nouveau régime, et les troubadours, image +de la société de leur temps, n'ont plus eu ni une +parole de révolte ni un regret.</p> + +<p>On peut juger de l'accueil qui fut réservé, à la +cour de saint Louis, à la supplique de notre troubadour. +Le roi devait considérer la poésie comme un +art bien frivole; la reine, Marguerite de Provence, +ne ressemblait guère à Éléonore d'Aquitaine qui +avait occupé le trône de France avant elle et en qui +revivait le caractère gai et original de son aïeul, +Guillaume de Poitiers. Il n'y avait pas de place pour +un poète de langue étrangère dans une cour où les +poètes français n'excitaient eux-mêmes aucun intérêt. +Les centres littéraires étaient ailleurs qu'à Paris; ils +étaient à Troyes, à Arras surtout où un groupe de +bourgeois cultivait et honorait la poésie comme +l'avaient fait avant eux les grands seigneurs du Midi.</p> + +<p>Riquier se tourna vers un protecteur plus bienveillant, +le roi de Castille, Alphonse X le Savant +(1252-1284). La libéralité d'Alphonse X était devenue +proverbiale et les troubadours accoururent en foule +auprès de lui. Il était poète lui-même et Guiraut +Riquier se trouva en relations, non seulement avec +de nombreux troubadours, mais aussi avec les principaux +représentants de l'école galicienne dont +Alphonse X était un des chefs. Dans ce milieu un peu +cosmopolite la lutte pour la vie et pour la gloire dut +être rude; certaines allusions obscures de notre +poète permettent de le deviner; cependant Guiraut +Riquier paraît être resté, de 1270 à 1279, un des +poètes favoris du roi de Castille.</p> + +<p>Il profita bientôt de la bienveillance royale pour +adresser à son maître une curieuse requête au sujet +du nom des «jongleurs». Le jongleur fut, dès les +origines de la poésie provençale, l'auxiliaire indispensable +des troubadours. Les troubadours grands +seigneurs—et ils n'étaient pas rares à l'origine—leur +confièrent souvent le soin de réciter leurs +poésies. Leur rôle avait grandi avec le temps.</p> + +<p>Mais la vie errante que menaient les jongleurs les +mettait en relations avec une société bien mêlée et +on a pu voir, dans un précédent chapitre, que +plus d'un y prenait de mauvaises habitudes. De plus +on confondait sous le nom de jongleurs toutes sortes +de gens, depuis le vrai jongleur, chargé de réciter +des poésies, jusqu'aux montreurs d'ours, de chiens, +de chats ou d'oiseaux dressés; les types les plus +connus de la foire et du cirque voisinaient—sous +une dénomination commune—avec les auxiliaires +les plus précieux des poètes. Cela ne pouvait durer. +L'Église avait établi des distinctions parmi la bande +hétéroclite des jongleurs, tolérant les uns et retirant +ses bénédictions à ceux qui déshonoraient la +corporation. Pour des raisons de haute convenance +poétique Guiraut Riquier demanda au roi Alphonse +une distinction du même genre. Et il rendit, à la +place du roi, ou peut-être sur son conseil, un décret +en forme, ordonnant de nouvelles dénominations.</p> + +<p>Il y aura désormais quatre catégories dans le +monde de ceux qui écrivent des poésies ou qui en +vivent: au plus bas degré sont les bateleurs qui +mènent une vie honteuse; un seul nom leur convient, +celui qu'ils ont en Lombardie, «bouffons».</p> + +<p>La classe suivante comprendra les vrais jongleurs; +ceux-là ont du savoir-vivre, leur courtoisie et leur +talent délicat leur permettent de fréquenter les +grands; ils mettront la joie dans leur société, en +jouant des instruments, en récitant contes et nouvelles.</p> + +<p>Le nom de troubadour sera réservé à ceux qui +«trouvent danses, chansons et ballades gracieusement +composées».</p> + +<p>Mais parmi eux quelques-uns sont hors de pair; ce +sont ceux qui écrivent les «vers» parfaits, les belles +poésies didactiques: ceux-là ont la «maîtrise du +souverain trouver», de la poésie parfaite; ils porteront +un nom en rapport avec leur talent: <i>don +doctor de trobar</i>, seigneur docteur en poésie.</p> + +<p>Ne sourions pas trop de cette naïveté de poète, +croyant à l'efficacité de la réglementation en matière +de talent poétique et même de génie; nous sommes +en plein moyen âge, époque où tout est réglé par +des lois et coutumes, écrites ou non. Sans doute il y +a quelque arrière-pensée utilitaire dans les distinctions +que Riquier veut faire établir, les troubadours +de première classe, munis du diplôme de «docteur +en poésie», devant recevoir plus de faveurs et plus +d'honneurs. Mais d'abord ce sont là des idées qui ne +sont pas particulières au seul moyen âge; le mandarinat—qu'on +nous permette cet anachronisme—est +sans doute de tous les temps et de tous les pays.</p> + +<p>Et puis surtout si le désir de cette distinction de +classes n'est pas tout à fait désintéressé, il s'y mêle +un souci très élevé de la noblesse de la poésie. +Riquier insiste à plusieurs reprises sur le mal que +causent à la poésie les misérables chanteurs de rue +qui la représentent aux yeux du vulgaire; il voit là +une sorte de profanation, contre laquelle il proteste +avec une indignation éloquente.</p> + +<p>Que pouvait-il advenir de cette requête et du +décret qui en fut la conséquence? C'était un acheminement +vers la création d'écoles fermées, comme +il y en eut dans le Nord de la France et surtout en +Allemagne, où les «maîtres chanteurs» formèrent, +en particulier à Nüremberg, des corporations. Dans +le Midi la poésie n'avait plus assez de vie pour permettre +la fondation de ces écoles chères, dans toutes +les littératures, aux épigones.</p> + +<p>Riquier quitta vers 1279 la cour de celui qu'il +appelle le «bon roi de Castille». Les dernières +années de la vie d'Alphonse X ne furent qu'une série +de déboires; il eut à combattre les grands; son fils +aîné se déclara contre lui et il fut réduit après avoir +fait un vain appel aux rois de Portugal, de France et +d'Angleterre à implorer le secours des musulmans. +Riquier garda de lui un souvenir ému: «Depuis que +je perdis le glorieux roi qui m'aimait tant, Alphonse +de Castille, je n'ai pas trouvé de seigneur qui appréciât +mon talent et qui me sût si bien honorer qu'il +me retirât de la misère.»</p> + +<p>Il en trouva un cependant en la personne du +comte de Rodez, Henri II. Les seigneurs de ce comté +avaient été de tout temps les protecteurs des troubadours +et se piquaient eux-mêmes de poésie. Pendant +la dernière période de la décadence il y eut +autour du comte Henri II (mort en 1302), une sorte +d'école poétique, la dernière où fut honorée la poésie +des troubadours. De nombreuses tensons nous laissent +entrevoir ce qu'y fut la vie de société. On y +discutait des questions de casuistique amoureuse; +certaines tensons à trois ou quatre personnages ressemblent +déjà à des comédies de salon. Nous savons +même qu'on rendait des jugements, à la suite de ces +discussions, et que les dames assistaient à ces jugements +et y prenaient sans doute part. Il n'y a rien là +que de très vraisemblable, et qui ne suffit pas, est-il +besoin de le dire, à faire revivre la gracieuse légende +des cours d'amour.</p> + +<p>Un jour le talent de Riquier fut mis à une épreuve +difficile. Le comte de Rodez choisit, parmi les troubadours +qui se pressaient autour de lui, quatre des +meilleurs et il leur donna à commenter une chanson +de Guiraut de Calanson, un des modèles les plus +parfaits du style obscur. On distribua aux concurrents +le texte de la chanson, sans aucune modification. +Ce fut, comme on voit, une sorte de concours +de critique littéraire. Riquier fit diligence et +n'eut pas de peine à triompher: il obtint le prix. +Après avoir pris conseil des connaisseurs, Henri II +déclara solennellement que Riquier avait compris le +sens de la chanson et l'avait bien commentée; et +pour que nul n'en ignorât, il fit faire un diplôme +muni de son sceau où fut transcrite cette déclaration. +Ce fut un grand triomphe littéraire pour Riquier, +mais ce fut sans doute le dernier (1285).</p> + +<p>Riquier mourut dans les dernières années du +XIII<sup>e</sup> siècle. Une de ses dernières poésies est touchante +de tristesse et de sincérité.</p> + +<blockquote><p>Je devrais m'abstenir de chanter, car au chant convient +l'allégresse, et un tel souci m'oppresse qu'il m'attriste +complètement, quand je me remémore le pénible temps +passé, que je considère le triste temps présent et que je +songe à l'avenir: ce sont là tout autant de motifs de +pleurer.</p> + +<p>C'est pourquoi mon chant, qui est sans allégresse, ne +devrait pas avoir de charme, mais Dieu m'a donné un tel +talent qu'en chantant je retrace ma folie, mon bon sens, +ma joie, mon déplaisir, ce qui me nuit et ce qui m'est +utile; car autrement je ne dis presque rien de bien; <i>mais +je suis venu trop tard</i>.</p></blockquote> + +<p>C'était un monde déjà trop vieux que celui où il +vécut et la poésie n'y jouissait guère de la considération +qu'elle avait connue dans l'âge précédent.</p> + +<p>Mais le dernier troubadour eut, comme ses prédécesseurs, +l'orgueil de son art. Pendant sa vie +errante voici comment il se consolait de sa misère: +«De mon agréable richesse (c'est-à-dire le talent +poétique) que nul ne peut m'enlever, je sais gré à la +noble dame que j'adore et plus encore, s'il se pouvait, +à l'amour.» C'est cet orgueil de poète qui fait +l'intérêt de sa vie. Ce dernier représentant de la +poésie provençale se fait remarquer en pleine décadence +par un souci très vif de son art: par ce côté +de son talent il est bien de la race des grands troubadours.</p> + +<p>Son œuvre est des plus variées. Il est un virtuose +en métrique, pour l'agencement des strophes et des +rimes. Comme chez la plupart des troubadours de +la décadence, les poésies morales, didactiques et +religieuses y tiennent une grande place. Mais curieux +d'originalité il a inventé des genres nouveaux et a +essayé de donner une vie nouvelle à des genres +anciens. Il y a admirablement réussi dans ses pastourelles. +Les six qui nous restent de lui forment un +groupe à part dans son œuvre. Il met en scène la +même bergère, jeune fille dans la première pièce, +mère de famille dans les dernières. Il y a là une sorte +de drame, dont l'action se prolonge à travers plusieurs +années; dans les différents actes le dialogue +est vivant, animé, brillant, surtout par suite d'un +artifice de style qui consiste à enfermer demandes et +réponses dans un ou deux vers.</p> + +<p>La première pastourelle débute par un gracieux +tableau qui est d'ailleurs de style dans ce genre.</p> + +<blockquote><p>L'autre jour j'allais le long d'une rivière, me réjouissant +tout seul; car l'amour me conduisait et me poussait à +chanter. Je vis une gaie bergère, belle et avenante, qui +gardait ses agneaux. Je me dirigeai vers elle; je la trouvai +fière, avec un air convenable; elle me fît bonne mine à +ma première demande.</p> + +<p>Car je lui demandai: «Jeune fille, fûtes-vous aimée et +savez-vous aimer?» Elle me répondit sans détour: «Seigneur, +sûrement je me suis déjà promise.—Jeune fille, +puisque je vous ai rencontrée, je serais heureux si je pouvais +vous plaire.—Vous m'avez trop cherchée, sire; si +j'étais folle, je pourrais y penser.—Cela ne vous plaît +pas?—Non, seigneur, ni ne doit me plaire...</p> + +<p>—Jeune fille, ne craignez pas que je vous veuille honnir.</p> + +<p>—Seigneur, je suis votre amie, puisque la sagesse vous +retient.—Jeune fille, quand je suis sur le point de +faillir, pour me retenir je pense à Beau Déport.—Seigneur, +votre amitié me plaît fort; maintenant vous vous +faites aimer.—Jeune fille, qu'est-ce que j'entends?—Que +je sens quelque inclination pour vous, seigneur.</p> + +<p>—Dites, charmante fille, qui vous fait dire à présent parole +si aimable?—Seigneur, où que j'aille on entend les jolies +chansons de Guiraut Riquier.—Mais vous ne prononcez +pas encore le mot que je vous demande.—Seigneur, +Beau Déport qui vous préserve de tout blâme, ne vous +protège-t-elle pas?—Cela ne me profite guère.—Au +contraire, seigneur.—Jeune fille, je reprendrai souvent ce +sentier.»</p></blockquote> + +<p>Il y revint en effet deux ans plus tard (1262) et +voici le début de sa deuxième pastourelle.</p> + +<blockquote><p>L'autre jour je rencontrai la bergère d'antan; je la +saluai et la belle me rendit mon salut; puis elle me dit: +«Seigneur, comment êtes-vous resté si longtemps sans +que je vous voie? L'amour ne vous tourmente guère.—Si, +jeune fille, plus qu'il ne paraît.—Seigneur, comment +pouvez-vous supporter ce chagrin?—Il est si grand qu'il +m'a fait venir ici.—Moi aussi, seigneur, j'allais vous cherchant.—Mais +vous êtes ici gardant vos agneaux?—Et +vous de passage, seigneur, à ce qu'il me semble?»</p></blockquote> + +<p>La conversation se poursuit sur ce ton, le poète +parlant amour et la prude bergère le rappelant aux +convenances et le calmant d'un mot en lui rappelant +le souvenir de Beau Déport.</p> + +<p>Deux ans après nouvelle rencontre (1264). C'est le +sujet de la troisième pastourelle. Le troubadour y +introduit un élément nouveau qui consiste à supposer +qu'il ne reconnaît pas la jeune fille.</p> + +<blockquote><p>Je trouvai l'autre jour une gaie bergère au bord de la +rivière; à cause de la chaleur la belle tenait ses agneaux +à l'ombre; elle faisait un chapeau de fleurs et était assise +en un endroit élevé au frais. Je descendis de cheval. Elle +fut avenante et m'appela la première.</p> + +<p>Je lui dis: «Pourrai-je obtenir de vous quelque joie +puisque vous m'êtes si avenante?—Je cherche, me dit-elle, +pensive, nuit et jour, un gentil ami.—Vous m'aurez +sincère et fidèle, toute ma vie durant.—Cela se peut +bien, seigneur, car il me semble qu'amour vous possède.—Oui, +un amour farouche.—Seigneur, il est bien subit.—Jeune +fille, si avant peu vous ne me secourez pas, +l'amour que je vous porte me tuera.—Seigneur, l'homme +qui souffre obtient du secours; espérez.—Jeune fille, +l'amour commence à me martyriser si fort qu'il me faut +votre secours.—Seigneur, vous m'avez désirée timidement +pendant quatre ans.—Je ne pense pas vous avoir +jamais vue.—Seigneur, vous ne me connaissez pas?—Êtes-vous +folle?—Non, seigneur, ni muette.»</p></blockquote> + +<p>Quelques années plus tard le poète rencontre la +jeune bergère bien changée; cette fois-ci c'est au +tour de la jeune fille de ne pas le reconnaître.</p> + +<blockquote><p>L'autre jour je vis la bergère que j'ai vue si souvent; +elle était bien changée, car elle tenait sur ses genoux un +petit enfant endormi; elle filait comme une personne sage. +Je crus qu'elle me serait familière à cause de nos trois +entretiens; mais je vis qu'elle ne me connaissait pas +quand elle me dit: «Vous quittez votre chemin?»</p> + +<p>«Jeune fille, lui dis-je, votre agréable compagnie me +plaît tant que j'ai besoin de votre amour.—Elle me +répondit: Seigneur, je ne suis pas si folle que vous pensez; +j'ai mis mon amour ailleurs.—C'est une grosse faute; il +y a si longtemps que je vous aime sincèrement.—Seigneur, +jusqu'aujourd'hui je ne crois pas vous avoir vu.</p> + +<p>—Vous perdez la raison, jeune fille!—Non, seigneur, +de l'avis de tous.</p> + +<p>—Sans vous, jeune fille, je ne puis trouver de remède à +mon mal; il y a si longtemps que vous me plaisez.—Ainsi +me parlait, seigneur, Guiraut Riquier; mais je ne m'y +laissai jamais prendre.—Guiraut Riquier ne vous oublie pas: +vous souvenez-vous de moi?—Il me plaît plus que vous, +seigneur, et sa vue me serait agréable.—Jeune fille, ma +joie commence; car je suis sans nul doute celui qui vous +a fait connaître par ses chants.»</p></blockquote> + +<p>Le poète enorgueilli et flatté croit le moment venu +de faire une nouvelle déclaration.</p> + +<blockquote><p>«Fille aimable, pourrions-nous nous mettre d'accord si +j'étais discret?—Seigneur, oui, mais il n'y aurait pas +d'autre amitié que celle que nous nous témoignâmes la +première fois... si j'avais été légère vous m'auriez tenue +pour peu raisonnable.»</p></blockquote> + +<p>Voilà le mot de la coquette vertueuse qui a berné +notre poète pendant les quatre premiers actes: les +deux interlocuteurs ne parlent pas la même langue; +quand le poète parle d'amour, et même d'amour +farouche, la bergère parle d'amitié. Dans les deux +derniers actes—c'est-à-dire dans les deux dernières +pastourelles—elle en arrive à sermonner le troubadour +impénitent; il est vrai que le temps a passé +et que le poète la trouve quelques années après bien +changée: «elle n'était plus belle comme autrefois», +dit-il. Elle revenait d'un pèlerinage à Saint-Jacques +de Compostelle et n'en rapportait que des sentiments +pieux. Le poète est devenu vieux et elle raille sans +indulgence ses cheveux blancs; la bergère a l'esprit +tourné vers les choses religieuses et elle souhaite au +troubadour de mener une meilleure vie. Avec la première +pastourelle nous étions en plein roman; les +deux dernières ressemblent à deux sermons.</p> + +<p>C'est que pendant les vingt années que ce roman +est censé avoir duré, les idées du poète se sont aussi +modifiées. L'évolution qu'a suivie sa conception de +l'amour va nous en donner une nouvelle preuve.</p> + +<p>La plupart des chansons du dernier troubadour +sont adressées à une dame qu'il désigne sous le nom +de <i>Beau Déport</i> (Belle Joie). Il est probable qu'il +s'agit de la vicomtesse de Narbonne qui fut chantée +par d'autres troubadours. Mais cela importe peu en +somme et voici pourquoi: c'est que, plus que chez +tout autre, l'amour paraît avoir été chez notre troubadour +un jeu de l'esprit plutôt qu'un sentiment +venu du cœur. Sans doute quelquefois on croit +sentir vibrer la sincérité sous les formules conventionnelles; +mais c'est sans doute que le cœur chez +lui aussi fut dupe de l'esprit. L'objet de son amour +aurait pu être irréel, comme on a prétendu (et +l'erreur était possible) que c'était le cas pour Dante +et pour Pétrarque. On a même rapproché Guiraut +Riquier de ces deux poètes, et s'il était démontré +que les œuvres des derniers troubadours ont été +connues en Italie, on n'aurait pas manqué de dire +que Dante, contemporain en somme de Riquier, +avait pu l'imiter. Le <i>dolce stil nuovo</i> aurait pu naître +de l'œuvre des derniers troubadours. Seulement +l'évolution qui se produisait dans la lyrique italienne +n'était plus possible dans la lyrique provençale; ce +qui dans la première était un principe de vie était +dans la seconde un produit de la décadence.</p> + +<p>Ce n'est pas que la conception de l'amour chez +Riquier soit bien différente de celle des troubadours +qui l'ont précédé. Comme eux il demande une seule +faveur à sa dame, de l'agréer pour serviteur; il a +choisi comme eux la meilleure et la plus aimable +femme qui soit au monde; il jure à tout instant +qu'elle peut compter sur sa fidélité et sur sa discrétion. +Mais la dame, conformément aux conventions, +demeure rigoureuse, inflexible; les traditions littéraires +ne lui permettent pas une autre attitude. Et +Riquier de se désespérer, de répéter après tant +d'autres que le chagrin le tuera, que la honte de +cette mort rejaillira sur la dame qui ne lui a témoigné +aucune pitié.</p> + +<p>Et cependant deux choses le consolent dans son +infortune. S'il regrette l'esclavage où l'amour l'a +placé et s'il pense, avec une mélancolie qui paraît +sincère, à l'heureux temps où il était libre, corps et +âme, il sait gré à l'amour de ne l'avoir pas fait aimer +une autre femme. C'est que Beau Déport, malgré sa +rigueur, ou plutôt à cause de sa rigueur, a fait de lui +un excellent poète et un homme meilleur. Au +moment où son talent est le plus honoré, en Castille, +il ne manque pas de faire hommage de cet honneur +à Beau Déport et à l'amour. L'amour de Beau Déport +lui a donné la gloire. «Je me tiens pour bien payé de +mon talent, qui m'est venu pour avoir bien aimé ma +dame sans être aimé: car mon nom est connu et j'ai +la sympathie des grands...»</p> + +<p>Voilà pour l'honneur qui a rejailli sur le poète; et +voici pour la perfection morale dont Beau Déport fut +la source: «Et comme ma dame au gentil corps +honoré, ornée de toutes les qualités, ne fut ni reprise +ni blâmée, pas même d'une mauvaise pensée, je +l'aime plus parfaitement et avec crainte; car il me +semble que si elle ne m'avait pas refusé son amour, +elle et moi nous aurions déchu. Aussi ai-je grandi en +sagesse, au point que les vils espoirs me déplaisent.» +Valeur littéraire et valeur morale proviennent du +même principe; le pouvoir d'amour est tel qu'il +opère des miracles: «Amour fait faire toutes actions +convenables et donne les qualités qui accompagnent +l'honneur. Donc amour est doctrine de valeur; il +n'est pas d'homme si méprisable que l'amour ne +transforme en homme d'honneur pourvu qu'il aime.»</p> + +<p>On voit à quelle haute conception morale mène +l'amour ainsi entendu. Cependant même sous cette +forme il ne trouva bientôt plus grâce devant les +idées morales et surtout religieuses du temps et +Riquier lui-même eut l'occasion de renier sa doctrine +pourtant si épurée.</p> + +<p>On se souvient du concours littéraire qu'avait +institué le comte de Rodez et où Riquier remporta le +prix. Le sujet du concours était, avons-nous dit, le +commentaire d'une chanson obscure d'un troubadour +d'ailleurs peu connu. Le sujet de la chanson (écrite +pendant la période classique, tout au début du +XIII<sup>e</sup> siècle) était la description du palais qu'habite +l'amour; ou plutôt le «tiers inférieur d'amour».</p> + +<p>Il y a trois espèces d'amours: l'amour céleste, +l'amour naturel (amour des parents) et l'amour +charnel: c'est celui-là qui est le «tiers inférieur». +Il a grand pouvoir, personne ne lui résiste. «Cet +amour est déréglé, dit Riquier, et ne peut juger droitement; +il n'écoute que la volonté (nous dirions la +passion) et non la raison. Les amants trouvent ses +débuts agréables, mais ensuite viennent «tourments, +soucis et chagrins».</p> + +<p>Entre ces trois sortes d'amours le poète moraliste +a vite fait son choix. Il méprise le «tiers inférieur +d'amour»; il supporte l'amour naturel (celui des +parents et des enfants); mais il met bien au-dessus +des deux l'amour divin; il souhaite de voir le palais +élevé où il jouira «de la paix sans fin, de l'amour +sans restriction, des biens parfaits sans dommage, +du plaisir sans tristesse et de la joie sans désir».</p> + +<p>Ce commentaire et l'accueil sympathique qu'il +reçut dans la dernière société où la poésie des troubadours +fut honorée nous a gardé l'écho des préoccupations +religieuses du temps. La théorie de +l'amour péché inventée par l'Église a pénétré dans +la poésie provençale: elle n'en sortira pas de sitôt. +Nous comprenons mieux après cela quelques mots +graves que l'on rencontre chez Riquier et chez un +troubadour contemporain: la poésie est qualifiée de +«péché» par les autorités religieuses du temps. +Aussi se transforme-t-elle; c'est l'époque où fleurissent +les poésies à la Vierge dont quelques-unes +sont remarquables de grâce. Bientôt la poésie religieuse +sera seule permise.</p> + +<p>Tous ces faits sont des indices de la transformation +profonde qui s'est produite dans les mœurs. A un +siècle de paganisme qui est l'époque de la période +classique succède une période d'agitation religieuse. +La croisade contre les Albigeois marque le triomphe +de l'orthodoxie. Les congrégations, les ordres religieux +se multiplient, font une propagande incessante; +petit à petit l'esprit public se transforme; la +poésie profane même sous sa forme la plus épurée +devient un «péché», la poésie religieuse est la seule +qui soit admise ou comprise. Tel est le terme de +l'évolution auquel est arrivée à la fin du XIII<sup>e</sup> siècle, +chez Riquier et ses contemporains, la poésie des +troubadours. Sous cette forme elle n'est presque +plus reconnaissable; et cependant, dans les chansons +à la Vierge en particulier, il a suffi de peu de chose +pour la transformer.</p> + +<p>Ce furent ces chansons à la Vierge qui devinrent +bientôt une sorte de poésie officielle. En effet Guiraut +Riquier mourut dans les dernières années du +XIII<sup>e</sup> siècle. Un quart de siècle plus tard (1323) sept +bourgeois de Toulouse, avec autant de zèle que de +naïveté, cherchèrent à rallumer le flambeau éteint. +Ils fondèrent une Académie, instituèrent des concours +(qui vivent encore aujourd'hui) et établirent +un code poétique; en souvenir de l'ancien temps il +fut appelé les «Lois d'amour». Mais les anciens +dieux étaient bien morts et la nuit avait définitivement +succédé au crépuscule.</p> + +<p>La nouvelle École malgré son titre de Consistoire +de la Gaie-Science ou Gai-Savoir eut des tendances +exclusivement morales et religieuses. Le culte de la +femme qui avait fait la gloire de la poésie des troubadours +y devint le culte de la Vierge. Mais ces +chansons à la Vierge avaient donné—avec Guiraut +Riquier et ses contemporains—la mesure de la +grâce et du charme qu'on y pouvait atteindre. Les +thèmes de la lyrique religieuse ne présentaient pas +en effet la même variété que ceux de la lyrique profane. +La monotonie était facile à prévoir; elle caractérise +toute cette poésie du XIV<sup>e</sup> et du XV<sup>e</sup> siècle. Les +mainteneurs—ainsi se nommaient les fondateurs +de la nouvelle école—avaient pris soin d'exclure à +l'avance tout ce qui pouvait la rompre. Ils n'admirent +d'autres genres que ceux qu'on avait déjà traités et +où depuis longtemps toute sève était morte. Leur +poésie ne fut qu'une poésie de forme, essentiellement +académique. On renchérit sur les difficultés +métriques que les troubadours avaient léguées, on +leur emprunta leurs plus graves défauts, les choses +caduques: la rime difficile et recherchée, le style +obscur, et de tout cela sortit une poésie correcte, +parfois élégante, mais, artificielle, très froide et très +monotone.</p> + +<p>Ceux-là s'en aperçurent qui demandèrent à la +nouvelle école des modèles et des règles. La littérature +catalane doit à l'imitation de l'école toulousaine +la plupart de ses défauts. Les destinées de cette +littérature sont semblables à celle de l'école poétique +qu'elle imite, et à laquelle elle emprunte son code. +La poésie religieuse y fleurit, la recherche et la +préciosité y règnent. Elle est, elle aussi, une littérature +académique qui se prolonge sans éclat pendant +plusieurs siècles.</p> + +<p>L'éloge continuel de la Vierge amena une étrange +confusion et créa une légende qui encore aujourd'hui +a la vie tenace. On appliqua à la mère de Dieu +toutes les métaphores que contiennent les litanies et +les hymnes à la Vierge. La mère du Christ était la +Vierge Clémente, miséricordieuse, chargée d'intercéder +pour les pécheurs auprès de son fils; elle +devint la Clémence personnifiée. Au XV<sup>e</sup> siècle on +supposa qu'il avait existé une illustre famille toulousaine +du nom d'Isaure, on fit remonter à un +membre de cette famille l'honneur d'avoir fondé les +«Jeux Floraux» et le mythe de Clémence Isaure +(qui ressemble étrangement à une mystification) fut +créé.</p> + +<p>Nous n'avons pas à poursuivre l'histoire de cette +poésie dans les temps modernes. On sait avec quel +éclat Mistral et son école l'ont fait revivre alors +qu'on la croyait morte pour toujours. Sans doute +les conditions sociales, politiques et autres ne sont +plus les mêmes qu'au temps de Guillaume de Poitiers +ou de Bertran de Born; elles ne sont pas +cependant telles que la poésie provençale, dont le +siècle précédent a vu la renaissance, ne puisse vivre +glorieusement, si elle continue à se conformer au +précepte exprimé avec autant de simplicité que de +force par l'auteur de <i>Mireille</i>: «Nous ne chantons +que pour vous autres, ô pâtres et paysans.» Laissons +de côté ce que l'expression a d'exagéré; les plus +délicats se sont laissé prendre depuis longtemps au +charme de cette poésie nouvelle; mais c'est bien en +revenant à la vérité et à la sincérité, que Jasmin, +Mistral, Aubanel, Roumanille et Félix Gras, pour ne +citer que les plus grands, ont retrouvé les sources +de la vraie poésie. Il appartient à leurs successeurs, +«à ceux qui aiment la gloire et qui ont le cœur vaillant», +de s'inspirer du même principe, s'ils veulent +empêcher la nouvelle poésie de mourir prématurément, +comme est morte l'ancienne. La «Croisade +contre les Albigeois» n'aurait peut-être pas suffi +à tuer la poésie des troubadours, si elle n'était +devenue de bonne heure une poésie trop conventionnelle. +La convention et l'artifice peuvent donner +l'illusion de la vie; ils ne la remplacent pas.</p> + +<p>Mais il est temps de revenir en arrière pour jeter +un coup d'œil définitif sur le passé. On peut se rendre +compte maintenant de la place qu'occupe dans l'histoire +des littératures romanes la poésie des troubadours. +Elle a fourni des modèles à la plupart d'entre +elles; elle a été une mère féconde, et elle a le droit +d'être fière de ses enfants. C'est la France du Midi +qui a enseigné à ces littératures naissantes à +exprimer sous une forme artistique les sentiments +les plus doux les affections les plus chères qui aient +fait battre le cœur des hommes. La France du Nord +leur a enseigné en même temps les chansons +et les fanfares guerrières, dont les échos ont +retenti si longtemps dans les romans d'aventure qui +se rattachent à nos chansons de geste. L'épopée +française a été imitée dans les pays scandinaves +et dans la lointaine Islande, comme la poésie des +troubadours en Portugal et en Sicile.</p> + +<p>C'est au mélange de ces deux influences que le +moyen âge français doit l'hégémonie intellectuelle +qu'il a exercée sur les pays germaniques aussi bien +que sur les pays romans. Cette conquête du monde +par la poésie est un des plus beaux titres de gloire +du moyen âge français. Les deux parties dont l'union +intime et harmonieuse forme la France y ont eu une +part égale. Étudier l'une ou l'autre de ces deux +influences, c'est contribuer à honorer, comme l'a dit +un grand-maître, Gaston Paris, la «vieille patrie +qui depuis plus de mille ans a excité tant d'amour, +mérité tant de sacrifices et animé tant d'âmes de son +génie et de son cœur».</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="BIBLIOGRAPHIE_ET_NOTES" id="BIBLIOGRAPHIE_ET_NOTES"></a>BIBLIOGRAPHIE ET NOTES</h2> + + +<h3>BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE</h3> + +<p>1. <b>Dictionnaires.</b>—F. Raynouard, <i>Lexique roman</i>, 6 vol. Paris, +1838-1844.</p> + +<p>E. Levy, <i>Provenzalisches Supplement-Wœrterbuch</i>, Leipzig, 1894 +et années suivantes. Ce complément magistral de l'œuvre de +Raynouard comprendra environ six volumes grand in-8; cinq ont +déjà paru ainsi que le premier fascicule du tome VI (jusqu'au +mot <i>Past</i>).</p> + +<p>Pour paraître à la fin de 1908: Emil Levy, <i>Petit dictionnaire +provençal-français</i>, Heidelberg, G. Winter.</p> + +<p>J.-B.-B. Roquefort, <i>Glossaire de la langue romane</i>, 3 vol. Paris, +1808-1820.</p> + +<p>[De Rochegude] <i>Essai d'un glossaire occitanien pour servir à l'intelligence +des poésies des troubadours.</i> Toulouse, 1819.</p> + +<p>2. <b>Grammaires.</b>—Raynouard, <i>Grammaire de la langue romane</i> +(Tome I du <i>Choix</i>) Cf. <i>Résumé de la grammaire romane</i> (Tome I du +<i>Lexique</i>).</p> + +<p>F. Diez, <i>Grammaire des langues romanes</i>, traduction Gaston Paris, +A. Brachet, Morel-Fatio, Paris, 1873-1876, 3 vol.</p> + +<p>W. Meyer-Lübke, <i>Grammaire des langues romanes</i>, traduction +Rabiet et Doutrepont, 4 vol. Paris, 1889-1905.</p> + +<p>C.-H. Grandgent, <i>An outline of the Phonology and Morphology of +old provençal</i>. Boston, 1905. (Ne contient que la phonétique et la +morphologie; pour la syntaxe se reporter à Diez ou à Meyer-Lübke.)</p> + +<p>H. Suchier, <i>Die französische und provenzalische Sprache</i>, dans +Grœber, <i>Grundriss der romanischen Philologie</i>, 3 vol. Strasbourg, +1888-1902. La partie traitée par H. Suchier a été traduite en +français sous le titre suivant: H. Suchier, <i>Le français et le provençal</i>, +trad. par Ph. Monet, Paris, 1891. D'autre part une nouvelle +édition du tome I du <i>Grundiss</i> de Grœber vient de +paraître (1906).</p> + +<p>Voir aussi l'excellente introduction grammaticale au <i>Manualetto +provenzale</i>, de M. Crescini, et les précis plus sommaires des +<i>Chrestomathies provençales</i> de Bartsch (le tableau des formes a été +supprimé dans la dernière édition donnée par Koschwitz) et de +M. C. Appel.</p> + +<p>Enfin citons en dernier lieu un autre excellent manuel: +l'<i>Altprovenzalisches Elementarbuch</i>, par O. Schultz-Gora, Heidelberg, +1906.</p> + +<p>3. <b>Textes.</b>—<span class="smcap">A. Collections.</span>—<i>Le Parnasse occitanien, ou Choix +de poésies originales des Troubadours</i> [par de Rochegude], Toulouse, +1819.</p> + +<p>F. Raynouard, <i>Choix des poésies originales des Troubadours</i>, +6 vol. Paris, 1816-1821.</p> + +<p>C.-A.-F. Mahn, <i>Die Werke der Troubadours</i>, 4 vol. Berlin, 1846-1853.</p> + +<p>Id., <i>Gedichte der Troubadours</i>, 4 vol. Berlin, 1856-1873.</p> + +<p><span class="smcap">B. Chrestomathies.</span>—K. Bartsch, <i>Chrestomathie provençale</i>, +6<sup>e</sup> édition (publiée par Koschwitz), 1904. Nos citations sont faites +d'après la 4<sup>e</sup> édition.</p> + +<p>C. Appel, <i>Provenzalische Chrestomathie</i>, 3<sup>e</sup> édition, 1907. Nos +citations sont faites d'après la première édition.</p> + +<p>V. Crescini, <i>Manualetto provenzale</i>, 2<sup>e</sup> édition, 1905.</p> + +<p><span class="smcap">C. Éditions.</span>—Il existe des éditions complètes de plusieurs +troubadours. Nous nous contentons d'énumérer les plus importantes.</p> + +<p><i>Poésies de Guillaume IX</i>, par A. Jeanroy, Paris-Toulouse, 1905.</p> + +<p><i>Le troubadour Cercamon</i>, par le D<sup>r</sup> Dejeanne, Paris-Toulouse.</p> + +<p>U.-A. Canello, <i>La vita e le opere del trovatore Arnaldo Daniello</i>, +Halle, 1883.</p> + +<p>Bertran de Born a été édité plusieurs fois (éd. A. Stimming, +2<sup>e</sup> éd., 1892, éd. A. Thomas, Toulouse, 1888).</p> + +<p>A. Kolsen, <i>Giraut de Bornelh</i> (tome I, fasc. 1, Halle, 1907).</p> + +<p>Une édition de Bernard de Ventadour, par M. C. Appel, est en +préparation. Une édition de <i>Marcabrun</i> par le D<sup>r</sup> Dejeanne va +paraître incessamment.</p> + +<p>K. Bartsch, <i>Die Lieder Peire Vidal's</i>, Berlin, 1857.</p> + +<p>Plusieurs éditions de troubadours ont été publiées dans la +<i>Bibliothèque méridionale</i> (Toulouse); ce sont: <i>Bertran de Born</i> +(éd. A. Thomas, cf. supra), <i>Montanhagol</i> (éd. Coulet); <i>Bertran d'Alamanon</i> +(éd. Salverda de Grave); <i>Elias de Barjols</i> (éd. Stronski). +D'autres ont été publiées dans la <i>Romanisch Bibliotheke</i> (Leipzig): +<i>Sordel</i> (éd. de Lollis), <i>Folquet de Romans</i> (éd. Zenker), ou dans +l'<i>Altfranzösische Bibliothek</i> (Heilbronn): <i>N'At de Mons</i>, éd. Bernhard. +Cf. encore les éditions de <i>Peire d'Alvergne</i>, par R. Zenker +(Erlangen, 1900), de <i>Guillem Figueira</i>, par E. Levy (Thèse de +Berlin, 1880), de <i>Peire Rogier</i>, par C. Appel (Berlin, 1892), de <i>Pons +de Capduelh</i>, par Napolski, etc.</p> + +<p><span class="smcap">D. Manuscrits.</span>—Le travail capital sur les manuscrits des troubadours +est celui de M. Grœber, <i>Die Liedersammlungen der Troubadours</i>, +Strasbourg, 1877 (<i>Romanische Studien</i>, IX).</p> + +<p><b>4.</b> <b>Histoire littéraire.</b>—[Millot] <i>Histoire littéraire des troubadours</i>, +3 vol. Paris, 1774. (D'après les manuscrits de Sainte-Palaye).</p> + +<p>F. Diez, <i>Leben und Werke der Troubadours</i>, 2<sup>e</sup> édition, revue par +K. Bartsch, Leipzig, 1882. La 1<sup>re</sup> édition avait été traduite en français +par de Roisin.</p> + +<p>F. Diez, <i>Die Poesie der Troubadours</i>, 2<sup>e</sup> édition, revue par K. Bartsch, +Leipzig, 1883.</p> + +<p>C. Fauriel, <i>Histoire de la poésie provençale</i>, 3 vol. Paris, 1846. +Ouvrage vieilli, mais contenant d'excellents chapitres sur la +poésie «lyrique» des troubadours.</p> + +<p>K. Bartsch, <i>Grundriss zur Geschichte der provenzalischen Literatur</i>, +Elberfeld, 1872. La première partie (p. 1-95) contient un aperçu +de l'histoire de la littérature provençale, des renseignements sur +les manuscrits, sur les éditions, etc. La deuxième comprend la +liste alphabétique des troubadours, avec l'indication du premier +vers de chacune de leurs poésies <i>lyriques</i>. C'est d'après cette liste +que se font ordinairement les citations dans les études littéraires: +ainsi <i>Gr.</i>, 101, 2, renvoie à la deuxième poésie lyrique (ordre +alphabétique) de <i>Bonifaci Calvo</i> qui porte le numéro <i>101</i> dans le +<i>Grundriss</i> de Bartsch. Une nouvelle édition de cet indispensable instrument +de travail est en préparation et paraîtra sans doute bientôt.</p> + +<p>C. Chabaneau, <i>Les Biographies des Troubadours</i>, Toulouse, 1885; +fait partie de l'<i>Histoire générale de Languedoc</i> (tome X). A la suite +des biographies vient une liste des troubadours contenant non +seulement l'indication de leurs poésies lyriques, mais de leurs +autres compositions, et d'abondantes et précieuses notes biographiques, +renvois, rapprochements, etc.</p> + +<p>A. Stimming, <i>Provenzalische Litteratur</i>, dans le <i>Grundriss</i> de +Grœber, tome II, 2<sup>e</sup> partie.</p> + +<p>A. Jeanroy, <i>La poésie provençale du Moyen Age</i> (<i>Revue des Deux +Mondes</i>, 1899 et suiv.).</p> + +<p>A. Restori, <i>Letteratura provenzale</i>, Milan, 1891 (Manuali Hœpli) +Excellent petit manuel, traduit en français par A. Martel.</p> + +<p>A. Jeanroy, <i>Les Origines de la Poésie lyrique en France</i>, 2<sup>e</sup> édition, +Paris, 1904.</p> + +<p>A. Pätzold, <i>Die individuellen Eigenthümlichkeiten einiger hervorragender +Trobadors im Minneliede</i>, Marbourg, 1897 (Excellent par +les innombrables citations qu'il renferme).</p> + +<p>Ou peut citer encore les chapitres consacrés aux troubadours +dans l'<i>Esquisse historique de la littérature française au Moyen âge</i> de +Gaston Paris, dans les histoires de la littérature française de +MM. Lintilhac et Lanson et dans la <i>Geschichte der franzœsischen +Litteratur</i> de MM. Suchier et Birch-Hirschfeld.</p> + +<p>M. V. Crescini, professeur à l'Université de Padoue, prépare +une <i>Histoire de la littérature provençale</i>.</p> + + +<h4>CHAPITRE PREMIER</h4> + +<p><a id="footnote-I-1"></a> <a href="#anchor-I-1" class="label">1</a> Roger, <i>L'enseignement des lettres classiques, d'Ausone à Alcuin</i>, +Paris, 1905.</p> + +<p><a id="footnote-I-2"></a> <a href="#anchor-I-2" class="label">2</a> Kiener, <i>Verfassungsgeschichte der Provence seit der Ostgothenherrschaft +bis zur Errichtung der Konsulate</i> (510-1200). Leipzig, +1900, p. 48.</p> + +<p><a id="footnote-I-3"></a> <a href="#anchor-I-3" class="label">3</a> Les limites approximatives du <i>franco-provençal</i> sont données +d'après la première carte du <i>Grundriss</i> de Grœber, t. I.</p> + +<p><a id="footnote-I-4"></a> <a href="#anchor-I-4" class="label">4</a> Cette langue s'appela d'abord langue <i>romane</i>, puis prit le nom +de <i>limousine</i>; la dénomination de <i>provençal</i> date du XIII<sup>e</sup> siècle: +c'était, dans ce sens, la langue de la «Province» comprenant à +peu près tout le Sud de la France.</p> + +<p><a id="footnote-I-5"></a> <a href="#anchor-I-5" class="label">5</a> M. Chabaneau, en classant par province d'origine les troubadours +dont il existe une biographie (111, un quart environ du +chiffre total) donne pour l'Aquitaine quarante-un noms: parmi +eux Guillaume de Poitiers, les troubadours gascons Cercamon et +Marcabrun, Jaufre Rudel et Rigaut de Barbezieux (Saintonge), +Arnaut de Mareuil, Arnaut Daniel, Giraut de Bornelh, Bertran +de Born, etc. L'Auvergne et le Velay ont douze troubadours +avec biographie: parmi eux Peire d'Auvergne, Peire Rogier, +Peirol, Peire Cardenal. Le Languedoc en a dix-huit, parmi lesquels +les Toulousains Peire Vidal et Aimeric de Péguillan, +Raimon de Miraval, Guiraut Riquier. Enfin la Provence et le +Viennois présentent vingt-huit noms; les principaux sont ceux de +Raimbaut d'Orange, de la comtesse de Die, Folquet de Marseille, +Raimbaut de Vaquières, Folquet de Romans, etc. Quoique cette +liste ne comprenne qu'un quart des troubadours (et que, par +conséquent, la classification soit incomplète) il faut remarquer +que parmi ces troubadours se trouvent les plus illustres.</p> + +<p><a id="footnote-I-6"></a> <a href="#anchor-I-6" class="label">6</a> Sur les genres populaires dans l'ancienne poésie provençale, +cf. Ludwig Roemer. <i>Die volksthümlichen Dichtungsarten der +altprovenzalischen Lyrik</i>, Marbourg, 1884, et Jeanroy, <i>Origines de la +poésie lyrique en France</i>.</p> + +<p><a id="footnote-I-7"></a> <a href="#anchor-I-7" class="label">7</a> Sur la métrique des troubadours cf. P. Maus, <i>Peire Cardenal's +Strophenbau</i>, Marbourg, 1884.</p> + +<p><a id="footnote-I-8"></a> <a href="#anchor-I-8" class="label">8</a> Le poème de <i>Sainte Foy</i> d'Agen a été publié par M. Leite de +Vasconcellos dans la <i>Romania</i>, XXXI (1902), p. 177 et suiv.</p> + +<p><a id="footnote-I-9"></a> <a href="#anchor-I-9" class="label">9</a> Cf. Jeanroy, <i>Origines</i>, 1<sup>re</sup> partie, chap. I.</p> + + +<h4>CHAPITRE II</h4> + +<p>Voir pour tout ce chapitre les <i>Biographies des Troubadours</i>, +par M. C. Chabaneau (<i>Histoire générale de Languedoc</i>, éd. Privat, +tome X).</p> + +<p><a id="footnote-II-1"></a> <a href="#anchor-II-1" class="label">1</a> Cf. en particulier Chabaneau, <i>Notes sur quelques manuscrits +provençaux égarés ou perdus</i>, Paris, 1886.</p> + +<p><a id="footnote-II-2"></a> <a href="#anchor-II-2" class="label">2</a> Paul Meyer, <i>Les derniers Troubadours de la Provence</i>, Paris, 1871.</p> + +<p><a id="footnote-II-3"></a> <a href="#anchor-II-3" class="label">3</a> G. Bertoni, <i>I trovatori minori di Genova</i>, Dresde, 1903. Id., <i>Nuove +rime di Sordello di Goïto</i>, Turin, 1901 (Extrait du <i>Giornale Storico +della letteratura italiana</i>).</p> + +<p><a id="footnote-II-4"></a> <a href="#anchor-II-4" class="label">4</a> Cf. A. Stimming in Grœber, <i>Grundriss der romanischen Philologie</i>, +II, A, p. 19. Une partie des détails qui suivent est +empruntée à cet excellent résumé.</p> + +<p><a id="footnote-II-5"></a> <a href="#anchor-II-5" class="label">5</a> O. Schultz (-Gora), <i>Die provenzalischen Dichterinnen</i>, Leipzig, 1888.</p> + +<p><a id="footnote-II-6"></a> <a href="#anchor-II-6" class="label">6</a> Raimon de Miraval et son épouse Gaudairenca; Hugolin de +Forcalquier et Blanchemain (A. Stimming, l. s., p. 19).</p> + +<p><a id="footnote-II-7"></a> <a href="#anchor-II-7" class="label">7</a> Sur les protecteurs des troubadours, voir Paul Meyer, <i>Provençal +language and litterature</i>, in <i>Encyclopædia britannica</i>, et la +liste dressée par Diez, <i>Leben und Werke</i>, 2<sup>e</sup> éd., p. 497. Cf. aussi +Restori, <i>Lett. prov.</i>, p. 77-79.</p> + +<p><a id="footnote-II-8"></a> <a href="#anchor-II-8" class="label">8</a> Jean de Nostredame, <i>Vies des plus célèbres et anciens poètes +provençaux</i>, Lyon, 1575. M. Chabaneau préparait depuis de nombreuses +années une réédition de cet ouvrage. Nous la publierons +le plus tôt possible. Cf. Chabaneau, <i>Le Moine des Iles d'or</i>, +<span class="smcap">Annales du Midi</span>, 1907.</p> + +<p><a id="footnote-II-9"></a> <a href="#anchor-II-9" class="label">9</a> Chabaneau, <i>Biographies des Troubadours</i>.</p> + +<p><a id="footnote-II-10"></a> <a href="#anchor-II-10" class="label">10</a> La duchesse de Normandie était Éléonore d'Aquitaine, +petite-fille du premier troubadour, Guillaume, comte de Poitiers, +épouse divorcée de Louis VII depuis 1152. C'est entre 1152 et 1154 +que Bernard de Ventadour aurait séjourné à sa cour; cf. Diez, +<i>L. W.</i>, p. 25.</p> + +<p><a id="footnote-II-11"></a> <a href="#anchor-II-11" class="label">11</a> Cf. sur le châtelain de Coucy, G. Paris, <i>La Littérature française +au moyen âge</i>, § 128, et <i>Esquisse historique</i>..., § 135.</p> + +<p><a id="footnote-II-12"></a> <a href="#anchor-II-12" class="label">12</a> Sur la légende de Jaufre Rudel, cf. G. Paris, <i>Jaufre Rudel</i>, +<i>Rev. hist.</i>, t. LIII, p. 225 et suiv.</p> + +<p><a id="footnote-II-13"></a> <a href="#anchor-II-13" class="label">13</a> <i>Histoire littéraire</i>, XXVII, 723-724.</p> + +<p><a id="footnote-II-14"></a> <a href="#anchor-II-14" class="label">14</a> A. Stimming, dans le <i>Grundriss</i> de Grœber, II, B, p. 16.</p> + +<p><a id="footnote-II-15"></a> <a href="#anchor-II-15" class="label">15</a> Cf. notre étude sur le dernier troubadour, Guiraut Riquier, +p. 122 et suiv.</p> + +<p><a id="footnote-II-16"></a> <a href="#anchor-II-16" class="label">16</a> Le gracieux roman de <i>Flamenca</i>, comprenant plus de +8 000 vers, a été publié deux fois par M. Paul Meyer, en 1865, et +en 1901: le premier volume de cette deuxième édition (contenant +le texte) a seul paru jusqu'ici. Le roman est du XIII<sup>e</sup> siècle et il +est aussi intéressant pour l'histoire littéraire que pour l'histoire +de la civilisation.</p> + +<p><a id="footnote-II-17"></a> <a href="#anchor-II-17" class="label">17</a> Sur ces <i>ensenhamens</i>, cf. notre étude citée plus haut, p. 131. +Le premier et le plus ancien de ces <i>ensenhamens</i>, auquel est +empruntée la citation qui suit, est de Guiraut de Cabreira, noble +catalan contemporain de Bertran de Born et de Peire Vidal.</p> + +<p><a id="footnote-II-18"></a> <a href="#anchor-II-18" class="label">18</a> La citation est empruntée à l'<i>ensenhamen</i> de Guiraut de +Calanson. Ce poème a été publié récemment par M. Wilhelm Keller +sous le titre suivant: <i>Das Sirventes</i> «Fadet Joglar» <i>des Guiraut +von Calanso</i>, Erlangen, 1905. Le texte est accompagné d'un abondant +commentaire. La «symphonie» était un instrument à vent, +ou peut-être un «tambour de basque» (Keller, p. 63).</p> + + +<h4>CHAPITRE III</h4> + +<p><a id="footnote-III-1"></a> <a href="#anchor-III-1" class="label">1</a> Leur nom leur vient du mot <i>trobar</i>, <i>trouver</i> en parlant de +l'invention poétique.</p> + +<p>Cf. en général, pour ce chapitre, Diez, <i>Poesie der Troubadours,</i> +2<sup>e</sup> édition.</p> + +<p><a id="footnote-III-2"></a> <a href="#anchor-III-2" class="label">2</a> Traduction de l'abbé Papon, <i>Parnasse occitanien</i>, p. 21.</p> + +<p><a id="footnote-III-3"></a> <a href="#anchor-III-3" class="label">3</a> Pétrarque, <i>Trionfo d'amore</i>.</p> + +<p><a id="footnote-III-4"></a> <a href="#anchor-III-4" class="label">4</a> Cf. Gaston Paris, <i>Esquisse historique de la littérature française +au Moyen âge</i>, p. 159: «ce sont les troubadours de cette école [du +<i>trobar clus</i>] qui, malgré leurs défauts et indirectement, ont créé +le style moderne».</p> + +<p><a id="footnote-III-5"></a> <a href="#anchor-III-5" class="label">5</a> Sur la musique cf. un excellent article de M. A. Restori, +dans la <i>Rivista musicale italiana</i>, vol. II, fasc. 1, 1895. Voir surtout +la récente publication de M. J.-B. Beck, <i>Die Melodien der Troubadours</i>, +Strasbourg, 1908.</p> + +<p>Cf. encore A. Jeanroy, Dejeanne, P. Aubry: <i>Quatre poésies de +Marcabrun</i>, troubadour gascon du XII<sup>e</sup> siècle, texte, musique et +traduction, Paris, 1904.</p> + +<p>Les troubadours dont il nous reste le plus d'airs notés sont les +suivants: Bernard de Ventadour, Folquet de Marseille, Gaucelm +Faidit, Guiraut Riquier, Peire Vidal, Raimon de Miraval. Le +plus grand nombre de ces mélodies (les deux tiers) se trouvent +dans le manuscrit R (Bibl. nat.,<i>f. fr.</i>, 22543).</p> + +<p><a id="footnote-III-6"></a> <a href="#anchor-III-6" class="label">6</a> Ludwig Rœmer, <i>Die volksthümlichen Dichtungsarten</i>, Marbourg, +1884.</p> + +<p><a id="footnote-III-7"></a> <a href="#anchor-III-7" class="label">7</a> Bernard de Ventadour, <i>Quant erba vertz e fuelha par</i> (M. W. +I, 11; <i>Gr.</i>, 39); <i>id., Lo gens temps de pascor</i> (M. W. I, 13; <i>Gr.</i>, 28).</p> + +<p><a id="footnote-III-8"></a> <a href="#anchor-III-8" class="label">8</a> Marcabrun, <i>Pois l'iverns d'ogan es anatz</i> (M. W. I, 57).</p> + +<p><a id="footnote-III-9"></a> <a href="#anchor-III-9" class="label">9</a> J. Rudel, <i>Quan lo rius de la fontana</i> (M. W. I, 62; <i>Gr.</i>, 5).</p> + +<p><a id="footnote-III-10"></a> <a href="#anchor-III-10" class="label">10</a> Arnaut de Mareuil, <i>Belh m'es quan lo vens</i> (M. W. I, 155; <i>Gr.</i>, 10).</p> + +<p><a id="footnote-III-11"></a> <a href="#anchor-III-11" class="label">11</a> Peire Rogier, <i>Tan no plou ni venta</i> (M. W. I, 120; <i>Gr.</i>, 8).</p> + +<p><a id="footnote-III-12"></a> <a href="#anchor-III-12" class="label">12</a> Raimbaut d'Orange, <i>Non chant per auzel ni per flor</i> (M. W. +I, 77; <i>Gr.</i>, 32).</p> + +<p><a id="footnote-III-13"></a> <a href="#anchor-III-13" class="label">13</a> <i>Sirventés</i>: la vraie forme provençale est <i>sirventes</i>; nous +l'accentuons pour mieux marquer que l'accent doit porter sur +la dernière syllabe.</p> + +<p><a id="footnote-III-14"></a> <a href="#anchor-III-14" class="label">14</a> Cf. Jeanroy, <i>Origines</i>..., p. 45 et suiv. De la <i>tenson</i> on distingue +le <i>jeu-parti</i> (prov. <i>partimen</i>) qui est une variété du genre +et où les interlocuteurs choisissent entre deux propositions contraires; +nous employons le mot de <i>tenson</i> qui est le terme le plus +général.</p> + +<p>Sur la question de savoir si les tensons appartiennent à des +auteurs différents, cf. Diez, <i>Poesie der Troubadours</i>, p. 165. Pour +les sujets des tensons cf. <i>ibid.</i>, p. 169. Voici quelques autres +exemples: quel est l'homme le plus amoureux, celui qui ne peut +résister au désir de parler constamment de la dame qu'il aime +ou celui qui y pense en silence? Un amoureux qui est heureux dans +son amour doit-il préférer être l'amant ou le mari de sa dame?</p> + +<p><a id="footnote-III-15"></a> <a href="#anchor-III-15" class="label">15</a> Pour les tensons avec un personnage imaginaire, cf. +Jeanroy, <i>Origines</i>..., p. 54, note 1: on a des tensons du Moine de +Montaudon avec Dieu, de Peirol avec Amour, de Raimon Béranger +et Bertran Carbonel avec leur cheval, de Lanfranc Cigala avec +son cœur et son savoir.</p> + +<p><a id="footnote-III-16"></a> <a href="#anchor-III-16" class="label">16</a> Les deux tensons qui suivent sont de Guiraut Riquier.</p> + +<p><a id="footnote-III-17"></a> <a href="#anchor-III-17" class="label">17</a> Une des études les plus récentes sur la pastourelle est celle +de M. A. Pillet, <i>Studien zur Pastourelle</i>, Breslau, 1902 (extrait de +la <i>Festschrift zum zehnten deutschen Neuphilologentag</i>).</p> + +<p><a id="footnote-III-18"></a> <a href="#anchor-III-18" class="label">18</a> Traduction de M. A. Jeanroy, <i>Origines</i>, p. 31.</p> + +<p><a id="footnote-III-19"></a> <a href="#anchor-III-19" class="label">19</a> <i>Ibid.</i>, p. 80.</p> + +<p><a id="footnote-III-20"></a> <a href="#anchor-III-20" class="label">20</a> Le plus récent travail sur l'<i>aube bilingue du Vatican</i> (ainsi +nommée du manuscrit qui la contient) est dû au D<sup>r</sup> Dejeanne +dans les <i>Mélanges Chabaneau</i>: on trouvera dans cet article la +bibliographie du sujet.</p> + +<p><a id="footnote-III-21"></a> <a href="#anchor-III-21" class="label">21</a> Il n'y a qu'un exemple de <i>serena</i>; dans Guiraut Riquier; il +faut y voir sans doute une invention du poète et non une imitation +d'un genre populaire.</p> + +<p><a id="footnote-III-22"></a> <a href="#anchor-III-22" class="label">22</a> Le <i>descort</i> de Raimbaut de Vaquières est composé de +six strophes: la première en provençal, la seconde en italien +(génois), la troisième en français, la quatrième en gascon, la +cinquième probablement en portugais (Cf. sur le dernier point +Carolina Michaelis de Vasconcellos, dans le <i>Grundriss</i> de Grœber, +II, B, p. 173, Rem. 1).</p> + + +<h4>CHAPITRE IV</h4> + +<p><a id="footnote-IV-1"></a> <a href="#anchor-IV-1" class="label">1</a> Une partie des pages qui suivent ont paru en article dans le +<i>Mercure de France</i>, juin 1906.</p> + +<p><a id="footnote-IV-2"></a> <a href="#anchor-IV-2" class="label">2</a> Cf. <i>Poésies de Guillaume IX, comte de Poitiers</i>, éd. Jeanroy, +Paris, 1905.</p> + +<p><a id="footnote-IV-3"></a> <a href="#anchor-IV-3" class="label">3</a> Sur le «vasselage amoureux», cf. un excellent article de +M. E. Wechssler, <i>Frauendienst und Vassalität</i>, dans <i>Zeitschrift für +französische Sprache und Litteratur</i>, XXIV, 1, 159-190.</p> + +<p><a id="footnote-IV-4"></a> <a href="#anchor-IV-4" class="label">4</a> Cf. Diez, <i>Poesie der Troubadours</i>, p. 128, 129, etc.</p> + +<p><a id="footnote-IV-5"></a> <a href="#anchor-IV-5" class="label">5</a> A. Restori, <i>Lett. prov.</i>, p. 52.</p> + +<p><a id="footnote-IV-6"></a> <a href="#anchor-IV-6" class="label">6</a> Diez, <i>Poesie der Troubadours</i>, p. 127.</p> + +<p><a id="footnote-IV-7"></a> <a href="#anchor-IV-7" class="label">7</a> Traduction de Raynouard, <i>Des Troubadours et des Cours +d'amour</i>, p. XXII, XXVI.</p> + +<p><a id="footnote-IV-8"></a> <a href="#anchor-IV-8" class="label">8</a> Cf. P. Vidal: «le présent d'un simple cordon que m'a +accordé la belle Raimbaud me rend plus riche à mes yeux que +le roi Richard lui-même avec Poitiers, Tours et Angers». Cf. +encore de Guillaume de Saint-Didier: «cependant elle pourrait +me rendre heureux, si elle m'accordait seulement l'un des +cheveux qui tombent sur son manteau, ou l'un des fils qui +composent son gant». Cité par Raynouard, <i>Des Troubadours et des +Cours d'amour</i>, p. XIV.</p> + +<p><a id="footnote-IV-9"></a> <a href="#anchor-IV-9" class="label">9</a> Diez, <i>Poesie der Troubadours</i>, p. 135.</p> + +<p><a id="footnote-IV-10"></a> <a href="#anchor-IV-10" class="label">10</a> Mahn, <i>Gedichte</i>, nº 737. La deuxième citation est tirée du +nº 344.</p> + +<p><a id="footnote-IV-11"></a> <a href="#anchor-IV-11" class="label">11</a> Sur Rigaut de Barbezieux, cf. l'article que nous venons de +publier dans la <i>Revue d'Aunis et de Saintonge</i>, juillet 1908. On y +trouvera sa romanesque biographie.</p> + +<p><a id="footnote-IV-12"></a> <a href="#anchor-IV-12" class="label">12</a> Cette allusion aux habitudes de la tigresse se retrouve dans +un Bestiaire provençal, recueil de légendes ayant trait aux animaux. +Quand les chasseurs ont enlevé les petits de la tigresse, +ils placent des miroirs sur le sol; la tigresse s'y mire et oublie +sa douleur.</p> + +<p><a id="footnote-IV-13"></a> <a href="#anchor-IV-13" class="label">13</a> Raynouard, <i>Des Troubadours et des Cours d'amour</i>, Paris, 1817.</p> + +<p>La question a été reprise depuis par Diez (<i>Ueber die Minnehöfe</i>, +Berlin, 1825), Pio Rajna (<i>Le Corti d'Amore</i>, Milan, 1890), V. Crescini +(<i>Per la questione delle Corti d'Amore</i>, Padoue, 1891).</p> + + +<h4>CHAPITRE V</h4> + +<p><a id="footnote-V-1"></a> <a href="#anchor-V-1" class="label">1</a> Sur Cercamon, cf. l'édition du D<sup>r</sup> Dejeanne, Toulouse-Paris, +1905. Cercamon fait allusion une fois au Poitou (V) et il a écrit un +<i>planh</i> sur la mort de Guillaume X, comte de Poitiers. Ces détails nous +paraissent avoir quelque importance pour l'étude de l'influence +qu'a pu exercer l'œuvre du premier troubadour Guillaume IX.</p> + +<p><a id="footnote-V-2"></a> <a href="#anchor-V-2" class="label">2</a> Marcabrun fut un satirique si violent que, si l'on en croit +son biographe, les châtelains de Guyenne, dont il avait dit beaucoup +de mal, le firent mettre à mort.</p> + +<p><a id="footnote-V-3"></a> <a href="#anchor-V-3" class="label">3</a> Pierre d'Auvergne, ap. Diez, <i>L. W.</i>, p. 43. Cf. l'édition de +Pierre d'Auvergne par M. Zenker, p. 190-191. Pour la suite +cf. Diez, <i>ibid.</i>, p. 44.</p> + +<p><a id="footnote-V-4"></a> <a href="#anchor-V-4" class="label">4</a> Sur Jaufre Rudel, cf. Gaston Paris, <i>Rev. hist.</i> (cf. supra +chap. II), Carducci, <i>Jaufre Rudel</i>, <i>poesia antica e moderna</i>, 1888, Savj-Lopez, +<i>Mistica profana</i> (in <i>Trovatori e poeti</i>).</p> + +<p><a id="footnote-V-5"></a> <a href="#anchor-V-5" class="label">5</a> Appel, <i>Prov. Chr.</i>, p. 55.</p> + +<p><a id="footnote-V-6"></a> <a href="#anchor-V-6" class="label">6</a> M. C. Appel, in <i>Archiv für das Studium der neueren Sprachen</i>, +tome CVII.</p> + +<p><a id="footnote-V-7"></a> <a href="#anchor-V-7" class="label">7</a> «Depuis que nous étions enfants...» C'est l'âge aussi où +Dante commença à aimer Béatrice.</p> + +<p><a id="footnote-V-8"></a> <a href="#anchor-V-8" class="label">8</a> M. W., I, p. 19.</p> + +<p><a id="footnote-V-9"></a> <a href="#anchor-V-9" class="label">9</a> M. W., p. 20.</p> + +<p><a id="footnote-V-10"></a> <a href="#anchor-V-10" class="label">10</a> Texte de Mahn, <i>Gedichte der Troubadours</i>, nº 707.</p> + +<p><a id="footnote-V-11"></a> <a href="#anchor-V-11" class="label">11</a> Marcabrun aussi aurait visité l'Angleterre, cf. G. Paris, +<i>Esquisse historique</i>, § 86.</p> + +<p><a id="footnote-V-12"></a> <a href="#anchor-V-12" class="label">12</a> M. W., p. 23.</p> + +<p><a id="footnote-V-13"></a> <a href="#anchor-V-13" class="label">13</a> Sur les nombreuses allusions aux <i>médisants</i> (<i>lauzengiers</i>) +cf. Pätzold, <i>Die individuellen Eigenthümlichkeiten einiger hervorragender +Trobadors</i>, § 79.</p> + +<p><a id="footnote-V-14"></a> <a href="#anchor-V-14" class="label">14</a> M. W. I, 21. A propos de la «joie» il est bon de rappeler avec +M. Jeanroy (éd. de Guillaume de Poitiers, p. 19) que «l'espèce d'exaltation +mystique qui a pour cause et pour objet à la fois la femme +aimée et l'amour lui-même était... désignée sous le nom de <i>joi</i>».</p> + +<p><a id="footnote-V-15"></a> <a href="#anchor-V-15" class="label">15</a> Geoffroy de Vigeois, ap. Diez, <i>L. W.</i>, p. 322.</p> + +<p><a id="footnote-V-16"></a> <a href="#anchor-V-16" class="label">16</a> Sur les troubadours à la cour du comte de Toulouse, +cf. Paul Meyer, in <i>Histoire générale de Languedoc</i>, tome X.</p> + +<p><a id="footnote-V-17"></a> <a href="#anchor-V-17" class="label">17</a> Sur les troubadours à Narbonne, cf. notre article dans les +<i>Mélanges Chabaneau</i>, p. 737-750.</p> + +<p><a id="footnote-V-18"></a> <a href="#anchor-V-18" class="label">18</a> M. W. I, 30.</p> + +<p><a id="footnote-V-19"></a> <a href="#anchor-V-19" class="label">19</a> Carducci, <i>Un poeta d'amore del secolo XII</i>, <span class="smcap">Nuova Antologia</span>, +XXV-XXVI.</p> + +<p><a id="footnote-V-20"></a> <a href="#anchor-V-20" class="label">20</a> M. W., I, 33.</p> + +<p><a id="footnote-V-21"></a> <a href="#anchor-V-21" class="label">21</a> M. W., I, 36.</p> + + +<h4>CHAPITRE VI</h4> + +<p><a id="footnote-VI-1"></a> <a href="#anchor-VI-1" class="label">1</a> M. W. I, 184.</p> + +<p><a id="footnote-VI-2"></a> <a href="#anchor-VI-2" class="label">2</a> M. W. I, 151 et suiv.</p> + +<p><a id="footnote-VI-3"></a> <a href="#anchor-VI-3" class="label">3</a> On peut rapprocher de cette description un passage d'une +poésie lyrique d'Arnaut de Mareuil (M. W. I, p. 156). «Elle est +plus blanche qu'Hélène, plus belle qu'une fleur naissante, pleine +de courtoisie; de ses dents blanches ne sortent que des mots sincères, +son cœur est franc sans mauvaises pensées, sa couleur est +fraîche et ses cheveux blonds; que Dieu la garde, car jamais je +n'en vis de plus belle.»</p> + +<p><a id="footnote-VI-4"></a> <a href="#anchor-VI-4" class="label">4</a> Les œuvres de Giraut de Bornelh ont commencé à paraître +en édition critique avec traduction (allemande) sous le titre suivant: +<i>Saemtliche Lieder des Trobadors Guiraut de Bornelh</i>, von +Adolf Kolsen (tome I, fasc. 1), Halle, 1907.</p> + +<p><a id="footnote-VI-5"></a> <a href="#anchor-VI-5" class="label">5</a> Ed. Kolsen, nº 1.</p> + +<p><a id="footnote-VI-6"></a> <a href="#anchor-VI-6" class="label">6</a> <i>Id.</i>, nº 19.</p> + +<p><a id="footnote-VI-7"></a> <a href="#anchor-VI-7" class="label">7</a> <i>Id.</i>, nº 21.</p> + +<p><a id="footnote-VI-8"></a> <a href="#anchor-VI-8" class="label">8</a> <i>Id.</i>, nº 2.</p> + +<p><a id="footnote-VI-9"></a> <a href="#anchor-VI-9" class="label">9</a> Dante, <i>De vulg. Eloq.</i>, II, 2 et 6. «Bertran de Born, dit Dante, +a chanté les armes, Arnaut Daniel l'amour, Giraut de Bornelh +la droiture, l'honnêteté (<i>honestum</i>) et la vertu», <i>De vulg. Eloq.</i>, +II, 2.</p> + +<p><a id="footnote-VI-10"></a> <a href="#anchor-VI-10" class="label">10</a> M. W. I, 186.</p> + +<p><a id="footnote-VI-11"></a> <a href="#anchor-VI-11" class="label">11</a> M. W. I, 201.</p> + +<p><a id="footnote-VI-12"></a> <a href="#anchor-VI-12" class="label">12</a> Tenson de Linhaure et de Giraut de Bornelh, Appel, <i>Prov. +Chr.</i>, p. 87. Cf. aussi dans l'édition Kolsen les numéros 4 et 20. +Nous empruntons au premier des deux le couplet suivant: «Je +pourrais écrire (une chanson) plus obscure; mais la poésie n'a sa +valeur que si tout le monde la comprend; pour moi, quoi qu'on +en puisse penser, je suis heureux quand j'entends dire qu'on +chante ma chanson d'une voix sombre ou claire et quand +j'apprends qu'on la chante à la fontaine.» L'autre chanson débute +ainsi: «Je ferais, si j'avais assez de talent, une chansonnette +assez claire pour que mon petit-fils la comprît et que tout le +monde y prît plaisir.» Ce sont là de véritables manifestes littéraires +contre les théories du <i>trobar clus</i>. Ce ne sont pas les seuls +d'ailleurs dans la littérature provençale. Cf. la pièce de +Pierre d'Auvergne, <i>Sobre'l vieilh trobar e'l novel</i> et le commentaire +qu'en a donné M. J. Coulet dans les <i>Mélanges Chabaneau</i>, +p. 777 et suiv.</p> + +<p><a id="footnote-VI-13"></a> <a href="#anchor-VI-13" class="label">13</a> <i>Purgatoire</i>, ch. XXVI. Le chant se termine par huit vers +provençaux que Dante met dans la bouche d'Arnaut Daniel. +Celui-ci se trouve avec Guido Guinicelli parmi le troupeau de +ceux qui n'ont pas observé, dans la satisfaction de leurs appétits +charnels, l'<i>umana legge Seguendo come bestie l'appetito</i>. Dante cite +plusieurs fois encore Arnaut Daniel dans le <i>De vulgari Eloquentia</i>; +il y déclare en particulier qu'il a emprunté au poète limousin la +sextine. Cf. Diez, <i>L. W.</i>, p. 282.</p> + +<p><a id="footnote-VI-14"></a> <a href="#anchor-VI-14" class="label">14</a> Cf. Diez, <i>L. W.</i>, p. 285.</p> + +<p><a id="footnote-VI-15"></a> <a href="#anchor-VI-15" class="label">15</a> Le Moine de Montaudon lui reproche de n'avoir composé +dans sa vie que deux mauvais vers, auxquels personne ne comprend +rien; Diez, <i>L. W.</i>, p. 283.</p> + +<p><a id="footnote-VI-16"></a> <a href="#anchor-VI-16" class="label">16</a> Mahn, <i>Gedichte der Troubadours</i>, nº 427.</p> + +<p><a id="footnote-VI-17"></a> <a href="#anchor-VI-17" class="label">17</a> Voir pour tout ce qui suit A. Thomas, <i>Poésies complètes de +Bertran de Born</i>, introduction. Le <i>rôle historique de Bertran de Born</i> +a été étudié par M. Clédat, Paris, 1879. Bertran de Born est un +des rares troubadours qui aient eu l'honneur de plusieurs éditions +(Ed. A. Stimming [deux], éd. A. Thomas).</p> + +<p><a id="footnote-VI-18"></a> <a href="#anchor-VI-18" class="label">18</a> Thomas, <i>loc. sign.</i>, p. xv.</p> + +<p><a id="footnote-VI-19"></a> <a href="#anchor-VI-19" class="label">19</a> La fille de Henri II, Mathilde, était mariée avec Henri, +duc de Saxe; aussi B. de Born l'appelle-t-il une fois la <i>Saissa</i> (la +Saxonne).</p> + +<p><a id="footnote-VI-20"></a> <a href="#anchor-VI-20" class="label">20</a> On a émis des doutes sur l'authenticité de cette pièce. +Plusieurs manuscrits l'attribuent à d'autres troubadours que +Bertran de Born. La pièce est composée sur les mêmes rimes +qu'une pièce de Giraut de Bornelh. Ce qu'il y a de certain c'est +que un ou deux couplets sont interpolés; mais nous croyons que +ce brillant morceau de poésie est bien de Bertran de Born.</p> + + +<h4>CHAPITRE VII</h4> + +<p><a id="footnote-VII-1"></a> <a href="#anchor-VII-1" class="label">1</a> M. W. I, 77. <i>Non chant per auzel ni per flor</i></p> + +<p><a id="footnote-VII-2"></a> <a href="#anchor-VII-2" class="label">2</a> M. W. I, 70 et I, 67.</p> + +<p><a id="footnote-VII-3"></a> <a href="#anchor-VII-3" class="label">3</a> Cf. l'ouvrage déjà cité de O. Schultz, <i>Die prov. Dichterinnen</i>, +et Sernin Santy, <i>La Comtesse de Die</i>.</p> + +<p><a id="footnote-VII-4"></a> <a href="#anchor-VII-4" class="label">4</a> M. W. I, 87. <i>Ab joi et ab joven m'apais.</i></p> + +<p><a id="footnote-VII-5"></a> <a href="#anchor-VII-5" class="label">5</a> M. W. I, 88.</p> + +<p><a id="footnote-VII-6"></a> <a href="#anchor-VII-6" class="label">6</a> M. W. I, 80. <i>A chantar m'er de so qu'ieu no volria.</i></p> + +<p><a id="footnote-VII-7"></a> <a href="#anchor-VII-7" class="label">7</a> Sur Pierre d'Auvergne, cf. Zenker, <i>Die Lieder Peires von +Auvergne</i>, Erlangen, 1900.</p> + +<p><a id="footnote-VII-8"></a> <a href="#anchor-VII-8" class="label">8</a> «Au delà des montagnes», c'est-à-dire au delà des Pyrénées; +Marcabrun y avait été avant lui, cf. Zenker, p. 19.</p> + +<p><a id="footnote-VII-9"></a> <a href="#anchor-VII-9" class="label">9</a> C'est la poésie célèbre <i>Chantarai d'aquestz Trobadors</i>, Zenker, +nº XII. Un troubadour postérieur, le Moine de Montaudon, a +imité cette satire.</p> + +<p><a id="footnote-VII-10"></a> <a href="#anchor-VII-10" class="label">10</a> Roderic de Tolède, ap. Zenker, p. 26.</p> + +<p><a id="footnote-VII-11"></a> <a href="#anchor-VII-11" class="label">11</a> Ed. Zenker, nº IX. Sur «les oiseaux dans la poésie et dans +la légende» cf. un article de M. Savj-Lopez, dans <i>Trovatori et +Poeti</i>, p. 245. Un troubadour postérieur, Arnaut de Carcassés, a +composé une nouvelle où un perroquet joue le principal rôle; +pour faciliter un rendez-vous d'amour entre son seigneur et une +châtelaine il met le feu à la tour du château: pendant le désordre +et le tumulte qui s'ensuivent l'entrevue a lieu. Le «perroquet» +d'Arnaut de Carcassés est d'une éloquence insinuante et surtout +d'une merveilleuse activité. Cette nouvelle est d'ailleurs l'<i>Ecole des +Maris</i>. L'auteur l'a écrite pour «reprendre les maris qui veulent +surveiller leurs femmes et pour les avertir que la meilleure précaution +est de leur laisser la liberté». Cf. Bartsch, <i>Chr.</i>, c. 259 et +suiv. Sur les oiseaux messagers d'amour dans la poésie populaire +cf. Savj-Lopez, <i>op. laud.</i></p> + +<p><a id="footnote-VII-12"></a> <a href="#anchor-VII-12" class="label">12</a> M. W. I, 224, Rayn., <i>Ch.</i>, III, 318. <i>Parn. occ.</i>, 181.</p> + +<p><a id="footnote-VII-13"></a> <a href="#anchor-VII-13" class="label">13</a> M. W. I, 224, Rayn., <i>Ch.</i>, III, 321.</p> + +<p><a id="footnote-VII-14"></a> <a href="#anchor-VII-14" class="label">14</a> M. W. I, 226, Rayn., III, 324. <i>Parn. occ.</i>, 185.</p> + +<p><a id="footnote-VII-15"></a> <a href="#anchor-VII-15" class="label">15</a> <i>Parn. occ.</i>, 187. Gauvain est le neveu d'Arthur dans les +légendes bretonnes. Sur les légendes épiques chez les troubadours +voir Birch-Hirschfeld, <i>Ueber die den provenzalischen Troubadours +bekannten epischen Stoffe</i>, Halle, 1878. L'ouvrage est +incomplet, mais il n'a pas été remplacé.</p> + +<p><a id="footnote-VII-16"></a> <a href="#anchor-VII-16" class="label">16</a></p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Per ma vida gandir<br /></span> +<span class="i0">M'en anei en Ongria<br /></span> +<span class="i0">Al bon rei N' Aimeric<br /></span> +<span class="i0">On trobei bon abric. Raynouard, <i>Ch.</i>, V, 342.<br /></span> +</div></div> + +<p><a id="footnote-VII-17"></a> <a href="#anchor-VII-17" class="label">17</a> Sur Folquet de Marseille, cf. Hugo Pratsch, <i>Biographie des +Troubadours, Folquet von Marseille</i>, Berlin, 1878.</p> + +<p><a id="footnote-VII-18"></a> <a href="#anchor-VII-18" class="label">18</a> Dante, <i>Par.</i>, ch. IX, v. 88 et suiv. La ville dont il s'agit +dans le dernier vers est Marseille; Dante fait allusion au siège +qu'elle soutint contre Brutus.</p> + +<p><a id="footnote-VII-19"></a> <a href="#anchor-VII-19" class="label">19</a> M. W. I, 319.</p> + +<p><a id="footnote-VII-20"></a> <a href="#anchor-VII-20" class="label">20</a> «Guillaume VIII +[seigneur de Montpellier] avait épousé +depuis Eudoxe, fille de Manuel Comnène.» <i>Hist. gén. Lang.</i>, +éd. Privat, VI, p. 61. La source de cette indication est dans la +Chronique de Jaime I<sup>er</sup> d'Aragon (ch. 1) qui ne donne pas d'ailleurs +le nom de la princesse. Ce nom est donné par un compilateur +moderne, Gariel, <i>Series praesulum Magalonensium</i>, 2<sup>e</sup> édit., +p. 279: et l'authenticité de la chronique est douteuse (Cf. Morel-Fatio, +Grœber, <i>Grundriss</i>, II, 2, p. 118). Nous ajouterons qu'un de +nos collègues, qui s'occupe d'histoire byzantine, ne croit pas à +l'existence d'Eudoxie ou Eudoxe: la seule fille de Manuel Comnène +a été mariée au marquis de Montferrat.</p> + +<p><a id="footnote-VII-21"></a> <a href="#anchor-VII-21" class="label">21</a> M. W. I, 324.</p> + +<p><a id="footnote-VII-22"></a> <a href="#anchor-VII-22" class="label">22</a> La <i>Chanson de la Croisade contre les Albigeois</i> a été éditée +deux fois, d'abord par Fauriel, puis par M. Paul Meyer, 2 vol. +Paris, 1875. Le passage cité commence au vers 3320. Ajoutons +que l'identification de Folquet de Marseille avec Folquet, évêque +de Toulouse, a été contestée; mais il semble que ce soit à tort.</p> + + +<h4>CHAPITRE VIII</h4> + +<p><a id="footnote-VIII-1"></a> <a href="#anchor-VIII-1" class="label">1</a> Cf. Lea, <i>Histoire de l'Inquisition</i>, trad. fr., Paris, 3 vol.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-2"></a> <a href="#anchor-VIII-2" class="label">2</a> Cf. pour une partie de ce qui suit A. Luchaire, <i>Innocent III, +la croisade contre les Albigeois</i>, Paris, 1905.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-3"></a> <a href="#anchor-VIII-3" class="label">3</a> Luchaire, <i>loc. sign.</i>, p. 182.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-4"></a> <a href="#anchor-VIII-4" class="label">4</a> Aimeric de Pégulhan, <i>Gr.</i>, 34, <i>Parn. occit.</i>, p. 171.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-5"></a> <a href="#anchor-VIII-5" class="label">5</a> Sur Raimon de Miraval, cf. P. Andraud, <i>La vie et l'œuvre du +troubadour Raimon de Miraval</i>, Paris, 1902.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-6"></a> <a href="#anchor-VIII-6" class="label">6</a> Bernard Sicard de Marvejols, Raynouard, <i>Choix</i>, IV, 191.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-7"></a> <a href="#anchor-VIII-7" class="label">7</a> Peire Cardenal, <i>Gr.</i>, 30; Appel, <i>Prov. Chr.</i>, nº 78.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-8"></a> <a href="#anchor-VIII-8" class="label">8</a> Bartsch, <i>Chr. Prov.</i>, col. 174.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-9"></a> <a href="#anchor-VIII-9" class="label">9</a> <i>Parn. occ.</i> p. 306.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-10"></a> <a href="#anchor-VIII-10" class="label">10</a> Mahn, <i>Gedichte</i>, nº 1 248.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-11"></a> <a href="#anchor-VIII-11" class="label">11</a> Raynouard, <i>Lexique roman</i>, I, 448.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-12"></a> <a href="#anchor-VIII-12" class="label">12</a> <i>Parn. occit.</i>, 313.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-13"></a> <a href="#anchor-VIII-13" class="label">13</a> <i>Ibid.</i>, 312.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-14"></a> <a href="#anchor-VIII-14" class="label">14</a> <i>Ibid.</i>, 321.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-15"></a> <a href="#anchor-VIII-15" class="label">15</a> <i>Ibid.</i>, 310.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-16"></a> <a href="#anchor-VIII-16" class="label">16</a> <i>Ibid.</i>, 309. Cf. dans la même pièce la strophe suivante: +«Maintenant est venue de France l'habitude de ne convier que +ceux qui ont abondance de blé ou de vin». Sur Simon de Montfort, +cf. la pièce <i>Per fols tenc...</i> str. 2 (<i>Parn. occ.</i>, p. 311).</p> + +<p><a id="footnote-VIII-17"></a> <a href="#anchor-VIII-17" class="label">17</a> Clercs et Français sont attaqués ensemble dans une strophe +de la pièce <i>Tartarasso ni voutour</i> (<i>Parn. occ.</i>, p. 320). Mêmes +attaques dans une poésie de Guillaume Anelier de Toulouse, +Raynouard, L. R., 481.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-18"></a> <a href="#anchor-VIII-18" class="label">18</a> Appel, <i>Prov. Chr.</i>, p. 113.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-19"></a> <a href="#anchor-VIII-19" class="label">19</a> Mahn, <i>Gedichte</i>, nº 975.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-20"></a> <a href="#anchor-VIII-20" class="label">20</a> Raynouard, <i>Choix</i>, IV, 337.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-21"></a> <a href="#anchor-VIII-21" class="label">21</a> Mahn, <i>Gedichte</i>, nº 1 233.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-22"></a> <a href="#anchor-VIII-22" class="label">22</a> <i>Ibid.</i>, nº 1 228.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-23"></a> <a href="#anchor-VIII-23" class="label">23</a> Bartsch, <i>Chr. prov.</i>, col. 173.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-24"></a> <a href="#anchor-VIII-24" class="label">24</a> <i>Parn. occit.</i>, p. 324; cf. aussi Appel, <i>Prov. Chr.</i>, nº 79. Cardenal +appelle son poème un <i>estribot</i>, mot assez rare désignant un +genre peu connu. Cf. encore Raimbaut d'Orange dans la pièce: +<i>Escotatz</i>.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-25"></a> <a href="#anchor-VIII-25" class="label">25</a> Cf. cependant la satire de la papauté et des hauts prélats +dans la <i>Geste</i> de Peire Cardenal (<i>Car motz homes fan vers</i>), sorte +de poème satirique où il s'attaque à toute la société, du pape aux +paysans.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-26"></a> <a href="#anchor-VIII-26" class="label">26</a> Sur Guillem Figueira, cf. l'édition de ce troubadour par +Emil Levy, Berlin, 1880.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-27"></a> <a href="#anchor-VIII-27" class="label">27</a> Crescini, <i>Manualetto</i>, p. 327. La pièce se compose de vingt-trois +strophes.</p> + +<p><a id="footnote-VIII-28"></a> <a href="#anchor-VIII-28" class="label">28</a> Raynouard, <i>Choix</i>, IV, 319.</p> + + +<h4>CHAPITRE IX</h4> + +<p>Voir sur la poésie religieuse chez les troubadours un excellent +article de M. Lowinsky, publié dans la <i>Zeitschrift für französische +Sprache und Litteratur</i>, 1898, XX, p. 163 et suiv.</p> + +<p><a id="footnote-IX-1"></a> <a href="#anchor-IX-1" class="label">1</a> Parmi les poésies érotiques des troubadours, il faudrait citer +quelques poésies de Guillaume de Poitiers, une d'Arnaut Daniel, +quelques chansons de Daude de Prades, chanoine de Maguelone, +les tensons grossières de Montan et de sa dame, de Mir Bernard +et de Sifre, quelques tensons de Guiraut Riquier.</p> + +<p><a id="footnote-IX-2"></a> <a href="#anchor-IX-2" class="label">2</a> Cf. un article de M. A. Luchaire, <i>Revue Bleue</i>, janvier 1908. +A propos de l'aventure de la fille de l'empereur Manuel, voir les +réserves que nous avons faites dans les notes du chapitre VII.</p> + +<p><a id="footnote-IX-3"></a> <a href="#anchor-IX-3" class="label">3</a> Arnaut Daniel, <i>Parn. occ.</i>, p. 257.</p> + +<p><a id="footnote-IX-4"></a> <a href="#anchor-IX-4" class="label">4</a> Cf. chap. III.</p> + +<p><a id="footnote-IX-5"></a> <a href="#anchor-IX-5" class="label">5</a> Ed. Jeanroy, XI.</p> + +<p><a id="footnote-IX-6"></a> <a href="#anchor-IX-6" class="label">6</a> Pierre d'Auvergne, éd. Zenker, XV, str. VIII.</p> + +<p><a id="footnote-IX-7"></a> <a href="#anchor-IX-7" class="label">7</a> Ed. Zenker, XIX.</p> + +<p><a id="footnote-IX-8"></a> <a href="#anchor-IX-8" class="label">8</a> <i>Ibid.</i>, XVIII.</p> + +<p><a id="footnote-IX-9"></a> <a href="#anchor-IX-9" class="label">9</a> Crescini, <i>Manualetto</i>, p. 225.</p> + +<p><a id="footnote-IX-10"></a> <a href="#anchor-IX-10" class="label">10</a> Raynouard, <i>Choix</i>, IV, p. 304.</p> + +<p><a id="footnote-IX-11"></a> <a href="#anchor-IX-11" class="label">11</a> Fauriel, <i>Histoire de la poésie provençale</i>; II, 184.</p> + +<p><a id="footnote-IX-12"></a> <a href="#anchor-IX-12" class="label">12</a> Le troubadour qui a composé cette curieuse tenson avec +Dieu est Daspol ou Guillem d'Autpoul, qui a vécu dans la deuxième +partie du XIII<sup>e</sup> siècle. Cf. le texte dans Paul Meyer, <i>Les derniers +troubadours de la Provence</i>, in <i>Bibl. Ec. Charles</i>, 30<sup>e</sup> année, p. 282.</p> + +<p><a id="footnote-IX-13"></a> <a href="#anchor-IX-13" class="label">13</a> Raynouard, <i>Choix</i>, IV, 442.</p> + +<p><a id="footnote-IX-14"></a> <a href="#anchor-IX-14" class="label">14</a> Appel, <i>Prov. Chr.</i>, nº 58.</p> + +<p><a id="footnote-IX-15"></a> <a href="#anchor-IX-15" class="label">15</a> En 1207 saint Dominique fonde le couvent de Prouille. C'est +l'époque où se fondent les confréries (laïques) du Rosaire qui ont +tant contribué à répandre le culte de la Vierge. Cf. Lowinsky, +<i>op. laud.</i>, p. 12 du tirage à part.</p> + +<p><a id="footnote-IX-16"></a> <a href="#anchor-IX-16" class="label">16</a> Cf. pour tout ce qui suit notre étude sur le troubadour +Guiraut Riquier, p. 284 et suiv.</p> + +<p><a id="footnote-IX-17"></a> <a href="#anchor-IX-17" class="label">17</a> Lanfranc Cigala, de Gênes; Mahn, <i>Gedichte</i>, nº 305.</p> + +<p><a id="footnote-IX-18"></a> <a href="#anchor-IX-18" class="label">18</a> Bernard d'Auriac (2<sup>e</sup> moitié du XIII<sup>e</sup> s.).</p> + +<p><a id="footnote-IX-19"></a> <a href="#anchor-IX-19" class="label">19</a> <i>Le troubadour Guiraut Riquier</i>, p. 296.</p> + +<p><a id="footnote-IX-20"></a> <a href="#anchor-IX-20" class="label">20</a> Folquet de Lunel, éd. Eichelkraut, Berlin, 1872. L'édition +est d'ailleurs médiocre.</p> + +<p>A propos de la place qu'occupe la Vierge dans l'art religieux +du XIII<sup>e</sup> siècle, voir E. Mâle, <i>L'art religieux du XIII<sup>e</sup> siècle en France</i>, +Paris, 1898, p. 308. «C'est un fait curieux qu'au XIII<sup>e</sup> siècle la +légende ou l'histoire de la Vierge soient sculptées aux portails de +toutes nos cathédrales... Le XIII<sup>e</sup> siècle est par excellence le siècle +de la Vierge. Saint Dominique répand le Rosaire en son honneur. +On récite tous les jours son office... Les ordres nouveaux, les +Franciscains, les Dominicains, vrais chevaliers de la Vierge, +répandent son culte dans le peuple.»</p> + + +<h4>CHAPITRE X</h4> + +<p>Nous ne donnons pour ce chapitre qu'une bibliographie très sommaire. +On trouvera l'essentiel dans la plupart des histoires de la +littérature italienne. Cf. en particulier Gaspary, <i>Storia della letteratura +italiana</i>, tradotta del tedesco dà N. Zingarelli, Turin, 1887, +tome I.</p> + +<p>A. Restori, <i>Letteratura provenzale</i>, p. 94 et suiv.</p> + +<p>A. Thomas, <i>Francesco da Barberino et la littérature provençale en +Italie au Moyen âge</i>, Paris, 1883.</p> + +<p>Schultz, Die <i>Lebensverhältnisse der italienischen Trobadors</i> +(<i>Zeitschrift für rom. Phil.</i>, VII, 187).</p> + +<p>A. Jeanroy, <i>Les origines de la poésie lyrique en France</i>, p. 223-273 +(La poésie française en Italie).</p> + +<p>Bartoli, <i>I primi due secoli della letteratura italiana</i>, Milan, 1880.</p> + +<p>Gaspary, <i>La scuola poetica siciliana del secolo XIII</i> (traduction), +Livourne, 1882.</p> + +<p>Fauriel, <i>Dante et les origines de la langue et de la littérature italiennes</i>, +tome I, leçons VII et VIII.</p> + +<p>Paul Meyer, <i>Influence des troubadours sur la poésie des peuples +romans</i>, <span class="smcap">Romania</span>, V, 266. L'ouvrage de Baret sur le même sujet +est vieilli.</p> + +<p>Cf. enfin pour Dante et le XIV<sup>e</sup> siècle la grande histoire littéraire +de l'Italie intitulée: <i>Storia letteraria d'Italia, scritta di una +societa di professori</i>, Milan; tome III, <i>Dante</i> (par M. Zingarelli); +tome V, <i>Il Trecento</i> (par G. Volpi).</p> + +<p><a id="footnote-X-1"></a> <a href="#anchor-X-1" class="label">1</a> Cf. la pièce <i>Bona aventura...</i> Mahn, <i>Gedichte</i>, nº 375. Cependant +les troubadours viennent plus nombreux à la cour de Frédéric +II à la suite de la croisade contre les Albigeois. (Cf. C. +Appel, <i>Deutsche Geschichte in der provenzalischen Dichtung</i>, Breslau, +1907.) Parmi les troubadours qui ont été en relations avec l'Italie +M. Restori cite: Bernard de Ventadour, Peirol, Cadenet, Bernard +de Bondeillo, Elias Cairel, Peire Cardenal, Cavaire, Palais, Pistoleta, +etc.: près d'une trentaine. <i>Lett. prov.</i>, p. 100, n. 1.</p> + +<p><a id="footnote-X-2"></a> <a href="#anchor-X-2" class="label">2</a> Appel, <i>Prov. Chr.</i>, nº 92.</p> + +<p><a id="footnote-X-3"></a> <a href="#anchor-X-3" class="label">3</a> Chose piquante, ces vers italiens écrits par un poète provençal +sont à peu près les plus anciens de la poésie italienne; +cf. Gaspary, <i>op. laud.</i>, p. 48.</p> + +<p><a id="footnote-X-4"></a> <a href="#anchor-X-4" class="label">4</a> Bartsch, <i>Chr. Prov.</i>, col. 128.</p> + +<p><a id="footnote-X-5"></a> <a href="#anchor-X-5" class="label">5</a> Diez, <i>Leben und Werke</i>, p. 236.</p> + +<p><a id="footnote-X-6"></a> <a href="#anchor-X-6" class="label">6</a> <i>Saint-Nicolas de Bari</i>: le comte de Champagne et celui de Bar +faisaient partie de l'expédition. Mais est-ce Saint-Nicolas de <i>Bar</i> +ou de <i>Bari</i> qu'il faut entendre? Sans doute de <i>Bari</i>.</p> + +<p><a id="footnote-X-7"></a> <a href="#anchor-X-7" class="label">7</a> Raynouard, <i>Choix</i>, IV, 277.</p> + +<p><a id="footnote-X-8"></a> <a href="#anchor-X-8" class="label">8</a> Cf. Diez, <i>Leben und Werke</i>, p. 239.</p> + +<p><a id="footnote-X-9"></a> <a href="#anchor-X-9" class="label">9</a> Gaspary, <i>op. laud.</i>, p. 53. Cf. pour le paragraphe suivant Gaspary, +<i>ibid.</i> et Hauvette, <i>Littérature italienne</i>, p. 49.</p> + +<p><a id="footnote-X-10"></a> <a href="#anchor-X-10" class="label">10</a> Boniface Calvó a été édité par M. Pelaez, Turin, 1897 +(Extrait du <i>Giornale Storico della letteratura italiana</i>, XXVIII-XXIX).</p> + +<p><a id="footnote-X-11"></a> <a href="#anchor-X-11" class="label">11</a> Diez, <i>Leben und Werke</i>, p. 392.</p> + +<p><a id="footnote-X-12"></a> <a href="#anchor-X-12" class="label">12</a> Raynouard, <i>Choix</i>, III, 446.</p> + +<p><a id="footnote-X-13"></a> <a href="#anchor-X-13" class="label">13</a> Mahn, <i>Gedichte</i>, nº 553.</p> + +<p><a id="footnote-X-14"></a> <a href="#anchor-X-14" class="label">14</a> Cf. sur Sordel <i>Vita e poesie di Sordello di Goito</i> per +Cesare de Lollis, Halle, 1896 (<span class="smcap">Romanische Bibliothek</span>, XI).</p> + +<p><a id="footnote-X-15"></a> <a href="#anchor-X-15" class="label">15</a> <i>Ibid.</i>, p. 58.</p> + +<p><a id="footnote-X-16"></a> <a href="#anchor-X-16" class="label">16</a> Ed. de Lollis, V.</p> + +<p><a id="footnote-X-17"></a> <a href="#anchor-X-17" class="label">17</a> Sur Bertrand d'Alamanon, cf. l'édition Salverda de Grave, +Toulouse (<span class="smcap">Bibliothèque méridionale</span>).</p> + +<p><a id="footnote-X-18"></a> <a href="#anchor-X-18" class="label">18</a> Peire Bremon, Raynouard, <i>Choix</i>, IV, 70.</p> + +<p><a id="footnote-X-19"></a> <a href="#anchor-X-19" class="label">19</a> Ed. de Lollis, p. 17.</p> + +<p><a id="footnote-X-20"></a> <a href="#anchor-X-20" class="label">20</a> Cf. le vers connu de Montanhagol: <i>D'amor mou castitatz</i> +(d'amour vient la chasteté).</p> + +<p><a id="footnote-X-21"></a> <a href="#anchor-X-21" class="label">21</a> Cf. Fauriel, <i>Dante</i>, I, 504.</p> + +<p><a id="footnote-X-22"></a> <a href="#anchor-X-22" class="label">22</a> Sauf une exception; cf. éd. de Lollis, <i>Introduction</i>.</p> + +<p><a id="footnote-X-23"></a> <a href="#anchor-X-23" class="label">23</a> La <i>Vita Nuova</i> a été composée en 1292 suivant Gaspary, +<i>Storia lett. ital.</i>, I, 450.</p> + +<p><a id="footnote-X-24"></a> <a href="#anchor-X-24" class="label">24</a> Fauriel, <i>Dante</i>, I, 340.</p> + +<p><a id="footnote-X-25"></a> <a href="#anchor-X-25" class="label">25</a> <i>Vita Nuova</i>, trad. Delécluze, Paris, 1853.</p> + +<p><a id="footnote-X-26"></a> <a href="#anchor-X-26" class="label">26</a> <i>Ibid.</i></p> + +<p><a id="footnote-X-27"></a> <a href="#anchor-X-27" class="label">27</a> Dante connaissait sans doute la plupart des troubadours +(du XII<sup>e</sup> s. et du début du XIII<sup>e</sup>) dont les œuvres nous sont parvenues: +Bernard de Ventadour, Peire Rogier et Arnaut de Mareuil, +Guillem de Cabestanh et Jaufre Rudel, etc. Il connaissait sans +doute aussi les biographies des troubadours. Cf. Zingarelli, +<i>Dante</i>, p. 70-71 (<i>Storia lett. ital.</i>, III). Cf. Chaytor, <i>The troubadours +of Dante</i>, Oxford, 1902.</p> + +<p>Ce n'est pas le lieu d'insister ici sur le <i>dolce stil nuovo</i> et sur +ses origines. On peut voir là-dessus les deux ou trois ouvrages +suivants qui ont en partie renouvelé le sujet: K. Vossler, <i>Die +philosophischen Grundlagen zum «Süssen Neuen Stil» des Guido Guinicelli, +Guido Cavalcanti, und Dante Alighieri</i>, Heidelberg, 1904; +Cesare de Lollis, <i>Dolce stil nuovo e «noel dig de nova maestria»</i>, in +<i>Studj Medievali</i>, I, p. 5-23; Paolo Savj-Lopez, <i>Trovatori e Poeti</i> +(Biblioteca «Sandron» di Scienze et Lettere, nº 30). Le premier +de ces auteurs est en désaccord sur plusieurs points essentiels +avec les deux autres. Le fond de son travail—exposé d'ailleurs +sous forme un peu trop didactique—est que la morale chrétienne +et la philosophie scolastique ont été d'une importance capitale +dans la transformation du vieux «style» en «style» nouveau. +Les deux autres auteurs ont une tendance à rechercher chez les +derniers troubadours les traces, les germes du nouveau «style»; +il est certain que des troubadours comme Montanhagol, quand +ils parlaient du «noel dig de nova maestria», sentaient qu'ils +s'éloignaient des anciens modèles et le dernier troubadour Guiraut +Riquier se rapproche beaucoup, par sa conception supraterrestre +et mystique de l'amour, du «dolce stil nuovo». Aucun des +deux ne paraît avoir été connu en Italie, mais il n'en est pas de +même de Sordel dont la doctrine sur l'amour se rapproche tant +de celle de Montanhagol.</p> + +<p>A propos du «pardon des offenses», dont il est question à la +fin de la chanson de Dante, M. Savj-Lopez rapproche de ces mots +un passage semblable du dernier troubadour Guiraut Riquier; ce +n'est là qu'une coïncidence, mais qui montre que l'évolution de +la poésie provençale en décadence est sur certains points parallèle +à celle de la lyrique italienne (<i>Trovatori e Poeti</i>, p. 66).</p> + +<p><a id="footnote-X-28"></a> <a href="#anchor-X-28" class="label">28</a> Cf. Gidel, <i>Les troubadours et Pétrarque</i> (Thèse de Paris, 1857). +L'ouvrage est vieilli, mais les rapprochements, que Gidel est un +des premiers à avoir indiqués, sont nombreux; trop nombreux +même, car plusieurs ne sont exacts qu'en apparence.</p> + +<p><a id="footnote-X-29"></a> <a href="#anchor-X-29" class="label">29</a> «Il se privait...» Cf. Gaspary, <i>Storia della lett. ital.</i>, p. 296.</p> + +<p><a id="footnote-X-30"></a> <a href="#anchor-X-30" class="label">30</a> Cette citation et celles qui suivent sont empruntées à +l'ouvrage de Gidel, p. 109, 121, 130.</p> + +<p><a id="footnote-X-31"></a> <a href="#anchor-X-31" class="label">31</a> Gaspary, <i>op. laud.</i>, p. 401-402.</p> + +<p><a id="footnote-X-32"></a> <a href="#anchor-X-32" class="label">32</a> On peut lire cette histoire dans l'excellent livre que +M. Antoine Thomas a jadis consacré à <i>Francesco da Barberino et +la littérature provençale en Italie au Moyen âge</i>, Paris, 1883.</p> + + +<h4>CHAPITRE XI</h4> + +<p>Voir en ce qui concerne l'Espagne le livre capital de Milà y +Fontanals. <i>De los trovadores en España</i>: 1<sup>re</sup> édition, Barcelone, 1861; +2<sup>e</sup> édition, Barcelone, 1889 (<i>Obras completas del doctor D. Manuel +Milà y Fontanals</i>, tomo segundo). Voici les quatre divisions de ce +livre:</p> + +<p> +1º De la langue et de la poésie provençales.<br /> +2º Troubadours provençaux en Espagne.<br /> +3º Troubadours espagnols en langue provençale.<br /> +4º Influence provençale en Espagne.<br /> +</p> + +<p><a id="footnote-XI-1"></a> <a href="#anchor-XI-1" class="label">1</a> Sur l'importance de cette voie au point de vue de la formation +des légendes épiques, cf. maintenant le livre de M. Bédier, +<i>La formation des légendes épiques</i>, Paris, 1908.</p> + +<p><a id="footnote-XI-2"></a> <a href="#anchor-XI-2" class="label">2</a> Guiraut Riquier, <i>Gr.</i>, 65; cf. notre étude sur ce troubadour, +p. 72 et 73.</p> + +<p><a id="footnote-XI-3"></a> <a href="#anchor-XI-3" class="label">3</a> Sur ces chroniques qui forment «quatre perles de la littérature +catalane du Moyen âge», cf. <i>Grundriss der rom. Phil.</i>, II, 2 +(L'histoire de la littérature catalane est de M. Morel-Fatio).</p> + +<p><a id="footnote-XI-4"></a> <a href="#anchor-XI-4" class="label">4</a> Sur Jaime I<sup>er</sup> d'Aragon, cf. de Tourtoulon, <i>Jaime I<sup>er</sup> le Conquérant, +roi d'Aragon</i>, Montpellier, 1863-1867, 2 vol.</p> + +<p>N'At de Mons écrivit surtout des poésies religieuses; voir notre +étude sur Guiraut Riquier, <i>passim</i>, et l'introduction à l'édition de +N'At de Mons, par M. Bernhard (<span class="smcap">Altfranzösische Bibliothek</span>, XI).</p> + +<p><a id="footnote-XI-5"></a> <a href="#anchor-XI-5" class="label">5</a> Montanhagol. éd. Coulet, III.</p> + +<p><a id="footnote-XI-6"></a> <a href="#anchor-XI-6" class="label">6</a> Cf. <i>Bernard de Rouvenac, ein provenzalischer Trobador des +XIII. Jahrhunderts</i>, par G. Bosdorff, Erlangen, 1907.</p> + +<p><a id="footnote-XI-7"></a> <a href="#anchor-XI-7" class="label">7</a> Gavauda, ap. Mila, <i>op. laud.</i>, p. 128.</p> + +<p><a id="footnote-XI-8"></a> <a href="#anchor-XI-8" class="label">8</a> Cf. l'excellente histoire de la littérature portugaise de +M<sup>me</sup> C. Michaelis de Vasconcellos et de M. Th. Braga dans le +<i>Grundriss</i> de Grœber, II, 2, p. 129 et suiv. Trois manuscrits comprennent +les poésies lyriques du XIII<sup>e</sup> et du XIV<sup>e</sup> siècle: le <i>Vaticanus</i> +a été publié plusieurs fois, dernièrement par M<sup>me</sup> C. Michaelis +de Vasconcellos; un autre manuscrit, dit de Colocci-Brancuti, +du nom de deux de ses possesseurs, l'humaniste Colocci +(mort en 1548) et le comte Brancuti di Cagli, est également en +Italie. En Portugal se trouve le manuscrit dit de Ajuda, du nom +du château royal, près de Lisbonne, où il est conservé. (Grœber, +<i>Grundriss</i>, II, 2, p. 200.) Trois autres manuscrits contiennent des +poésies religieuses (d'Alphonse X).</p> + +<p>Sur toute cette période de la littérature portugaise voir surtout: +R. Lang, <i>Das Liederbuch des Königs Denis von Portugal</i>, +Halle, 1894. Le texte est précédé d'une excellente étude d'histoire +littéraire.</p> + +<p><a id="footnote-XI-9"></a> <a href="#anchor-XI-9" class="label">9</a> On peut, avec M<sup>me</sup> C. Michaelis de Vasconcellos, diviser +cette littérature d'une manière plus précise d'après les règnes +d'Alphonse X et du roi Denys: période préalphonsine (1200-1248); +période du roi Alphonse (1248-1280); période du roi Denys (1280-1325); +période postdionysienne(1325-1350). <i>Grundriss</i>, II, 2, p. 179. +Cf. encore de M<sup>me</sup> de Vasconcellos, <i>Randglossen zur altportugiesischen +Liederbuch</i> (In <i>Zeitschrift für rom. Philologie</i>).</p> + +<p><a id="footnote-XI-10"></a> <a href="#anchor-XI-10" class="label">10</a> «Époque provençale». <i>Grundriss</i>, II, 2, p. 143.</p> + +<p><a id="footnote-XI-11"></a> <a href="#anchor-XI-11" class="label">11</a> Cf. M<sup>me</sup> de Vasconcellos, <i>loc. laud.</i>, p. 188, et suiv.</p> + +<p><a id="footnote-XI-12"></a> <a href="#anchor-XI-12" class="label">12</a> Lang, <i>op. laud.</i>, nº 63; <i>ibid.</i>, nº 3.</p> + +<p><a id="footnote-XI-13"></a> <a href="#anchor-XI-13" class="label">13</a> <i>Ibid.</i>, nº 59.</p> + +<p><a id="footnote-XI-14"></a> <a href="#anchor-XI-14" class="label">14</a> <i>Ibid.</i>, nº 16.</p> + +<p><a id="footnote-XI-15"></a> <a href="#anchor-XI-15" class="label">15</a> <i>Ibid.</i>, nº 73.</p> + +<p><a id="footnote-XI-16"></a> <a href="#anchor-XI-16" class="label">16</a> <i>Ibid.</i>, nº 43.</p> + +<p><a id="footnote-XI-17"></a> <a href="#anchor-XI-17" class="label">17</a> Voir sur ce point important que nous ne faisons qu'indiquer +ici: Jeanroy, <i>Origines</i>, p. 308-338 (<i>La poésie française en Portugal</i>). +M. Jeanroy combat l'origine populaire de la lyrique portugaise, +défendue par la plupart des critiques qui se sont occupés +avant lui de la question et en particulier par M. Th. Braga. Cf. +enfin la conclusion de l'étude de M. Lang, <i>op. laud.</i>, p. CXLII-CXLV.</p> + +<p><a id="footnote-XI-18"></a> <a href="#anchor-XI-18" class="label">18</a> Ici encore nous ne citerons, en fait de bibliographie, que +l'indispensable.</p> + +<p>W. Scherer, <i>Geschichte der deutschen Litteratur</i>, 2<sup>e</sup> édit., Berlin, +1884.</p> + +<p>Kock et Vogt, <i>Geschichte der deutschen Litteratur</i>, 2<sup>e</sup> éd., Leipzig.</p> + +<p>Textes: <i>Des Minnesangs Frühling</i>, Berlin, 1888: K. Pannier, +<i>Die Minnesänger</i>, Gœrlitz, 1881.</p> + +<p>A. Lüderitz, <i>Die Liebestheorien der Provenzalen bei den Minnesingern +der Stauferzeit</i>, Berlin, 1902. (Autre édition plus complète +dans les <i>Literarhistorische Forschungen</i>, Berlin, 1904.)</p> + +<p>A. Jeanroy, <i>Origines</i>, p. 270-307.</p> + +<p><a id="footnote-XI-19"></a> <a href="#anchor-XI-19" class="label">19</a> Scherer, <i>op. laud.</i>, p. 202.</p> + +<p><a id="footnote-XI-20"></a> <a href="#anchor-XI-20" class="label">20</a> Jeanroy, <i>Origines</i>, p. 285-286.</p> + +<p><a id="footnote-XI-21"></a> <a href="#anchor-XI-21" class="label">21</a> Lüderitz, <i>op. laud.</i>, p. 5 et suiv. Aux «médisants» (<i>lauzengiers</i>) +correspondent chez les Minnesinger les <i>lugnære, merkære</i>.</p> + +<p><a id="footnote-XI-22"></a> <a href="#anchor-XI-22" class="label">22</a> Diez, <i>Poesie der Troubadours</i>, p. 239. A. Lüderitz, <i>op. laud.</i>, +p. 26.</p> + +<p>Diez, après avoir établi une série de rapprochements entre la +poésie lyrique provençale et celle des minnesinger, ajoute que +cette ressemblance n'est pas due à l'imitation, mais qu'elle est due +aux idées du temps et au caractère particulier de la poésie +amoureuse. (Diez, <i>Poesie der Troubadours</i>, p. 240.) Cette raison +n'est certainement pas suffisante, quoiqu'elle explique bien des +choses.</p> + +<p>Diez le premier, Bartsch ensuite ont relevé les imitations formelles +qu'un minnesinger, Rodophe de Neufchâtel, a faites de +Folquet de Marseille (et de Peire Vidal); Bartsch a signalé à son +tour une imitation de Folquet de Marseille par le minnesinger +Frédéric von Hausen (fin du XII<sup>e</sup> siècle, comme Rodophe de +Neufchâtel) et une imitation d'une forme strophique difficile de +Bernard de Ventadour par le même Frédéric. Cf. Bartsch, <i>Grundriss +zur Geschichte der provenzalischen Literatur</i>, § 30.</p> + +<p><a id="footnote-XI-23"></a> <a href="#anchor-XI-23" class="label">23</a> <i>Des Minnesangs Frühling</i>, p. 127.</p> + +<p><a id="footnote-XI-24"></a> <a href="#anchor-XI-24" class="label">24</a> D'après Scherer, <i>op. laud.</i>, p. 212, Walter ne devrait rien à +l'imitation de modèles français ou provençaux.</p> + +<p><a id="footnote-XI-25"></a> <a href="#anchor-XI-25" class="label">25</a> Voir pour tout ce qui suit: Gaston Paris, <i>Esquisse historique +de la littérature française au Moyen âge</i>, Paris, 1907, p. 89, +156 et suiv.; <i>Histoire de la langue et de la littérature françaises</i>, publiée +sous la direction de Petit de Julleville; A. Jeanroy, <i>De nostratibus +medii aeui poetis qui primum Aquitaniæ carmina imitati sint</i>, +Paris, 1889. Nos citations sont faites d'après la <i>Chrestomathie de +l'ancien français</i> de Bartsch, 9<sup>e</sup> édition, 1908.</p> + +<p><a id="footnote-XI-26"></a> <a href="#anchor-XI-26" class="label">26</a> Bartsch, <i>Chr. de l'anc. français</i>, p. 158. La reine est Alix de +Champagne, veuve de Louis VII, et son fils est le roi Philippe +Auguste (vers 1180).</p> + +<p><a id="footnote-XI-27"></a> <a href="#anchor-XI-27" class="label">27</a> Bartsch, <i>ibid.</i></p> + +<p><a id="footnote-XI-28"></a> <a href="#anchor-XI-28" class="label">28</a> <i>Ibid.</i>, p. 164.</p> + +<p><a id="footnote-XI-29"></a> <a href="#anchor-XI-29" class="label">29</a> <i>Ibid.</i>, p. 163.</p> + +<p><a id="footnote-XI-30"></a> <a href="#anchor-XI-30" class="label">30</a> Dante, <i>De vulg. Eloq.</i> d'après Grœber, <i>Grundriss</i>, II, 1, +p. 677. Dante attribue d'ailleurs la chanson à Thibaut de Champagne, +<i>ibid.</i>, p. 683.</p> + +<p><a id="footnote-XI-31"></a> <a href="#anchor-XI-31" class="label">31</a> Bartsch, <i>Chr.</i></p> + +<p><a id="footnote-XI-32"></a> <a href="#anchor-XI-32" class="label">32</a> Bartsch, <i>Ibid.</i>, p. 184.</p> + +<p><a id="footnote-XI-33"></a> <a href="#anchor-XI-33" class="label">33</a> G. Paris, <i>Esquisse</i>, p. 161.</p> + + +<h4>CHAPITRE XII</h4> + +<p>Voir pour tout ce chapitre J. Anglade, <i>Le troubadour Guiraut +Riquier</i>, Paris, 1905. On y trouvera la bibliographie concernant +les troubadours de la décadence.</p> + +<p>Paolo Savj-Lopez, <i>Trovatori e poeti</i>, Milan, Palerme, Naples, +[S. d.] [1907] (chap. II, <i>L'ultimo trovatore</i>).</p> + +<p>Texte: <i>Die Werke der Troubadours</i>, herausgegeben von C.-A.-F. +Mahn. Berlin, 1853. L'éditeur est le D<sup>r</sup> Pfaff.</p> + +<p>J.-B. Noulet et C. Chabaneau, <i>Deux manuscrits provençaux du +XIV<sup>e</sup> siècle</i>. Montpellier-Paris, 1888.</p> + +<p>Les <i>Leys d'Amors</i> ont été publiées dans les <i>Monumens de la littérature +romane...</i>, par M. Gatien-Arnoult, Toulouse, 1841, 3 vol.</p> + +<p>Ces trois volumes sont complétés par un quatrième intitulé: +<i>Monumens de la littérature romane...</i>, par M. Gatien-Arnoult, +<i>seconde publication</i>, Paris-Toulouse, s. d. [1849]. Ce volume, dont +la publication est due au D<sup>r</sup> Noulet, contient un grand nombre de +pièces couronnées depuis les origines des Jeux Floraux jusqu'au +XV<sup>e</sup> siècle.</p> + +<p>Sur la légende de Clémence Isaure, cf. Chabaneau, <i>Histoire +générale de Languedoc</i>, tome X, p. 177, note et Noulet: <i>De Dame +Clémence Isaure substituée à Notre-Dame la Vierge Marie comme +patronne des Jeux littéraires de Toulouse</i>, Mém. de l'Acad. nat. des +sciences, inscriptions et belles-lettres de Toulouse, 1852, série 4, +tome II, p. 191. Cf. enfin la <i>Grande Encyclopédie</i>, article de +M. Antoine Thomas.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="TABLE_DES_MATIERES" id="TABLE_DES_MATIERES"></a>TABLE DES MATIÈRES</h2> + +<p> +<a href="#AVANT-PROPOS">AVANT-PROPOS</a><br /> +<a href="#CHAPITRE_I">CHAPITRE PREMIER</a><br /> +<br /> +INTRODUCTION<br /> +<br /> +La civilisation gallo-romaine.—Maintien de traditions +artistiques et littéraires.—Les limites de la langue d'oc.—Les +origines «limousines» de la poésie des troubadours.—La +période préparatoire (XI<sup>e</sup> s.).—Le premier troubadour.—Caractère +artistique et aristocratique de la poésie des +troubadours.—Germes de faiblesse et de décadence—Aperçu +sommaire de son histoire.—Grandes divisions.—Comparaison +avec la poésie de langue d'oïl. +<br /> +<br /> +<a href="#CHAPITRE_II">CHAPITRE II</a><br /> +<br /> +CONDITION DES TROUBADOURS<br /> +LÉGENDES ET RÉALITÉ<br /> +TROUBADOURS ET JONGLEURS<br /> +<br /> +Troubadours d'origine noble, bourgeoise.—Poétesses +provençales.—Les protecteurs des troubadours.—Sources +de leurs biographies.—Nostradamus.—Biographies de +Bernard de Ventadour, de Guillem de Capestang, de Jaufre +Rudel, de Peire Vidal, de Guillem de la Tour, de Giraut de +Bornelh.—Légendes et réalité.—Jongleurs et troubadours. +<br /> +<br /> +<a href="#CHAPITRE_III">CHAPITRE III</a><br /> +<br /> +L'ART DES TROUBADOURS. LES GENRES<br /> +<br /> +La poésie des troubadours est essentiellement lyrique.—Écoles +de poésie?—Le culte de la forme.—Le «trobar +clus»; admiration de Dante et de Pétrarque pour Arnaut +Daniel.—La musique des troubadours.—Les genres: la +chanson, le sirventés, la tenson, la pastourelle, l'aube.—Autres +genres. +<br /> +<br /> +<a href="#CHAPITRE_IV">CHAPITRE IV</a><br /> +<br /> +LA DOCTRINE DE L'AMOUR COURTOIS<br /> +COURS D'AMOUR<br /> +<br /> +La doctrine de l'amour courtois: son originalité.—L'amour +est un culte.—Le «service amoureux» imité du +«service féodal».—La discrétion; les pseudonymes: les +hommages des troubadours ne s'adressent qu'aux femmes +mariées.—La patience vertu essentielle.—L'amour est la +source de la perfection littéraire et morale.—L'orthodoxie +amoureuse chez le troubadour Rigaut de Barbezieux.—Les +cours d'amour d'après Nostradamus et Raynouard. +<br /> +<br /> +<a href="#CHAPITRE_V">CHAPITRE V</a><br /> +<br /> +LES PRINCIPAUX TROUBADOURS:<br /> +PREMIÈRE PÉRIODE<br /> +<br /> +Marcabrun: sa conception de l'amour; un troubadour +«misogyne».—Jaufre Rudel: son amour pour la «Princesse +Lointaine».—Bernard de Ventadour.—Sa conception +de la vie.—Sa brouille avec le seigneur de Ventadour.—Son +séjour auprès d'Éléonore d'Aquitaine; auprès du +comte de Toulouse, Raimon V.—Originalité de Bernard +Ventadour. +<br /> +<br /> +<a href="#CHAPITRE_VI">CHAPITRE VI</a><br /> +<br /> +LA PÉRIODE CLASSIQUE<br /> +<br /> +La période «classique».—Arnaut de Mareuil: tendance +à la poésie morale et didactique.—Girault de Bornelh.—Sa +manière.—La poésie morale.—Le poète de la +«droiture».—Arnaud Daniel; Dante.—Le «style obscur».—Bertran +de Born; le sirventés politique; la poésie de la +guerre.<br /> +<br /> +<br /> +<a href="#CHAPITRE_VII">CHAPITRE VII</a><br /> +<br /> +LA PÉRIODE CLASSIQUE (<i>suite</i>).<br /> +<br /> +Raimbaut d'Orange et la comtesse de Die.—Sincérité des +poétesses provençales et de la comtesse de Die en particulier.—Pierre +d'Auvergne.—La satire littéraire.—Le +message du rossignol.—Peire Vidal.—Une vie originale.—Folquet +de Marseille.—Folquet évêque de Toulouse et +les hérétiques albigeois. +<br /> +<br /> +<a href="#CHAPITRE_VIII">CHAPITRE VIII</a><br /> +<br /> +LA PÉRIODE ALBIGEOISE: PEIRE CARDENAL<br /> +<br /> +Débuts de la décadence.—Les causes.—La croisade +contre les Albigeois.—Raimon de Miraval.—La Chanson +de la Croisade.—Bernard Sicard de Marvejols.—Peire +Cardenal.—Ses attaques contre les femmes et l'amour.—La +satire morale et sociale.—Satires contre les croisés et +contre le clergé.—L'anticléricalisme de Peire Cardenal.—Satire +contre la papauté: Guillem Figueira.—Défense de la +papauté: Dame Gormonde de Montpellier. +<br /> +<br /> +<a href="#CHAPITRE_IX">CHAPITRE IX</a><br /> +<br /> +LA POÉSIE RELIGIEUSE<br /> +<br /> +Le paganisme de la poésie des troubadours.—La morale.—La +conception de la Divinité.—Chants de repentir: +Guillaume de Poitiers.—Pierre d'Auvergne.—Les chansons +de croisade.—Les plaintes funèbres.—Folquet de +Marseille.—Les poésies religieuses de Peire Cardenal.—Ses +poésies à la Vierge.—Saint Dominique et les Frères +Prêcheurs.—Développement des poésies à la Vierge.—Transformation +de la lyrique courtoise en lyrique religieuse: +Lanfranc Cigala, Guiraut Riquier, Folquet de Lunel. +<br /> +<br /> +<a href="#CHAPITRE_X">CHAPITRE X</a><br /> +<br /> +LES TROUBADOURS EN ITALIE<br /> +<br /> +Relations entre le Midi de la France et le Nord de l'Italie.—Rambaut +de Vaquières et le marquis de Montferrat.—L'école +sicilienne et Frédéric II.—Troubadours nés en +Italie.—Les Génois Lanfranc Cigala et Boniface Calvó.—Sordel: +sa vie aventureuse; le poète.—Le Sordel de +Dante.—Dante et les troubadours.—L'école de Bologne.—Le +<i>dolce stil nuovo</i>.—Pétrarque. +<br /> +<br /> +<a href="#CHAPITRE_XI">CHAPITRE XI</a><br /> +<br /> +LES TROUBADOURS EN ESPAGNE, EN PORTUGAL,<br /> +EN ALLEMAGNE<br /> +TROUBADOURS ET TROUVÈRES<br /> +<br /> +Les troubadours en Catalogne.—Relations entre le Midi +de la France et la péninsule ibérique.—Jaime 1<sup>er</sup> d'Aragon +et les troubadours.—Les troubadours en Castille: +Alphonse X le Savant.—La poésie galicienne ou portugaise.—Le +roi-poète Denis.—Influence provençale.—Les +Minnesinger.—Influence provençale: comment elle +s'est produite.—L'originalité des Minnesinger.—Walter +von der Vogelweide.—La poésie lyrique de la langue d'oïl.—L'école +«provençalisante».—Conon de Béthune; le +châtelain de Coucy; Gace Brulé. +<br /> +<br /> +<a href="#CHAPITRE_XII">CHAPITRE XII</a><br /> +<br /> +LE DERNIER TROUBADOUR<br /> +<br /> +Guiraut Riquier de Narbonne.—Narbonne au XIII<sup>e</sup> siècle. +Riquier et le roi de France.—Riquier à la cour +d'Alphonse X de Castille.—Sa requête au roi: distinction à +établir entre jongleurs et troubadours.—Riquier et le +comte de Rodez, Henri II.—Son œuvre: les pastourelles.—Sa +conception de l'amour.—Transformation de cette +conception sous l'influence des idées religieuse du temps.—Commentaire +de la chanson de Guiraut de Calanson.—Les +chansons à la Vierge.—Le Consistoire du Gai-Savoir.—Clémence +Isaure.—La Renaissance provençale. +<br /> +<a href="#BIBLIOGRAPHIE_ET_NOTES">BIBLIOGRAPHIE ET NOTES</a><br /> +</p> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les Troubadours, by Joseph Anglade + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TROUBADOURS *** + +***** This file should be named 35878-h.htm or 35878-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/5/8/7/35878/ + +Produced by Robert Connal, Pierre Lacaze and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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