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+The Project Gutenberg EBook of Les Troubadours, by Joseph Anglade
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les Troubadours
+ Leurs vies -- leurs oeuvres -- leur influence
+
+Author: Joseph Anglade
+
+Release Date: April 15, 2011 [EBook #35878]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TROUBADOURS ***
+
+
+
+
+Produced by Robert Connal, Pierre Lacaze and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+JOSEPH ANGLADE
+
+Professeur à l'Université de Toulouse
+
+LES
+
+TROUBADOURS
+
+LEURS VIES--LEURS OEUVRES--LEUR INFLUENCE
+
+_DEUXIÈME ÉDITION_
+
+Librairie Armand Colin
+
+103, Boulevard Saint-Michel, PARIS
+
+1919
+
+Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés
+pour tous pays
+
+_Du même Auteur_
+
+=Grammaire élémentaire de l'Ancien français=. Un volume in-18, broché
+
+
+
+
+AVANT-PROPOS
+
+
+Ce livre est issu d'un cours professé à l'Université de Nancy pendant le
+semestre d'hiver de 1907-1908. C'était là une matière bien nouvelle pour
+le public éclairé auquel nous nous adressions, et que nous remercions
+ici de sa sympathie. Le désir de lui faire connaître sous une forme
+accessible, dépourvue de l'appareil d'érudition qui accompagne
+d'ordinaire ces études, une période glorieuse de notre ancienne
+littérature explique le caractère de cet ouvrage. Aussi y trouvera-t-on
+plus d'affirmations que de discussions. Il est destiné au grand public,
+à celui du moins qui sait s'intéresser encore aux choses du passé, non
+parce qu'elles sont le passé, mais parce qu'elles sont belles et
+intéressantes.
+
+C'est à l'intention de ce public que nous avons multiplié les citations.
+Nous aurions désiré les donner dans le texte provençal. On aurait pu
+ainsi mieux goûter les vers gracieux de Bernard de Ventadour ou de la
+comtesse de Die, le style ferme et énergique de Peire Cardenal, et
+surtout tant d'artifices de mètre ou de style dont la traduction ne peut
+garder la moindre trace. Mais ce volume en eût été démesurément grossi,
+et de plus toute une partie du charme de cette langue aurait échappé à
+ceux qui ne la connaissent pas. Pour les autres, espérons qu'une
+anthologie provençale, avec traduction, ne se fera pas trop longtemps
+attendre.
+
+On trouvera d'ailleurs des renvois aux textes dans les notes qui
+accompagnent le volume. Cette dernière partie de notre travail comprend
+des notes bibliographiques et des additions. Nous avons voulu être utile
+à ceux qui s'intéressent à la poésie des troubadours en leur donnant,
+non pas une bibliographie complète, mais de simples notes qui leur
+permettront d'étudier plus à fond les sujets que nous traitons. Nous
+savons les services que peut rendre un guide de ce genre, même réduit à
+de modestes proportions.
+
+On voudra bien ne pas chercher dans ce livre ce que nous n'avons pas
+voulu y mettre: une histoire complète de l'ancienne littérature
+provençale. Nous avons voulu simplement écrire l'histoire de la poésie
+des troubadours en nous en tenant aux plus grands noms, en choisissant
+les plus intéressants ou les plus caractéristiques d'une période. Il n'y
+sera donc question ni de Gaucelm Faidit, ni de Peirol, ni de Folquet de
+Romans, ni de tant d'autres qui mériteraient «l'honneur d'être nommés».
+Pour tous ceux-là on trouvera des renseignements dans le livre toujours
+précieux de Diez, _Vies et OEuvres des Troubadours_.(Il n'existe
+malheureusement de traduction française que de la première édition, qui
+est vieillie.) Nous l'avons constamment consulté pour une partie de
+notre travail. L'ouvrage de Fauriel, dont la plus grande partie est
+d'ailleurs erronée, nous a été moins utile.
+
+Ce livre répondait-il à un besoin? Il nous l'a semblé. Il nous a semblé
+qu'il était temps de faire sortir la poésie des troubadours des
+nécropoles scientifiques que sont trop souvent nos revues, nos
+collections et nos dissertations, pour la produire au grand jour.
+L'étude des troubadours a profité du développement des études romanes.
+Plusieurs éditions ont paru, d'autres sont en préparation; certaines
+parties de l'histoire littéraire ont été traitées à fond. Ce sont les
+résultats de ces divers travaux que nous avons voulu résumer. Après tout
+les troubadours n'ont pas écrit pour que leurs oeuvres deviennent des
+sujets de thèses de doctorat ou de discussions académiques. Ils ont
+écrit pour le public, pour un grand public où les femmes d'intelligence
+et de coeur formaient la majorité et où régnait le culte de la poésie.
+Malgré la différence des temps et des moeurs, ce public ne doit pas
+avoir complètement disparu: du moins nous ne le croyons pas.
+
+En tout cas nous nous comparerions volontiers à un adversaire du _trobar
+clus_: on verra plus loin que ces mots désignent une manière d'écrire
+qui consiste à dérouter les profanes et à réserver la poésie aux seuls
+initiés. A quoi un grand troubadour, Giraut de Bornelh, répondit un jour
+par la déclaration suivante, qui sert de début à une de ses chansons:
+«Je ferais, si j'avais assez de talent, une chansonnette assez claire
+pour que mon petit-fils la comprît.» C'est la pensée qui nous a souvent
+guidé dans la rédaction de ce travail. Nous l'aurions voulu assez clair
+et assez simple pour qu'il fût à la portée de tout le monde: y
+avons-nous réussi?
+
+Nous avions l'intention de dédier ce volume à notre vieux maître Camille
+Chabaneau. Nous ne pouvons le dédier aujourd'hui qu'à sa mémoire
+vénérée.
+
+ J. A.
+
+
+
+
+LES TROUBADOURS
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+INTRODUCTION
+
+ La civilisation gallo-romaine.--Maintien de traditions
+ artistiques et littéraires.--Les limites de la langue
+ d'oc.--Les origines «limousines» de la poésie des
+ troubadours.--La période préparatoire (XIe s.).--Le premier
+ troubadour.--Caractère artistique et aristocratique de la
+ poésie des troubadours.--Germes de faiblesse et de
+ décadence.--Aperçu sommaire de son histoire.--Grandes
+ divisions.--Comparaison avec la poésie de langue d'oïl.
+
+
+L'étude des littératures modernes s'est renouvelée depuis qu'on a
+appliqué à cette étude la méthode comparative qui a donné de si heureux
+résultats en linguistique. L'habitude a régné longtemps d'étudier en
+elles-mêmes, sans regarder pour ainsi dire à l'extérieur, chacune des
+grandes littératures nationales. Mais on a reconnu assez vite les
+défauts et les faiblesses de cette méthode. On n'ose pas--et cela depuis
+les origines--étudier l'histoire du romantisme français, sans étudier en
+même temps l'histoire littéraire des pays voisins. L'histoire de
+certains genres au XVIIe siècle, sur lesquels il semblait que tout eût
+été dit, a été renouvelée récemment par l'étude des rapports littéraires
+de la France et de l'Espagne. La poésie française du XVIe siècle a subi
+de la part de l'Italie une influence qu'on a longtemps soupçonnée et
+même admise, mais que les érudits contemporains ont seuls étudiée en
+détail.
+
+La même méthode appliquée à l'étude des littératures du moyen âge a
+donné d'aussi heureux résultats. Pour prendre comme exemple l'Italie,
+les historiens de sa littérature n'ont pas eu de peine à reconnaître que
+l'épopée française était à l'origine de sa poésie épique et que sa
+première poésie lyrique était imitée de la poésie lyrique provençale.
+
+Cette influence de la poésie des troubadours sur la littérature des
+peuples romans a été reconnue depuis longtemps. Diez l'avait déjà
+marquée en étudiant la poésie galicienne, qu'il a été un des premiers à
+faire connaître. Les textes ont été publiés depuis et la démonstration a
+été reprise avec plus d'ampleur; la conclusion est hors de doute. La
+même conclusion s'impose à ceux qui ont étudié les origines de la poésie
+catalane. Dans le fond comme dans la forme, dans les idées comme dans la
+technique, on retrouve partout la trace d'une influence provençale.
+Quant à la poésie lyrique française, celle de langue d'oïl, l'influence
+de la poésie lyrique méridionale a été magistralement démontrée dans un
+livre dont il suffit de rappeler le titre: _Les Origines de la Poésie
+lyrique en France_, par M. Jeanroy.
+
+Enfin on n'a pas eu de peine à découvrir des traces de cette influence
+dans la littérature allemande. Le savant Karl Bartsch, à qui la
+philologie germanique doit autant que la philologie romane et plus
+particulièrement provençale, a montré que deux Minnesinger, Friedrich
+von Hausen et le comte Rodolphe de Neuenburg, de la fin du XIIe siècle,
+avaient formellement imité deux troubadours bien connus, Folquet de
+Marseille et Peire Vidal. L'ensemble du _Minnesang_ laisse entrevoir de
+nombreuses traces d'emprunt.
+
+Ces simples constatations suffisent à marquer l'intérêt de notre sujet.
+Nous y reviendrons en détail par la suite, quand nous aurons fait à
+grands traits l'histoire interne de la poésie provençale. Pour le moment
+nous voudrions étudier ses origines, délimiter son domaine, marquer son
+caractère, sa durée, sa valeur, résumer en un mot ce qu'il est
+indispensable de connaître avant d'aborder l'étude des troubadours. Nous
+serons obligés de passer rapidement sur des points importants, de
+résumer en quelques lignes ou de rappeler par une simple allusion des
+travaux de grande valeur; mais le caractère que nous voulons laisser à
+ces études sur les troubadours nous y oblige. Nous nous promettons
+seulement de ne rien dire qui ne soit vrai, de ne rien affirmer qui
+n'ait été démontré, renvoyant pour le détail des démonstrations à
+d'autres études d'un caractère plus scientifique que celle-ci.
+
+La civilisation romaine avait pénétré en Gaule par la Provence et par le
+Languedoc, par Marseille et par Narbonne, qui toutes deux avaient déjà
+connu la civilisation grecque. De bonne heure de savantes écoles
+d'enseignement supérieur s'élevèrent dans les provinces méridionales. Il
+suffit de rappeler l'éclat dont brillaient au IVe siècle Bordeaux et
+Périgueux, Auch et Toulouse, Narbonne et Arles, Vienne et Lyon.
+
+C'est par le Midi également qu'avait commencé l'évangélisation des
+Gaules: de gracieuses légendes le rappellent encore aujourd'hui en
+Provence. Ces causes réunies donnèrent à ces pays, pendant les premiers
+siècles de l'ère chrétienne, une vie intellectuelle et artistique que
+d'autres parties de la Gaule n'avaient pas connue ou ne connaissaient
+plus. Sans doute, dans l'Est et le Nord-Est, les écoles de Besançon,
+d'Autun et de Trèves, comme celles de Bourges et d'Orléans, dans le
+Centre, étaient restées célèbres, mais leur décadence, pour des causes
+que nous n'avons pas à rappeler ici, avait été plus rapide que celle des
+écoles du Midi. Trèves en particulier, malgré Ausone, était, comme l'a
+remarqué M. Jullian, une grande place d'armes plutôt qu'une grande
+Université[1]. Une curieuse anecdote, rapportée par Grégoire de Tours,
+nous renseigne sur l'état d'esprit d'un abbé parisien de son temps que
+le caprice du roi Clotaire voulait envoyer comme évêque à Avignon, en
+Avignon, comme on dit plus euphoniquement en Provence. Le pauvre saint
+Domnolus, car c'est de lui qu'il s'agit, passa toute la nuit en prières,
+demandant à Dieu de ne pas être envoyé parmi les _senatores sophisticos_
+(c'étaient les conseillers municipaux du temps) et les _judices
+philosophicos_ (la magistrature!) qui peuplaient Avignon; il affirmait
+que, vu sa simplicité, le poste qu'on lui offrait serait pour lui une
+humiliation plutôt qu'un honneur[2].
+
+Il semble donc que dans la plupart des villes du Midi de la Gaule des
+traditions littéraires et artistiques s'étaient maintenues, au moins
+jusqu'à la rénovation des études classiques à l'époque de Charlemagne. A
+cette date, cent cinquante ans à peine nous séparent des premiers
+monuments poétiques de la langue d'oc, qui sont un poème philosophique
+commentant le _De Consolatione_ de Boèce, et un poème sur sainte Foy
+d'Agen. A la fin du XIe siècle apparaît le premier troubadour,
+Guillaume, comte de Poitiers.
+
+La tentation est grande d'expliquer par une survivance des traditions
+littéraires la naissance de ce mouvement poétique. La poésie des
+troubadours serait l'héritière de la poésie latine de la décadence. Une
+explication de ce genre paraît même si naturelle qu'on pourrait être
+porté à s'en contenter tout d'abord et à n'en point chercher d'autre.
+Cependant la vérité paraît être bien différente. Nous essaierons de la
+dégager après avoir délimité le domaine linguistique de l'ancienne
+langue d'oc. La question des origines sera plus claire après cet exposé.
+
+Les limites de la langue d'oc ne paraissent pas avoir changé depuis le
+moyen âge. La ligne qui sépare les deux langues de la France part de la
+rive droite de la Garonne, à son confluent avec la Dordogne, remonte
+vers le nord, en laissant Angoulême dans le domaine de la langue d'oïl
+et en dépassant Limoges, Guéret et Montluçon; elle redescend ensuite
+vers Lyon par Roanne et Saint-Étienne.
+
+Une partie du Dauphiné (jusqu'au-dessous de Grenoble), la Franche-Comté
+(jusqu'aux environs de Montbéliard) et les dialectes romans de la Suisse
+forment un groupe linguistique que le savant Ascoli a dénommé
+_franco-provençal_[3], à cause des traits communs aux langues française
+et provençale que présentent les dialectes de cette région.
+
+En redescendant vers la Méditerranée la frontière linguistique se
+confond avec la frontière politique, sauf en ce qui concerne le Val
+d'Aoste qui appartient au franco-provençal et quelques villages italiens
+de langue d'oc.
+
+Au sud-ouest, la limite linguistique dépassait de beaucoup les limites
+de la France actuelle; car le catalan, avec Barcelone, Valence et les
+îles Baléares est du domaine de la langue provençale.
+
+La région que nous venons de délimiter à grands traits comprenait, comme
+aujourd'hui, plusieurs dialectes. Les principaux étaient le limousin,
+qui voisinait avec les dialectes de la langue d'oïl (saintongeais et
+poitevin), le gascon, qui occupait, à peu près comme aujourd'hui, la
+boucle formée par la Garonne, le languedocien, les dialectes d'Auvergne
+et de Dauphiné et le provençal proprement dit. Aujourd'hui ces dialectes
+présentent des différences profondes; livrés à eux-mêmes pendant des
+siècles, ils ont librement évolué. Il n'en était pas de même aux
+origines; les différences étaient beaucoup moins sensibles.
+
+De plus, il se forma de bonne heure une sorte de langue littéraire. Sans
+Académie, sans règles, par la force des choses, disons mieux, par la
+force de la poésie, la langue des premiers troubadours s'imposa à leurs
+successeurs. On peut reconnaître des différences dialectales--en petit
+nombre--chez quelques-uns d'entre eux; mais, dans l'ensemble, la langue
+resta la même, du début du XIIe siècle à la fin du XIIIe.
+
+Le dialecte auquel cette langue était le plus apparentée était le
+dialecte limousin. Il y a là une indication précieuse, qui n'a pas
+échappé à ceux qui se sont occupés les premiers des origines de la
+poésie provençale. La linguistique a servi de point de départ aux
+recherches d'histoire littéraire. C'est dans ce dialecte limousin qu'ont
+été écrites les premières poésies des troubadours, c'est lui qui s'est
+imposé aux poètes du XIIe et du XIIIe siècle[4].
+
+Il se produisit même un phénomène peu fréquent dans l'histoire
+littéraire. La langue limousine-provençale devint la seule langue
+poétique non seulement du midi de la France, mais d'une partie de
+l'Espagne et de l'Italie. Des poètes nés dans le domaine de langue
+d'oïl, en Saintonge par exemple, écrivirent en provençal. Une légende
+attribuait à Dante l'intention d'écrire la _Divine Comédie_ dans cette
+langue (n'oublions pas que son maître, Brunetto Latini, écrivit en
+français, et son compatriote Sordel en provençal); ce qui est certain,
+c'est qu'il est l'auteur des vers provençaux qu'il met dans la bouche
+d'Arnaut Daniel dans la _Divine Comédie_.
+
+Mais il est temps de revenir à la question des origines, que nous avons
+dû laisser en suspens: elle est d'ailleurs déjà résolue.
+
+Pour la résoudre, il fallait connaître auparavant ce fait si important
+que les premières oeuvres poétiques nous viennent de l'ouest et du
+sud-ouest, du Limousin, du Poitou, de la Saintonge; il fallait savoir
+que la langue des troubadours s'appela d'abord langue «limousine». C'est
+en effet dans le Limousin, et en partie dans le Poitou, plus
+vraisemblablement à la limite commune des deux provinces, qu'on peut
+placer le berceau de la poésie des troubadours. Le premier d'entre eux
+n'est-il pas Guillaume VII, comte de Poitiers[5]?
+
+Il a existé des «sons» poitevins (mélodies). Dans cette partie de la
+France où les dialectes d'oc et ceux d'oïl étaient en contact, il semble
+qu'on ait composé de nombreux chants populaires, romances, aubes,
+pastourelles, rondes et danses: c'est dans ces chants qu'il faut
+chercher l'origine de la poésie des troubadours.
+
+La forme artistique de leurs premières compositions, la technique
+élégante de leur métrique, toutes choses qui nous éloignent de la
+facture simple et fruste de la poésie populaire, ne doivent pas nous
+faire illusion sur les humbles origines de leur art. La chanson
+courtoise, qui est le produit le plus remarquable de la poésie des
+troubadours, a eu pour aïeule la chanson populaire, chanson d'amour ou
+rondes de printemps. Rondes de printemps surtout, si on en juge par le
+début des chansons courtoises qui rappellent presque toutes la
+réapparition des feuilles et des fleurs, avec le retour des oiseaux; la
+mention du mois de mai, du rossignol, de l'hirondelle ou de l'alouette,
+oiseaux populaires et poétiques, laisse entrevoir dès les premiers vers
+des chansons les plus conventionnelles les origines lointaines de cette
+poésie.
+
+D'ailleurs parmi les genres traités par les troubadours, il en est
+quelques-uns qui ont gardé leur type populaire. Rappelons seulement que
+les principaux d'entre eux sont la pastourelle, dialogue entre un
+chevalier, qui est ordinairement le poète, et une bergère; l'_aube_,
+genre curieux où un personnage qui a veillé toute la nuit sur un
+rendez-vous amoureux annonce à son ami la naissance du jour et l'avertit
+en même temps du danger; les _ballades_ et _danses_ dont il reste
+quelques exemples et quelques autres genres plus rares qu'il est inutile
+de citer ici[6].
+
+Mais en dehors de ces genres, qui ont conservé surtout au début un
+certain caractère populaire, la poésie des troubadours est une poésie
+essentiellement artistique, de l'art le plus raffiné. Un seul détail
+marque bien sa différence avec la poésie populaire qui lui a donné
+naissance. On sait que celle-ci ne présente pas une très grande variété
+dans l'emploi des mètres et dans la combinaison des strophes; les moyens
+d'expression de la poésie et de la musique populaires, compagnes
+habituelles, sont simples. Eh bien, c'est par centaines qu'on a pu
+compter les formes de strophes dans la lyrique provençale; on en a
+relevé 817 et le compte est incomplet. En réalité on peut dire qu'il y
+en a près d'un millier, depuis la courte strophe de trois vers jusqu'à
+la strophe de quarante-deux vers. Il y a là une richesse strophique, une
+technique telle qu'aucune poésie lyrique peut-être n'en peut offrir de
+semblable. Le caractère artistique de cette poésie s'affirme avec
+évidence à mesure qu'on avance dans son étude; qu'il suffise pour le
+moment d'avoir marqué par un aperçu très sommaire de sa forme combien
+elle s'est éloignée de la simplicité qu'elle a dû avoir à ses
+origines[7].
+
+A quelle époque peut-on fixer ces origines? On comprend qu'étant donné
+le caractère populaire de cette première poésie il est bien difficile de
+donner une date même approximative. La chanson populaire, avec ses
+thèmes assez simples, dans leur apparente variété, a existé de tout
+temps. Le folklore relève à peu près dans tous les pays, au moins dans
+les pays dits civilisés, si différents qu'ils soient de race et de
+civilisation, des chansons qui ont entre elles de nombreux traits
+communs. L'auteur des _Origines de la Poésie lyrique en France_ a pu
+citer (p. 457), dans la poésie populaire russe contemporaine, des
+chansons sur le thème de la _Mal mariée_ où un cosaque joue auprès de la
+dame abandonnée le même rôle de consolateur que jouent les chevaliers
+dans les chansons populaires du moyen âge. N'essayons donc pas de fixer
+une date à la première période de la poésie des troubadours. Pour nous
+cette poésie commence avec Guillaume, comte de Poitiers et duc
+d'Aquitaine, dont le règne s'étend de 1087 à 1127. Il est cependant
+vraisemblable que le début et le milieu du XIe siècle ont vu se
+multiplier les chansons populaires, c'est la période préparatoire, la
+période de germination pour ainsi dire. Les preuves ne manquent pas, ou
+du moins les hypothèses peuvent s'appuyer sur des faits incontestables.
+
+D'abord, si la poésie lyrique est peu développée pendant le XIe siècle,
+s'il ne nous en reste que quelques fragments, il s'est conservé jusqu'à
+nos jours des poésies d'un genre différent, comme la paraphrase de
+Boèce, et la chanson de sainte Foy d'Agen, déjà citées. Ce dernier poème
+surtout a été une heureuse surprise pour les érudits, qui en
+soupçonnaient l'existence depuis que le président Fauchet l'avait cité
+au XVIe siècle, et qui ne l'ont connu que depuis quelques années, grâce
+au flair d'un savant portugais, M. Leite de Vasconcellos, furetant par
+hasard dans la bibliothèque de l'Université de Leyde[8].
+
+La _Chanson de sainte Foy_ par le caractère archaïque de ses formes nous
+fait remonter tout à fait aux origines de la langue d'oc. La métrique,
+quoiqu'il ne s'agisse pas d'une poésie lyrique mais d'un poème épique et
+narratif, est déjà d'une facture remarquable. C'est de la poésie
+savante, n'en doutons pas. Mais la langue qui, vers l'an mille (et même
+peut-être avant, car on discute encore sur ce point), la langue qui
+était apte à la poésie savante était-elle incapable de servir à
+l'expression de simples sentiments populaires? Est-ce que les clercs, à
+qui nous devons sans doute les deux poèmes que nous venons de citer,
+n'auraient pas, dans le cas contraire, employé leur langue habituelle,
+le latin, pour louer le caractère de Boèce ou pour chanter les miracles
+de sainte Foy? Il est de toute vraisemblance que s'ils se sont servis de
+l'idiome vulgaire et s'ils ont pu en composer, sans trop de maladresse
+dans les deux cas, un assez long poème, c'est qu'il existait autour
+d'eux une langue et une poésie toutes formées.
+
+Redescendons de près d'un siècle et examinons les premières poésies du
+premier troubadour connu, Guillaume de Poitiers. Elles sont des environs
+de l'an 1100. Nous trouvons ici une langue poétique capable d'exprimer
+les sentiments les plus élevés et les plus délicats (joints, il est
+vrai, aux sentiments les plus vulgaires et même les plus grossiers).
+Nous remarquons surtout une technique déjà merveilleuse. Il existe des
+règles poétiques, il y a des conventions, des lois, toutes choses qui
+caractérisent ce qu'on est convenu d'appeler l'art. Cet art le comte de
+Poitiers ne l'a pas inventé; il en a trouvé certaines règles établies;
+il existait une tradition. C'est pendant le XIe siècle que celle
+tradition s'est sinon formée, au moins développée. Entre les poèmes
+narratifs du début et les poésies de Guillaume de Poitiers la langue
+s'est assouplie, la poésie populaire s'est développée, elle a grandi,
+pendant le XIe siècle, et elle nous apparaît transformée avec le premier
+troubadour, très élégante déjà, très belle et ne sentant ses origines
+que par sa jeunesse et par sa fraîcheur.
+
+C'est donc dans le XIe siècle qu'il faut placer la période la plus
+ancienne de la poésie des troubadours, celle que nous ne connaissons
+pas, mais que nous pouvons reconstituer par hypothèse, et en nous aidant
+aussi, comme on l'a fait, de certains refrains qui nous ont été
+conservés. Un texte célèbre nous prouve que les premiers troubadours
+avaient peut-être eu conscience des origines de leur art. Il nous est
+dit que le troubadour gascon Cercamon, qui a vécu dans la première
+moitié du XIIe siècle, avait composé des pastourelles à la «manière
+antique». Malheureusement l'auteur de la biographie des troubadours qui
+nous donne ce détail a vécu au XIIIe siècle et c'est peut-être à son
+point de vue qu'il se plaçait quand il parle de la «manière antique». De
+sorte que le renseignement n'a peut-être pas toute la valeur qu'on a
+voulu lui attribuer. Mais même si on ne fait pas état de ce texte, les
+vraisemblances sont infiniment nombreuses en faveur de l'hypothèse que
+nous venons d'exposer.
+
+Quoi qu'il en soit des origines de cette poésie et à la prendre telle
+qu'elle se présente à nous chez les premiers troubadours du XIIe siècle,
+elle a dès le début un caractère d'élégance raffinée qu'elle a conservé
+jusqu'en son extrême décadence. C'est une poésie essentiellement
+courtoise et aristocratique. Il faut entendre par le mot «courtois» une
+poésie de cour, faite exclusivement pour des milieux élégants, rarement
+pour la bourgeoisie, jamais pour le peuple.
+
+Ce caractère s'explique par l'état de la société à l'époque des
+troubadours et aussi en partie par leur condition sociale. Beaucoup
+d'entre eux--et le premier entre autres, Guillaume, comte de Poitiers et
+duc d'Aquitaine,--furent de grands seigneurs: plusieurs rois et autres
+gens de qualité cultivèrent la poésie et protégèrent les poètes. Car
+pour ceux d'entre eux qui étaient de «petite extrace» comme dit Villon,
+la protection d'un grand seigneur les mettait à l'abri des misères de la
+vie: la poésie n'a jamais bien nourri son homme, sauf à certaines
+époques privilégiées; le moyen âge ne fut pas une de ces époques; ou
+plutôt s'il le fut dans le Midi de la France, et si les troubadours y
+obtinrent de bonne heure crédit et considération, ce fut, le plus
+souvent, au prix de leur indépendance, et leur poésie y prit un
+caractère à peu près exclusivement aristocratique.
+
+Mais à quelle autre société que celle des grands seigneurs du temps
+auraient-ils pu s'adresser? Et quel goût pour la poésie auraient-ils
+trouvé en dehors de ces milieux? La bourgeoisie n'était pas encore assez
+cultivée, du moins au début de la période qui nous occupe. Sans doute,
+dans la plupart des villes du Midi, elle a vu grandir rapidement son
+importance politique. En Provence et en Languedoc, les consulats, imités
+des institutions similaires qui florissaient en Italie, s'élèvent de
+plus en plus nombreux à la fin du XIIe siècle; ils sont en plein éclat
+au XIIIe dans toutes les grandes cités méridionales. La bourgeoisie a
+fini par dresser son pouvoir en face de celui de la noblesse; elle a
+imité ses goûts et a pris ses habitudes; et pendant le XIIIe siècle on
+observe dans la poésie provençale des traces de transformation, image du
+changement qui s'est opéré ou qui s'opère dans la société. Mais à cette
+époque la poésie lyrique est en pleine décadence. Pendant sa période la
+plus brillante elle est restée une poésie aristocratique: elle ne
+pouvait pas être autre chose.
+
+On connaît assez par l'histoire de la civilisation la transformation
+profonde qu'a produite dans les moeurs le développement de l'esprit
+chevaleresque et courtois. Il semble que cette transformation se soit
+produite plus rapide et plus complète dans la société féodale du Midi de
+la France. Pour quelles raisons y prisait-on plus qu'ailleurs l'ensemble
+de ces qualités que l'on dénommait du gracieux nom de «courtoisie», mot
+qui nous est resté mais qui s'est singulièrement affaibli? Il n'est pas
+très facile de l'expliquer. Peut-être le caractère fut-il, à cette
+époque, dans ces régions, plus gai et plus léger, l'esprit plus vif et
+plus alerte, et surtout la vie plus facile et plus large. Ceci est
+possible: ce qui est moins probable c'est que le climat y soit pour
+quelque chose, comme l'ont cru trop d'historiens étrangers qui voient
+les pays du Midi, qu'il s'agisse de la Grèce, de l'Italie ou du Midi de
+la France, à travers leur rêve d'hommes du Nord.
+
+Ce qui est certain enfin c'est que dès les débuts la poésie provençale
+refléta les idées et les moeurs de ces milieux. C'est dans la conception
+de l'amour surtout que ces idées diffèrent de celles des âges précédents
+et que la société féodale méridionale est en avance sur celle du Nord.
+Les idées chevaleresques du temps avaient contribué à relever la
+condition de la femme, comme l'avait fait jadis le christianisme. Elle
+devint dans la plupart des pays où se développa l'esprit de la
+chevalerie un objet de respect et d'adoration. C'est dans le Midi de la
+France que cette évolution se produisit d'abord avec le plus d'éclat.
+Les troubadours ont créé par leur théorie de l'amour courtois un
+véritable culte de la femme. Le mot ne paraîtra pas trop fort, quand
+nous aurons examiné cette théorie, que nous en aurons étudié le
+développement et que nous verrons l'amour profane ainsi conçu se
+transformer presque insensiblement en dévotion à la Vierge. Cette
+évolution est régulière; elle est sortie sans effort de la conception
+primitive.
+
+C'est le développement de ce thème de l'_amour courtois_ qui a fait
+l'originalité de la poésie des troubadours. C'est à lui qu'elle doit et
+son éclat et son influence sur tous les pays où ont pénétré les idées de
+la chevalerie. Elle lui doit d'être restée encore vivante, malgré les
+ans. A tel point qu'en un certain sens on pourrait l'appeler classique.
+Ne nous posons pas la question célèbre: qu'est-ce qu'un classique? Mais
+si l'on réduisait le classicisme au fait d'avoir exprimé sous une forme
+parfaite des vérités éternelles, l'ancienne poésie provençale mériterait
+le nom de classique. Pour la forme, on peut dire qu'aucune poésie
+lyrique ne l'a cultivée avec plus de soin, disons mieux, avec plus
+d'amour; quant au fond, les sentiments qui y sont exprimés sont de ceux
+qui, idéalisés et ennoblis, ont toujours fait vibrer les coeurs des
+hommes. Et quel charme de plus pouvons-nous donc exiger de la poésie?
+
+La poésie morale, didactique, ou satirique a eu le même caractère
+aristocratique que la «chanson». La poésie lyrique méridionale se divise
+en plusieurs genres, dont les principaux sont: la _chanson_, consacrée à
+l'exaltation de l'amour courtois et le _sirventés_ ou _serventois_,
+comme on l'appelle dans la poésie du Nord. C'est le sirventés qui sert à
+l'expression des idées morales, ou de la satire personnelle, littéraire,
+politique et sociale. La poésie des troubadours a connu toutes ces
+divisions du genre; mais là encore on voit qu'elle est un produit de la
+société aristocratique. Les pièces diffamatoires ne sont pas rares dans
+cette poésie. Un grand seigneur refusait-il sa protection à un
+troubadour? La vengeance du «poète irritable» s'exprimait sous forme de
+satire personnelle, dure et méprisante. Les poésies de ce genre qui nous
+sont restées--et elles sont assez nombreuses--sont de curieux documents
+pour l'histoire des moeurs.
+
+Malheureusement cette poésie portait, dès ses origines, des germes de
+faiblesse et de décadence. Son existence était trop intimement liée à
+celle de cette société brillante au milieu de laquelle elle s'était
+développée et pour laquelle elle était faite. Le moindre changement dans
+les moeurs ou dans les conditions d'existence de cette société devait
+avoir pour conséquence la transformation ou la décadence de cette
+poésie. La noblesse méridionale s'appauvrit assez vite pour de
+nombreuses raisons dont les principales sont les suivantes: les
+contributions aux croisades, le développement de la bourgeoisie et sans
+doute aussi l'abus du luxe, des fêtes et des tournois. Mais surtout elle
+eut à supporter, pendant et après la croisade contre les Albigeois, de
+Toulouse aux bords du Rhône, les conséquences de la défaite. Les cours
+où les troubadours trouvaient aide et protection devinrent de plus en
+plus rares et bientôt disparurent tout à fait. A la fin du XIIIe siècle
+un très petit nombre seulement, dans toute la France méridionale,
+essayaient de maintenir les anciennes traditions.
+
+Avec la décadence de la chevalerie commença la décadence de la poésie
+des troubadours. Elle était frappée à mort dès les débuts du XIIIe
+siècle. Non pas que les chevaliers d'outre-Loire et d'ailleurs qui
+prirent part à la croisade contre les Albigeois aient témoigné des
+sentiments hostiles à la poésie et à ses représentants. Il y avait parmi
+eux des poètes de langue d'oïl, comme Amauri de Craon, Roger d'Andeli,
+Jean de Brienne, Thibaut de Blazon. On a même voulu tirer de ce fait la
+conclusion piquante que ces chevaliers-poètes auraient profité de la
+guerre pour introduire dans le Midi un genre poétique, la pastourelle,
+qui serait née dans les pays du Nord. On n'a pas eu de peine à répondre
+que la croisade à laquelle ils prirent part n'était rien moins qu'une
+croisade poétique[9].
+
+D'une tout autre importance fut, à notre point de vue, l'établissement
+du tribunal de l'Inquisition. Ce tribunal d'exception fut établi dans
+les principaux centres du Midi, d'abord à Toulouse et à Narbonne. En
+même temps saint Dominique fondait, dès les premières années du XIIIe
+siècle, le couvent de Prouilhe et engageait avec toute l'ardeur d'un
+croyant du moyen âge la lutte contre l'hérésie. Il ne semble pas, du
+moins au début, que la poésie profane ait été persécutée. Cependant
+l'Église proscrivit les livres en langue vulgaire qui traitaient de
+choses religieuses. On comprend le danger redoutable qu'il y avait pour
+elle à ce que des livres de ce genre se répandissent dans le peuple.
+Nous savons aussi que quelques troubadours s'exilèrent, peut-être pour
+aller chercher à l'étranger d'autres protecteurs, peut-être aussi par
+peur de l'Inquisition. Cependant aucun document formel ne nous permet de
+croire qu'elle les ait poursuivis comme complices des hérétiques.
+
+Mais l'établissement de l'Inquisition, la fondation de l'ordre des
+frères Prêcheurs par saint Dominique, et de nombreux ordres religieux,
+pendant le XIIIe siècle, produisirent un changement sensible dans la
+société. Le goût des choses religieuses, de l'orthodoxie surtout fut
+restauré. On ne s'intéressa plus à la poésie purement profane. On ne
+comprit plus le paganisme qui animait la poésie de l'âge précédent. Deux
+troubadours de la décadence nous avouent--et ces témoignages, quoique
+rares, sont précieux--que d'après les gens d'Église la poésie est un
+péché. Cet aveu est caractéristique; il est l'indice d'une nouvelle
+conception de la vie et de la poésie. C'est en ce sens qu'on peut dire
+que le développement de l'esprit religieux a contribué à hâter la
+décadence de l'ancienne poésie.
+
+L'histoire de cette poésie est donc brève; sa vie est courte et elle
+meurt jeune, comme ceux qui sont aimés des dieux. Diez le premier a
+divisé son histoire en trois grandes périodes, celle de son
+développement, celle de son âge d'or et celle de sa décadence. La
+première va, d'après lui, de 1090 à 1140; la deuxième de 1140 à 1250; la
+troisième de 1250 à 1292. Les dates qui marquent ces périodes n'ont rien
+d'absolu. Mais d'une manière générale elle les limitent assez bien.
+
+C'est entre 1140 à 1250 que Diez place la période la plus florissante de
+la poésie provençale. Si l'on avait le goût des divisions et des
+subdivisions, on pourrait en établir dans cet espace de plus d'un
+siècle; on montrerait sans peine que les plus grands troubadours
+appartiennent à la fin du XIIe siècle et que les germes de décadence
+sont déjà sensibles dès le début du XIIIe. Mais à quoi bon établir des
+distinctions oiseuses? Une période d'histoire littéraire, surtout au
+moyen âge, ne se laisse pas limiter avec une rigoureuse précision.
+Admettons donc d'une manière générale les dates fixées par le premier
+historien de la poésie des troubadours.
+
+Nous pourrions arrêter ici cette vue sommaire de l'histoire de la poésie
+provençale. Mais il n'est pas sans intérêt de donner, pour terminer
+cette introduction, un aperçu rapide de la poésie de la langue d'oïl à
+cette époque. Cette comparaison, en faisant ressortir l'originalité de
+la lyrique provençale, montrera aussi quelles lacunes graves on remarque
+dans la littérature de la langue d'oc.
+
+Par ses origines connues la poésie des troubadours est à peu près
+contemporaine de la _Chanson de Roland_. Sa période de splendeur
+correspond à une période de même éclat dans la poésie épique française.
+La fin du XIIe siècle, qui marque dans la France du Midi la période la
+plus brillante, est l'époque où naît dans la France du Nord la poésie
+narrative et courtoise. Aux poésies des troubadours correspondent vers
+la fin du XIIe siècle les romans d'aventures du grand poète champenois
+Chrétien de Troyes; c'est l'époque où il chante d'Iseut la blonde,
+d'Erec et d'Enide, du Chevalier au Lyon, de Lancelot du Lac et de
+Parceval le Gallois.
+
+C'est à cette époque aussi que se placent les premiers monuments de la
+poésie lyrique que Gaston Paris appelle l'école «provençalisante». Les
+quelques chansons d'amour composées par Chrétien de Troyes pour Marie de
+Champagne sont parmi les premières que l'on puisse rattacher à cette
+école. Celles de Conon de Béthune, de Gui de Couci, de Jean de Brienne,
+de Gace Brulé sont un peu postérieures. C'est au début du XIIIe siècle
+que cette poésie lyrique de langue d'oïl est dans tout son éclat.
+
+Elle passe bientôt de la noblesse, au milieu de laquelle elle a pris
+naissance, comme dans les cours du Midi, à la bourgeoisie qui petit à
+petit voit grandir son importance. L'école bourgeoise d'Arras produit
+les poètes les plus remarquables du temps. La poésie épique cède sa
+place aux romans d'aventures et aux nouvelles. Mais pendant toute cette
+période du XIIIe siècle, qui est pour la littérature du Midi une période
+de décadence et de mort, de nouveaux genres naissent dans la littérature
+française; elle déborde de sève et de vie. La poésie allégorique
+commence, ainsi que la satire, la poésie dramatique, et l'histoire. Ces
+nombreux genres si variés dont le XIIIe siècle montre les origines sont
+le présage d'une magnifique floraison; la littérature du Midi meurt au
+même moment parce qu'elle n'a pas pu se renouveler.
+
+Elle l'aurait pu peut-être, si elle s'était souvenue de ses origines
+populaires; elle aurait retrouvé à cette source toujours féconde dans
+toutes les littératures une vie nouvelle ou bien elle en aurait été
+heureusement transformée. Mais le souvenir de ces lointaines origines
+était perdu depuis longtemps. Pendant la décadence aucun effort, aucune
+tentative ne fut faite pour y remonter.
+
+Cette poésie aristocratique ne fit d'effort que pour se perdre plus
+sûrement. On rechercha pendant la dernière période les difficultés de la
+forme plutôt que l'originalité du fond; on revint aux choses déjà
+vieillies ou mortes, à la préciosité, à la jonglerie des mots, des rimes
+et des mètres, à tous ces artifices puérils de la forme qui sont en
+honneur dans toutes les littératures vieillies. De tout cela rien de
+vivant ne pouvait sortir.
+
+Est-ce à dire que les principaux genres que nous avons énumérés, en
+parlant de la littérature de langue d'oïl, lui aient été inconnus?
+Quelques-uns peut-être. En ce qui concerne la poésie épique, la question
+a été discutée et résolue avec éclat dans un sens affirmatif par
+Fauriel. Il paraît assez vraisemblable, au premier abord, qu'un pays
+comme le Midi de la France, qui a eu tant à souffrir des invasions
+sarrasines, en ait gardé le souvenir. D'autre part l'éclat de la poésie
+lyrique, dès ses origines, laisse supposer que le talent n'aurait pas
+manqué à ses jongleurs pour mettre en vers cette matière épique. Et que
+sont la _Chanson de Roland_, toute la magnifique geste de Guillaume
+d'Orange, les chansons d'_Aimeri de Narbonne_ et de la _Mort d'Aimeri_
+sinon le récit d'exploits accomplis contre les Sarrasins? Ces poèmes
+n'auraient-ils pas été précédés d'une épopée qui aurait été chantée sans
+être écrite, dans les pays qui avaient le plus souffert des invasions?
+Une pareille hypothèse n'aurait rien d'absurde, on comprend qu'elle ait
+été soutenue avec vraisemblance, et qu'elle ait trouvé des partisans
+convaincus.
+
+Cependant, si flatteur que cela fût pour l'amour-propre des méridionaux
+d'avoir fourni à leurs frères de langue d'oïl la matière épique en même
+temps que la matière lyrique, il faut laisser cette hypothèse dans son
+domaine d'hypothèse: aucun fait n'est venu la confirmer. Il semble au
+contraire que l'étude des origines de l'épopée française lui soit de
+plus en plus défavorable. La littérature méridionale a peu de choses à
+offrir en comparaison de la splendide floraison épique du Nord.
+Cependant si la belle épopée de _Gérart de Roussillon_ n'est pas
+d'origine méridionale, la _Chanson de la Croisade_ reste comme un
+témoignage remarquable des aptitudes des poètes du Midi à la poésie
+épique.
+
+En fut-il de même pour la poésie dramatique? Ici aussi les textes sont
+assez rares. Et cela est fâcheux, parce qu'il semble bien que les
+représentations dramatiques aient été de bonne heure un objet de
+prédilection pour les populations du Midi. Nous n'avons que quelques
+fragments anciens et nous sommes réduits, pour écrire son histoire, à
+des textes qui sont tout récents et imités probablement d'originaux
+français. La question de l'originalité de la poésie dramatique en langue
+d'oc reste donc assez douteuse.
+
+Quant aux autres genres, il sont à peu près tous représentés dans la
+littérature du Midi comme dans celle du Nord; mais dans la première, ils
+n'ont abouti qu'à un développement incomplet: la décadence est venue
+trop tôt; à ce point de vue son infériorité est évidente.
+
+Il ne lui reste donc que sa supériorité dans la poésie lyrique. Mais là
+elle est éclatante et hors de pair. C'est ce qui fait sa valeur et son
+importance historique. Même si elle n'avait pas en elle des raisons
+d'être admirée et goûtée pour elle-même, si elle ne faisait pas sentir à
+ceux qui la connaissent les émotions que donne la vraie poésie, elle
+demeurerait un objet d'étude de premier ordre. Son importance dans
+l'étude des littératures comparées n'en serait nullement dominée, si
+l'importance d'une littérature doit se mesurer, comme beaucoup d'autres
+choses humaines, non à sa valeur intrinsèque, mais à l'influence qu'elle
+a exercée.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+CONDITION DES TROUBADOURS. LÉGENDES ET RÉALITÉ. TROUBADOURS ET JONGLEURS
+
+ Troubadours d'origine noble, bourgeoise.--Poétesses
+ provençales.--Les protecteurs des troubadours.--Sources de
+ leurs biographies.--Nostradamus.--Biographies de Bernard de
+ Ventadour, de Guillem de Capestang, de Jaufre Rudel, de Peire
+ Vidal, de Guillem de la Tour, de Giraut de Bornelh.--Légendes
+ et réalité.--Jongleurs et troubadours.
+
+
+Nous possédons des poésies d'environ quatre cents troubadours, du XIIe
+et du XIIIe siècle. Nous connaissons aussi le nom de soixante-dix autres
+poètes dont les oeuvres ne nous ont pas été conservées. Ce chiffre donne
+une idée de l'activité poétique qui a régné pendant ces deux siècles.
+Mais le temps a fait subir à ce trésor des pertes irréparables. Les
+poésies des troubadours furent réunies dès le XIIe et le XIIIe siècle en
+anthologies. Combien d'entre elles n'ont-elles pas disparu depuis cette
+époque lointaine? Avec une pieuse sagacité, quelques savants ont suivi à
+la trace des manuscrits signalés par les érudits du XVIe et surtout du
+XVIIe et du XVIIIe siècle[1]; mais leurs efforts n'ont pas été toujours
+couronnés de succès. Un heureux hasard vient quelquefois en aide aux
+provençalistes. Il y a une quarantaine d'années M. Paul Meyer publiait
+le contenu d'un manuscrit des plus importants pour l'histoire des
+derniers troubadours. Suivant la poétique réflexion du savant éditeur,
+la «terre de Provence» avait été «légère au vieux manuscrit». Il avait
+séjourné en effet plusieurs années[2] enfoui au pied d'un olivier. Plus
+récemment, dans une des bibliothèques les plus fréquentées de Florence,
+un savant italien découvrait à son tour un autre manuscrit qui mettait
+au jour plus d'une vingtaine de noms de troubadours inconnus
+jusque-là[3]. Mais ces hasards sont rares et il faut se résigner à
+admettre que de nombreuses richesses sont à jamais perdues.
+
+Celles qui nous restent proviennent de troubadours de toute classe et de
+toute condition. Le premier connu, est, comme on l'a vu, un homme de
+«haut parage», Guillaume de Poitiers, duc d'Aquitaine. Parmi les plus
+anciens se trouvent également d'autres personnages de noble naissance.
+Ainsi Jaufre Rudel, qui s'énamoura de la «Princesse lointaine» et qui
+«usa la voile et la rame pour chercher sa mort» suivant l'expression de
+Pétrarque, était prince de Blaye. Cinq rois se sont exercés à la poésie
+provençale: il est vrai qu'on a remarqué à leur sujet que leur
+contribution n'avait pas été des plus brillantes. La liste des
+troubadours comprend encore dix comtes, cinq marquis et autant de
+vicomtes; parmi eux Bertran de Born. Beaucoup d'autres sont de puissants
+barons ou de riches chevaliers. Plusieurs, par contre, sont des
+chevaliers sans fortune qui abandonnent le métier des armes pour la
+poésie[4].
+
+Cependant ce n'est pas seulement dans les hautes classes que sont
+écloses les vocations poétiques. Un des troubadours les plus anciens et
+les plus originaux, Marcabrun, originaire de Gascogne, était un enfant
+illégitime. Un des plus gracieux, le Limousin Bernard de Ventadour,
+était le fils d'un domestique du château de Ventadour, dont les
+seigneurs, poètes eux-mêmes, furent depuis les origines de la poésie
+provençale les protecteurs nés des troubadours: Giraut de Bornelh, dont
+la vie, suivant la biographie provençale, fut si édifiante, était aussi
+de petite naissance. De même origine fut sans doute le dernier
+troubadour, Guiraut Riquier de Narbonne.
+
+D'autres troubadours, et non des moindres, s'étaient destinés d'abord à
+l'état ecclésiastique. La biographie provençale nous raconte de plus
+d'un qu'arrivé à l'âge d'homme il «s'éprit des joies du monde» et quitta
+le métier de clerc pour celui de troubadour. Il est vrai que plusieurs
+suivirent une voie inverse. Bertran de Born, après une vie consacrée aux
+armes et à la poésie, finit obscurément à l'abbaye de Dalon. Le
+troubadour Folquet de Marseille, fils d'un riche marchand, entré dans
+les ordres après sa carrière poétique, devint évêque de Toulouse. Il se
+signala, dans ce nouveau poste, par un tel zèle contre les Albigeois que
+l'Église le sanctifia. Un demi-siècle plus tard le troubadour Gui
+Folqueys, devenu pape sous le nom de Clément IV, accordait cent jours
+d'indulgence à qui récitait ses poésies; hâtons-nous de dire qu'il
+s'agissait de prières à la Vierge.
+
+Les sentiments de l'Église vis-à-vis de la poésie des troubadours
+paraissent avoir varié avec le temps et peut-être aussi avec les hommes.
+Ainsi Gui d'Ussel, qui appartenait à une noble famille de troubadours,
+et qui était chanoine de Brioude, dut jurer au légat du pape de renoncer
+à la poésie profane. En revanche le moine de Montaudon avait la
+permission de son supérieur de se livrer à la poésie dans l'intérieur de
+son couvent. De plus il était autorisé à visiter les châteaux du
+voisinage et à y réciter ses chansons; seulement il devait rapporter au
+cloître les présents qu'il recevait. On a compté seize ecclésiastiques
+parmi les troubadours, dont deux évêques et plusieurs chanoines. Au
+point de vue profane, très profane même, la palme appartient parmi
+ceux-ci à un chanoine de Maguelone, Daude de Prades, qui peut compter au
+nombre des ancêtres les plus immédiats de Rabelais; il vivait au XIIIe
+siècle, et son activité poétique ne paraît pas avoir été gênée par ses
+supérieurs.
+
+La bourgeoisie enfin a fourni également bon nombre de troubadours: les
+fils de marchands ne sont pas rares parmi eux: Bartolomé Zorzi, de
+Venise, était marchand; Élias Cairel, originaire du Périgord, était
+graveur en métaux précieux; Arnaut de Mareuil et plusieurs autres
+étaient notaires. Toutes les classes de la société étaient ainsi
+représentées dans ce monde étrange des troubadours; fils de nobles, fils
+de bourgeois, ou simples fils de gueux, un même amour pour la poésie les
+rapprochait.
+
+Il manquerait un fleuron à cette couronne poétique, si nous n'ajoutions
+que les femmes aussi s'exercèrent avec honneur à la poésie. On compte
+dix-sept poétesses: parmi elles Béatrice, la gracieuse comtesse de Die,
+dont les chansons nous font connaître le roman d'amour avec le
+troubadour Raimbaut, comte d'Orange. Marie de Ventadour, femme d'Èbles
+IV, passait pour une connaisseuse en art poétique; elle composa des
+poésies et fut choisie comme juge, avec d'autres nobles dames, dans des
+questions de casuistique amoureuse[5].
+
+Dans certaines familles les deux époux étaient poètes: nous connaissons
+au moins deux exemples d'unions de ce genre[6]. Quelquefois il se
+formait une vraie dynastie de troubadours, comme dans la famille des
+châtelains d'Ussel, en Limousin. «Gui d'Ussel, nous dit le biographe,
+était un noble châtelain; l'un de ses frères s'appelait Èbles, l'autre
+Pierre; son cousin s'appelait Élie; et tous quatre étaient troubadours.
+Gui trouvait de bonnes chansons, Élie de bonnes tensons et Èbles les
+mauvaises [il y a là une distinction qui ne nous paraît pas très claire;
+peut-être les _mauvaises tensons_ désignent-elles des tensons
+grossières, comme cela arrivait quelquefois]. Pierre chantait tout ce
+que son cousin et ses frères composaient. Gui était chanoine de Brioude
+et de Montferran...» C'est à lui, on s'en souvient, que le légat du pape
+fit jurer de renoncer à la poésie profane.
+
+On voit, par cette rapide esquisse, combien variée fut la condition des
+troubadours. Il y en eut parmi eux à qui la fortune sourit en même temps
+que la poésie, dès leur berceau; et il y eut aussi de pauvres hères,
+qui, épris d'idéal et de rêve, n'eurent d'autre ressource pour le
+réaliser que de courir le monde. Aussi la plupart d'entre eux furent-ils
+de grands voyageurs. Nous en connaissons qui sont allés en Orient,
+quelques-uns dans les pays d'outre-Loire, comme Bernard de Ventadour et
+Bertran de Born, qui séjournèrent en Normandie. D'autres paraissent
+avoir vécu à la cour des comtes de Champagne, comme un des plus anciens,
+Marcabrun, et peut-être Rigaut de Barbezieux.
+
+Quant au sud de la France, à la péninsule ibérique et au nord de
+l'Italie, c'était leur pays de prédilection. C'est là qu'ils trouvaient
+leurs plus puissants et leurs plus généreux protecteurs: en Italie les
+marquis de Montferrat et d'Este, dans la marche de Trévise; l'empereur
+Frédéric II. En Espagne ils vinrent en foule à la cour des rois de
+Castille et d'Aragon, en particulier à celles du roi Alfonse X le Savant
+et de Jacme le Conquistador. En France il suffit de citer les noms de
+quelques-uns de leurs protecteurs pris parmi les plus connus: ce sont
+les comtes de Toulouse et de Provence, les vicomtes de Marseille, les
+seigneurs de Montpellier, les vicomtes de Béziers, les vicomtes de
+Narbonne, les comtes de Rodez, et ceux d'Astarac. A ces puissants
+protecteurs il faut ajouter les rois d'Angleterre qui ont vécu en
+France, comme Henri au Court-Mantel et surtout Richard Coeur de Lion,
+poète lui-même, et protecteur d'Arnaut Daniel, de Peire Vidal, de
+Folquet de Marseille[7].
+
+Ce rapide coup d'oeil sur l'histoire des troubadours nous laisse
+entrevoir combien ardent était, dans toutes les classes de la société,
+l'amour de la poésie et de quelle faveur y jouissaient les poètes. Une
+étude rapide de leurs biographies confirmera ces impressions. Jamais
+peut-être la poésie n'a suscité tant d'enthousiasme, tant de
+dévouements.
+
+Il existe deux sources principales pour la biographie des troubadours:
+l'une ancienne, l'autre plus récente. Celle-ci est du célèbre Jehan de
+Notredame, plus connu sous le nom de Nostradamus, procureur du roi au
+Parlement d'Aix-en-Provence, à la fin du XVIe siècle, et mystificateur
+littéraire des plus audacieux. Il connaissait très bien l'ancienne
+poésie provençale et il avait à sa disposition de précieux documents que
+nous ne possédons plus. Il pouvait rendre service aux études provençales
+pour lesquelles il avait une si grande sympathie. Il s'est amusé à créer
+une vie légendaire des troubadours en mêlant à des faits exacts ce que
+lui suggéraient son imagination et sa fantaisie. Il tirait ses
+renseignements, prétendait-il, du manuscrit d'un savant moine, mort au
+début du XVe siècle, au monastère de Saint-Honorat, dans l'île de
+Lérins, et qui s'appelait du joli nom de _Moine des Iles d'Or_. C'était
+un mythe. On crut pendant longtemps à cette supercherie; ce n'est que
+dans le dernier siècle qu'on a exprimé des doutes; et tout récemment
+enfin le savant provençaliste Chabaneau a fait connaître le mot de
+l'énigme: le _Moine des Iles d'Or_ n'est autre chose que l'anagramme du
+nom d'un ami de Nostradamus[8]. Telle était la source principale de ses
+récits: qu'on juge par là des autres. Ce fut une belle mystification,
+une galéjade littéraire: elle n'a que trop bien réussi; les inventions
+de Nostradamus ont eu la vie dure, presque autant que les _Centuries_ de
+son frère aîné, Michel de Nostredame, le prophète.
+
+Laissons de côté son livre suspect sur la vie des «plus anciens et plus
+illustres poètes provençaux». C'est un travail trop délicat que d'y
+démêler la vérité du mensonge.
+
+L'autre source pour la vie des troubadours est formée par un recueil de
+biographies provençales écrites vers le milieu du XIIIe siècle par
+plusieurs chroniqueurs.
+
+On connaît le nom de deux d'entre eux; mais la plus grande partie est
+anonyme, et c'est une question de savoir si on doit les attribuer à l'un
+de ceux qui ont signé leurs récits. Quel que soit l'auteur, on doit lui
+reconnaître, à défaut de sens historique, le sens poétique. Lui aussi a
+raconté la vie légendaire des troubadours, parce que déjà de son temps
+on ne connaissait de leur vie que des légendes; mais il semble avoir
+choisi parmi les plus intéressantes.
+
+Si son récit est des plus suspects au point de vue historique et s'il a
+écrit en poète la vie des troubadours, son oeuvre est «un document de
+premier ordre, non seulement pour l'histoire de la littérature, mais
+encore et surtout pour l'histoire de la société du Midi de la France au
+moyen âge.»[9] C'est à ce titre que ces biographies méritent d'être
+examinées ici; elles nous feront connaître le milieu où vécurent les
+troubadours; n'oublions pas seulement, avant de les aborder, que la
+plupart sont des légendes, nées dans l'esprit des contemporains des
+troubadours et dont le chroniqueur anonyme s'est fait l'écho.
+
+Commençons par une des rares biographies, dont l'auteur nous soit connu:
+celle de Bernard de Ventadour, écrite dans la première moitié du XIIIe
+siècle par le troubadour Uc de Saint-Cyr. Ce qui la distingue de toutes
+les autres, c'est que l'auteur en a recueilli les éléments auprès du
+vicomte Èbles IV de Ventadour, descendant d'Èbles II, poète, protecteur
+et maître de Bernard.
+
+ «Bernard de Ventadour était originaire du château de Ventadour,
+ en Limousin. Il était de naissance pauvre, fils d'un domestique
+ qui chauffait le four... Il était bel homme et adroit, savait
+ bien chanter et trouver, et il était courtois et instruit. Le
+ vicomte, son seigneur, le prit en affection à cause de son
+ talent poétique et l'honora grandement. Le vicomte avait pour
+ femme une dame aimable et gaie, qui s'intéressait beaucoup aux
+ chansons de Bernard; elle s'éprit de lui et lui d'elle...
+ Longtemps dura leur amour, avant que le vicomte et ses
+ compagnons l'eussent remarqué: quand il s'en aperçut, il
+ s'éloigna de son poète et fit enfermer et garder sévèrement la
+ dame. Celle-ci fit donner congé à Bernard, en lui disant de
+ quitter le pays. Et il partit; il s'en alla vers la duchesse de
+ Normandie, qui était jeune et de grand mérite.» Bernard de
+ Ventadour trouva auprès d'elle un excellent accueil. Mais
+ bientôt elle devint la femme du roi Henri d'Angleterre[10]. «Et
+ Bernard resta triste et dolent; il s'en vint vers le bon comte
+ de Toulouse et demeura auprès de lui jusqu'à la mort du comte.
+ A ce moment, de douleur, il se retira à l'abbaye de Dalon;
+ c'est là qu'il mourut.»
+
+Plusieurs points sont à remarquer dans ce récit. C'est d'abord le soin
+que prend le vicomte poète du fils d'un de ses plus humbles serviteurs,
+en qui il reconnaît des dons poétiques. Et c'est aussi l'ingratitude de
+cet enfant gâté, mais c'est surtout la punition dont elle fut payée. Par
+ce temps de haute et basse justice, la vie d'un pauvre poète pouvait
+paraître peu de chose. Mais le seigneur de Ventadour se contenta de lui
+marquer sa froideur en ne l'admettant plus dans son intimité.
+
+Tout autre fut, en pareille occurrence, la conduite d'un grand seigneur
+du Roussillon. Voici comment le chroniqueur anonyme raconte l'histoire.
+
+Guillem de Capestang était un chevalier de la contrée du Roussillon,
+voisine de la Catalogne et du Narbonnais. Il était très beau, très bon
+cavalier et très courtois. Il y avait dans la contrée une dame appelée
+Seremonde, femme du seigneur de Castel-Roussillon. Celui-ci était un
+homme riche, mais dur, sauvage et orgueilleux. Et le troubadour Guillem
+de Capestang faisait de belles chansons sur la dame de son seigneur.
+Celui-ci l'apprit et un jour, rencontrant le troubadour à la chasse, il
+le tua. «Ensuite il lui enleva le coeur et le fit porter par un écuyer à
+son château. Il le fit rôtir avec du poivre et le donna à manger à sa
+femme. Et quand elle l'eut mangé, le seigneur lui dit ce que c'était, et
+elle en perdit la vue et l'ouïe. Revenue à elle, elle lui dit:
+«Seigneur, vous m'avez donné un si bon mets que jamais je n'en mangerai
+de semblable.» Il voulut la frapper, mais elle se précipita du haut de
+sa fenêtre et se tua. La cruauté du seigneur de Castel-Roussillon et le
+suicide de la dame causèrent une grande tristesse dans le pays. «Tous
+les chevaliers de la contrée, tous ceux qui étaient jeunes, se
+réunirent, le roi d'Espagne se mit à leur tête et le comte fut pris et
+tué.» Les corps des deux victimes furent portés en grande pompe dans
+l'église de Perpignan. Tous les ans avait lieu un pèlerinage et les
+parfaits amants priaient Dieu pour leur âme.
+
+C'est là, sous sa forme provençale, le roman du _Châtelain de
+Coucy_[11], poème du XIIIe siècle, comme la biographie de notre
+troubadour. Ce n'est pas le lieu de chercher ici si le récit a un
+fondement historique ou si, comme cela est plus vraisemblable, il n'est
+pas une variante d'un conte populaire.
+
+Opposons à cette légende une des plus gracieuses et des plus touchantes
+que le biographe nous ait transmises. C'est celle dont le troubadour
+Jaufre Rudel, prince de Blaye, fut le héros. Voici ce récit dans sa
+sèche brièveté:
+
+ «Jaufre Rudel, prince de Blaye, s'énamoura de la princesse de
+ Tripoli, sans la voir, pour le grand bien et la courtoisie
+ qu'il entendit dire d'elle aux pèlerins qui revenaient
+ d'Antioche. Il fit sur elle mainte belle poésie avec de belles
+ mélodies. Pour aller la voir il se croisa et s'embarqua. Mais
+ quand il fut en mer, une grave maladie le prit; si bien que ses
+ compagnons pensaient qu'il mourrait sur le navire. Ils firent
+ tant cependant qu'ils l'amenèrent à Tripoli et le déposèrent en
+ une auberge, comme mort. On avertit la comtesse, qui vint à son
+ chevet et le prit entre ses bras. En la voyant, il recouvra la
+ vue, l'ouïe et l'odorat; et il loua Dieu et le remercia d'avoir
+ soutenu sa vie jusqu'à ce moment. Il mourut ainsi entre les
+ bras de la comtesse. Elle le fit ensevelir avec honneur dans la
+ maison des Templiers et entra dans les ordres le même jour,
+ pour la douleur qu'elle éprouva de sa mort[12].»
+
+Telle est cette romanesque histoire. Elle n'a pas manqué de frapper les
+historiens et les poètes, depuis Pétrarque jusqu'à l'auteur de la
+_Princesse lointaine_, jusqu'à Carducci et Gaston Paris, en passant par
+Uhland, Swinburne et autres. Henri Heine en a senti toute la poésie et
+l'a admirablement rendue dans une des plus belles pièces de son
+Romancero. On peut se douter par avance de tout ce que l'imagination du
+poète romantique a su ajouter au simple récit du vieux chroniqueur.
+
+ Dans le château de Blaye, on voit à la muraille des tapisseries
+ que la comtesse de Tripoli broda jadis de ses mains sages.
+
+ Elle y broda toute son âme, et des larmes d'amour ont sanctifié
+ la tapisserie brodée de soie qui représente le tableau suivant:
+
+ Comment la comtesse vit Rudel mourant couché sur le rivage, et
+ reconnut dans ses traits l'image de ses rêves.
+
+ Rudel aussi a vu ici pour la première et pour la dernière fois
+ en réalité la dame qui l'a si souvent charmé dans ses rêves.
+
+ Sur lui se penche la comtesse; elle le tient amoureusement dans
+ ses bras; elle embrasse le pâle visage de celui qui a si bien
+ chanté ses louanges.
+
+ Dans le château de Blaye, toutes les nuits, il y a comme un
+ bruit de vêtements, comme un frémissement. Les figures des
+ tapisseries commencent soudain à s'animer.
+
+ Le troubadour et sa dame secouent leurs membres endormis,
+ sortent du mur et se promènent à travers les salles.
+
+ Tendres propos, doux badinage, mélancoliques secrets,
+ galanterie posthume de l'époque des chants d'amour.
+
+ «Geoffroy, mon coeur mort est réchauffé par ta voix; dans les
+ charbons depuis longtemps éteints je sens une nouvelle flamme.
+
+ «--Mélisande! Bonheur et Fleur! Quand je te regarde dans les
+ yeux, je revis, moi aussi; mon mal terrestre, mes souffrances
+ terrestres sont seules mortes.
+
+ «--Geoffroy, nous nous aimions ainsi jadis en rêve; et
+ maintenant nous nous aimons aussi dans la mort. Le Dieu de
+ l'amour a fait ce miracle.
+
+ «--Mélisande, qu'est-ce que le rêve? Qu'est-ce que la mort? De
+ vaines paroles; dans l'amour seul est la réalité--et je t'aime,
+ ô éternellement belle.
+
+ «--Geoffroy, comme il fait bon ici, dans la salle silencieuse
+ éclairée par la lune; je ne voudrais jamais plus sortir aux
+ rayons du soleil.
+
+ «--Mélisande, chère folle, tu es toi-même la lumière et le
+ soleil. Partout où tu passes fleurit le printemps, l'amour et
+ la joie du mois de mai sortent de terre.»
+
+ C'est ainsi que devisent, en se promenant, ces tendres
+ spectres; ils vont de côté et d'autre, pendant que la lune
+ laisse tomber ses rayons par les fenêtres gothiques.
+
+ Mais, repoussant ces gracieux fantômes, à la fin revient
+ l'aurore; et ils rentrent craintifs dans le mur, dans la
+ tapisserie.
+
+Enfin une des plus romanesques biographies est bien celle du toulousain
+Peire Vidal, dont la carrière poétique s'étend sur la première partie du
+XIIIe siècle. Il semble avoir été doué d'une imagination fertile et
+touché d'un grain de folie. Son imagination ne dépassait peut-être pas
+celle du chroniqueur qui lui a prêté de si étranges aventures. Épris
+d'inconnu Peire Vidal partit pour l'Orient et se maria avec une Grecque
+de l'île de Chypre. «On lui donna à entendre, raconte son biographe,
+qu'elle était nièce de l'empereur de Constantinople et qu'à cause d'elle
+il avait des droits à l'empire.» Il n'en fallait pas davantage pour
+mettre en branle son imagination et son ambition. Il employa son argent
+à faire construire un vaisseau pour aller conquérir l'empire. «Et il
+portait des armes impériales, se faisait appeler empereur et sa femme
+impératrice.»
+
+Voilà pour la folie des grandeurs. Mais ce n'était pas la seule dont la
+nature l'eût généreusement doté. «Il était l'homme le plus fou du monde,
+dit la chronique, car il croyait que tout ce qui lui plaisait ou qu'il
+voulait était vrai.» Et c'est ainsi qu'il s'éprenait de toutes les dames
+qu'il voyait et qu'il leur faisait des déclarations. Ces femmes d'esprit
+se moquaient de lui, mais «lui laissaient croire tout ce qu'il voulait».
+«Et il croyait, continue le chroniqueur, qu'il était l'ami de toutes et
+que chacune se donnerait la mort pour lui.»
+
+Mal lui en prit cependant avec Azalaïs, femme du seigneur de Marseille,
+Barral de Baux.
+
+ Le seigneur Barral, dit la chronique, savait bien que Peire
+ Vidal aimait sa femme et il s'en amusait. Tous ceux qui le
+ savaient, ainsi que sa femme, le prenaient en riant... Et quand
+ Peire Vidal s'irritait contre elle, le seigneur Barral
+ remettait aussitôt la paix, et lui accordait par pitié tout ce
+ qu'il demandait. Un jour Peire Vidal apprit que Barral s'était
+ levé et que la dame était seule en sa chambre. Il vint devant
+ elle, la trouva endormie, s'agenouilla et lui baisa la bouche.
+ Elle sentit un baiser, crut que c'était le seigneur Barral et
+ se leva en souriant. Elle regarda et vit que c'était ce fou de
+ Peire Vidal; alors elle se mit à crier et à faire grand bruit.
+ Ses demoiselles d'honneur vinrent à ses cris et demandèrent ce
+ que c'était. Et Peire Vidal s'enfuit.
+
+La dame fit appeler son mari; mais les troubadours avaient décidément
+des privilèges: «Barral, comme un galant homme, prit l'aventure en
+riant; et il gronda sa femme d'avoir fait tant de bruit pour l'acte d'un
+fou.»
+
+La dame exigea le départ du troubadour, qui se réfugia à Gênes. Là,
+ayant appris qu'Azalaïs le poursuivait de ses menaces, il passa
+outre-mer. Il se consolait par des chansons, sans oser revenir en
+Provence. Enfin Barral de Baux, qui aimait beaucoup son poète, obtint
+son pardon, le lui manda en Syrie, et Peire Vidal, pardonné, revint
+joyeusement à Marseille.
+
+Une autre de ses folies faillit finir plus mal pour lui. Il s'était
+épris d'une grande dame qu'il surnommait la Louve (on ne sait, pour le
+dire en passant, si ce nom lui vient de notre troubadour, ou s'il était
+un de ses surnoms). La Louve, puisque louve il y a, habitait un château
+des environs de Carcassonne. Pour lui témoigner ses sentiments, Peire
+Vidal ne trouva rien de mieux que de s'habiller en loup. «Il se vêtit
+d'une peau de loup, pour le faire croire aux bergers et aux chiens.»
+Cette fantaisie déréglée faillit lui être fatale. Pâtres et chiens se
+mirent à sa poursuite.
+
+ Le pauvre loup en cet esclandre,
+ Empêché par son hoqueton,
+ Ne put ni fuir ni se défendre.
+
+Il fut porté pour mort au château de la Louve. «Quand elle apprit que
+c'était Peire Vidal, elle commença à rire beaucoup de sa folie, et son
+mari de même... Son mari le fit mettre en un lieu bien tranquille; il
+manda un médecin et le fit soigner jusqu'à ce qu'il fût guéri.» Peire
+Vidal paya ces soins et racheta sa folie par une de ses plus jolies
+chansons (_De chantar m'era laissatz_).
+
+Une des plus étranges biographies est celle de Guillem de la Tour. Il
+vint en Lombardie, enleva à Milan la femme d'un barbier et s'enfuit avec
+elle jusqu'au lac de Côme. Il advint que la dame mourut. «Il en eut une
+si grande tristesse qu'il en devint fou; il crut qu'elle simulait la
+mort pour se séparer de lui.» Il la veilla dix jours et dix nuits; et
+chaque soir il lui demandait si elle était morte ou vivante; si elle
+était vivante, qu'elle revînt vers lui; si elle était morte, qu'elle lui
+contât ses peines et il lui ferait dire toutes les messes qu'elle
+voudrait.
+
+Il fut chassé de la cité. Il partit à la recherche de devins ou de
+devineresses. L'un d'eux lui dit que s'il récitait cent cinquante
+patenôtres par jour, s'il donnait des aumônes à sept pauvres avant de se
+mettre à table, et s'il agissait un an ainsi, sans faillir un seul jour,
+sa femme reviendrait à la vie, mais sans pouvoir manger, ni boire ni
+_parler_. Le pauvre homme suivit le conseil avec joie; seulement quand
+l'année fut terminée, il s'aperçut qu'il était berné; il se désespéra et
+se laissa mourir.
+
+Terminons cette revue par une biographie édifiante.
+
+ «Giraut de Bornelh était Limousin, de la contrée d'Excideuil...
+ Il était de basse naissance, mais il était très savant et avait
+ beaucoup d'intelligence naturelle... Il fut appelé le maître
+ des troubadours, et il l'est encore par les bons connaisseurs,
+ ceux qui entendent bien les mots subtils qui expriment bien les
+ sentiments amoureux... Sa vie était la suivante: tout l'hiver
+ il restait à l'école et étudiait; tout l'été il parcourait les
+ châteaux, menant avec lui deux chanteurs qui chantaient ses
+ chansons. Il ne voulut jamais de femme; et tout ce qu'il
+ gagnait il le donnait à ses parents pauvres et à l'église de la
+ ville où il naquit.»
+
+Mais voilà assez de légendes, tragiques ou gracieuses: nous en passons
+beaucoup d'autres sous silence. Essayons de voir ou au moins d'entrevoir
+ce que fut la réalité. Que les troubadours aient reçu un excellent
+accueil dans les cours où ils apportaient la poésie et la joie, c'est ce
+que tous les témoignages du temps, leurs oeuvres en premier lieu, nous
+apprennent. Mais ils nous disent aussi combien âpre fut ce que nous
+appellerions du nom vulgaire de concurrence ou du nom en apparence plus
+scientifique de lutte pour la vie. Les poésies des troubadours sont
+pleines d'allusions aux «médisants»; ce sont eux qui perdent le poète
+auprès de sa dame ou qui ternissent sa réputation. Ils le brouillent,
+chose aussi grave, avec son protecteur. On peut croire les troubadours
+sur parole. Dans ces petites sociétés fermées où ils vécurent, la
+jalousie, et son cortège habituel, la calomnie et la médisance, durent
+pousser comme fleurs naturelles.
+
+La haute situation sociale de quelques troubadours, les légendes
+romanesques dont certains furent les héros, ne doivent pas nous faire
+illusion sur les conditions de leur vie. Beaucoup étaient de très humble
+origine. Plusieurs, on l'a vu, avaient renoncé pour la poésie, à des
+carrières lucratives. D'autres, de naissance noble, mais trop pauvres
+pour soutenir leur rang, s'engageaient à leur tour dans une voie
+aventureuse où ils espéraient bien récolter profits et honneurs, mais où
+ils ne trouvaient souvent que misères et privations. Ils étaient trop de
+quémandeurs; de bonne heure la carrière était déjà encombrée.
+
+La connaissance de ces conditions d'existence doit nous rendre
+indulgents pour les troubadours. Ils manquent de dignité, c'est certain,
+dans les demandes qu'ils adressent aux grands seigneurs; avec insolence
+ou humilité, par la menace ou la flatterie, ils tâchent d'obtenir, l'un
+un bon cheval, l'autre un beau vêtement, celui-ci quelques deniers: le
+milieu où ils vivaient n'était pas une école de caractère. Vouloir leur
+en faire un reproche, c'est méconnaître les conditions de leur vie et
+ignorer leur histoire. Renan, traitant dans l'_Histoire littéraire de la
+France_[13], de la poésie hébraïque au XIIIe siècle, dit en parlant d'un
+poète juif, Gorni, dont la vie ressemble étrangement à celle d'un
+troubadour: «Gorni n'était pas poète d'une façon désintéressée... Il
+l'était de profession... Tout nous montre en lui un adulateur, ou un
+insulteur vénal, qui mesurait l'éloge ou le blâme aux profits ou aux
+mécomptes de sa vie de mendiant littéraire.» Les réflexions de Renan
+rappellent les critiques de ce bourgeois cossu qu'était Boileau,
+reprochant à Colletet, non pas de faire de mauvais vers, mais d'aller
+chercher son pain de cuisine en cuisine. Les troubadours allaient le
+chercher de château en château: cette nécessité explique et excuse bien
+des choses.
+
+Ils y trouvaient de redoutables rivaux dans la personne des jongleurs.
+Les jongleurs étaient un héritage de la société romaine--ils existaient
+d'ailleurs avant elle--et on peut suivre leur histoire depuis l'Empire
+jusqu'aux origines des littératures modernes. Ils étaient en pleine
+activité quand les troubadours commencèrent à chanter. Les jongleurs
+devinrent pour eux des auxiliaires: les troubadours grands seigneurs--et
+ils étaient nombreux à l'origine--leur confièrent souvent le soin de
+réciter les chansons qu'ils avaient composées. Leur rôle grandit ainsi,
+en même temps que le goût pour la poésie se développait.
+
+Le rôle de ces deux classes, troubadours et jongleurs, étant bien
+délimité, il n'y avait pas de raison, du moins au début de leur
+histoire, pour qu'elles fussent rivales. Seulement il n'était pas rare
+de voir un jongleur s'élever au rang de troubadour. Le métier de
+jongleur exigeait certaines qualités: une mémoire fidèle et une grande
+habileté à toucher des instruments. A chanter ainsi les vers d'autrui,
+plus d'un sentit s'éveiller en lui le goût de la poésie, et son
+instruction générale de jongleur, sa connaissance de l'art et de la
+technique des troubadours lui permirent d'arriver à son tour au rang de
+poète. «Ce contact continuel entre troubadours et jongleurs favorisait
+la confusion des deux classes.» Vingt et un troubadours au moins furent
+en même temps jongleurs[14].
+
+Cette confusion n'aurait pas été grave, si le rôle du jongleur était
+resté ce qu'il était à l'origine de la poésie des troubadours: celui
+d'un auxiliaire utile des poètes. Mais le discrédit qui pesait sur eux
+pendant le haut moyen âge et le bas-empire reparaissait avec le temps;
+il retombait sur les deux classes[15].
+
+Et quel milieu que ce monde étrange et peu recommandable, où des
+troubadours déclassés voisinaient avec des montreurs de singes et
+d'ours! De courts tableaux esquissés par le dernier troubadour, Guiraut
+Riquier, ainsi que d'autres témoignages, nous en donnent quelque idée.
+Nous y voyons le chanteur et le musicien ambulants, qui vont dépenser
+leur recette au cabaret; le bateleur, avec ses tours de passe-passe, qui
+a si bien représenté la classe des jongleurs que son nom en est devenu
+synonyme; le saltimbanque enfin, souvent accompagné de danseuses aux
+moeurs faciles, exhibant à la badauderie publique les nombreux animaux
+qu'il a dressés, oiseaux, singes, ours, chiens et chats savants; tous
+les types en un mot de la foire et du cirque décorés du nom général de
+jongleur.
+
+On pensera sans doute que ce sont là des tableaux d'une époque de
+décadence, et que les spectacles de ce genre étaient plus appréciés du
+peuple que des sociétés courtoises où fréquentaient ordinairement les
+troubadours. Cela est vrai, en partie. Cependant voici le divertissement
+qu'un grand seigneur du temps offrait à ses invités. Le récit en est
+emprunté au roman de _Flamenca_[16], si instructif pour l'histoire des
+moeurs. La scène se passe dans le palais de Bourbon d'Archambaut, qui
+est immense. C'est le jour de la Saint-Jean; après le repas, les
+jongleurs se lèvent. «Chacun veut se faire entendre; alors vous auriez
+entendu retentir des cordes de diverses mélodies; qui sait un air
+nouveau de viole, chanson, descort ou lai, s'avance le plus possible...
+L'un touche la harpe, l'autre la viole; l'un joue de la flûte, l'autre
+siffle... l'un joue de la musette, l'autre de la flûte; l'un de la
+cornemuse, et l'autre du chalumeau. L'un joue de la mandore, l'autre
+accorde le psaltérion avec le monocorde. L'un fait le jeu des
+marionnettes, l'autre le jeu des couteaux; l'un se jette à terre et
+l'autre saute, l'autre danse avec sa bouteille...»
+
+Si nous avons ici un tableau de fantaisie, les traits en sont empruntés
+à la réalité. Les musiciens dominent dans cette assemblée de jongleurs;
+mais les bateleurs n'y manquent pas. La poésie seule paraît être une de
+leurs moindres préoccupations.
+
+Dira-t-on que ce tableau représente plutôt les moeurs de la France du
+Nord, et que les jongleurs que fréquentent les troubadours ne
+ressemblent en rien à ceux-ci? Détrompons-nous: nous avons d'autres
+témoignages. Des troubadours ont pris la peine de composer en vers, vers
+médiocres sans doute, mais précieux par leur contenu, des codes du
+parfait jongleur. Voici quelques extraits d'un de ces «enseignements»
+(c'est le nom qu'ils portent dans la poésie provençale)[17]. Le poète
+reproche au jongleur de ne pas savoir jouer de la viole et de chanter
+encore pis, du commencement à la fin. «Celui-là fut un mauvais maître,
+qui t'enseigna à remuer les doigts et à conduire l'archet. Tu ne sais ni
+danser, ni bateler, à la manière d'un jongleur gascon. Je ne t'entends
+dire ni sirventés, ni ballade, ni _retroencha_. ni tenson.» Notons que
+ce même jongleur doit connaître, d'après notre poète, la plupart des
+cycles de la littérature épique, depuis la geste «Carlon»--de
+Charlemagne--jusqu'à celle d'Arthur: Aïol, les Loherains, Erec, Gérard
+de Roussillon, l'empereur Constantin, Salomon, etc. Toute la lyre!
+
+Voici encore les conseils que donne un autre poète à un apprenti
+jongleur. «Sache trouver et bien sauter, bien parler et proposer des
+jeux-partis; sache jouer du tambour et des castagnettes et faire
+retentir la symphonie... sache jeter et rattraper quelques pommes avec
+deux couteaux, avec chants d'oiseaux et marionnettes... sache jouer de
+la cithare et de la mandore et sauter à travers quatre cerceaux. Tu
+auras une barbe rouge (?) dont tu pourras t'affubler... Fais sauter le
+chien sur un bâton et fais-le tenir sur ses deux pieds...[18]»
+
+Tel est le monde étrange avec lequel les troubadours étaient constamment
+en contact. Sans doute à la belle époque, à l'âge d'or, il dut y avoir
+des distinctions parmi les jongleurs. Mais combien de temps durèrent ces
+distinctions sociales? Et qui pouvait les maintenir? Il est probable
+que, si elles ont existé, elles durèrent peu. La confusion des jongleurs
+et des troubadours commença de bonne heure: avec la décadence de la
+poésie elle s'accentua rapidement.
+
+Rappelons-nous maintenant les légendes romanesques dont les biographes
+des troubadours ont entouré leur vie. Vus à travers ces biographies, ou
+à travers celles de Nostradamus, encore plus mensongères, ils nous
+apparaissent comme entourés d'une auréole. Il semble qu'ils aient vécu
+dans un monde charmant, ennobli, idéalisé. La réalité dut être moins
+belle; on l'entrevoit à chaque instant en étudiant leurs poésies.
+Cependant l'impression finale est juste en partie. Il y eut à cette
+époque un tel enthousiasme pour la poésie que les poètes prirent dans la
+société d'alors une place qu'ils n'avaient plus depuis des siècles et
+qu'ils mirent longtemps à retrouver.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+L'ART DES TROUBADOURS. LES GENRES
+
+ La poésie des troubadours est essentiellement lyrique.--Écoles
+ de poésie?--Le culte de la forme.--Le «trobar clus»; admiration
+ de Dante et de Pétrarque pour Arnaut Daniel.--La musique des
+ troubadours.--Les genres: la chanson, le sirventés, la tenson,
+ la pastourelle, l'aube.--Autres genres.
+
+
+Les troubadours sont essentiellement des poètes lyriques[1]. Plusieurs
+ont même exprimé leur dédain pour les compositions d'un autre genre.
+Ainsi Giraut de Bornelh s'étonne et s'irrite même du succès qu'ont dans
+les cours contes et nouvelles, les romans, comme nous dirions de nos
+jours. (Il y avait en effet des troubadours qui, doués d'un bon talent
+de lecteurs, faisaient des lectures poétiques.) Le succès, dit Giraut de
+Bornelh, devrait être réservé aux bonnes chansons traitant de sujets
+relevés. Il y eut donc dans cette littérature une hiérarchie des genres.
+Elle fut observée pendant tout l'âge d'or et de la poésie provençale. Ce
+n'est que pendant la période de décadence que les «beaux traités
+didactiques», fort en honneur alors, et les «contes gracieux», pour nous
+servir des expressions du dernier troubadour, furent mis sur le même
+pied que les compositions lyriques. Pendant la période classique, la
+poésie lyrique fut seule en honneur.
+
+Où les troubadours apprenaient-ils leur art? N'est-il pas naturel que,
+dans un milieu qui a poussé si loin le culte de la forme, il ait existé
+des écoles de poésie? Des écoles où l'on apprenait la technique d'un
+métier qui dès les débuts était difficile? La question est d'autant plus
+intéressante qu'il est souvent fait mention d'écoles, soit dans les
+biographies des troubadours, soit dans leurs poésies. Ainsi l'auteur de
+la vie de Giraut de Bornelh nous apprend que l'hiver il passait son
+temps «à l'école». Il s'agit sans doute ici d'écoles où l'on enseignait
+les sept arts qui composaient l'ensemble des connaissances d'alors.
+D'école de poésie il n'y en eut pas. Ou s'il y en eut, ce fut peut-être
+celle que Jaufre Rudel nous fait connaître par le début d'une de ses
+chansons: maîtres et maîtresses de chant c'étaient les oiseaux et les
+fleurs, en un mot la Nature.
+
+ Maîtres, maîtresses de chansons
+ Assez autour de moi foisonnent:
+ Mille oiselets sur les buissons
+ Célèbrent les fleurs qui couronnent
+ Nos gazons déjà renaissants[2].
+
+Cependant il arrivait que les poètes formaient des disciples, au vrai
+sens du mot. Èbles II, vicomte de Ventadour, fut ainsi le maître de
+Bernard, qui le paya si mal de sa peine. Marcabrun était disciple de
+Cercamon. Un troubadour plus récent, Uc de Saint-Cyr, apprenait beaucoup
+auprès des autres poètes, mais il faisait part volontiers à ses
+confrères de ses connaissances poétiques. Il s'était ainsi formé de
+bonne heure une sorte de code poétique, auquel les troubadours font de
+nombreuses allusions; ils le connaissaient par tradition, nous ne le
+connaissons plus, et encore incomplètement, que par des recueils
+didactiques de la période de décadence.
+
+Quelle que soit l'école où ils se sont formés, les troubadours se
+distinguent par un souci extrême de la forme. Les métaphores abondent,
+chez eux, pour marquer ce travail délicat qui consiste à couvrir la
+pensée d'une parure élégante. L'expression classique de _limer_, _polir_
+revient souvent. L'un se vante de savoir bien «bâtir» ou «forger» une
+chanson; l'autre de savoir l'«orner» et l'«affiner». Il n'est pas rare
+qu'un troubadour confiant ses chants à un jongleur le prie de n'y rien
+changer, tellement il a conscience d'avoir fait oeuvre parfaite. Ce
+souci de la forme est extrême chez les troubadours; il devint bientôt
+excessif; mais ils lui doivent d'avoir pu faire sur des «pensers» déjà
+antiques de jolis vers nouveaux.
+
+Tout en leur reprochant ce culte presque exclusif de la forme,
+sachons-leur gré de l'avoir ainsi mise en honneur. Ce souci d'art est de
+tradition dans les littératures néo-latines. Elles ont plus d'une fois
+racheté par ce côté ce qui leur manquait en profondeur. Cette tradition
+remonte loin; si les troubadours ne l'ont pas créée, ils étaient dignes
+de le faire.
+
+Et soyons-leur indulgents aussi pour l'orgueil qu'ils ont de leur art.
+Vaniteux, à ce point de vue, les troubadours le furent à l'excès. La
+mesure et la discrétion, qualités dont ils font si souvent l'éloge,
+paraissent avoir été peu en honneur dans leur milieu. Ils se vantent à
+tout instant de leur supériorité, et de leur originalité dans
+l'invention. Cela est vrai en partie. Mais l'invention est pour eux
+autre chose que ce que nous entendons par ce mot. Elle ne consiste pas à
+trouver des pensées nouvelles, mais plutôt à inventer de nouveaux airs,
+de nouvelles mélodies, de nouvelles rimes ou combinaisons strophiques.
+C'est encore ici un souci d'art qui les pousse; et c'est de lui qu'ils
+tirent vanité. Mais cette vanité n'est-elle pas commune aux poètes? et
+n'y en a-t-il pas de plus mal placée?
+
+Ce souci de s'éloigner du vulgaire et de n'écrire que pour les parfaits
+connaisseurs a conduit les troubadours--surtout ceux de la première
+période--à un genre de style raffiné qu'ils désignent sous le nom de
+_trobar clus_ (invention obscure, fermée aux profanes). Ce genre
+consiste à n'employer que des mots rares, difficiles et obscurs, ou
+s'éloignant de leur sens ordinaire. Les poésies écrites dans ce style
+paraissent claires à première vue, mais le sens en est si bien caché
+qu'encore aujourd'hui on discute sur le sens de quelques-unes. Il y eut
+dans ce genre si faux des virtuoses. Les connaisseurs du temps ne leur
+ménagèrent pas leur admiration. Ainsi Dante et Pétrarque mettent au
+premier rang des troubadours le représentant le plus éminent de ce
+genre, Arnaut Daniel. «C'est un grand maître en poésie, dit Pétrarque,
+et qui fait encore honneur à sa patrie par son style orné et poli[3].»
+Ces deux grands poètes italiens eux-mêmes ont subi l'influence des
+troubadours de cette école; mais leur génie les a préservés des excès.
+Il n'en fut pas de même dans la littérature provençale où ce genre
+produisit bon nombre de pièces obscures et énigmatiques, pour la plus
+grande joie des connaisseurs anciens et pour le désespoir des
+connaisseurs modernes. Il y eut d'ailleurs de bonne heure une réaction,
+et même tous les troubadours de la bonne époque n'ont pas admis cette
+conception[4].
+
+La musique est une partie importante de l'art des troubadours. Il nous
+est dit de plus d'un qu'il trouvait non de belles pensées, mais de beaux
+«sons», c'est-à-dire de belles mélodies. Plusieurs manuscrits des
+troubadours, plusieurs «chansonniers», comme on les appelle, nous font
+connaître cette musique. Seulement on dirait qu'il y manque l'âme. Nous
+sommes très mauvais juges de ce qui en faisait l'originalité. Son secret
+paraît à jamais perdu. Chantée de nos jours elle paraît monotone, comme
+un plain-chant vieilli. Par quels mouvements, par quelles modulations,
+les troubadours et surtout les jongleurs, en relevaient-ils la
+monotonie? C'est ce que nous ne saurons sans doute jamais[5].
+
+Le chant et la musique étaient proprement du domaine du jongleur. S'il y
+avait eu une démarcation bien nette entre ces deux classes, le
+troubadour se serait contenté d'inventer la mélodie, laissant au
+jongleur le soin de la chanter en s'accompagnant de la viole, de la
+cithare et autres instruments. Mais c'est par là précisément que la
+classe des jongleurs se confondait avec celle des troubadours.
+N'était-ce pas une tentation toute naturelle pour le poète musicien de
+chanter lui-même sa composition? Comme aux époques lointaines de la
+Grèce primitive musique et poésie allaient de pair: les deux arts se
+confondaient chez les troubadours comme jadis chez les aèdes.
+
+L'étude des différents genres lyriques nous montrera mieux encore
+l'union de ces deux arts. Les genres que nous allons énumérer sont tous
+faits pour être chantés. Les troubadours (ils nous en font assez souvent
+la confidence) ont mis autant de soin à inventer le «son», c'est-à-dire
+la mélodie, qu'à trouver le fond et à orner la forme.
+
+On divise quelquefois ces genres en deux groupes: ceux qui ont gardé
+quelque trace de leur origine populaire et ceux qui s'en sont
+éloignés[6]. C'est une division qui est à peu près juste, mais elle a le
+tort de laisser croire que certains genres sont d'origine plus relevée
+que les autres. Si nous distinguons plus simplement les genres d'après
+l'importance qu'ils occupent dans la poésie des troubadours, on voit que
+la première place appartient à la chanson, puis au sirventés, enfin à la
+tenson: viennent ensuite les genres que nous pourrions appeler
+secondaires, donnant aux précédents le nom de genres principaux.
+
+La _chanson_ occupe la place d'honneur. Cela se conçoit sans peine,
+quand on songe qu'elle est une poésie consacrée exclusivement à l'amour,
+thème préféré, essentiel même de la poésie provençale.
+
+Il ne faut pas se méprendre sur ce terme de _chanson_. La chanson des
+troubadours n'a, on pourrait dire, rien de commun que le nom avec la
+chanson moderne. Le nombre des strophes en est variable, il va
+ordinairement de six à sept. Elle se termine par un ou deux _envois_
+(_tornada_). Le nombre des vers dans chaque strophe est également
+variable. Il peut aller de trois à quarante-deux et ceci donne une idée
+de la virtuosité des troubadours; mais ces formes extrêmes sont assez
+rares.
+
+L'agencement des rimes est l'objet d'un soin tout particulier. Il
+existe, dans la poétique provençale, toute une terminologie pour
+désigner ces combinaisons. Quoique ce souci soit commun à peu près à
+tous les genres lyriques, il est plus sensible encore dans la chanson.
+La chanson n'a pas de refrain. Voilà pour la forme.
+
+Quant à son contenu, nous l'avons indiqué d'un mot: elle est consacrée à
+l'amour. Elles commencent presque toutes par une description du
+printemps; ce début est de style, de convention, surtout chez les plus
+anciens troubadours. Voici quelques-uns de ces débuts.
+
+ Quand l'herbe verte et la feuille paraissent, et que les fleurs
+ s'ouvrent dans les vergers, quand le rossignol fait entendre
+ haute et claire sa voix et lance son chant, je suis heureux de
+ l'entendre, heureux de voir la fleur. Je suis content de moi,
+ mais encore plus de ma dame[7].
+
+ Le gentil temps de Pâques, avec la fraîche verdure, nous ramène
+ feuilles et fleurs de diverses couleurs: c'est pourquoi tous
+ les amants sont gais et chantent, sauf moi qui me plains et qui
+ pleure, et pour qui la joie n'a pas de saveur...
+
+ Puisque l'hiver est parti et que le doux temps fleuri est
+ revenu, puisque j'entends par les prés les refrains variés des
+ petits oiseaux, les prés verts et les frondaisons épaisses
+ m'ont rempli d'une telle joie que je me suis mis à chanter[8].
+
+Voici le début d'une chanson de Jaufre Rudel.
+
+ Quand le ruisseau qui sort de la fontaine devient clair, et que
+ paraît la fleur d'églantier; quand le rossignol dans la ramure
+ varie, module et affine son doux chant, il est juste que moi
+ aussi je fasse entendre le mien[9].
+
+ Je suis heureux, dit Arnault de Mareuil, quand le vent halène
+ en avril, avant l'arrivée de mai, quand, pendant toute la nuit
+ sereine, chantent le rossignol et le geai; chaque oiseau en son
+ langage, dans la fraîcheur du matin, mène joie et
+ allégresse[10].
+
+Quelquefois ce thème du début est tout autre. Il se présente sous la
+forme suivante: le poète n'a pas besoin, pour chanter, d'attendre le
+retour du printemps; l'amour qu'il a pour sa dame l'inspire en toute
+saison.
+
+ Ni pluie ni vent, dit Peire Rogier, ne m'empêchent de songer à
+ la poésie; la froidure cruelle ne m'enlève ni le chant, ni le
+ rire; car amour me mène et tient mon coeur en une parfaite joie
+ naturelle; il me repaît, me guide et me soutient; nul autre
+ objet ne me réjouit, nul autre ne me fait vivre[11].
+
+Raimbaut d'Orange commence ainsi une de ses chansons:
+
+ Je ne chante ni pour oiseau, ni pour fleur, ni pour neige, ni
+ pour gelée, ni pour neige, ni pour chaleur,... je ne chante
+ pas, je n'ai jamais chanté pour nulle joie de ce genre, mais je
+ chante pour la dame à qui vont mes pensées et qui est la plus
+ belle du monde[12].
+
+Ces débuts ne manquent pas de grâce, ni les précédents de poésie. Les
+premiers surtout rappellent par leur fraîcheur les origines populaires
+de la chanson courtoise. Ils expriment à merveille la joie de vivre qui
+s'empare des hommes et des choses à la sortie de l'hiver. Seulement ces
+débuts se ressemblent trop; ils fatiguent par leur monotonie; le charme
+disparaît assez vite. C'est certainement la partie la plus
+conventionnelle de la chanson. Qui en connaît quelques-uns connaît du
+même coup tous les autres. Le thème est trop simple et surtout il
+reparaît trop souvent. Ce n'est pas d'ailleurs la seule partie
+conventionnelle de la chanson. Pour le fond, la convention y règne aussi
+en souveraine; mais ce n'est pas le lieu d'y insister ici; renvoyons-en
+l'étude au chapitre consacré à la doctrine de l'amour courtois.
+
+Un autre genre lyrique dispute presque la première place à la chanson
+dans la poésie provençale: c'est le _sirventés_[13] (fr. _serventois_).
+On n'est pas d'accord sur l'origine du mot, ni du genre. D'après les
+uns, le nom lui viendrait du fait qu'il est composé à l'origine par des
+«serviteurs» ou pour des «serviteurs», c'est-à-dire sans doute, par des
+«poètes de cour»; suivant d'autres il tirerait son nom de ce qu'il est
+composé sur la forme, sur l'air d'une chanson; ce serait, pour ainsi
+dire, une poésie «au service» d'une autre, qu'elle imiterait
+servilement. Cette dernière opinion a pour elle la plus grande
+vraisemblance. Car pour la forme, le sirventés ne se distingue pas de la
+chanson. On y retrouve le même souci de l'agencement des rimes que dans
+le genre précédent.
+
+C'est par le contenu surtout que ces genres diffèrent. La chanson
+passait aux yeux des troubadours pour le genre le plus parfait. Mais je
+ne sais si, à notre point de vue, le _sirventés_ n'est pas plus vivant.
+
+On peut en distinguer plusieurs catégories. D'abord le sirventés moral
+ou religieux, consacré à des thèmes généraux de morale et de religion.
+Il fleurit surtout pendant la période de décadence. Là aussi la
+convention se fait sentir de bonne heure. La poésie provençale nous
+offre quelques types de satiriques originaux et vigoureux. Mais à côté
+d'eux il y eut le troupeau servile des imitateurs.
+
+Le sirventés politique ou personnel est bien plus intéressant. C'est lui
+qui nous permet de pénétrer dans la société où vécurent les troubadours.
+Les chansons nous montrent le côté idéal ou idéaliste de cette société;
+le sirventés nous fait connaître la réalité.
+
+Les troubadours s'intéressent aux événements politiques de leur temps.
+D'abord pour des raisons générales, qui font que les poètes aiment à
+sortir assez souvent de leur tour d'ivoire. Mais leur intervention dans
+les affaires politiques avait d'ordinaire un mobile plus intéressé. Les
+troubadours qui étaient à la discrétion--et à la solde--des grands
+seigneurs prenaient passionnément parti dans les affaires qui
+intéressaient leurs puissants protecteurs. Ils représentent par certains
+côtés la presse du temps, presse pas très indépendante et pas toujours
+très libre d'ailleurs. C'est surtout en matière de politique étrangère
+que son indépendance était douteuse. Quand Alfonse X de Castille, nommé
+empereur, tardait à venir se faire couronner, il envoyait des subsides,
+les fonds secrets d'alors, aux troubadours besogneux; ceux-ci se
+chargeaient de la campagne de presse.
+
+Ils connaissaient même et usaient fort souvent de ce procédé peu
+délicat, qui consiste à demander en menaçant. Le mot qui désigne cet
+acte délictueux est récent, mais la chose est ancienne. L'excuse des
+troubadours, c'est qu'ils n'avaient peut-être pas d'autre arme pour
+fléchir un seigneur avare ou orgueilleux. Malheur à ceux qui ne leur
+donnaient qu'un méchant cheval ou quelques pièces de monnaie! Le doux
+troubadour punissait cruellement l'avarice du grand seigneur qu'il avait
+vainement sollicité, en répandant sur son compte médisances et
+calomnies. C'étaient là les moeurs du temps. Et c'était aussi la
+vengeance du pauvre chanteur errant; plus d'un seigneur orgueilleux et
+avare, se souvenant que le poète est de race irritable, devenait libéral
+par crainte des médisances ou du ridicule. C'est l'ensemble des diverses
+poésies de ce genre que l'on appelle du nom général de _sirventés_.
+
+Le genre comprend d'ailleurs d'autres subdivisions. On y range par
+exemple les _chants de croisade_, dans lesquels les troubadours excitent
+les chefs de la chrétienté, grands ou petits, à concourir à la
+délivrance de la Terre Sainte. Ils le font souvent avec éloquence; et si
+l'on songe que ces poésies étaient colportées par les jongleurs ou les
+troubadours eux-mêmes d'une cour à l'autre, on juge de l'effet que
+pouvaient avoir des exhortations de ce genre sur des volontés
+hésitantes.
+
+On fait entrer également dans ce genre les _plaintes_ (_planh_) sorte de
+chant funèbre composé par le troubadour à la mémoire de son protecteur.
+L'élément conventionnel n'en est pas absent, mais il règne souvent dans
+certaines de ces poésies une sincérité et une émotion que l'on ne trouve
+pas toujours dans d'autres compositions.
+
+Tout autre est le genre de la _tenson_[14]. Par son étymologie le mot
+indique une discussion. C'est une sorte de discussion poétique sur une
+question quelconque, peut-on dire. L'origine n'en est sans doute pas
+tout à fait populaire; il faut la chercher peut-être dans la coutume qui
+consiste à organiser un concours de poésie sur un thème donné. Ce genre,
+qui paraît connu des plus anciens troubadours, aurait une origine
+différente de la plupart des autres.
+
+Une question importante se pose à propos de la _tenson_. Une tenson
+a-t-elle pour auteurs les deux personnages qui sont mis en scène? Ou
+n'avons-nous affaire ici qu'à une fiction et le même poète exposait-il
+tour à tour ses propres idées et celles de son interlocuteur? Il semble
+bien qu'il faille admettre dans beaucoup de cas deux auteurs différents.
+Mais le contraire dut avoir lieu aussi, comme le prouve l'habitude de
+composer des tensons avec des personnages imaginaires[15]. Les sujets
+des tensons sont très variés. On y discute les questions les plus
+étranges, quelquefois les plus grossières, souvent les plus élevées.
+D'une manière générale la discussion porte sur un point de casuistique
+amoureuse. Il y avait là des thèmes sans nombre, où l'esprit subtil et
+délié des troubadours, affiné par la dialectique, se donnait libre
+carrière.
+
+Voici quelques sujets de ces discussions poétiques. Qu'y a-t-il de plus
+grand, les joies ou les souffrances causées par l'amour? De deux hommes,
+l'un a une femme très laide, l'autre une femme très belle; tous deux les
+surveillent avec un très grand soin; quel est celui des deux qui est le
+moins blâmable? Une tenson à trois personnages porte sur les questions
+suivantes[16]: un roi a le pouvoir: 1º d'obliger un riche avare à faire
+des libéralités; 2º d'empêcher un seigneur libéral de distribuer des
+largesses; 3º d'obliger à vivre dans le monde un homme qui s'est déjà
+consacré à Dieu; quel est le plus à plaindre des trois?
+
+L'auteur de la même tenson propose à un jongleur ou à un troubadour le
+sujet suivant: ou bien il connaîtra à fond tous les arts qu'un clerc de
+son temps peut savoir, ou bien il sera un parfait connaisseur dans l'art
+d'aimer. Les deux thèmes sont traités avec maestria par les deux
+troubadours: celui qui consacre sa vie à la science commence par
+affirmer que les femmes sont plus trompeuses qu'un «corsaire»; son
+érudition lui fournit d'illustres exemples: David, Samson et Salomon.
+«Je vous plains, répond son partenaire; vous vivrez triste avec vos
+«sept arts» (le summum de la science d'alors) qui vous troubleront la
+vue et l'ouïe, comme il arrive à de nombreux savants qui en deviennent
+fous.» Pour lui, son choix est fait; il aime mieux la vie riante que lui
+promettent la poésie et l'amour.
+
+Voici enfin la question qu'agitent ensemble, dans une tenson, les
+troubadours Guiraut de Salignac et Peironnet. «Qu'est-ce qui maintient
+le mieux l'amour, les yeux ou le coeur?» «Les yeux, répond l'un d'eux,
+car le coeur ne se donne que sur le jugement des yeux. Les yeux sont de
+tout temps les messagers du coeur.» «C'est dans le coeur, répond
+l'adversaire, que se maintient le mieux l'amour; car le coeur voit de
+loin, les yeux de près seulement.» Les deux derniers couplets sont à
+citer tout entiers: «Seigneur Peironnet, tout homme de haut lignage
+reconnaît que votre choix est mauvais, car tous savent que le coeur a la
+seigneurie sur les yeux, et écoutez en quelle manière: l'amour ne sort
+pas des yeux si le coeur n'y consent, tandis que, sans les yeux, le
+coeur peut aimer celle qu'il n'a jamais vue en réalité, comme Jaufre
+Rudel fit de son amie.» «Seigneur Guiraut, si les yeux de ma dame me
+sont hostiles, peu m'importe le coeur; mais si elle me montre un regard
+avenant, elle me prend le coeur et le met en sa puissance. Voici en quoi
+consiste le pouvoir et la hardiesse du coeur: par les yeux l'amour
+descend dans le coeur et les yeux disent, par un agréable langage, ce
+que le coeur ne peut ni n'oserait dire.»
+
+Le jugement de cette subtile et gracieuse discussion est renvoyé à une
+noble dame du château de Pierrefeu, en Provence. Il n'est pas rare que
+les tensons se terminent par un envoi de ce genre. La tenson est, elle
+aussi, elle surtout, un produit de la société courtoise du temps. Elle
+reste comme un écho de cette société. Dans son cadre un peu grêle elle
+la fait revivre avec sa courtoisie et aussi son amour de la préciosité
+ou de la convention, et on peut voir, dans les tensons à trois ou quatre
+personnages qui nous restent, les origines lointaines de la comédie de
+salon.
+
+Avec la _pastourelle_[17], nous arrivons à un genre qui paraît, au
+premier abord, être resté plus près de son origine populaire. Voici en
+quoi il consiste. Le poète, pendant un voyage, rencontre une bergère;
+elle est jeune, avenante, chante ou tresse des fleurs en gardant son
+troupeau. Le poète la salue courtoisement, et, après quelques
+compliments, lui offre son amour. La conversation s'engage et elle se
+développe suivant la fantaisie du poète. Le début et le dénouement sont
+seuls conventionnels. Un exemple emprunté à un des plus anciens
+troubadours, Marcabrun, montrera ce que peut donner ce genre. Le
+troubadour, à cheval, a rencontré une bergère.
+
+ Je pousse mon cheval vers elle:
+ «Que ne puis-je arrêter, la belle,
+ La bise qui vous échevèle!
+ --Sire, me répond la vilaine,
+ Si le vent souffle et me hérisse,
+ Je dois au lait de ma nourrice
+ De ne point trop m'en mettre en peine.
+
+ --Sans médire de votre mère,
+ La belle, il pourrait bien se faire
+ Que quelque chevalier fût père
+ D'une aussi courtoise vilaine
+ Votre regard est un sourire;
+ Plus je vous vois, plus je soupire
+ Mais vous être trop inhumaine.
+
+ --Non, non, sire, je suis la fille
+ De gens dont toute la famille
+ N'a manié que la faucille
+ Ou le hoyau, dit la vilaine.
+ J'en sais un qui vante sa race,
+ Et qui devrait suivre leur trace
+ Six jours ou sept dans la semaine.
+
+ --Fille aussi farouche que belle,
+ Je sais un peu, quand je m'en mêle,
+ Apprivoiser une rebelle.
+ On peut, avec telle vilaine,
+ Faire amour loyal et sincère,
+ Et vous m'êtes déjà plus chère
+ Que la plus noble châtelaine.
+
+ --Quand un homme a perdu la tête,
+ Est-ce un vain serment qui l'arrête?
+ Un mot, et votre bouche est prête,
+ A baiser mes pieds de vilaine.
+ Mais pensez-vous que je désire
+ Perdre, pour vous plaire, beau sire,
+ Ma richesse la plus certaine?[18]
+
+L'auteur de cette traduction remarque que la vilaine, mise ainsi en
+scène, a «terriblement d'esprit» pour une femme des champs. «Ce n'est
+pas le long des haies, même en Gascogne, que fleurit une ironie si
+légère et si perçante à la fois.» C'est une réflexion qu'on peut faire à
+propos de la plupart des pastourelles. C'est un genre qui a pu être
+populaire; mais il a perdu ce caractère de très bonne heure.
+
+Comment d'ailleurs ce genre, s'il avait gardé la simplicité primitive
+que nous pouvons lui supposer, aurait-il eu des chances de plaire à la
+société raffinée pour laquelle écrivaient les troubadours? Aussi les
+bergères qu'ils mettent en scène ressemblent étrangement, du début à la
+fin de leur littérature, à celle de Marcabrun. C'est leur aïeule. Ce
+sont en général de vertueuses coquettes. Elles écoutent les compliments,
+acceptent les galanteries, mais finissent toujours par berner leur
+interlocuteur. Là encore règne la convention. Le charme de la plupart de
+ces compositions ne vient pas des tableaux champêtres qu'elles peuvent
+présenter, ni de la naïveté et de la simplicité des sentiments exprimés;
+il vient surtout de la forme dialoguée qui a permis aux auteurs de
+pastourelles de leur donner un tour dramatique. Elles se rapprochent à
+ce point de vue des débats que sont les tensons.
+
+De la pastourelle on rapproche ordinairement la _romance_. Dans la
+littérature du Nord de la France surtout ce rapprochement est légitime.
+On entendait par _romance_ le récit d'une aventure d'amour fait par le
+poète, sous forme dialoguée. Par le contenu la romance est donc d'un
+caractère narratif; mais par la forme elle appartient à la poésie
+lyrique et par le dialogue surtout elle se rapproche de la pastourelle.
+Les exemples en sont très nombreux dans la littérature de langue d'oïl;
+ils sont au contraire très rares dans la poésie des troubadours.
+
+Cette rareté est très regrettable, si on en juge par les modèles qui
+nous restent, et dont les meilleurs sont, comme la pastourelle citée
+plus haut, du troubadour gascon Marcabrun. Voici la traduction de l'une
+de ces deux pièces. Elle est comme un écho des sentiments qui agitaient,
+au milieu du XIIe siècle, le coeur d'une jeune femme dont l'ami était
+parti pour la croisade.
+
+ A la fontaine du verger, où l'herbe est verte sur le gravier, à
+ l'ombre des beaux arbres, pendant que je cherchais de nouveaux
+ chants et de blanches fleurs, je trouvai seule, sans compagnon,
+ celle qui ne voulait pas de consolation.
+
+ C'était une damoiselle au corps très beau, fille du seigneur du
+ château; et, comme je croyais que les oiseaux et la verdure lui
+ causaient de la joie et qu'elle écoutait mon badinage, elle
+ changea tout à coup de couleur.
+
+ Elle pleura des yeux et soupira du fond du coeur:
+
+ «Jésus, dit-elle, roi du monde, c'est pour vous que croît ma
+ douleur. Car les meilleurs soldats sont partis pour vous
+ servir.
+
+ «C'est pour vous qu'est parti mon doux ami, mon beau et mon
+ vaillant ami.
+
+ «A moi il ne m'est resté que les regrets et les pleurs. Ah!
+ malheur au roi de France Louis, par qui le deuil est entré dans
+ mon coeur.»
+
+ Quand je la vis se désespérer, je vins près d'elle auprès du
+ clair ruisseau. «Belle dame, dis-je, trop de pleurs abîment le
+ visage et enlèvent ses couleurs. Il ne vous faut désespérer,
+ car celui qui donne au bois ses feuilles peut aussi vous rendre
+ la joie.
+
+ «--Seigneur, dit-elle, je crois bien que Dieu aura pitié de moi
+ dans l'autre monde, comme il aura pitié de tant d'autres
+ pécheurs. Mais en attendant, il m'a enlevé celui qui faisait ma
+ joie.»
+
+Cette énumération serait incomplète, si nous ne citions en terminant un
+des genres les plus gracieux que les troubadours aient traités. C'est
+celui de l'_aube_ (prov. _alba_). Le nom lui vient de ce que le mot
+«aube» reparaît à chaque couplet. Pour caractériser le fond, il suffit
+de rappeler la situation de Roméo et Juliette, quand le chant mélodieux
+du rossignol vient leur annoncer le jour. Seulement, dans «l'aube», le
+chant du rossignol est remplacé par la voix d'un ami fidèle qui a poussé
+le dévouement jusqu'à veiller toute la nuit à la sécurité de son
+compagnon. De cette situation étrange le poète sait tirer d'heureux
+effets, comme on peut le voir dans la traduction suivante d'une des
+«aubes» les plus célèbres de la littérature provençale. Elle débute par
+une invocation à Dieu qui ne manque pas de grandeur ni de majesté, mais
+qui révèle, si l'on songe à la situation, un fonds ineffable de
+paganisme.
+
+ Roi glorieux, roi de toute clarté,
+ Dieu tout-puissant, j'implore ta bonté!
+ A mon ami prête une aide fidèle;
+ Hier au soir il m'a quitté pour elle,
+ Et je vois poindre l'aube.
+
+ Beau compagnon, vous dormez trop longtemps;
+ Réveillez-vous, ami, je vous attends,
+ Car du matin je vois l'étoile accrue
+ A l'Orient; je l'ai bien reconnue,
+ Et je vois poindre l'aube.
+
+ Beau compagnon, que j'appelle en chantant,
+ Ne dormez plus, car voici qu'on entend
+ L'oiseau cherchant le jour par le bocage,
+ Et du jaloux je crains pour vous la rage,
+ Car je vois poindre l'aube.
+
+ Beau compagnon, le soleil a blanchi
+ Votre fenêtre, et vous rappelle aussi;
+ Vous le voyez, fidèle est mon message;
+ C'est pour vous seul que je crains le dommage,
+ Car je vois poindre l'aube.
+
+ Beau compagnon, j'ai veillé loin de vous
+ Toute la nuit, et j'ai fait à genoux
+ A Jésus-Christ une prière ardente,
+ Pour vous revoir à l'aube renaissante,
+ Et je vois poindre l'aube.
+
+ Beau compagnon, vous qui m'aviez tant dit,
+ Sur le perron, de veiller sans répit,
+ Voici pourtant qu'oubliant qui vous aime,
+ Vous dédaignez ma chanson et moi-même,
+ Et je vois poindre l'aube.
+
+ --Je suis si bien, ami, que je voudrais
+ Que le soleil ne se levât jamais!
+ Le plus beau corps qui soit né d'une mère
+ Est dans mes bras, et je ne m'émeus guère
+ Du jaloux ni de l'aube[19].
+
+Il y a un quinzaine de poésies de ce genre dans la littérature
+provençale: la plus ancienne est en latin, le refrain seul est en
+provençal[20]. D'où vient ce genre si étrange dont on ne trouve pas
+trace dans les littératures anciennes? Est-il, comme la plupart des
+autres, d'origine populaire, ou faut-il lui reconnaître une origine
+savante?
+
+Si nous ne connaissions que des formes d'aube provençales, surtout celle
+que nous venons de citer, on pourrait se demander si ce genre n'est pas
+un produit de la société aristocratique et courtoise du moyen âge. Mais
+il y a d'autres formes plus anciennes que celles-là. Ce n'est pas
+toujours un ami fidèle, ou un veilleur (personnage très important dans
+les châteaux) qui annonce le retour du jour; ce rôle est quelquefois
+confié aux oiseaux populaires par excellence, l'alouette, le rossignol,
+et ce thème se retrouve dans la poésie populaire de la plupart des pays.
+Sans engager ici une discussion inutile sur l'origine de l'aube,
+admettons avec la plupart des critiques que l'aube se compose de
+plusieurs éléments dont les principaux sont d'origine populaire. Nous ne
+connaissons que par hypothèse cette forme primitive. Il en est ainsi au
+début des littératures; on ne juge les genres dignes d'être notés que
+quand ils sont déjà loin de leur origine. Les meilleurs de leurs
+vers--les plus populaires--ne seront jamais connus.
+
+Ces genres principaux, chanson, sirventés, tenson (et en partie
+pastourelle et aube) ne sont pas les seuls que les troubadours aient
+traités. Dans la décadence surtout on en inventa d'autres; à l'_aube_,
+chant du matin, on opposa la _serena_, chant du soir[21]. La pastourelle
+tirait son nom du personnage qui y jouait le rôle principal; on composa
+des pièces qui portaient différents noms suivant le métier des
+personnages mis en scène; la «bergère» des pastourelles pouvait être
+remplacée par une gardienne de vaches ou d'oies; ceci formait une
+nouvelle variété du genre et prenait un nom nouveau. Laissons là ces
+puérilités; ce sont jeux de poètes d'une époque de décadence, essayant
+de faire revivre maladroitement des genres morts.
+
+Mais même à l'âge d'or de la poésie provençale, à côté des grands
+genres, existaient des genres secondaires. Les troubadours avaient, par
+exemple, un nom pour désigner une poésie où ils annonçaient à leur dame
+qu'ils se séparaient d'elle: c'était le _congé_. Un autre genre
+secondaire portait le nom d'_escondig_ (excuse ou justification) et le
+mot en indique suffisamment le contenu. Pour mieux marquer sa tristesse
+ou sa colère de voir ses sentiment amoureux non partagés, un troubadour
+composait un _descort_ (désaccord), c'est-à-dire une poésie lyrique d'un
+rythme et d'une mélodie assez libres: cette composition désordonnée
+marquait l'état de son âme. Le troubadour Rambaut de Vaqueiras trouva
+encore mieux: il écrivit son _descort_ en cinq langues ou dialectes, une
+par strophe; la dernière strophe est composée de dix vers, deux en
+chaque langue. «C'est pour mieux marquer, dit-il au début, combien le
+coeur de ma dame a changé, que je fais désaccorder les mots, la mélodie
+et le langage.» La cacophonie et le charabia avaient ainsi mission de
+dire ce que le coeur ne pouvait exprimer[22].
+
+Beaucoup plus intéressants à étudier seraient d'autres genres lyriques
+comme les _danses_, les _danses doubles_, les _ballades_, les
+_estampies_. Ce sont là des genres qui paraissent avoir le mieux gardé
+le caractère populaire. Il y a telle ballade ou danse anonyme avec
+refrain qui ressemble encore à une ronde d'enfants. Mais les exemples de
+ces genres, si précieux qu'ils soient pour la critique, sont trop rares
+pour mériter ici plus qu'une rapide mention. Nous pouvons nous en tenir
+aux cinq genres principaux dont nous venons de décrire la forme.
+
+Tel est, dans ses grandes lignes, le cadre où se meut la poésie des
+troubadours. Il est mince et grêle, en apparence. Les grands genres,
+ceux du moins que la critique moderne a qualifiés ainsi, en sont exclus.
+Mais on nous a appris, dans un vers lapidaire, la valeur d'un bon sonnet
+et un seul a suffi à la célébrité d'un de nos poètes contemporains.
+Jugeons donc les troubadours à cette mesure; et, sans leur reprocher de
+n'avoir pas connu certains genres, faisons-leur un mérite d'avoir su
+traiter avec une incomparable maîtrise ceux qu'ils ont inventés.
+Faisons-leur surtout un titre de gloire d'avoir été les premiers, au
+début des littératures modernes, à comprendre la valeur de la forme en
+poésie, à en proclamer la nécessité, à donner des règles et des lois:
+c'est par eux que la notion de l'art est entrée dans ces littératures.
+
+C'est aussi un mérite non moins grand, quoique d'un autre ordre, d'avoir
+su confier aux formes poétiques dont ils sont les inventeurs des pensées
+si neuves, si ingénieuses et si profondes que les littératures voisines
+les ont aussitôt empruntées. On s'en rendra mieux compte en étudiant
+leur théorie de l'amour courtois.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+LA DOCTRINE DE L'AMOUR COURTOIS. COURS D'AMOUR
+
+ La doctrine de l'amour courtois: son originalité.--L'amour est
+ un culte.--Le «service amoureux» imité du «service féodal».--La
+ discrétion; les pseudonymes: les hommages des troubadours ne
+ s'adressent qu'aux femmes mariées.--La patience vertu
+ essentielle.--L'amour est la source de la perfection littéraire
+ et morale.--L'orthodoxie amoureuse chez le troubadour Rigaut de
+ Barbezieux.--Les cours d'amour d'après Nostradamus et
+ Raynouard.
+
+
+L'ancienne poésie provençale se fait remarquer, dès ses débuts, par une
+profonde originalité[1]. Ni par le fond, ni par la forme, elle ne
+ressemble à rien de ce qui l'a précédée. La forme est parfaite, et
+cependant elle n'a pas de modèles dans la poésie classique des Grecs ou
+des Latins. Les idées poétiques et les sentiments qu'expriment les
+premiers troubadours ne dénoncent aucune imitation; d'un bout à l'autre
+cette poésie vivra par elle-même et non d'emprunts. Cette originalité,
+qui a fini par être un élément de faiblesse, a fait d'abord sa force.
+
+Elle se manifeste surtout dans la conception que les troubadours se sont
+faite de l'amour. Les premiers, dans les littératures modernes, ils ont
+su exprimer avec éclat les sentiments que cette passion inspire.
+
+Ils ont imposé leur conception de l'amour à leurs nombreux imitateurs:
+poètes français, italiens, portugais et même allemands. Il est important
+de reconstruire une théorie dont on retrouve les éléments au berceau des
+principales poésies modernes.
+
+Nous ne dirons rien du premier troubadour connu, Guillaume, comte de
+Poitiers. Ce fut un homme d'humeur fort joyeuse et gaillarde et ses
+poésies en témoignent en plus d'un endroit. Si les troubadours qui
+suivirent lui avaient emprunté sa conception de l'amour, ils n'auraient
+pu guère ajouter à la sensualité, disons même à la brutalité de
+quelques-unes de ses chansons. Ce troubadour de haut parage parle trop
+souvent comme le plus mal élevé de ses écuyers. Il est pour peu de chose
+dans la conception de l'amour telle que l'ont faite les grands
+troubadours du XIIe siècle, et il y a un abîme par exemple entre lui et
+Bernard de Ventadour ou Giraut de Bornelh.
+
+Et cependant son dernier éditeur a bien nettement montré, après Diez,
+que les principaux traits de l'amour conventionnel, tel que l'ont conçu
+les troubadours de l'époque classique, étaient déjà en germe chez le
+premier troubadour. «L'espèce d'exaltation mystique qui a pour cause et
+pour objet à la fois la femme aimée et l'amour lui-même était déjà
+désignée sous le nom de _joi_(joie); l'hymne enthousiaste que le poète
+entonne en son honneur, et qui est une de ses productions les plus
+réussies suppose naturellement l'existence de la chose et du mot[2].»
+
+Voici quelques strophes de cet hymne:
+
+ Plein d'allégresse, je me plais à aimer une joie à laquelle je
+ veux m'abandonner; et puisque je veux revenir à la joie, il est
+ bien juste que, si je puis, je recherche le mieux (l'objet le
+ plus parfait)...
+
+ Jamais homme n'a pu se figurer quelle est (cette joie), ni par
+ le vouloir ou le désir, ni par la pensée ou la fantaisie; telle
+ joie ne peut trouver son égale, et celui qui voudrait la louer
+ dignement ne saurait, de tout un an, y parvenir.
+
+ Toute joie doit s'humilier devant celle-là; toute noblesse doit
+ céder le pas à ma dame à cause de son aimable accueil, de son
+ gracieux et plaisant regard; celui-là vivra cent ans qui
+ réussira à posséder la joie de son amour.
+
+ Par la joie qui vient d'elle le malade peut guérir et sa colère
+ peut tuer le plus sain; par elle le plus sage peut tomber dans
+ la folie, le plus beau perdre sa beauté, le plus courtois
+ devenir vilain, le plus vilain courtois.
+
+On croirait lire un troubadour de l'époque classique pendant laquelle la
+doctrine de l'amour courtois fut définitivement fixée. Cependant cette
+pièce forme une exception dans l'oeuvre de Guillaume de Poitiers et
+c'est chez ses successeurs qu'il faut chercher la vraie doctrine. En
+voici les principaux traits.
+
+Dans la poésie courtoise des troubadours, l'amour est conçu de très
+bonne heure comme un _culte_, presque comme une _religion_. Il a ses
+lois et ses droits; les unes et les autres forment une sorte de code du
+parfait amant. Le code est sévère et les lois rigoureuses; il faut se
+soumettre à leur discipline; on n'y déroge pas sans danger[3].
+
+Les amants se comportent vis-à-vis de l'amour, comme un vassal vis-à-vis
+de son suzerain. Il existe un service d'amour, comme il existe un
+service de chevalerie. L'amant devient l'homme-lige de la personne
+aimée, ou même d'amour personnifié; il accomplit ses volontés, obéit à
+ses ordres, exécute ses moindres caprices. Être amoureux, dans la poésie
+des troubadours, c'est s'engager par un serment, comme un chevalier. On
+accepte tous les liens rigoureux qu'un serment de ce genre impose
+conformément aux moeurs du temps. Pas plus que le chevalier l'amant
+n'est un esclave et il garde sa noblesse; mais il est un vassal et à ce
+titre dépend, corps et âme, de son suzerain qui peut en disposer à son
+gré, sans rendre de comptes à personne. Le «vasselage amoureux» est une
+invention des troubadours provençaux; elle porte la marque du temps et
+les deux termes de cette expression caractérisent l'esprit et les moeurs
+de cette époque.
+
+C'est ainsi que Bernard de Ventadour dit à sa dame: «Je suis, dame,
+votre sujet, consacré pour toujours à votre service, votre sujet par
+paroles et par serment.» Peire Vidal, avec son exagération habituelle,
+dit à la sienne: «Je suis votre bien, vous pouvez me vendre ou me
+donner.» «Je vous appartiens, proclame un autre, vous pouvez me tuer, si
+c'est votre plaisir.» «Avec patience et discrétion, dit un quatrième, je
+suis votre vassal et votre serviteur[4].»
+
+On n'arrivait pas d'emblée à être le vassal de sa dame. Il y avait des
+degrés à parcourir, un stage à accomplir; la langue des troubadours a
+plusieurs mots pour désigner l'amant dans ces diverses situations. «Il y
+a quatre degrés en amour; le premier est celui du soupirant, le deuxième
+celui du suppliant, le troisième celui de l'amoureux, le quatrième celui
+de l'amant.» Ce dernier terme n'indiquait pas d'ailleurs autre chose que
+l'acceptation par la dame des hommages poétiques du troubadour amoureux.
+«La dame recevait de lui un serment de fidélité que scellait
+ordinairement un baiser et le plus souvent celui-ci était le premier et
+le dernier[5].»
+
+Mais cette faveur si péniblement acquise il était difficile de la
+conserver contre les jaloux et les envieux. De là découlaient pour
+l'amant de dures obligations.
+
+La discrétion est une des premières qualités requises. Fi des amants
+grossiers qui compromettraient leurs dames par leurs chansons! A ces
+imprudents maladroits aucun succès n'est réservé. Aussi la dame aimée
+est-elle en général désignée par un pseudonyme, qui n'est pas toujours
+très transparent; c'est un _senhal_ (signal) suivant l'expression
+technique. La fantaisie et l'imagination guident les troubadours dans le
+choix de ces pseudonymes; mais ces noms, comme on peut s'y attendre,
+sont souvent pris parmi les plus gracieux ou les plus expressifs.
+
+Bernard de Ventadour appelle sa dame tantôt _Bel-Vezer_ (Belle-Vue),
+tantôt _Magnet_ (Aimant), tantôt _Tristan_, déroutant ainsi non
+seulement la malice de ses contemporains, mais aussi la sagacité des
+commentateurs modernes.
+
+Rigaut de Barbezieux désigne constamment sa dame sous le nom de
+_Mieux-que-Dame_ (_Miels de Domna_), _Plus-que-Reine_, pourrions-nous
+dire, en rappelant le titre d'un roman contemporain. Bertran de Born
+appelle la sienne _Miels-de-Ben_(Mieux-que-Bien) ou
+_Bel-Miralh_(Beau-Miroir). On trouve encore parmi ces pseudonymes
+_Beau-Réconfort_(_Belh Conort_), _Bon-voisin_, _Beau-chevalier_, _Mon
+écuyer_, _Beau-Seigneur_. Le dernier troubadour appelait sa dame
+_Belle-Joie_ (_Belh Deport_). Cette coutume, qui remonte à Guillaume de
+Poitiers, a été constamment observée.
+
+Elle s'explique si on se rappelle que les troubadours n'adressent leurs
+hommages qu'à des femmes mariées; chanter l'amour d'une jeune fille est
+tout à fait exceptionnel, dans la poésie provençale. Cette habitude peut
+nous paraître étrange; mais elle est conforme aux moeurs du temps.
+
+La femme mariée seule a été idéalisée par la chevalerie. C'est à elle
+que vont les hommages des poètes, comme ceux des chevaliers. On comprend
+d'ailleurs sans peine cet état de la société. Pendant l'absence du
+seigneur, appelé souvent par devoir ou par ambition à des expéditions
+guerrières, la femme représentait la puissance suzeraine aux yeux de ses
+vassaux. Elle peut être appelée à jouer un grand rôle, comme Guibourg,
+l'épouse légendaire de Guillaume d'Orange, qui, en l'absence de son
+mari, défend la ville contre les Sarrasins. La jeune fille tient peu de
+place dans la société du temps et n'a aucun rôle à jouer. Il faut se
+rappeler ces moeurs si on veut comprendre la poésie des troubadours.
+
+En même temps que la discrétion une autre qualité éminente, exigée par
+le code amoureux du temps, c'est la patience, une patience sans mesure
+et sans bornes. Beaucoup de troubadours la comparent à celle des Bretons
+qui attendent depuis des siècles la résurrection de leur roi Arthur. Un
+des plus gracieux poètes du temps, Rigaut de Barbezieux, s'exprime ainsi
+au début d'une de ses chansons: «Celui-là se connaît peu en amour, qui
+n'attend pas patiemment sa pitié; car amour veut qu'on souffre et qu'on
+attende; mais en peu de temps il répare tous les tourments qu'il a fait
+souffrir.» C'est que l'amant est à la merci de sa dame; elle ne lui
+donne rien que par miséricorde, par pitié. «Patience est le mot magique,
+le talisman devant lequel s'ouvre le coeur de la personne aimée.» Les
+meilleurs troubadours vantent les mérites de «patience et longueur de
+temps» et témoignent souvent de leur mépris pour les impatients[6].
+
+Cette longue épreuve peut devenir d'ailleurs la source des plus pures
+joies; voici comment deux troubadours rajeunissent un lieu commun de la
+poésie érotique. «Bénis soient les soucis, les chagrins, les maux
+qu'Amour m'a causés pendant si longtemps; je leur dois de sentir avec
+mille fois plus d'ivresse les bienfaits qu'il m'accorde aujourd'hui. Le
+souvenir de mes peines me rend si doux le bonheur présent, que j'ose
+croire que, sans avoir éprouvé l'infortune, on ne peut savourer tout le
+charme de la félicité.» Voici une pensée analogue exprimée en termes à
+peu près semblables: «Je te bénis, Amour, de m'avoir fait choisir la
+dame qui m'accable sans cesse de ses rigueurs. Si mon affection l'avait
+trouvée reconnaissante, je n'eusse pas eu l'occasion de lui prouver par
+mes hommages et par ma constance à quel point je lui suis dévoué;
+prières et merci, espoir et crainte, chansons et courtoisie, soupirs,
+deuil et pleurs, je n'eusse rien employé, si l'usage faisait qu'un amour
+pur et sincère fût de suite payé de retour[7].»
+
+Plus d'un troubadour s'impatienta sans doute; quelques-uns déclarent
+nettement qu'ils sont las d'attendre comme des Bretons. Il leur arrive
+alors de prendre le ton tragique pour adoucir la rigueur de leur dame;
+ils jouent facilement aux désespérés. «Le monde entier apprendra comment
+la dureté de votre coeur cause ma mort», dit après d'autres l'un d'eux.
+Mais ces plaintes et ces menaces étaient aussi de convention. «Les
+chants désespérés ne sont pas les plus beaux.» Et les suicides furent
+plutôt rares; nous n'en connaissons aucun exemple certain, exception
+faite de quelques cas rapportés dans les Biographies; mais on sait que
+dans ces documents la légende coudoie à tout instant la réalité. Ce qui
+était moins rare c'était que le troubadour malheureux se retirât du
+monde et entrât dans les ordres; comme nous l'avons fait observer dans
+un précédent chapitre, le nombre des troubadours qui finirent ainsi leur
+vie est assez élevé.
+
+Ce n'est pas qu'ils fussent très exigeants en amour; ils se contentaient
+de peu, ils l'assurent du moins[8]. La plupart demandent à leur dame de
+les agréer pour leur serviteur, sans plus, d'accepter leurs hommages
+poétiques. Quelques-uns sont plus précis dans l'expression de leurs
+désirs; certaines demandes sont remarquables de naïveté et, parfois, de
+crudité. Mais en général les voeux sont timides et modestes; ceci aussi
+est de règle. Les amants mal appris manquent seuls de la discrétion et
+de la retenue nécessaires. N'oublions pas que la dame aimée est, au sens
+plein du mot, une «maîtresse» à la disposition de laquelle le poète est
+corps et âme et dont il faut gagner les faveurs.
+
+Aussi quelle n'est pas la timidité et la gaucherie du troubadour
+amoureux quand la dame aimée daigne enfin agréer ses voeux et l'admettre
+devant elle! Il en est peu qui ne perdent la parole et même le
+sentiment. Rigaut de Barbezieux nous fait connaître ses impressions: «Je
+suis semblable à Perceval, qui fut saisi d'une telle admiration à la vue
+de la lance et du Saint Graal, qu'il ne sut demander à quoi ils
+servaient; ainsi quand je vois, dame, votre joli corps, je m'oublie à le
+considérer avec admiration; je veux vous adresser une prière et je ne
+puis: je rêve.» «Il m'arrive souvent, dit le troubadour Peire Raimon de
+Toulouse, que je veux vous adresser une prière, dame; mais quand je suis
+près de vous, je perds le souvenir.» «Quand je l'aperçois, avoue Bernard
+de Ventadour, on voit à mes yeux et à la couleur de mon visage que je
+tremble de peur, comme la feuille agitée par le vent; je suis si conquis
+par l'amour que je n'ai pas plus de sens qu'un enfant.» «Je n'ose lui
+montrer ma douleur quand il m'arrive de la voir, dit à son tour Arnaut
+de Mareuil; je ne sais que l'adorer.» Ce sont là quelques-unes des plus
+caractéristiques parmi les déclarations des troubadours; ce ne sont pas
+les seules; elles sont presque un lieu commun, souvent rajeuni par la
+fantaisie individuelle.
+
+Éloignés de leur dame les troubadours sont plus éloquents; mais ils n'en
+restent pas moins discrets et timides, sachant qu'il est de très mauvais
+ton, pour un amoureux parfait, de ne savoir modérer ses désirs. Il n'est
+pas rare d'ailleurs que plus d'un se console de cet éloignement et n'y
+trouve même quelque charme. Le troubadour suppose qu'un lien mystérieux,
+qui ne tient aucun compte de l'espace, l'unit à sa dame[9]. Un des plus
+élégants représentants de la poésie provençale, Bernard de Ventadour,
+s'exprime ainsi: «Dame, si mes yeux ne vous voient pas, sachez que mon
+coeur vous voit.» Le début d'une autre de ses chansons est célèbre:
+«Quand la douce brise halène de vers votre pays, il me semble que je
+sens une odeur de paradis, pour l'amour de la gentille dame vers qui va
+mon coeur.»
+
+C'est le cas de rappeler ici la jolie tenson citée dans un chapitre
+précédent sur les mérites du coeur et des yeux pour le maintien de
+l'amour. «Le coeur voit de loin, les yeux de près seulement», dit l'un
+des interlocuteurs: c'est à ses côtés que se serait rangé Bernard de
+Ventadour et surtout Jaufre Rudel qui s'éprit de la princesse lointaine
+pour le bien qu'il en avait entendu dire.
+
+Les «yeux» jouent un grand rôle dans la poésie provençale: c'est par eux
+que commence le phénomène un peu mystique de l'_enamorament_. La vue de
+l'objet aimé frappe les yeux et produit souvent l'extase; une sorte de
+fluide mystérieux va de là au coeur et y éveille l'amour.
+
+Le troubadour Aimeric de Péguillan est un de ceux qui ont le mieux
+exprimé les divers moments de ce phénomène.
+
+ Amour parfait, je vous l'assure, ne peut avoir ni force ni
+ pouvoir si les yeux et le coeur ne les lui donnent. Car les
+ yeux sont les truchements du coeur, ils vont chercher ce qui
+ plaît au coeur, et quand ils sont bien d'accord et que tous
+ trois sont fermement unis, alors le vrai amour tire sa force de
+ ce que les yeux font agréer au coeur. Que tous les amants
+ sachent que l'amour est l'accord parfait du coeur et des yeux;
+ les yeux font fleurir l'amour, le coeur donne les graines,
+ l'amour est le fruit[10].
+
+C'est le même Aimeric qui a chanté dans les termes suivants les
+bienfaits de l'amour.
+
+ Les plaisirs qu'il donne sont plus grands que les chagrins, les
+ biens plus grands que les maux, les joies plus grandes que les
+ deuils, les ris plus nombreux que les pleurs... Amour rend les
+ hommes vils vertueux, donne l'esprit aux sots, rend les avares
+ prodigues, donne la loyauté aux fourbes, la sagesse aux fous,
+ la science aux ignorants et la douceur aux orgueilleux.
+
+Il n'est pas besoin d'insister sur l'originalité de cette conception.
+Elle paraît encore plus grande si l'on observe que, dès les origines de
+la littérature provençale, les troubadours ont fait de l'amour un
+principe de perfection littéraire et morale. La longue attente qu'exige
+la possession de l'objet aimé n'est pas une attente muette; dans une
+société où la poésie tient tant de place et recueille tant d'honneurs,
+le poète compte sur la perfection de sa poésie autant que sur la
+patience. Ceux d'entre eux qui ont conscience de leur gloire--sentiment
+si commun aux poètes--ne manquent pas de s'en prévaloir comme d'un titre
+sérieux. C'est par la perfection de leur poésie qu'ils espèrent adoucir
+le coeur de leur dame et fléchir sa rigueur. Voici sur ce point une
+citation caractéristique: «Je me loue du long et doux désir, car souvent
+il m'a fait rêver et parvenir à des chants de maître... De mon agréable
+richesse (c'est-à-dire la poésie) je sais gré au joli et cher corps
+auquel j'adresse mes vers, et plus encore, s'il se peut, à l'amour.» Les
+déclarations de ce genre ne sont pas rares dans l'ancienne littérature
+provençale.
+
+Que dire de la perfection morale dont l'amour est également le principe?
+Elle se rattache étroitement, elle aussi, à la conception que nous
+venons d'exposer Les troubadours n'ont pas de termes assez forts pour
+exalter la perfection de l'objet aimé. Leur dame se distingue de toutes
+les autres par la beauté et la grâce de son corps, mais encore par ses
+qualités morales; elle est sage, «prude», comme dit l'ancienne langue
+française; tous les dons du coeur et de l'esprit sont réunis en elle.
+«Comme la clarté du jour l'emporte sur toute autre clarté, ainsi, dame,
+il me semble que vous êtes au-dessus de toutes les femmes par votre
+beauté, par vos qualités et votre courtoisie.» (Rigaut de Barbezieux.)
+
+Qu'on se rappelle maintenant le lien de vasselage amoureux inventé par
+les troubadours. Pour gagner la faveur d'un maître aussi parfait, ne
+faut-il pas rechercher la perfection? Et les troubadours n'ont-ils pas
+raison de dire que l'amour ainsi conçu est un principe de moralité? Tout
+se tient dans cette théorie: la perfection de l'amant suppose la
+perfection de l'objet aimé. Plus son idéal sera élevé, plus il grandira
+lui-même. Perfection littéraire, perfection morale sont les conséquences
+de l'amour parfait: la conception des troubadours étant admise, la
+conséquence est nécessaire.
+
+Aussi cet amour n'est-il pas un amour déréglé, passionnel, comme nous
+dirions; les lois auxquelles il est soumis se résument en une loi
+supérieure à toutes les autres, c'est la «mesure». Penser, parler, agir
+avec «mesure», c'est-à-dire avec sagesse, connaissance, réflexion, c'est
+l'idéal où doit atteindre le parfait amant. De là découlent toutes les
+obligations auxquelles le soumet le code amoureux, de là aussi lui
+viennent les vertus qui le rendent digne du «service d'amour» auquel
+l'admet, par faveur et pitié, la dame aimée. La «mesure» est la vertu
+suprême qui doit guider sa vie. Là aussi se reconnaît l'influence des
+idées «chevaleresques». Dans la société du temps la mesure est une vertu
+éminente: qu'on se rappelle la manière dont l'auteur de la _Chanson de
+Roland_ oppose au caractère fier mais irréfléchi de Roland le caractère
+sage d'Olivier.
+
+Mais il y a dans cette conception, originale sans doute, quelque chose
+de factice et d'artificiel, peu conforme à la réalité. Cette théorie
+n'est qu'une théorie poétique, qui fut développée à outrance, ressassée
+pendant les deux siècles que dura l'ancienne poésie provençale. Quand on
+lit les plus jolies chansons de Bernard de Ventadour, d'Arnaut Daniel ou
+de Giraut de Bornelh, on n'a pas de peine à conclure avec le premier
+historien de la littérature provençale, Diez, que l'amour tel que l'ont
+conçu les troubadours représente une fantaisie de l'esprit plutôt qu'une
+passion du coeur. «L'amour fut conçu comme un art et eut ses règles,
+comme la poésie.» On en arriva à une étrange confusion de termes:
+l'amour étant considéré comme le thème principal de la poésie lyrique,
+le code où furent résumés au XIVe siècle les principes de la grammaire
+et de la métrique provençales fut appelé les _Leys d'Amors_, les lois
+d'amour, c'est-à-dire de la poésie.
+
+Nous pourrions continuer à exposer didactiquement les principes de cette
+théorie de l'amour courtois que nous venons de résumer, et à en étudier
+l'évolution. Mais l'étude des troubadours de la décadence nous donnera
+l'occasion de compléter cette esquisse. Il nous paraît plus intéressant
+de voir l'application de ces principes non chez les grands troubadours,
+où ils sont pour ainsi dire dispersés, mais chez un _poeta minor_ où ils
+sont plus faciles à reconnaître. Il s'agit du troubadour Rigaut de
+Barbezieux. Ce troubadour d'origine saintongeaise fut un homme célèbre
+en son temps et il est resté un gracieux poète. Il y a de plus grands
+noms dans l'ancienne littérature provençale. Mais il y a peu de
+troubadours qui aient montré dans l'expression des sentiments amoureux
+plus de charme et plus de grâce[11].
+
+Son succès dut être grand. Nous n'avons pas de témoignages directs pour
+ces temps lointains; mais le témoignage des manuscrits les remplace. Or,
+les poésies de Rigaut de Barbezieux sont celles qui sont le plus souvent
+reproduites dans les «chansonniers» provençaux; et cela, non seulement
+dans les manuscrits d'origine française, mais aussi dans les manuscrits
+italiens. Si l'on veut mesurer sa célébrité d'antan suivant les idées du
+jour, on peut dire qu'il aurait eu les honneurs de plusieurs éditions et
+que sa gloire aurait dépassé nos frontières.
+
+L'amour est, suivant la doctrine des troubadours, une faveur suprême,
+une grâce qu'on n'obtient que de la pitié, par une patience robuste et à
+toute épreuve capable de tout supporter sans plainte. Écoutons notre
+troubadour parler avec mépris de ceux qui ignorent ce précepte essentiel
+de la doctrine.
+
+ Celui-là est peu savant en amour qui ne sait pas souffrir et
+ attendre; car en peu de temps amour répare tous les maux qu'il
+ a fait souffrir; c'est pourquoi j'aime mieux mourir après avoir
+ obtenu ses faveurs que vivre le coeur joyeux, mais sans
+ amour...
+
+ Pour Dieu, amour, avant de me rendre joyeux, vous m'aurez
+ accordé une réparation pour la grande peine et la longue
+ attente qui avanceront l'heure de ma mort. Ce qui vous plaît,
+ il me convient de le supporter, et je m'efforce de souffrir
+ sans me plaindre, car je veux voir si on gagne à attendre.
+
+C'est le même thème que Rigaut développe dans la plupart de ses
+chansons. Il ne faut pas l'accuser de manquer d'invention; le cercle
+d'idées où se meut son imagination ne saurait trop s'élargir; Rigaut est
+victime, comme la plupart des troubadours, de son orthodoxie amoureuse.
+Voici la traduction d'une autre de ses chansons où l'on retrouvera la
+même doctrine.
+
+ Tout le monde demande ce qu'est devenu Amour; à tous je dirai
+ la vérité. Amour est semblable au soleil d'été, qui, après
+ avoir montré partout ses splendeurs, va, le soir venu, se
+ reposer; ainsi Amour, ayant erré en tous lieux sans rien
+ trouver qui soit à son gré, retourne à son point de départ...
+ Comme un faucon qui fond sur sa proie, après l'avoir dépassée,
+ ainsi Amour descendait (jadis) dans le coeur de ceux qui
+ aimaient loyalement.
+
+ Amour fait comme le bon autour qui ne se débat ni ne s'agite de
+ désir, mais qui attend qu'on l'ait lancé; puis il s'envole et
+ prend son oiseau; ainsi l'amour parfait observe et épie la
+ jeune dame de beauté parfaite en qui s'assemblent toutes les
+ qualités; Amour ne se trompe pas quand il la prend ainsi.
+
+ Aussi veux-je supporter ma douleur; car pour récompense de nos
+ souffrances nous sont données de belles joies; la souffrance
+ amène le redressement de bien des torts et vient à bout des
+ médisants. Ovide dit dans un de ses livres--et vous pouvez le
+ croire--que par la souffrance on obtient les faveurs de
+ l'amour: pour avoir souffert, maints pauvres sont devenus
+ riches; aussi souffrirai-je jusqu'à ce que j'obtienne une
+ grâce.
+
+ Et puisque Joie et Mérite s'unissent en vous, dame, à la
+ beauté, pourquoi n'y ajoutez-vous pas un peu de pitié, qui me
+ serait si profitable dans ma détresse? Car, semblable à celui
+ qui brûle au feu d'enfer, et meurt de soif, sans joie et sans
+ lumière, je vous demande grâce, dame.
+
+Parmi les compositions de Rigaut celle-ci est une de celles qui ont été
+le plus admirées; elle est reproduite dans une vingtaine de manuscrits,
+presque tous de première importance. Elle a partagé ce succès avec
+quelques autres dont nous allons citer les principales.
+
+Elles sont d'un accent peut-être plus personnel que celles dont il vient
+d'être question. L'appel à la pitié de sa dame, qui est un des thèmes
+ordinaires traités par les troubadours, s'y exprime en termes touchants
+et simples, parfois naïfs, ce qui, en l'espèce, est un charme de plus.
+Rigaut exagère sa crainte et sa timidité pour attendrir sa dame; il est
+le «naufragé» qui a besoin de secours, l'être sans souffle, à qui Amour
+redonne la vie.
+
+ Je suis semblable au lion, qui s'irrite furieusement quand son
+ lionceau vient au monde sans souffle et sans vie et qui en
+ l'appelant de ses cris, le fait revivre et marcher; ainsi ma
+ chère dame et amour peuvent me secourir, et me guérir de ma
+ douleur.
+
+ A chaque gaie saison reviennent avril et mai; ma bonne étoile
+ devrait bien revenir; Amour a trop longtemps sommeillé; il me
+ donna le pouvoir d'aimer, sans m'accorder en même temps celui
+ d'oser supplier; ah! que de grands honneurs m'ont ravis la
+ timidité et la crainte!
+
+ Quelle magnifique récompense, et noble et sincère j'aurais eue!
+ Aussi je supporte avec joie mon fardeau, pourvu que sa pitié ne
+ m'oublie pas! Comme le marin qui ne peut s'échapper de sa nef
+ naufragée qu'en se sauvant à la nage, ainsi, dame, je me
+ relèverais si vous daigniez me porter secours.
+
+ Je suis triste et joyeux, tantôt je chante, tantôt je
+ m'irrite... car amour s'est divisé dans mon coeur en amour
+ joyeux et en amour triste... il me montre ses nobles qualités
+ au milieu des ris et des pleurs.
+
+ En vous, dame, sont toutes les qualités possibles; aucune n'y
+ manque, dame ornée de toutes les vertus; on ne saurait rien y
+ ajouter, si seulement vous étiez hardie en amour. Vous êtes
+ sans égale, mur, château et tour d'honneur, et fleur de beauté.
+
+Une partie des mêmes thèmes se retrouve dans la chanson suivante; si, au
+début, le poète se plaint avec quelque impatience de l'indifférence
+d'Amour à son sujet, il s'y déclare bientôt amant soumis et obéissant,
+serviteur fidèle de sa «dame», n'attendant rien que de sa pitié, de sa
+«merci».
+
+ Je voudrais savoir si Amour voit, entend et comprend, car je
+ lui ai demandé grâce bien sincèrement et je n'en obtiens aucune
+ aide; la pitié seule peut me défendre contre ses armes; car je
+ lui suis si soumis qu'il n'est joie ni paradis pour lesquels je
+ voulusse échanger l'espoir et l'attente.
+
+ Tout homme qui sert son seigneur de bon coeur et loyalement
+ attend que la raison suggère à son maître de lui faire quelque
+ bien. L'amour parfait doit apprendre cet usage; qu'il prenne
+ garde que ses biens soient convenablement distribués, qu'il
+ considère qui lui sera loyal, franc et sincère, pour que
+ personne ne le puisse blâmer.
+
+ Car après la douleur vient le plaisir, au grand mal succèdent
+ les joies et un long repos suit le labeur; de grandes faveurs
+ récompensent les longues souffrances subies sans plaintes;
+ c'est ainsi qu'on suit d'amour les droits chemins; servez
+ l'amour loyalement et sans le quitter: c'est par ce moyen qu'on
+ l'obtient.
+
+ Comme la tigresse devant un miroir[12], qui, pour admirer son
+ beau corps, oublie sa tristesse et son chagrin, ainsi, quand je
+ vois celle que j'adore, j'oublie mon mal et ma douleur est
+ moindre. Que personne n'essaie de deviner; je vous dirai
+ sincèrement qui m'a conquis, si vous savez le reconnaître et le
+ comprendre.
+
+ Mieux-que-Dame, mélange de beauté et de jeunesse aux fraîches
+ couleurs; comme un archer adroit elle m'a lancé droit au coeur
+ la douce mort dont je voudrais mourir, si elle ne me rend pas
+ la joie avec un regard d'amour.
+
+ Je voudrais qu'elle sache l'état de mon âme et de mon coeur;
+ elle apprendrait dans quelle douleur languit un loyal amant,
+ quand il se consume dans l'attente.
+
+«Loyal amant», c'est le mot que répète après tant d'autres troubadours
+notre poète. On comprend sans peine que dans cette conception de l'amour
+obtenu par des prières et des sacrifices sans fin la loyauté fût une des
+qualités essentielles requises chez l'amant. Pendant cette période
+d'attente, plus ou moins longue suivant les caprices de la dame ou le
+talent poétique du soupirant amoureux, la moindre défaillance pouvait
+être fatale à ce dernier; ce n'est pas la banale loyauté dans l'amour
+qu'on exige de lui, c'est la loyauté avant l'amour. C'est celle-là que
+Rigaut se vante d'avoir fidèlement observée; il le rappelle à sa dame
+dans la chanson qui suit, en lui reprochant doucement, humblement,
+suivant les habitudes des troubadours, son insensibilité. Il s'y déclare
+son serviteur fidèle, comme dans la chanson précédente; sa dame est la
+«maîtresse» qui peut traiter son amant à son gré, comme un seigneur fait
+son vassal.
+
+ Comme la clarté du jour surpasse toute autre clarté, ainsi vous
+ surpassez, dame, toutes les autres femmes du monde, par votre
+ beauté, votre mérite et votre courtoisie.
+
+ C'est pourquoi je ne cesse de vous servir et honorer de tout
+ coeur, semblable au voyageur qui, passant sur un pont étroit,
+ n'ose s'écarter de sa route.
+
+ Qui suit un droit chemin ne s'égare pas; aussi suis-je
+ complètement rassuré. Si auprès d'Amour la loyauté devait avoir
+ quelque prix, je suis celui qui devrais trouver pitié plus que
+ le plus loyal ami du monde. Car en moi il n'y a ni mensonge ni
+ tromperie et vous n'y en trouverez jamais...
+
+ Je vous ai servie, dame, depuis l'heure où je vous ai vue; mais
+ quel fruit me revient-il si vous me trompez? A vous sera la
+ faute, à moi est le dommage; comme vous en aurez une part (car
+ tous les savants du monde disent que le dommage va à celui qui
+ tient la seigneurie) vous devez m'en garantir, dame; car je
+ suis votre serviteur, je me reconnais pour tel et vous pouvez
+ me traiter comme il est d'usage de les traiter.
+
+Cependant Rigaut de Barbezieux aurait été le héros, suivant la légende,
+d'une aventure peu honorable pour un amant parfait comme lui et sa
+déloyauté aurait été cruellement punie. Suivant sa romanesque
+biographie, il ne fut tiré de la solitude où il voulut expier sa faute
+que lorsque les «amants sincères et loyaux», sa «dame» et la «Cour du
+Puy» l'eurent pardonné. Demandons-nous donc ce que fut cette «Cour du
+Puy», car c'est ici une des allusions les plus formelles aux cours
+d'amour que nous ayons dans la littérature provençale.
+
+Raynouard a consacré une assez longue dissertation[13] à démontrer
+l'existence de ces cours d'amour. Elle remonteraient aux origines de la
+poésie provençale, car on trouve des allusions, dit-il, chez les
+troubadours les plus anciens.
+
+Raynouard a emprunté la plupart de ses preuves à l'ouvrage d'André le
+Chapelain (XIIIe siècle) sur l'_Art d'aimer_. Cet écrit contient en
+effet un certain nombre d'arrêts prononcés par «le jugement des dames»
+(_judicio dominarum_); il y est question de cours d'amour qui auraient
+existé en Gascogne, à Narbonne, à la cour des comtesses de Champagne et
+des Flandres. Nostradamus en avait inventé quelques-unes de plus; il y
+en aurait eu aux châteaux de Pierrefeu et de Signe, en Provence, au
+château de Romanin, près Saint-Remy, en Avignon. La cour de Pierrefeu
+était «cour planière et ouverte, pleine d'immortelles louanges, aornée
+de nobles dames et de chevaliers du pays».
+
+Avec son imagination coutumière Nostradamus a reconstitué ces tribunaux.
+Il nomme les dames qui en faisaient partie, ajoutant aux noms des femmes
+citées par les troubadours ceux que sa fantaisie lui suggérait. Il y
+avait Stéphanette, dame de Baux, Phanette de Gantelme, qui fit
+l'éducation de sa nièce, Laurette de Sade, la Laure de Pétrarque, et
+autres nobles dames aux noms gracieux. Ces cours étaient d'ailleurs des
+cours mixtes et les chevaliers pouvaient en faire partie.
+
+Les jugements étaient rendus d'après un code poétique dont voici
+quelques extraits: «Le mariage n'est pas une excuse légitime contre
+l'amour.» «Qui ne sait cacher ne sait aimer.» «Personne ne peut avoir
+deux attachements à la fois.» «Le véritable amant est toujours timide.»
+«L'amour a coutume de ne pas loger dans la maison de l'avarice.»
+
+Les jugements rendus d'après ces principes ne manquent pas de piquant ni
+d'originalité. Voici celui qui est soumis à la cour de la vicomtesse
+Ermengarde de Narbonne: «Est-ce entre amants ou entre époux qu'existe la
+plus grande affection, le plus vif attachement?» La réponse du tribunal
+est la suivante: «L'attachement des époux et la tendre affection des
+amants sont des sentiments de nature et de moeurs tout à fait
+différentes. Il ne peut donc être établi une juste comparaison entre des
+objets qui n'ont pas entre eux de ressemblance et de rapport.»
+
+Autre question: «Une dame, jadis mariée, est aujourd'hui séparée de son
+époux, par l'effet du divorce. Celui qui avait été son époux lui demande
+avec instance son amour.» Voici le jugement de la vicomtesse de
+Narbonne: «L'amour entre ceux qui ont été unis par le lien conjugal,
+s'ils sont ensuite séparés, de quelque manière que ce soit, n'est pas
+réputé coupable, il est même honnête.»
+
+Voici encore une question posée à l'un de ces tribunaux: «Un chevalier
+divulgue des secrets amoureux; tous ceux qui composent la milice d'amour
+(_in castris militantes amoris_) demandent souvent que de pareils délits
+soient vengés, de peur que l'impunité ne rende l'exemple contagieux.» La
+cour d'amour de Gascogne répond de la manière suivante: «Le coupable
+sera désormais frustré de toute espérance d'amour; il sera méprisé et
+méprisable dans toute cour de dames et de chevaliers; et si quelque dame
+a l'audace de violer ce statut, qu'elle encoure à jamais l'inimitié de
+toute honnête femme.»
+
+Que de tels jugements soient bien dans les idées du temps, cela est tout
+à fait vraisemblable. Mais qu'ils aient jamais été rendus «en forme»
+comme disent les juristes, c'est toute une autre question. Laissons
+d'abord de côté les renseignements que Raynouard et d'autres, avant et
+après lui, ont tirés de Nostradamus. Ils ne méritent pas créance, quand
+on connaît la méthode de cet historien fantaisiste. Suivant son habitude
+il a transformé, amplifié ou dénaturé quelques menus faits qu'il a
+recueillis en lisant les troubadours.
+
+Sans doute quelques-uns d'entre eux terminent leurs tensons en nommant
+dans l'_envoi_ la dame à laquelle ils la destinent. Dans une tenson
+citée par Raynouard après Nostradamus, l'un des deux interlocuteurs dit:
+«Je vous vaincrai pourvu que la cour soit loyale; j'envoie ma tenson à
+Pierrefeu où la belle tient cour d'enseignement.» «Et je voudrais pour
+me juger, dit son partenaire, l'honoré château de Signe.» Le dernier
+troubadour, Guiraut Riquier, demande qu'une dame assiste au jugement
+d'une de ses tensons. Deux autres troubadours désignent trois dames pour
+juger la question sur laquelle ils sont en désaccord.
+
+Mais ce sont là de simples formules. C'était l'habitude des troubadours
+d'envoyer leurs discussions poétiques au jugement du seigneur qui les
+protégeait ou, plus rarement, à celui de leur dame. En adressant leurs
+poésies à la «cour» de Pierrefeu ou de Signe les troubadours n'avaient
+en vue que les dames de ces châteaux et peut-être leur entourage
+immédiat. Et la «cour» du Puy à laquelle Rigaut de Barbezieux adressait
+ses plaintes n'était autre chose qu'une «cour» de seigneurs et non de
+justice. Aucun des textes que nous connaissons--et nous avons cité
+quelques-uns des plus formels--n'autorise d'autre explication sur ce
+point.
+
+Et combien il serait étrange qu'une institution si importante ne nous
+fût connue que par des allusions équivoques! La littérature provençale
+n'est pas réduite à quelques fragments obscurs et informes; elle est
+assez abondante pour qu'une institution de ce genre, si elle avait
+existé, n'y fût pas passée sous silence.
+
+Quant aux textes d'André le Chapelain, auxquels Raynouard accorde tant
+de crédit, il n'y a qu'une observation à faire, c'est que cet auteur ne
+connaissait que par ouï-dire les habitudes littéraires du Midi de la
+France. Son livre reflète les idées qui avaient cours autour de lui,
+surtout dans la société des comtes de Champagne. Ce que lui-même a connu
+des troubadours, c'étaient déjà des légendes. Son témoignage est à peu
+près sans valeur sur ce point. Tout ce qu'on peut dire à sa décharge
+c'est qu'il fut sans doute de bonne foi, ce qui ne fut pas le cas de
+Nostradamus.
+
+Il n'y eut donc, dans la société où vécurent les troubadours, ni cour
+particulière ni cour souveraine pour juger leur orthodoxie amoureuse; il
+n'y eut qu'un tribunal, ce fut celui de l'opinion publique, ou plutôt
+celui du milieu raffiné pour lequel ils écrivaient. Nous avons parlé au
+début du chapitre d'un code d'amour et d'un code sévère. Il ressemblait
+aux lois naturelles; sans être écrit nul part, il était connu de tous,
+profondément gravé au fond des coeurs. C'est à ses règles que se
+conformaient les troubadours; il était un peu comme le code de la
+chevalerie, si étroit, si rigoureux et que nul juriste n'éprouva le
+besoin de transcrire. Parler, à propos des troubadours, de lois, de code
+et de tribunal autrement que par métaphore, c'est transporter dans un
+passé poétique des conceptions très prosaïques des temps modernes.
+
+Qu'il y ait eu des réunions poétiques dans les châteaux, cela est
+certain; et c'est probablement dans ces solennités que les troubadours
+récitaient, ou plutôt chantaient leurs poésies. L'ensemble de ces
+sociétés d'élite, de ces auditoires de choix formait le vrai tribunal de
+l'opinion publique; on verra en étudiant les grands troubadours, comment
+il se conformèrent à ses lois.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+LES PRINCIPAUX TROUBADOURS: PREMIÈRE PÉRIODE
+
+ Marcabrun: sa conception de l'amour; un troubadour
+ «misogyne».--Jaufre Rudel: son amour pour la «Princesse
+ Lointaine».--Bernard de Ventadour.--Sa conception de la
+ vie.--Sa brouille avec le seigneur de Ventadour.--Son séjour
+ auprès d'Éléonore d'Aquitaine; auprès du comte de Toulouse,
+ Raimon V.--Originalité de Bernard de Ventadour.
+
+
+Si nous avions à faire une histoire complète de la poésie des
+troubadours, c'est par Guillaume, comte de Poitiers, qu'il faudrait la
+commencer. Il y aurait long à dire et de sa vie, active, désordonnée,
+quelquefois peu édifiante, et de son caractère joyeux, et de ses écrits,
+mélange étrange de grossièreté et de délicatesse, où ne manquent ni les
+pensées gracieuses ni les idées fines et subtiles, mais où domine en
+somme la sensualité. L'occasion s'est déjà présentée de marquer la place
+qu'il occupe dans l'histoire de la littérature provençale et de
+caractériser sa poésie. Mieux vaut donc s'arrêter à d'autres troubadours
+aussi intéressants et dont quelques-uns sont moins connus.
+
+Un des plus originaux de cette première période est certainement le
+troubadour Marcabrun. Il était originaire de Gascogne, et, si l'on en
+croit la biographie, il eut une triste jeunesse. «On le trouva devant la
+porte d'un homme riche et on ne sut jamais rien de sa naissance.» On
+l'appelait, continue le biographe, _Pain perdu_ (_Pan perdut_). Diez
+plaçait son activité entre 1140 et 1195; mais il semble plus
+vraisemblable de ne pas la faire remonter au delà de 1150. Il fut
+l'élève du troubadour Cercamon[1], ainsi nommé parce qu'il avait passé
+une partie de sa vie à courir le monde; ce maître de Marcabrun par sa
+conception sensuelle (au moins en partie) de l'amour paraît se rattacher
+au comte de Poitiers: on va voir comment son disciple s'en éloigne[2].
+
+Il reste de Marcabrun une quarantaine de poésies; parmi elles, il en est
+plusieurs qui se distinguent par leur fraîcheur et leur sincérité; nous
+avons déjà cité une de ses plus belles _romances_ et une jolie
+pastourelle. Mais toute une partie de son oeuvre reste obscure; «nous en
+comprenons à peine le quart» dit un critique. C'est qu'il est un des
+premiers à employer ce genre de style obscur et recherché qui s'appelle
+le _trobar clus_; c'est sa conception de la forme dans la haute poésie.
+
+Ce qui fait son originalité, c'est sa conception de l'amour. Un des
+premiers représentants de cette poésie dont tout l'effort a pour ainsi
+dire porté sur le développement unique de ce thème est un misogyne; on
+doit à ce troubadour de la première période les satires les plus
+violentes contre l'amour et contre les femmes. Étrange début et qui a
+frappé non seulement les critiques modernes, mais aussi les troubadours
+contemporains de Marcabrun.
+
+«Je suis Marcabrun, dit-il, dans une de ses chansons, le fils de dame
+Brune... je n'aimai jamais et ne fus jamais aimé.» Cette aversion pour
+l'amour fut-elle causée par des chagrins personnels? Ou faut-il croire
+avec un troubadour[3] qu'un enfant trouvé, comme Marcabrun, fût
+incapable de sentir le charme de l'amour et fût indigne d'en goûter les
+joies? Il semble qu'il y ait une autre explication plus plausible. La
+conception de l'amour telle que commençaient à la créer les grands
+troubadours, originaires du berceau de la poésie provençale (Limousin,
+Poitou, Saintonge) n'était pas encore unanimement admise; et c'est une
+originalité littéraire qu'a voulu se donner Marcabrun de traiter le
+thème de l'amour dans un esprit tout opposé à celui de Guillaume de
+Poitiers, son prédécesseur, et surtout de Jaufre Rudel, son
+contemporain.
+
+Et voici comment, à l'encontre de l'opinion de son temps, il entend
+l'amour. «Famine, épidémie ni guerre, ne font tant de mal sur terre
+comme l'amour... quand il vous verra dans la bière, son oeil ne se
+mouillera pas.» Toute une série de comparaisons lui servent à mieux
+rendre sa pensée: «Amour, là où il ne mord pas, lèche plus âprement
+qu'un chat.» «Qui fait un marché avec amour s'associe au diable; il n'a
+pas besoin d'autre verge pour se faire battre; il ne sent pas plus que
+celui qui se gratte jusqu'au moment où il s'écorche tout vif.» «Amour
+pique plus doucement qu'une mouche, mais la guérison est bien plus
+difficile.» «Amour est semblable à l'étincelle qui couve au feu sous la
+suie et qui brûle la poutre et le chaume (de la maison); puis celui qui
+est ruiné par le feu ne sait où fuir.» Ce sont là, comme on voit, les
+traits ordinaires des satires contre l'amour; mais ils sont présentés
+ici avec une certaine vigueur et aussi avec quelque originalité dans les
+comparaisons. Il y a d'ailleurs dans l'oeuvre de Marcabrun des satires
+plus énergiques et plus vigoureuses encore, mais d'une crudité
+intraduisible.
+
+Et pourtant le même poète a su parler avec discrétion et délicatesse de
+ce sentiment, comme dans la strophe suivante: «Qui veut sans tromperie
+donner l'hospitalité à l'amour doit joncher sa maison de courtoisie, en
+proscrire la félonie et le fol orgueil...» Il se plaint ailleurs des
+troubadours médiocres qui, entre autres erreurs, mettent sur le même
+pied le «faux» amour, l'amour peu sincère, avec l'amour «pur et
+parfait». L'amour ainsi entendu est le «sommet et la racine» de toute
+joie, la sincérité fait sa force et sa «puissance s'étend sur de
+nombreuses créatures».
+
+Ainsi même ce contempteur de l'amour sait trouver les accents justes et
+sincères pour chanter non pas la passion vulgaire, mais l'amour ennobli
+tel qu'il le conçoit et tel que le conçurent en somme les troubadours.
+Par ce côté il est de leur lignée. Il l'est encore par la conception
+qu'il se fait de la courtoisie. Voici en quels termes il la définit et
+comment il la comprend. «De courtoisie peut se vanter qui sait garder la
+mesure... la mesure consiste à parler gentiment et la courtoisie
+consiste à aimer... Ainsi l'homme sage devient supérieur et l'honnête
+femme croît en vertu...» Remarquons ces deux mots associés: _courtoisie_
+et _mesure_, ce sont des qualités dont les troubadours font souvent
+l'éloge; dans la société de leur temps leur union fait l'honnête homme,
+comme on eût dit au XVIIe siècle.
+
+La curieuse composition d'où nous tirons ces extraits ressemble peu,
+quant au fond, à la plupart des autres poésies de Marcabrun. Elle est
+une exception dans son oeuvre; il a surtout le tempérament d'un poète
+satirique; il se distingue par la rudesse, la vigueur et la violence,
+plutôt que par la délicatesse et la grâce; c'est en somme un sceptique
+et un pessimiste.
+
+Cette composition est intéressante par un autre côté. Elle est adressée
+au troubadour Jaufre Rudel[4], qui se trouvait alors en Terre Sainte.
+
+«Je veux que le vers et la mélodie soient envoyés à Jaufre Rudel,
+outre-mer; et je veux que les Français l'entendent pour réjouir leur
+coeur.»
+
+L'oeuvre du doux poète auquel Marcabrun dédie sa pièce forme dans sa
+brièveté un contraste saisissant avec celle de notre satirique. Nous ne
+rappellerons pas ici la romanesque aventure dont Jaufre Rudel fut le
+héros et la victime, mais nous nous en voudrions de ne pas donner
+quelques extraits du peu de chansons qui nous restent de lui. Il ne
+distingue pas dans l'amour, comme le fait Marcabrun; il n'y en a pour
+lui qu'une sorte, la plus pure et la plus idéale; c'est celui dont il
+brûla pour la dame qu'il n'avait jamais vue et qu'il ne devait jamais
+voir, sauf, si nous en croyons la légende, à ses derniers moments.
+
+Voici d'abord en quels termes il s'adresse à l'amour personnifié: «Amour
+de terre lointaine, pour vous j'ai le coeur tout triste; et je ne puis
+trouver de remède, jusqu'à ce que vienne votre appel... Jamais Dieu ne
+forma de plus belle femme, ni chrétienne, ni juive, ni sarrasine, et
+celui-là est bien nourri de manne, qui obtient quelque part de son
+amour.»
+
+La plupart des chansons de Jaufre Rudel sont pleines d'allusions à cet
+«amour lointain»; une est tout entière consacrée au développement de ce
+thème; le mot «lointain » y apparaît deux fois à la rime dans chaque
+strophe de sept vers; on dirait une sorte de refrain; l'impression
+produite par ce procédé est remarquable.
+
+ Lorsque les jours sont longs en mai, il m'est bien doux
+ d'entendre de loin le chant des oiseaux; et quand je m'éloigne
+ je me souviens d'un amour lointain. Je vais le coeur triste et
+ la tête basse, si bien que chants ni fleur d'aubépine ne me
+ plaisent pas plus que l'hiver glacé.
+
+ Jamais je n'aurai joie d'amour, si je n'en ai de cet amour
+ lointain; car je ne sais, ni près ni loin, femme plus belle ni
+ meilleure; son mérite est si parfait que je voudrais, pour
+ elle, vivre dans la misère, là-bas, au royaume des Sarrasins...
+
+ Je partirai triste et content, quand j'aurai vu cet amour
+ lointain; mais je ne sais quand je le verrai, car nos terres
+ sont trop lointaines; il y a bien des défilés et bien des
+ chemins; je ne suis pas devin, mais que tout aille comme il
+ plaira à Dieu.
+
+ Je crois en Dieu, c'est pourquoi je verrai cet amour lointain;
+ mais en échange d'un bien qui m'en arrive, je souffre un double
+ mal, car cet amour est si loin; ah! pourquoi ne suis-je pas
+ là-bas un pèlerin dont ses beaux yeux verraient le costume et
+ le bâton!
+
+ Que Dieu, qui fit toutes les créatures et qui forma cet amour
+ lointain, me donne le pouvoir, que j'ai au coeur, de voir
+ bientôt cet amour, réellement, en un lieu commode, si bien que
+ chambre et jardin me paraissent constamment un palais.
+
+ Celui qui m'appelle curieux et amoureux d'amour lointain dit la
+ vérité; car nulle autre joie ne me plairait autant qu'une joie
+ qui viendrait de cet amour de loin. Mais mes désirs sont
+ irréalisables; car ma destinée est d'aimer sans être aimé[5].
+
+On a pu remarquer dans cette pièce un mélange assez étrange de
+sentiments amoureux et religieux. C'est Dieu qui a formé cet amour
+lointain au fond du coeur du poète, puisqu'il est l'auteur de toutes
+choses; c'est à Dieu que notre troubadour demande la réalisation de son
+rêve; le poète est un croyant, un fidèle qui voudrait aller en
+pèlerinage en Terre Sainte (et il prit part sans doute à deux
+croisades); Dieu exaucera ses voeux.
+
+Ce mélange d'amour et de religion, cette tendance au mysticisme
+érotique, une certaine obscurité qui règne dans toute la pièce, ont même
+fait croire à un critique contemporain que cet amour de terre lointaine
+n'était autre qu'un amour mystique pour la mère de Dieu, pour la
+Vierge[6]. La poésie courtoise se transforma en effet facilement en
+poésie religieuse: nous verrons les étapes de cette évolution et plus
+d'une pièce consacrée à la Vierge est écrite en termes bien plus
+équivoques que celle de Jaufre Rudel.
+
+Mais il y a de sérieux motifs pour repousser l'hypothèse dont il vient
+d'être question; un des principaux est qu'à l'époque où a été écrite
+cette pièce la transformation de la lyrique courtoise n'avait pas encore
+commencé. Il faut attendre plus d'un demi-siècle--cette pièce ayant été
+composée sans doute avant 1150--pour voir le début de cette
+transformation.
+
+Ce qui est plus intéressant, dans cette chanson, c'est qu'elle nous
+montre comment est née la légende dont le biographe provençal s'est fait
+l'écho. Jaufre Rudel eut l'occasion d'aller en Terre Sainte comme
+croisé. De ce fait on rapprocha l'élément romanesque qui se rencontre
+dans la plupart de ses chansons, c'est-à-dire cet amour pour la plus
+belle personne du monde, que le poète n'a jamais vue, qu'il ne verra que
+si Dieu le lui permet, et qu'il ne verra même pas, car sa destinée est
+d'aimer sans être aimé. C'est du rapprochement d'un fait historique et
+d'un élément romanesque qu'est née la légende. Mais on peut dire que le
+poète a tout fait pour la créer, et elle est un indice bien curieux de
+ce que nous appellerions la «mentalité» du temps.
+
+Avec Bernard de Ventadour, contemporain de Marcabrun et de Jaufre Rudel,
+nous arrivons à un des plus grands noms de la poésie provençale. Nous ne
+reviendrons pas sur sa biographie. Du moins nous ne rappellerons de sa
+vie que ce qui est nécessaire pour l'intelligence de son oeuvre. Il se
+distingue de la plupart des autres troubadours par la naïveté, par la
+sincérité et la délicatesse des sentiments. Au milieu de cette
+littérature un peu monotone qu'est l'ancienne littérature provençale ses
+poésies sont un véritable charme.
+
+Est-ce la conception qu'il se fit de la vie que lui a valu cette place à
+part? La voici dans sa franchise naïve: «Celui-là est bien mort, qui ne
+sent pas au coeur quelque douce saveur d'amour; et à quoi sert de vivre
+sans amour, si ce n'est à causer de l'ennui aux autres?» Ce n'est pas le
+lieu de disserter sur cette conception de la vie; il faudrait peut-être
+bien la modifier un peu dans notre société contemporaine; et avec Victor
+Hugo on pourrait demander, à côté de quelque «grand amour» quelque
+«saint devoir». Sans insister sur la valeur de cette conception,
+demandons-nous comment Bernard de Ventadour y a conformé sa vie.
+
+On se souvient qu'il était fils d'un des plus pauvres serviteurs du
+château de Ventadour et que son châtelain avait fait son éducation
+poétique. Il adressa ses premières poésies à la femme de son seigneur, à
+Agnès de Montluçon, de la famille de Bourbon. «Depuis que nous étions
+tous deux enfants, dit-il, je l'ai aimée et je l'adore; et mon amour
+redouble à chaque jour de l'année...[7]» Cette liaison poétique aurait
+sans doute duré longtemps, conformément aux moeurs d'alors, si les
+médisants n'avaient perdu le poète dans l'esprit de son seigneur. Èble
+de Ventadour lui témoigna son mécontentement par sa froideur et Agnès
+finit par lui demander de s'exiler. Il semble sur le moment qu'il ait
+pris d'assez bonne humeur l'aventure et que le souvenir de son amour
+l'ait emporté sur son chagrin. Espérait-il peut-être, après quelque
+temps, voir s'affaiblir le ressentiment de son maître et revenir auprès
+de celle qui ne lui avait demandé de s'éloigner que contrainte et
+forcée? De toute manière il ne paraît pas avoir renoncé à l'espoir du
+retour, si on en juge par le début de la chanson suivante. Il y exprime
+en termes enthousiastes la joie que lui cause son amour; on remarquera
+en même temps les curieux conseils et les étranges consolations qu'il
+donne à sa dame, gardée sévèrement par le mari jaloux.
+
+ Quand paraît la fleur sous la feuille verte et que je vois le
+ temps clair et serein, quand le doux chant des oiseaux dans le
+ bois m'adoucit le coeur et me ranime, puisque les oiseaux
+ chantent à leur manière, moi qui ai plus de joie qu'eux en mon
+ coeur, je dois bien chanter, car tous mes jours sont joie et
+ chant, et je ne pense à nulle autre chose.
+
+Voici la strophe la plus curieuse.
+
+ Dame, si mes yeux ne vous voient, sachez que mon coeur vous
+ voit; ne vous affligez pas plus que je ne m'afflige, car je
+ sais qu'on vous surveille à cause de moi; et si le mari vous
+ bat, gardez bien qu'il ne vous batte pas le coeur. S'il vous
+ cause du chagrin, causez-lui-en aussi et qu'avec vous il ne
+ gagne pas le bien pour le mal.
+
+Admirons en passant la légèreté avec laquelle le troubadour supporte
+les... malheurs d'autrui. La strophe suivante est d'un ton plus relevé.
+
+ Celle du monde que j'aime le plus, de tout coeur et de bonne
+ foi, qu'elle m'entende et accueille mes prières, qu'elle écoute
+ et retienne mes paroles; si on meurt par excès d'amour, j'en
+ mourrai, car en mon coeur je lui porte un amour si parfait et
+ si naturel que tout amour, le plus loyal du monde, est faux en
+ comparaison du mien[8].
+
+Mais Bernard s'aperçut bientôt qu'il s'était trompé dans son espoir; la
+chanson suivante exprime la mélancolie qu'il éprouva de quitter son pays
+natal.
+
+ Tous mes amis m'ont bien perdu, là-bas, vers Ventadour, puisque
+ ma dame ne m'aime plus... Elle me montre un visage irrité parce
+ que je mets mon bonheur à l'aimer; voilà la seule cause de sa
+ colère et de ses plaintes.
+
+ Semblable au poisson qui se lance sur l'appât et qui ne
+ s'aperçoit de rien jusqu'à ce qu'il s'est pris à l'hameçon, je
+ me laissai aller un jour à trop aimer, et je ne m'aperçus (de
+ ma folie) que quand je fus au milieu des flammes qui me brûlent
+ plus fort que le feu au four; et cependant je suis si pris dans
+ les liens de cet amour que je ne puis secouer ses chaînes.
+
+ Je ne m'étonne pas qu'Amour me tienne pris dans ses liens, car
+ ma dame est la plus belle qu'on puisse voir au monde; belle,
+ blanche, fraîche, gaie et joyeuse, tout à fait semblable à mon
+ idéal; je ne puis en dire aucun défaut...
+
+Aussi ne peut-il pas rompre la chaîne mystérieuse qui l'attache à elle.
+
+ Je voudrai toujours son honneur et son bien, je serai toujours
+ son homme-lige, son ami et son serviteur; je l'aimerai, que
+ cela lui plaise ou non, car on ne peut maîtriser son coeur sans
+ le tuer[9].
+
+Malgré cette fidélité Bernard dut quitter pour toujours le Limousin. Il
+se rendit à la cour d'Éléonore d'Aquitaine, duchesse de Normandie.
+Éléonore était la petite-fille du premier troubadour Guillaume de
+Poitiers: elle avait hérité de son aïeul un caractère gai et enjoué, un
+grand amour pour la poésie, beaucoup de sympathie pour les poètes et
+aussi une légèreté de moeurs qui devint vite proverbiale. Elle fut pour
+toutes ces causes chantée des troubadours et des ménestrels. Divorcée
+d'avec le roi de France Louis VII depuis 1152, elle était fiancée à
+Henri, duc de Normandie, et devint reine d'Angleterre quelques années
+après.
+
+Il nous reste plusieurs des chansons que Bernard de Ventadour composa
+pendant cette deuxième période de sa vie. Est-ce parce qu'il ne
+connaissait pas sa nouvelle dame depuis l'enfance comme il connaissait
+Agnès de Montluçon? Ou bien son aventure l'a-t-il rendu plus discret? Il
+semble que dans les chansons de cette période il se montre plus réservé
+et qu'il tire moins d'orgueil des sentiments d'amitié que la duchesse de
+Normandie lui témoigne.
+
+Voici une des chansons qu'il a composées en son honneur.
+
+ Lorsque je vois, parmi la lande, des arbres tomber la feuille,
+ avant que la froidure se répande et que le beau temps se cache,
+ il me plaît qu'on entende mon chant: je suis resté plus de deux
+ ans sans chanter, il faut que je répare (cette négligence).
+
+ Il m'est dur d'adorer celle qui me témoigne tant d'orgueil:
+ car, si je lui demande une faveur, elle ne daigne pas me
+ répondre un seul mot. Mon sot désir cause ma mort; car il
+ s'attache aux belles apparences d'amour, sans remarquer
+ qu'amour le lui rende.
+
+ Elle est douée de tant de ruse et d'adresse que je pense bien
+ qu'elle voudra m'aimer bientôt tout doucement (secrètement?) et
+ me confondre avec son doux regard. Dame, ne connaissez-vous
+ nulle ruse? Car j'estime que le dommage retombera sur vous,
+ s'il arrive quelque mal à votre homme-lige.
+
+ Que Dieu, qui gouverne le monde, lui mette au coeur la volonté
+ de m'accueillir près d'elle. Je ne jouis d'aucun bien,
+ tellement je suis craintif devant ma dame; aussi je me mets à
+ sa merci, pour qu'elle me donne ou me vende selon son plaisir.
+
+ Elle agira bien mal, si elle ne me mande pas de venir près
+ d'elle, dans sa chambre, pour que je lui enlève ses souliers
+ bien «chaussants», à genoux et humblement, s'il lui plaît de me
+ tendre son pied.
+
+ Le _vers_ est terminé et il n'y manque aucun mot; il a été
+ écrit au delà de la terre normande et de la mer profonde et
+ sauvage; et quoique je sois éloigné de ma dame, elle m'attire
+ vers elle comme un aimant; que Dieu la protège!
+
+ Si le roi anglais et duc normand le permet, je la verrai avant
+ que l'hiver nous surprenne[10].
+
+Le lien étroit qui rattache la conception de l'amour aux coutumes de la
+chevalerie apparaît dans plusieurs passages de cette chanson. Le poète
+est à la disposition de sa dame, qui peut faire de lui ce qu'elle
+voudra. Au point de vue du droit féodal si le vassal subit quelque
+dommage, c'est le suzerain qui en souffre en dernier lieu. Bernard de
+Ventadour est un des premiers à rappeler ce principe et d'autres
+troubadours le rappelleront après lui. Enfin on a pu noter la strophe où
+il lui demande la permission de lui enlever ses souliers, à genoux;
+c'est encore un trait de moeurs chevaleresques.
+
+Cette chanson est une des rares poésies de Bernard de Ventadour qui
+contienne quelques allusions à sa vie. Ordinairement elles ne renferment
+aucun trait qui permette de reconnaître à qui elles sont adressées. De
+plus Bernard de Ventadour emploie plusieurs pseudonymes pour désigner sa
+dame, l'appelant tantôt _Belle-Vue_ (il s'agit d'Agnès de Montluçon),
+tantôt _Confort_, _Aimant_ ou _Tristan_. Cette discrétion contribue à
+rendre assez obscure l'histoire de sa vie. Ici il nous apprend seulement
+qu'il a cessé de chanter depuis deux ans, que sa dame lui témoigne de la
+froideur--plainte ordinaire des troubadours et que nous retrouverons
+chez lui--et que son chant est composé «au delà de la terre normande et
+de la mer profonde». La pièce aurait-elle été composée en Angleterre?
+Peut-être; Bernard de Ventadour serait en ce cas un des rares
+troubadours--le seul probablement--qui auraient visité ce pays[11].
+
+Une autre de ses chansons paraît avoir été écrite comme celle-ci loin de
+la cour de la reine ou, tout au moins, pendant une absence d'Éléonore.
+Il y exprime son amour avec une sincérité touchante, relevée çà et là
+par la grâce ou l'éclat d'un style imagé. On y notera au passage l'éloge
+de la _mesure_, qualité hautement prisée des troubadours.
+
+ J'ai le coeur si plein de joie que tout me paraît changer de
+ nature; il me semble que le froid hiver est plein de fleurs
+ blanches, vermeilles et claires. Avec le vent et la pluie croît
+ mon bonheur; c'est pourquoi mon chant s'élance et s'élève et
+ mon mérite grandit. Car j'ai au coeur tant d'amour, de joie et
+ de douceur, que l'hiver me semble plein de fleurs et que la
+ neige m'apparaît comme un tapis de verdure.
+
+ Je puis aller sans vêtements, car l'amour parfait me protège
+ contre la froide bise. Celui-là est fou qui s'emporte et ne
+ garde pas la mesure. C'est pourquoi je me suis surveillé depuis
+ que j'ai recherché l'amour de la plus belle...
+
+ J'ai placé si bon espoir en celle qui me secourt si peu que je
+ suis balancé comme le navire sur l'onde.
+
+ Je ne sais où fuir pour éviter les malheurs qui m'accablent.
+ D'amour me vient tant de peine que l'amant Tristan n'en eut pas
+ d'aussi grande d'Iseut la blonde.
+
+ Ah! Dieu, si je pouvais ressembler à l'hirondelle et venir dans
+ la nuit profonde là-bas vers sa demeure! Noble dame gaie, votre
+ amant a bien peur que son coeur ne se fonde, si ce tourment
+ dure. Dame, devant votre amour je joins mes mains et je prie...
+
+ Il n'est au monde nulle chose à laquelle je pense autant.
+ J'aime tant à me représenter ses traits qu'aussitôt qu'on en
+ parle je me retourne et mon visage s'éclaire de joie: je suis
+ alors sur le point de me trahir. Et je l'aime d'un amour si
+ parfait que souvent je pleure, trouvant dans les soupirs plus
+ de saveur.
+
+ Messager, cours et va dire à la plus belle ma peine, ma
+ douleur, mon martyre[12].
+
+Mais il était écrit que l'éclat de sa renommée poétique nuirait à la
+tranquillité de notre troubadour. Après quelques années de séjour auprès
+d'Éléonore il fut obligé de partir--et probablement pour les mêmes
+raisons qui l'avaient fait quitter quelques années auparavant le château
+de Ventadour. Les médisants[13], dont il se plaignit toute sa vie,
+eurent sans doute quelque part dans cette disgrâce. C'est du moins ce
+que nous pouvons conjecturer d'un passage d'une de ses chansons. Il y
+loue avec l'exagération habituelle des troubadours la beauté et les
+charmes de la gaie souveraine qu'il est obligé de quitter--et il y
+exprime ses sentiments amoureux avec sa grâce et aussi son afféterie
+coutumières.
+
+ Par le doux chant que fait le rossignol, la nuit quand je suis
+ endormi, je me réveille tout éperdu de joie, l'âme pleine de
+ rêves amoureux; car ce fut la seule occupation de ma vie
+ d'aimer la joie et c'est par la joie que commencent mes chants.
+
+ Si l'on savait la joie que j'ai et si je pouvais la faire
+ entendre, toute autre joie serait bien petite en comparaison de
+ la mienne. Tel se vante de la sienne et croit être riche et
+ supérieur en amour parfait qui n'en a pas la moitié comme moi.
+
+ Je contemple souvent par la pensée le corps gracieux et bien
+ fait de ma dame, si distinguée par sa courtoisie et qui sait si
+ bien parler. Il me faudrait un an entier, si je voulais dire
+ toutes ses qualités, tellement elle a de courtoisie et de
+ distinction.
+
+ Dame, je suis votre chevalier et je le serai toujours, toujours
+ prêt à votre service--je suis votre chevalier par serment; vous
+ êtes ma première joie et vous serez la dernière, tant que ma
+ vie durera.
+
+
+ Ceux qui croient que je suis loin d'elle ne savent pas comment
+ l'esprit se rapproche facilement, quoique le corps soit loin;
+ sachez que le meilleur messager que j'ai d'elle, c'est la
+ pensée, qui me rappelle sa beauté.
+
+ Je m'en vais triste et dolent, sans savoir quand je vous
+ reverrai. C'est pour vous que j'ai quitté le roi; par grâce,
+ faites que je n'aie pas à souffrir de cette séparation, quand
+ je me présenterai courtoisement dans une cour (étrangère) au
+ milieu des dames et des chevaliers[14].
+
+Est-ce la nécessité de vivre qui inspire cette dernière pensée? On
+dirait que Bernard demande à Éléonore une sorte de recommandation, de
+«viatique». Ou, peut-être, s'excuse-t-il par avance de la joie qu'il
+sera obligé de montrer, malgré son chagrin intime, dans les nouveaux
+milieux où il va passer sa vie.
+
+Il ne revit sans doute jamais Éléonore; en quittant sa cour il vint à
+celle du comte de Toulouse, Raimond V. Ce prince était un des souverains
+les plus puissants du Sud de la France; ses possessions s'étendaient
+jusqu'aux rives du Rhône. Il était surtout un de ceux qui distribuaient
+leurs largesses avec le plus de prodigalité, soit à ses vassaux, soit
+aux troubadours. Un chroniqueur, Geoffroy de Vigeois, nous raconte[15]
+qu'en 1174 le roi Henri II d'Angleterre convoqua une réunion de grands
+seigneurs à Beaucaire pour essayer de rétablir la paix entre le roi
+d'Aragon et le comte de Toulouse. Cette réunion fut l'occasion de
+dépenses folles. Le comte de Toulouse fit cadeau à un seigneur de
+Provence, le baron d'Agoult, de cent mille sols que le baron distribua à
+ses chevaliers. Un autre seigneur fit labourer un champ et y sema trente
+mille sols; un troisième, qui avait amené trois cents chevaliers, fit
+préparer le repas de ses hommes à la chaleur de flambeaux de cire; les
+autres folies de ce genre n'auraient pas été rares. Sans doute ce sont
+là des récits légendaires du moyen âge avec leur exagération habituelle;
+mais légende et exagération ne sont peut-être que des déformations de la
+vérité et le chroniqueur n'a pas tout tiré de son imagination.
+
+Nous ne savons rien de l'activité poétique de Bernard de Ventadour à la
+cour du comte de Toulouse. Il s'y rencontra avec de nombreux
+troubadours[16]: il dut y connaître en particulier Peire Rogier, Peire
+Raimon, fils d'un bourgeois toulousain, qui après avoir vécu auprès du
+roi d'Aragon revint à Toulouse comme poète de cour; peut-être y
+connut-il aussi Peire Vidal et Folquet de Marseille, et beaucoup
+d'autres. Il était alors en pleine gloire et bien supérieur à tous ses
+rivaux. Mais pour nous cette période de sa vie est la plus obscure, à
+cause du petit nombre d'allusions que contiennent ses chansons.
+
+C'est sans doute pendant son séjour auprès de Raimond V de Toulouse
+qu'il composa quelques chansons en l'honneur d'Ermengarde, vicomtesse de
+Narbonne[17]. Cette princesse, qui administra sa vicomté pendant plus de
+cinquante ans (1142-1193) et qui se distingua par des qualités
+politiques et même militaires de premier ordre, avait réuni autour
+d'elle les troubadours les plus célèbres du temps. Elle eut même son
+poète attitré, Peire Rogier, originaire d'Auvergne, qui, venu à
+Narbonne, s'éprit d'elle et resta à sa cour jusqu'à ce que «les
+médisants» ayant répandu des bruits malveillants sur son compte l'eurent
+obligé à partir.
+
+Bernard de Ventadour, s'adressant à Ermengarde, se plaint lui aussi que
+les «médisants» l'aient perdu auprès de sa dame: est-ce de la duchesse
+de Normandie qu'il s'agit? Cela est fort vraisemblable pour plusieurs
+raisons: mais ici encore, à cause de la discrétion habituelle de Bernard
+de Ventadour, et même à cause des habitudes générales des troubadours,
+qui cachaient avec soin le nom de leur dame, nous sommes réduits aux
+conjectures. Voici la chanson qu'il adressa à sa «dame de Narbonne» qui
+ne saurait être une autre personne qu'Ermengarde.
+
+ J'ai entendu la voix du rossignol sauvage, elle m'est entrée au
+ coeur; elle allège les soucis et les chagrins qui me viennent
+ d'amour...
+
+ Celui-là mène une vie bien misérable qui ne guide pas vers la
+ joie et l'amour son coeur et ses désirs; car la nature déborde
+ de joie, les échos en résonnent partout, prés, jardins et
+ vergers, vallées, plaines et bois.
+
+ Moi hélas! que l'amour oublie, j'aurais ma part de joie, mais
+ la tristesse me trouble et je ne sais où me reposer... Ne me
+ tenez pas pour léger si j'en dis quelque mal.
+
+ Une dame fourbe et discourtoise, racine de mauvais lignage, m'a
+ trahi; mais elle est trahie à son tour et cueille le rameau
+ avec lequel elle se bat elle-même...
+
+ Je l'avais pourtant bien servie jusqu'au moment ou j'ai vu son
+ coeur volage; puisqu'elle ne m'accorde pas son amour, je serais
+ bien fou de la servir; car un service qui n'est pas récompensé
+ et une attente bretonne font du seigneur un écuyer.
+
+ Que Dieu donne une mauvaise destinée à qui porte mauvais
+ message; sans les médisants, j'aurais joui de son amour; c'est
+ folie de discuter avec sa dame, je lui pardonne si elle me
+ pardonne, et tous ceux-là sont menteurs qui m'en ont fait dire
+ du mal[18].
+
+Bernard demeura à la cour du comte de Toulouse jusqu'à la mort de ce
+dernier (1194). Bernard était à ce moment-là un homme âgé, car ses
+premières poésies datent d'avant 1150. A la mort du comte il se retira
+dans une abbaye célèbre de son pays natal, l'abbaye de Dalon, où il
+mourut. Notre poète connut la gloire; ses poésies se trouvent dans la
+plupart des «chansonniers», c'est-à-dire dans les anthologies qui
+renferment les poésies des troubadours. Il est souvent cité par les
+troubadours suivants qui lui empruntent de nombreux passages. Un grand
+poète contemporain, Carducci, lui a consacré une étude intitulée:
+_Bernard de Ventadour, un poète de l'amour au XIIe siècle_[19].
+
+C'est bien le titre qui lui convient: c'est l'amour qui l'a rendu poète
+et il ne conçoit pas d'autre inspiration poétique que celle qui lui
+vient de cette source. Une de ses chansons n'est qu'un développement de
+ce thème; nous en citerons un simple extrait en terminant.
+
+ La poésie n'a guère pour moi de valeur, si elle ne vient du
+ fond du coeur--mais elle ne peut venir de cette source que s'il
+ y règne un parfait amour--c'est pour cette raison que mes
+ chants sont supérieurs à ceux des autres; car la joie d'amour
+ remplit tout mon être, bouche, yeux, coeur et sentiment.
+
+ Que Dieu s'abstienne de m'enlever le désir d'aimer; quand je ne
+ devrais rien posséder, quand chaque jour m'apporterait de
+ nouveaux maux, j'aurai toujours le coeur prêt à l'amour.
+
+ Par ignorance, la foule grossière blâme l'amour; cela ne lui
+ cause aucun dommage; il n'y a de basses amours que les amours
+ vulgaires, qui n'ont que le nom et l'apparence d'amour...
+
+ L'amour de deux parfaits amants consiste à plaire et à avoir
+ mêmes désirs; on n'obtient rien si les désirs ne sont pas
+ semblables; celui-là est vraiment fou qui reproche à l'amour ce
+ qu'Amour désire et qui lui vante ce qui ne lui plaît pas[20].
+
+ Ce n'est pas étonnant, dit-il ailleurs, que je chante mieux que
+ les autres troubadours, car je suis plus porté qu'eux vers
+ l'amour et je suis mieux fait à ses commandements; j'ai mis en
+ lui mon corps et mon coeur, mon savoir et mon intelligence, ma
+ force et mon espoir; je suis tellement entraîné vers l'amour
+ que rien plus au monde ne m'intéresse[21].
+
+Nous pouvons nous arrêter sur ces déclarations; aussi bien on les
+retrouve partout dans l'oeuvre de notre poète.
+
+Il est aussi un des troubadours qui ont le mieux exprimé le pouvoir
+ennoblissant de l'amour, qui est, suivant leur doctrine, la plus noble
+passion de l'homme, source de toute vertu et de tout talent. Seulement
+il était difficile de varier à l'infini le développement de ce thème; on
+l'épuisa de bonne heure et il y eut--trop tôt pour la poésie
+provençale--trop de convention, trop d'artifice dans l'expression de
+cette théorie.
+
+Ce défaut capital, qui va s'accentuant pendant le XIIIe siècle,
+n'apparaît guère encore chez Bernard de Ventadour. Sans doute les yeux
+exercés peuvent y reconnaître des germes de caducité et de décadence,
+mais ils y sont rares. Ce qui domine c'est la finesse, une finesse
+apprêtée et maniérée dont malheureusement le charme disparaît dans la
+traduction; une imagination vive et sensible; et surtout une fraîcheur
+de sentiment et de poésie qu'on ne retrouve pas souvent dans la poésie
+provençale. Il n'est pas jusqu'aux débuts de ses chansons (qui en sont
+pourtant la partie conventionnelle) qui ne se distinguent par la
+fraîcheur et l'originalité des descriptions. Il a vu «l'alouette mouvoir
+de joie ses ailes vers le soleil»; il a entendu le rossignol «se réjouir
+sous les fleurs du verger». Il sait exprimer avec une grâce et une
+poésie toutes naïves les sentiments que fait naître en lui le contraste
+entre l'aspect de la nature et l'état de son coeur. Quand ce coeur est à
+la joie, peu lui importe que la neige couvre le sol: l'hiver est alors
+un printemps et la neige lui rappelle les fleurs blanches du mois de
+mai; quand le pâle soleil d'hiver est caché, «une clarté d'amour
+ensoleille son coeur». Le chant du rossignol l'éveille, «tout réjoui
+d'amour»; mais si son coeur est à la tristesse, ce même chant n'a plus
+de charmes: «moi qui aimais chanter, je meurs de tristesse et d'ennui,
+quand j'entends joie et allégresse». C'est le même sentiment qui lui a
+inspiré la chanson citée plus haut et dont nous rappelons le trait
+suivant: «car la nature déborde de joie, les échos en résonnent partout,
+prés, jardins et vergers, vallées, plaines et bois».
+
+Ce sont bien là des accents de poète lyrique; ils sont moins profonds ou
+moins éclatants que ceux auxquels nous ont habitués les poètes
+contemporains; mais ils proviennent de la même source: du coeur plutôt
+que de l'esprit. Cette sincérité dans l'inspiration, sa conception de la
+vie, son imagination naïve et gracieuse, tout contribue à donner à
+Bernard de Ventadour une place privilégiée dans la littérature
+provençale.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+LA PÉRIODE CLASSIQUE
+
+ La période «classique».--Arnaut de Mareuil; tendance à la
+ poésie morale et didactique.--Giraut de Bornelh.--Sa
+ manière.--La poésie morale.--Le poète de la «droiture».--Arnaut
+ Daniel; Dante.--Le «style obscur».--Bertran de Born; le
+ sirventés politique; la poésie de la guerre.
+
+
+Les troubadours étudiés jusqu'ici sont originaires du Sud-Ouest de la
+France. Marcabrun est Gascon, Jaufre Rudel appartient à la Saintonge,
+Bernard de Ventadour au Limousin. C'est aussi au Limousin et à la
+contrée voisine, le Périgord, qu'appartiennent les troubadours suivants:
+Arnaut de Mareuil, Giraut de Bornelh, Arnaut Daniel, Bertran de Born.
+Avec Bernard de Ventadour, dont ils sont contemporains, ils forment un
+groupe de troubadours que nous pouvons appeler classiques. Les deux
+premiers se rattachent à lui par leur conception de l'amour; Arnaut
+Daniel, s'en distingue, à son dam, par une recherche exagérée du style
+obscur et de la rime difficile; Bertran de Born enfin introduit
+définitivement dans la poésie provençale le sirventés politique. Ils ont
+vécu à la même époque (deuxième moitié du XIIe siècle et en partie début
+du XIIIe); ils sont nés dans la même région, le Limousin et le Périgord;
+la nature les a pour ainsi dire réunis; il n'y a pas de raison pour les
+séparer dans notre étude. Avec Bernard de Ventadour, et deux ou trois
+autres troubadours dont il sera question plus loin, ils représentent ce
+que la poésie provençale a produit de plus parfait. Il y a, dans la
+période suivante, des troubadours aussi brillants; il n'y en a pas, sauf
+peut-être une exception, de supérieurs.
+
+Le premier, Arnaut de Mareuil, originaire du Périgord, était de petite
+naissance. Il fut clerc dans sa jeunesse; mais il quitta bientôt cette
+condition pour courir le monde. «Sa bonne étoile, dit la biographie
+provençale, le conduisit à la cour de la comtesse de Burlatz, fille du
+comte Raymond V de Toulouse et femme du vicomte de Béziers.» Il avait de
+précieux talents de société: «il chantait bien et lisait de même»; de
+plus il était très «avenant de sa personne et la vicomtesse l'honorait
+et l'estimait beaucoup». Il écrivit pour elle de nombreuses chansons;
+mais il prenait la précaution un peu enfantine de faire croire qu'il
+n'en était pas l'auteur; il se trahit un jour; la vicomtesse accepta ses
+hommages, elle lui fit donner de beaux habits--chose très importante
+selon les moeurs du temps--et lui accorda la permission de composer des
+vers en son honneur.
+
+Suivant une autre tradition, le pauvre troubadour eut bientôt un rival
+redoutable en la personne d'Alfonse II d'Aragon, qui aimait la
+vicomtesse et qui s'était aperçu des sentiments qu'elle témoignait à son
+poète. Le roi fit si bien qu'elle se sépara d'Arnaut de Mareuil, et il
+s'en vint triste et «dolent» auprès du seigneur de Montpellier. C'est
+sans doute là qu'il passa la plus grande partie de sa vie. Ses poésies
+lyriques, au nombre d'une vingtaine, ont presque toutes trait à l'amour,
+elles renferment peu d'allusions à la vie de leur auteur.
+
+Sa conception de l'amour ne diffère guère de celle de Bernard de
+Ventadour; et il l'exprime comme lui avec sincérité et naïveté. Il a
+moins d'imagination peut-être, les débuts de ses chansons sont moins
+poétiques, on n'y trouve pas ces traits de pittoresque qu'on est souvent
+surpris et charmé de trouver chez Bernard; mais il a la même sincérité
+un peu ingénue, la même grâce. La convention est encore absente de cette
+poésie; ou du moins on la sent à peine et Arnaut de Mareuil a eu la
+prétention d'être original et sincère. Tous les troubadours, dit-il,
+affirment que leur dame est la plus belle qui soit au monde; je leur
+sais gré de cette affirmation, dit-il à la sienne, «car ainsi mes vers
+passent tranquillement au milieu de leurs vantardises»; moi seul, vous
+et amour, continue-t-il, connaissons notre serment[1].
+
+S'il l'oubliait d'ailleurs, ou si seulement il était tenté de l'oublier,
+un messager fidèle et discret viendrait le lui rappeler. Ce messager
+n'est autre que le coeur du poète qui par fiction est resté auprès de sa
+dame. C'est lui qu'il met en scène dans une gracieuse épître; c'est un
+genre nouveau qui apparaît dans la littérature provençale avec Arnaut de
+Mareuil: genre un peu faux sans doute, mais qui ne l'est qu'aux mains
+des poètes maladroits. L'épître d'Arnaut de Mareuil, malgré un excès de
+recherche et de finesse, malgré en un mot la préciosité, peut rester
+comme modèle du genre.
+
+ Je suis affligé, dame, quand mes yeux ne peuvent vous voir;
+ mais mon coeur est resté près de vous, depuis le jour où je
+ vous vis et il ne vous a jamais quittée... il est nuit et jour
+ près de vous, où que vous soyez; nuit et jour il vous
+ courtise... quand je pense à autre chose, il me vient de vous
+ un courtois message, porté par mon coeur qui est votre
+ hôte[2]...
+
+Ce n'est pas un messager muet ou malhabile que ce coeur; il rappelle au
+poète oublieux non seulement les nobles qualités morales de sa dame,
+mais aussi sa beauté. Et voici le curieux portrait que nous en trace
+Arnaut de Mareuil; voici quel était à ses yeux, et sans doute aux yeux
+de ses contemporains, l'idéal de la beauté féminine. Le gentil messager
+qu'est mon coeur, dit-il à sa dame, me montre «votre corps gracieux,
+votre belle chevelure blonde et votre front plus blanc qu'un lys, vos
+beaux yeux clairs et rieurs, votre nez droit et bien fait, les fraîches
+couleurs de votre visage, blanc, plus vermeil qu'une fleur...» Telle est
+l'image que le messager remet sous les yeux du poète prêt à oublier. La
+femme ainsi décrite ressemble comme une soeur à ces miniatures qui
+ornent certains manuscrits du moyen âge, ceux du cycle breton par
+exemple. La blancheur du teint, la fraîcheur des couleurs, des dents
+blanches, des doigts grêles, des yeux clairs et rieurs et un nez bien
+fait forment les principaux éléments de leur beauté; et, à comparer
+plusieurs de ces miniatures au portrait ici tracé, nous pouvons avouer
+sans peine que nos aïeux n'eurent pas trop mauvais goût[3].
+
+Qu'on ne s'étonne pas de l'impression produite sur le poète par cette
+vision; il s'incline les mains jointes et les yeux baissés vers le pays
+où est sa dame. N'avions-nous pas raison de dire que les troubadours ont
+inventé le culte de la femme? Nous n'aurons pas à nous étonner de la
+transformation qui changera bientôt l'amour ainsi entendu en amour
+mystique.
+
+Nous relèverons encore un trait dans cette curieuse composition: «Quand
+je parle ainsi, dit-il après un aveu, je ne puis plus rien dire, je
+ferme les yeux, je soupire et je marche tout endormi en soupirant...» Il
+y a là en germe ce que Victor Hugo a si bien rendu avec son ordinaire
+splendeur verbale:
+
+ Donc je marchai vivant dans mon rêve étoilé.
+
+Arnaut de Mareuil a probablement introduit dans la poésie provençale
+l'épître amoureuse; mais ce genre eut peu de succès. Il n'en fut pas de
+même d'un autre genre poétique dont Arnaut de Mareuil paraît avoir donné
+aussi la premier modèle. Il a composé en effet, sous le titre
+d'_enseignement_, une sorte de petit poème didactique et moral qui
+contient des remarques précieuses sur la société de son temps et surtout
+sur les idées morales, sur les conceptions sociales de son époque.
+
+Ce poème renferme des considérations générales sur la courtoisie,
+l'honneur, la vaillance, la générosité, les belles manières, en un mot
+sur l'ensemble des qualités qui font à ses yeux et aux yeux de ses
+contemporains l'homme parfait. Cet homme ne peut se rencontrer que dans
+les trois classes suivantes, les bourgeois, les clercs et les
+chevaliers.
+
+Arnaut de Mareuil reconnaît aux bourgeois de son temps toutes sortes de
+qualités: il en est de vaillants, de courtois, d'aimables; ils savent se
+présenter dans les cours, connaissent l'art de courtiser les dames,
+savent danser et dire des choses aimables.
+
+Les clercs ont plusieurs manières de se distinguer: par leurs sentiments
+religieux, sans doute, mais aussi par la courtoisie, par la bonté, par
+les belles actions et par leur talent de parole.
+
+Quant aux qualités qui conviennent aux chevaliers, elles sont assez
+variées; la vaillance, la courtoisie, les manières aimables, la
+générosité, la fidélité à servir le suzerain en sont les principales;
+l'ensemble de ces qualités et de quelques autres encore formerait assez
+bien l'idéal du parfait «honnête homme» du temps. Idéal assez relevé par
+certains côtés, mais où les belles manières, les petits talents de
+société tiennent trop de place à côté des plus hautes vertus. Une autre
+qualité y occupait une place éminente: c'était l'art de donner, de faire
+des libéralités, des largesses; la prodigalité, la magnificence, sont
+des vertus au même titre que la vaillance, la générosité et la fidélité.
+C'est sur elles que se fondent les meilleures réputations, c'est par
+elles qu'elles durent. Arnaut de Mareuil le rappelle, sans cependant
+trop insister; mais les troubadours qui suivirent usèrent de moins de
+discrétion.
+
+Dans la même composition Arnaut de Mareuil, après avoir énuméré les
+qualités qui font la femme distinguée, connaissance, belles manières,
+parler agréable, générosité, ajoute: «à la femme convient parfaitement
+la beauté, mais ce qui l'orne le plus c'est le savoir et la
+connaissance».
+
+Rassurons-nous, il ne s'agit pas encore de femmes savantes; le savoir et
+la connaissance ne représentent pas autre chose que l'ensemble des
+qualités de l'esprit et du coeur. C'est avec Arnaut de Mareuil et Giraut
+de Bornelh que ces idées pénètrent dans la littérature des troubadours.
+Elles tiennent plus de place chez le second, mais elles sont en germe
+dans Arnaut de Mareuil. Il y a chez lui une tendance à la poésie morale;
+c'est à elle que Giraut de Bornelh devra le meilleur de sa réputation.
+
+Giraut de Bornelh[4] était le compatriote et le contemporain d'Arnaut de
+Mareuil. Il menait, suivant la biographie déjà citée, une vie édifiante.
+Et il eut de son temps une réputation si grande qu'on l'appela le
+«Maître des Troubadours». Nous savons peu de chose sur sa vie; la
+plupart de ses poésies, au nombre de quatre-vingt-dix environ, sont
+consacrées à l'amour. Cependant d'après les quelques allusions
+historiques qui y sont éparses on suppose qu'il vécut assez longtemps en
+Espagne, dans les cours de Navarre et de Castille, et surtout auprès du
+roi d'Aragon Pierre II. La période de son activité poétique paraît
+s'étendre de 1175 à 1220.
+
+S'il a de l'amour la même conception que les troubadours de son temps,
+plus d'une de ses chansons se distingue par la même sincérité naïve qui
+fait le charme poétique de celles de Bernard de Ventadour. Les deux
+poésies suivantes peuvent nous donner une idée de sa manière.
+
+ J'éprouve une grande joie à me souvenir de l'amour qui tient
+ mon coeur dans sa fidélité. L'autre jour je vins en un verger,
+ radieusement couvert de fleurs et rempli du chant des oiseaux;
+ comme j'étais dans ce beau jardin, m'apparut la belle fleur de
+ lys; elle s'empara de mon coeur et de mes yeux; si bien que
+ depuis ma pensée ni mon souvenir ne vont vers d'autres que
+ celle que j'aime.
+
+ Elle est celle pour qui je chante et pour qui je pleure.
+ Souvent j'envoie en suppliant mes soupirs et mes prières là-bas
+ où je vis resplendir sa beauté. Celle qui m'a si gracieusement
+ conquis est la fleur de toutes les femmes; elle est aimable,
+ bonne et douce, de haute naissance, noble dans ses actions,
+ agréable dans ses entretiens.
+
+ Que je serais heureux si j'osais dire ses louanges! Car tout le
+ monde les entendrait avec plaisir. Mais j'ai peur que les
+ médisants faux, vils et détestés me comprennent, et il y a tant
+ de gens jaloux de l'amour des autres que je crains de laisser
+ deviner notre amour...
+
+ Les railleurs diront de moi: «Quel enfantillage et quelle
+ folie! Comme il déborde d'orgueil et de bonheur!» Mais moi,
+ même au milieu de la plus grande foule, je ne pense qu'à celle
+ que mon coeur a choisie, je tiens les yeux tournés vers le pays
+ où elle habite et je parle constamment en mon coeur de celle à
+ qui mon coeur s'est donné.[5]
+
+ * * * * *
+
+ Le chant du rossignol n'a plus pour moi de charmes, tant j'ai
+ le coeur morne et triste. Et cependant je m'étonne qu'Avril ne
+ m'ait pas réjoui; car c'est l'époque où d'ordinaire ma joie
+ redoublait. Mais aujourd'hui ne me plaisent ni la fleur ni les
+ forêts qui pendent aux rameaux.
+
+ Les messagers qui m'ont cherché me feront mourir de tristesse.
+ Ah! s'ils savaient combien une petite maison vaudrait mieux ici
+ que là-bas un grand palais! Leurs entretiens me sont une peine
+ et il me semble que je serai déshonoré si je reviens avec eux
+ dans ma contrée.
+
+ Je ne crois pas qu'on ait jamais vu qu'un homme s'exile dans sa
+ propre patrie. Mais ma dame est si dure pour moi! et le retour
+ dans ma patrie m'est une si grande peine! Plus ma renommée
+ augmente là-bas, plus je souffre. Ma honte et ma crainte
+ redoublent chaque fois[6].
+
+Un trait caractéristique de la manière de Giraut de Bornelh c'est une
+tendance à exposer ses pensées sous forme dialoguée. Il se dédouble pour
+ainsi dire, s'adresse les questions et se fait les réponses; le
+monologue devient ainsi une sorte de dialogue et prend une allure
+dramatique. Il y a là un procédé curieux et qui produit souvent une
+impression remarquable de vie et de mouvement. Seulement le danger est
+grand et l'abus facile. Ce procédé n'est vraiment dramatique que quand
+la passion s'exprime avec force et éclat, comme il arrive souvent dans
+les monologues tragiques; réduite à cet emploi, cette sorte de
+conversation intérieure dont le poète nous rend témoin garderait comme
+un reflet de la vie du coeur. On sent trop souvent chez Giraut de
+Bornelh, que l'esprit y tient trop de place, qu'il y a dans l'emploi de
+ce procédé littéraire trop d'art et d'artifice.
+
+Voici le début d'une chanson composée sous forme dialoguée.
+
+ Mais comment se fait-il, par Dieu, qu'au moment où je veux
+ chanter je pleure? Serait-ce à cause d'Amour, qui m'a vaincu?
+ Et d'amour ne me vient-il aucune joie? Si, il m'en vient. Alors
+ pourquoi suis-je triste et mélancolique? Pourquoi? Je ne
+ saurais le dire.
+
+ J'ai perdu la considération (dont je jouissais auprès de ma
+ dame) et la joie n'a plus pour moi de saveur. Jamais pareil
+ malheur arriva-t-il à un amant? Mais suis-je un amant. Non?
+ Est-ce que je cesse de l'aimer avec ardeur? Non. Suis-je un
+ amant? Oui, de celle qui me permettrait de l'aimer.
+
+ J'ai bien reconnu qu'Amour ne me donne aucune joie ni aucun
+ secours. Aucune joie? Et pourtant j'aime la plus belle qui soit
+ au monde. Aucune joie? Non, aucune... Comment? N'ai-je pas reçu
+ assez de bien et d'honneur de ma dame? Si, mais elle en a
+ retenu davantage...[7].
+
+Voici encore le début d'une chanson tout entière en style dialogué. Ici
+le poète fait intervenir un ami comme interlocuteur.
+
+ Hélas! je meurs!--Qu'as-tu, ami?--Je suis perdu.--Et
+ pourquoi?--C'est que j'ai jeté mes regards sur celle qui me fit
+ si belle impression.--Est-ce pour cela que tu as le coeur
+ dolent?--Oui.--Ton amour est-il si grand?--Oui, plus (que je ne
+ saurais dire).--Es-tu donc si près de la mort?--Oui, très
+ près.--Mais pourquoi te laisses-tu mourir?--Parce que j'aime
+ trop et que je suis trop timide.--Ne lui as-tu rien
+ demandé?--Moi? par Dieu, non.--Mais pourquoi te plains-tu si
+ fort, tant que tu ne connais pas ses sentiments?--C'est que
+ j'ai peur.--De quoi?--De son amour qui me tient en si grand
+ émoi.--Tu as grand tort; penses-tu qu'elle vienne t'apporter
+ son amour?--Non, mais je n'ose m'enhardir.--Tu pourrais bien
+ souffrir longtemps.
+
+ --Seigneur, quel conseil me donnez-vous?--Un bon conseil et
+ courtois.--Dites.--Va vite devant elle et demande lui son
+ amour.--Et si elle le prend mal?--Ne t'en préoccupe pas.--Et si
+ elle me fait quelque méchante réponse?--Supporte-le; à la
+ patience appartient toujours la victoire.--Et si le «jaloux»
+ (le mari) s'en aperçoit?--Alors vous agirez avec plus de ruse.
+
+ --«Nous» agirons?--Sans doute.--Pourvu qu'elle veuille.--Elle
+ voudra.--Comment?--Crois-moi. Ta joie doublera, si tu oses
+ parler[8].
+
+Ce ne sont pas sans doute des chansons de ce genre qui lui valurent
+d'être appelé par Dante le poète de la «droiture». Le grand poète
+italien était sensible à d'autres côtés de son talent[9].
+
+Et d'abord Giraut de Bornelh eut de son art une conception très haute.
+Le retour de la belle saison ne suffit pas à l'inspirer; le thème est
+déjà trop conventionnel. Il faut à son inspiration des motifs et des
+causes plus intimes. Il raconte dans une de ses chansons[10] un songe
+étrange: un épervier sauvage était venu se poser sur son poing; il était
+d'abord farouche, mais il s'apprivoisa bientôt. Le poète communique ce
+songe à un ami qui lui dit que c'était là le présage d'un grand amour.
+«Alors, dit-il, vous entendrez le poète, vous verrez chansons aller et
+venir.» Un grand amour, c'était le secret de son enthousiasme, de son
+inspiration lyrique.
+
+Mais il y en avait un autre encore plus relevé. Giraut de Bornelh est,
+parmi les troubadours, un des premiers et des plus éminents
+représentants de la poésie morale. Il semble que son oeuvre appartienne
+à deux périodes différentes de la poésie des troubadours. Rappelons-nous
+que cette poésie est essentiellement «courtoise», elle vit des
+sentiments chevaleresques; les moindres changements dans les moeurs du
+temps devaient produire sur elle un effet fatal. Giraut de Bornelh a été
+témoin des débuts de la décadence, ou du moins de la transformation qui
+s'est produite dès la fin du XIIe siècle. «Autrefois, dit-il, on aimait
+les chansons, on se plaisait aux danses et aux lais.» «Où sont passés
+les jongleurs que l'on voyait si bien accueillis?... J'ai vu de gentils
+petits jongleurs, bien chaussés et bien habillés, aller par les cours
+pour faire l'éloge des dames; ils n'osent parler maintenant[11].»
+
+Tout est changé autour de lui. Les grands seigneurs ne sont plus tournés
+vers la poésie et la joie; leurs instincts grossiers ont repris le
+dessus; la guerre, le pillage, sont devenus leur passe-temps favori.
+Tels sont les spectacles auquel paraît avoir assisté Giraut de Bornelh.
+Il en aurait été victime, si l'on en croit la biographie: car le vicomte
+de Limoges aurait brûlé et pillé sa maison et lui aurait volé ses
+livres, sa bibliothèque. Le spectacle de ces désordres et de ces
+violences lui a inspiré quelques poésies remarquables par la sincérité
+de l'inspiration.
+
+C'est la même sincérité qui règne dans les «sirventés» consacrés aux
+croisades. Il a su éviter les défauts ordinaires de ces poésies,
+c'est-à-dire la déclamation, ou la colère affectée. Ce qui domine dans
+les poésies de ce genre c'est une élévation de pensée et une noblesse
+par lesquelles il mérite bien l'éloge de Dante d'avoir été le «poète de
+la droiture».
+
+Dans sa jeunesse il avait sacrifié aux goûts du jour et composé
+plusieurs pièces en «style obscur»; mais il abandonna bientôt ce genre
+faux. Il a exposé les motifs de ce changement dans une tenson qu'il
+composa avec un troubadour peu connu[12]. Les raisons du défenseur du
+style obscur peuvent se résumer en une seule: la poésie est un art trop
+relevé pour qu'il soit à la portée du vulgaire. A quoi Giraut de Bornelh
+répondit avec esprit et bon sens: «chacun ses goûts, on aime mieux les
+chants que l'on entend, et après tout l'on écrit pour être compris».
+
+Cette conception ne fut pas cependant celle du grand poète qui a rendu
+hommage à la haute valeur morale de sa poésie. Dante ayant à le comparer
+à Arnaut Daniel, qu'il rencontra dans le Purgatoire, met ce dernier bien
+au-dessus de Giraut de Bornelh. «Il fut, dit-il, le plus grand artiste
+dans sa langue maternelle... En romans et en vers d'amour il surpassa
+tous les autres. Laisse dire les sots qui croient que Giraut de Bornelh
+lui est supérieur. Ils jugent d'après la renommée, mais non d'après la
+vérité; et ils s'affermissent dans leur jugement, avant d'avoir observé
+l'art et la raison[13].» Ce jugement de Dante vaut à Arnaut Daniel dans
+l'histoire de la littérature provençale une place peut-être plus grande
+que celle qu'il mérite.
+
+Sur sa vie nous savons aussi peu de chose que sur celle des grands
+troubadours étudiés jusqu'ici. C'était un chevalier de Ribérac, en
+Périgord; il se serait adonné d'abord à l'étude des sciences, qu'il
+abandonna bientôt pour la poésie. Il adressa pendant quelque temps ses
+hommages à une dame de Gascogne et quoiqu'il n'eût pas été agréé, il
+aurait continué à la chanter. Il aurait vécu aussi à la cour du roi
+d'Angleterre Richard, où il aurait été le héros de l'anecdote suivante.
+
+Un troubadour s'était vanté devant le roi Richard de trouver de
+meilleures rimes qu'Arnaut Daniel. Celui-ci accepta le défi. Le roi
+Richard les fit enfermer dans des appartements séparés et leur donna un
+laps de temps pour écrire leurs chansons. Arnaut Daniel était tellement
+irrité contre son impudent rival que l'inspiration lui faisait
+totalement défaut. L'autre au contraire eut bientôt terminé sa chanson
+et il passa les derniers jours à la chanter et à l'apprendre par coeur.
+Arnaut Daniel l'ayant entendu retint le texte et la musique. Le jour du
+jugement venu, il demanda à chanter le premier; puis il récita
+simplement la chanson de son rival. Ce dernier réclama vivement et le
+roi ayant interrogé Arnaut Daniel, celui-ci ne fit aucune difficulté
+d'avouer. Le roi fut très amusé de cette plaisanterie et rendit aux deux
+concurrents leurs chevaux qu'ils avaient donnés en gage[14].
+
+L'anecdote nous laisse deviner de quoi était faite en partie la gloire,
+la renommée du poète Arnaut Daniel aux yeux de ses contemporains. C'est
+le poète des rimes riches, des rimes «chères», comme il dit. Il choisit,
+parmi les rimes, les plus rares et la nécessité de les enchâsser au bout
+des vers n'est pas pour rendre la pensée plus claire ou la suite des
+idées plus nette.
+
+Il a de plus l'habitude de faire rimer les mots non dans la même strophe
+mais d'une strophe à l'autre. Et c'est ainsi qu'il fut d'après Dante,
+qui l'a imité, l'inventeur de la «sextine», où les six rimes enjambent,
+suivant un certain ordre, de l'une à l'autre des six strophes.
+
+Cette recherche de la rime rare, tous ces artifices de versification que
+nous ne pouvons énumérer ici n'étaient qu'un des côtés de ce que l'on
+appelait le «style obscur» (trobar clus) ou plutôt «fermé». Les jeux de
+mots, les allitérations les plus fortes, en étaient un autre. Pour
+dérouter le lecteur profane, le troubadour détournait les mots de leur
+sens habituel, il en créait de nouveaux, les affublait de terminaisons
+nouvelles; comme cela n'aurait peut-être pas suffi à produire la bonne
+obscurité que l'on cherchait, on laissait aller la pensée à l'aventure;
+et l'ensemble de ce «beau désordre» était sans doute un «produit de
+l'art», mais de quel art! C'est pourtant à cette conception qu'Arnaut
+Daniel devait le meilleur de sa réputation. C'est pour avoir exprimé ses
+pensées sous la forme la plus obscure que Dante l'a appelé le chantre de
+l'amour et que Pétrarque le nomme le grand maître de l'amour et de la
+poésie[15].
+
+On comprend qu'il soit plus difficile ici qu'ailleurs de donner par une
+traduction une idée de la manière d'Arnaut Daniel. Tout le charme--en
+nous plaçant à son point de vue--disparaîtrait: ce serait une trahison.
+Voici cependant quelques extraits d'une des rares poésies qui ne soient
+pas inintelligibles; on y retrouvera quelques traits qui rappellent les
+chansons de Bernard de Ventadour. C'est sans doute la seule à propos de
+laquelle le nom du représentant du «style clair» que fut Bernard de
+Ventadour puisse être évoqué,
+
+ Lorsque la feuille tombe des cimes les plus hautes et que le
+ froid s'élève et sèche les rameaux, le taillis est privé du
+ doux refrain des oiseaux, mais mon amour est parfait...
+
+ Tout est glacé, mais je ne puis avoir froid; car un nouvel
+ amour me fait reverdir le coeur; je ne frissonne pas de froid,
+ car amour me couvre et me cache, c'est lui qui me donne ma
+ valeur et me guide.
+
+ La vie est bonne quand la joie la mène, et tel me blâme, qui
+ est bien loin de cet idéal; je ne puis conseiller qui me blâme,
+ car par ma foi, j'ai ma part de ce qu'il y a de mieux.
+
+ Je ne veux pas que mon coeur se mêle d'un autre amour... ni
+ qu'il tourne ma tête ailleurs; je ne crains pas qu'il y ait
+ femme plus belle que ma dame, ni même qui lui ressemble[16].
+
+Dante a placé Arnaut Daniel dans le «Purgatoire»; c'est en «Enfer» qu'il
+rencontre Bertran de Born.
+
+ Je vis un spectacle que j'aurais peur de décrire, sans plus de
+ preuves, si ma conscience ne me rendait fort... Je vis et il me
+ semble que je vois encore, marcher un buste sans tête, comme
+ marchaient les autres compagnons du triste troupeau. Il tenait
+ sa tête coupée par les cheveux, suspendue à sa main en guise de
+ lanterne, et cette tête nous regardait et disait: «Hélas!» De
+ lui-même il se faisait lumière; et ils étaient deux en un et un
+ seul en deux... Quand il fut droit au pied du pont, il leva les
+ bras avec toute la tête, pour que ses paroles arrivassent à
+ nous; et ses paroles furent: «Vois l'horrible supplice, toi
+ qui, vivant, visites les morts; vois si aucun supplice
+ ressemble au mien. Pour que tu puisses parler de moi là-haut,
+ sache que je suis Bertran de Born qui donnai au jeune roi
+ (d'Angleterre) de mauvais conseils. Je fis lutter l'un contre
+ l'autre le père et le fils; Architofel ne fut pas plus perfide
+ en excitant Absalon contre David. Pour avoir mis la division
+ entre des personnes ainsi unies, je porte hélas! la tête
+ séparée du corps qui devait la supporter. Ainsi s'observe en
+ moi la peine du talion.»
+
+Telle fut la funèbre vision de Dante. Nous sommes mieux renseignés sur
+le personnage historique de Bertran de Born que sur la plupart des
+autres grands troubadours: et nous pouvons juger si l'horrible supplice
+qu'il souffre aux enfers est mérité[17].
+
+Bertran de Born était seigneur du château d'Hautefort, en Périgord. Ce
+château «était une forteresse de premier ordre, tout à fait digne du nom
+qu'on lui avait donné en la bâtissant, haute et forte; mais ce n'était
+pas le centre d'une seigneurie de grande importance[18]».
+
+Bertran de Born prit une part active aux luttes politiques dont le
+Limousin fut le théâtre pendant la deuxième moitié du XIIe siècle. C'est
+par là que sa vie diffère de celle de Bernard de Ventadour ou d'Arnaut
+de Mareuil; c'est ce qui explique aussi la différence profonde qui
+sépare leur conception de la poésie. Ce troubadour de haute extraction,
+qui passa la majeure partie de sa vie à guerroyer, fut avant tout le
+chantre de la guerre. Il a sans doute composé quelques chansons
+amoureuses; mais elles sont bien pâles, à côté de celles de Bernard de
+Ventadour et à côté de ses poésies guerrières. En revanche il règne sans
+conteste dans le domaine de la poésie politique. La langue des
+troubadours avait besoin de passer par cette école; elle y a gagné une
+fermeté et une vigueur qu'elle ne connaissait guère encore.
+
+Il est inutile de suivre pas à pas la vie de Bertran de Born: tout un
+livre a été consacré à ce sujet. Il suffira de n'en rappeler que ce qui
+est nécessaire à l'intelligence de quelques-unes de ses poésies.
+
+Le roi d'Angleterre, Henri II, par son mariage avec Éléonore
+d'Aquitaine, était devenu le suzerain du sire d'Hautefort. Bertran ayant
+eu maille à partir avec son frère, celui-ci fit appel à Henri II, et
+notre troubadour fut assiégé dans son château. Il supporta vaillamment
+l'attaque et bientôt se réconcilia avec le roi d'Angleterre.
+
+Il se rendit à sa cour, en Normandie; là l'attendait une grande
+déception. Il croyait y retrouver les goûts de luxe et de prodigalité
+qui régnaient dans le Midi. «Nous autres, Limousins, nous mettons la
+folie au-dessus de la sagesse; nous somme gais; nous aimons que l'on
+donne et que l'on rie.» Il n'en était pas de même à la cour anglaise et
+Bertran y serait mort d'ennui, si la fille du roi Henri II[19], n'avait
+daigné agréer ses hommages poétiques. «Il ne saurait y avoir de cour
+digne de ce nom, dit-il, sans que l'on y plaisante et que l'on y rie;
+une cour sans dons n'est qu'un parc de barons. L'ennui et la mesquinerie
+d'Argenton [c'était là que séjournait la cour] m'auraient tué sans
+faute, mais la douce figure compatissante, le bon accueil et la
+conversation de la Saxonne m'en ont préservé.»
+
+Cependant des trois fils du roi d'Angleterre l'aîné, Henri, que l'on
+appelait le jeune roi, était jaloux de ses frères, surtout de Richard
+Coeur de Lion. Bertran de Born embrassa son parti et le poussa à la
+révolte contre son frère et son père. Au dernier moment le jeune roi
+hésita. Bertran lui adressa un sirventés indigné.
+
+ Je ne veux plus tarder d'écrire un sirventés, tellement j'ai
+ envie de le dire et de le répandre; car j'ai un motif nouveau
+ et fort (de composer un chant); le roi Henri retire par force
+ la demande qu'il avait adressée à son père. Puisqu'il ne
+ possède aucune terre, qu'il soit le roi des lâches.
+
+Le jeune roi fut sensible à ce sanglant reproche. Il s'engagea dans la
+lutte et demanda à Bertran de Born un nouveau chant pour effacer le
+souvenir du premier. Bertran écrivit un chant de guerre enthousiaste.
+
+ Je chante, car le roi m'en a prié en entendant mes menaces; je
+ chante cette guerre et le jeu que je vois engagé; nous saurons,
+ quand nous l'aurons joué, auquel des fils appartiendra la
+ terre.
+
+Mais le jeune roi mourut tout au début de la campagne (1183). Cet
+événement fut, de la part de Bertran de Born, le sujet de deux plaintes
+funèbres qui sont parmi les plus sincères que l'ancienne poésie des
+troubadours nous ait laissées. Une traduction à peu près littérale de
+quelques strophes ne peut en garder qu'un pâle reflet.
+
+ Si tous les pleurs, les deuils et les tristesses, si toutes les
+ douleurs, les malheurs et les misères qu'on ait jamais entendus
+ dans ce siècle dolent étaient mis ensemble, ils sembleraient
+ tous légers auprès de la mort du jeune roi anglais qui met dans
+ la douleur les jeunes et les vaillants et qui laisse le monde
+ obscur, sombre et ténébreux, privé de joie, plein de deuil et
+ de tristesse.
+
+ Dolents et tristes et pleins de chagrin sont restés les soldats
+ courtois, les troubadours et les jongleurs gracieux; ils ont
+ trouvé dans la mort un guerrier trop cruel qui leur a enlevé le
+ jeune roi anglais, auprès duquel les plus généreux étaient
+ avares...
+
+ Mort cruelle et douloureuse, tu peux te vanter d'avoir enlevé
+ au monde le meilleur chevalier qui fût jamais; car tout ce qui
+ fait la réputation de l'homme se trouvait chez le jeune roi
+ anglais; il vaudrait mieux, s'il plaisait à Dieu, que lui vécût
+ plutôt que tant d'autres qui n'ont jamais procuré aux vaillants
+ que deuil et tristesse.
+
+ Implorons la pitié de celui qui voulut venir au monde pour nous
+ sauver de notre misère et qui reçut la mort pour notre salut,
+ demandons-lui comme à un seigneur doux et juste, de pardonner
+ au jeune roi anglais, lui qui est le vrai pardon; qu'il le
+ mette à côté de ses nobles compagnons, là où il n'y eut et où
+ il n'y aura jamais ni deuil ni tristesse.
+
+Après la mort du jeune roi, Bertran de Born se vit assiégé dans son
+château d'Hautefort par Richard Coeur de Lion. Il se défendit mollement
+et se rendit à merci. Sa reddition aurait été, d'après un de ses
+biographes, le sujet d'une scène touchante que le vieux chroniqueur
+raconte ainsi.
+
+ Monseigneur Bertran fut appelé avec tout son monde à la tente
+ du roi Henri et celui-ci le reçut fort mal et lui dit:
+ «Bertran, Bertran, vous avez dit que jamais encore vous n'aviez
+ eu besoin de la moitié de votre sens; il me semble
+ qu'aujourd'hui il vous le faudra bien tout entier.--Sire, dit
+ Bertran, il est vrai que je l'ai dit et je n'ai dit que la
+ vérité.» Et le roi lui dit: «Alors vous me faites l'effet de
+ l'avoir complètement perdu maintenant.--Sire, dit Bertran, je
+ l'ai perdu, en effet.--Et comment?» dit le roi.--«Sire, dit
+ Bertran, depuis le jour où le vaillant roi, votre fils, est
+ mort, j'ai perdu le sens, le savoir et la connaissance.» Le
+ roi, en entendant Bertran lui parler en pleurant de son fils,
+ sentit l'émotion lui étreindre le coeur, et le coup fut si fort
+ qu'il se trouva mal.
+
+ Quand il fut revenu de son évanouissement il s'écria en
+ pleurant: «Ah! Bertran, Bertran, vous avez bien raison d'avoir
+ perdu le sens à cause de mon fils, car il n'y avait pas d'homme
+ au monde qu'il aimât plus que vous. Et moi, par amour pour lui,
+ non seulement je vous fais grâce de la vie, mais je vous rends
+ vos biens et votre château et j'y ajoute avec mon amour et mes
+ bonnes grâces, cinq cents marcs d'argent pour les dommages que
+ vous avez éprouvés.»
+
+Dante ignorait sans doute la légende de cette touchante réconciliation,
+quand il décrivait l'horrible supplice de Bertran de Born.
+
+Pardonné par le roi d'Angleterre, Bertran devint son fidèle allié;
+cependant il ne poussa pas le dévouement jusqu'à suivre son fils,
+Richard Coeur de Lion, en Terre Sainte. «Je voudrais être là-bas, à Tyr,
+je vous le jure; mais j'ai dû y renoncer, tellement les comtes, les
+ducs, les princes et les rois mettaient de retard à s'embarquer. Et
+puis, j'ai vu ma dame, belle et blonde, et mon coeur a faibli; autrement
+je serais là-bas depuis au moins un an.» Pour le reste de sa vie, nous
+pouvons nous en tenir ici à la brève remarque qui termine sa biographie:
+«il vécut longtemps dans le siècle, puis se rendit à l'ordre de Citeaux»
+dans l'abbaye de Dalon, voisine d'Hautefort; c'est là qu'il mourut tout
+au début du XIIIe siècle.
+
+Ce fut une vie fort agitée que la sienne; celle de Guillaume de
+Poitiers, parmi les troubadours, pourrait seule lui être comparée. Aussi
+ses poésies ont-elles une couleur et un éclat que l'on retrouve rarement
+dans les poésies des troubadours. Avec lui naît la satire politique et
+elle atteint dès ses débuts un degré qu'elle ne dépassera pas. Bertran
+de Born attaque avec la même violence le jeune roi Henri, son frère
+Richard, le roi d'Angleterre, Philippe Auguste ou le roi d'Aragon,
+Alphonse II; aucune tête couronnée n'obtient grâce aux yeux du chevalier
+poète: noble attitude en apparence et qui lui donne une allure hautaine
+de poète indépendant et redresseur de torts.
+
+Mais nous serions dupes des apparences si nous nous en tenions à cette
+impression. Le mobile le plus ordinaire des indignations poétiques de
+notre troubadour, c'est à peu près le seul intérêt personnel. Quand il
+prend part au soulèvement des barons aquitains contre leur suzerain,
+Richard Coeur de Lion, ce n'est pas pour aider l'Aquitaine à conquérir
+son indépendance, mais pour se venger de Richard et obtenir quelques
+morceaux à la curée finale. Quand la guerre éclate entre Henri II
+d'Angleterre et Philippe Auguste, il manifeste un enthousiasme qui
+ressemble à du patriotisme: il rappelle à Philippe Auguste le souvenir
+de Charlemagne et lui demande s'il laissera longtemps à l'abandon les
+cinq duchés qui composent la couronne de France. Mais le patriotisme n'a
+rien à faire dans cet enthousiasme factice: en voici l'explication: «Ne
+croyez pas, dit-il, dans une de ses pièces politiques, que j'aie
+l'humeur belliqueuse, si je souhaite toujours de voir les puissants en
+venir aux mains; c'est grâce à cela que les vassaux et les châtelains
+peuvent avoir du bon temps, car bien plus larges, plus généreux, plus
+accueillants, je vous le jure, sont les puissants, quand ils ont la
+guerre que quand ils ont la paix.» «Quand les rois font des folies, dit
+Horace, ce sont les peuples qui en pâtissent.» Ce n'était pas le cas
+pour Bertran de Born et pour les autres barons de cette contrée
+limousine toujours en révolte contre leurs suzerains.
+
+Bertran de Born est le poète de la guerre; il l'aime surtout pour les
+profits immédiats qu'on en peut retirer. «Le danger est grand, mais le
+gain est encore supérieur.» «Nous entendrons bientôt, dit-il dans la
+même pièce, les trompettes et les tambours, nous verrons bannières,
+gonfanons, et enseignes, les chevaux blancs et noirs... on prendra leurs
+biens aux usuriers, on ne verra plus par les chemins les marchands aller
+tranquilles et les bourgeois, vivre sans crainte... celui-là sera riche
+qui voudra étendre la main.»
+
+C'est en pensant à cette pièce et à quelques autres du même genre qu'un
+éditeur de Bertran de Born l'a appelé un «condottiere» poétique; le mot
+est assez juste. Mais on ne peut nier qu'il n'ait senti en soldat la
+poésie de la guerre, avec toute sa réalité. Voici sans doute le plus
+brillant éloge qu'on en trouve dans la poésie du moyen âge.
+
+ Bien me plaît la bonne saison de Pâques, qui fait naître
+ feuilles et fleurs; j'aime à entendre la joie des oiseaux qui
+ emplissent les bocages de leurs chants; mais j'aime aussi à
+ voir, parmi les prés, tentes et pavillons dressés et j'ai une
+ grande allégresse à voir rangés par la campagne chevaliers et
+ chevaux armés.
+
+ J'aime à voir les éclaireurs mettre en fuite les gens qui
+ emportent leurs biens; j'aime à voir venir après eux une grande
+ masse d'hommes d'armes; j'aime à voir les forts châteaux
+ assiégés, les fortifications brisées et démolies et l'armée sur
+ le rivage, entourée de fossés et de palissades aux pieux
+ solides et serrés...
+
+ Nous verrons à l'entrée de la bataille trancher et rompre
+ masses d'armes, épées, casques de couleur et boucliers; nous
+ verrons maints vassaux frappés ensemble et les chevaux des
+ morts et des blessés errer à l'aventure; qu'au moment de
+ l'assaut tout chevalier ne pense qu'à briser bras et têtes, car
+ il vaut mieux être mort que vaincu.
+
+ Je vous l'assure, ni le manger, ni le boire, ni le dormir ne me
+ plaisent autant que le cri de guerre: _à eux!_ et le
+ hennissement, dans l'ombre des bois, des chevaux privés de
+ leurs cavaliers; rien ne me plaît comme d'entendre: _à l'aide!_
+ _à l'aide!_ de voir tomber chefs et soldats sur l'herbe ou dans
+ les fossés et de contempler les morts qui portent encore au
+ flanc le tronçon des lances avec leurs flammes[20].
+
+Quel que soit le mobile qui a inspiré cette poésie et quelques autres du
+même ton, on ne peut nier qu'elle ne sente ce que Victor Hugo a appelé
+«l'odeur fauve de la bataille». Ce sont des accents auxquels les
+troubadours ne nous avaient pas encore habitués. Le contraste est rude
+entre cette poésie vivante, d'une vie farouche et brutale, et les
+chansons amoureuses des premiers troubadours. C'est de ce contraste que
+naît, en partie, l'intérêt de l'oeuvre de Bertran de Born. Il forme une
+exception parmi les troubadours.
+
+Il donne, dans cette poésie un peu efféminée, comme une note martiale et
+virile; il y a là des bruits de clairons et de tambours, comme un écho
+des fanfares guerrières. Saluons cette poésie au passage; nous ne la
+retrouverons pas dans la littérature provençale.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+LA PÉRIODE CLASSIQUE (_Suite_)
+
+ Raimbaut d'Orange et la comtesse de Die.--Sincérité des
+ poétesses provençales et de la comtesse de Die en
+ particulier.--Pierre d'Auvergne.--La satire littéraire.--Le
+ message du rossignol.--Peire Vidal.--Une vie
+ originale.--Folquet de Marseille.--Folquet évêque de Toulouse
+ et les hérétiques albigeois
+
+
+Les deux chapitres qui précèdent sont consacrés aux troubadours
+originaires du Sud-Ouest de la France. C'est là--on s'en souvient--que
+se trouve le berceau de la poésie des troubadours; c'est là aussi que
+sont nés les plus grands d'entre eux, ceux que nous pouvons appeler
+classiques, entendant par ce mot ceux qui méritent d'être mis hors de
+pair par la perfection de la forme et l'élévation de la pensée.
+
+Cependant les autres provinces de langue d'oc, depuis l'Auvergne jusqu'à
+la Provence et au Dauphiné, ont eu également de bonne heure leurs grands
+troubadours. C'est ainsi que, si nous avions voulu suivre l'ordre
+purement chronologique, nous aurions dû citer, presque en même temps que
+Bernard de Ventadour, Raimbaut, comte d'Orange et la comtesse de Die.
+L'activité poétique du premier peut être placée entre 1158 et 1173.
+
+Comme Marcabrun il est un des premiers à cultiver le style obscur,
+maniéré et recherché. Une de ses chansons renferme le même mot ou son
+dérivé à chaque vers, et il y en a quarante-cinq. Dans une autre il se
+contente de répéter le même mot à chaque strophe. Cette recherche des
+artifices de la forme n'est pas pour faire croire à la sincérité de ses
+sentiments et à la force de sa passion. Le contenu de ses
+poésies--presque toutes consacrées à l'amour--justifie cette première
+impression.
+
+Sans doute quelques-unes peuvent faire illusion au premier abord. Il y
+attaque souvent les médisants qui le desservent auprès de sa dame; il
+proteste à plusieurs reprises de son amour et de sa fidélité, comme dans
+le début de la chanson suivante:
+
+ Je ne chante ni pour oiseau, ni pour fleur, ni pour neige, ni
+ pour gelée, ni pour froid, ni pour chaleur, ni pour le retour
+ de l'herbe verte dans les prairies; je ne chante et je n'ai
+ jamais chanté pour nulle autre joie; mais je chante pour la
+ dame que j'aime, car elle est la plus belle du monde.
+
+ J'ai quitté la pire qu'on ait pu voir ou trouver; et j'aime la
+ plus belle et la plus honorée qui soit au monde. Je lui serai
+ fidèle toute ma vie et ne partagerai avec aucune autre mon
+ amour[1]...
+
+Mais ce sont là protestations déjà bien banales dans la littérature
+provençale. Nulle part on ne sent dans l'oeuvre de Raimbaut d'Orange la
+sensibilité naïve de Bernard de Ventadour ou d'Arnaut de Mareuil; on
+éprouve plutôt l'impression d'avoir affaire à un excellent artiste en
+vers, amoureux des difficultés de la poésie, précieux et recherché. Il
+connaît d'ailleurs son talent et s'en vante sans modestie; il défie ses
+rivaux et témoigne de quelque vantardise et même de quelque fanfaronnade
+en poésie comme en amour. «Depuis qu'Adam mangea la pomme, dit-il, le
+talent de plus d'un qui mène beaucoup de bruit ne vaut pas une rave au
+prix du mien»; voilà des fanfaronnades de poète, et elles ne sont pas
+les seules. Et voici les vantardises de l'amant: «J'ai le droit de rire
+et je ris souvent; je ris même en dormant; ma dame me rit si aimablement
+qu'il me semble que c'est un sourire divin; et ce sourire me rend plus
+heureux que ne ferait le rire de quatre cents anges. J'ai tellement de
+joie qu'elle suffirait à rassasier mille malheureux; et de ma joie tous
+mes parents vivraient joyeusement sans manger[2].»
+
+Ce n'est pas par des exagérations de ce genre que se marque la vraie
+passion; ces recherches et ces excès sont même un indice du contraire.
+Mais ce qui rend assez pâles les poésies amoureuses du comte d'Orange
+c'est leur contraste avec celles de la comtesse de Die, qui paraît avoir
+eu pour lui un amour sincère et profond.
+
+C'est une figure originale dans la poésie provençale que celle de la
+comtesse de Die[3].
+
+Elle n'est pas la seule poétesse du temps, comme on l'a vu dans un
+précédent chapitre; mais elle est la plus célèbre. Il faut dire à la
+louange de la plupart de ces poétesses que leur poésie se distingue par
+une sincérité de ton qui manque souvent à la poésie des troubadours. Le
+«style obscur», la rime difficile ne paraissent avoir eu pour elles
+aucun attrait. Elles n'ont pris ou appris du métier que ce qui leur
+était nécessaire; mais elles ont su rendre avec beaucoup de charme et de
+douceur des sentiments sincères et naturels. La plupart des troubadours
+écrivaient par nécessité, par métier; il semble que les poétesses
+provençales n'aient chanté et n'aient écrit que sous le souffle de
+l'inspiration.
+
+Parmi elles Béatrix, comtesse de Die, occupe une place éminente. Par sa
+naissance elle était l'égale du comte d'Orange. Comment naquit et se
+développa le roman d'amour dont les chansons de la comtesse de Die--au
+nombre de cinq--nous ont gardé l'écho? C'est ce qu'il est bien difficile
+de dire. Étant donné ce que nous connaissons du caractère de notre
+poète, il ne semble pas qu'il ait répondu comme il convenait à l'amour
+que lui témoignait Béatrix. Cependant, des cinq chansons qui nous
+restent d'elle deux au moins nous apprennent que son amour pour le comte
+d'Orange fut d'abord heureux. La chanson suivante, par exemple, doit se
+rapporter au début du roman. On y remarquera une certaine
+recherche--plus sensible dans l'original que dans la traduction--et qui
+consiste surtout dans la répétition du même mot (ou de son dérivé) deux
+fois à la rime; mais il y règne d'un bout à l'autre un souffle de gaîté
+et de jeunesse que l'on ne saurait méconnaître.
+
+ Je me repais de joie et d'amour et de l'amour et de la joie me
+ vient le bonheur; mon ami est le plus gai, c'est pourquoi je
+ suis aimable et gaie; et puisque je suis sincère, il convient
+ qu'il le soit avec moi...
+
+ Je suis heureuse de savoir que celui que j'aime est le plus
+ vaillant qui soit au monde; je prie Dieu qu'il donne grande
+ joie à celui qui le premier m'attira vers lui; quelque
+ médisance qu'on lui rapporte, qu'il n'ait confiance qu'en moi;
+ car souvent on cueille la verge dont on se bat soi-même.
+
+ La femme qui tient à une bonne renommée doit placer son amour
+ en un preux et vaillant chevalier; quand elle connaît sa
+ vaillance, qu'elle ne cache pas son amour; quand une femme aime
+ ainsi ouvertement, les preux et les vaillants ne parlent de son
+ amour qu'avec sympathie...
+
+ Ami, les preux et les vaillants connaissent votre vaillance; et
+ je vous demande, s'il vous plaît, de me garder votre amour[4].
+
+On a pu remarquer combien cette chanson est conforme à la théorie de
+l'amour courtois. L'amour est principe de vertu: l'amant et l'objet aimé
+doivent réaliser l'idéal de la perfection; tout amour fondé sur ces
+principes et conforme à cet idéal est noble et pur; il est une vertu et
+non une faiblesse, et les preux et les vaillants n'en parlent qu'avec
+respect et sympathie. Mais il y a dans les cours une catégorie de gens
+dont l'unique mission paraît être de troubler l'amour des autres en
+répandant médisances et calomnies; c'est à eux qu'est adressé le
+fragment de chanson suivant.
+
+ L'amour parfait me donne joie et me fait chanter plus gaiement;
+ et je n'éprouve ni chagrin ni ennui de savoir que ces médisants
+ truands travaillent contre moi; leurs médisances ne m'effraient
+ pas; bien plus, j'en suis dix fois plus gaie... Ces gens-là
+ sont semblables au brouillard qui s'épand et fait perdre au
+ soleil ses rayons[5].
+
+Il semble cependant que Béatrix avait tort de garder vis-à-vis des
+médisants sa gaie et sereine tranquillité; ils réussirent à mettre la
+brouille entre elle et le comte d'Orange ou du moins ils y
+contribuèrent. Deux des chansons de Béatrix se rapportent à cette
+seconde phase du roman. Voici la traduction d'une des deux.
+
+ Je chanterai ce que je n'aurais pas voulu chanter; tellement
+ celui que j'aime me cause de chagrin. Je l'aime d'amour
+ parfait; mais auprès de lui ne me sont d'aucun secours ni
+ pitié, ni courtoisie, ni beauté... Je suis trompée et trahie
+ comme si j'étais coupable envers lui.
+
+ Ce qui me réconforte, ami, c'est que je ne commis jamais envers
+ vous aucune faute, en aucune manière; car je vous aime plus que
+ Seguin ne fit Valence, et il me plaît beaucoup, ami, que je
+ vous surpasse en amour; puisque vous êtes le plus vaillant,
+ pourquoi vous, qui êtes si doux pour les autres, pourquoi vous
+ montrez-vous si dur pour moi en paroles et en actions?
+
+ Je suis bien étonnée, ami, que votre coeur soit si dur, et j'ai
+ sujet de m'en plaindre. Il n'est pas juste qu'une autre femme
+ vous enlève à mon amour... Rappelez-vous quel fut le
+ commencement de cet amour; Dieu veuille que je ne sois pour
+ rien dans notre séparation...
+
+ Vous devriez avoir égard à mon mérite et à ma naissance, à ma
+ beauté et plus encore à mon coeur si parfait; c'est pourquoi je
+ vous mande cette chanson pour vous porter mon message: je veux
+ savoir, mon bel ami, mon doux ami, pourquoi vous m'êtes si dur
+ et si cruel; est-ce par orgueil ou par antipathie? Mais je veux
+ que vous sachiez par mon message que trop d'orgueil fait mal à
+ beaucoup de gens[6].
+
+Il semble que sous cette traduction imparfaite on sente encore la douce
+plainte d'un coeur blessé, et d'un coeur délicat. «Quand je veux
+chanter, dira une autre poétesse, Clara d'Anduze, je pleure et je
+soupire... et mes vers ne disent pas ce qu'il y a dans mon coeur.» C'est
+l'écho de ces plaintes et de ces soupirs qui survit dans les chansons de
+la comtesse de Die. Et peut-être, encore, comme chez Clara d'Anduze, le
+«meilleur de ses vers» ne fut-il jamais lu.
+
+On pourrait continuer l'histoire de la poésie dans ce petit coin
+privilégié de la Provence qu'était le comté d'Orange en étudiant un
+autre troubadour, Raimbaut de Vaquières, dont la vie se passa en Italie
+et en Terre Sainte, à la suite du marquis de Montferrat. Mais il en sera
+question ailleurs. Quittons un moment la Provence pour une autre région,
+Raimbaut d'Orange et la comtesse de Die pour Pierre d'Auvergne[7].
+
+Pierre d'Auvergne est à peu près contemporain de Bernard de Ventadour et
+aussi de Giraut de Bornelh et d'Arnaut de Mareuil; car son activité
+poétique s'étend de 1158 à 1180 environ. L'auteur anonyme de sa
+biographie nous a donné sur sa vie quelques renseignements qu'il tenait
+du Dauphin d'Auvergne, troubadour qui fut en relations avec Pierre; mais
+ces renseignements sont peu nombreux. Ils nous apprennent que Pierre
+d'Auvergne était le fils d'un bourgeois de Clermont-Ferrand.
+
+ Il était savant et très lettré. Il était beau et avenant de sa
+ personne... Il fut bon poète et le premier troubadour qui vécut
+ au delà des montagnes[8].
+
+ Il fut très honoré et fêté par les vaillants barons et les
+ nobles dames du temps... Il fut regardé comme le meilleur
+ troubadour jusqu'au moment où parut Giraut de Bornelh... Il
+ était très fier de son talent et méprisait les autres
+ troubadours... Il vécut longtemps dans le monde, puis il fit
+ pénitence avant de mourir.
+
+Suivant d'autres témoignages il se destina d'abord à la carrière
+ecclésiastique et fut pourvu d'un canonicat. Un troubadour de son temps
+le lui rappelle en lui disant: «Quand Pierre d'Auvergne se fit chanoine,
+pourquoi se promettait-il à Dieu tout entier, puisqu'il ne devait pas
+tenir son serment? Car il se fit jongleur fou et perdit ainsi tout son
+mérite.»
+
+Pendant son stage parmi les chanoines, qui paraît avoir été assez bref,
+ce troubadour ne prit pas le goût de l'humilité. «Jamais avant moi,
+dit-il, ne furent écrits de _vers_ parfaits.» Par cette vantardise il
+appartient bien à la grande famille des troubadours, qui ressemblent sur
+ce point à la plupart des autres poètes comme des frères. «Pierre
+d'Auvergne, dit-il ailleurs, a une telle voix qu'il chante dans tous les
+tons et ses mélodies sont douces et agréables; il est maître de tout,
+pour peu qu'il mette un peu de clarté dans sa poésie, qu'on n'entend pas
+sans peine.» Remarquons cette réflexion; Pierre est lui aussi un des
+représentants du style obscur; mais il semble reconnaître ici qu'il y a
+quelque excès dans l'emploi de ce genre et en effet toute une partie de
+ses poésies est composée d'après cette nouvelle conception.
+
+Le sentiment de sa valeur et de sa supériorité poétique se montre avec
+éclat dans une curieuse composition[9] qui est le premier essai de
+satire littéraire dans la poésie des troubadours. Pierre d'Auvergne y
+cite une bonne douzaine de poètes contemporains et il les gratifie à
+mesure de quelques épithètes peu flatteuses, mordantes en général,
+quelquefois cyniques et grossières. On retrouve dans cette satire un
+écho vivant des sentiments qu'un grand poète du temps pouvait avoir pour
+ses confrères en poésie; ces sentiments ne sont nullement charitables.
+
+La vie de Pierre d'Auvergne ressemble à celle de la plupart des
+troubadours. Une de leurs habitudes--presque une nécessité--était de
+courir le monde, le monde un peu étroit où s'exerçait leur activité.
+Pierre d'Auvergne séjourna quelque temps en Espagne. Il y visita la cour
+de Sanche III de Castille; c'était un roi chevaleresque; on l'appelait,
+dit un chroniqueur du temps, «le père des pauvres, le protecteur des
+veuves et des orphelins, le justicier des peuples[10]». Mais ce
+n'étaient pas ces qualités qui attiraient les troubadours: Sanche
+n'aurait pas été un prince parfait s'il n'avait connu l'art de donner
+largement, royalement, à tous les quémandeurs, grands seigneurs
+castillans ou troubadours, qui venaient à lui: cela aussi était une
+vertu chevaleresque.
+
+Ce fut sans doute le même motif qui attira Pierre d'Auvergne à la cour
+d'Ermengarde, vicomtesse de Narbonne, et à celle de Raimon V de
+Toulouse. C'étaient les plus brillantes qui fussent alors dans le Sud de
+la France; elles furent deux foyers vivants de poésie pendant la seconde
+moitié du XIIe siècle.
+
+Parmi les poésies de Pierre d'Auvergne quelques-unes sont des poésies
+religieuses: elles seront étudiées dans un des chapitres suivants. Une
+dizaine ont trait à l'amour. Elles ne se distinguent guère de la plupart
+des poésies consacrées par les troubadours à leur thème favori. Ce sont
+les mêmes plaintes sur la cruauté et l'orgueil de sa dame qui ne daigne
+lui témoigner aucune pitié. «La dame chantée par le poète, dit son
+éditeur, n'est qu'une ombre sans nom, sans individualité, sans
+personnalité.» Ceci est d'autant plus grave que nous sommes à peine dans
+la période classique, encore près des origines.
+
+Mais Pierre d'Auvergne était capable, le cas échéant, de sincérité et ce
+fut au moins une fois un gracieux poète. Il trouva une manière originale
+d'envoyer un message d'amour; le poétique messager fut un rossignol. Et
+voici la charmante composition où l'oiseau du printemps joue le
+principal rôle. Le poète s'adresse en ces termes à son messager ailé.
+
+ «Rossignol, en sa retraite tu iras voir ma dame, dis-lui mes
+ sentiments et qu'elle te dise sincèrement les siens; qu'elle me
+ les fasse connaître ici..., et que d'aucune manière elle ne te
+ garde auprès d'elle...»
+
+ L'oiseau gracieux s'en va aussitôt, droit vers le pays où elle
+ règne; il part de bon coeur et sans crainte jusqu'à ce qu'il
+ l'ait trouvée.
+
+ Quand l'oiseau de noble naissance vit paraître sa beauté, il se
+ mit à chanter doucement, comme il fait d'ordinaire vers le
+ soir. Puis il se tait et cherche ingénieusement comment il
+ pourra lui faire entendre, sans la surprendre, des paroles
+ qu'elle daigne ouïr.
+
+ «Celui qui vous est amant fidèle voulut que je vienne en votre
+ pouvoir pour chanter selon votre plaisir...
+
+ «Et si je lui porte un message joyeux, vous devez en avoir
+ aussi grande joie, car jamais ne naquit de mère un homme qui
+ ait pour vous tant d'amour; je partirai et volerai avec joie où
+ que j'aille; mais non, car je n'ai pas dit encore mon
+ plaidoyer.
+
+ «Et voici ce que je veux plaider: qui met son espoir en amour
+ ne devrait guère tarder, tant qu'amour a des loisirs; car
+ bientôt les cheveux blonds se changent en cheveux blancs, comme
+ la fleur change de couleur sur la branche...»
+
+Telle est la première partie du récit, la première scène de la petite
+comédie imaginée par le poète. En voici la seconde.
+
+ L'oiseau a bien volé tout droit vers le pays où je l'ai envoyé;
+ et il m'a fait tenir un message, suivant la promesse qu'il m'a
+ faite: «Sachez, dit la dame, que votre discours me plaît; or
+ écoutez--pour le lui dire--ce que j'ai au coeur...
+
+ «J'ai bien sujet d'être triste, car mon ami est loin de moi...
+ la séparation fut trop rapide, et, si j'avais su, je lui aurais
+ témoigné plus de bonté; c'est ce remords qui m'attriste.
+
+ «Je l'aime de si bon coeur qu'aussitôt que je pense à lui me
+ viennent en abondance jeux et joie, rires et plaisirs; et la
+ joie dont je jouis secrètement aucune créature ne la connaît...
+
+ «Même avant de le voir il m'a toujours plu; je ne voudrais pas
+ en avoir conquis qui fût de plus haute naissance...
+
+ «Le bon amour est semblable à l'or, quand il est épuré; il
+ s'affine de bonté pour celui qui le sert avec bonté; et croyez
+ que l'amitié chaque jour s'améliore...
+
+ «Doux oiseau, quand viendra le matin, vous irez vers sa demeure
+ et vous lui direz en clair langage de quelle manière je lui
+ obéis.» Et l'oiseau est revenu très vite, bien renseigné et
+ parlant volontiers de son heureuse aventure[11].
+
+Ce récit--ou plutôt cette petite comédie--est des plus poétiques.
+D'autres troubadours ont employé les oiseaux comme messagers d'amour:
+les hirondelles, les perroquets et les étourneaux ont eu tour à tour cet
+honneur. Mais le rossignol que Pierre d'Auvergne charge de son message
+tient une place à part parmi ces personnages ailés. C'est un avocat
+habile, discret et disert, sachant choisir son temps pour ne pas
+surprendre ni étonner; procédant sans brusquerie, par allusions voilées,
+par réflexions générales; tâchant, suivant une formule chère aux
+rhétoriqueurs, de persuader plutôt que de convaincre. Et avec quelle
+joie et quelle rapidité ce messager ailé s'acquitte de sa mission! C'est
+ce modeste personnage qui fait l'unité de cette poésie.
+
+Il y a dans le cadre de cette petite composition, dans le récit, dans le
+plaidoyer de l'habile avocat, dans la réponse un peu mélancolique qu'il
+provoque un charme poétique tout particulier qu'on ne trouve pas souvent
+dans l'oeuvre poétique de Pierre d'Auvergne. Restons-en, à son sujet,
+sur cette impression. Et quittant l'Auvergne pour le Languedoc, passons
+à un troubadour un peu postérieur, mais dont la vie et l'oeuvre sont
+empreintes d'une vivante originalité.
+
+Peire Vidal était le fils d'un marchand de Toulouse. La biographie
+provençale nous dit qu'il fut bon troubadour, qu'il chantait à
+merveille, et qu'il avait une facilité étonnante à inventer et à
+composer; mais il ajoute qu'il fut l'homme le plus fou du monde.
+L'histoire de sa vie et la lecture de ses poésies justifie bien ces deux
+observations du biographe.
+
+L'oeuvre de Peire Vidal--qui comprend une cinquantaine de
+pièces--témoigne d'une remarquable facilité; l'inspiration n'en est pas
+profonde, mais le développement est clair et abondant, rien n'y trahit
+l'embarras ni l'effort. Il aurait réussi sans peine dans le genre du
+style obscur; mais il paraît avoir eu plus de goût pour la clarté; aussi
+est-il encore aujourd'hui d'une lecture facile et le lecteur connaît
+rarement avec lui l'amer plaisir de trouver sous une forme recherchée et
+obscure une pensée banale. La seconde observation que fait le biographe,
+«il fut l'homme le plus fou du monde» est justifiée par l'histoire de sa
+vie. On ne prête qu'aux riches, sans doute, et la plupart des anecdotes
+qui ont trait à sa vie ne sont que des légendes; mais Peire Vidal fut, à
+ce point de vue, prodigieusement riche.
+
+Et d'abord il semble que, par une première folie, il se soit fait une
+ennemie de la comtesse Barral de Baux, femme du seigneur de Marseille.
+On se souvient peut-être qu'il fut un peu trop entreprenant avec elle et
+que la comtesse, malgré son mari qui prenait très bien la chose et qui
+riait des folies du troubadour, exigea son départ. Peire Vidal se
+réfugia en Italie, à Gênes; c'est là qu'il composa la jolie chanson
+suivante.
+
+ J'aspire avec mon haleine la brise que je sens venir de
+ Provence; tout ce qui vient de là-bas me plaît, et quand
+ j'entends qu'on en dit du bien, j'écoute en souriant. Pour un
+ mot j'en demande cent, tant me plaît tout ce que j'en entends
+ dire.
+
+ Car, des bords du Rhône jusqu'à Vence, entre la mer et la
+ Durance, je ne sais si doux séjour ni où brille de joie plus
+ parfaite; c'est dans cette noble contrée que j'ai laissé mon
+ coeur joyeux, auprès de celle qui donne la gaîté aux
+ malheureux.
+
+ Qui a souvenance d'elle ne connaît point l'ennui; car elle est
+ la source de la joie; quelque éloge qu'on en fasse, quelque
+ bien qu'on en dise, il n'y a point d'exagération; elle est,
+ sans conteste, la plus belle et la plus aimable qui se voie au
+ monde.
+
+ Je lui dois la gloire que me valent mes beaux vers et mes
+ belles actions; car c'est d'elle que je tiens le talent et la
+ connaissance; c'est elle qui m'a rendu gai et qui m'a fait
+ poète; tout ce que je fais de bien me vient d'elle[12]...
+
+Son séjour à Gênes fut l'occasion de nombreuses chansons. Mais Barral de
+Baux, qui l'aimait beaucoup, le regrettait; il fit si bien que sa femme
+pardonna Peire Vidal; il revint à Marseille où il fut fort bien
+accueilli. Et il paya son pardon en poète, par une chanson.
+
+ Puisque je suis revenu en Provence et que ma dame m'a pardonné,
+ je dois faire une bonne chanson, au moins par reconnaissance...
+
+ Comme je n'ai jamais commis de faute, j'ai bon espoir que mon
+ malheur se change en bien... et tous les autres amants pourront
+ se réconforter en apprenant mon bonheur; car avec un labeur
+ surhumain je tire un feu clair de la froide neige et de l'eau
+ douce de la mer.
+
+ Je m'abandonne tout entier en son pouvoir et elle ne me
+ refusera pas; car elle peut me vendre ou me donner à son gré.
+
+ Ceux qui blâment une longue attente ont grand tort; car les
+ Bretons ont maintenant leur Arthur en qui ils avaient mis leur
+ espoir; et moi, pour avoir longuement espéré, j'ai conquis une
+ bien grande douceur, un baiser que la force d'amour me fit
+ prendre à une dame, mais maintenant elle doit me le donner.
+
+ Sans avoir péché j'ai fait pénitence, j'ai demandé pardon sans
+ avoir fait de tort... de la colère je fais sortir la
+ bienveillance et des pleurs une joie parfaite; je suis hardi
+ par peur, je sais gagner en perdant et vaincre tout en étant
+ vaincu[13]...
+
+Sa folie se manifestait de diverses manières. Quand son seigneur, le
+comte Raimon V de Toulouse, qui avait été si sympathique à la poésie,
+mourut, Peire Vidal n'exprima pas sa tristesse comme le commun des
+troubadours. Ceux-ci se contentaient d'ordinaire de composer en
+l'honneur de leurs protecteurs une plainte funèbre plus ou moins bien
+sentie. Peire Vidal, si nous en croyons la biographie, aurait fait
+couper la queue et les oreilles à tous ses chevaux; il fit raser la tête
+à ses domestiques et leur ordonna de laisser pousser la barbe et les
+ongles. Tout ceci est-il bien authentique? et Peire Vidal avait-il un
+tel train de maison qu'il pût se permettre ces folies? On ne saurait
+l'affirmer; mais il semble qu'il en fût bien capable.
+
+Il aurait gardé longtemps ce deuil, jusqu'au jour où le roi d'Aragon,
+Alphonse II, vint en Provence. Il était accompagné de barons de haut
+parage, tous joyeux compagnons et amoureux de poésie; Peire Vidal
+n'aurait pas su résister à leur amicale insistance et pour leur plaire
+il aurait écrit la chanson suivante.
+
+ J'avais quitté la poésie, de tristesse et de douleur; mais
+ puisque je vois que cela plaît au roi, je ferai une chanson
+ nouvelle, que (mes amis) porteront en Aragon...
+
+ Je me suis donné à une telle dame que je vis de gloire et
+ d'amour; car en elle la beauté s'épure, comme l'or sur les
+ charbons ardents. Comme elle agrée mes prières, il me semble
+ que le monde est à moi et que le roi tient de moi ses fiefs.
+
+ Je suis couronné de joie parfaite plus que tout empereur, car
+ je me suis énamouré d'une noble dame; et je suis plus riche
+ pour un ruban que dame Raimbaude m'a donné que le roi Richard
+ avec Poitiers, Tours et Angers.
+
+ Je n'éprouve aucun déshonneur de m'entendre appeler loup, de
+ m'entendre insulter par les bergers ni de me voir chassé par
+ leurs chiens; j'aime mieux les buissons et les bois qu'un
+ palais ou une maison; (pour elle) je vis avec joie dans la
+ neige, dans la glace et le vent[14].
+
+On a reconnu ici l'allusion à la fantastique anecdote rapportée dans sa
+biographie, et d'après laquelle, pour pouvoir approcher une dame appelée
+Louve, il se serait habillé en loup, aurait été poursuivi par des chiens
+et porté en piteux état au château de la Louve. Cette anecdote comme on
+voit n'est pas sortie tout entière de l'imagination du biographe; Peire
+Vidal a contribué de son mieux à faire naître la légende.
+
+Mais il eut bientôt l'occasion de satisfaire des goûts un peu différents
+de ceux qui animent d'ordinaire le coeur des poètes. Ce troubadour se
+sentait l'âme d'un héros; et pour que nul ne l'ignorât, il ne manquait
+aucune occasion de s'en vanter. On croirait entendre souvent Bertran de
+Born, le grand baron poète, farouche et violent dans ses poésies
+guerrières.
+
+ Si j'avais un bon destrier, dit comme lui Peire Vidal, mes
+ ennemis seraient bientôt à ma merci; car ils me craignent plus
+ qu'une caille ne fait un épervier; ils ne donnent plus un
+ denier de leur vie, tant ils me savent fier, courageux et
+ vaillant...
+
+ J'ai fait les prouesses de Gauvain et de bien d'autres; et
+ quand je suis sur un cheval armé, je brise tout ce que je
+ rencontre; j'ai fait tout seul cent chevaliers prisonniers et à
+ cent autres j'ai enlevé le harnais--j'ai fait pleurer cent
+ femmes, j'en ai fait rire et amuser cent autres.
+
+ Quand j'ai revêtu ma double cuirasse, quand j'ai ceint l'épée,
+ la terre tremble partout où je passe; il n'y a pas d'ennemi si
+ orgueilleux qui ne me laisse aussitôt sentiers et chemins;
+ tellement ils me craignent quand ils entendent mes pas.
+
+ En vaillance j'égale Roland et Olivier, et pour les femmes
+ Bernard de Montdidier; ma vaillance me donne la gloire; souvent
+ viennent vers moi des messagers avec un anneau d'or, avec des
+ rubans blancs ou noirs, et avec de tels messages dont tout mon
+ coeur se réjouit[15].
+
+A cette époque les âmes héroïques ne restaient pas longtemps sans
+emploi. Et Peire Vidal s'embarqua avec Richard Coeur de Lion pour la
+Terre Sainte. Mais, en route, un séjour qu'il fit à Chypre lui fut
+fatal. Il s'y maria avec une Grecque; son goût pour les armes et pour
+les beaux coups d'épée paraît s'être éteint, mais la folie des grandeurs
+reparut. On lui fit croire que sa femme était de sang impérial. Il prit
+le titre d'empereur, exigea que sa femme fût appelée impératrice, eut
+des armoiries et fit suivre un trône dans ses déplacements. Il aurait
+même eu l'intention d'armer une flotte pour aller conquérir l'empire.
+Combien de temps dura cette folie? Dans quelle mesure sa femme la
+partageait-elle? Et quelle part de vérité renferme encore cette
+anecdote? C'est ce que nous ignorons; on sait seulement que Peire Vidal
+passa une partie de sa vie, pendant la dernière période, en Lombardie et
+en Hongrie[16].
+
+Ce serait une erreur de croire qu'il n'eut que des folies à son actif.
+Ce troubadour à l'humeur vagabonde et à la fantaisie déréglée était
+capable, à l'occasion, de poésie sincère et éloquente. Dans ses poésies
+politiques en particulier il montre un sens des réalités et des
+nécessités qui fait un singulier contraste avec ses chansons amoureuses.
+Ce fut en somme une nature de poète bien doué.
+
+L'imagination et la fantaisie paraissent primer chez lui tous les autres
+dons; mais ce sont là dons de poète et si même notre troubadour a fait
+passer un peu de cette fantaisie dans la réalité de la vie, c'est un
+charme de plus, du moins pour ceux qui ont à l'étudier.
+
+Il ne semble pas que Peire Vidal ait passé la dernière partie de sa vie
+dans sa ville natale, Toulouse. On suppose qu'il vécut jusqu'aux
+environs de 1215; à cette époque les chansons joyeuses commençaient à ne
+plus être de mode dans le Midi de la France; depuis plusieurs années la
+croisade contre les Albigeois y accumulait les ruines et les deuils. On
+va voir par l'étude du troubadour Folquet de Marseille la transformation
+qui se produisit dans le Midi.
+
+Le troubadour Folquet de Marseille était d'origine italienne; il était
+fils d'un marchand de Gênes et il paraît avoir exercé pendant quelque
+temps le métier paternel[17]. Puis la vocation poétique l'emporta; il
+abandonna le commerce où son père s'était enrichi et s'adonna à la
+poésie. Dante l'a placé au Paradis et lui prête la déclaration suivante:
+«Je suis né dans cette vallée qui sépare la terre de Gênes et celle de
+la Toscane; presque sur la même ligne où se lève et se couche le soleil
+(c'est-à-dire sur le même méridien) se trouve Buggia (Bougie en Afrique)
+et la ville où je vécus, qui jadis réchauffa de son sang les eaux de son
+port»[18]...
+
+Pétrarque cite à son tour notre poète dans ses _Triomphes d'Amour_:
+«Folquet, dit-il, a enlevé son nom à Gênes pour le donner à Marseille;
+et à la fin il changea pour une meilleure patrie son habit et son état.»
+
+Le milieu où vivait Folquet était loin d'être défavorable à la poésie.
+Gênes a fourni--un peu plus tard il est vrai--toute une pléiade de
+troubadours, et Marseille était le siège de la seigneurie de Barral de
+Baux, un des grands seigneurs qui protégèrent avec le plus de sympathie
+la poésie provençale. C'est à la femme du vicomte de Marseille, Azalaïs,
+que ce fou de Peire Vidal dédiait ses chansons; c'est elle aussi que
+chanta Folquet.
+
+Il la désignait sous le nom d'_Aimant_, pseudonyme dont se servirent
+aussi quelques autres troubadours. Mais il ne semble pas que la force
+d'attraction de cet aimant fût très forte; bien plus, Folquet de
+Marseille semble avoir été plus souvent repoussé qu'attiré. Ses chansons
+sont pleines de plaintes sur son amour malheureux. Il accuse amour
+d'inconséquence: «Il lui plut, dit-il, de descendre en moi sans amener
+comme compagne la pitié qui pourrait adoucir ma douleur.» L'amour qui
+n'est pas accompagné de la pitié, continue Folquet, est un «désamour».
+Folquet développe ce thème avec subtilité, mais aussi avec préciosité.
+«Cela ne peut durer ainsi, dit-il, dans une apostrophe à l'amour, il
+faut qu'amour et pitié aillent ensemble.» Mais sa dame est moins cruelle
+qu'Amour; son visage est blanc et coloré, comme la neige et le feu; le
+mélange des couleurs est pour notre troubadour l'indice des sentiments
+du coeur: pitié et amour s'unissent en elle.
+
+Ailleurs il s'en prend à ses yeux: «Ils ont bien mérité de pleurer,
+dit-il; ils ont causé leur mort et la mienne; pourquoi se sont-ils
+trompés dans leur choix?»
+
+Ce n'est pas par cette préciosité un peu puérile qu'il faudrait juger
+uniquement Folquet de Marseille. Il sait s'exprimer avec plus de
+simplicité et aussi avec plus de sincérité et de profondeur, par exemple
+dans le début de la chanson suivante.
+
+ Si j'avais le coeur à chanter, ce serait bien le moment de
+ faire des chansons pour maintenir la joie; mais quand je
+ considère ma part de bonheur et de malheur, je suis bien
+ affligé de mon lot; on me dit riche et heureux, mais ceux qui
+ le disent ignorent la vérité; il n'y a de bonheur que quand
+ tous nos voeux sont accomplis; un pauvre joyeux est plus riche
+ qu'un grand riche sans joie...
+
+ Si je fus gai et amoureux, je n'ai plus de joie d'amour et je
+ n'en espère aucune; nul autre bien ne peut plaire à mon coeur;
+ les autres joies me semblent des tristesses; sur mon amour je
+ vous dirai la vérité; je n'ose le quitter et je n'ose bouger;
+ je n'ose m'élever et je n'ose rester en place; je suis comme un
+ homme qui, arrivé au milieu d'un arbre, est monté si haut qu'il
+ n'ose ni redescendre ni aller plus loin, tellement cela lui
+ paraît dangereux...
+
+La chanson se termine par un intéressant aveu:
+
+ Je pensais mentir (entendez: plaisanter) mais malgré moi je dis
+ la vérité... je pensais faire croire ce qui n'est pas, mais
+ malgré moi ma chanson devient vraie[19].
+
+Sans doute il ne faut pas attribuer trop d'importance à cette
+déclaration; mais plus d'un troubadour pouvait la faire. Les plaintes de
+Folquet de Marseille ne sont peut-être qu'un jeu poétique où l'esprit
+seul a sa part; cependant il ne serait pas étonnant en cette matière que
+le coeur ait été souvent la dupe de l'esprit.
+
+Folquet dut quitter Marseille pour une imprudence. Le vicomte Barral de
+Baux avait deux soeurs à sa cour, Laure de Saint-Jorlan et Mabille de
+Pontevès. La vicomtesse, jalouse de sa belle-soeur Laure, aurait exigé
+le départ du troubadour.
+
+Folquet en quittant Marseille vint auprès du seigneur de Montpellier et
+il adressa ses hommages poétiques à l'impératrice. Montpellier avait en
+effet alors une impératrice[20]. C'était la fille de l'empereur de
+Constantinople, Manuel Comnène, à qui il était arrivé une étrange
+aventure, bien digne des moeurs du temps. Elle avait été demandée en
+mariage par le roi Alphonse II d'Aragon et elle lui avait été accordée.
+Elle se mit en route pour Barcelone, mais quand elle arriva, il était
+trop tard; le roi d'Aragon impatient s'était marié avec la fille du roi
+de Castille. La pauvre princesse retourna à Montpellier, où elle avait
+sans doute débarqué; le seigneur de cette ville vint au secours de la
+fiancée errante en l'épousant. Elle garda son titre d'impératrice et
+c'est sous ce titre que les troubadours la chantèrent. Folquet resta
+sans doute peu de temps à Montpellier et revint bientôt à Marseille. A
+la mort du vicomte Barral de Baux, en 1192, il écrivit une touchante
+plainte funèbre en son honneur.
+
+ Semblable au malade qui est si déprimé par le mal qu'il ne sent
+ plus sa douleur, je ne sens pas ma tristesse... et nul homme ne
+ peut savoir le deuil que me cause la mort de mon bon seigneur
+ Barral...
+
+ Vous étiez élevé, mais vous êtes tombé comme une fleur qui se
+ fane d'autant plus vite qu'on la voit plus belle; Dieu nous
+ montre que c'est lui seul que nous devons aimer et qu'il faut
+ mépriser le misérable monde où nous passons comme des
+ voyageurs...
+
+ Seigneur, c'est grande merveille que je puisse chanter de vous,
+ quand je devrais tant pleurer; mais je pleure abondamment en
+ pensant que les gentils troubadours diront de vous plus de
+ louanges que je n'en saurais dire[21].
+
+La tristesse qui s'empara de Folquet à la mort de son ami fut sincère;
+et elle ne contribua pas peu à l'éloigner du monde et de la poésie.
+«Quand il eut perdu, dit sa biographie, ses amis, il en eut tant de
+tristesse qu'il se rendit à l'ordre de Citeaux avec sa femme et les deux
+enfants qu'il avait. Il devint abbé d'une riche abbaye de Provence, puis
+fut évêque de Toulouse et mourut dans cette ville.»
+
+Il fut mêlé, comme évêque de Toulouse, aux événements les plus tristes
+de la croisade albigeoise et il se comporta, en cette aventure, comme on
+ne l'aurait guère attendu de ce gracieux troubadour.
+
+Et d'abord, par esprit de mortification, il brûla ce qu'il avait adoré;
+il rougissait de ses poésies profanes: ceci était dans l'ordre. Ce qui
+l'était peut-être moins, ce fut la part qu'il eut aux mesures les plus
+draconiennes prises contre les Albigeois. Il se signala par une telle
+vigueur dans la répression de l'hérésie qu'il fut plus tard sanctifié
+par l'Église. L'auteur anonyme de la _Chanson de la Croisade_ le juge
+d'une façon plus profane, mais sans doute aussi plus humaine et plus
+juste. Dans un passage célèbre de cette épopée, le comte de Toulouse se
+défend devant le pape des accusations portées contre lui. Voici ce qu'il
+dit de l'évêque Folquet auquel il répondait.
+
+ Quand il fut nommé moine et abbé, le feu s'éteignit dans
+ l'abbaye et ne se ralluma pas avant son départ; quand il fut
+ élu évêque de Toulouse, il se répandit sur notre terre un tel
+ feu qu'aucune eau ne pourra jamais l'éteindre; car il fit
+ perdre la vie à plus de cinq cent mille personnes, grands et
+ petits; par la foi que je vous dois, en faits et en paroles, il
+ ressemble plutôt à l'Antechrist qu'à un messager de Rome.[22]
+
+Nous n'avons pas à rechercher ici quelle est la qualification qui lui
+convient le mieux. Mais la scène qui vient d'être citée nous rappelle
+qu'il y a quelque chose de changé dans le Midi de la France. Des
+événements importants s'y sont produits au début du XIIIe siècle. La
+croisade contre les Albigeois, avec ses conséquences politiques et
+religieuses, y a transformé bien des choses. Pour la poésie, c'est la
+décadence qui commence et qui arrive à grands pas.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+LA PÉRIODE ALBIGEOISE: PEIRE CARDENAL
+
+ Débuts de la décadence.--Les causes.--La croisade contre les
+ Albigeois.--Raimon de Miraval.--La Chanson de la
+ Croisade.--Bernard Sicard de Marvejols.--Peire Cardenal.--Ses
+ attaques contre les femmes et l'amour.--La satire morale et
+ sociale.--Satires contre les croisés et contre le
+ clergé.--L'anticléricalisme de Peire Cardenal.--Satire contre
+ la papauté: Guillem Figueira.--Défense de la papauté: Dame
+ Gormonde, de Montpellier.
+
+
+Diez place aux environs de 1250 le début de la dernière période de la
+poésie provençale, de la période de décadence. Cette date est trop
+tardive; la décadence a commencé plus tôt et les germes en sont de plus
+en plus visibles pendant la première moitié du XIIIe siècle.
+
+La période la plus brillante pour la noblesse méridionale paraît avoir
+été le XIIe siècle: c'est aussi--du moins dans sa deuxième partie--la
+période de splendeur de la poésie des troubadours. Mais dès la fin du
+XIIe siècle plusieurs d'entre eux se plaignent--déjà!--de la
+transformation qui s'opère dans les moeurs. Le siècle est devenu
+grossier, les grands seigneurs, si larges et si généreux d'ordinaire,
+deviennent durs et avares; ils ne sont plus si accueillants au talent, à
+la poésie, point si disposés aux fêtes et amusements; leurs passe-temps
+sont la guerre et le pillage: telles sont les plaintes que fait
+entendre, un des premiers, Giraut de Bornelh. Supposerons-nous qu'il y a
+quelque exagération dans ces plaintes, qu'elles lui sont inspirées par
+les désordres dont il fut le témoin et même la victime? Non, il semble
+plutôt qu'elles soient fondées et qu'elles ne soient qu'un écho de la
+réalité. Les successeurs immédiats de Giraut de Bornelh les expriment à
+leur tour, elles se multiplient bientôt au point de devenir un thème
+conventionnel.
+
+Un changement s'était produit en effet d'assez bonne heure dans la haute
+société méridionale. La noblesse y avait atteint un degré de culture que
+celle du Nord ne connaissait pas; l'histoire des troubadours en témoigne
+à tout instant. Mais la vie brillante et facile n'a qu'un temps, même
+dans les sociétés, et bientôt la décadence se faisait sentir: cette
+société s'en allait gaîment à sa ruine.
+
+Elle s'appauvrit assez vite par ses goûts de luxe et ses prodigalités.
+On a vu plus haut quelles folies, suivant un chroniqueur, marquèrent la
+réunion des seigneurs méridionaux à Beaucaire. L'or y aurait été
+semé--et non pas au figuré--à pleines mains. Admettons la fausseté du
+récit, si l'on veut, au point de vue historique; mais on connaît par des
+documents de tout genre les goûts et les moeurs du temps, les uns et les
+autres rendent possibles des folies de ce genre.
+
+Une autre cause contribua à l'appauvrissement de la noblesse: ce fut
+l'érection des consulats dans les grandes communes du Midi. Les
+premiers--importés sans doute d'Italie--datent de la fin du XIIe siècle.
+Leur institution marque l'avènement de la bourgeoisie à la vie
+politique; les bourgeois et les marchands, gens actifs et hardis au
+travail, s'enrichissent et se taillent une assez belle part d'influence
+dans la société. La situation sociale de la noblesse en est diminuée
+d'autant; sa puissance et son influence baissent rapidement dans les
+villes, surtout dans les villes marchandes comme Marseille, Arles,
+Avignon, Montpellier, Narbonne, Toulouse, où le XIIIe siècle voit le
+triomphe de la bourgeoisie.
+
+Mais à ces causes d'appauvrissement de la noblesse vint s'en joindre,
+dès les premières années du XIIIe siècle, une autre bien plus grave. Au
+mois de juin 1209 une armée de croisés était concentrée à Lyon, non pas
+pour partir en Terre Sainte, mais pour marcher contre le Midi de la
+France. Il est à peine besoin de rappeler les faits qui avaient précédé
+ces événements. Le Midi avait vu naître depuis la fin du XIIe siècle des
+sectes hérétiques. Le berceau de l'hérésie était dans le pays Albigeois,
+mais elle s'était répandue dans tout le Languedoc, de Toulouse à
+Beaucaire. L'hérésie nouvelle n'était qu'une transformation de la grande
+hérésie manichéenne qui professait que le monde est livré à deux
+puissances, celle du bien et celle du mal: c'était le fond du dualisme
+manichéen, c'était la croyance des cathares albigeois. Une autre
+hérésie, celle des Vaudois, était née à Lyon--mais elle avait recruté de
+nombreux adeptes dans le Languedoc: Vaudois et Albigeois étaient
+confondus par l'Église dans une réprobation commune. On sait comment
+elle s'y prit pour extirper l'hérésie jusqu'en ses racines[1].
+
+Les seigneurs du Midi étaient coupables non pas d'hérésie, mais de
+faiblesse et d'indulgence pour les hérétiques; ils étaient d'une
+tolérance rare pour le temps; le pape Innocent III appela contre eux les
+barons du Nord; ils accoururent en foule à cette nouvelle croisade,
+moins dangereuse en somme que les expéditions d'outre-mer et qui
+promettait des bénéfices plus immédiats.
+
+L'armée des croisés marqua son passage par le siège et le pillage de
+Béziers et de Carcassonne. A Béziers sept mille personnes périrent dans
+la seule église de la Madeleine[2]. Toulouse fut d'abord épargnée, parce
+que Raimon VI et la bourgeoisie se soumirent en quelque manière aux
+croisés; mais les exigences de ces derniers devenant trop fortes,
+bourgeois et comte prirent les armes.
+
+La guerre fut menée avec vigueur et unité du côté des croisés, avec
+mollesse, et avec peu d'entente du côté des seigneurs méridionaux. Simon
+de Montfort, comte de Leicester, ravagea le Languedoc sans trêve ni
+cesse; les principales forteresses tombèrent en son pouvoir et s'il
+éprouva quelques légers échecs, ils furent vite réparés. Les excès
+furent innombrables. L'historien officiel de la croisade, le moine de
+Vaux-Cernay, s'exprime en ces termes: «C'est avec une allégresse extrême
+que nos pèlerins brûlèrent encore une grande quantité d'hérétiques»;
+l'historien moderne auquel nous empruntons cette citation, M. Luchaire,
+dit à son tour: «Chaque pas en avant de l'armée d'invasion est marqué
+par une boucherie[3].» Les principaux événements de cette triste période
+furent le siège de Béziers et de Carcassonne (juillet 1209),
+l'excommunication de Raimon VI, comte de Toulouse (1211), la bataille de
+Muret où Raimon fut vaincu et où le roi Pierre d'Aragon, qui était venu
+à son secours, fut tué (1213), le concile de Latran (1215), le siège de
+Toulouse et la mort de Simon de Montfort (1218). Ajoutons-y
+l'établissement de l'Inquisition et la fondation de l'ordre des
+Frères-Prêcheurs par saint Dominique.
+
+On devine sans peine ce que devenait la poésie courtoise au milieu du
+tumulte des armes. La plupart des protecteurs des troubadours, Raimon
+VI, comte de Toulouse, les comtes de Foix, de Comminges, de Béarn
+étaient en pleine lutte; les seigneurs de moindre importance y étaient
+entraînés de gré ou de force; les envahisseurs, suivant l'exemple de
+leur chef Simon de Montfort, étaient encore plus sensibles aux biens
+temporels qu'aux indulgences qu'ils gagnaient à la croisade. Il n'y
+avait plus de place dans cette société nouvelle pour la poésie, ou du
+moins pour la poésie courtoise. Un troubadour toulousain, Aimeric de
+Péguillan, exilé dans la Haute-Italie, exprime ainsi le contraste entre
+l'ancien temps et le nouveau: «Voici ce que je voyais avant mon exil: si
+par amour on vous donnait un ruban, aussitôt naissaient joyeuses
+réunions et invitations; il me semble qu'un mois dure deux fois plus que
+ne durait un an, au temps où la galanterie régnait; quel chagrin de voir
+la différence entre la société d'hier et celle d'aujourd'hui[4]!»
+
+Cependant un autre troubadour d'origine languedocienne, Raimon de
+Miraval, petit chevalier de la région de l'Albigeois, ne paraît pas
+s'être aperçu qu'un changement profond s'opérait autour de lui. La
+plupart de ses chansons amoureuses semblent avoir été écrites pendant la
+période la plus tragique de la croisade contre les Albigeois. Marié avec
+une poétesse, Raimon de Miraval, qui avait des relations avec les
+principaux seigneurs du pays, de Narbonne à Toulouse, aurait mené une
+vie fort insouciante et fort joyeuse et la société pour laquelle il
+écrivait n'aurait pas vécu différemment. Bien plus, ce troubadour au
+calme olympien aurait écrit ses chansons les plus gaies en pleine
+vieillesse: double motif d'étonnement et belle occasion de dépeindre
+l'insouciance et la frivolité de cette société méridionale qui ne
+songeait qu'à s'amuser et à «s'esbaudir» au moment où la guerre faisait
+rage autour d'elle.
+
+Ne la calomnions pas trop; elle a fort à se faire pardonner sans doute.
+Si elle a eu l'intention de défendre son indépendance, elle n'a pas eu
+la volonté nécessaire; les efforts désordonnés, le manque d'union devant
+le danger, l'absence d'un chef capable et énergique ont rendu ses
+sacrifices inutiles; mais elle a su faire des sacrifices; et si, au
+siège de Toulouse, les femmes et les enfants portaient en chantant des
+pierres pour réparer les brèches, cela prouve qu'on y faisait gaîment
+son devoir.
+
+Raimon de Miraval n'est pas une exception. Et d'abord il semble bien que
+l'on confonde sous le même nom deux personnes de la même famille, le
+fils et le père; et ce fils lui-même, qui n'aurait pas été un vieillard
+au moment où il composait ses poésies amoureuses, serait mort avant la
+croisade contre les Albigeois. Il resterait donc simplement qu'à la
+veille de la catastrophe la société méridionale, et principalement
+languedocienne, n'aurait rien perçu des signes avant-coureurs de l'orage
+et n'aurait rien fait pour le conjurer. Cette observation est plus juste
+et correspond mieux à la réalité[5].
+
+Quant aux troubadours, ils ont témoigné assez souvent et avec éloquence
+les sentiments d'indignation ou de pitié que faisaient naître les
+massacres inutiles qui avaient marqué l'expédition des croisés. Si ces
+études ne portaient pas surtout sur la poésie lyrique, il y aurait lieu
+d'analyser et de commenter ici la _Chanson de la Croisade_, poème épique
+de plus de neuf mille vers (9578), écrit par deux auteurs différents; le
+premier était un clerc originaire de la Navarre, le second est inconnu.
+On y relèverait, surtout dans la partie anonyme, la grandeur épique du
+récit, la gravité du ton dans les discours et le souffle héroïque qui
+l'anime d'un bout à l'autre.
+
+La poésie lyrique a également gardé l'écho des rancunes et des haines
+que la croisade a fait naître. On doit à un obscur troubadour, Bernard
+Sicard de Marvejols, une éloquente satire contre la croisade et surtout
+contre les pieux auxiliaires des croisés.
+
+ Je ne puis décrire ma tristesse et ma peine; je vois le monde
+ confondu, les lois et les serments violés. Tout le long du jour
+ je m'irrite, la nuit je soupire veillant ou dormant; de quelque
+ côté que je me tourne, j'entends la gent courtoise qui crie
+ humblement aux Français: «Sire»; les Français accordent leur
+ pitié pourvu qu'ils voient le butin. Ah! Toulouse et Provence,
+ terre d'Argence, Béziers et Carcassonne, comme je vous ai vues
+ et comme je vous vois!
+
+ Les chevaliers de l'Hôpital ou de tout ordre que ce soit me
+ sont odieux; je trouve en eux l'orgueil joint à la simonie et à
+ l'amour des grands biens; pour être admis dans leurs rangs, il
+ faut de grandes richesses, de bons héritages; ils ont
+ l'abondance et le bien-être; la fourberie et la ruse, c'est là
+ leur religion.
+
+ O noble clergé, quel grand bien je dois dire de vous! Si je le
+ pouvais, je doublerais mes éloges. Vous tenez bien la droite
+ route et vous nous l'enseignez; mais les bons guides auront de
+ belles récompenses; vous êtes larges en aumônes, vous ne
+ connaissez point la convoitise et vous menez une vie bien
+ malheureuse... Mais que Dieu soit plutôt avec nous, car tout ce
+ que je dis est mensonge[6].
+
+C'est surtout chez un troubadour né à l'extrémité du Languedoc, chez
+Peire Cardenal, que ces sentiments se retrouvent, exprimés avec une
+éloquence âpre et rude. Peire Cardenal est le grand troubadour de cette
+période du début de la décadence. C'est un de ceux qui, par la noblesse
+et la sincérité des sentiments et surtout par ces «haines vigoureuses»
+que le spectacle du vice ou de l'injustice donne aux «âmes généreuses»,
+mérite d'avoir une place à part, et par certains côtés, une place unique
+parmi les troubadours. Avec lui c'en est fait des chansons joyeuses ou
+légères; sa lyre est accordée sur un autre ton.
+
+Il n'existe sur Peire Cardenal qu'une courte notice biographique du
+temps, écrite par un notaire de Nîmes, Michel de la Tour. Cardenal était
+du Puy-en-Velay; il était de bonne naissance, fils de chevalier; ceci
+est confirmé par des documents concernant la ville du Puy. Comme son
+compatriote Pierre d'Auvergne, il était destiné à l'état ecclésiastique.
+«Quand il était jeune, son père l'établit chanoine au chapitre du Puy;
+il y apprit ses lettres et sut bien réciter et bien chanter.» Et le
+biographe ajoute: «Quand il fut arrivé à l'âge d'homme, il s'éprit de la
+joie de ce monde, car il se sentait gai, beau et jeune»: trois qualités
+de tout premier ordre pour réussir dans la carrière de troubadour. «Il
+composa des chansons, mais peu; mais il écrivit maints sirventés beaux
+et bons... il y châtiait rudement les mauvais prêtres...» C'était un
+troubadour de haut étage, il se faisait accompagner d'un jongleur qui
+chantait ses compositions. «Il fut très honoré par le bon roi Jacme
+d'Aragon et autres barons.» Enfin le biographe certifie, foi de notaire,
+que Peire Cardenal atteignit presque l'âge de cent ans.
+
+Plusieurs points sont dignes de remarque dans cette courte biographie;
+il y est dit en particulier que Peire Cardenal composa peu de chansons:
+elles sont rares en effet dans son oeuvre et le peu qu'il en reste nous
+laisse voir que Peire Cardenal n'avait aucun goût pour la poésie
+amoureuse.
+
+Peire Cardenal est en effet un «misogyne»; il continue dans la poésie
+provençale la tradition inaugurée par Marcabrun. Comme lui, il s'attaque
+à l'amour vénal et, avec son tempérament satirique, ne lui ménage pas
+ses traits, comme au début de la chanson suivante.
+
+ Les amoureuses, quand on les accuse, répondent gentiment. L'une
+ a un amant parce qu'elle est de grande naissance, et l'autre
+ parce que la pauvreté la tue; l'autre a un vieillard et dit
+ qu'elle est jeune fille, l'autre est vieille et a pour amant un
+ jeune homme; l'une se livre à l'amour parce qu'elle n'a pas de
+ manteau d'étoffe brune, l'autre en a deux et s'y livre tout
+ autant.
+
+ Celui-là a la guerre bien près qui l'a au milieu de sa terre;
+ mais il l'a bien plus près encore quand elle est près de son
+ coussin; quand la femme n'aime pas son mari, cette guerre est
+ la pire de toutes. Si tel que je connais était au delà de
+ Tolède, il n'y a soeur, femme, ni cousin qui ne s'écriât: «Que
+ Dieu me le rende!»; mais quand il part, le plus triste est
+ forcé de rire[7].
+
+C'est là sans doute de la satire un peu facile; elle nous paraît telle
+du moins; mais elle est originale dans cette poésie idéaliste des
+troubadours. Il en est peu, très peu, au moins chez les plus grands, où
+l'on remarque un pareil sens de la vie. La plupart de leurs satires
+morales ne renferment que des généralités; elles portent peu de traces
+d'observation; c'est ce don d'observation que paraît avoir eu, plus que
+tout autre troubadour, Peire Cardenal. Aussi sa sincérité ne
+pouvait-elle s'accommoder des formules ordinaires, déjà vides de sens,
+de la poésie amoureuse. Il en a fait une piquante critique dans une de
+ses chansons. Il les a reprises à peu près toutes en une assez longue
+énumération; aucune partie importante du vocabulaire amoureux, aucune
+formule consacrée n'y est oubliée; et le tout forme la satire la plus
+juste qu'aucun troubadour ait jamais faite de la phraséologie amoureuse
+des troubadours.
+
+ Maintenant je puis me louer d'amour, car il ne m'enlève ni le
+ manger, ni le dormir, je ne sens ni la froidure, ni la chaleur;
+ il ne me fait pas soupirer, ni errer la nuit à l'aventure; je
+ ne me déclare pas conquis ni vaincu; il ne me rend pas triste
+ et affligé; je ne suis trahi ni trompé, je suis parti avec mes
+ dés.
+
+ J'ai un plaisir meilleur, je ne trahis pas et je ne fais pas
+ trahir--je ne crains ni traîtresse ni traître, ni féroce
+ jaloux, je ne fais point de folie héroïque, je ne suis point
+ frappé, je ne suis pris ni volé, je ne connais pas les longues
+ attentes, je ne prétends pas être vaincu par amour.
+
+ Je ne dis pas que je meurs pour la plus belle, ni que la plus
+ belle me fait languir, je ne la prie ni ne l'adore, je ne la
+ demande ni la désire, je ne lui rends pas hommage. Je ne me
+ donne pas, je ne me mets pas en son pouvoir, je ne lui suis
+ point soumis, elle n'a pas mon coeur en gage, je ne suis pas
+ son prisonnier. Mais je dis que je me suis échappé (de ses
+ liens).
+
+ A dire vrai, on doit mieux aimer le vainqueur que le vaincu;
+ car le vainqueur remporte le prix, tandis qu'on va ensevelir le
+ vaincu; et qui purifie son coeur des mauvais désirs, cette
+ victoire l'honore plus que la conquête de cent cités[8].
+
+Voici, sous une forme différente, une autre attaque contre l'amour.
+
+ Je tiens pour fou l'homme qui fait alliance avec Amour; car
+ plus on s'y fie, plus on est malheureux. On pense se chauffer,
+ on se brûle; les biens d'amour viennent tard, les maux tous les
+ jours. Les fous, les traîtres, les trompeurs, ceux-là, oui,
+ sont bien en sa compagnie; aussi n'y vais-je pas...
+
+ Pour moi je traiterai ma mie comme elle me traitera; si elle me
+ trompe, elle me trouvera infidèle; et si elle va son droit
+ chemin, je marcherai droit.
+
+ Jamais je n'ai tant gagné comme quand je perdis ma mie; car en
+ la perdant je me gagnai moi-même que j'avais perdu. On gagne
+ peu quand on se perd soi-même; mais quand on perd ce qui vous
+ cause du dommage, c'est bien un gain, n'est-ce pas?... Ah! la
+ douceur pleine de venin! comme l'amour aveugle et dévoie
+ l'homme qui place mal son amour et qui néglige ce qu'il devrait
+ aimer[9]!
+
+De cette chanson on pourrait rapprocher une autre où il nous livre
+peut-être le secret de ses sentiments hostiles à l'amour. «Si j'étais
+aimé ou si j'aimais, je chanterais quelquefois; mais comme ce n'est pas
+le cas, je ne sais sur quel sujet chanter. Cependant je voudrais essayer
+une fois de voir comment je pourrais chanter mon amie, si j'en avais
+une. Je serais l'amant le plus parfait qui soit jamais né. J'ai aimé une
+fois et je sais comment vont les choses d'amour et comment j'aimerais
+encore[10].» C'est la même évocation rapide et un peu mélancolique du
+passé qui fait à dire La Fontaine dans un mouvement semblable: «J'ai
+quelquefois aimé.»
+
+Mais n'accordons pas aux chansons de Peire Cardenal plus d'attention
+qu'elles ne méritent; c'est dans la satire morale et politique qu'il est
+vraiment supérieur. La satire n'était pas inconnue dans la poésie des
+troubadours et Giraut de Bornelh avait un des premiers cultivé ce genre.
+Mais elle prend chez Peire Cardenal plus de variété et plus d'ampleur.
+
+Il juge avec une grande élévation de pensée, mais avec une sévérité
+extrême, la société de son temps; il n'est point de vice, si grave
+soit-il, qu'il n'y reconnaisse. L'amour des richesses, la soif des
+jouissances, le triomphe de l'injustice, de la convoitise, de la
+fausseté, du mensonge, le relâchement des moeurs, sont ses thèmes
+favoris. Il les développe avec vigueur, souvent avec passion. Les grands
+seigneurs méridionaux qui se volaient et se pillaient mutuellement avec
+entrain au temps de Bertran de Born et de Giraut de Bornelh avaient par
+certains côtés des âmes de voleurs de grand chemin, de «routiers»; mais
+ceux qui arrivèrent d'un peu partout, à la suite de Simon de Montfort,
+et qui prirent part à la curée finale valaient encore moins. On pense
+bien qu'ils n'ont pas échappé aux satires vengeresses de Peire Cardenal.
+La suivante donnera une idée du ton de ces satires.
+
+ On plaint son fils, son père ou son ami, quand la mort vous l'a
+ enlevé; mais moi je regrette les vivants qui restent en ce
+ monde... quand ils sont menteurs, misérables, voleurs, larrons,
+ parjures, traîtres que le diable mène et qu'il enseigne comme
+ on ferait un enfant...
+
+ Je regrette qu'un homme soit voleur, mais je regrette bien plus
+ qu'il jouisse trop longtemps de ses vols et qu'on ne l'ait pas
+ pendu... je ne regrette pas que ces gens-là meurent, mais je
+ regrette qu'ils vivent et qu'ils aient des héritiers pires
+ qu'eux...
+
+ Je plains le monde, où il y a tant de fripons; les hommes y
+ sont dans une telle erreur et perversité qu'ils regardent les
+ vices comme des vertus et les maux comme des biens; les preux
+ sont blâmés, les lâches estimés, les mauvais deviennent bons,
+ les torts sont des bienfaits et la honte est un honneur...
+
+ Il semble que mon chant ne vaut rien, car je l'ai ourdi et
+ tissu de satires; mais d'un méchant arbre on ne cueille pas
+ facilement de bons fruits--et je ne sais pas faire un beau
+ discours sur de mauvaises actions[11].
+
+Jusqu'à quel point cette satire et tant d'autres du même genre
+correspondent-elles à la réalité? Il est difficile de le dire.
+L'exagération, la violence, et un fonds inguérissable de pessimisme
+caractérisent les satiriques dans toutes les littératures. Mais d'autre
+part on sait comment les périodes de troubles et de violences déchaînent
+vite la bête humaine et Peire Cardenal, comme Agrippa d'Aubigné, par
+exemple, auquel il ressemble par certains côtés, a vécu dans un temps et
+dans un milieu où les mauvais instincts ont eu de belles occasions de se
+donner libre carrière.
+
+Ce qui le choque le plus, dans cette société, c'est l'orgueil et la
+méchanceté des parvenus; c'est encore là un de ses thèmes favoris; le
+voici simplement indiqué, mais sous une forme imagée. «Quand un homme
+puissant est en chemin, il a comme compagnon--devant, à côté, derrière
+lui--le Crime; la Convoitise est du cortège, le Tort porte la bannière
+et l'Orgueil le guidon[12].»
+
+La sympathie du satirique est acquise aux victimes de ces grands
+criminels, aux pauvres gens qui ont si souvent pâti, au moyen âge, des
+crimes des grands. Il les console, comme le ferait un prédicateur:
+«Comme l'argent s'affine dans le feu ardent, ainsi s'affine et
+s'améliore le bon pauvre qui garde sa patience au milieu des durs
+travaux; quant au mauvais riche, plus il cherche son bien-être, plus il
+gagne de douleur, de peine et de chagrin[13].»
+
+Notre troubadour a exposé une fois sous une forme originale sa
+conception du monde; voici le récit qu'il a imaginé.
+
+ Il existait une cité, je ne sais où; il y tomba une pluie de
+ telle nature que tous ceux qui en furent atteints devinrent
+ fous: tous, à l'exception d'un seul... il se trouvait dans sa
+ maison et dormait quand la pluie tombait. Quand la pluie eut
+ cessé, il se leva et vint parmi le public; il vit faire toutes
+ sortes de folies: l'un lançait des pierres, l'autre des bâtons,
+ l'autre déchirait son manteau; celui-ci frappe son voisin,
+ celui-là pense être roi, l'autre saute à travers les bancs...
+ Celui qui avait son bon sens fut fort étonné de ce spectacle,
+ mais les autres manifestaient encore plus d'étonnement; ils
+ pensent qu'il a perdu son bon sens, car ils ne lui voient pas
+ faire ce qu'ils font; il leur semble que ce sont eux qui sont
+ sages et sensés et que c'est lui le fou[14].
+
+Bref ils lui tombent dessus à bras raccourcis et il s'enfuit à demi
+mort. C'est l'image du monde, dit Peire Cardenal; les hommes sont les
+fous, mais ils regardent comme fou celui qui ne leur ressemble pas,
+parce qu'il a le «sens de Dieu» et non celui du «monde». C'est en somme
+un véritable sermon que cette fable, mais sous une forme imagée et en
+quelque sorte populaire. Peire Cardenal a un tempérament de sermonnaire
+et de prêcheur; ce côté de son talent sera étudié ailleurs, dans le
+chapitre suivant consacré à la poésie religieuse.
+
+Quittons la satire générale pour étudier un autre côté important de
+l'oeuvre de Peire Cardenal: ce sont ses satires contre les croisés et
+contre le clergé. Les premières--contre les Français--sont les moins
+développées; Cardenal reproche aux croisés leur intempérance (reproche
+ordinaire adressé aux hommes du Nord) et leur cruauté. «Les Italiens
+(Apuliens), les Lombards et les Allemands sont fous, dit-il, s'ils
+veulent avoir les Français et les Picards pour maîtres et alliés; car
+leur plaisir consiste à tuer des innocents[15].» «Les Français buveurs
+ne vous font pas plus peur, dit-il ailleurs au comte de Toulouse, Raimon
+VI, que la perdrix à l'autour[16].»
+
+Tels sont à peu près les seuls traits de satire contre les hommes du
+Nord; une allusion à Simon de Montfort est un éloge de sa vaillance.
+
+C'est au clergé[17] qu'il réserve ses satires les plus hardies et les
+plus vigoureuses. Ce troubadour est un anticlérical enragé. Peire
+Cardenal est un croyant sincère, comme on le verra plus loin; mais il a
+contre le clergé séculier ou régulier de son temps une haine profonde.
+Il n'est pas de vice qu'il ne lui reconnaisse: la simonie, la débauche,
+la soif des richesses sont les plus communs. Quelques extraits de ses
+satires--et il en est de si violentes qu'on ne peut les citer--donneront
+une idée de cette haine et des motifs qui paraissent l'avoir provoquée
+chez Peire Cardenal.
+
+ Les clercs se font bergers et semblent des saints, mais ce sont
+ des criminels; quand je les vois habiller, il me souvient
+ d'Isengrin qui, un jour, voulut venir dans l'enclos des brebis;
+ mais par peur des chiens il se vêtit d'une peau de mouton, puis
+ mangea tous ceux qu'il voulut.
+
+ Rois, empereurs, ducs, comtes et chevaliers gouvernent
+ d'ordinaire le monde; maintenant ce sont les clercs qui ont le
+ pouvoir, ils l'ont gagné en volant ou en trahissant, par
+ l'hypocrisie, les sermons ou la force... je parle des faux
+ prêtres qui ont toujours été les plus grands ennemis de
+ Dieu[18].
+
+ * * * * *
+
+ Les rois, comtes, baillis ou sénéchaux, est-il dit dans une
+ autre satire, s'emparent des villes et des châteaux; l'Église
+ imite leur exemple.
+
+ Ses hauts prélats accroissent leurs dettes sans mesure; si vous
+ tenez d'eux un beau fief, ils le convoiteront et ne vous le
+ rendront pas facilement, à moins que vous ne leur donniez de
+ l'argent et que vous ne fassiez avec eux une convention plus
+ dure.
+
+ Si Dieu veut que les moines noirs (bénédictins) se sauvent par
+ la bonne chère, les moines blancs par leur refus de payer, les
+ chevaliers du Temple et de l'Hôpital par leur orgueil, et les
+ chanoines par leurs prêts à usure, je tiens pour fous saint
+ Pierre et saint Andrien qui souffrirent pour Dieu grand
+ tourment, si ces gens-là parviennent à leur salut[19].
+
+Voici d'autres traits satiriques du même genre: «Un seigneur avide
+n'aime pas voir son pareil; les clercs ont la même convoitise; ils ne
+voudraient voir dans le monde aucune autre classe d'hommes qui détienne
+le pouvoir; ils ont fait des lois pour obtenir des terres, pour les
+accroître, non pour les diminuer, car un peu de puissance ne gêne pas.
+
+«Je vois les clercs essayer de toutes leurs forces de mettre le monde en
+leur puissance... et ils y arrivent en prenant ou en donnant, par
+hypocrisie ou pardon, par le boire ou le manger, avec l'aide de Dieu ou
+avec l'aide du diable[20].»
+
+Moines blancs ou moines noirs, prêtres de toute robe et de tout ordre
+sont compris dans ces satires. Mais parmi les ordres nouveaux un paraît
+exciter plus que tout autre la verve satirique de Peire Cardenal, ce
+sont les Jacobins; si le portrait qu'il en trace est exact--et d'autres
+documents nous renseignent sur l'état des ordres religieux fondés après
+la croisade--on peut voir quels étranges serviteurs soutenaient au
+milieu des populations méridionales la cause de la religion pour
+laquelle ces populations avaient été frappées.
+
+ Avec une voix angélique, d'une langue déliée, avec des mots
+ subtils, avec de purs sanglots, ils montrent la voie du Christ
+ que chacun devrait suivre, comme il la suivit pour nous... La
+ religion fut d'abord honorée par des hommes ennemis du bruit;
+ mais les Jacobins ne se taisent pas après leur repas; ils
+ discutent sur les vins pour savoir quels sont les meilleurs;
+ querelles et procès sont leur vie ordinaire et ils traitent de
+ Vaudois qui les en détourne; ils cherchent à connaître les
+ secrets pour mieux se faire craindre...
+
+ Leur pauvreté n'est pas une pauvreté spirituelle; tout en
+ gardant leurs biens ils prennent celui des autres; ils laissent
+ pour de belles robes tissées en laine anglaise le cilice qui
+ leur est trop rude; ils ne partagent pas leur manteau comme
+ faisait saint Martin--ils convoitent les aumônes destinées aux
+ pauvres[21].
+
+Voici dans la même satire le portrait en pied du jacobin.
+
+ Vêtus de vêtements fins et souples, amples, légers en été,
+ épais en hiver, avec de bonnes chaussures, semelles à la
+ française, et quand il fait grand froid en bon cuir de
+ Marseille bien cousu, ils vont prêchant et disent qu'au service
+ de Dieu ils mettent leur coeur et leur avoir...
+
+Cette vie inspire à notre troubadour une réflexion toute rabelaisienne:
+vivons gaîment, dit-il, plus de jeûne ni de pénitence, bons «coulis et
+bonne sauces bien grasses», des vins de choix, suivons le bon exemple:
+«si les bons vins, la bonne chère et la bonne vie mènent à Dieu, nous
+irons sûrement», aussi sûrement qu'eux.
+
+Cette dernière réflexion ne doit pas nous cacher ce qu'il y a de grave
+et de hardi dans ces satires. On y trouve en raccourci les arguments les
+plus redoutables qu'on ait invoqués sinon contre l'Église et contre la
+religion, du moins contre ses serviteurs. La recherche de la puissance
+politique, la mainmise sur les coeurs, dans un ordre moins relevé
+l'amour des richesses en désaccord si parfait avec la pauvreté de
+l'Église primitive, ce sont là des attaques qui ne lui ont pas été
+ménagées dans la polémique moderne; elles datent de loin; parmi les
+ordres qui se forment pendant le XIIIe siècle celui des Frères Mineurs,
+rival de celui des Dominicains, a pour règle et pour principes le mépris
+des richesses et ce principe engendrera avec Bernard Délicieux des
+querelles et des hérésies.
+
+Les attaques suivantes ne sont pas moins graves.
+
+ Les moines sont si cupides, si pleins d'orgueil et de mauvais
+ désirs, qu'ils connaissent cent fois plus de ruses que voleurs
+ et malfaiteurs; s'ils peuvent causer avec vous de vos secrets
+ vous ne pourrez pas plus vous en défaire que s'ils étaient vos
+ frères.
+
+ Voilà comment ils bâtissent leurs maisons et créent leurs beaux
+ vergers; mais ce ne sont pas leurs sermons qui convertiront
+ Turcs ou Persans, car ils ont trop peur de passer la mer et d'y
+ mourir; ils aiment mieux bâtir ici que se battre là-bas (en
+ Terre Sainte).
+
+ Pour de l'argent vous obtiendrez d'eux votre pardon, quelque
+ mal que vous ayez fait; pour de l'argent ils sont tellement
+ ingénieux qu'ils donnent la sépulture aux usuriers; mais ils ne
+ visitent, ni n'accueillent ni n'ensevelissent le pauvre.
+
+ Ils ne font que quêter toute l'année; puis ils s'achètent de
+ bons poissons, beau pain blanc, bons vins savoureux, bons
+ vêtements chauds contre le froid; plût à Dieu que je fusse de
+ tel ordre, si je pouvais être sauvé[22]!
+
+Et voici enfin contre les ordres religieux un dernier trait plus violent
+que les autres.
+
+ Les vautours ne sentent pas plus vite la chair puante que les
+ clercs et les frères Prêcheurs ne sentent où est la richesse;
+ aussitôt ils deviennent l'ami du riche et si la maladie
+ l'accable, ils se font faire des donations... Mais savez-vous
+ que devient la richesse mal acquise? il viendra un fort voleur
+ qui ne leur laissera rien; c'est la Mort qui les abat et, avec
+ quatre aunes de drap, les envoie dans une demeure où les maux
+ ne leur manqueront pas[23]...
+
+Cependant l'homme qui a écrit ces violentes satires et bien d'autres que
+nous ne pouvons citer fut un croyant sincère. Cela ressort de l'ensemble
+de son oeuvre et aussi d'un bel acte de foi qui forme la première partie
+d'une de ses satires, et dont voici la traduction.
+
+ Avec des mots nouveaux, avec art et sur un sujet divin, je
+ ferai un poème magistralement composé: car je crois que Dieu
+ naquit d'une mère sainte par qui le monde fut sauvé; il est
+ Père, Fils et Sainte Trinité et il est un en trois personnes.
+
+ Je crois qu'il entr'ouvrit le ciel et qu'il en fit choir les
+ anges quand il vit qu'ils étaient damnés. Je crois que saint
+ Jean le tint entre ses bras et le baptisa dans l'eau du
+ fleuve...
+
+ Je crois à Rome et à saint Pierre, à qui il fut ordonné d'être
+ juge de pénitence, de sens et de folie[24].
+
+Il n'est pas sans intérêt de comparer à cet acte de foi le «credo» que
+Dante exprime au chant XXIV du _Paradis_.
+
+ Je crois en un seul Dieu, seul et éternel, qui fait mouvoir le
+ Ciel et qui n'est agité ni par l'amour ni par le désir... je
+ crois en trois personnes éternelles et je crois qu'elles sont
+ d'une seule et d'une triple essence... Pour cette croyance je
+ n'ai pas les seules preuves physiques et métaphysiques, mais
+ j'ai encore comme preuve la vérité qui s'est manifestée sur
+ terre par Moïse, par les Prophètes, par les Psaumes et par
+ l'Évangile...
+
+Sans doute ce sont là des formules bien connues des catholiques, mais
+chez ces deux poètes, Peire Cardenal et Dante, elles prennent un éclat
+nouveau par la place qui leur est donnée. Dante, en plaçant sa
+déclaration presque à la fin de son grand poème, a voulu donner la
+preuve, la marque de son orthodoxie et il l'a fait en vers magnifiques.
+Peire Cardenal a eu aussi la même intention. Un acte de foi de ce genre
+n'était pas chose inutile en ce temps-là; mais celui-ci prend encore
+plus de valeur par le contraste qu'il forme avec la fin de la
+composition; le tempérament satirique du poète reparaît; voilà ce que je
+crois, dit Peire Cardenal, mais voilà ce que ne croient pas les mauvais
+prêtres, «larges en convoitises mais chiches de bonté; ils sont beaux de
+visage, mais leur âme criminelle fait horreur; Caïphe et Pilate
+obtiendront grâce plutôt qu'eux».
+
+On a remarqué sans doute le passage où Peire Cardenal affirme sa
+croyance à Rome et à saint Pierre[25]. Il s'en prend en effet aux faux
+prêtres, aux ordres religieux nouvellement institués, mais ne s'attaque
+pas à la papauté, seule responsable cependant des malheurs et des
+misères dont il est le témoin. Est-ce par prudence ou plus probablement
+par scrupule de croyant? Quoi qu'il en soit, ces scrupules n'ont pas
+arrêté un de ses contemporains, le troubadour Guillem Figueira[26]. Il
+était originaire de Toulouse et paraît avoir séjourné dans la
+Haute-Italie, à la cour de l'empereur Frédéric II. Le milieu où il était
+né et celui où il vécut n'étaient pas faits pour développer ses
+sentiments de respect envers la papauté. On lui doit en effet la satire
+la plus violente et la plus hardie que le moyen âge se soit permise
+contre cette puissance. On en jugera par les extraits suivants.
+
+ Je ne m'étonne pas, Rome, si le monde est dans l'erreur, car
+ c'est vous qui avez déchaîné dans le siècle les maux de la
+ guerre... Rome trompeuse, la convoitise vous trompe aussi, car
+ à vos brebis vous tondez trop de laine...
+
+ Rome, aux hommes simples vous rongez la chair et les os et vous
+ menez les aveugles avec vous dans la fosse; vous foulez aux
+ pieds les commandements de Dieu, et votre convoitise est trop
+ grande, car vous pardonnez les péchés pour de l'argent. Rome,
+ vous vous chargez d'un grand fardeau de crimes. Puisse Dieu
+ vous abattre et vous faire déchoir, car vous régnez pour
+ l'argent... Rome, vous tenez votre griffe si serrée que ce que
+ vous pouvez tenir vous échappe difficilement...
+
+Et voici le trait final de cette série d'invectives:
+
+ Rome, vous avez l'allure simple de l'agneau, mais au fond vous
+ avez la rapacité du loup; vous êtes un serpent couronné,
+ engendré de vipère, et le diable vous aime comme son intime
+ ami[27].
+
+Cette attaque ne resta pas sans réponse; le champion de la papauté fut
+une poétesse, une dame de Montpellier, dame Gormonde. Elle répond
+strophe par strophe à la pièce de Guillem Figueira; elle souhaite à
+Toulouse, la patrie du mécréant, et au comte Raimon tous les malheurs
+possibles. Mêmes voeux pour Frédéric II, ennemi de la papauté et
+protecteur du troubadour; elle termine par la charitable prière
+suivante. «Rome, que le Roi glorieux qui pardonna à Madeleine fasse
+périr le fou enragé qui répand de telles calomnies et qu'il le fasse
+mourir de la mort des hérétiques.» Le souvenir du pardon accordé à
+Marie-Madeleine n'a pas adouci le coeur de la dévote poétesse[28].
+
+La riposte est d'ailleurs loin d'avoir l'allure violente et par moments
+si éloquente de l'attaque. Le fait qu'une femme écrit une poésie
+religieuse pour défendre la papauté est un nouveau signe des temps. Nous
+voilà loin, bien loin de la comtesse de Die. Il s'est produit dans les
+moeurs une transformation profonde. La ruine de la noblesse méridionale,
+la destruction de ces foyers intellectuels et surtout poétiques que
+furent la plupart des petites cours du Midi a porté à la poésie des
+troubadours une atteinte dont elle ne se relèvera pas; l'établissement
+de l'Inquisition, la création des ordres religieux, la transformation
+qui s'opère dans les moeurs amènent le développement d'une poésie
+nouvelle: c'est la poésie religieuse.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+LA POÉSIE RELIGIEUSE
+
+ Le paganisme de la poésie des troubadours.--La morale.--La
+ conception de la Divinité.--Chants de repentir: Guillaume de
+ Poitiers.--Pierre d'Auvergne.--Les chansons de croisade.--Les
+ plaintes funèbres.--Folquet de Marseille.--Les poésies
+ religieuses de Peire Cardenal.--Ses poésies à la Vierge.--Saint
+ Dominique et les Frères Prêcheurs.--Développement des poésies à
+ la Vierge.--Transformation de la lyrique courtoise en lyrique
+ religieuse: Lanfranc Cigala, Guiraut Riquier, Folquet de Lunel.
+
+
+Un fonds ineffable de paganisme caractérise les origines de la poésie
+des troubadours et la première période de la littérature provençale. Le
+premier troubadour, Guillaume de Poitiers, part pour la Terre Sainte et
+y fait vaillamment son devoir, mais il s'y amuse encore davantage et
+surtout amuse ses compagnons de route et de bataille par des facéties de
+tout genre, par des paris ou des propositions fantastiques, où l'esprit
+religieux n'a aucune part: ce croisé de marque a par plus d'un côté
+l'âme d'un païen. Sa muse est aussi païenne que celle d'un Grec ou d'un
+Latin; s'il invoque Dieu ou quelque saint, c'est pour les mettre en
+assez mauvaise compagnie, et il leur rend, en les nommant, à peu près le
+même hommage qu'il leur rendrait par un juron.
+
+Le sentiment religieux n'apparaît pas davantage chez les troubadours de
+la première période; il est également à peu près absent de la période
+«classique». Jaufre Rudel, Bernard de Ventadour, Arnaut Daniel, Bertran
+de Born, Arnaut de Mareuil n'ont composé aucune poésie religieuse.
+
+C'est que la religion tenait peu de place dans la société où ils ont
+vécu. Il y avait peu de mécréants sans doute; mais il semble bien que
+les sentiments religieux y furent assez tièdes et que la religion y fut
+une affaire privée, la vie extérieure étant tournée vers des sujets plus
+profanes. Si nous jugeons de cette société du XIIe siècle par la
+littérature des troubadours, les doctrines de l'amour courtois
+paraissent avoir tenu plus de place dans ses occupations et ses
+préoccupations que l'étude de l'Évangile et celle plus austère de la
+théologie.
+
+L'amour chanté par les troubadours était sans doute doué d'un pouvoir
+ennoblissant, il purifiait l'âme, en même temps qu'il élevait le coeur
+et l'esprit. Mais, d'abord, quelques troubadours--et non des
+moindres--concevaient l'amour sous une forme moins idéale et moins
+pure[1]. De plus l'amour ainsi conçu, comme on l'a vu dans un précédent
+chapitre, ne pouvait s'adresser qu'à la femme mariée. Certes cette
+conception paraissait moins immorale dans la société du temps qu'elle ne
+le serait aujourd'hui. La condition de la femme mariée n'était pas en
+réalité aussi bonne que l'aspect brillant de cette société le laisserait
+supposer. Le mariage était pour le grand seigneur une occasion
+d'accroître son domaine, simple seigneurie ou empire; le bon mariage
+était celui qui lui permettait d'arrondir rapidement ce domaine.
+
+Les divorces sont innombrables et scandaleux. On trouvait facilement des
+prétextes, mais le vrai motif était à peu près toujours le même: se
+débarrasser d'un premier lien pour une union nouvelle plus profitable,
+plus utile. On a cité l'étrange aventure de la fille de l'empereur de
+Constantinople qui trouva son royal fiancé, le roi d'Aragon, marié, en
+arrivant dans le Midi de la France, et que le seigneur de Montpellier
+épousa, non par amour, mais pour la perspective des droits qu'elle
+pourrait lui donner sur l'empire grec. On conçoit que ces unions
+d'intérêts, où le coeur ne paraît avoir eu aucune part, se dissolvaient
+rapidement quand les motifs qui les avaient fait naître disparaissaient
+ou s'affaiblissaient. Aussi les liens du mariage étaient-ils très
+relâchés et fort fragiles[2].
+
+Cependant ils existaient, et quelque excusable que fût aux yeux de cette
+société la conception que les troubadours se faisaient de l'amour, elle
+n'était pas moins contraire à la morale et même au dogme chrétiens.
+Qu'on ne s'étonne donc pas de ne pas voir fleurir la poésie religieuse
+pendant la période la plus brillante de la poésie des troubadours.
+
+Les chefs de l'Église étaient eux-mêmes d'une remarquable tolérance et
+aussi indulgents que la société laïque pour la poésie profane. On se
+souvient que le Moine de Montaudon avait la permission de parcourir les
+contrées voisines de son couvent, à condition d'y rapporter les présents
+qu'il récoltait dans ses tournées poétiques. Encore au début du XIIIe
+siècle un chanoine de Maguelone (où paraît avoir existé une sorte
+d'abbaye de Thélème) charmait les loisirs de la solitude claustrale en
+écrivant des chansons dignes du chantre de Lisette.
+
+On ne saurait reprocher aux troubadours de ne pas avoir été plus
+religieux que les religieux eux-mêmes. Ils ont eu évidemment une
+conception de la vie différente de celle qu'en a d'ordinaire l'Église.
+Ils ne l'ont pas considérée comme une triste «vallée de larmes», mais
+comme un gracieux jardin de joie dont ils ont respiré sans remords la
+plupart des parfums. Cette littérature est une littérature gaie, au
+moins pendant sa période de splendeur. Les esprits chagrins et boudeurs,
+comme Cercamon et surtout son disciple Marcabrun, y sont une exception.
+On y sent la joie de vivre, d'une vie heureuse, parfois délicate,
+rarement grossière. La sensualité y est chose rare; et si quelques
+troubadours s'expriment parfois avec brutalité, c'est là en somme une
+exception. Leur conception de la vie est saine et leur poésie élève
+l'âme et le coeur.
+
+Les troubadours conçoivent la Divinité, comme la vie, d'une façon un peu
+particulière. Dieu ne leur est pas apparu au milieu des tonnerres et des
+éclairs, armé du «glaive de la Loi». Ils le considèrent comme une sorte
+d'ami très haut placé, très puissant et très pitoyable aux poètes,
+surtout aux poètes d'amour. Ils l'invoquent avec beaucoup de familiarité
+et souvent avec quelque inconscience. Une aube célèbre de Giraut de
+Bornelh commence par une invocation d'un ton élevé et grandiose: «Roi
+glorieux, vraie lumière et vraie clarté, seigneur tout-puissant...» Et
+que demande-t-il à ce Dieu ainsi invoqué? tout simplement de veiller sur
+un rendez-vous amoureux; et c'est pour la tranquillité des deux amants
+que lui-même n'a cessé de prier toute la nuit «à deux genoux».
+
+Par suite de cette conception il n'est pas rare qu'un troubadour demande
+à Dieu de fléchir le coeur d'une amante trop rigoureuse; c'est par
+exemple dans cette intention qu'Arnaut Daniel fait brûler des cierges et
+fait dire et entend «mille messes»[3]. Même quelques troubadours, comme
+le comte d'Orange ou Peire Vidal, vont jusqu'à demander à Dieu aide et
+protection pour l'accomplissement de leurs désirs les plus sensuels.
+
+Comme aux temps du Paganisme, la divinité n'est pas seulement indulgente
+aux faiblesses (dans la plupart des religions, à tout péché
+miséricorde), mais elle est complice de ces faiblesses. Nous connaissons
+même la conception que les troubadours se sont faite du Paradis; ils se
+le sont représenté comme un lieu de délices, où des poètes toujours
+jeunes et toujours inspirés chanteraient sans fin, à côté de leur dame,
+un amour éternel.
+
+Le milieu où naissaient des conceptions de ce genre n'était pas tout à
+fait propre au développement et à la floraison de cette poésie un peu
+spéciale, un peu délicate aussi et difficile à s'acclimater, qu'est la
+poésie religieuse.
+
+Cependant on a déjà relevé le nombre des troubadours qui ont fini leur
+vie dans un cloître; il est considérable[4]. Le sentiment religieux
+n'était pas tout à fait mort dans cette société; il sommeillait dans
+l'âme de plus d'un troubadour et s'y éveillait sous l'influence de
+circonstances spéciales ou par suite des leçons de la vie. Aussi
+n'est-il pas rare, même dès le XIIe siècle, de rencontrer quelques
+poésies religieuses perdues parmi les chansons profanes. Ce sont
+ordinairement des chants de repentir, d'inspiration sincère et
+touchante. Le poète, au déclin de la vie, examine s'il a bien employé le
+temps qui lui a été accordé et il demande grâce sinon pour le mal qu'il
+a fait, au moins pour le bien qu'il a négligé.
+
+Une des plus anciennes pièces de ce genre est du premier troubadour,
+Guillaume de Poitiers. On ne s'attendrait pas à trouver une poésie
+religieuse parmi ses joyeuses chansons; et cependant il y en a une,
+simple et touchante. Il l'a sans doute écrite avant d'entreprendre un
+lointain pèlerinage, ou plus probablement aux approches de la mort. Il y
+exprime ses inquiétudes sur la succession qu'il laisse à son fils encore
+jeune, mais la partie la plus intéressante pour nous est celle où il dit
+adieu au monde: le gai compagnon qu'il fut trouve les accents les plus
+justes pour chanter cette séparation.
+
+ Je demande pardon à mon compagnon; si jamais je lui ai fait du
+ tort qu'il me pardonne... J'ai été l'ami de «Prouesse» et de
+ «Joie»; maintenant je me sépare de l'une et de l'autre; et je
+ m'en vais vers celui où tous les pécheurs trouvent la paix.
+ J'ai été très jovial et très gai, mais notre Seigneur ne le
+ veut plus; maintenant je ne puis plus supporter le fardeau (de
+ la vie?), tellement je suis proche de la fin. J'ai quitté tout
+ ce que j'aime, la vie chevaleresque et brillante; mais
+ puisqu'il plaît à Dieu, je me résigne et je le prie de me
+ retenir parmi les siens[5].
+
+C'est à peu près dans les mêmes termes, mais avec plus de grâce
+mélancolique, qu'un troubadour de la première période, Pierre
+d'Auvergne, prend congé du monde, du «siècle». «Amour, vous auriez bien
+sujet de vous plaindre, si un autre que le Juge juste m'éloignait de
+vous, car c'est à vous que je dois les honneurs et la gloire. Mais ceci
+ne peut durer, Amour courtois; je cesse d'être votre ami, je suis trop
+heureux d'aller où le Saint-Esprit me guide; c'est lui qui me mène; ne
+vous fâchez pas si je ne reviens pas vers vous[6].» On croirait entendre
+comme un écho de la gracieuse composition où le même poète fait du
+rossignol un si habile messager d'amour.
+
+Il semble que cet adieu de Pierre d'Auvergne à l'amour ait été
+définitif. Il reste de lui une série de pièces consacrées uniquement à
+exprimer les louanges de Dieu et le mépris des biens terrestres. Voici
+le début d'une véritable «hymne pour le Seigneur», en l'honneur de la
+Trinité.
+
+ Loué soit Emmanuel, le Dieu du Ciel et de la Terre, qui est un
+ en trois personnes, saint-esprit, fils, et père accompli...
+ C'est celui qui voulut venir au monde pour effacer nos péchés
+ et par qui les quatre éléments furent séparés... C'est Dieu,
+ qui était hier et qui sera demain, car il n'eut jamais de
+ commencement... Il se sacrifia lui-même pour que le premier
+ péché fût effacé; et ce fut une grande peine de voir que celui
+ qui n'avait jamais péché a souffert les maux des hommes, a subi
+ la mort sous Ponce Pilate et est ressuscité de son linceul...
+ C'est en ce Dieu que je crois, c'est par lui que j'existe... je
+ lui donne mon âme et mon coeur[7].
+
+Cette poésie ressemble fort à une hymne de l'Église en l'honneur de la
+Trinité; ce sont les mêmes thèmes, le même développement. Mais les
+souvenirs de la vie miraculeuse du Christ y sont trop nombreux; ceci
+aussi appartient au cercle d'idées dans lequel se meuvent les hymnes et
+les poésies religieuses de toute sorte écrites en latin. En somme les
+poésies de ce genre ont peu d'originalité; les épopées françaises sont
+remplies de tirades où, sous prétexte d'invocation à Dieu, le poète
+rappelle les principaux événements de l'ancien et du nouveau Testament.
+C'est aussi un abus d'énumérations de ce genre qui gâte une autre poésie
+religieuse du même Pierre d'Auvergne.
+
+ C'est vous, dit-il à Dieu, qui avez sauvé Sidrac de la flamme
+ ardente, qui avez tiré Daniel de la fosse, Jonas de la baleine
+ et qui avez protégé Suzanne contre les faux témoins; vous avez
+ nourri la multitude, seigneur souverain, de cinq pains et de
+ deux poissons... vous avez fait la terre et d'un seul signe le
+ soleil et le ciel; vous avez détruit Pharaon et donné aux fils
+ d'Israël le miel, la manne et le lait[8]...
+
+Cette énumération, que nous abrégeons, est longue et monotone; la poésie
+dont elle fait partie est froide et peu intéressante. Plus poétiques
+sont quelques autres compositions religieuses du même auteur où la
+pensée n'est pas remplacée comme ici par une longue série d'allusions
+bibliques.
+
+Pierre d'Auvergne y insiste avec quelque bonheur d'expression sur le
+thème de la mort, de l'inanité des richesses qu'il faudra abandonner
+sans retour. Il s'étonne que l'homme ne pense pas plus souvent à ce
+dernier acte de la vie; «il faudra mourir, dit-il, et passer par le
+chemin où sont passés nos pères»; «nous mourrons tous, dit-il ailleurs,
+les richesses ne nous sauveront pas... contre la mort ne peuvent se
+défendre ni comtes, ni ducs, ni rois, ni marquis...» Ce sont là des
+thèmes lyriques par excellence; d'autres poètes, même parmi les
+troubadours, les ont développés avec plus de bonheur; mais Pierre
+d'Auvergne est un des premiers à les traiter; cette priorité d'abord et
+ensuite une certaine originalité dans l'expression de sentiments que la
+poésie des troubadours ne connaissait guère encore justifient
+l'attention que l'on doit donner dans l'histoire de la littérature
+provençale à ces poésies religieuses.
+
+Les mêmes thèmes forment le fond de certaines poésies morales et
+religieuses de Giraut de Bornelh. Elles n'ont pas l'allure épique des
+poésies religieuses de Pierre d'Auvergne; les énumérations bibliques en
+sont absentes. Mais Giraut de Bornelh insiste également sur la nécessité
+de la mort et sur le mépris des richesses qu'il faudra abandonner sans
+retour. Ces thèmes appartiennent aux poètes lyriques aussi bien qu'aux
+sermonnaires; Giraut de Bornelh lui-même appelle une fois une de ces
+compositions un «sermon», mais ce sont en général des sermons un peu
+spéciaux, destinés à réveiller l'ardeur des chrétiens pour les
+croisades. Quoique l'élément religieux y soit assez développé, on peut
+les considérer comme un genre à part.
+
+En effet les chants de croisade sont plutôt, ou sont tout autant des
+poésies historiques que des poésies religieuses. Les thèmes qui y sont
+développés n'ont rien d'original; ce qui y domine d'ordinaire, c'est la
+critique plus ou moins vive, suivant les tempéraments, de ceux qui, par
+lâcheté ou par négligence, laissent le «saint pays» aux mains des
+infidèles. Cette partie historique, et souvent satirique, a plus
+d'importance que l'autre, la partie religieuse. Le «chant de croisade»
+est devenu de bonne heure un genre, lui aussi un peu conventionnel et
+factice. Qu'il s'agisse des Sarrasins d'Espagne ou des Turcs de Syrie,
+c'est par les mêmes arguments que les troubadours cherchent à exciter
+contre eux les chefs de la chrétienté.
+
+Ces arguments ressemblent fort à ceux que les prédicateurs du temps
+devaient développer; comme eux les troubadours rappellent le lieu où le
+Christ fut mis en croix; ils font miroiter l'espoir des récompenses
+futures et aussi celui de récompenses plus immédiates. Ces chants ne
+sont pas à proprement parler des poésies religieuses; l'amour de la
+religion, sincère ou fictif, les inspire; mais ce n'est pas la seule
+source d'inspiration; dans leur ensemble ils appartiennent plutôt à la
+catégorie des sirventés politiques qu'à celle des poésies religieuses.
+
+On peut en dire autant des «planns» ou plaintes funèbres. C'est là un
+genre où l'absence de sentiments religieux ne se comprendrait guère,
+surtout au moyen âge. En effet la plupart se terminent par une prière.
+Quelques-unes de ces pièces sont touchantes de naïveté ou de sincérité,
+mais beaucoup d'entre elles prennent de bonne heure l'apparence de
+formules toutes faites. Dans la plupart des cas la partie laudative
+occupe la première place; l'élément religieux y est accessoire. Laissons
+donc de côté «chants de croisade» et «plaintes funèbres» en abordant la
+période de floraison de la poésie religieuse.
+
+Mais auparavant nous citerons encore une poésie religieuse de cette
+première période; c'est une aube de Folquet de Marseille, le futur
+évêque de Toulouse et persécuteur des Albigeois. On remarquera la
+gravité et l'élévation de cette sorte de prière du matin.
+
+ Vrai Dieu, je m'éveillerai aujourd'hui en vous invoquant vous
+ et Sainte Marie; car l'étoile du ciel vient de vers Jérusalem
+ et me fait dire: Debout, hommes qui aimez Dieu; le jour est
+ proche et la nuit tient sa route; Dieu soit loué et adoré par
+ nous; prions-le de nous donner la paix pendant toute notre vie.
+ La nuit va et le jour vient dans le ciel clair et serein;
+ l'aube paraît, belle et parfaite.
+
+ Seigneur Dieu qui naquis de la Vierge Marie pour nous sauver de
+ la mort et restaurer la vie et pour détruire l'enfer que le
+ Diable tenait, toi qui fus levé en croix, couronné d'épines,
+ abreuvé de fiel, Seigneur, ce bon peuple vous demande grâce
+ pour que votre pitié lui pardonne ses péchés. La nuit va et le
+ jour vient, etc.
+
+ Dieu, donnez-moi le savoir et l'intelligence, pour que
+ j'apprenne vos saints commandements, que je les entende et les
+ comprenne; que votre piété me protège et me défende pour que ce
+ monde terrestre ne m'emporte pas avec lui; car je vous adore,
+ Seigneur, et je crois en vous, je m'offre à vous, moi et ma
+ foi; je vous demande grâce et pardon de mes péchés.
+
+ Je prie ce Dieu glorieux, qui se sacrifia pour nous sauver
+ tous, de répandre sur nous le Saint Esprit; qu'il nous garde du
+ mal, nous donne la joie et nous conduise parmi les siens,
+ là-haut, dans son royaume... La nuit s'en va et le jour vient,
+ dans le ciel clair et serein; l'aube paraît, belle et
+ parfaite[9].
+
+Les troubadours que nous avons précédemment cités, Pierre d'Auvergne et
+Giraut de Bornelh, appartiennent à la première période de la poésie
+provençale: Pierre d'Auvergne est un des plus anciens troubadours;
+Giraut de Bornelh est de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècle. Les
+poésies religieuses forment une exception dans leur oeuvre, et même dans
+la littérature du temps.. C'est surtout au XIIIe siècle que ces poésies
+se développent de plus en plus.
+
+Le poète qui a le plus contribué à ce développement est le satirique
+Peire Cardenal auquel a été consacrée une partie du dernier chapitre. On
+y a vu sa haine des mauvais prêtres, mais en même temps son attachement
+aux dogmes de l'Église. Sans doute il est surtout un satirique et son
+«Credo» n'est qu'une introduction à une satire des plus violentes et des
+plus crues contre une catégorie de religieux. Mais ses poésies morales
+et religieuses sont par beaucoup de côtés de vrais «sermons» et c'est le
+titre que quelques manuscrits leur donnent. On n'a pas de peine à
+concevoir quels en sont les thèmes principaux; ce sont: la nécessité de
+se préparer à la dernière heure, dont nous ne sommes pas les maîtres, la
+crainte de Dieu le souverain juge, le jugement dernier; ce dernier thème
+en particulier, qui a toujours inspiré sermonnaires, peintres ou poètes,
+a été traité d'une manière fort hardie par Peire Cardenal. La traduction
+suivante fera juger de l'originalité de cette conception; ce sont des
+accents qu'on n'avait pas encore entendus dans la langue des
+troubadours.
+
+ Je veux commencer un nouveau sirventés que je réciterai au jour
+ du jugement, à celui qui me créa et me forma du néant; s'il
+ veut m'accuser de quelque faute et me mettre parmi les damnés,
+ je lui dirai: Seigneur, pitié, arrêtez; j'ai combattu (pour
+ vous) toute ma vie les méchants, gardez-moi, s'il vous plaît,
+ des tourments de l'enfer.
+
+ Je ferai émerveiller toute sa cour, quand on entendra mon
+ plaidoyer; car je dis que Dieu est injuste envers les siens,
+ s'il pense les détruire et les mettre en enfer; car il est
+ juste que celui qui perd ce qu'il pourrait gagner au lieu
+ d'abondance gagne la disette; Dieu doit être doux et libéral
+ pour retenir à la mort les âmes (de ses créatures).
+
+ Sa porte ne devrait pas se fermer... pourvu que toute âme qui
+ voudrait y entrer y passât joyeusement, car jamais cour ne sera
+ parfaite si une partie pleure pendant que l'autre rit; et
+ quoique Dieu soit souverain et tout-puissant, s'il ne nous
+ ouvre pas sa porte, on lui en demandera raison.
+
+ Il devrait bien anéantir les diables; il en aurait plus d'âmes
+ et plus souvent; cette exécution plairait à tout le monde et il
+ pourrait s'en absoudre lui-même...
+
+ Beau seigneur Dieu, je ne veux pas désespérer de vous; au
+ contraire j'ai en vous le ferme espoir que vous m'assisterez à
+ l'heure de ma mort, parce que vous devez sauver mon corps et
+ mon âme. Et je vous ferai une belle proposition: renvoyez-moi
+ où j'étais avant de naître, ou bien pardonnez-moi tous mes
+ péchés; car je ne les aurais pas commis, si je n'avais pas
+ existé.
+
+ Si, ayant souffert en ce monde, j'allais brûler en enfer, ce
+ serait tort et péché; car je puis vous reprocher que pour un
+ bien vous m'avez donné mille maux. Par pitié je vous prie, dame
+ Sainte Marie, qu'auprès de votre fils vous nous serviez de
+ guide[10].
+
+«Il ne faut pas se méprendre sur le caractère de cette étrange prière,
+dit Fauriel; il ne faut y voir ni plaisanterie ni ironie... sa pensée
+est grave et sérieuse... On entrevoit qu'il [Peire Cardenal] imagine
+l'existence du mal comme la conséquence d'une espèce de dualisme, mais
+d'un dualisme, pour ainsi dire, accidentel, qu'il dépendrait de Dieu de
+ramener à l'unité[11].» La question se pose de savoir si le dualisme
+imaginé par Peire Cardenal ne porte pas la marque des croyances
+hérétiques du temps, qui admettaient l'existence d'un principe du bien
+et d'un principe du mal dans le monde. La hardiesse de Peire Cardenal
+dans cette conception n'est égalée que par celle d'un troubadour obscur
+de la décadence qui, dans une tenson avec Dieu, discute en toute liberté
+le problème du mal[12].
+
+Mais les poésies de ce genre sont en somme rares: les deux que nous
+venons de rappeler sont les plus hardies. D'ordinaire les troubadours ne
+traitaient pas des sujets aussi relevés; d'abord ils n'en avaient pas le
+goût et puis le jeu était dangereux. L'Église s'est toujours défiée des
+auxiliaires qui, en dehors des rangs du clergé, ont voulu l'aider dans
+les querelles et les discussions théologiques et métaphysiques; au
+moment où l'Inquisition fonctionnait dans le Midi de la France, il y
+avait quelque imprudence pour les poètes à traiter des sujets qui
+touchaient au dogme; plus d'un qui en eut peut-être l'idée en fut retenu
+par la «crainte du Seigneur» et surtout des représentants plutôt rudes
+qui jugeaient en son nom.
+
+La poésie de Peire Cardenal se terminait par une invocation à la Vierge.
+Ceci est quelque chose de nouveau dans la lyrique provençale. Cette
+simple mention permet de juger la différence qui existe entre l'époque
+de Jaufre Rudel et de Bernard de Ventadour et celle de Peire Cardenal.
+Une autre poésie du même troubadour marquera mieux cette différence:
+c'est une chanson en l'honneur de la Vierge.
+
+ Vraie Vierge Marie, véritable vie et véritable foi, vraie mère
+ et véritable amie, vrai amour et vraie pitié, que par ta pitié
+ il arrive que je sois aimé de ton fils. Traite la paix avec ton
+ fils, s'il te plaît, dame, réconcilie-nous avec lui.
+
+ Tu réparas la folie qui s'empara d'Adam; tu es l'étoile qui
+ guide les passants au saint pays; tu es l'aube du jour dont ton
+ fils est le soleil, car il chauffe et il éclaire, ce fils
+ sincère plein de droiture.
+
+ Tu naquis en Syrie, de bonne naissance, mais pauvre d'avoir,
+ douce, pure et pieuse, en actes, en paroles et en pensées,
+ formée en toute perfection, sans aucune tache, ornée de tous
+ les biens; et tu parus si douce que Dieu descendit en toi.
+
+ Celui qui en toi se fie n'a pas besoin d'autre défense; si tout
+ le monde périssait, celui-là ne périrait pas; car à tes prières
+ s'adoucit le Très-Haut et ton fils ne contrarie jamais tes
+ volontés.
+
+ David en sa prophétie dit en un psaume qu'il fit qu'à droite de
+ Dieu, du Roi promis par la Loi, était assise une Reine vêtue de
+ vair et d'orfroi; c'était toi, sans aucun doute. Traite la paix
+ avec ton fils, dame, réconcilie-nous avec lui[13].
+
+Cette pièce est imitée en partie des hymnes de l'Église ou plutôt des
+litanies. Les images en sont empruntées au style biblique; mais il
+semble que notre troubadour ait choisi les plus belles et les plus
+gracieuses et sa prière donne l'impression d'une poésie naïve et
+originale et ne sent pas l'imitation. Cette poésie en forme de litanie
+n'est pas d'ailleurs la seule dans la poésie provençale. Un troubadour
+de la décadence, le même dont nous citions tout à l'heure la hardie
+tenson avec Dieu, a composé une «aube», en l'honneur de la Vierge; en
+voici la première strophe où les images les plus connues des litanies à
+la Vierge se trouvent réunies.
+
+ Espérance de tous les vrais croyants, fleuve de plaisir, source
+ de vraie pitié, maison de Dieu, jardin où naissent tous les
+ biens, repos sans fin, refuge des orphelins, consolation des
+ parfaits affligés, fruit de joie, assurance de paix, port de
+ salut, joie sans tristesse, fleur de vie sans mort, mère de
+ Dieu, reine du firmament, lumière, clarté et aube du
+ paradis[14].
+
+On voit tout ce qui manque à cette énumération pour être poétique; la
+longueur, la monotonie, l'incohérence en sont les moindres défauts; le
+reste de la pièce est digne de cette froide introduction. Si les
+chansons à la Vierge ont été une des dernières grâces de la littérature
+provençale en décadence elles le doivent à tout autre chose qu'à
+l'imitation des litanies de l'Église. Nous allons étudier la
+transformation qu'elles subirent. Mais auparavant il faut rappeler
+succinctement quelques faits historiques importants.
+
+Les événements qui ont suivi la croisade contre les Albigeois et qui en
+ont été, pour ainsi dire, le complément, ont exercé sur les moeurs, et,
+par suite sur la poésie une influence décisive. Aussitôt après la
+conquête, saint Dominique institue ses Frères Prêcheurs et, dans
+l'espace de quelques années, la congrégation possède dans le Midi de la
+France quarante-quatre couvents. La plupart sont, comme il convient,
+fondés dans des villes où l'orthodoxie avait le plus souffert; Toulouse,
+Béziers sont des premières à en avoir. D'autres ordres religieux,
+Franciscains, Jacobins, s'établissent à la même époque dans le Midi.
+L'influence de ces différents ordres, concourant à une fin commune, a
+transformé les moeurs. Si elle n'a pas renouvelé le goût des choses de
+la religion, qui avait même été la cause de l'hérésie, elle l'a dirigé
+dans la voie régulière de l'orthodoxie[15].
+
+D'autre part la création de ce redoutable tribunal d'exception que fut
+l'Inquisition y contribua par des moyens plus rudes. Le sentiment
+religieux s'est développé et le domaine de la poésie religieuse s'est
+agrandi du même coup. Cent ans ou même un quart de siècle auparavant
+elle aurait trouvé peu d'écho dans la société. Les poésies religieuses
+de la période qui précède la croisade contre les Albigeois s'expliquent
+par des raisons particulières à chaque poète plutôt que par des causes
+générales. Il n'en est plus de même maintenant. Les poètes suivent le
+goût du jour; aussi le nombre des poésies religieuses est-il grand
+pendant cette période de décadence.
+
+Mais on a remarqué que parmi les poésies lyriques consacrées à louer
+«Dieu, la Vierge et les Saints», les chansons à la Vierge devenaient de
+plus en plus nombreuses pendant le XIIIe siècle. Le nom de la Vierge
+n'apparaissait pas chez les troubadours de la période précédente.
+
+Peire Cardenal est un des premiers à écrire en son honneur; mais sa
+poésie (comme une autre du troubadour Perdigon) est dans le ton des
+prières de l'Église. Après lui le nombre de ces poésies va en augmentant
+pendant le XIIIe siècle[16].
+
+Ce fait est une preuve de l'influence exercée par saint Dominique et ses
+disciples. Les confréries du Rosaire avaient été fondées en même temps
+que l'Inquisition, et le culte de la Vierge, qui n'existait pas
+auparavant d'une manière indépendante, s'était rapidement développé. Ce
+culte se présentait avec un charme et une grâce que celui de la Trinité
+ou même du Christ, Rédempteur des hommes, n'offrait pas au même degré.
+La Vierge était l'avocate des pécheurs, elle était l'intermédiaire
+indulgente entre les hommes et son fils.
+
+«La Vierge, dit Pierre de Blois, est la seule médiatrice entre l'homme
+et le Christ. Nous étions des pécheurs et nous redoutions de faire appel
+au Père, car il est terrible; mais nous avons la Vierge en qui il n'y a
+rien de terrible, car en elle est la plénitude de la grâce et de la
+pureté.» «En fait s'écrie le même théologien, si Marie était exclue du
+Ciel, il ne resterait plus au genre humain que la noirceur des
+ténèbres.»
+
+Son culte se répandit rapidement dans le Midi de la France. Les poésies
+à la Vierge se multiplièrent sous l'oeil bienveillant de l'Église,
+jusqu'au jour où elles furent les seules poésies permises, ou du moins
+les seules qui eussent des chances de plaire.
+
+Seulement la littérature provençale n'avait déjà plus la vie nécessaire
+pour créer les formes nouvelles qui convenaient à ce genre nouveau; la
+lyrique religieuse prit la forme de la lyrique profane, toute la forme
+même, métrique, mélodies peut-être, en tout cas idées et expressions.
+
+La transformation ne fut pas difficile; déjà Pierre d'Auvergne avait
+chanté l'amour céleste dans des termes qui prêtent à l'équivoque. Il
+était plus facile encore de chanter la Vierge, la dame, _dona_, par
+excellence. La lyrique courtoise, si raffinée, n'eut pas de peine à
+s'accommoder à cette direction nouvelle. La conception que les
+troubadours s'étaient faite de l'amour s'y prêtait à merveille. N'en
+avaient-ils pas fait un principe de vertu et de pureté? Sans effort,
+sans violence, les mêmes images, les mêmes termes qui leur avaient servi
+à chanter l'amour terrestre servirent à la description de leur nouvel
+idéal. La Vierge fut la plus aimable, la plus gracieuse, la plus belle
+des femmes; on se déclara son amant parfait, on se soumit à ses
+volontés; on lui reconnut tous les dons et toutes les vertus, une
+fidélité sans bornes, une douceur ineffable pour ses soupirants; tels
+sont les principaux traits par lesquels se manifesta ce nouveau culte
+poétique.
+
+Les débuts de cette conception apparaissent d'abord chez des troubadours
+d'origine italienne. Voici comment l'un d'eux chante la Vierge.
+
+ Ah! Vierge en qui j'ai mis mon amour, s'il vous plaît
+ d'entendre mon ardente prière, jamais je ne dois craindre de
+ manquer de joie parfaite, vif ou mort je la posséderai... O
+ noble dame, dont la valeur dépasse celle de toutes les autres
+ femmes, on peut vous louer sans crainte d'être contredit; en
+ vous louant personne ne peut mentir, car vous êtes la fleur de
+ la vraie connaissance, fleur de beauté, fleur de vraie pitié...
+ Je sais, dame, que qui se souvient de vous et qui se donne de
+ bon coeur à votre service se sert lui-même, car il est sûr de
+ jouir de sa récompense et de ne pas voir ses services
+ méprisés[17]...
+
+Voilà un exemple de cette transformation; en voici un autre pris chez un
+troubadour de Béziers; il est moins caractéristique en apparence; mais
+l'auteur a emprunté le mètre et les rimes d'une des plus jolies chansons
+que le troubadour Rigaut de Barbezieux ait consacrées à l'amour profane.
+
+ Je voudrais sur la meilleure de toutes les femmes faire une
+ chanson agréable; car je ne veux pas chanter d'autre dame que
+ la Vierge de douceur. Je ne puis mieux employer mes bonnes
+ paroles qu'à chanter la dame de miséricorde où Dieu mit et
+ plaça tous les biens; aussi je la prie d'agréer mon chant[18].
+
+Cette pièce appartient à la deuxième moitié du XIIIe siècle. Plus la
+littérature provençale approche de sa fin, plus les pièces de ce genre
+se multiplient. En voici des exemples empruntés aux derniers
+troubadours, en particulier à Guiraut Riquier. Une chanson composée en
+1288 commence ainsi:
+
+ Ni les mois chauds ou froids, ni la saison tempérée où
+ paraissent les fleurs, ne me font chanter d'amour parfait pour
+ la dame dont je suis le parfait amant. Mais je chante en toute
+ saison, quand il me plaît, car elle dont je suis énamouré est
+ la meilleure et la plus gracieuse qui fût jamais, et j'espère
+ qu'elle me rendra joyeux, quoique je ne lui sois point encore
+ tout à fait soumis.
+
+Et la théorie du pouvoir ennoblissant de l'amour nous est exposée dans
+toute son ampleur.
+
+ Je ne lui suis point encore assez soumis, car je pense encore
+ aux viles actions; qui veut le secours de ma dame ne doit pas
+ se plaire au mal; car elle n'y a jamais pensé. Et quand je
+ considère ses grandes bontés, le grand et singulier honneur
+ qu'elle m'a fait, quand je pense qu'elle me veut pour
+ serviteur, je dois tenir mon coeur en respect.
+
+ Je dois le tenir en respect pour que ma volonté folle ne me
+ fasse commettre aucune faute envers la belle que j'adore; car
+ je serai comblé de richesses si je suis aimé par elle; donc je
+ dois rester tout à fait maître de mon coeur, si de mauvais
+ désirs lui viennent...
+
+ Car les belles actions conviennent au parfait amant; et puisque
+ j'aime la meilleure qui soit au monde, tous faits courtois me
+ conviennent... Tout homme qui obtient l'amour de ma dame
+ apprend d'elle à se conduire avec courtoisie et sincérité; il
+ ne se préoccupe de rien, n'a pas à flatter ses rivaux ni à
+ craindre d'être supplanté par eux; et s'il devient de ses amis
+ intimes il montera en grande richesse...
+
+ Que ma Dame prie celui à qui tous les parfaits amants adressent
+ leurs prières de faire de moi un amant parfait[19].
+
+On n'a pas eu de peine à reconnaître au passage les traits les plus
+caractéristiques de la phraséologie conventionnelle des chansons
+d'amour. Les anciens troubadours attendaient le retour du printemps pour
+chanter leur dame; l'amour ne paraissait, semble-t-il, qu'avec le
+renouveau de la nature; c'était un amour incomplet; celui qui anime
+notre poète éclate en toute saison.
+
+L'amant, dans l'ancien temps, pouvait craindre les rivaux, les jaloux et
+les médisants; il n'y a plus à craindre que la nouvelle «dame» chantée
+par les troubadours soit accessible à leurs médisances; elle est par
+excellence un principe de bien, elle développe la «connaissance»,
+l'entendement du poète et lui inspire la pureté du coeur.
+
+La même transformation de la conception de l'amour s'observe dans la
+composition suivante du même poète.
+
+ Je pensais souvent chanter l'amour au temps passé, mais je ne
+ le connaissais pas, car je nommais amour ma folie; maintenant
+ amour me fait aimer une telle dame que je ne puis la craindre
+ ni l'honorer assez, ni l'aimer comme elle le mérite...
+
+ Par son amour j'espère croître en mérite, en honneur, en
+ richesse et en grande joie; c'est vers elle seule que mes
+ pensées et mes désirs devraient se tourner; puisque par elle je
+ puis obtenir tous les biens que je désire, je dois mettre tout
+ mon soin à la servir; car je suis aimé d'elle, pourvu que je me
+ conduise envers elle suivant le code du parfait amant...
+
+ Elle a une beauté si grande que rien ne peut la diminuer; rien
+ n'y manque, elle resplendit nuit et jour... Ma Dame je puis la
+ nommer à bon droit Belle Joie (c'est le nom par lequel il
+ désignait l'objet de son amour terrestre)...
+
+ Je ne suis pas jaloux de celui qui recherche l'amour de celle
+ que j'aime; j'y trouve au contraire un grand plaisir; celui qui
+ ne daigne pas l'aimer me déplaît fort: car je crois fermement
+ que de son amour viennent tous les biens. Je prie ma dame de
+ protéger ses amoureux, de sorte que chacun voie ses désirs
+ accomplis.
+
+On pourrait emprunter d'autres exemples à l'oeuvre du dernier
+troubadour; prenons-en quelques-uns à celle d'un de ses contemporains,
+un _poeta minor_ assez gracieux, Folquet de Lunel[20]. Lui aussi a
+chanté l'amour profane et de façon assez heureuse, comme le montre le
+début de la chanson suivante. «Il m'en a pris comme au marinier, quand
+il s'est lancé dans la haute mer, avec l'espoir de trouver le temps
+qu'il cherche et désire le plus; et quand il est sur la mer profonde, le
+mauvais temps renverse sa barque; il ne peut éviter le péril, il ne peut
+rester ni fuir.» C'est ainsi que par sa folie il s'est mis à aimer «sans
+l'espérance d'obtenir une joie rare de la gaie et gracieuse dame qui est
+belle et blonde, pure et exempte de toutes mauvaises qualités, et qu'on
+ne peut s'empêcher, quand on la voit, d'aimer follement». Voilà comment
+notre troubadour chante l'amour profane. Et voici maintenant comment il
+chante l'amour religieux.
+
+ Pour maintenir l'amour et le plaisir, et la joie parfaite, pour
+ plaire, s'il se peut, à celle qui daigne m'accorder ses
+ faveurs, je fais une chansonnette légère: car je suis dans un
+ tel état que ni nuit ni jour ne me quitte le parfait amour que
+ je porte à celle qui m'affermit en amour.
+
+Une autre de ses chansons est un modèle du genre.
+
+ Les actes et les paroles de ma dame sont si parfaits que
+ celui-là a bien raison de se réjouir que l'amour a poussé à
+ l'aimer.
+
+ Ma dame ne veut ni suppliants gracieux ni amoureux, mais elle
+ veut des amants parfaits, ni faux ni volages, car elle n'est ni
+ volage ni fausse; jamais elle ne se mire ni ne se farde; elle
+ n'écoute pas les galanteries, et tout parfait amant en a obtenu
+ bonne récompense.
+
+ Ma dame est d'une beauté si parfaite que je n'y désire aucune
+ amélioration; car jamais femme des deux lois (ancien et nouveau
+ Testament) n'atteignit un si haut mérite. Sa valeur est si
+ grande que tout ce qu'elle fait plaît à Dieu... et ceux qui la
+ prient sont plus nombreux que ceux qui prient toute autre dame.
+
+Nous pouvons arrêter là cette étude sur la poésie religieuse; non qu'il
+n'y ait d'autres monuments postérieurs à ceux que nous venons de citer,
+et qui sont de la fin du XIIIe siècle. Au contraire le XIVe siècle voit
+le triomphe de ce genre nouveau; c'est même le seul genre admis par
+l'école toulousaine; mais d'abord, la poésie provençale du XIVe siècle
+n'a que la langue de commune avec la poésie des troubadours; et puis,
+dans cette longue série de pièces consacrées à la Vierge couronnées aux
+Jeux Floraux de Toulouse pendant le XIVe siècle, il en est peu qui
+méritent d'être tirées de l'oubli. Il suffira d'en dire quelques mots à
+propos du dernier troubadour.
+
+On a observé que la transformation de la lyrique «courtoise» en poésie
+religieuse avait pu se produire facilement. En effet l'amour terrestre
+et l'amour divin ne s'expriment pas en deux langues différentes; le
+langage des mystiques n'est pas autre chose qu'une variété du langage de
+l'amour et on transformerait sans peine une page de sainte Thérèse en
+déclaration amoureuse. De plus la conception que l'ancienne poésie
+provençale s'était faite de l'amour se prêtait à cette transformation;
+mais la conception des troubadours de la décadence s'y prêtait encore
+davantage. Leur amour était un amour épuré, idéalisé, mystique déjà par
+plus d'un côté. Ainsi la conception sensuelle de l'amour du comte de
+Poitiers aboutissait par une lente évolution, que les événements
+politiques et religieux dont le Midi fut le théâtre au XIIIe siècle
+avaient précipitée, à la théorie de l'amour religieux telle qu'elle
+apparaît chez les derniers troubadours.
+
+En considérant cet aboutissement final la pensée se reporte
+involontairement à la belle poésie où un des plus grands poètes modernes
+a exprimé en traits de génie l'opposition entre le paganisme et le
+christianisme. Un jour vint d'Athènes à Corinthe un jeune homme qui y
+était inconnu; il allait chez un habitant de la ville, ami de son père;
+les deux pères avaient fiancé leurs deux enfants. Reçu dans la famille
+par la mère qui veillait seule au milieu de la nuit, il se retira dans
+sa chambre, brisé de fatigue; il vit bientôt venir à lui une jeune
+fille, habillée et voilée de blanc, le front orné d'un ruban noir et or.
+«Reste, belle enfant, dit-il; là sont les dons de Cérès et de Bacchus et
+tu apportes l'amour, ô chère enfant.--Reste debout, jeune homme, reste
+loin; je n'appartiens pas à la joie; le dernier pas, hélas! est dû à la
+folie de ma bonne mère qui fit après sa guérison le voeu suivant: que
+Jeunesse et Nature soient désormais soumises au Ciel. Et aussitôt le
+tourbillon mêlé des anciens dieux a quitté la maison.»
+
+C'est ainsi que s'exprime Goethe dans la _Fiancée de Corinthe_. «Quand
+une croyance germe, dit-il dans la même ballade, souvent l'amour et la
+fidélité sont arrachés du sol comme de mauvaises herbes.» C'est ce qui a
+eu lieu à la fin de l'ancienne poésie provençale; on s'en rendra mieux
+compte en étudiant l'oeuvre et la vie du dernier troubadour. Mais
+auparavant suivons le conseil par lequel la jeune Corinthienne s'excuse
+devant sa mère de n'avoir pas tenu son serment: «revenons aux anciens
+dieux», en étudiant l'histoire des troubadours en Italie, et leur
+influence sur Dante et sur Pétrarque.
+
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+LES TROUBADOURS EN ITALIE
+
+ Relations entre le Midi de la France et le Nord de
+ l'Italie.--Raimbaut de Vaquières et le marquis de
+ Montferrat.--L'école sicilienne et Frédéric II.--Troubadours
+ nés en Italie.--Les Génois Lanfranc Cigala et Boniface
+ Calvó.--Sordel: sa vie aventureuse; le poète.--Le Sordel de
+ Dante.--Dante et les troubadours.--L'école de Bologne.--Le
+ _dolce stil nuovo_.--Pétrarque.
+
+
+L'influence de la poésie des troubadours s'est fait sentir de bonne
+heure sur les pays voisins; parmi eux l'Italie, surtout l'Italie du
+Nord, tient une place à part.
+
+Les relations avec le Midi de la France, soit par terre soit par mer, y
+étaient faciles. Les principales villes riveraines de la mer latine,
+_mare nostrum_, Gênes, Pise, Marseille, Narbonne, y étaient unies par
+des traités de commerce et d'amitié. De plus l'ancien provençal était,
+par plus d'un côté, assez voisin de la langue italienne, pour que la
+poésie des troubadours pût être facilement comprise et goûtée de nos
+voisins; la poésie en langue vulgaire n'existait pas d'ailleurs en
+Italie. Enfin les petits princes de l'Italie du Nord étaient aussi
+accueillants à la poésie que les grands seigneurs du Midi de la France.
+Aussi les troubadours passaient-ils facilement de la cour des comtes de
+Toulouse ou de celle des comtes de Provence à celle des marquis d'Este
+ou de Montferrat. Partout ils retrouvaient la même société courtoise et
+élégante pour laquelle ils écrivaient. C'est à Gênes, à Venise, et dans
+la marche de Trévise, qu'existèrent les principaux foyers poétiques.
+
+Déjà chez Bernard de Ventadour on trouve des allusions aux choses
+d'Italie. Il y eut probablement des troubadours à la cour de Frédéric
+Ier Barberousse (1152-1190). Peire Vidal se trouvait en 1195 à la cour
+de Boniface, marquis de Montferrat: il prend parti dans les luttes des
+Milanais, des Pisans et des Génois; il aime à habiter au milieu des
+«Lombards joyeux» plutôt qu'au milieu des Allemands, dont le parler
+semble un «aboiement de chien[1]».
+
+Mais Peire Vidal avec son humeur vagabonde ne séjourna pas longtemps en
+Italie. Au contraire, un autre troubadour du temps, Raimbaut de
+Vaquières, passa auprès du marquis de Montferrat la plus grande partie
+de son existence. Il était originaire du comté d'Orange et fils d'un
+pauvre chevalier. Il vint à la cour du prince d'Orange, Guillaume IV, et
+échangea des poésies avec son protecteur. Mais au bout de quelque temps
+il partit pour l'Italie, fut admis à la cour du marquis de Montferrat,
+fut armé chevalier par lui, le suivit à la croisade et mourut sans doute
+à ses côtés dans la principauté de Salonique qui était échue au marquis.
+
+Il semble qu'il ait séjourné quelque temps à Gênes. Une de ses poésies
+est une sorte de dialogue avec une Génoise dont il avait sollicité
+l'amour. Raimbaut s'exprime en termes tout à fait conformes à la
+phraséologie consacrée.
+
+ Dame, je vous ai tant priée de vouloir m'aimer, s'il vous
+ plaît; je suis votre vassal, vous êtes noble et sage et la
+ source de toutes qualités; aussi désiré-je votre amitié; comme
+ vous êtes courtoise en tout, mon coeur s'est épris de vous plus
+ que de toute autre Génoise; je serai bien récompensé si vous
+ m'aimez et je serai plus payé de mes peines que si Gênes
+ m'appartenait avec tout l'argent qui y est amassé[2].
+
+Ces choses-là sont dites en termes très courtois; mais la dame de Gênes
+avait des préventions contre les Provençaux et elle prit très mal la
+déclaration. Raimbaut de Vaquières la fait répondre en dialecte génois:
+«Jongleur, vous n'êtes point courtois de me faire une pareille demande;
+jamais je ne vous l'accorderai... Je vous étoufferai plutôt, maudit
+Provençal... J'ai un mari plus beau que vous; allez votre chemin, frère;
+à des temps meilleurs.»
+
+Le dialogue se poursuit ainsi, le poète s'exprimant avec courtoisie et
+discrétion et la dame lui répondant fort crûment en son parler génois.
+La pièce ne serait pas autrement intéressante si le poète ne s'était
+amusé à faire traduire en forme très vulgaire, très triviale par
+moments, le contraire des sentiments qu'il exprime avec la discrétion,
+l'élégance et la courtoisie qui caractérisent la poésie des troubadours.
+C'est ce contraste qui est piquant; les deux interlocuteurs ne parlent
+pas la même langue, au propre et au figuré. La Génoise rappelle le
+souvenir de son mari; jamais un trait semblable ne paraît dans la poésie
+des troubadours, sauf dans les pastourelles. Le mari n'a ordinairement
+qu'un nom bien simple, le «jaloux» tout court. Quand on évoque son
+souvenir ce n'est que pour se moquer de lui. Évidemment cette Génoise
+dut paraître à Raimbaut de Vaquières bien peu au courant des choses de
+la galanterie[3].
+
+A la cour de Montferrat il se retrouva dans un milieu plus instruit à ce
+point de vue. Et d'abord il y fut accueilli avec de grands honneurs. Le
+marquis l'arma chevalier et en fit son frère d'armes. A sa cour vivait
+sa soeur Béatrice; Raimbaut s'enamoura d'elle, lui fit une déclaration
+et fut bien mieux accueilli que par la dame de Gênes. Mais laissons
+parler ici le biographe provençal.
+
+ Béatrice l'accueillait avec bienveillance; et lui mourait de
+ désir et de peur, car il n'osait lui faire une prière d'amour
+ ni même faire semblant de l'aimer. Enfin, poussé par l'amour,
+ il dit à Béatrice qu'il aimait une dame de grand mérite, qu'il
+ était très familier avec elle, mais qu'il n'osait ni lui dire
+ ni lui montrer son amour; et il lui demanda, pour Dieu, de lui
+ donner conseil. «Dois-je lui ouvrir mon coeur, ou mourir en
+ cachant mon amour?--Raimbaut, lui dit-elle, il convient que
+ tout parfait amant qui aime une noble dame, éprouve quelque
+ crainte à lui manifester ses sentiments. Mais je lui donne le
+ conseil suivant: avant de se tuer, qu'il lui avoue son amour et
+ qu'il la prie de l'accepter pour serviteur et pour ami. Et je
+ vous assure bien que, si elle est sage et courtoise elle ne
+ prendra pas mal cette déclaration; au contraire elle l'estimera
+ davantage et le tiendra pour un homme meilleur.»
+
+La conception de l'amour courtois est la même, comme on le voit, dans
+cette société que dans la société méridionale. L'amant est un être
+craintif qui sait que la discrétion et la retenue sont des règles
+essentielles du code d'amour. La dame que le poète prend pour confidente
+reconnaît les préceptes du même code; mais elle encourage et réconforte
+l'amant timide en lui rappelant que l'amour parfait est un honneur,
+qu'il n'y a pas là de faiblesse, et que la personne aimée, au lieu de se
+plaindre de cette déclaration, en tiendra l'auteur pour un parfait
+galant homme. C'est bien ainsi que les choses ont dû ou pu se passer.
+
+Nous avons affaire ici à une légende, mais il en est peu, parmi celles
+que racontent les biographies des troubadours, qui soient plus près de
+la réalité.
+
+On devine la fin de l'aventure: encouragé par ces conseils et par un
+petit discours bien senti qui les accompagne et les commente, Raimbaut
+avoua à Béatrice qu'elle était l'objet de son amour. Elle s'en doutait
+bien un peu, car elle lui répondit: «Que votre amour soit le bienvenu;
+efforcez-vous de bien faire et de bien dire, grandissez en honneur; je
+vous accepte pour chevalier servant.»
+
+Raimbaut de Vaquières chercha une manière originale de chanter Béatrice.
+Voici ce qu'il imagina. Il supposa que toutes les dames jeunes et belles
+du Nord de l'Italie, depuis la Savoie jusqu'à Venise, s'étaient liguées
+pour faire la guerre; à qui? à Béatrice. Et cette guerre il la raconte
+comme une petite Iliade (le nom de Troie s'y trouve) dans une longue
+chanson, d'un rythme tout à fait original, et pleine de mouvement et de
+vie, quand une fois on a admis la réalité de cette petite guerre
+féminine.
+
+Donc les dames italiennes bâtissent une grande cité, qu'elles appellent
+Troie, et l'entourent de remparts solides et de fossés. Quand le
+rassemblement des combattantes s'est fait «la cité se vante de mettre
+une armée en ligne, on sonne la cloche, le conseil (composé des dames
+les moins jeunes) se rassemble, et dit orgueilleusement de rompre les
+rangs; la belle Béatrice est souveraine de tous les biens de la commune
+(on va voir quels sont ces biens), il n'y a plus que honte et confusion.
+Les trompettes sonnent et le podestat s'écrie: «Réclamons à Béatrice
+beauté et courtoisie, valeur et jeunesse.» Et la troupe répond: «Oui!»
+
+L'armée s'attaque au château de Béatrice; assauts, avec feu grégeois et
+machines de guerre. Mais Brunehilde, ou plutôt Béatrice, monte sur le
+rempart; elle ne veut ni haubert ni pourpoint; tout combattant qui
+s'attaque à elle est sûr de mourir. Le succès du combat n'est pas
+douteux, les assaillants sont mis en fuite, et le conseil municipal,
+composé des dames les moins jeunes, s'enfuit découragé. Valeur et
+Jeunesse, Beauté et Courtoisie sont restées aux mains de Béatrice[4].
+
+Telle est la flatterie imaginée par notre troubadour. Suivant un
+chroniqueur italien, un événement un peu semblable à celui-là se serait
+passé à Trévise en 1214. On avait construit une forteresse en bois; la
+garnison était composée de deux cents dames, les plus belles de la
+contrée; pour casques elles avaient des couronnes de pierreries et pour
+cuirasses de riches étoffes. De jeunes chevaliers donnaient l'assaut;
+leurs armes étaient des fruits, des fleurs et des flacons de parfums.
+Telle est l'histoire que racontent de graves auteurs, entre autres le
+savant Muratori. C'est déjà l'assaut de la redoute, une partie de
+carnaval galant. Nous n'entreprendrons pas ici de rechercher l'origine
+de cette légende; légende ou réalité, celle-là aussi est bien digne du
+temps[5].
+
+Le même Raimbaut de Vaquières, dans sa recherche de l'originalité, a
+composé un _descort_ ou désaccord en cinq langues. Le _descort_ était un
+court poème sans règles fixes; le désordre produit par le changement du
+mètre marquait que le coeur du poète n'était plus d'accord avec celui de
+sa dame. Quelle harmonie devait donc régner entre Raimbaut de Vaquières
+et Béatrice pour qu'il ait eu recours à une pareille cacophonie!
+
+Mais des affaires plus sérieuses sollicitèrent bientôt l'attention du
+chevalier poète. Son seigneur, le marquis de Montferrat, fut appelé à
+Soissons pour recevoir le commandement d'une nouvelle croisade. Raimbaut
+y prépara les esprits par un énergique sirventés.
+
+ J'aime mieux, s'il plaît à Dieu, mourir là-bas, que vivre et
+ rester ici. Pour nous Dieu se laissa lever en croix, il reçut
+ la mort, souffrit la passion, fut battu et chargé de chaînes et
+ couronné d'épines sur la croix... Que saint Nicolas de Bari
+ guide notre flotte, que les Champenois dressent leurs gonfanons
+ et que le marquis s'écrie: Montferrat et Léon... Beau Cavalier
+ (c'est Béatrice qui est ainsi désignée) je ne sais si je reste
+ pour vous ou si je prends la croix--je ne sais si je pars ou si
+ je reste, car je meurs de douleur si je vous vois et je pense
+ mourir si je suis loin de vous[6].
+
+Ce sont les mêmes sentiments qu'il exprima dans une touchante élégie
+composée pendant la croisade. L'expédition fut d'abord brillante pour
+lui et il y gagna biens et honneurs. Mais ils ne lui firent pas oublier
+Béatrice.
+
+ Que me valent conquêtes et richesses? Je me tenais pour plus
+ riche quand j'étais aimé et que je me repaissais d'amour
+ courtois; j'en aimais mieux un seul plaisir que tenir ici
+ terres et grand avoir; car plus mon pouvoir augmente, plus je
+ suis triste, puisque mon Beau Cavalier et son amour sont loin
+ de moi[7].
+
+Raimbaut de Vaquières avait exprimé le voeu de mourir à la croisade
+plutôt que de vivre et de rester en Italie; ce voeu fut exaucé. Le
+marquis de Montferrat fut tué dans une embuscade et Raimbaut tomba sans
+doute à ses côtés (1207); entre temps Béatrice était morte[8].
+
+Raimbaut de Vaquières est le plus brillant des troubadours qui ont
+séjourné en Italie. Il faudrait encore citer après lui Aimeric de
+Péguillan, troubadour toulousain exilé à la cour de Frédéric II, Guillem
+Figueira, l'auteur de l'énergique sirventés contre Rome, Uc de
+Saint-Cyr, auteur de biographies des troubadours, qui se trouvait encore
+en Italie vers 1247, et bien d'autres.
+
+Mais il est temps de quitter le Nord de l'Italie; transportons-nous en
+Sicile. C'est là, dans cette partie de l'ancienne Grèce, où s'étaient
+succédé les civilisations arabe et normande, qu'apparaissent dans la
+première moitié du XIIIe siècle, les premiers monuments de la poésie
+italienne; la cour de l'empereur Frédéric II devient un centre poétique.
+Ces premiers bégaiements de la poésie italienne ne portent aucune marque
+d'originalité; tout--sauf la langue qui est empruntée à la Toscane--est
+pris aux troubadours. «Le contenu de la poésie provençale, dit un des
+meilleurs historiens de cette école, passe dans une autre langue, sans
+changer; seulement il s'affaiblit.» L'amour chevaleresque réapparaît en
+effet dans les poésies de l'école sicilienne avec le type conventionnel
+qu'il avait depuis longtemps dans la poésie des troubadours.
+
+«L'amour est une humble et suppliante adoration de la femme. Le
+vasselage amoureux, l'obéissance absolue à sa dame rappellent à tout
+instant des traits connus de la poésie provençale. L'amant est humble et
+suppliant, la dame souvent fière et dédaigneuse[9].» Enfin un des
+éléments essentiels de la doctrine courtoise était que l'amour est un
+principe de valeur morale; les Siciliens n'ont garde d'oublier ce
+précepte. Rien ne manque dans cette imitation qu'un peu de vie et de
+flamme. Les poètes de cette école, dès les origines de la littérature
+italienne, ressemblent à des épigones; ce sont des troubadours de la
+décadence, répétant par simple jeu d'esprit, par amusement, pour ainsi
+dire, des pensées devenues depuis longtemps des lieux communs.
+
+La société sicilienne ressemblait peu d'ailleurs à la société du Midi de
+la France. Il y avait sans doute, en Sicile, une féodalité puissante et
+guerrière, mais elle était tenue en tutelle par Frédéric II et ses
+légistes; c'est à la cour de l'empereur seulement que la poésie se
+développa. La vie qu'elle aurait pu reprendre au contact de la société
+féodale lui fut refusée. Aussi n'est-ce pas dans cette partie de
+l'Italie que la poésie des troubadours, transplantée, a pris de fortes
+racines et produit en abondance fleurs et fruits; c'est au Nord qu'elle
+a trouvé des conditions plus favorables, si favorables même qu'un très
+grand nombre de troubadours d'origine italienne se sont servis
+uniquement de la langue provençale dans leurs poésies.
+
+Notre intention n'est pas de les énumérer tous, pas même de donner une
+idée des principaux d'entre eux. Plusieurs chapitres seraient à peine
+suffisants. Il faut nous contenter de citer quelques-uns des plus
+connus, avant d'arriver au principal.
+
+Il y en a plus d'une trentaine. Parmi eux Albert, marquis de Malaspina,
+est un des plus anciens. Gênes a donné naissance à une véritable
+pléiade; quelques-uns ont été retrouvés tout récemment; Lanfranc Cigala
+et Boniface Calvó sont les meilleurs. Le premier fut juge dans sa ville
+natale. «Il chantait volontiers de Dieu», nous dit son biographe. Il
+semble avoir eu en effet une conception élevée de son art et ses
+sirventés politiques, comme ses chansons de croisade, ne manquent pas de
+vigueur. Il est un des premiers, comme on l'a vu dans le précédent
+chapitre, à appliquer aux chansons à la Vierge les formules de la
+lyrique courtoise.
+
+Son compatriote et contemporain Boniface Calvó[10] paraît avoir été
+d'humeur plus vagabonde que le juge poète Lanfranc Cigala. Il passa une
+partie de sa vie auprès du prince le plus lettré du temps, Alphonse X,
+roi de Castille. C'est là qu'il composa la plupart de ses sirventés,
+dont quelques-uns renferment, contre son protecteur, des plaintes que
+l'on retrouve chez d'autres troubadours vivant en Espagne.
+
+Ses chansons, comme l'a remarqué Diez[11], se distinguent par une
+certaine recherche de traits nouveaux. C'est ainsi que, pour mieux
+exalter la beauté de sa dame, il suppose que Dieu lui-même, s'il voulait
+aimer une mortelle, n'en choisirait pas d'autre. Une élégie touchante
+sur la mort de celle qu'il aimait se termine par un trait analogue. «Je
+ne demande pas à Dieu de la recevoir en son paradis... car à mon avis,
+sans elle, la beauté du paradis ne serait pas complète[12]»; aussi
+n'a-t-il pas besoin de prier Dieu; celui-ci saura bien orner sa demeure
+comme il convient.
+
+Malgré ces traits un peu affectés, quelques-unes de ses chansons ne
+manquent pas de grâce, comme le montreront les premières strophes de la
+suivante.
+
+ Amant parfait et loyal, je me suis mis, dame, en votre pouvoir;
+ c'est vous que je veux aimer, craindre et louer, car vous
+ m'avez conquis par vos douces manières; et je me suis enamouré
+ de votre beau corps à cause de votre courtoise bienveillance.
+
+ Nulle autre femme ne me plaît, quelque grand amour que je
+ puisse avoir, sauf vous, douce créature, à qui je me suis tout
+ donné; je voudrais que vous daigniez me retenir (pour
+ serviteur) par un pacte semblable; daignez me l'accorder, dame,
+ car aucun autre amour ne me plaît.
+
+ J'ai confiance en votre grande intelligence que mon amour ne
+ sera pas méprisé; aussi vous servirai-je en paix de tout mon
+ talent, de tout mon savoir et de toute ma connaissance; et pour
+ peu que vous m'accordiez votre pitié, il n'est joie au monde
+ que la mienne ne dépasse[13].
+
+Les accents de ce troubadour italien rappellent en pleine décadence ceux
+de Bernard de Ventadour ou de Jaufre Rudel.
+
+Boniface Calvó de retour dans Gênes, sa patrie, eut l'occasion d'être
+utile à un confrère malheureux, au troubadour Bartholomée Zorzi. Ce
+troubadour était originaire de Venise où il s'adonnait au commerce. Pris
+dans un de ses voyages, poétiques ou commerciaux, par des corsaires
+génois, il fut emmené en captivité à Gênes, qui était en lutte avec sa
+ville natale. Il resta sept ans en prison. Boniface Calvó, dans un
+sirventés adressé aux Génois, n'avait pas ménagé les Vénitiens. Très
+courageusement le poète prisonnier composa pour la défense de sa patrie
+une réponse qu'il adressa à Boniface Calvó; celui-ci, loin d'en vouloir
+à son confrère malheureux, fit sa connaissance et devint son meilleur
+ami.
+
+Mais le plus célèbre des troubadours d'origine italienne est sans
+contredit Sordel, né dans la patrie de Virgile, à Mantoue, au début du
+XIIIe siècle[14]. Il eut une vie des plus agitées. L'un de ses
+biographes dit qu'il était de «noble naissance, avenant de sa personne,
+bon chanteur et bon troubadour»; mais il ajoute qu'il était de mauvaise
+foi avec les barons qui avaient affaire à lui et... avec les femmes.
+
+Un de ses premiers exploits causa un beau scandale. Sordel était à la
+cour du comte de Saint-Boniface; il lui enleva sa femme, la comtesse
+Cunizza, avec la complicité du propre frère de la comtesse. Le comte de
+Saint-Boniface était bien disposé à ne pas laisser ce méfait impuni et
+la vie de Sordel n'était rien moins que sûre. Aussi se décida-t-il
+bientôt à partir en Provence. Son humeur le mena plus loin, en Espagne
+et jusqu'en Portugal; c'est même le seul troubadour dont on trouve le
+nom cité dans les oeuvres de l'école portugaise. Revenu en Provence, il
+y devint le familier du comte Barral de Baux (qui défendit Marseille
+contre Charles d'Anjou), puis suivit son seigneur devenu l'allié de
+Charles. Il accompagna ce dernier dans son expédition de Sicile. «Il
+revenait ainsi en Italie vieilli, après une absence très longue pendant
+laquelle les événements les plus tragiques avaient dévasté la «Marche
+joyeuse» [celle de Trévise], théâtre de ses aventures de jeunesse[15].»
+La plupart des protecteurs ou des ennemis de Sordel étaient morts; seule
+Cunizza restait, veuve de trois maris, et retirée en Toscane.
+
+Sordel reçut des donations de Charles d'Anjou, mais après avoir été mis
+en prison par lui, pour une cause que nous ne connaissons pas. Ce fut
+même le pape Clément IV (d'origine méridionale et auteur d'un poème sur
+les Sept Joies de la Vierge) qui intercéda pour le poète vieilli. Sordel
+mourut sans doute en 1269 et probablement de mort violente.
+
+Le poète est plus intéressant que le personnage. Ses poésies se divisent
+en sirventés politiques, sirventés moraux et chansons. Un des trois
+sirventés politiques a eu de son temps un grand succès: c'est une
+plainte funèbre sur la mort de Blacatz, grand seigneur de Provence,
+troubadour et protecteur des troubadours. En quête d'originalité, Sordel
+a pris au folklore un de ses thèmes les plus étranges, celui du coeur
+partagé communiquant sa vaillance à ceux qui en mangent une partie. Ici
+sont conviés à ce funèbre festin l'empereur romain, Frédéric II, le roi
+de France, le roi d'Angleterre, celui d'Aragon, le comte de Champagne,
+roi de Navarre, le comte de Toulouse et le comte de Provence. Voici une
+strophe de cette étrange composition.
+
+ Que le premier à manger du coeur (car il en a grand besoin)
+ soit l'empereur de Rome, s'il veut conquérir de force les
+ Milanais, car c'est lui qu'ils tiennent conquis et il vit
+ déshérité malgré ses Allemands; et qu'à côté de lui en mange le
+ roi français, puis il recouvrera la Castille qu'il perd par sa
+ sottise[16].
+
+L'idée parut originale à deux troubadours contemporains qui s'en
+emparèrent aussitôt. L'un, Bertran d'Alamanon[17], reproche à Sordel de
+donner à des lâches le coeur de Blacatz qui était vaillant parmi les
+vaillants (_survaillant_, il y avait des sur-hommes déjà). Ce sont les
+nobles dames du temps qui se le partageront, dit-il; et il énumère
+toutes celles qui ont droit à une part: «Que Dieu le glorieux s'occupe
+de l'_âme_ de Blacatz; car le _coeur_ est resté avec celles qu'il
+aimait.»
+
+L'autre troubadour, Peire Bremon[18], a renchéri sur Sordel. Puisqu'on a
+partagé le coeur, dit-il, il reste le corps; nous le donnerons par
+quartiers à la chrétienté; «nous garderons le quatrième, nous autres
+Provençaux, car si nous le donnions tout, cela irait trop mal; nous le
+mettrons à Saint-Gilles, comme en un lieu national»; et Rouergats,
+Toulousains et Biterrois, tous ceux qui ont le goût de la gloire, y
+viendront. Telles sont les puérilités auxquelles s'amusaient les
+troubadours de la décadence.
+
+Comme poète d'amour, Sordel ne s'élève pas au-dessus du niveau commun,
+dit son éditeur. Ses chansons sont monotones; rarement un trait naturel
+vient rompre cette monotonie. Dans une discussion avec un autre
+troubadour, qui préférait à l'amour la vie des camps et la gloire des
+armes, Sordel défend son point de vue de la manière suivante: «Pourvu
+que celle en qui j'ai mis mon espérance croie que je suis vaillant, je
+vivrai toujours dans la joie parfaite...» Rien de bien neuf jusque-là,
+mais voici la fin: «Vous irez tomber de cheval pendant que je resterai
+près de ma dame; même si vous deveniez un des vaillants de France, un
+doux baiser vaut bien un coup de lance![19]» C'est à peu près le seul
+trait naturel qu'on puisse relever dans ses chansons.
+
+Voici qui est plus subtil. Sordel raconte comment son coeur lui a été
+enlevé par l'Amour. «Ma dame sut bien m'enlever mon coeur, dès que je la
+vis, avec un doux regard amoureux que me lancèrent ses yeux voleurs. Ce
+jour-là, avec ce regard, Amour m'entra au coeur de telle sorte qu'il me
+l'enleva et le mit en sa possession. Aussi est-il toujours auprès
+d'elle, où que j'aille ou que je sois.»
+
+Cette manière subtile et affectée est beaucoup plus dans le goût de
+Sordel. Sa conception de l'amour se rattache assez bien à la conception
+classique. Pour lui aussi l'amour est un principe de bien et de vertu;
+aussi est-il jaloux de l'honneur de sa dame et exprime-t-il à plusieurs
+reprises son mépris pour les passions charnelles. L'amour ainsi conçu
+est une passion noble et pure.
+
+Mais Sordel renchérit, comme la plupart des troubadours de la décadence,
+sur cette doctrine. L'amour, pour lui comme pour les poètes du temps,
+est quelque chose de plus éthéré, de plus quintessencié encore qu'à la
+période précédente[20]. La dame aimée n'a plus ni corps, ni figure;
+c'est une abstraction créée par l'esprit, le coeur n'y a point de part.
+Cette conception facilite dans le Midi de la France la transformation de
+la lyrique profane en lyrique religieuse; en Italie, elle annonce et
+prépare l'école de Bologne, où fleurit l'amour mystique.
+
+Tel nous apparaît Sordel dans l'histoire et dans l'histoire littéraire;
+un chevalier de moyenne naissance dont la vie--sauf pendant sa
+jeunesse--n'offre rien de bien extraordinaire, qu'un poète de peu
+d'originalité.
+
+Il a paru tout autre à Dante, qui lui a donné, dans la _Divine Comédie_,
+une place immortelle. Virgile lui montre, dans le _Purgatoire_, une âme
+éloignée des autres, «fière et dédaigneuse», qui les regardait. Virgile
+la prie de lui indiquer la route; mais l'âme, sans lui répondre, lui
+demande à son tour quelle est sa patrie. «Mantoue...» répond Virgile.
+Aussitôt l'âme inconnue parle: «O homme de Mantoue, je suis Sordel,
+originaire de ta terre et aussitôt l'autre l'embrassait.» C'est ici que
+se place la célèbre apostrophe de Dante à l'Italie: «O esclave Italie,
+maison de douleur, navire sans nocher dans la grande tempête, cette âme
+noble fut aussitôt prête, rien qu'en entendant le doux nom de sa terre,
+à faire fête à son concitoyen; tandis que tes fils se font une guerre
+sans trêve, et qu'ils s'enlèvent mutuellement ce qu'un mur ou un fossé
+renferment. Regarde, malheureuse, autour de tes rivages, et puis regarde
+dans ton sein si aucune partie jouit de la paix...» Et l'apostrophe se
+continue, violente et pathétique, jusqu'à la fin du chant[21].
+
+Le chant suivant du _Purgatoire_ est encore consacré à Sordel; et c'est
+en le lisant qu'on s'explique la place d'honneur que Dante a donnée au
+troubadour de Mantoue. Sordel montre à Virgile les âmes de ceux qui
+implorent leur pardon en chantant _Salve Regina_ au milieu des fleurs
+suaves; ce sont les rois et princes qui ont négligé de faire leur
+devoir; et, en comptant bien, on y retrouve[22] ceux auxquels Sordel,
+dans sa plainte funèbre sur Blacatz, veut donner une part du coeur du
+mort. C'est donc cette composition--qui paraît faible à notre goût
+moderne--qui a inspiré Dante dans ce passage célèbre. On peut dire que
+Dante a vu Sordel transfiguré; la satire que celui-ci adressait aux rois
+était remarquable par l'étrangeté de la forme plutôt que par la violence
+du fond. Cependant elle a suffi pour que Dante donnât à Sordel, dans le
+_Purgatoire_, l'allure «fière et dédaigneuse» d'un poète redresseur de
+torts et pour qu'il lui accordât une place d'honneur dans la _Divine
+Comédie_. Si l'on songe que Sordel était mort depuis une quarantaine
+d'années, on voit que la légende, ou plus simplement l'imagination de
+Dante, avaient vite fait du poète une personnalité plus intéressante
+qu'il ne fut en réalité.
+
+Cunizza nous apparaît aussi transfigurée dans le poème de Dante; elle
+est même mieux traitée que son ami Sordel; elle est dans le _Paradis_
+(ch. IX) et prend joyeusement son parti d'être encore dans un cercle
+inférieur: «Je fus appelée Cunizza, déclare-t-elle, et je brille à cette
+place parce que la lumière qui vient de cet astre (Vénus) me vainquit;
+mais je me pardonne joyeusement et je ne me plains pas de mon sort.»
+Elle ajoute; «cela peut vous paraître un peu fort à vous autres,
+vulgaire»; élevons-nous donc au-dessus du vulgaire, pour que cela ne
+nous paraisse pas trop fort.
+
+Ce n'est pas la première fois que nous avons, dans ces études,
+l'occasion de citer Dante. On a rappelé à plusieurs reprises ses
+jugements sur certains troubadours, principalement sur ceux de la
+première période: Pierre d'Auvergne, Bernard de Ventadour, Bertran de
+Born, Giraut de Bornelh, Arnaut de Mareuil et surtout Arnaut Daniel. Il
+connaissait bien leur langue et c'est en provençal qu'il fait répondre
+le même Arnaut Daniel à la fin du chant XXVI du _Purgatoire_. Il a enfin
+montré dans son traité _De vulgari eloquentia_ la connaissance profonde
+qu'il avait de leur technique poétique si délicate et si complexe; il
+est un des premiers à l'analyser.
+
+Mais le sujet de la _Divine Comédie_ ne se prêtait pas à l'imitation de
+la poésie des troubadours. C'est dans la _Vita Nuova_[23] et dans ses
+chansons que cette influence est sensible. Dante, en effet, avant
+d'écrire son grand poème, composa un certain nombre de poésies lyriques,
+chansons ou sonnets; ces derniers sont enchâssés dans la _Vita Nuova_.
+Comme poète lyrique Dante se rattache à l'école de Bologne, qui, dans la
+deuxième partie du XIIIe siècle, brilla d'un si vif éclat. Elle a hérité
+des traditions de la poésie sicilienne, où se trouvent tant de traces de
+l'influence provençale; seulement les poètes de l'école de Bologne
+l'emportent de beaucoup sur les Siciliens par plus d'imagination, plus
+de grâce et aussi plus de talent. Même quand ils imitent les
+troubadours, modèles communs de l'école sicilienne et de la leur, ils
+gardent leur originalité. Voici par exemple la traduction d'une des
+chansons les plus célèbres de Guido Guinicelli, le père de cette école
+poétique; on y retrouve des traits bien connus dans la poésie
+provençale; mais on y remarque aussi une imagination brillante et
+ingénieuse, qui rappelle Bernard de Ventadour.
+
+ La dame qui m'a rendu amoureux règne dans le ciel de l'amour,
+ semblable à la belle étoile qui mesure le temps. De même que
+ celle-ci illumine chaque jour le monde de sa face, ainsi ma
+ dame resplendit aux nobles coeurs et aux âmes généreuses.
+
+ O douce dame, lumière dont je me suis éloigné, éperdu et
+ dolent, je vous porte dans ma pensée plus belle que vous ne
+ serez dans mes vers, car je ne suis point doué d'assez
+ d'intelligence pour parler d'un objet si haut, ni pour me
+ lamenter d'un si grand mal...
+
+ Tout ce que je vis, tout ce que j'entendis d'elle me revient à
+ l'esprit; et tout est douleur dans mon souvenir. Si je me
+ rappelle l'amitié qu'elle me montra quelquefois, je songe que
+ je l'ai quittée. Si je me la rappelle sévère et courroucée, je
+ crains qu'elle ne soit telle encore...
+
+ Les larmes où je me fonds coulent plus abondantes toutes les
+ fois que mes yeux rencontrent une belle femme... L'image de
+ celle que je porte en moi devient alors si vivante et tellement
+ impérieuse que je me sens mourir[24].
+
+Cette imagination gracieuse, que gâte un peu d'affectation et de
+préciosité, défaut commun à la lyrique provençale et italienne, elle
+apparaît mieux encore dans une autre chanson du même poète, dont nous
+citerons les deux premières strophes.
+
+ L'amour s'abrite toujours en noble coeur, comme l'oiseau
+ bocager dans le feuillage. La nature ne créa point l'amour
+ avant noble coeur, ni noble coeur avant l'amour. La lumière ne
+ fut point avant le soleil; elle fut avec lui et au même instant
+ que lui. Comme du feu naît la chaleur, ainsi l'amour naît de
+ noblesse; et flamme d'amour prend en noble coeur.
+
+ Une pierre précieuse ne s'imprègne point de la clarté d'une
+ étoile, si le soleil ne l'a auparavant épurée, n'en a extrait
+ toute parcelle grossière: alors seulement l'étoile lui
+ communique sa splendeur. C'est ainsi, qu'en guise d'étoile, une
+ dame remplit d'amour le coeur que la nature a créé noble et
+ fier.
+
+«Flamme d'amour naît en noble coeur», dit Guido Guinicelli; c'est
+presque par les mêmes termes que commence un sonnet célèbre de Dante
+dans la _Vita Nuova_.
+
+ Comme dit le Sage [Guido Guinicelli] l'amour et un noble coeur
+ ne font qu'un; et quand l'un ose aller sans l'autre, c'est
+ comme quand l'âme abandonne la raison.
+
+ La nature, quand elle est amoureuse, rend l'amour le Maître, et
+ fait du coeur la maison dans laquelle on se repose en dormant,
+ tantôt peu, tantôt longtemps.
+
+ Cependant la beauté se manifeste aux yeux par les traits d'une
+ dame sage, et cet objet agréable fait naître un désir de la
+ posséder; et quelquefois ce désir persiste de telle sorte qu'il
+ éveille l'esprit d'amour. Un homme de mérite produit le même
+ effet sur une dame[25].
+
+Voilà comment Dante explique la naissance de l'amour; et voici comment,
+dans un autre sonnet, il en décrit les effets.
+
+ Ma dame porte amour dans ses yeux; aussi ennoblit-elle tout ce
+ qu'elle regarde. Partout où elle passe, chaque homme tourne les
+ yeux vers elle, et elle fait battre le coeur de celui qu'elle
+ salue.
+
+ Aussi baisse-t-il la tête, et devient-il pâle, en se plaignant
+ du peu de mérite qu'il a. L'orgueil et la colère fuient devant
+ elle. Unissez-vous donc à moi, mes dames, pour lui faire
+ honneur.
+
+ Non, il n'est pas de pensée douce et modeste qui ne naisse dans
+ le coeur de celui qui l'entend parler; aussi celui qui la voit
+ le premier est-il bienheureux.
+
+ L'air qu'elle a quand elle sourit ne se peut exprimer ni
+ retenir dans la mémoire, tant ce miracle est nouveau et
+ éclatant[26].
+
+Rapprochons enfin de ces deux sonnets la chanson suivante de la _Vita
+Nuova_.
+
+ Dames, qui savez vraiment ce que c'est qu'amour, je veux
+ m'entretenir avec vous de ma dame, non que j'espère la louer
+ dignement, mais dans l'intention de soulager mon esprit en
+ parlant d'elle. Je dis que, lorsque je réfléchis à mon mérite,
+ l'amour se fait si doucement entendre à moi que, si je ne
+ perdais pas toute hardiesse en ces moments, ce que je dirais
+ rendrait tout le monde amoureux. Mais je ne veux pas m'élever
+ si haut, dans la crainte que ma timidité ne me fasse tomber
+ trop bas. Je traiterai donc avec vous, dames et demoiselles,
+ mais bien légèrement, eu égard à son mérite, des éminentes
+ qualités de ma dame.
+
+ Un ange invoqua Dieu en disant: «Sire, on voit au monde une
+ merveille dont les manières nobles et gracieuses procèdent
+ d'une âme dont la splendeur s'élève et parvient jusqu'ici.» Le
+ ciel, à qui il ne manquait rien que de la posséder, la demanda
+ à son seigneur, et chaque saint la réclame par ses prières. La
+ seule pitié plaide ma cause dans le Ciel; en sorte que Dieu,
+ sachant qu'il s'agit de ma dame, dit: «O mes bien-aimés!
+ souffrez tranquillement que celle que vous désirez de voir
+ reste autant qu'il me plaira là où il y a quelqu'un (Dante) qui
+ s'attend à la perdre, et qui dira aux damnés dans l'enfer:
+ «J'ai vu l'espérance des bienheureux.»
+
+ Ma dame est désirée dans le plus haut des cieux. Maintenant je
+ veux vous faire connaître quelque chose de son mérite et je
+ dis: toute dame qui veut prendre des manières nobles doit aller
+ avec elle, parce que, quand elle s'avance quelque part, Amour
+ jette aussitôt une glace sur les coeurs corrompus, qui frappe
+ et détruit toutes leurs pensées. Celui qui serait exposé à la
+ voir ou s'ennoblirait ou mourrait; et quand elle rencontre
+ quelqu'un digne de la regarder, celui-là éprouve toute la
+ puissance de ses vertus; et s'il lui arrive qu'elle l'honore de
+ son salut, elle le rend si modeste, si honnête et si bon, qu'il
+ va jusqu'à perdre le souvenir de toutes les offenses qu'il a
+ reçues. Cette dame a encore reçu une grâce particulière de
+ Dieu; car la personne qui lui a adressé là parole ne peut pas
+ mal finir...
+
+Cette chanson, jointe aux deux sonnets qui précèdent, et aux chansons de
+Guido Guinicelli, nous montre quelle est la conception que les poètes de
+l'école du _dolce stil nuovo_ se font de l'amour. La dame chantée par
+eux devient de plus en plus une pure abstraction. C'est précisément la
+même transformation qui s'est produite chez les troubadours de la
+décadence. Cette conception d'un amour qui n'a plus rien de terrestre et
+de charnel, qui s'adresse à l'esprit et non à la matière, a facilité, on
+s'en souvient, la transformation de la poésie courtoise en poésie
+religieuse. C'est ce même esprit qui anime Dante chantant Béatrice et
+l'école poétique à laquelle il se rattache comme poète lyrique.
+
+Sans doute ce n'est pas aux troubadours de la décadence que Dante a
+emprunté sa conception de l'amour; il connaissait plutôt ceux de la
+première période[27]. Mais lui et l'école de Bologne ou de Florence se
+rattachent à eux. Si les troubadours provençaux n'avaient pas traité
+pendant près de deux siècles l'amour courtois, sa noblesse, son
+influence sur le coeur et sur l'esprit de l'homme, l'école sicilienne
+ainsi que celle de Bologne n'auraient peut-être pas existé ou elles
+auraient traité d'autres sujets. Et sans doute nous aurions la _Divine
+Comédie_ ainsi que la poignante élégie de la _Vita Nuova_, mais on voit
+tout ce qui manquerait de gracieux et de subtil à l'oeuvre du grand
+poète italien.
+
+Il manquerait quelque chose aussi à l'oeuvre de Pétrarque. On sait qu'il
+passa une grande partie de sa vie dans le Midi de la France, à Avignon,
+à Carpentras et à Montpellier. Le dernier troubadour était mort dans les
+dernières années du XIIIe siècle, mais Pétrarque vécut dans un milieu où
+le souvenir de la poésie provençale était resté vivant. Aussi fut-il un
+des admirateurs de cette poésie et voici les troubadours auxquels il a
+donné une place d'honneur dans son _Triomphe d'amour_; c'est une page
+d'histoire littéraire écrite par un poète. Pétrarque y rapproche les
+troubadours les plus célèbres des noms les plus connus de la lyrique
+italienne. A la suite des poètes anciens qui ont chanté l'amour, comme
+Anacréon, Virgile, Ovide, Pétrarque voit s'avancer les plus illustres de
+ses compatriotes, Dante et Béatrice, Cino da Pistoja, et Selvaggia, puis
+les deux Guide, Guinicelli et Cavalcanti, enfin les Siciliens qui sont
+déchus de leur ancienne royauté poétique.
+
+ Après eux venait «une troupe d'étrangers ayant écrit en langue
+ vulgaire, le premier d'entre tous, Arnaut Daniel, grand maître
+ d'amour, dont le style élégant et poli fait encore honneur au
+ pays qui l'a vu naître; avec lui marchaient aussi l'un et
+ l'autre Pierre (Pierre Rogier, Pierre Vidal?) si tendres aux
+ coups de l'amour; et le moins fameux Arnaut (Arnaut de
+ Mareuil), et tous ceux qu'amour ne put soumettre qu'après de
+ longs efforts; c'est des deux Rambaut que je parle, qui tous
+ deux chantèrent Béatrix de Montferrat (Rambaut d'Orange,
+ Rambaut de Vaquières) et le vieux Pierre d'Auvergne, avec
+ Giraut (de Bornelh); Folquet, dont le nom fait la gloire de
+ Marseille, qui a frustré Gênes de cet honneur, et qui à la fin
+ changea sa lyre et ses chansons contre une meilleure patrie,
+ contre un costume et une condition plus saintes; Jaufre Rudel
+ qui employa la rame et la voile pour chercher sa mort et mille
+ autres encore à qui la langue fut toujours lance et épée,
+ bouclier et casque[28].
+
+On n'avait pas besoin de ce témoignage de Pétrarque pour reconnaître en
+partie les sources de son inspiration. Sans doute, il a visé à
+l'originalité dans l'expression des sentiments amoureux, au point qu'il
+se privait[29] de lire les poètes italiens de son temps pour ne pas
+tomber dans l'imitation; sans doute aussi la passion que lui inspira
+Laure suffisait à émouvoir son âme de poète. Mais ce n'est pas
+impunément qu'il avait étudié les troubadours et ce n'est pas au hasard
+que sont dues les nombreuses analogies avec leur poésie qu'on a relevées
+depuis longtemps dans son oeuvre.
+
+D'où est tiré par exemple le couplet suivant, d'une chanson de
+troubadour ou de Pétrarque: «L'amoureuse pensée qui habite en mon coeur
+vous montre si vivement à mes yeux qu'elle chasse de mon esprit toute
+autre joie. C'est elle qui m'inspire ces actions et ces paroles, qui, je
+l'espère, me rendront immortel, malgré la mort de cette chair... Si
+quelque beau fruit naît de moi, c'est de vous qu'en vient la semence; de
+moi-même je ne suis qu'un terrain desséché; toute culture me vient de
+vous, à vous en revient le mérite[30].» Le passage suivant est emprunté
+à un troubadour et on y retrouve une pensée qui est devenue un lieu
+commun dans la poésie provençale: «Vous réunissez en vous toute
+courtoisie; il n'est homme si vilain qui devant vous ne se sente
+ennobli»; même pensée dans Pétrarque, exprimée d'ailleurs avec plus de
+grâce: «Qu'est devenu ce beau visage, cet aimable regard, cette démarche
+si fière et si noble? Qu'est devenu ce parler qui rendait humble le
+coeur le plus farouche et le plus dur, et qui d'une âme vile faisait une
+âme généreuse?» On sait la place que tiennent soupirs et pleurs dans la
+poésie des troubadours. «Je pleure toute la journée, dit Pétrarque, et
+puis, pendant la nuit, quand se reposent les malheureux mortels, je me
+reprends à pleurer; et mes maux redoublent encore; ainsi je dépense mon
+existence en pleurs.» Voici enfin, pour terminer, un couplet qui est
+tout à fait dans le goût des troubadours, et pour lequel on trouverait
+plus d'un modèle; c'est une description des impressions diverses que
+produit l'amour. «Amour en un même instant me presse et me retient, me
+rassure et m'effraye; il me brûle et me glace; il me plaît et m'irrite;
+il m'appelle à lui, il me repousse; il me remplit d'espérance, il me
+remplit de chagrin.»
+
+On pourrait multiplier sans peine ce genre de citations. Cependant, il
+faut observer que quelques traits sont peut-être empruntés aux poètes
+italiens de l'école de Bologne et de Florence; et quelquefois sans doute
+c'est à travers ces poètes italiens que Pétrarque a imité les
+troubadours. Et surtout--et nous terminerons par là--l'originalité de
+Pétrarque vis-à-vis de la poésie provençale et même vis-à-vis de la
+poésie italienne n'en demeure pas moins grande. La première poésie
+lyrique italienne faisait de l'amour une abstraction que l'on pouvait
+confondre dans une admiration commune avec l'intelligence et même avec
+la philosophie.
+
+Cette passion était trop épurée et devenait trop éthérée. Pétrarque la
+ramène sur la terre, où est en somme sa véritable place. Sans doute il
+ne la ramène pas sur une terre vulgaire, au milieu des passions et des
+désirs charnels; mais on sent que la beauté physique de Laure l'a
+frappé, qu'il a été sensible à l'éclat de ses regards, et ce n'est pas
+dans l'école italienne qu'il a pris les traits de la description
+suivante: «En quel lieu, en quelle mine précieuse Amour a-t-il pris l'or
+dont il a fait ses deux blondes tresses? sur quelles épines a-t-il
+cueilli ces roses? sur quelle plage ces neiges tendres et fraîches?...
+Où a-t-il pris ces perles qui arrêtent et voient se briser ces paroles
+si douces, si pures, si étrangères au monde? Où a-t-il pris les beautés
+si grandes et si divines de ce front plus serein que le ciel?»
+Rapprochons de ce passage le suivant, où Pétrarque célèbre «les mains
+blanches et déliées (de Laure), ses bras gracieux, sa démarche doucement
+altière... et sa jeune et belle poitrine siège d'une haute sagesse».
+C'est en pensant à des passages de ce ton qu'un critique a pu dire, en
+quelques phrases qui sont d'heureuses formules: «Pétrarque n'adore pas
+l'idée, mais la personne de la femme; il sent qu'il y a quelque chose de
+terrestre dans ses affections et il ne peut les séparer des désirs
+charnels[31].» C'est par là qu'il s'éloigne de ses contemporains et
+qu'il se rapproche non des troubadours de la décadence, mais plutôt de
+ceux du XIIe siècle.
+
+L'histoire de l'influence de la poésie provençale en Italie peut être
+arrêtée ici[32]; non qu'il n'y eût rien à ajouter; au contraire cette
+influence est encore très vivante pendant le XIVe siècle. Bientôt elle
+diminue d'ailleurs et le classicisme de la Renaissance italienne fait
+oublier pendant un temps les troubadours.
+
+Mais on n'a jamais perdu en Italie le souvenir de leur poésie. Du XIVe
+siècle à nos jours on trouve une série ininterrompue d'esprits de tout
+ordre, gracieux poètes ou graves historiens, qui l'ont étudiée avec
+passion. Les uns et les autres n'ont jamais cessé et ne cessent encore
+de rendre à l'ancienne poésie provençale l'hommage que lui ont rendu les
+deux grands poètes par lesquels s'ouvre l'histoire de leur propre
+poésie, Dante et Pétrarque.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+LES TROUBADOURS EN ESPAGNE, EN PORTUGAL, EN ALLEMAGNE. TROUBADOURS ET
+TROUVÈRES
+
+ Les troubadours en Catalogne.--Relations entre le Midi de la
+ France et la péninsule ibérique.--Jaime Ier d'Aragon et les
+ troubadours.--Les troubadours en Castille: Alphonse X le
+ Savant.--La poésie galicienne ou portugaise.--Le roi-poète
+ Denys.--Influence provençale.--Les Minnesinger.--Influence
+ provençale: comment elle s'est produite.--L'originalité des
+ Minnesinger.--Walter von der Vogelweide.--La poésie lyrique de
+ la langue d'oïl.--L'école «provençalisante».--Conon de Béthune;
+ le châtelain de Coucy; Gace Brulé.
+
+
+La péninsule ibérique fut de très bonne heure pour les troubadours un
+pays de prédilection. Les cours d'Aragon, de Castille, de Léon, de
+Navarre, de Portugal, leur furent hospitalières. Ils y trouvèrent des
+princes éclairés, amoureux de poésie, et récompensant royalement le
+talent; il n'en fallait pas davantage pour attirer de tous les points du
+Midi de la France jongleurs et troubadours. Au point de vue linguistique
+la langue catalane n'était--et n'est encore--qu'une variété des
+dialectes occitaniques; cette circonstance rendit encore plus faciles
+les relations littéraires.
+
+Les troubadours se rendaient en Espagne par les deux grandes voies qui
+ont toujours existé aux extrémités de la chaîne des Pyrénées.
+L'une--celle de l'Ouest--avait une importance de premier ordre parce
+qu'elle était le «chemin des pèlerins» qui allaient à Saint-Jacques de
+Compostelle, en Galice[1]. Elle portait en Espagne le nom de «chemin
+français». Celle de l'Est n'avait pas moins d'importance; elle mettait
+en rapports la Provence avec le comté de Barcelone et le royaume
+d'Aragon. Les relations étaient d'autant plus étroites que les comtes de
+Barcelone et rois d'Aragon avaient des possessions dans le Midi de la
+France, par exemple Montpellier.
+
+Nous ne pouvons pas, dans cette brève esquisse, étudier on détail
+l'influence de la poésie des troubadours en Espagne. Il y faudrait un
+volume, et il a été écrit il y a près d'un demi-siècle. Contentons-nous
+de résumer à grands traits cette histoire.
+
+Rappelons d'abord que l'Espagne continue pendant le XIIe et le XIIIe
+siècle la «reconquista», la «reconquête» de son sol sur les Maures et
+que les poésies des troubadours qui ont vécu en Espagne sont remplies de
+l'écho de ces croisades.
+
+La Catalogne, grâce à son affinité linguistique et à sa situation
+géographique, fut une des régions où l'influence de la poésie provençale
+se fit le plus profondément sentir. Elle était considérée par les
+troubadours comme le pays de la joie et de la gaîté; les allusions à la
+bonne humeur, au bon accueil des Catalans sont nombreuses dans l'oeuvre
+des troubadours; voici comment s'exprime l'un d'eux dans une pièce à
+refrain.
+
+ Puisque mon étoile n'a pas voulu que de ma dame me vienne le
+ bonheur... il faut que je me mette dans la voie du vrai amour:
+ et cette voie je l'apprendrai bien dans la gaie Catalogne,
+ parmi les Catalans vaillants et les Catalanes aimables. Car
+ courtoisie, mérite et valeur, joie, reconnaissance et
+ galanterie, libéralité et amour, connaissance et grâces, toutes
+ ces qualités sont l'apanage de la Catalogne, où les hommes sont
+ vaillants et les femmes aimables[2].
+
+Comme les troubadours italiens, les troubadours catalans écrivirent en
+provençal jusqu'au XIVe siècle, quoique de belles chroniques[3] aient
+été composées en prose catalane pendant le règne de Jaime Ier d'Aragon
+(1213-1276) et de ses successeurs immédiats.
+
+Ce roi, qu'on a appelé le «Conquistador» à cause de ses victoires sur
+les Maures, est un de ceux qui, en Espagne, ont été le plus accueillants
+aux troubadours. Né à Montpellier en 1208, il aimait à revenir dans sa
+«bonne ville», toujours suivi d'un nombreux cortège de troubadours et de
+jongleurs. Plus d'un l'accompagna dans ses expéditions et reçut des
+terres, par exemple après le siège de Valence. Jaime d'Aragon accueillit
+surtout les troubadours languedociens qui s'exilèrent pour fuir les
+rigueurs de l'Inquisition ou qui ne s'accommodaient pas du nouveau
+régime créé dans le Midi de la France à la suite de la croisade contre
+les Albigeois. De ce nombre furent Peire Cardenal, Bernard Sicart de
+Marvejols, et, pendant la dernière période de sa vie, son favori N'At de
+Mons.
+
+Si les troubadours ont fait l'éloge de Jaime Ier[4], ils ne lui ont pas
+ménagé leurs critiques en une circonstance où il n'a pas secondé leurs
+désirs comme ils l'auraient voulu. Il s'agit du soulèvement de 1242,
+fomenté par le comte de la Marche, le comte de Toulouse et autres
+seigneurs, et qui fut le dernier effort du Midi pour recouvrer son
+indépendance. Le bruit avait couru que le roi d'Aragon avait promis de
+secourir le comte de Toulouse, comme l'avait fait son père, mort à Muret
+pendant la croisade contre les Albigeois. Aussi la déception fut-elle
+grande quand on apprit que le Conquistador n'était pas intervenu dans
+cette courte lutte et avait laissé battre les Anglais et leurs alliés à
+Saintes et à Taillebourg. Voici comment un troubadour exprime son
+indignation.
+
+ Comte du Toulousain, plus j'examine les puissants, plus je vous
+ vois au faîte de l'honneur... Nous avons vu la Marche, Foix et
+ Rodez faire défection tout de suite... Si le roi Jacques, à qui
+ nous n'avons pas manqué de parole, eût tenu ce qui avait été,
+ dit-on, convenu entre lui et nous, les Français, à coup sûr,
+ auraient grande douleur et seraient dans les pleurs... Anglais,
+ couronnez-vous de fleurs et de feuillages. Ne vous donnez
+ aucune peine, même si on vous attaque, jusqu'à ce que l'on vous
+ prenne tout ce que vous avez[5].
+
+Le roi d'Aragon ne paraît pas avoir été très sensible à ces satires et à
+d'autres bien plus violentes qui ne lui furent pas ménagées[6]. Il est
+certain que si le Conquistador avait secondé, avec sa puissance et ses
+talents militaires de premier ordre, les efforts un peu désordonnés que
+faisaient les Méridionaux pour se reconstituer--ou se constituer--une
+nationalité, les choses auraient pu changer de face. Mais Jaime
+déployait son activité contre les Maures qu'il chassait du royaume de
+Valence et des Baléares. Son règne fut long et glorieux; un des derniers
+troubadours qui ont fréquenté sa cour, N'At de Mons, a surtout écrit des
+poèmes théologiques. Cependant, d'une manière générale, les troubadours
+qui ont été en relations avec le Conquistador ont plutôt cultivé la
+poésie guerrière ou morale que la poésie religieuse.
+
+En Castille un des premiers protecteurs des troubadours fut le roi
+Alphonse VIII, celui qui gagna sur les Sarrasins la célèbre bataille de
+Las Navas de Tolosa (1212), victoire aussi décisive pour la chrétienté
+que celle de Poitiers gagnée par Charles Martel. Pour exciter les
+courages, au début de l'expédition, un troubadour[7] composa une chanson
+de croisade enflammée.
+
+ Seigneur, par nos péchés s'accroît la force des Sarrasins;
+ Saladin a pris Jérusalem que nous n'avons pas encore
+ reconquise; aussi le roi de Maroc annonce qu'il va combattre
+ tous les rois chrétiens avec ses Andalous et Arabes, armés
+ contre la foi du Christ... Les soldats qu'il a choisis ont tant
+ d'orgueil qu'ils croient que le monde leur est soumis; les
+ Marocains se mettent en troupes par les prairies et disent
+ entre eux avec orgueil: «Francs, faites-nous place; à nous est
+ la Provence et le comté de Toulouse, jusqu'au Puy»; jamais plus
+ cruelles vantardises ne furent entendues de la part de ces
+ chiens sauvages sans foi ni loi... Puisque nous sommes de
+ sincères croyants, ne laissons pas nos héritages à ces chiens
+ noirs d'Outremer; conjurons le péril avant qu'il nous atteigne.
+ Nous leur avons jeté en travers Portugais, Galiciens,
+ Castillans, Aragonais, Navarrais qui les ont mis honteusement
+ en fuite.
+
+C'est là un chant de guerre qui peut nous donner une idée de ce que
+furent les chansons de croisade composées par les troubadours en
+Espagne, pendant la période héroïque de la «reconquista». C'est au même
+roi Alphonse VIII que Peire Vidal, le troubadour fantasque dont il a été
+déjà souvent question, adressa quelques-unes de ses poésies.
+
+ L'Espagne est un bon pays, dit-il dans l'une d'elles; ses rois
+ et ses seigneurs sont aimables et affectueux, généreux et bons,
+ de courtoise compagnie; et il y a d'autres barons, preux et
+ accueillants, hommes de sens et de connaissance, hommes
+ vaillants et distingués.
+
+Sans nous attarder davantage, passons au règne d'Alphonse X de Castille
+(1252-1294). Ce roi fut, dans la péninsule, avec Jaime d'Aragon, le
+protecteur le plus généreux des troubadours. Dès le début de son règne
+ils accoururent en foule auprès du roi «savant». Le Génois Boniface
+Calvó, dont il a été question dans le chapitre précédent, fut parmi les
+premiers et resta un de ceux à qui le roi et son entourage manifestèrent
+le plus de sympathie. Le dernier troubadour, Guiraut Riquier, séjourna
+près de dix ans à la cour de Castille.
+
+Voici comment une peinture du temps nous représente cette cour à Tolède.
+«Le roi est en train de dicter, entouré d'une foule de maîtres et de
+troubadours, de clercs, de jongleurs et de jongleresses, suspendus à ses
+lèvres, les uns l'écoutant et l'admirant, d'autres chantant et adaptant
+une mélodie à ses paroles sur la viole ou sur le luth.» Ce tableau
+pittoresque paraît des plus exacts. Alphonse X était poète, comme on va
+le voir tout à l'heure; il fit traduire de nombreux ouvrages
+scientifiques et dota la Castille d'un code célèbre connu sous le nom
+des _Sept Parties_. C'était un roi savant et non un roi «sage» comme on
+l'appelle quelquefois en prenant à contresens le mot espagnol «sabio».
+La fin de son règne fut attristée par toutes sortes d'infortunes. Les
+troubadours quittèrent la cour de Castille et n'y reparurent plus. A ce
+moment d'ailleurs la poésie lyrique que l'Espagne n'avait pas connue
+était dans tout son éclat en Galice et en Portugal.
+
+Le nombre des troubadours qui ont séjourné en Espagne est sensiblement
+plus grand que celui des troubadours qui ont vécu en Italie. Cependant
+leur influence y a été, en un certain sens, moins profonde. Laissons de
+côté la Catalogne, qui, au point de vue linguistique, n'est qu'une
+province de la langue d'oc: les troubadours qu'elle a produits sont
+d'ailleurs médiocres, et, sauf une ou deux exceptions, ne peuvent se
+comparer aux troubadours italiens qui ont écrit en provençal. Mais la
+poésie lyrique n'a pas pu prendre racine ni en Aragon, ni dans la plus
+grande partie de la Castille, ni dans le royaume de Léon ni en Navarre;
+et cependant les troubadours y furent accueillis avec une très grande
+sympathie. Ces pays ont connu plutôt la poésie héroïque des «romances»;
+la race ne paraît pas y avoir eu la «tête» lyrique ou du moins, en ce
+genre, la poésie de langue étrangère paraissait suffisante. Il n'en fut
+pas de même en Portugal et en Galice, où la poésie lyrique est au
+premier plan comme dans le Midi de la France ou en Italie.
+
+L'ancienne poésie lyrique portugaise ne nous est connue que par trois
+manuscrits précieux[8]. Les premiers monuments de cette poésie ne
+paraissent pas remonter au delà de la fin du XIIe siècle. C'est l'époque
+la plus florissante de la poésie provençale. Le comte de Poitiers,
+Cercamon, Jaufre Rudel et autres sont bien plus anciens que ne serait
+l'auteur de ces premières poésies portugaises.
+
+Mais cette date elle-même est une date extrême, et en réalité la
+littérature portugaise ou galicienne (car elle porte les deux noms)
+fleurit surtout au XIIIe et au XIVe siècle[9]. Son époque la plus
+brillante est celle qui comprend les règnes d'Alphonse X de Castille
+(1252-1284) et de Denis, roi du Portugal (1280-1325). C'est d'après ces
+rois poètes qu'on la distingue en plusieurs grandes périodes. L'ensemble
+de ces périodes forme «l'époque provençale[10]».
+
+La poésie galicienne fut si brillante, surtout dans la deuxième partie
+du XIIIe siècle, que les Castillans qui s'adonnèrent à la poésie lyrique
+profane lui empruntèrent sa langue. C'est ainsi, on s'en souvient (et
+pour les mêmes raisons), que le provençal fut adopté comme langue
+poétique par de nombreux poètes italiens et catalans. En ce qui concerne
+le galicien, une des preuves les plus remarquables de la prépondérance
+qu'avait prise ce dialecte dans la langue de la poésie nous est fournie
+par les oeuvres du roi Alphonse X de Castille, le roi savant. C'est en
+effet le galicien qu'il emploie dans ses poésies profanes; mais le même
+a écrit en castillan ses poésies à la Vierge et il a contribué plus que
+tout autre, par de nombreux écrits scientifiques ou historiques, au
+développement de la prose castillane.
+
+Les poésies profanes du roi Alphonse X de Castille qui nous sont
+parvenues sont en général d'un caractère satirique, avec de nombreux
+traits de réalisme; elles nous donnent souvent une idée assez exacte--et
+fort piquante--de ce qu'était la vie de cour auprès du roi savant. Les
+chansons du roi Denis de Portugal sont plus intéressantes pour le sujet
+qui nous occupe ici. Elles appartiennent en effet pour une grande partie
+à la lyrique courtoise. C'est à son oeuvre que seront empruntées la
+plupart de nos citations.
+
+La poésie galicienne du XIIIe et du XIVe siècle est représentée par
+environ deux mille pièces lyriques. Elles sont l'oeuvre de plus de cent
+cinquante poètes appartenant pour la plupart aux classes élevées de la
+société. Parmi eux on compte quatre rois, nombre de grands seigneurs et
+de grands dignitaires[11].
+
+Cette poésie, comme la poésie provençale, est essentiellement une poésie
+de cour. Deux des genres les plus cultivés sont les mêmes que les deux
+genres principaux des troubadours de la Provence: la _chanson d'amour_
+(six cents environ, un tiers de l'oeuvre totale) et les _chants de
+médisance_, correspondant aux sirventés (quelques centaines). Les autres
+genres cultivés par les troubadours provençaux: descorts, aubes,
+pastourelles, etc., sont également représentés dans la poésie
+galicienne. Un genre qui est connu aussi dans la poésie provençale a
+pris en Portugal un développement particulier; c'est celui des «chansons
+d'ami»; une jeune fille--et non une jeune femme--y exprime ses plaintes
+sur l'absence du bien-aimé ou sur sa froideur; mais ce genre est connu
+des plus anciens troubadours provençaux et une belle romance de
+Marcabrun que nous avons déjà citée en est un exemple remarquable.
+
+Tout, dans la forme, dénonce donc une imitation provençale; la métrique
+est empruntée au même modèle. Les troubadours galiciens n'ont pas
+d'ailleurs caché leur admiration pour la lyrique provençale: «les
+Provençaux sont de bons poètes», dit l'un d'eux; «je désire _à la
+manière provençale_ faire maintenant un chant d'amour», dit le même
+poète, et c'est le roi Denis qui fait ces deux déclarations.
+
+Même si on n'avait pas de déclarations de ce genre, on reconnaîtrait
+facilement dans la poésie portugaise la plupart des lieux communs de la
+lyrique provençale. C'est certainement dans l'emploi des termes
+empruntés au service féodal que cette imitation est le plus sensible. La
+«dame» est la «maîtresse» (senhor), comme dans la poésie du Midi de la
+France; le poète se considère comme l'homme-lige, comme le vassal de
+cette suzeraine. «Je vous vis un jour pour mon malheur, dame, dit le roi
+Denis, car depuis que je suis devenu votre serviteur, vous me traitez
+toujours plus mal.» «Je vous ai toujours servie, dame, et vous fus
+loyal, je le serai tant que je vivrai.» Voilà des formules du «vasselage
+amoureux» bien connues de la poésie provençale. Dans l'une comme dans
+l'autre poésie l'amant se fait humble, comme il convient à un serviteur;
+il fait appel à la pitié de sa dame.
+
+On se souvient des passages où les troubadours déclaraient appartenir
+corps et âme à la personne aimée, qui pouvait en disposer à son gré,
+presque comme d'une chose. Voici sous quelle forme la même idée se
+présente dans une poésie du roi Denis:
+
+ Traitez-moi bien ou mal, dame, tout cela est en votre pouvoir;
+ par ma bonne foi je souffrirai le mal; car, pour le bien, je
+ sais parfaitement qu'il ne m'en viendra aucun[12].
+
+Dans le joli petit poème suivant le refrain rappelle la même idée.
+
+ Jamais je n'osai vous dire, dame, le grand bien que je désire;
+ me voici en votre prison, faites de moi ce qui vous plaira.
+
+ Jamais je ne vous ai rien dit des souffrances qui me sont
+ venues de vous, dame; me voici en votre prison, traitez-moi mal
+ ou bien.
+
+ Jamais je n'ai osé vous conter, dame de mon coeur, les maux que
+ vous m'avez fait souffrir; me voici en votre prison, vous
+ pouvez me guérir ou me tuer[13].
+
+Voici encore un trait important qui rappelle d'une façon précise
+l'étroite parenté des poésies provençale et portugaise.
+
+C'est un honneur, dans l'une comme dans l'autre, d'aimer «en haut lieu»,
+c'est-à-dire de choisir comme objet de son amour une femme à qui l'on
+supposait toutes les qualités de l'esprit plutôt que du coeur. La dame
+ainsi choisie, disent souvent les troubadours, mériterait la couronne.
+C'est le thème que développe le roi Denis dans la chanson suivante.
+
+ Puisque Dieu, dame, vous a toujours fait faire du bien le
+ meilleur et qu'il vous a donné tant de connaissance, je vous
+ dirai une vérité, s'il plaît à Dieu: vous étiez faite pour un
+ roi.
+
+ Et puisque vous savez toujours comprendre et choisir le
+ meilleur, je veux vous dire une vérité, dame que je sers et que
+ je servirai: puisque Dieu vous créa ainsi, vous étiez bonne
+ pour un roi.
+
+ Puisque Dieu n'en fit jamais de semblable, et qu'il n'en fera
+ jamais de semblable pour l'intelligence et les belles paroles,
+ si Dieu voulait en disposer ainsi, vous étiez faite pour un
+ roi[14].
+
+Citons enfin du même roi Denis deux pièces où l'imitation est des plus
+caractéristiques. Dans la conception de l'amour courtois, telle que
+l'ont créée les troubadours provençaux, l'honneur de la dame aimée est
+au-dessus de tout. C'est aussi la pensée que développe le roi Denis dans
+la petite pièce suivante.
+
+ Quoique je sois très amoureux, je ne désire pas obtenir grand
+ bien de celle que j'aime; car je vois et je sais que le dommage
+ qu'elle en retirerait serait plus grand que la joie qui
+ pourrait m'en advenir; qui désire un tel bien estime bien peu
+ l'honneur de sa dame.
+
+ Puisque je m'appelle et que je suis son serviteur, ce serait
+ une grande trahison, si pour le bien qu'elle me donnerait ma
+ dame gagnait mal et injustice. Tous les parfaits amants
+ m'approuveront[15].
+
+Ceci est tout à fait dans le ton des troubadours provençaux comme la
+chanson suivante, du même roi Denis.
+
+ Je désire à la manière provençale faire maintenant un chant
+ d'amour; je voudrais y louer ma dame, à qui ne manque ni le
+ mérite, ni la beauté, ni la bonté. J'ajouterai encore: Dieu la
+ fit si parfaite en toutes qualités qu'elle vaut mieux que
+ toutes les dames du monde. Dieu voulut, en créant ma dame, lui
+ donner la connaissance de tout bien et de toute valeur... et il
+ lui fit un grand honneur quand il ne permit pas qu'aucune autre
+ lui fût égale. En ma dame Dieu ne mit jamais le mal; il y mit
+ mérite et beauté, lui apprit à bien parler et à mieux sourire
+ qu'aucune autre femme[16].
+
+L'imitation est heureuse et le roi poète s'est bien assimilé la manière
+des troubadours.
+
+Cependant ce serait une erreur de croire que les poésies du roi Denis et
+les autres oeuvres de l'école galicienne doivent tout à l'imitation
+provençale. D'abord l'imitation des poésies de langue d'oïl y est
+sensible; il est vrai que la poésie lyrique du Nord de la France a pris
+ses modèles dans le Midi, comme on va le voir.
+
+Ce qui est plus important, c'est que la poésie portugaise comprend
+beaucoup d'oeuvres qui paraissent être d'inspiration populaire. Et il y
+en a de charmantes qui semblent ne rien devoir à l'imitation.
+
+L'influence provençale sur cette poésie consisterait donc surtout en
+ceci: c'est qu'elle aurait contribué à faire de cette poésie populaire
+une poésie courtoise. L'imitation n'est pas aussi sensible que dans la
+première poésie italienne; mais l'influence des troubadours a été
+capitale pour transformer cette poésie[17].
+
+Comment et à quelle époque s'est produit le contact entre troubadours
+provençaux et galiciens? Problème intéressant, mais non encore résolu.
+Peu de troubadours provençaux ont visité le Portugal; mais l'école
+galicienne n'était pas confinée dans les limites, surtout dans les
+limites actuelles de ce pays. Les chevaliers poètes vivaient souvent aux
+cours de Léon et de Castille, où fréquentèrent si volontiers les
+troubadours, depuis le XIIe siècle. C'est par là que se serait faite
+l'initiation. En ce qui concerne l'influence de la langue d'oïl, elle a
+pu s'exercer par les mêmes moyens. Mais il y a ici un élément de plus:
+c'est que plusieurs des premiers princes du Portugal sont de race
+bourguignonne. Ajoutons enfin que par ses côtes la Galice et le Portugal
+étaient en relations directes avec d'autres pays que le Midi de la
+France. Pour conclure, le Portugal paraît avoir eu une poésie
+autochtone; mais c'est l'influence des troubadours provençaux qui en a
+fait une poésie courtoise. Si le problème est encore discuté dans le
+détail, la solution est depuis longtemps acceptée.
+
+Transportons-nous maintenant de l'extrémité de la péninsule ibérique aux
+bords du Danube où a fleuri la poésie des premiers Minnesinger[18].
+
+On divise l'histoire des Minnesinger en deux périodes: la première
+comprend les poètes de l'école austro-bavaroise, dont l'activité
+poétique s'est exercée surtout dans la vallée du Danube, en Bavière et
+en Autriche. Cette première période serait celle de la poésie populaire.
+«Le chant d'amour courtois, dit un historien de la littérature
+allemande, sortit, en Autriche et en Bavière, de la chanson d'amour
+populaire. Encore aujourd'hui les habitants des Alpes bavaroises et
+autrichiennes se distinguent par le don d'une hardie improvisation
+musicale. Il faut y voir un héritage des temps primitifs. De courts
+chants d'amour n'étaient pas plus étrangers aux vieux Ariens et aux
+Germains qu'à tous les autres peuples de la terre, même les plus
+humbles... Les chants d'amour populaires volèrent comme des fils à la
+Vierge, des vertes prairies sur lesquelles dansaient les paysans,
+jusqu'aux châteaux des nobles[19].»
+
+La deuxième période est l'époque de l'école rhénane. On s'accorde à
+reconnaître l'influence de la poésie française et provençale sur les
+poètes de cette école. La première seule serait indépendante de toute
+imitation.
+
+Cette théorie a été contestée, en particulier par M. A. Jeanroy. Sans
+reprendre ici cette discussion, remarquons seulement, à la suite du
+savant auteur des _Origines de la poésie lyrique en France_, que
+plusieurs imitations d'auteurs provençaux paraissent évidentes chez les
+minnesinger de la première période. Toute cette poésie primitive, que
+l'on prétend populaire, «est déjà profondément imprégnée des théories
+courtoises de l'amour». «L'amant fait hommage à sa dame de sa
+personne... il s'engage à faire tout ce qu'elle lui ordonnera; il lui
+est soumis «comme le bateau l'est au pilote quand la mer est calme[20]».
+Le service, le vasselage amoureux y est chose connue. Comme Jaufre
+Rudel, le minnesinger Meinloh a recherché sa dame pour sa «vertu».
+«Quant je t'ai entendu louer, je voulais te connaître; pour ta grande
+vertu, j'ai couru çà et là jusqu'à ce que je t'aie trouvée.» L'amour a
+un pouvoir ennoblissant, comme chez les troubadours; comme eux aussi, et
+plus encore peut-être, si on en juge pas leurs plaintes, les minnesinger
+ont à souffrir des «médisants».
+
+Il semble donc que ce soit avec raison qu'on ait cherché et retrouvé
+jusque dans les plus anciens minnesinger des traces de l'imitation
+provençale. Aussi un des derniers historiens qui s'est occupé de la
+question divise-t-il les minnesinger en deux groupes[21]: le premier
+comprend ceux qui n'ont pas eu assez d'originalité pour s'élever
+au-dessus des modèles qu'ils imitaient; ce sont la plupart des poètes du
+«Minnesangs Frühling»; au second groupe appartiennent ceux qui, comme
+Walter von der Vogelweide, Hartmann von Aue, ou l'Alsacien Reinmar, ont
+su garder leur originalité. Ce qui caractérise ce second groupe c'est
+que l'influence de la poésie lyrique ou épique de langue d'oïl y est
+partout sensible.
+
+Comment les minnesinger ont-ils pu être en contact avec les troubadours?
+D'abord par la vallée du Danube, où apparaissent les premiers
+minnesinger et qui est précisément une des grandes routes des peuples et
+des croisades en particulier: on sait que plus d'un jongleur l'a
+parcourue. Une autre route importante conduisait de Venise à Vienne, en
+Hongrie et en Bohême. C'est sans doute celle que prit Peire Vidal, quand
+il alla visiter la cour de Hongrie. De plus on a remarqué un fait
+important et qui mérite d'être mis en lumière. Beaucoup de minnesinger
+ont été au service des Hohenstaufen et ont séjourné, à ce titre, assez
+longtemps en Italie. Enfin il ne faut pas oublier les prétentions des
+empereurs germaniques sur le petit royaume d'Arles: en 1179 Frédéric Ier
+fit un séjour de trois mois en Provence. C'est entre 1170 et 1190 que se
+serait produit le contact entre troubadours et minnesinger.
+
+Cependant cette imitation resta originale. Il en est un peu de
+l'ancienne poésie lyrique allemande comme de l'ancienne poésie
+portugaise. Il y avait certainement des chants populaires; et les dons
+poétiques n'ont jamais manqué à la race allemande. Aussi tout en prenant
+une partie de leur inspiration chez les troubadours, les minnesinger
+ont-ils gardé leur originalité; leur conception de l'amour en
+particulier est par certains côtés une création nouvelle, indépendante
+de son modèle[22].
+
+Elle est, en partie, une image de la société germanique du temps, où il
+semble qu'il y ait eu moins de liberté dans les moeurs qu'au pays des
+troubadours. Il est souvent question, chez les minnesinger, d'un
+personnage chargé de veiller sur la conduite de la femme; on n'a signalé
+que deux mentions d'un personnage semblable chez deux troubadours,
+Guillaume de Poitiers et Marcabrun. Le minnesinger ne choisit pas une
+dame pour objet de ses chants, il ne la désigne pas par un pseudonyme,
+un _senhal_, comme c'est d'usage dans la poésie provençale; il chante la
+femme en général. La discrétion est une des qualités principales de
+l'amant d'après la théorie des troubadours; ce côté de la doctrine de
+l'amour courtois est un de ceux que les minnesinger ont développé le
+plus volontiers; la discrétion (_tougen minne_) paraît avoir joué encore
+un plus grand rôle dans la société amoureuse germanique qu'en Provence.
+Enfin le «vasselage amoureux» y a pris une allure plus formaliste. «Le
+Germain a une prédilection pour le formalisme dans le droit», dit un
+historien des minnesinger; ce goût est en effet sensible dans l'emploi
+fréquent des termes les plus connus du vasselage féodal.
+
+Voici, pour sortir des généralités, une chanson du minnesinger Heinrich
+von Mohrungen (fin du XIIe siècle) où l'on trouvera un écho de la poésie
+des troubadours.
+
+ Le rossignol a pour coutume de se taire quand il est amoureux,
+ j'aime mieux l'hirondelle; qu'elle aime ou qu'elle souffre,
+ elle n'abandonne jamais le chant. Depuis que je dois chanter,
+ je puis dire à bon droit: «Hélas! comme j'ai prié longtemps
+ là-bas, et comme j'ai pleuré auprès de celle où je ne vois
+ aucune pitié.»
+
+ Si je cesse mon chant, on dit que le chant me conviendrait
+ mieux; si je me mets à chanter, je dois souffrir deux choses,
+ haine et raillerie. Comment vivre pour celles qui vous
+ empoisonnent avec de belles paroles? Hélas! cela leur a réussi
+ et j'ai laissé mon chant pour elles; mais je veux chanter comme
+ auparavant.
+
+ Comme je regrette le meilleur temps que j'ai passé à leur
+ service, comme je regrette mes beaux jours heureux! Je déplore
+ les nombreuses plaintes que j'ai fait entendre et qui ne lui
+ sont jamais allées au coeur. Hélas! quel nombre d'années
+ perdues! Je m'en repens en vérité; je ne m'en accuserai plus.
+
+ Sourires, bon visage et bon accueil m'ont endormi longtemps. Je
+ n'ai pas eu d'autre bien et qui veut m'accuser d'indiscrétion
+ ment... Hélas! sa vue seule était ma joie, je n'en ai dit aucun
+ mal, mais je n'en ai eu aucun bien.
+
+ Quand un objet est rare, on lui attribue plus de valeur. On
+ fait exception pour l'homme fidèle; celui-là, malheureusement,
+ on l'estime peu. Il est perdu, celui qui aujourd'hui ne sait
+ aimer qu'avec fidélité. Malheureux! à quoi cette fidélité
+ m'a-t-elle servi? Aussi suis-je dans la tristesse; mais je sers
+ toujours quoi qu'il advienne[23].
+
+Nous n'avons pas à suivre l'histoire de la poésie lyrique en Allemagne;
+on sait avec quel éclat les minnesinger du XIIIe siècle la cultivèrent.
+Nous nous en voudrions cependant de ne pas citer au moins quelques
+strophes de Walter von der Vogelweide, le poète le plus original de
+cette période; on verra comment il a traité le thème du printemps, par
+lequel s'ouvrent la plupart des chansons des troubadours.
+
+ Quand les fleurs sortent de l'herbe, comme si elles riaient
+ vers le soleil, au matin d'un jour de mai, quand les petits
+ oiseaux chantent si joliment leurs plus belles chansons, quelle
+ joie peut se comparer à la joie que révèlent leurs chants?...
+ Quand, dans sa beauté, une belle et noble jeune fille, bien
+ habillée et la tête parée, se rend au milieu d'une société
+ joyeuse, accompagnée de fières et nobles dames, semblable en
+ majesté au soleil parmi les étoiles, quand même mai donnerait
+ tous ses ornements, pourrait-il apporter autant de grâce que ce
+ corps gracieux? Nous négligeons les fleurs, nos regards vont à
+ cette noble femme.
+
+ Voulez-vous savoir la vérité? Allons aux fêtes de mai; mai est
+ arrivé avec toute sa puissance. Regardez-le et regardez les
+ nobles femmes qui sont là, et demandez-vous si je n'ai pas
+ choisi la meilleure part.
+
+Cette brève citation montre que si, dans la poésie lyrique, Walter doit
+quelque chose à l'imitation des poètes provençaux ou français[24], son
+talent poétique l'a transformé; la plupart de ses chansons ont une vie,
+une fraîcheur que la poésie lyrique des troubadours ne connaissait plus
+et que la poésie lyrique de la France du Nord--au XIIIe siècle--a peu
+connues.
+
+L'histoire «externe» de la poésie des troubadours que nous venons
+d'esquisser nous fait connaître l'influence profonde que cette poésie
+exerça sur les littératures des pays voisins; la poésie de langue d'oïl
+ne pouvait échapper à cette influence.
+
+Le Nord de la France avait eu de très bonne heure une magnifique
+floraison d'épopées, et c'est cette partie de notre nation qui a fourni
+la matière épique à la plupart des littératures voisines. Elle possédait
+aussi une poésie lyrique autochtone, représentée par des «chansons de
+printemps», des «chansons de danses» et des «chansons satiriques». A
+cette poésie se rattachent aussi les «chansons de toile», les romances
+et pastourelles. Il y a de la grâce et de la fraîcheur dans cette poésie
+lyrique primitive, et peut-être les fruits auraient-ils «passé la
+promesse des fleurs» si les poètes lyriques ne l'avaient pas abandonnée
+d'assez bonne heure pour une poésie plus savante, plus raffinée et plus
+courtoise, qui est celle des troubadours[25].
+
+Les poètes de langue d'oïl connurent cette poésie par différentes voies.
+Plusieurs troubadours ont séjourné dans le Nord de la France, surtout en
+Normandie, à la cour des rois d'Angleterre, qui avaient, par leurs
+possessions dans le Sud-Ouest, des sujets méridionaux. Un ou deux
+troubadours ont été à la cour de Marie, comtesse de Champagne, et lui
+ont adressé leurs vers. Éléonore de Poitiers, petite-fille du premier
+troubadour, devint reine d'Angleterre, après avoir été pendant quinze
+ans femme de Louis VII, roi de France. Quelques-uns des troubadours les
+plus illustres ont vécu auprès d'elle, comme Bernard de Ventadour. Enfin
+les croisades ont mis en relations hommes du Nord et hommes du Midi.
+Toutes ces circonstances, et bien d'autres encore, ont contribué à la
+diffusion de la poésie méridionale.
+
+Elle était connue en «France» (et ce mot ne désignait alors que les pays
+de langue d'oïl) pendant la deuxième moitié du XIIe siècle. On y avait
+le sentiment de ses origines et on désignait les nouvelles formes
+poétiques qu'elle y introduisit sous le nom de sons «gascons» ou
+«poitevins».
+
+Les plus anciens poètes de cette école dite provençalisante sont Conon
+de Béthune, né en 1155; Chrétien de Troyes, l'auteur de tant de gracieux
+romans d'aventures, qui vécut à la cour de Marie de Champagne, entre
+1170 et 1180 environ; Jean de Brienne, plus tard roi de Jérusalem,
+Blondel de Nesles, Gui Couci, Gace Brulé, etc. La traduction de
+quelques-unes de leurs chansons fera mieux connaître l'esprit qui anime
+leur poésie. On y remarquera sans peine les traits les plus connus des
+chansons provençales: le désespoir sincère ou non du poète à qui ne
+vient aucun bien d'amour; l'assurance de sa fidélité à une amante
+dédaigneuse ou cruelle, et autres lieux communs de la poésie courtoise.
+
+Les chansons de Conon de Béthune, qui est un des plus anciens trouvères
+de cette école, nous conduisent à la cour de la comtesse de Champagne.
+Conon de Béthune n'avait pas, paraît-il, le langage correct des
+Champenois et des Parisiens, car il se plaint dans une de ses chansons
+que la comtesse et ses amis se sont moqués de lui.
+
+ Amour m'excite à me divertir, quand je devrais me taire de
+ chanter... car mon langage et mes chansons ont été raillés des
+ Français, devant les Champenois, et de la comtesse, ce qui
+ m'est bien plus dur.
+
+ La reine ne fut pas courtoise, qui me reprit, ainsi que son
+ fils le roi. Encore que ma parole ne soit pas française, on
+ peut bien la comprendre en français. Ceux-là ne sont ni bien
+ appris ni courtois qui m'ont repris pour avoir dit quelque mot
+ d'Artois--car je n'ai pas été élevé à Pontoise[26].
+
+Voici une chanson de croisade de Conon de Béthune (1189) qui rappelle
+certaines chansons du même genre dans la poésie provençale.
+
+ Hélas! amour, comme il me sera dur de quitter la meilleure qui
+ fût jamais aimée ou servie! Que Dieu, par sa douceur, me ramène
+ auprès de celle que je laisse avec tant de douleur. Que dis-je,
+ malheureux! je ne la quitte pas; si le corps va servir notre
+ Seigneur, le coeur reste tout entier en son pouvoir.
+
+ Pour elle je m'en vais, soupirant, en Syrie, car je ne dois pas
+ manquer à mon créateur. Qui lui manquera en ce besoin urgent,
+ sachez que Dieu lui faillira aussi dans un besoin plus grand.
+ Que les petits et les grands sachent bien que là-bas on doit se
+ conduire en chevaliers, là où l'on conquiert le paradis, la
+ gloire et l'honneur de sa mie[27].
+
+Il y a dans ces chansons un mélange de grâce et de mélancolie qui fait
+oublier que l'inspiration n'en est pas originale. Cette note personnelle
+manque un peu chez le grand poète champenois Chrétien de Troyes dont les
+chansons sont surtout remarquables par la finesse et la subtilité. Le
+fond en est emprunté; le poète se déclare serviteur de sa dame, son
+coeur est en son pouvoir, mais il n'obtient aucune récompense de son
+service amoureux. Chrétien de Troyes, dont le talent dans la poésie
+lyrique est fait de finesse et d'ingéniosité, a mis à orner ces lieux
+communs toutes les ressources d'un esprit singulièrement fin et délié.
+
+Enfin un des poètes où se reflète le mieux la poésie des troubadours est
+le châtelain de Couci. On jugera de son talent par la traduction
+suivante de quelques-unes de ses chansons.
+
+ La douce voix du rossignol sauvage que j'entends nuit et jour
+ retentir m'adoucit et m'apaise le coeur et me donne envie de
+ chanter pour me réjouir. Je dois bien chanter puisque cela fait
+ plaisir à celle à qui j'ai fait hommage de mon coeur--et je
+ dois avoir grande joie en mon âme, si elle veut me retenir à
+ son service.
+
+ Envers elle je n'eus jamais un coeur faux ni volage; et
+ cependant il devrait m'en venir plus de bonheur; mais je
+ l'aime, je la sers et je l'adore toujours sans oser lui
+ découvrir ma pensée; car sa beauté me cause un tel
+ éblouissement que devant elle je perds la parole; je n'ose
+ regarder son visage; tellement je redoute le moment où j'en
+ retirerai mes yeux.
+
+ J'ai si bien mis en elle tout mon coeur que je ne pense à
+ aucune autre; jamais Tristan, celui qui but le breuvage, n'aima
+ plus loyalement. Je mets tout à son service, coeur, corps et
+ désir, sens et savoir, et je ne sais si en toute ma vie je
+ pourrai assez la servir, elle et amour.
+
+ J'aime bien mes yeux qui me la firent choisir; dès que je la
+ vis, je lui laissai en otage mon coeur qui depuis y a fait un
+ long séjour et je ne lui demande jamais de la quitter.
+
+ Chanson, va-t'en pour porter mon message là où je n'ose aller,
+ tellement je redoute la mauvaise gent jalouse qui devine avant
+ qu'arrivent les biens d'amour; Dieu les maudisse! A maint amant
+ ils ont causé tristesse et dommage; mais j'ai ce cruel avantage
+ qu'il me faut vaincre mon coeur pour leur obéir[28].
+
+Voici une autre de ses chansons dont le début paraît être une traduction
+des troubadours.
+
+ Quand l'été et la douce saison font reverdir feuilles, fleurs
+ et prairies et que le doux chant des menus oisillons ramène la
+ joie dans les coeurs, hélas! chacun chante, mais moi je pleure
+ et soupire; et ce n'est ni justice ni raison; car je mets toute
+ ma volonté, dame, à vous honorer et à vous servir.
+
+ Si j'avais le sens de Salomon, Amour me ferait tenir pour fou;
+ car les chaînes qu'il me fait sentir sont si fortes et si
+ cruelles! Amour devrait bien m'enseigner les moyens de me
+ sauver; car j'ai aimé longtemps en vain et j'aimerai toujours
+ sans me repentir.
+
+ Je voudrais savoir sous quel prétexte elle me fait si
+ longuement languir; je sais fort bien qu'elle croit les
+ méchants, les médisants (losengiers) que Dieu maudisse! Ils ont
+ mis toute leur peine à me trahir. Mais leur trahison mortelle
+ leur servira de peu, quand ils sauront quelle sera ma
+ récompense, ô dame, que je n'ai jamais su trahir...
+
+ Si vous daignez écouter ma prière, je vous prie, douce dame, de
+ penser à me récompenser; quant à moi je vous servirai mieux
+ désormais. Je tiens pour non avenus tous mes maux, douce dame,
+ si vous voulez m'aimer. En peu de temps vous pouvez me donner
+ les biens d'amour que j'ai tant attendus![29].
+
+La chanson suivante est du trouvère Gace Brulé, cité par Dante[30]; elle
+paraît elle aussi une traduction d'une chanson des troubadours. On y
+retrouve les réflexions les plus connues sur les biens qui viennent
+d'amour et qui récompensent en peu de temps une longue attente.
+
+ La plupart ont chanté d'amour par effort et sans loyauté; mais
+ ma dame me doit savoir gré que j'ai toujours chanté
+ sincèrement; ma bonne foi m'a rendu sincère, ainsi que l'amour
+ qui remplit mon coeur...
+
+ Oui, j'ai aimé d'un coeur parfait et je n'aimerai jamais
+ autrement; elle a bien pu s'en assurer, ma dame, pour peu
+ qu'elle y ait pris garde. Je ne dis pas que j'ai été peiné de
+ la voir refuser mes demandes; puisque toutes mes pensées vont à
+ elle, je m'estime heureux de ce qu'elle m'accorde.
+
+ Quoique j'aie été loin du pays où sont mon bien et ma joie, je
+ n'ai pas oublié d'aimer bien et loyalement. Si la récompense a
+ tardé je me suis consolé en pensant qu'en peu de temps on
+ obtient ce qu'on a longtemps désiré.
+
+ Amour m'a démontré par raisonnement qu'un amant parfait
+ patiente et attend, qu'il appartient à l'amour, qu'il est en
+ son pouvoir et qu'il doit implorer sincèrement sa pitié[31]...
+
+Enfin terminons cette rapide revue en empruntant quelques couplets à une
+chanson du roi de Navarre, Thibaut IV, comte de Champagne.
+
+ Mes grands désirs et mes plus graves tourments viennent de là
+ où sont toutes mes pensées. Et j'ai peur, car tous ceux qui ont
+ vu son beau corps sont épris de ma dame, Dieu lui-même l'aime,
+ je le sais à bon escient...
+
+ Je me demande, dans mon étonnement, où Dieu trouva une si
+ étrange beauté. Quand il la mit ici-bas, sur la terre, il nous
+ témoigna beaucoup de bonté; le monde entier a resplendi de son
+ éclat... Dieu, comme il me fut pénible de me séparer d'elle!
+ Amour, par pitié, faites-lui savoir ceci: un coeur qui n'aime
+ pas ne peut pas avoir grande joie[32].
+
+Ces exemples--surtout les chansons du châtelain de Couci--montrent
+suffisamment qu'à la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe la poésie
+lyrique de langue d'oïl est sous la dépendance de sa «soeur de langue
+d'oc»[33]. Cette dépendance continue en partie pendant le XIIIe siècle
+et Thibaut de Champagne, qui fut en même temps roi de Navarre (mort en
+1253) subit l'influence de la poésie méridionale, comme Charles d'Anjou,
+grand conquérant et poète amoureux.
+
+Nous sommes ainsi arrivés au terme de notre excursion. Quoiqu'elle ait
+été rapide nous avons vu comment les semences de la poésie des
+troubadours dispersées dans la plupart des pays voisins y avaient
+rapidement germé. Il nous reste pour terminer son histoire à étudier
+l'oeuvre du dernier troubadour.
+
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+LE DERNIER TROUBADOUR
+
+ Guiraut Riquier, de Narbonne.--Narbonne au XIIIe
+ siècle.--Riquier et le roi de France.--Riquier à la cour
+ d'Alphonse X de Castille.--Sa requête au roi: distinction à
+ établir entre jongleurs et troubadours.--Riquier et le comte de
+ Rodez, Henri II.--Son oeuvre: les pastourelles.--Sa conception
+ de l'amour.--Transformation de cette conception sous
+ l'influence des idées religieuses du temps.--Commentaire de la
+ chanson de Guiraut de Calanson.--Les chansons à la Vierge.--Le
+ Consistoire du Gai-Savoir.--Clémence Isaure.--La Renaissance
+ provençale.
+
+
+Après nos excursions en Italie, en Espagne et en Portugal, en Allemagne
+et dans le Nord, il est temps de revenir dans le Midi de la France pour
+y étudier l'oeuvre du dernier troubadour.
+
+On a pu voir, par les chapitres qui précèdent, quelles sont les causes
+de la décadence de la poésie provençale. Dès les débuts du XIIIe siècle
+la croisade dirigée contre les Albigeois, en ruinant la noblesse
+méridionale, rendit précaire l'existence de cette poésie. La décadence
+commença bientôt et se continue pendant la seconde moitié du XIIIe
+siècle.
+
+L'établissement de l'Inquisition et la fondation de nombreux ordres
+religieux, qui accompagna l'invasion des pays du Midi, ne contribua pas
+peu à cette décadence. Si aucun troubadour ne périt sur les bûchers ou
+dans les prisons, plus d'un jugea prudent de s'exiler. Quoique les
+documents fassent à peu près défaut, on peut croire que les chefs de
+cette juridiction exceptionnelle que fut l'Inquisition ne nourrissaient
+que des sentiments peu sympathiques pour la poésie en général et en
+particulier pour la poésie légère, insouciante et largement païenne des
+troubadours.
+
+Ces causes auraient peut-être suffi à amener la décadence de la poésie
+provençale, si elle n'avait déjà porté en elle-même comme des germes
+morbides dont les circonstances extérieures hâtèrent l'éclosion. Cette
+poésie essentiellement lyrique n'avait pas su se renouveler; il y avait
+en elle--presque depuis les origines--quelque chose de factice, de
+conventionnel; elle aurait dû se transformer pour vivre; elle n'y
+parvint pas.
+
+Ces causes réunies hâtèrent la décadence; elle se prolongea assez
+longtemps. La poésie provençale disparut lentement, avec grâce et
+langueur; et elle était encore d'assez belle allure lorsque, vers la fin
+du XIIIe siècle s'éteignit la voix de celui qu'on a appelé le «dernier
+troubadour», Guiraut Riquier. Par sa naissance il est contemporain d'Uc
+de Saint-Cyr, d'Aimeric de Péguillan, des troubadours italiens Lanfranc
+Cigala et Sordel, chez qui se reflète encore l'éclat de la poésie
+classique; ses contemporains sont Bertran Carbonel de Marseille, Folquet
+de Lunel, Serveri de Girone; mais aucun de ceux-là ne peut supporter la
+comparaison avec les troubadours de l'époque classique; la décadence a
+bien commencé.
+
+Guiraut Riquier était né à Narbonne, vers 1230 ou 1235, d'une famille
+sans doute obscure. Le vicomte de Narbonne, dont il fut le protégé,
+était le descendant de la vicomtesse Ermengarde, qui, au siècle
+précédent, avait attiré auprès d'elle quelques-uns des plus illustres
+troubadours. Il était resté, dans ce milieu, quelque chose de ces
+traditions.
+
+Narbonne était alors une des villes les plus importantes du Midi,
+peuplée de bourgeois et de commerçants; elle était, en partie, une ville
+cosmopolite et possédait une colonie juive très puissante, qui y fut
+toujours traitée avec la plus grande tolérance.
+
+«Narbonne est belle», dit Charlemagne dans _Aymerillot_. Le trouvère du
+XIIIe siècle, Bertrand de Bar-sur-Aube, que Victor Hugo imite, en fait
+la description suivante:
+
+ Entre deux roches, au bord d'un golfe, Charlemagne vit, sur une
+ colline, une ville que les Sarrasins avaient fortifiée... Il y
+ avait vingt tours, construites de liais brillant, et au centre
+ une autre tour admirable... Au-dessus du palais principal était
+ une boule d'or fin; on y avait enchâssé une escarboucle qui
+ flamboyait aussi vivement que le soleil qui se lève au matin...
+ D'un côté de la ville s'étend le rivage de la mer; d'autre part
+ coule l'Aude aux flots impétueux, qui amène aux habitants
+ toutes les richesses qu'ils peuvent désirer.
+
+On ne sait où Bertrand de Bar-sur-Aube a pris les éléments de cette
+description. On chercherait en vain la colline sur laquelle, d'après le
+trouvère champenois, serait assise Narbonne, et les deux roches ne sont
+mises là que par souci du pittoresque.
+
+Plus exact est ce que dit le même trouvère de la puissance commerciale
+de la ville.
+
+ Aude, le grand fleuve, fait le tour des murailles. Par là
+ viennent les grands navires cloués de fer et les galères
+ pleines de richesses, qui font l'opulence des habitants de la
+ bonne ville. Quand ceux-ci ont tiré le verrou de la porte et
+ que le portier a levé le pont, ils peuvent être en toute
+ sécurité; car ils ne craignent homme qui vive; la chrétienté
+ entière ne pourrait les prendre.
+
+C'est dans ce milieu que notre troubadour passa la première partie de sa
+vie. Il ne semble pas qu'il y ait été très heureux. Il adressa ses
+premières poésies lyriques à la vicomtesse de Narbonne, Phillippe
+d'Anduze. Mais _Belle-Joie_ ou plutôt _Beau-Déport_ (c'est le nom sous
+lequel notre poète la désigne) ne paraît pas avoir été très sensible à
+ses hommages poétiques. Aussi le poète quitta-t-il sa ville natale pour
+aller chercher ailleurs des protecteurs plus puissants.
+
+Il s'adressa au roi de France, saint Louis, et ceci ne manque ni de
+hardiesse ni d'originalité. Ce n'était pas l'usage des troubadours de
+remonter vers le Nord; on a vu dans les deux chapitres précédents que,
+en dehors des petites cours du Midi, celles qui leur étaient le plus
+hospitalières étaient les cours de Castille ou d'Aragon, ou celles du
+Nord de l'Italie. Aucun troubadour n'a séjourné à la cour de France et
+la requête de Guiraut Riquier est unique en son genre.
+
+Elle prouve que la Croisade contre les Albigeois, malgré ses atrocités,
+avait laissé peu de rancunes dans les coeurs. Sans doute Guiraut
+Riquier, semblable en cela à la plupart des troubadours, est un poète
+besogneux, et sa petite patrie, Narbonne, avait eu peu à souffrir de la
+guerre; elle avait évité le sort de Béziers et de Carcassonne en se
+déclarant pour Simon de Montfort. De plus, après la révolte de 1242, où
+les principaux seigneurs du Midi s'allièrent avec les Anglais contre le
+roi de France, celui-ci avait fait preuve de beaucoup de générosité.
+Mais les mêmes sentiments sont communs à tous les troubadours du temps,
+c'est-à-dire de la seconde moitié du XIIIe siècle. Le ressentiment
+contre les conquérants du Nord fut d'abord violent et se manifesta par
+d'énergiques sirventés comme ceux de Peire Cardenal, de Bernard Sicart
+de Marvejols, de Guillem Figueira ou d'Aimeric de Péguillan. Mais ce
+sont là des contemporains de la croisade, des témoins peut-être des
+scènes d'horreur de Béziers et de Toulouse: on comprend chez eux la
+violence ou la ténacité de la haine. La génération suivante n'a pas
+hérité de ces ressentiments. La population s'était assez vite ralliée au
+nouveau régime, et les troubadours, image de la société de leur temps,
+n'ont plus eu ni une parole de révolte ni un regret.
+
+On peut juger de l'accueil qui fut réservé, à la cour de saint Louis, à
+la supplique de notre troubadour. Le roi devait considérer la poésie
+comme un art bien frivole; la reine, Marguerite de Provence, ne
+ressemblait guère à Éléonore d'Aquitaine qui avait occupé le trône de
+France avant elle et en qui revivait le caractère gai et original de son
+aïeul, Guillaume de Poitiers. Il n'y avait pas de place pour un poète de
+langue étrangère dans une cour où les poètes français n'excitaient
+eux-mêmes aucun intérêt. Les centres littéraires étaient ailleurs qu'à
+Paris; ils étaient à Troyes, à Arras surtout où un groupe de bourgeois
+cultivait et honorait la poésie comme l'avaient fait avant eux les
+grands seigneurs du Midi.
+
+Riquier se tourna vers un protecteur plus bienveillant, le roi de
+Castille, Alphonse X le Savant (1252-1284). La libéralité d'Alphonse X
+était devenue proverbiale et les troubadours accoururent en foule auprès
+de lui. Il était poète lui-même et Guiraut Riquier se trouva en
+relations, non seulement avec de nombreux troubadours, mais aussi avec
+les principaux représentants de l'école galicienne dont Alphonse X était
+un des chefs. Dans ce milieu un peu cosmopolite la lutte pour la vie et
+pour la gloire dut être rude; certaines allusions obscures de notre
+poète permettent de le deviner; cependant Guiraut Riquier paraît être
+resté, de 1270 à 1279, un des poètes favoris du roi de Castille.
+
+Il profita bientôt de la bienveillance royale pour adresser à son maître
+une curieuse requête au sujet du nom des «jongleurs». Le jongleur fut,
+dès les origines de la poésie provençale, l'auxiliaire indispensable des
+troubadours. Les troubadours grands seigneurs--et ils n'étaient pas
+rares à l'origine--leur confièrent souvent le soin de réciter leurs
+poésies. Leur rôle avait grandi avec le temps.
+
+Mais la vie errante que menaient les jongleurs les mettait en relations
+avec une société bien mêlée et on a pu voir, dans un précédent chapitre,
+que plus d'un y prenait de mauvaises habitudes. De plus on confondait
+sous le nom de jongleurs toutes sortes de gens, depuis le vrai jongleur,
+chargé de réciter des poésies, jusqu'aux montreurs d'ours, de chiens, de
+chats ou d'oiseaux dressés; les types les plus connus de la foire et du
+cirque voisinaient--sous une dénomination commune--avec les auxiliaires
+les plus précieux des poètes. Cela ne pouvait durer. L'Église avait
+établi des distinctions parmi la bande hétéroclite des jongleurs,
+tolérant les uns et retirant ses bénédictions à ceux qui déshonoraient
+la corporation. Pour des raisons de haute convenance poétique Guiraut
+Riquier demanda au roi Alphonse une distinction du même genre. Et il
+rendit, à la place du roi, ou peut-être sur son conseil, un décret en
+forme, ordonnant de nouvelles dénominations.
+
+Il y aura désormais quatre catégories dans le monde de ceux qui écrivent
+des poésies ou qui en vivent: au plus bas degré sont les bateleurs qui
+mènent une vie honteuse; un seul nom leur convient, celui qu'ils ont en
+Lombardie, «bouffons».
+
+La classe suivante comprendra les vrais jongleurs; ceux-là ont du
+savoir-vivre, leur courtoisie et leur talent délicat leur permettent de
+fréquenter les grands; ils mettront la joie dans leur société, en jouant
+des instruments, en récitant contes et nouvelles.
+
+Le nom de troubadour sera réservé à ceux qui «trouvent danses, chansons
+et ballades gracieusement composées».
+
+Mais parmi eux quelques-uns sont hors de pair; ce sont ceux qui écrivent
+les «vers» parfaits, les belles poésies didactiques: ceux-là ont la
+«maîtrise du souverain trouver», de la poésie parfaite; ils porteront un
+nom en rapport avec leur talent: _don doctor de trobar_, seigneur
+docteur en poésie.
+
+Ne sourions pas trop de cette naïveté de poète, croyant à l'efficacité
+de la réglementation en matière de talent poétique et même de génie;
+nous sommes en plein moyen âge, époque où tout est réglé par des lois et
+coutumes, écrites ou non. Sans doute il y a quelque arrière-pensée
+utilitaire dans les distinctions que Riquier veut faire établir, les
+troubadours de première classe, munis du diplôme de «docteur en poésie»,
+devant recevoir plus de faveurs et plus d'honneurs. Mais d'abord ce sont
+là des idées qui ne sont pas particulières au seul moyen âge; le
+mandarinat--qu'on nous permette cet anachronisme--est sans doute de tous
+les temps et de tous les pays.
+
+Et puis surtout si le désir de cette distinction de classes n'est pas
+tout à fait désintéressé, il s'y mêle un souci très élevé de la noblesse
+de la poésie. Riquier insiste à plusieurs reprises sur le mal que
+causent à la poésie les misérables chanteurs de rue qui la représentent
+aux yeux du vulgaire; il voit là une sorte de profanation, contre
+laquelle il proteste avec une indignation éloquente.
+
+Que pouvait-il advenir de cette requête et du décret qui en fut la
+conséquence? C'était un acheminement vers la création d'écoles fermées,
+comme il y en eut dans le Nord de la France et surtout en Allemagne, où
+les «maîtres chanteurs» formèrent, en particulier à Nüremberg, des
+corporations. Dans le Midi la poésie n'avait plus assez de vie pour
+permettre la fondation de ces écoles chères, dans toutes les
+littératures, aux épigones.
+
+Riquier quitta vers 1279 la cour de celui qu'il appelle le «bon roi de
+Castille». Les dernières années de la vie d'Alphonse X ne furent qu'une
+série de déboires; il eut à combattre les grands; son fils aîné se
+déclara contre lui et il fut réduit après avoir fait un vain appel aux
+rois de Portugal, de France et d'Angleterre à implorer le secours des
+musulmans. Riquier garda de lui un souvenir ému: «Depuis que je perdis
+le glorieux roi qui m'aimait tant, Alphonse de Castille, je n'ai pas
+trouvé de seigneur qui appréciât mon talent et qui me sût si bien
+honorer qu'il me retirât de la misère.»
+
+Il en trouva un cependant en la personne du comte de Rodez, Henri II.
+Les seigneurs de ce comté avaient été de tout temps les protecteurs des
+troubadours et se piquaient eux-mêmes de poésie. Pendant la dernière
+période de la décadence il y eut autour du comte Henri II (mort en
+1302), une sorte d'école poétique, la dernière où fut honorée la poésie
+des troubadours. De nombreuses tensons nous laissent entrevoir ce qu'y
+fut la vie de société. On y discutait des questions de casuistique
+amoureuse; certaines tensons à trois ou quatre personnages ressemblent
+déjà à des comédies de salon. Nous savons même qu'on rendait des
+jugements, à la suite de ces discussions, et que les dames assistaient à
+ces jugements et y prenaient sans doute part. Il n'y a rien là que de
+très vraisemblable, et qui ne suffit pas, est-il besoin de le dire, à
+faire revivre la gracieuse légende des cours d'amour.
+
+Un jour le talent de Riquier fut mis à une épreuve difficile. Le comte
+de Rodez choisit, parmi les troubadours qui se pressaient autour de lui,
+quatre des meilleurs et il leur donna à commenter une chanson de Guiraut
+de Calanson, un des modèles les plus parfaits du style obscur. On
+distribua aux concurrents le texte de la chanson, sans aucune
+modification. Ce fut, comme on voit, une sorte de concours de critique
+littéraire. Riquier fit diligence et n'eut pas de peine à triompher: il
+obtint le prix. Après avoir pris conseil des connaisseurs, Henri II
+déclara solennellement que Riquier avait compris le sens de la chanson
+et l'avait bien commentée; et pour que nul n'en ignorât, il fit faire un
+diplôme muni de son sceau où fut transcrite cette déclaration. Ce fut un
+grand triomphe littéraire pour Riquier, mais ce fut sans doute le
+dernier (1285).
+
+Riquier mourut dans les dernières années du XIIIe siècle. Une de ses
+dernières poésies est touchante de tristesse et de sincérité.
+
+ Je devrais m'abstenir de chanter, car au chant convient
+ l'allégresse, et un tel souci m'oppresse qu'il m'attriste
+ complètement, quand je me remémore le pénible temps passé, que
+ je considère le triste temps présent et que je songe à
+ l'avenir: ce sont là tout autant de motifs de pleurer.
+
+ C'est pourquoi mon chant, qui est sans allégresse, ne devrait
+ pas avoir de charme, mais Dieu m'a donné un tel talent qu'en
+ chantant je retrace ma folie, mon bon sens, ma joie, mon
+ déplaisir, ce qui me nuit et ce qui m'est utile; car autrement
+ je ne dis presque rien de bien; _mais je suis venu trop tard_.
+
+C'était un monde déjà trop vieux que celui où il vécut et la poésie n'y
+jouissait guère de la considération qu'elle avait connue dans l'âge
+précédent.
+
+Mais le dernier troubadour eut, comme ses prédécesseurs, l'orgueil de
+son art. Pendant sa vie errante voici comment il se consolait de sa
+misère: «De mon agréable richesse (c'est-à-dire le talent poétique) que
+nul ne peut m'enlever, je sais gré à la noble dame que j'adore et plus
+encore, s'il se pouvait, à l'amour.» C'est cet orgueil de poète qui fait
+l'intérêt de sa vie. Ce dernier représentant de la poésie provençale se
+fait remarquer en pleine décadence par un souci très vif de son art: par
+ce côté de son talent il est bien de la race des grands troubadours.
+
+Son oeuvre est des plus variées. Il est un virtuose en métrique, pour
+l'agencement des strophes et des rimes. Comme chez la plupart des
+troubadours de la décadence, les poésies morales, didactiques et
+religieuses y tiennent une grande place. Mais curieux d'originalité il a
+inventé des genres nouveaux et a essayé de donner une vie nouvelle à des
+genres anciens. Il y a admirablement réussi dans ses pastourelles. Les
+six qui nous restent de lui forment un groupe à part dans son oeuvre. Il
+met en scène la même bergère, jeune fille dans la première pièce, mère
+de famille dans les dernières. Il y a là une sorte de drame, dont
+l'action se prolonge à travers plusieurs années; dans les différents
+actes le dialogue est vivant, animé, brillant, surtout par suite d'un
+artifice de style qui consiste à enfermer demandes et réponses dans un
+ou deux vers.
+
+La première pastourelle débute par un gracieux tableau qui est
+d'ailleurs de style dans ce genre.
+
+ L'autre jour j'allais le long d'une rivière, me réjouissant
+ tout seul; car l'amour me conduisait et me poussait à chanter.
+ Je vis une gaie bergère, belle et avenante, qui gardait ses
+ agneaux. Je me dirigeai vers elle; je la trouvai fière, avec un
+ air convenable; elle me fît bonne mine à ma première demande.
+
+ Car je lui demandai: «Jeune fille, fûtes-vous aimée et
+ savez-vous aimer?» Elle me répondit sans détour: «Seigneur,
+ sûrement je me suis déjà promise.--Jeune fille, puisque je vous
+ ai rencontrée, je serais heureux si je pouvais vous
+ plaire.--Vous m'avez trop cherchée, sire; si j'étais folle, je
+ pourrais y penser.--Cela ne vous plaît pas?--Non, seigneur, ni
+ ne doit me plaire...
+
+ --Jeune fille, ne craignez pas que je vous veuille honnir.
+
+ --Seigneur, je suis votre amie, puisque la sagesse vous
+ retient.--Jeune fille, quand je suis sur le point de faillir,
+ pour me retenir je pense à Beau Déport.--Seigneur, votre amitié
+ me plaît fort; maintenant vous vous faites aimer.--Jeune fille,
+ qu'est-ce que j'entends?--Que je sens quelque inclination pour
+ vous, seigneur.
+
+ --Dites, charmante fille, qui vous fait dire à présent parole
+ si aimable?--Seigneur, où que j'aille on entend les jolies
+ chansons de Guiraut Riquier.--Mais vous ne prononcez pas encore
+ le mot que je vous demande.--Seigneur, Beau Déport qui vous
+ préserve de tout blâme, ne vous protège-t-elle pas?--Cela ne me
+ profite guère.--Au contraire, seigneur.--Jeune fille, je
+ reprendrai souvent ce sentier.»
+
+Il y revint en effet deux ans plus tard (1262) et voici le début de sa
+deuxième pastourelle.
+
+ L'autre jour je rencontrai la bergère d'antan; je la saluai et
+ la belle me rendit mon salut; puis elle me dit: «Seigneur,
+ comment êtes-vous resté si longtemps sans que je vous voie?
+ L'amour ne vous tourmente guère.--Si, jeune fille, plus qu'il
+ ne paraît.--Seigneur, comment pouvez-vous supporter ce
+ chagrin?--Il est si grand qu'il m'a fait venir ici.--Moi aussi,
+ seigneur, j'allais vous cherchant.--Mais vous êtes ici gardant
+ vos agneaux?--Et vous de passage, seigneur, à ce qu'il me
+ semble?»
+
+La conversation se poursuit sur ce ton, le poète parlant amour et la
+prude bergère le rappelant aux convenances et le calmant d'un mot en lui
+rappelant le souvenir de Beau Déport.
+
+Deux ans après nouvelle rencontre (1264). C'est le sujet de la troisième
+pastourelle. Le troubadour y introduit un élément nouveau qui consiste à
+supposer qu'il ne reconnaît pas la jeune fille.
+
+ Je trouvai l'autre jour une gaie bergère au bord de la rivière;
+ à cause de la chaleur la belle tenait ses agneaux à l'ombre;
+ elle faisait un chapeau de fleurs et était assise en un endroit
+ élevé au frais. Je descendis de cheval. Elle fut avenante et
+ m'appela la première.
+
+ Je lui dis: «Pourrai-je obtenir de vous quelque joie puisque
+ vous m'êtes si avenante?--Je cherche, me dit-elle, pensive,
+ nuit et jour, un gentil ami.--Vous m'aurez sincère et fidèle,
+ toute ma vie durant.--Cela se peut bien, seigneur, car il me
+ semble qu'amour vous possède.--Oui, un amour
+ farouche.--Seigneur, il est bien subit.--Jeune fille, si avant
+ peu vous ne me secourez pas, l'amour que je vous porte me
+ tuera.--Seigneur, l'homme qui souffre obtient du secours;
+ espérez.--Jeune fille, l'amour commence à me martyriser si fort
+ qu'il me faut votre secours.--Seigneur, vous m'avez désirée
+ timidement pendant quatre ans.--Je ne pense pas vous avoir
+ jamais vue.--Seigneur, vous ne me connaissez pas?--Êtes-vous
+ folle?--Non, seigneur, ni muette.»
+
+Quelques années plus tard le poète rencontre la jeune bergère bien
+changée; cette fois-ci c'est au tour de la jeune fille de ne pas le
+reconnaître.
+
+ L'autre jour je vis la bergère que j'ai vue si souvent; elle
+ était bien changée, car elle tenait sur ses genoux un petit
+ enfant endormi; elle filait comme une personne sage. Je crus
+ qu'elle me serait familière à cause de nos trois entretiens;
+ mais je vis qu'elle ne me connaissait pas quand elle me dit:
+ «Vous quittez votre chemin?»
+
+ «Jeune fille, lui dis-je, votre agréable compagnie me plaît
+ tant que j'ai besoin de votre amour.--Elle me répondit:
+ Seigneur, je ne suis pas si folle que vous pensez; j'ai mis mon
+ amour ailleurs.--C'est une grosse faute; il y a si longtemps
+ que je vous aime sincèrement.--Seigneur, jusqu'aujourd'hui je
+ ne crois pas vous avoir vu.
+
+ --Vous perdez la raison, jeune fille!--Non, seigneur, de l'avis
+ de tous.
+
+ --Sans vous, jeune fille, je ne puis trouver de remède à mon
+ mal; il y a si longtemps que vous me plaisez.--Ainsi me
+ parlait, seigneur, Guiraut Riquier; mais je ne m'y laissai
+ jamais prendre.--Guiraut Riquier ne vous oublie pas: vous
+ souvenez-vous de moi?--Il me plaît plus que vous, seigneur, et
+ sa vue me serait agréable.--Jeune fille, ma joie commence; car
+ je suis sans nul doute celui qui vous a fait connaître par ses
+ chants.»
+
+Le poète enorgueilli et flatté croit le moment venu de faire une
+nouvelle déclaration.
+
+ «Fille aimable, pourrions-nous nous mettre d'accord si j'étais
+ discret?--Seigneur, oui, mais il n'y aurait pas d'autre amitié
+ que celle que nous nous témoignâmes la première fois... si
+ j'avais été légère vous m'auriez tenue pour peu raisonnable.»
+
+Voilà le mot de la coquette vertueuse qui a berné notre poète pendant
+les quatre premiers actes: les deux interlocuteurs ne parlent pas la
+même langue; quand le poète parle d'amour, et même d'amour farouche, la
+bergère parle d'amitié. Dans les deux derniers actes--c'est-à-dire dans
+les deux dernières pastourelles--elle en arrive à sermonner le
+troubadour impénitent; il est vrai que le temps a passé et que le poète
+la trouve quelques années après bien changée: «elle n'était plus belle
+comme autrefois», dit-il. Elle revenait d'un pèlerinage à Saint-Jacques
+de Compostelle et n'en rapportait que des sentiments pieux. Le poète est
+devenu vieux et elle raille sans indulgence ses cheveux blancs; la
+bergère a l'esprit tourné vers les choses religieuses et elle souhaite
+au troubadour de mener une meilleure vie. Avec la première pastourelle
+nous étions en plein roman; les deux dernières ressemblent à deux
+sermons.
+
+C'est que pendant les vingt années que ce roman est censé avoir duré,
+les idées du poète se sont aussi modifiées. L'évolution qu'a suivie sa
+conception de l'amour va nous en donner une nouvelle preuve.
+
+La plupart des chansons du dernier troubadour sont adressées à une dame
+qu'il désigne sous le nom de _Beau Déport_ (Belle Joie). Il est probable
+qu'il s'agit de la vicomtesse de Narbonne qui fut chantée par d'autres
+troubadours. Mais cela importe peu en somme et voici pourquoi: c'est
+que, plus que chez tout autre, l'amour paraît avoir été chez notre
+troubadour un jeu de l'esprit plutôt qu'un sentiment venu du coeur. Sans
+doute quelquefois on croit sentir vibrer la sincérité sous les formules
+conventionnelles; mais c'est sans doute que le coeur chez lui aussi fut
+dupe de l'esprit. L'objet de son amour aurait pu être irréel, comme on a
+prétendu (et l'erreur était possible) que c'était le cas pour Dante et
+pour Pétrarque. On a même rapproché Guiraut Riquier de ces deux poètes,
+et s'il était démontré que les oeuvres des derniers troubadours ont été
+connues en Italie, on n'aurait pas manqué de dire que Dante,
+contemporain en somme de Riquier, avait pu l'imiter. Le _dolce stil
+nuovo_ aurait pu naître de l'oeuvre des derniers troubadours. Seulement
+l'évolution qui se produisait dans la lyrique italienne n'était plus
+possible dans la lyrique provençale; ce qui dans la première était un
+principe de vie était dans la seconde un produit de la décadence.
+
+Ce n'est pas que la conception de l'amour chez Riquier soit bien
+différente de celle des troubadours qui l'ont précédé. Comme eux il
+demande une seule faveur à sa dame, de l'agréer pour serviteur; il a
+choisi comme eux la meilleure et la plus aimable femme qui soit au
+monde; il jure à tout instant qu'elle peut compter sur sa fidélité et
+sur sa discrétion. Mais la dame, conformément aux conventions, demeure
+rigoureuse, inflexible; les traditions littéraires ne lui permettent pas
+une autre attitude. Et Riquier de se désespérer, de répéter après tant
+d'autres que le chagrin le tuera, que la honte de cette mort rejaillira
+sur la dame qui ne lui a témoigné aucune pitié.
+
+Et cependant deux choses le consolent dans son infortune. S'il regrette
+l'esclavage où l'amour l'a placé et s'il pense, avec une mélancolie qui
+paraît sincère, à l'heureux temps où il était libre, corps et âme, il
+sait gré à l'amour de ne l'avoir pas fait aimer une autre femme. C'est
+que Beau Déport, malgré sa rigueur, ou plutôt à cause de sa rigueur, a
+fait de lui un excellent poète et un homme meilleur. Au moment où son
+talent est le plus honoré, en Castille, il ne manque pas de faire
+hommage de cet honneur à Beau Déport et à l'amour. L'amour de Beau
+Déport lui a donné la gloire. «Je me tiens pour bien payé de mon talent,
+qui m'est venu pour avoir bien aimé ma dame sans être aimé: car mon nom
+est connu et j'ai la sympathie des grands...»
+
+Voilà pour l'honneur qui a rejailli sur le poète; et voici pour la
+perfection morale dont Beau Déport fut la source: «Et comme ma dame au
+gentil corps honoré, ornée de toutes les qualités, ne fut ni reprise ni
+blâmée, pas même d'une mauvaise pensée, je l'aime plus parfaitement et
+avec crainte; car il me semble que si elle ne m'avait pas refusé son
+amour, elle et moi nous aurions déchu. Aussi ai-je grandi en sagesse, au
+point que les vils espoirs me déplaisent.» Valeur littéraire et valeur
+morale proviennent du même principe; le pouvoir d'amour est tel qu'il
+opère des miracles: «Amour fait faire toutes actions convenables et
+donne les qualités qui accompagnent l'honneur. Donc amour est doctrine
+de valeur; il n'est pas d'homme si méprisable que l'amour ne transforme
+en homme d'honneur pourvu qu'il aime.»
+
+On voit à quelle haute conception morale mène l'amour ainsi entendu.
+Cependant même sous cette forme il ne trouva bientôt plus grâce devant
+les idées morales et surtout religieuses du temps et Riquier lui-même
+eut l'occasion de renier sa doctrine pourtant si épurée.
+
+On se souvient du concours littéraire qu'avait institué le comte de
+Rodez et où Riquier remporta le prix. Le sujet du concours était,
+avons-nous dit, le commentaire d'une chanson obscure d'un troubadour
+d'ailleurs peu connu. Le sujet de la chanson (écrite pendant la période
+classique, tout au début du XIIIe siècle) était la description du palais
+qu'habite l'amour; ou plutôt le «tiers inférieur d'amour».
+
+Il y a trois espèces d'amours: l'amour céleste, l'amour naturel (amour
+des parents) et l'amour charnel: c'est celui-là qui est le «tiers
+inférieur». Il a grand pouvoir, personne ne lui résiste. «Cet amour est
+déréglé, dit Riquier, et ne peut juger droitement; il n'écoute que la
+volonté (nous dirions la passion) et non la raison. Les amants trouvent
+ses débuts agréables, mais ensuite viennent «tourments, soucis et
+chagrins».
+
+Entre ces trois sortes d'amours le poète moraliste a vite fait son
+choix. Il méprise le «tiers inférieur d'amour»; il supporte l'amour
+naturel (celui des parents et des enfants); mais il met bien au-dessus
+des deux l'amour divin; il souhaite de voir le palais élevé où il jouira
+«de la paix sans fin, de l'amour sans restriction, des biens parfaits
+sans dommage, du plaisir sans tristesse et de la joie sans désir».
+
+Ce commentaire et l'accueil sympathique qu'il reçut dans la dernière
+société où la poésie des troubadours fut honorée nous a gardé l'écho des
+préoccupations religieuses du temps. La théorie de l'amour péché
+inventée par l'Église a pénétré dans la poésie provençale: elle n'en
+sortira pas de sitôt. Nous comprenons mieux après cela quelques mots
+graves que l'on rencontre chez Riquier et chez un troubadour
+contemporain: la poésie est qualifiée de «péché» par les autorités
+religieuses du temps. Aussi se transforme-t-elle; c'est l'époque où
+fleurissent les poésies à la Vierge dont quelques-unes sont remarquables
+de grâce. Bientôt la poésie religieuse sera seule permise.
+
+Tous ces faits sont des indices de la transformation profonde qui s'est
+produite dans les moeurs. A un siècle de paganisme qui est l'époque de
+la période classique succède une période d'agitation religieuse. La
+croisade contre les Albigeois marque le triomphe de l'orthodoxie. Les
+congrégations, les ordres religieux se multiplient, font une propagande
+incessante; petit à petit l'esprit public se transforme; la poésie
+profane même sous sa forme la plus épurée devient un «péché», la poésie
+religieuse est la seule qui soit admise ou comprise. Tel est le terme de
+l'évolution auquel est arrivée à la fin du XIIIe siècle, chez Riquier et
+ses contemporains, la poésie des troubadours. Sous cette forme elle
+n'est presque plus reconnaissable; et cependant, dans les chansons à la
+Vierge en particulier, il a suffi de peu de chose pour la transformer.
+
+Ce furent ces chansons à la Vierge qui devinrent bientôt une sorte de
+poésie officielle. En effet Guiraut Riquier mourut dans les dernières
+années du XIIIe siècle. Un quart de siècle plus tard (1323) sept
+bourgeois de Toulouse, avec autant de zèle que de naïveté, cherchèrent à
+rallumer le flambeau éteint. Ils fondèrent une Académie, instituèrent
+des concours (qui vivent encore aujourd'hui) et établirent un code
+poétique; en souvenir de l'ancien temps il fut appelé les «Lois
+d'amour». Mais les anciens dieux étaient bien morts et la nuit avait
+définitivement succédé au crépuscule.
+
+La nouvelle École malgré son titre de Consistoire de la Gaie-Science ou
+Gai-Savoir eut des tendances exclusivement morales et religieuses. Le
+culte de la femme qui avait fait la gloire de la poésie des troubadours
+y devint le culte de la Vierge. Mais ces chansons à la Vierge avaient
+donné--avec Guiraut Riquier et ses contemporains--la mesure de la grâce
+et du charme qu'on y pouvait atteindre. Les thèmes de la lyrique
+religieuse ne présentaient pas en effet la même variété que ceux de la
+lyrique profane. La monotonie était facile à prévoir; elle caractérise
+toute cette poésie du XIVe et du XVe siècle. Les mainteneurs--ainsi se
+nommaient les fondateurs de la nouvelle école--avaient pris soin
+d'exclure à l'avance tout ce qui pouvait la rompre. Ils n'admirent
+d'autres genres que ceux qu'on avait déjà traités et où depuis longtemps
+toute sève était morte. Leur poésie ne fut qu'une poésie de forme,
+essentiellement académique. On renchérit sur les difficultés métriques
+que les troubadours avaient léguées, on leur emprunta leurs plus graves
+défauts, les choses caduques: la rime difficile et recherchée, le style
+obscur, et de tout cela sortit une poésie correcte, parfois élégante,
+mais, artificielle, très froide et très monotone.
+
+Ceux-là s'en aperçurent qui demandèrent à la nouvelle école des modèles
+et des règles. La littérature catalane doit à l'imitation de l'école
+toulousaine la plupart de ses défauts. Les destinées de cette
+littérature sont semblables à celle de l'école poétique qu'elle imite,
+et à laquelle elle emprunte son code. La poésie religieuse y fleurit, la
+recherche et la préciosité y règnent. Elle est, elle aussi, une
+littérature académique qui se prolonge sans éclat pendant plusieurs
+siècles.
+
+L'éloge continuel de la Vierge amena une étrange confusion et créa une
+légende qui encore aujourd'hui a la vie tenace. On appliqua à la mère de
+Dieu toutes les métaphores que contiennent les litanies et les hymnes à
+la Vierge. La mère du Christ était la Vierge Clémente, miséricordieuse,
+chargée d'intercéder pour les pécheurs auprès de son fils; elle devint
+la Clémence personnifiée. Au XVe siècle on supposa qu'il avait existé
+une illustre famille toulousaine du nom d'Isaure, on fit remonter à un
+membre de cette famille l'honneur d'avoir fondé les «Jeux Floraux» et le
+mythe de Clémence Isaure (qui ressemble étrangement à une mystification)
+fut créé.
+
+Nous n'avons pas à poursuivre l'histoire de cette poésie dans les temps
+modernes. On sait avec quel éclat Mistral et son école l'ont fait
+revivre alors qu'on la croyait morte pour toujours. Sans doute les
+conditions sociales, politiques et autres ne sont plus les mêmes qu'au
+temps de Guillaume de Poitiers ou de Bertran de Born; elles ne sont pas
+cependant telles que la poésie provençale, dont le siècle précédent a vu
+la renaissance, ne puisse vivre glorieusement, si elle continue à se
+conformer au précepte exprimé avec autant de simplicité que de force par
+l'auteur de _Mireille_: «Nous ne chantons que pour vous autres, ô pâtres
+et paysans.» Laissons de côté ce que l'expression a d'exagéré; les plus
+délicats se sont laissé prendre depuis longtemps au charme de cette
+poésie nouvelle; mais c'est bien en revenant à la vérité et à la
+sincérité, que Jasmin, Mistral, Aubanel, Roumanille et Félix Gras, pour
+ne citer que les plus grands, ont retrouvé les sources de la vraie
+poésie. Il appartient à leurs successeurs, «à ceux qui aiment la gloire
+et qui ont le coeur vaillant», de s'inspirer du même principe, s'ils
+veulent empêcher la nouvelle poésie de mourir prématurément, comme est
+morte l'ancienne. La «Croisade contre les Albigeois» n'aurait peut-être
+pas suffi à tuer la poésie des troubadours, si elle n'était devenue de
+bonne heure une poésie trop conventionnelle. La convention et l'artifice
+peuvent donner l'illusion de la vie; ils ne la remplacent pas.
+
+Mais il est temps de revenir en arrière pour jeter un coup d'oeil
+définitif sur le passé. On peut se rendre compte maintenant de la place
+qu'occupe dans l'histoire des littératures romanes la poésie des
+troubadours. Elle a fourni des modèles à la plupart d'entre elles; elle
+a été une mère féconde, et elle a le droit d'être fière de ses enfants.
+C'est la France du Midi qui a enseigné à ces littératures naissantes à
+exprimer sous une forme artistique les sentiments les plus doux les
+affections les plus chères qui aient fait battre le coeur des hommes. La
+France du Nord leur a enseigné en même temps les chansons et les
+fanfares guerrières, dont les échos ont retenti si longtemps dans les
+romans d'aventure qui se rattachent à nos chansons de geste. L'épopée
+française a été imitée dans les pays scandinaves et dans la lointaine
+Islande, comme la poésie des troubadours en Portugal et en Sicile.
+
+C'est au mélange de ces deux influences que le moyen âge français doit
+l'hégémonie intellectuelle qu'il a exercée sur les pays germaniques
+aussi bien que sur les pays romans. Cette conquête du monde par la
+poésie est un des plus beaux titres de gloire du moyen âge français. Les
+deux parties dont l'union intime et harmonieuse forme la France y ont eu
+une part égale. Étudier l'une ou l'autre de ces deux influences, c'est
+contribuer à honorer, comme l'a dit un grand-maître, Gaston Paris, la
+«vieille patrie qui depuis plus de mille ans a excité tant d'amour,
+mérité tant de sacrifices et animé tant d'âmes de son génie et de son
+coeur».
+
+
+
+
+BIBLIOGRAPHIE ET NOTES
+
+
+BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE
+
+1. =Dictionnaires.=--F. Raynouard, _Lexique roman_, 6 vol. Paris,
+1838-1844.
+
+E. Levy, _Provenzalisches Supplement-Woerterbuch_, Leipzig, 1894 et
+années suivantes. Ce complément magistral de l'oeuvre de Raynouard
+comprendra environ six volumes grand in-8; cinq ont déjà paru ainsi que
+le premier fascicule du tome VI (jusqu'au mot _Past_).
+
+Pour paraître à la fin de 1908: Emil Levy, _Petit dictionnaire
+provençal-français_, Heidelberg, G. Winter.
+
+J.-B.-B. Roquefort, _Glossaire de la langue romane_, 3 vol. Paris,
+1808-1820.
+
+[De Rochegude] _Essai d'un glossaire occitanien pour servir à
+l'intelligence des poésies des troubadours._ Toulouse, 1819.
+
+2. =Grammaires.=--Raynouard, _Grammaire de la langue romane_ (Tome I du
+_Choix_) Cf. _Résumé de la grammaire romane_ (Tome I du _Lexique_).
+
+F. Diez, _Grammaire des langues romanes_, traduction Gaston Paris, A.
+Brachet, Morel-Fatio, Paris, 1873-1876, 3 vol.
+
+W. Meyer-Lübke, _Grammaire des langues romanes_, traduction Rabiet et
+Doutrepont, 4 vol. Paris, 1889-1905.
+
+C.-H. Grandgent, _An outline of the Phonology and Morphology of old
+provençal_. Boston, 1905. (Ne contient que la phonétique et la
+morphologie; pour la syntaxe se reporter à Diez ou à Meyer-Lübke.)
+
+H. Suchier, _Die französische und provenzalische Sprache_, dans Groeber,
+_Grundriss der romanischen Philologie_, 3 vol. Strasbourg, 1888-1902. La
+partie traitée par H. Suchier a été traduite en français sous le titre
+suivant: H. Suchier, _Le français et le provençal_, trad. par Ph. Monet,
+Paris, 1891. D'autre part une nouvelle édition du tome I du _Grundiss_
+de Groeber vient de paraître (1906).
+
+Voir aussi l'excellente introduction grammaticale au _Manualetto
+provenzale_, de M. Crescini, et les précis plus sommaires des
+_Chrestomathies provençales_ de Bartsch (le tableau des formes a été
+supprimé dans la dernière édition donnée par Koschwitz) et de M. C.
+Appel.
+
+Enfin citons en dernier lieu un autre excellent manuel:
+l'_Altprovenzalisches Elementarbuch_, par O. Schultz-Gora, Heidelberg,
+1906.
+
+3. =Textes.=--=A. Collections.=--_Le Parnasse occitanien, ou Choix de
+poésies originales des Troubadours_ [par de Rochegude], Toulouse, 1819.
+
+F. Raynouard, _Choix des poésies originales des Troubadours_, 6 vol.
+Paris, 1816-1821.
+
+C.-A.-F. Mahn, _Die Werke der Troubadours_, 4 vol. Berlin, 1846-1853.
+
+Id., _Gedichte der Troubadours_, 4 vol. Berlin, 1856-1873.
+
+=B. Chrestomathies.=--K. Bartsch, _Chrestomathie provençale_, 6e édition
+(publiée par Koschwitz), 1904. Nos citations sont faites d'après la 4e
+édition.
+
+C. Appel, _Provenzalische Chrestomathie_, 3e édition, 1907. Nos
+citations sont faites d'après la première édition.
+
+V. Crescini, _Manualetto provenzale_, 2e édition, 1905.
+
+=C. Éditions.=--Il existe des éditions complètes de plusieurs
+troubadours. Nous nous contentons d'énumérer les plus importantes.
+
+_Poésies de Guillaume IX_, par A. Jeanroy, Paris-Toulouse, 1905.
+
+_Le troubadour Cercamon_, par le Dr Dejeanne, Paris-Toulouse.
+
+U.-A. Canello, _La vita e le opere del trovatore Arnaldo Daniello_,
+Halle, 1883.
+
+Bertran de Born a été édité plusieurs fois (éd. A. Stimming, 2e éd.,
+1892, éd. A. Thomas, Toulouse, 1888).
+
+A. Kolsen, _Giraut de Bornelh_ (tome I, fasc. 1, Halle, 1907).
+
+Une édition de Bernard de Ventadour, par M. C. Appel, est en
+préparation. Une édition de _Marcabrun_ par le Dr Dejeanne va paraître
+incessamment.
+
+K. Bartsch, _Die Lieder Peire Vidal's_, Berlin, 1857.
+
+Plusieurs éditions de troubadours ont été publiées dans la _Bibliothèque
+méridionale_ (Toulouse); ce sont: _Bertran de Born_ (éd. A. Thomas, cf.
+supra), _Montanhagol_ (éd. Coulet); _Bertran d'Alamanon_ (éd. Salverda
+de Grave); _Elias de Barjols_ (éd. Stronski). D'autres ont été publiées
+dans la _Romanisch Bibliotheke_ (Leipzig): _Sordel_ (éd. de Lollis),
+_Folquet de Romans_ (éd. Zenker), ou dans l'_Altfranzösische Bibliothek_
+(Heilbronn): _N'At de Mons_, éd. Bernhard. Cf. encore les éditions de
+_Peire d'Alvergne_, par R. Zenker (Erlangen, 1900), de _Guillem
+Figueira_, par E. Levy (Thèse de Berlin, 1880), de _Peire Rogier_, par
+C. Appel (Berlin, 1892), de _Pons de Capduelh_, par Napolski, etc.
+
+=D. Manuscrits.=--Le travail capital sur les manuscrits des troubadours
+est celui de M. Groeber, _Die Liedersammlungen der Troubadours_,
+Strasbourg, 1877 (_Romanische Studien_, IX).
+
+=4.= =Histoire littéraire.=--[Millot] _Histoire littéraire des
+troubadours_, 3 vol. Paris, 1774. (D'après les manuscrits de
+Sainte-Palaye).
+
+F. Diez, _Leben und Werke der Troubadours_, 2e édition, revue par K.
+Bartsch, Leipzig, 1882. La 1re édition avait été traduite en français
+par de Roisin.
+
+F. Diez, _Die Poesie der Troubadours_, 2e édition, revue par K. Bartsch,
+Leipzig, 1883.
+
+C. Fauriel, _Histoire de la poésie provençale_, 3 vol. Paris, 1846.
+Ouvrage vieilli, mais contenant d'excellents chapitres sur la poésie
+«lyrique» des troubadours.
+
+K. Bartsch, _Grundriss zur Geschichte der provenzalischen Literatur_,
+Elberfeld, 1872. La première partie (p. 1-95) contient un aperçu de
+l'histoire de la littérature provençale, des renseignements sur les
+manuscrits, sur les éditions, etc. La deuxième comprend la liste
+alphabétique des troubadours, avec l'indication du premier vers de
+chacune de leurs poésies _lyriques_. C'est d'après cette liste que se
+font ordinairement les citations dans les études littéraires: ainsi
+_Gr._, 101, 2, renvoie à la deuxième poésie lyrique (ordre alphabétique)
+de _Bonifaci Calvo_ qui porte le numéro _101_ dans le _Grundriss_ de
+Bartsch. Une nouvelle édition de cet indispensable instrument de travail
+est en préparation et paraîtra sans doute bientôt.
+
+C. Chabaneau, _Les Biographies des Troubadours_, Toulouse, 1885; fait
+partie de l'_Histoire générale de Languedoc_ (tome X). A la suite des
+biographies vient une liste des troubadours contenant non seulement
+l'indication de leurs poésies lyriques, mais de leurs autres
+compositions, et d'abondantes et précieuses notes biographiques,
+renvois, rapprochements, etc.
+
+A. Stimming, _Provenzalische Litteratur_, dans le _Grundriss_ de
+Groeber, tome II, 2e partie.
+
+A. Jeanroy, _La poésie provençale du Moyen Age_ (_Revue des Deux
+Mondes_, 1899 et suiv.).
+
+A. Restori, _Letteratura provenzale_, Milan, 1891 (Manuali Hoepli)
+Excellent petit manuel, traduit en français par A. Martel.
+
+A. Jeanroy, _Les Origines de la Poésie lyrique en France_, 2e édition,
+Paris, 1904.
+
+A. Pätzold, _Die individuellen Eigenthümlichkeiten einiger
+hervorragender Trobadors im Minneliede_, Marbourg, 1897 (Excellent par
+les innombrables citations qu'il renferme).
+
+Ou peut citer encore les chapitres consacrés aux troubadours dans
+l'_Esquisse historique de la littérature française au Moyen âge_ de
+Gaston Paris, dans les histoires de la littérature française de MM.
+Lintilhac et Lanson et dans la _Geschichte der franzoesischen
+Litteratur_ de MM. Suchier et Birch-Hirschfeld.
+
+M. V. Crescini, professeur à l'Université de Padoue, prépare une
+_Histoire de la littérature provençale_.
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+1. Roger, _L'enseignement des lettres classiques, d'Ausone à Alcuin_,
+Paris, 1905.
+
+2. Kiener, _Verfassungsgeschichte der Provence seit der
+Ostgothenherrschaft bis zur Errichtung der Konsulate_ (510-1200).
+Leipzig, 1900, p. 48.
+
+3. Les limites approximatives du _franco-provençal_ sont données d'après
+la première carte du _Grundriss_ de Groeber, t. I.
+
+4. Cette langue s'appela d'abord langue _romane_, puis prit le nom de
+_limousine_; la dénomination de _provençal_ date du XIIIe siècle:
+c'était, dans ce sens, la langue de la «Province» comprenant à peu près
+tout le Sud de la France.
+
+5. M. Chabaneau, en classant par province d'origine les troubadours dont
+il existe une biographie (111, un quart environ du chiffre total) donne
+pour l'Aquitaine quarante-un noms: parmi eux Guillaume de Poitiers, les
+troubadours gascons Cercamon et Marcabrun, Jaufre Rudel et Rigaut de
+Barbezieux (Saintonge), Arnaut de Mareuil, Arnaut Daniel, Giraut de
+Bornelh, Bertran de Born, etc. L'Auvergne et le Velay ont douze
+troubadours avec biographie: parmi eux Peire d'Auvergne, Peire Rogier,
+Peirol, Peire Cardenal. Le Languedoc en a dix-huit, parmi lesquels les
+Toulousains Peire Vidal et Aimeric de Péguillan, Raimon de Miraval,
+Guiraut Riquier. Enfin la Provence et le Viennois présentent vingt-huit
+noms; les principaux sont ceux de Raimbaut d'Orange, de la comtesse de
+Die, Folquet de Marseille, Raimbaut de Vaquières, Folquet de Romans,
+etc. Quoique cette liste ne comprenne qu'un quart des troubadours (et
+que, par conséquent, la classification soit incomplète) il faut
+remarquer que parmi ces troubadours se trouvent les plus illustres.
+
+6. Sur les genres populaires dans l'ancienne poésie provençale, cf.
+Ludwig Roemer. _Die volksthümlichen Dichtungsarten der
+altprovenzalischen Lyrik_, Marbourg, 1884, et Jeanroy, _Origines de la
+poésie lyrique en France_.
+
+7. Sur la métrique des troubadours cf. P. Maus, _Peire Cardenal's
+Strophenbau_, Marbourg, 1884.
+
+8. Le poème de _Sainte Foy_ d'Agen a été publié par M. Leite de
+Vasconcellos dans la _Romania_, XXXI (1902), p. 177 et suiv.
+
+9. Cf. Jeanroy, _Origines_, 1re partie, chap. I.
+
+
+CHAPITRE II
+
+Voir pour tout ce chapitre les _Biographies des Troubadours_, par M. C.
+Chabaneau (_Histoire générale de Languedoc_, éd. Privat, tome X).
+
+1. Cf. en particulier Chabaneau, _Notes sur quelques manuscrits
+provençaux égarés ou perdus_, Paris, 1886.
+
+2. Paul Meyer, _Les derniers Troubadours de la Provence_, Paris, 1871.
+
+3. G. Bertoni, _I trovatori minori di Genova_, Dresde, 1903. Id., _Nuove
+rime di Sordello di Goïto_, Turin, 1901 (Extrait du _Giornale Storico
+della letteratura italiana_).
+
+4. Cf. A. Stimming in Groeber, _Grundriss der romanischen Philologie_,
+II, A, p. 19. Une partie des détails qui suivent est empruntée à cet
+excellent résumé.
+
+5. O. Schultz (-Gora), _Die provenzalischen Dichterinnen_, Leipzig,
+1888.
+
+6. Raimon de Miraval et son épouse Gaudairenca; Hugolin de Forcalquier
+et Blanchemain (A. Stimming, l. s., p. 19).
+
+7. Sur les protecteurs des troubadours, voir Paul Meyer, _Provençal
+language and litterature_, in _Encyclopædia britannica_, et la liste
+dressée par Diez, _Leben und Werke_, 2e éd., p. 497. Cf. aussi Restori,
+_Lett. prov._, p. 77-79.
+
+8. Jean de Nostredame, _Vies des plus célèbres et anciens poètes
+provençaux_, Lyon, 1575. M. Chabaneau préparait depuis de nombreuses
+années une réédition de cet ouvrage. Nous la publierons le plus tôt
+possible. Cf. Chabaneau, _Le Moine des Iles d'or_, =Annales du Midi=,
+1907.
+
+9. Chabaneau, _Biographies des Troubadours_.
+
+10. La duchesse de Normandie était Éléonore d'Aquitaine, petite-fille du
+premier troubadour, Guillaume, comte de Poitiers, épouse divorcée de
+Louis VII depuis 1152. C'est entre 1152 et 1154 que Bernard de Ventadour
+aurait séjourné à sa cour; cf. Diez, _L. W._, p. 25.
+
+11. Cf. sur le châtelain de Coucy, G. Paris, _La Littérature française
+au moyen âge_, § 128, et _Esquisse historique_..., § 135.
+
+12. Sur la légende de Jaufre Rudel, cf. G. Paris, _Jaufre Rudel_, _Rev.
+hist._, t. LIII, p. 225 et suiv.
+
+13. _Histoire littéraire_, XXVII, 723-724.
+
+14. A. Stimming, dans le _Grundriss_ de Groeber, II, B, p. 16.
+
+15. Cf. notre étude sur le dernier troubadour, Guiraut Riquier, p. 122
+et suiv.
+
+16. Le gracieux roman de _Flamenca_, comprenant plus de 8 000 vers, a
+été publié deux fois par M. Paul Meyer, en 1865, et en 1901: le premier
+volume de cette deuxième édition (contenant le texte) a seul paru
+jusqu'ici. Le roman est du XIIIe siècle et il est aussi intéressant pour
+l'histoire littéraire que pour l'histoire de la civilisation.
+
+17. Sur ces _ensenhamens_, cf. notre étude citée plus haut, p. 131. Le
+premier et le plus ancien de ces _ensenhamens_, auquel est empruntée la
+citation qui suit, est de Guiraut de Cabreira, noble catalan
+contemporain de Bertran de Born et de Peire Vidal.
+
+18. La citation est empruntée à l'_ensenhamen_ de Guiraut de Calanson.
+Ce poème a été publié récemment par M. Wilhelm Keller sous le titre
+suivant: _Das Sirventes_ «Fadet Joglar» _des Guiraut von Calanso_,
+Erlangen, 1905. Le texte est accompagné d'un abondant commentaire. La
+«symphonie» était un instrument à vent, ou peut-être un «tambour de
+basque» (Keller, p. 63).
+
+
+CHAPITRE III
+
+1. Leur nom leur vient du mot _trobar_, _trouver_ en parlant de
+l'invention poétique.
+
+Cf. en général, pour ce chapitre, Diez, _Poesie der Troubadours,_ 2e
+édition.
+
+2. Traduction de l'abbé Papon, _Parnasse occitanien_, p. 21.
+
+3. Pétrarque, _Trionfo d'amore_.
+
+4. Cf. Gaston Paris, _Esquisse historique de la littérature française au
+Moyen âge_, p. 159: «ce sont les troubadours de cette école [du _trobar
+clus_] qui, malgré leurs défauts et indirectement, ont créé le style
+moderne».
+
+5. Sur la musique cf. un excellent article de M. A. Restori, dans la
+_Rivista musicale italiana_, vol. II, fasc. 1, 1895. Voir surtout la
+récente publication de M. J.-B. Beck, _Die Melodien der Troubadours_,
+Strasbourg, 1908.
+
+Cf. encore A. Jeanroy, Dejeanne, P. Aubry: _Quatre poésies de
+Marcabrun_, troubadour gascon du XIIe siècle, texte, musique et
+traduction, Paris, 1904.
+
+Les troubadours dont il nous reste le plus d'airs notés sont les
+suivants: Bernard de Ventadour, Folquet de Marseille, Gaucelm Faidit,
+Guiraut Riquier, Peire Vidal, Raimon de Miraval. Le plus grand nombre de
+ces mélodies (les deux tiers) se trouvent dans le manuscrit R (Bibl.
+nat.,_f. fr._, 22543).
+
+6. Ludwig Roemer, _Die volksthümlichen Dichtungsarten_, Marbourg, 1884.
+
+7. Bernard de Ventadour, _Quant erba vertz e fuelha par_ (M. W. I, 11;
+_Gr._, 39); _id., Lo gens temps de pascor_ (M. W. I, 13; _Gr._, 28).
+
+8. Marcabrun, _Pois l'iverns d'ogan es anatz_ (M. W. I, 57).
+
+9. J. Rudel, _Quan lo rius de la fontana_ (M. W. I, 62; _Gr._, 5).
+
+10. Arnaut de Mareuil, _Belh m'es quan lo vens_ (M. W. I, 155; _Gr._,
+10).
+
+11. Peire Rogier, _Tan no plou ni venta_ (M. W. I, 120; _Gr._, 8).
+
+12. Raimbaut d'Orange, _Non chant per auzel ni per flor_ (M. W. I, 77;
+_Gr._, 32).
+
+13. _Sirventés_: la vraie forme provençale est _sirventes_; nous
+l'accentuons pour mieux marquer que l'accent doit porter sur la dernière
+syllabe.
+
+14. Cf. Jeanroy, _Origines_..., p. 45 et suiv. De la _tenson_ on
+distingue le _jeu-parti_ (prov. _partimen_) qui est une variété du genre
+et où les interlocuteurs choisissent entre deux propositions contraires;
+nous employons le mot de _tenson_ qui est le terme le plus général.
+
+Sur la question de savoir si les tensons appartiennent à des auteurs
+différents, cf. Diez, _Poesie der Troubadours_, p. 165. Pour les sujets
+des tensons cf. _ibid._, p. 169. Voici quelques autres exemples: quel
+est l'homme le plus amoureux, celui qui ne peut résister au désir de
+parler constamment de la dame qu'il aime ou celui qui y pense en
+silence? Un amoureux qui est heureux dans son amour doit-il préférer
+être l'amant ou le mari de sa dame?
+
+15. Pour les tensons avec un personnage imaginaire, cf. Jeanroy,
+_Origines_..., p. 54, note 1: on a des tensons du Moine de Montaudon
+avec Dieu, de Peirol avec Amour, de Raimon Béranger et Bertran Carbonel
+avec leur cheval, de Lanfranc Cigala avec son coeur et son savoir.
+
+16. Les deux tensons qui suivent sont de Guiraut Riquier.
+
+17. Une des études les plus récentes sur la pastourelle est celle de M.
+A. Pillet, _Studien zur Pastourelle_, Breslau, 1902 (extrait de la
+_Festschrift zum zehnten deutschen Neuphilologentag_).
+
+18. Traduction de M. A. Jeanroy, _Origines_, p. 31.
+
+19. _Ibid._, p. 80.
+
+20. Le plus récent travail sur l'_aube bilingue du Vatican_ (ainsi
+nommée du manuscrit qui la contient) est dû au Dr Dejeanne dans les
+_Mélanges Chabaneau_: on trouvera dans cet article la bibliographie du
+sujet.
+
+21. Il n'y a qu'un exemple de _serena_; dans Guiraut Riquier; il faut y
+voir sans doute une invention du poète et non une imitation d'un genre
+populaire.
+
+22. Le _descort_ de Raimbaut de Vaquières est composé de six strophes:
+la première en provençal, la seconde en italien (génois), la troisième
+en français, la quatrième en gascon, la cinquième probablement en
+portugais (Cf. sur le dernier point Carolina Michaelis de Vasconcellos,
+dans le _Grundriss_ de Groeber, II, B, p. 173, Rem. 1).
+
+
+CHAPITRE IV
+
+1. Une partie des pages qui suivent ont paru en article dans le _Mercure
+de France_, juin 1906.
+
+2. Cf. _Poésies de Guillaume IX, comte de Poitiers_, éd. Jeanroy, Paris,
+1905.
+
+3. Sur le «vasselage amoureux», cf. un excellent article de M. E.
+Wechssler, _Frauendienst und Vassalität_, dans _Zeitschrift für
+französische Sprache und Litteratur_, XXIV, 1, 159-190.
+
+4. Cf. Diez, _Poesie der Troubadours_, p. 128, 129, etc.
+
+5. A. Restori, _Lett. prov._, p. 52.
+
+6. Diez, _Poesie der Troubadours_, p. 127.
+
+7. Traduction de Raynouard, _Des Troubadours et des Cours d'amour_, p.
+XXII, XXVI.
+
+8. Cf. P. Vidal: «le présent d'un simple cordon que m'a accordé la belle
+Raimbaud me rend plus riche à mes yeux que le roi Richard lui-même avec
+Poitiers, Tours et Angers». Cf. encore de Guillaume de Saint-Didier:
+«cependant elle pourrait me rendre heureux, si elle m'accordait
+seulement l'un des cheveux qui tombent sur son manteau, ou l'un des fils
+qui composent son gant». Cité par Raynouard, _Des Troubadours et des
+Cours d'amour_, p. XIV.
+
+9. Diez, _Poesie der Troubadours_, p. 135.
+
+10. Mahn, _Gedichte_, nº 737. La deuxième citation est tirée du nº 344.
+
+11. Sur Rigaut de Barbezieux, cf. l'article que nous venons de publier
+dans la _Revue d'Aunis et de Saintonge_, juillet 1908. On y trouvera sa
+romanesque biographie.
+
+12. Cette allusion aux habitudes de la tigresse se retrouve dans un
+Bestiaire provençal, recueil de légendes ayant trait aux animaux. Quand
+les chasseurs ont enlevé les petits de la tigresse, ils placent des
+miroirs sur le sol; la tigresse s'y mire et oublie sa douleur.
+
+13. Raynouard, _Des Troubadours et des Cours d'amour_, Paris, 1817.
+
+La question a été reprise depuis par Diez (_Ueber die Minnehöfe_,
+Berlin, 1825), Pio Rajna (_Le Corti d'Amore_, Milan, 1890), V. Crescini
+(_Per la questione delle Corti d'Amore_, Padoue, 1891).
+
+
+CHAPITRE V
+
+1. Sur Cercamon, cf. l'édition du Dr Dejeanne, Toulouse-Paris, 1905.
+Cercamon fait allusion une fois au Poitou (V) et il a écrit un _planh_
+sur la mort de Guillaume X, comte de Poitiers. Ces détails nous
+paraissent avoir quelque importance pour l'étude de l'influence qu'a pu
+exercer l'oeuvre du premier troubadour Guillaume IX.
+
+2. Marcabrun fut un satirique si violent que, si l'on en croit son
+biographe, les châtelains de Guyenne, dont il avait dit beaucoup de mal,
+le firent mettre à mort.
+
+3. Pierre d'Auvergne, ap. Diez, _L. W._, p. 43. Cf. l'édition de Pierre
+d'Auvergne par M. Zenker, p. 190-191. Pour la suite cf. Diez, _ibid._,
+p. 44.
+
+4. Sur Jaufre Rudel, cf. Gaston Paris, _Rev. hist._ (cf. supra chap.
+II), Carducci, _Jaufre Rudel_, _poesia antica e moderna_, 1888,
+Savj-Lopez, _Mistica profana_ (in _Trovatori e poeti_).
+
+5. Appel, _Prov. Chr._, p. 55.
+
+6. M. C. Appel, in _Archiv für das Studium der neueren Sprachen_, tome
+CVII.
+
+7. «Depuis que nous étions enfants...» C'est l'âge aussi où Dante
+commença à aimer Béatrice.
+
+8. M. W., I, p. 19.
+
+9. M. W., p. 20.
+
+10. Texte de Mahn, _Gedichte der Troubadours_, nº 707.
+
+11. Marcabrun aussi aurait visité l'Angleterre, cf. G. Paris, _Esquisse
+historique_, § 86.
+
+12. M. W., p. 23.
+
+13. Sur les nombreuses allusions aux _médisants_ (_lauzengiers_) cf.
+Pätzold, _Die individuellen Eigenthümlichkeiten einiger hervorragender
+Trobadors_, § 79.
+
+14. M. W. I, 21. A propos de la «joie» il est bon de rappeler avec M.
+Jeanroy (éd. de Guillaume de Poitiers, p. 19) que «l'espèce d'exaltation
+mystique qui a pour cause et pour objet à la fois la femme aimée et
+l'amour lui-même était... désignée sous le nom de _joi_».
+
+15. Geoffroy de Vigeois, ap. Diez, _L. W._, p. 322.
+
+16. Sur les troubadours à la cour du comte de Toulouse, cf. Paul Meyer,
+in _Histoire générale de Languedoc_, tome X.
+
+17. Sur les troubadours à Narbonne, cf. notre article dans les _Mélanges
+Chabaneau_, p. 737-750.
+
+18. M. W. I, 30.
+
+19. Carducci, _Un poeta d'amore del secolo XII_, =Nuova Antologia=,
+XXV-XXVI.
+
+20. M. W., I, 33.
+
+21. M. W., I, 36.
+
+
+CHAPITRE VI
+
+1. M. W. I, 184.
+
+2. M. W. I, 151 et suiv.
+
+3. On peut rapprocher de cette description un passage d'une poésie
+lyrique d'Arnaut de Mareuil (M. W. I, p. 156). «Elle est plus blanche
+qu'Hélène, plus belle qu'une fleur naissante, pleine de courtoisie; de
+ses dents blanches ne sortent que des mots sincères, son coeur est franc
+sans mauvaises pensées, sa couleur est fraîche et ses cheveux blonds;
+que Dieu la garde, car jamais je n'en vis de plus belle.»
+
+4. Les oeuvres de Giraut de Bornelh ont commencé à paraître en édition
+critique avec traduction (allemande) sous le titre suivant: _Saemtliche
+Lieder des Trobadors Guiraut de Bornelh_, von Adolf Kolsen (tome I,
+fasc. 1), Halle, 1907.
+
+5. Ed. Kolsen, nº 1.
+
+6. _Id._, nº 19.
+
+7. _Id._, nº 21.
+
+8. _Id._, nº 2.
+
+9. Dante, _De vulg. Eloq._, II, 2 et 6. «Bertran de Born, dit Dante, a
+chanté les armes, Arnaut Daniel l'amour, Giraut de Bornelh la droiture,
+l'honnêteté (_honestum_) et la vertu», _De vulg. Eloq._, II, 2.
+
+10. M. W. I, 186.
+
+11. M. W. I, 201.
+
+12. Tenson de Linhaure et de Giraut de Bornelh, Appel, _Prov. Chr._, p.
+87. Cf. aussi dans l'édition Kolsen les numéros 4 et 20. Nous empruntons
+au premier des deux le couplet suivant: «Je pourrais écrire (une
+chanson) plus obscure; mais la poésie n'a sa valeur que si tout le monde
+la comprend; pour moi, quoi qu'on en puisse penser, je suis heureux
+quand j'entends dire qu'on chante ma chanson d'une voix sombre ou claire
+et quand j'apprends qu'on la chante à la fontaine.» L'autre chanson
+débute ainsi: «Je ferais, si j'avais assez de talent, une chansonnette
+assez claire pour que mon petit-fils la comprît et que tout le monde y
+prît plaisir.» Ce sont là de véritables manifestes littéraires contre
+les théories du _trobar clus_. Ce ne sont pas les seuls d'ailleurs dans
+la littérature provençale. Cf. la pièce de Pierre d'Auvergne, _Sobre'l
+vieilh trobar e'l novel_ et le commentaire qu'en a donné M. J. Coulet
+dans les _Mélanges Chabaneau_, p. 777 et suiv.
+
+13. _Purgatoire_, ch. XXVI. Le chant se termine par huit vers provençaux
+que Dante met dans la bouche d'Arnaut Daniel. Celui-ci se trouve avec
+Guido Guinicelli parmi le troupeau de ceux qui n'ont pas observé, dans
+la satisfaction de leurs appétits charnels, l'_umana legge Seguendo come
+bestie l'appetito_. Dante cite plusieurs fois encore Arnaut Daniel dans
+le _De vulgari Eloquentia_; il y déclare en particulier qu'il a emprunté
+au poète limousin la sextine. Cf. Diez, _L. W._, p. 282.
+
+14. Cf. Diez, _L. W._, p. 285.
+
+15. Le Moine de Montaudon lui reproche de n'avoir composé dans sa vie
+que deux mauvais vers, auxquels personne ne comprend rien; Diez, _L.
+W._, p. 283.
+
+16. Mahn, _Gedichte der Troubadours_, nº 427.
+
+17. Voir pour tout ce qui suit A. Thomas, _Poésies complètes de Bertran
+de Born_, introduction. Le _rôle historique de Bertran de Born_ a été
+étudié par M. Clédat, Paris, 1879. Bertran de Born est un des rares
+troubadours qui aient eu l'honneur de plusieurs éditions (Ed. A.
+Stimming [deux], éd. A. Thomas).
+
+18. Thomas, _loc. sign._, p. xv.
+
+19. La fille de Henri II, Mathilde, était mariée avec Henri, duc de
+Saxe; aussi B. de Born l'appelle-t-il une fois la _Saissa_ (la Saxonne).
+
+20. On a émis des doutes sur l'authenticité de cette pièce. Plusieurs
+manuscrits l'attribuent à d'autres troubadours que Bertran de Born. La
+pièce est composée sur les mêmes rimes qu'une pièce de Giraut de
+Bornelh. Ce qu'il y a de certain c'est que un ou deux couplets sont
+interpolés; mais nous croyons que ce brillant morceau de poésie est bien
+de Bertran de Born.
+
+
+CHAPITRE VII
+
+1. M. W. I, 77. _Non chant per auzel ni per flor_
+
+2. M. W. I, 70 et I, 67.
+
+3. Cf. l'ouvrage déjà cité de O. Schultz, _Die prov. Dichterinnen_, et
+Sernin Santy, _La Comtesse de Die_.
+
+4. M. W. I, 87. _Ab joi et ab joven m'apais._
+
+5. M. W. I, 88.
+
+6. M. W. I, 80. _A chantar m'er de so qu'ieu no volria._
+
+7. Sur Pierre d'Auvergne, cf. Zenker, _Die Lieder Peires von Auvergne_,
+Erlangen, 1900.
+
+8. «Au delà des montagnes», c'est-à-dire au delà des Pyrénées; Marcabrun
+y avait été avant lui, cf. Zenker, p. 19.
+
+9. C'est la poésie célèbre _Chantarai d'aquestz Trobadors_, Zenker, nº
+XII. Un troubadour postérieur, le Moine de Montaudon, a imité cette
+satire.
+
+10. Roderic de Tolède, ap. Zenker, p. 26.
+
+11. Ed. Zenker, nº IX. Sur «les oiseaux dans la poésie et dans la
+légende» cf. un article de M. Savj-Lopez, dans _Trovatori et Poeti_, p.
+245. Un troubadour postérieur, Arnaut de Carcassés, a composé une
+nouvelle où un perroquet joue le principal rôle; pour faciliter un
+rendez-vous d'amour entre son seigneur et une châtelaine il met le feu à
+la tour du château: pendant le désordre et le tumulte qui s'ensuivent
+l'entrevue a lieu. Le «perroquet» d'Arnaut de Carcassés est d'une
+éloquence insinuante et surtout d'une merveilleuse activité. Cette
+nouvelle est d'ailleurs l'_Ecole des Maris_. L'auteur l'a écrite pour
+«reprendre les maris qui veulent surveiller leurs femmes et pour les
+avertir que la meilleure précaution est de leur laisser la liberté». Cf.
+Bartsch, _Chr._, c. 259 et suiv. Sur les oiseaux messagers d'amour dans
+la poésie populaire cf. Savj-Lopez, _op. laud._
+
+12. M. W. I, 224, Rayn., _Ch._, III, 318. _Parn. occ._, 181.
+
+13. M. W. I, 224, Rayn., _Ch._, III, 321.
+
+14. M. W. I, 226, Rayn., III, 324. _Parn. occ._, 185.
+
+15. _Parn. occ._, 187. Gauvain est le neveu d'Arthur dans les légendes
+bretonnes. Sur les légendes épiques chez les troubadours voir
+Birch-Hirschfeld, _Ueber die den provenzalischen Troubadours bekannten
+epischen Stoffe_, Halle, 1878. L'ouvrage est incomplet, mais il n'a pas
+été remplacé.
+
+16.
+
+ Per ma vida gandir
+ M'en anei en Ongria
+ Al bon rei N' Aimeric
+ On trobei bon abric. Raynouard, _Ch._, V, 342.
+
+17. Sur Folquet de Marseille, cf. Hugo Pratsch, _Biographie des
+Troubadours, Folquet von Marseille_, Berlin, 1878.
+
+18. Dante, _Par._, ch. IX, v. 88 et suiv. La ville dont il s'agit dans
+le dernier vers est Marseille; Dante fait allusion au siège qu'elle
+soutint contre Brutus.
+
+19. M. W. I, 319.
+
+20. «Guillaume VIII [seigneur de Montpellier] avait épousé depuis
+Eudoxe, fille de Manuel Comnène.» _Hist. gén. Lang._, éd. Privat, VI, p.
+61. La source de cette indication est dans la Chronique de Jaime Ier
+d'Aragon (ch. 1) qui ne donne pas d'ailleurs le nom de la princesse. Ce
+nom est donné par un compilateur moderne, Gariel, _Series praesulum
+Magalonensium_, 2e édit., p. 279: et l'authenticité de la chronique est
+douteuse (Cf. Morel-Fatio, Groeber, _Grundriss_, II, 2, p. 118). Nous
+ajouterons qu'un de nos collègues, qui s'occupe d'histoire byzantine, ne
+croit pas à l'existence d'Eudoxie ou Eudoxe: la seule fille de Manuel
+Comnène a été mariée au marquis de Montferrat.
+
+21. M. W. I, 324.
+
+22. La _Chanson de la Croisade contre les Albigeois_ a été éditée deux
+fois, d'abord par Fauriel, puis par M. Paul Meyer, 2 vol. Paris, 1875.
+Le passage cité commence au vers 3320. Ajoutons que l'identification de
+Folquet de Marseille avec Folquet, évêque de Toulouse, a été contestée;
+mais il semble que ce soit à tort.
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+1. Cf. Lea, _Histoire de l'Inquisition_, trad. fr., Paris, 3 vol.
+
+2. Cf. pour une partie de ce qui suit A. Luchaire, _Innocent III, la
+croisade contre les Albigeois_, Paris, 1905.
+
+3. Luchaire, _loc. sign._, p. 182.
+
+4. Aimeric de Pégulhan, _Gr._, 34, _Parn. occit._, p. 171.
+
+5. Sur Raimon de Miraval, cf. P. Andraud, _La vie et l'oeuvre du
+troubadour Raimon de Miraval_, Paris, 1902.
+
+6. Bernard Sicard de Marvejols, Raynouard, _Choix_, IV, 191.
+
+7. Peire Cardenal, _Gr._, 30; Appel, _Prov. Chr._, nº 78.
+
+8. Bartsch, _Chr. Prov._, col. 174.
+
+9. _Parn. occ._ p. 306.
+
+10. Mahn, _Gedichte_, nº 1 248.
+
+11. Raynouard, _Lexique roman_, I, 448.
+
+12. _Parn. occit._, 313.
+
+13. _Ibid._, 312.
+
+14. _Ibid._, 321.
+
+15. _Ibid._, 310.
+
+16. _Ibid._, 309. Cf. dans la même pièce la strophe suivante:
+«Maintenant est venue de France l'habitude de ne convier que ceux qui
+ont abondance de blé ou de vin». Sur Simon de Montfort, cf. la pièce
+_Per fols tenc..._ str. 2 (_Parn. occ._, p. 311).
+
+17. Clercs et Français sont attaqués ensemble dans une strophe de la
+pièce _Tartarasso ni voutour_ (_Parn. occ._, p. 320). Mêmes attaques
+dans une poésie de Guillaume Anelier de Toulouse, Raynouard, L. R., 481.
+
+18. Appel, _Prov. Chr._, p. 113.
+
+19. Mahn, _Gedichte_, nº 975.
+
+20. Raynouard, _Choix_, IV, 337.
+
+21. Mahn, _Gedichte_, nº 1 233.
+
+22. _Ibid._, nº 1 228.
+
+23. Bartsch, _Chr. prov._, col. 173.
+
+24. _Parn. occit._, p. 324; cf. aussi Appel, _Prov. Chr._, nº 79.
+Cardenal appelle son poème un _estribot_, mot assez rare désignant un
+genre peu connu. Cf. encore Raimbaut d'Orange dans la pièce: _Escotatz_.
+
+25. Cf. cependant la satire de la papauté et des hauts prélats dans la
+_Geste_ de Peire Cardenal (_Car motz homes fan vers_), sorte de poème
+satirique où il s'attaque à toute la société, du pape aux paysans.
+
+26. Sur Guillem Figueira, cf. l'édition de ce troubadour par Emil Levy,
+Berlin, 1880.
+
+27. Crescini, _Manualetto_, p. 327. La pièce se compose de vingt-trois
+strophes.
+
+28. Raynouard, _Choix_, IV, 319.
+
+
+CHAPITRE IX
+
+Voir sur la poésie religieuse chez les troubadours un excellent article
+de M. Lowinsky, publié dans la _Zeitschrift für französische Sprache und
+Litteratur_, 1898, XX, p. 163 et suiv.
+
+1. Parmi les poésies érotiques des troubadours, il faudrait citer
+quelques poésies de Guillaume de Poitiers, une d'Arnaut Daniel, quelques
+chansons de Daude de Prades, chanoine de Maguelone, les tensons
+grossières de Montan et de sa dame, de Mir Bernard et de Sifre, quelques
+tensons de Guiraut Riquier.
+
+2. Cf. un article de M. A. Luchaire, _Revue Bleue_, janvier 1908. A
+propos de l'aventure de la fille de l'empereur Manuel, voir les réserves
+que nous avons faites dans les notes du chapitre VII.
+
+3. Arnaut Daniel, _Parn. occ._, p. 257.
+
+4. Cf. chap. III.
+
+5. Ed. Jeanroy, XI.
+
+6. Pierre d'Auvergne, éd. Zenker, XV, str. VIII.
+
+7. Ed. Zenker, XIX.
+
+8. _Ibid._, XVIII.
+
+9. Crescini, _Manualetto_, p. 225.
+
+10. Raynouard, _Choix_, IV, p. 304.
+
+11. Fauriel, _Histoire de la poésie provençale_; II, 184.
+
+12. Le troubadour qui a composé cette curieuse tenson avec Dieu est
+Daspol ou Guillem d'Autpoul, qui a vécu dans la deuxième partie du XIIIe
+siècle. Cf. le texte dans Paul Meyer, _Les derniers troubadours de la
+Provence_, in _Bibl. Ec. Charles_, 30e année, p. 282.
+
+13. Raynouard, _Choix_, IV, 442.
+
+14. Appel, _Prov. Chr._, nº 58.
+
+15. En 1207 saint Dominique fonde le couvent de Prouille. C'est l'époque
+où se fondent les confréries (laïques) du Rosaire qui ont tant contribué
+à répandre le culte de la Vierge. Cf. Lowinsky, _op. laud._, p. 12 du
+tirage à part.
+
+16. Cf. pour tout ce qui suit notre étude sur le troubadour Guiraut
+Riquier, p. 284 et suiv.
+
+17. Lanfranc Cigala, de Gênes; Mahn, _Gedichte_, nº 305.
+
+18. Bernard d'Auriac (2e moitié du XIIIe s.).
+
+19. _Le troubadour Guiraut Riquier_, p. 296.
+
+20. Folquet de Lunel, éd. Eichelkraut, Berlin, 1872. L'édition est
+d'ailleurs médiocre.
+
+A propos de la place qu'occupe la Vierge dans l'art religieux du XIIIe
+siècle, voir E. Mâle, _L'art religieux du XIIIe siècle en France_,
+Paris, 1898, p. 308. «C'est un fait curieux qu'au XIIIe siècle la
+légende ou l'histoire de la Vierge soient sculptées aux portails de
+toutes nos cathédrales... Le XIIIe siècle est par excellence le siècle
+de la Vierge. Saint Dominique répand le Rosaire en son honneur. On
+récite tous les jours son office... Les ordres nouveaux, les
+Franciscains, les Dominicains, vrais chevaliers de la Vierge, répandent
+son culte dans le peuple.»
+
+
+CHAPITRE X
+
+Nous ne donnons pour ce chapitre qu'une bibliographie très sommaire. On
+trouvera l'essentiel dans la plupart des histoires de la littérature
+italienne. Cf. en particulier Gaspary, _Storia della letteratura
+italiana_, tradotta del tedesco dà N. Zingarelli, Turin, 1887, tome I.
+
+A. Restori, _Letteratura provenzale_, p. 94 et suiv.
+
+A. Thomas, _Francesco da Barberino et la littérature provençale en
+Italie au Moyen âge_, Paris, 1883.
+
+Schultz, Die _Lebensverhältnisse der italienischen Trobadors_
+(_Zeitschrift für rom. Phil._, VII, 187).
+
+A. Jeanroy, _Les origines de la poésie lyrique en France_, p. 223-273
+(La poésie française en Italie).
+
+Bartoli, _I primi due secoli della letteratura italiana_, Milan, 1880.
+
+Gaspary, _La scuola poetica siciliana del secolo XIII_ (traduction),
+Livourne, 1882.
+
+Fauriel, _Dante et les origines de la langue et de la littérature
+italiennes_, tome I, leçons VII et VIII.
+
+Paul Meyer, _Influence des troubadours sur la poésie des peuples
+romans_, =Romania=, V, 266. L'ouvrage de Baret sur le même sujet est
+vieilli.
+
+Cf. enfin pour Dante et le XIVe siècle la grande histoire littéraire de
+l'Italie intitulée: _Storia letteraria d'Italia, scritta di una societa
+di professori_, Milan; tome III, _Dante_ (par M. Zingarelli); tome V,
+_Il Trecento_ (par G. Volpi).
+
+1. Cf. la pièce _Bona aventura..._ Mahn, _Gedichte_, nº 375. Cependant
+les troubadours viennent plus nombreux à la cour de Frédéric II à la
+suite de la croisade contre les Albigeois. (Cf. C. Appel, _Deutsche
+Geschichte in der provenzalischen Dichtung_, Breslau, 1907.) Parmi les
+troubadours qui ont été en relations avec l'Italie M. Restori cite:
+Bernard de Ventadour, Peirol, Cadenet, Bernard de Bondeillo, Elias
+Cairel, Peire Cardenal, Cavaire, Palais, Pistoleta, etc.: près d'une
+trentaine. _Lett. prov._, p. 100, n. 1.
+
+2. Appel, _Prov. Chr._, nº 92.
+
+3. Chose piquante, ces vers italiens écrits par un poète provençal sont
+à peu près les plus anciens de la poésie italienne; cf. Gaspary, _op.
+laud._, p. 48.
+
+4. Bartsch, _Chr. Prov._, col. 128.
+
+5. Diez, _Leben und Werke_, p. 236.
+
+6. _Saint-Nicolas de Bari_: le comte de Champagne et celui de Bar
+faisaient partie de l'expédition. Mais est-ce Saint-Nicolas de _Bar_ ou
+de _Bari_ qu'il faut entendre? Sans doute de _Bari_.
+
+7. Raynouard, _Choix_, IV, 277.
+
+8. Cf. Diez, _Leben und Werke_, p. 239.
+
+9. Gaspary, _op. laud._, p. 53. Cf. pour le paragraphe suivant Gaspary,
+_ibid._ et Hauvette, _Littérature italienne_, p. 49.
+
+10. Boniface Calvó a été édité par M. Pelaez, Turin, 1897 (Extrait du
+_Giornale Storico della letteratura italiana_, XXVIII-XXIX).
+
+11. Diez, _Leben und Werke_, p. 392.
+
+12. Raynouard, _Choix_, III, 446.
+
+13. Mahn, _Gedichte_, nº 553.
+
+14. Cf. sur Sordel _Vita e poesie di Sordello di Goito_ per Cesare de
+Lollis, Halle, 1896 (=Romanische Bibliothek=, XI).
+
+15. _Ibid._, p. 58.
+
+16. Ed. de Lollis, V.
+
+17. Sur Bertrand d'Alamanon, cf. l'édition Salverda de Grave, Toulouse
+(=Bibliothèque méridionale=).
+
+18. Peire Bremon, Raynouard, _Choix_, IV, 70.
+
+19. Ed. de Lollis, p. 17.
+
+20. Cf. le vers connu de Montanhagol: _D'amor mou castitatz_ (d'amour
+vient la chasteté).
+
+21. Cf. Fauriel, _Dante_, I, 504.
+
+22. Sauf une exception; cf. éd. de Lollis, _Introduction_.
+
+23. La _Vita Nuova_ a été composée en 1292 suivant Gaspary, _Storia
+lett. ital._, I, 450.
+
+24. Fauriel, _Dante_, I, 340.
+
+25. _Vita Nuova_, trad. Delécluze, Paris, 1853.
+
+26. _Ibid._
+
+27. Dante connaissait sans doute la plupart des troubadours (du XIIe s.
+et du début du XIIIe) dont les oeuvres nous sont parvenues: Bernard de
+Ventadour, Peire Rogier et Arnaut de Mareuil, Guillem de Cabestanh et
+Jaufre Rudel, etc. Il connaissait sans doute aussi les biographies des
+troubadours. Cf. Zingarelli, _Dante_, p. 70-71 (_Storia lett. ital._,
+III). Cf. Chaytor, _The troubadours of Dante_, Oxford, 1902.
+
+Ce n'est pas le lieu d'insister ici sur le _dolce stil nuovo_ et sur ses
+origines. On peut voir là-dessus les deux ou trois ouvrages suivants qui
+ont en partie renouvelé le sujet: K. Vossler, _Die philosophischen
+Grundlagen zum «Süssen Neuen Stil» des Guido Guinicelli, Guido
+Cavalcanti, und Dante Alighieri_, Heidelberg, 1904; Cesare de Lollis,
+_Dolce stil nuovo e «noel dig de nova maestria»_, in _Studj Medievali_,
+I, p. 5-23; Paolo Savj-Lopez, _Trovatori e Poeti_ (Biblioteca «Sandron»
+di Scienze et Lettere, nº 30). Le premier de ces auteurs est en
+désaccord sur plusieurs points essentiels avec les deux autres. Le fond
+de son travail--exposé d'ailleurs sous forme un peu trop didactique--est
+que la morale chrétienne et la philosophie scolastique ont été d'une
+importance capitale dans la transformation du vieux «style» en «style»
+nouveau. Les deux autres auteurs ont une tendance à rechercher chez les
+derniers troubadours les traces, les germes du nouveau «style»; il est
+certain que des troubadours comme Montanhagol, quand ils parlaient du
+«noel dig de nova maestria», sentaient qu'ils s'éloignaient des anciens
+modèles et le dernier troubadour Guiraut Riquier se rapproche beaucoup,
+par sa conception supraterrestre et mystique de l'amour, du «dolce stil
+nuovo». Aucun des deux ne paraît avoir été connu en Italie, mais il n'en
+est pas de même de Sordel dont la doctrine sur l'amour se rapproche tant
+de celle de Montanhagol.
+
+A propos du «pardon des offenses», dont il est question à la fin de la
+chanson de Dante, M. Savj-Lopez rapproche de ces mots un passage
+semblable du dernier troubadour Guiraut Riquier; ce n'est là qu'une
+coïncidence, mais qui montre que l'évolution de la poésie provençale en
+décadence est sur certains points parallèle à celle de la lyrique
+italienne (_Trovatori e Poeti_, p. 66).
+
+28. Cf. Gidel, _Les troubadours et Pétrarque_ (Thèse de Paris, 1857).
+L'ouvrage est vieilli, mais les rapprochements, que Gidel est un des
+premiers à avoir indiqués, sont nombreux; trop nombreux même, car
+plusieurs ne sont exacts qu'en apparence.
+
+29. «Il se privait...» Cf. Gaspary, _Storia della lett. ital._, p. 296.
+
+30. Cette citation et celles qui suivent sont empruntées à l'ouvrage de
+Gidel, p. 109, 121, 130.
+
+31. Gaspary, _op. laud._, p. 401-402.
+
+32. On peut lire cette histoire dans l'excellent livre que M. Antoine
+Thomas a jadis consacré à _Francesco da Barberino et la littérature
+provençale en Italie au Moyen âge_, Paris, 1883.
+
+
+CHAPITRE XI
+
+Voir en ce qui concerne l'Espagne le livre capital de Milà y Fontanals.
+_De los trovadores en España_: 1re édition, Barcelone, 1861; 2e édition,
+Barcelone, 1889 (_Obras completas del doctor D. Manuel Milà y
+Fontanals_, tomo segundo). Voici les quatre divisions de ce livre:
+
+ 1º De la langue et de la poésie provençales.
+ 2º Troubadours provençaux en Espagne.
+ 3º Troubadours espagnols en langue provençale.
+ 4º Influence provençale en Espagne.
+
+1. Sur l'importance de cette voie au point de vue de la formation des
+légendes épiques, cf. maintenant le livre de M. Bédier, _La formation
+des légendes épiques_, Paris, 1908.
+
+2. Guiraut Riquier, _Gr._, 65; cf. notre étude sur ce troubadour, p. 72
+et 73.
+
+3. Sur ces chroniques qui forment «quatre perles de la littérature
+catalane du Moyen âge», cf. _Grundriss der rom. Phil._, II, 2
+(L'histoire de la littérature catalane est de M. Morel-Fatio).
+
+4. Sur Jaime Ier d'Aragon, cf. de Tourtoulon, _Jaime Ier le Conquérant,
+roi d'Aragon_, Montpellier, 1863-1867, 2 vol.
+
+N'At de Mons écrivit surtout des poésies religieuses; voir notre étude
+sur Guiraut Riquier, _passim_, et l'introduction à l'édition de N'At de
+Mons, par M. Bernhard (=Altfranzösische Bibliothek=, XI).
+
+5. Montanhagol. éd. Coulet, III.
+
+6. Cf. _Bernard de Rouvenac, ein provenzalischer Trobador des XIII.
+Jahrhunderts_, par G. Bosdorff, Erlangen, 1907.
+
+7. Gavauda, ap. Mila, _op. laud._, p. 128.
+
+8. Cf. l'excellente histoire de la littérature portugaise de Mme C.
+Michaelis de Vasconcellos et de M. Th. Braga dans le _Grundriss_ de
+Groeber, II, 2, p. 129 et suiv. Trois manuscrits comprennent les poésies
+lyriques du XIIIe et du XIVe siècle: le _Vaticanus_ a été publié
+plusieurs fois, dernièrement par Mme C. Michaelis de Vasconcellos; un
+autre manuscrit, dit de Colocci-Brancuti, du nom de deux de ses
+possesseurs, l'humaniste Colocci (mort en 1548) et le comte Brancuti di
+Cagli, est également en Italie. En Portugal se trouve le manuscrit dit
+de Ajuda, du nom du château royal, près de Lisbonne, où il est conservé.
+(Groeber, _Grundriss_, II, 2, p. 200.) Trois autres manuscrits
+contiennent des poésies religieuses (d'Alphonse X).
+
+Sur toute cette période de la littérature portugaise voir surtout: R.
+Lang, _Das Liederbuch des Königs Denis von Portugal_, Halle, 1894. Le
+texte est précédé d'une excellente étude d'histoire littéraire.
+
+9. On peut, avec Mme C. Michaelis de Vasconcellos, diviser cette
+littérature d'une manière plus précise d'après les règnes d'Alphonse X
+et du roi Denys: période préalphonsine (1200-1248); période du roi
+Alphonse (1248-1280); période du roi Denys (1280-1325); période
+postdionysienne(1325-1350). _Grundriss_, II, 2, p. 179. Cf. encore de
+Mme de Vasconcellos, _Randglossen zur altportugiesischen Liederbuch_ (In
+_Zeitschrift für rom. Philologie_).
+
+10. «Époque provençale». _Grundriss_, II, 2, p. 143.
+
+11. Cf. Mme de Vasconcellos, _loc. laud._, p. 188, et suiv.
+
+12. Lang, _op. laud._, nº 63; _ibid._, nº 3.
+
+13. _Ibid._, nº 59.
+
+14. _Ibid._, nº 16.
+
+15. _Ibid._, nº 73.
+
+16. _Ibid._, nº 43.
+
+17. Voir sur ce point important que nous ne faisons qu'indiquer ici:
+Jeanroy, _Origines_, p. 308-338 (_La poésie française en Portugal_). M.
+Jeanroy combat l'origine populaire de la lyrique portugaise, défendue
+par la plupart des critiques qui se sont occupés avant lui de la
+question et en particulier par M. Th. Braga. Cf. enfin la conclusion de
+l'étude de M. Lang, _op. laud._, p. CXLII-CXLV.
+
+18. Ici encore nous ne citerons, en fait de bibliographie, que
+l'indispensable.
+
+W. Scherer, _Geschichte der deutschen Litteratur_, 2e édit., Berlin,
+1884.
+
+Kock et Vogt, _Geschichte der deutschen Litteratur_, 2e éd., Leipzig.
+
+Textes: _Des Minnesangs Frühling_, Berlin, 1888: K. Pannier, _Die
+Minnesänger_, Goerlitz, 1881.
+
+A. Lüderitz, _Die Liebestheorien der Provenzalen bei den Minnesingern
+der Stauferzeit_, Berlin, 1902. (Autre édition plus complète dans les
+_Literarhistorische Forschungen_, Berlin, 1904.)
+
+A. Jeanroy, _Origines_, p. 270-307.
+
+19. Scherer, _op. laud._, p. 202.
+
+20. Jeanroy, _Origines_, p. 285-286.
+
+21. Lüderitz, _op. laud._, p. 5 et suiv. Aux «médisants» (_lauzengiers_)
+correspondent chez les Minnesinger les _lugnære, merkære_.
+
+22. Diez, _Poesie der Troubadours_, p. 239. A. Lüderitz, _op. laud._, p.
+26.
+
+Diez, après avoir établi une série de rapprochements entre la poésie
+lyrique provençale et celle des minnesinger, ajoute que cette
+ressemblance n'est pas due à l'imitation, mais qu'elle est due aux idées
+du temps et au caractère particulier de la poésie amoureuse. (Diez,
+_Poesie der Troubadours_, p. 240.) Cette raison n'est certainement pas
+suffisante, quoiqu'elle explique bien des choses.
+
+Diez le premier, Bartsch ensuite ont relevé les imitations formelles
+qu'un minnesinger, Rodophe de Neufchâtel, a faites de Folquet de
+Marseille (et de Peire Vidal); Bartsch a signalé à son tour une
+imitation de Folquet de Marseille par le minnesinger Frédéric von Hausen
+(fin du XIIe siècle, comme Rodophe de Neufchâtel) et une imitation d'une
+forme strophique difficile de Bernard de Ventadour par le même Frédéric.
+Cf. Bartsch, _Grundriss zur Geschichte der provenzalischen Literatur_, §
+30.
+
+23. _Des Minnesangs Frühling_, p. 127.
+
+24. D'après Scherer, _op. laud._, p. 212, Walter ne devrait rien à
+l'imitation de modèles français ou provençaux.
+
+25. Voir pour tout ce qui suit: Gaston Paris, _Esquisse historique de la
+littérature française au Moyen âge_, Paris, 1907, p. 89, 156 et suiv.;
+_Histoire de la langue et de la littérature françaises_, publiée sous la
+direction de Petit de Julleville; A. Jeanroy, _De nostratibus medii aeui
+poetis qui primum Aquitaniæ carmina imitati sint_, Paris, 1889. Nos
+citations sont faites d'après la _Chrestomathie de l'ancien français_ de
+Bartsch, 9e édition, 1908.
+
+26. Bartsch, _Chr. de l'anc. français_, p. 158. La reine est Alix de
+Champagne, veuve de Louis VII, et son fils est le roi Philippe Auguste
+(vers 1180).
+
+27. Bartsch, _ibid._
+
+28. _Ibid._, p. 164.
+
+29. _Ibid._, p. 163.
+
+30. Dante, _De vulg. Eloq._ d'après Groeber, _Grundriss_, II, 1, p. 677.
+Dante attribue d'ailleurs la chanson à Thibaut de Champagne, _ibid._, p.
+683.
+
+31. Bartsch, _Chr._
+
+32. Bartsch, _Ibid._, p. 184.
+
+33. G. Paris, _Esquisse_, p. 161.
+
+
+CHAPITRE XII
+
+Voir pour tout ce chapitre J. Anglade, _Le troubadour Guiraut Riquier_,
+Paris, 1905. On y trouvera la bibliographie concernant les troubadours
+de la décadence.
+
+Paolo Savj-Lopez, _Trovatori e poeti_, Milan, Palerme, Naples, [S. d.]
+[1907] (chap. II, _L'ultimo trovatore_).
+
+Texte: _Die Werke der Troubadours_, herausgegeben von C.-A.-F. Mahn.
+Berlin, 1853. L'éditeur est le Dr Pfaff.
+
+J.-B. Noulet et C. Chabaneau, _Deux manuscrits provençaux du XIVe
+siècle_. Montpellier-Paris, 1888.
+
+Les _Leys d'Amors_ ont été publiées dans les _Monumens de la littérature
+romane..._, par M. Gatien-Arnoult, Toulouse, 1841, 3 vol.
+
+Ces trois volumes sont complétés par un quatrième intitulé: _Monumens de
+la littérature romane..._, par M. Gatien-Arnoult, _seconde publication_,
+Paris-Toulouse, s. d. [1849]. Ce volume, dont la publication est due au
+Dr Noulet, contient un grand nombre de pièces couronnées depuis les
+origines des Jeux Floraux jusqu'au XVe siècle.
+
+Sur la légende de Clémence Isaure, cf. Chabaneau, _Histoire générale de
+Languedoc_, tome X, p. 177, note et Noulet: _De Dame Clémence Isaure
+substituée à Notre-Dame la Vierge Marie comme patronne des Jeux
+littéraires de Toulouse_, Mém. de l'Acad. nat. des sciences,
+inscriptions et belles-lettres de Toulouse, 1852, série 4, tome II, p.
+191. Cf. enfin la _Grande Encyclopédie_, article de M. Antoine Thomas.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+
+ CHAPITRE PREMIER
+
+ INTRODUCTION
+
+ La civilisation gallo-romaine.--Maintien de traditions
+ artistiques et littéraires.--Les limites de la langue
+ d'oc.--Les origines «limousines» de la poésie des
+ troubadours.--La période préparatoire (XIe s.).--Le premier
+ troubadour.--Caractère artistique et aristocratique de la
+ poésie des troubadours.--Germes de faiblesse et de
+ décadence--Aperçu sommaire de son histoire.--Grandes
+ divisions.--Comparaison avec la poésie de langue d'oïl. 1
+
+
+ CHAPITRE II
+
+ CONDITION DES TROUBADOURS LÉGENDES ET RÉALITÉ TROUBADOURS ET
+ JONGLEURS
+
+ Troubadours d'origine noble, bourgeoise.--Poétesses
+ provençales.--Les protecteurs des troubadours.--Sources de
+ leurs biographies.--Nostradamus.--Biographies de Bernard de
+ Ventadour, de Guillem de Capestang, de Jaufre Rudel, de Peire
+ Vidal, de Guillem de la Tour, de Giraut de Bornelh.--Légendes
+ et réalité.--Jongleurs et troubadours. 26
+
+
+ CHAPITRE III
+
+ L'ART DES TROUBADOURS. LES GENRES
+
+ La poésie des troubadours est essentiellement lyrique.--Écoles
+ de poésie?--Le culte de la forme.--Le «trobar clus»; admiration
+ de Dante et de Pétrarque pour Arnaut Daniel.--La musique des
+ troubadours.--Les genres: la chanson, le sirventés, la tenson,
+ la pastourelle, l'aube.--Autres genres. 50
+
+
+ CHAPITRE IV
+
+ LA DOCTRINE DE L'AMOUR COURTOIS COURS D'AMOUR
+
+ La doctrine de l'amour courtois: son originalité.--L'amour est
+ un culte.--Le «service amoureux» imité du «service féodal».--La
+ discrétion; les pseudonymes: les hommages des troubadours ne
+ s'adressent qu'aux femmes mariées.--La patience vertu
+ essentielle.--L'amour est la source de la perfection littéraire
+ et morale.--L'orthodoxie amoureuse chez le troubadour Rigaut de
+ Barbezieux.--Les cours d'amour d'après Nostradamus et
+ Raynouard. 74
+
+
+ CHAPITRE V
+
+ LES PRINCIPAUX TROUBADOURS: PREMIÈRE PÉRIODE
+
+ Marcabrun: sa conception de l'amour; un troubadour
+ «misogyne».--Jaufre Rudel: son amour pour la «Princesse
+ Lointaine».--Bernard de Ventadour.--Sa conception de la
+ vie.--Sa brouille avec le seigneur de Ventadour.--Son séjour
+ auprès d'Éléonore d'Aquitaine; auprès du comte de Toulouse,
+ Raimon V.--Originalité de Bernard Ventadour. 100
+
+
+ CHAPITRE VI
+
+ LA PÉRIODE CLASSIQUE
+
+ La période «classique».--Arnaut de Mareuil: tendance à la
+ poésie morale et didactique.--Girault de Bornelh.--Sa
+ manière.--La poésie morale.--Le poète de la «droiture».--Arnaud
+ Daniel; Dante.--Le «style obscur».--Bertran de Born; le
+ sirventés politique; la poésie de la guerre. 123
+
+
+ CHAPITRE VII
+
+ LA PÉRIODE CLASSIQUE (_suite_).
+
+ Raimbaut d'Orange et la comtesse de Die.--Sincérité des
+ poétesses provençales et de la comtesse de Die en
+ particulier.--Pierre d'Auvergne.--La satire littéraire.--Le
+ message du rossignol.--Peire Vidal.--Une vie
+ originale.--Folquet de Marseille.--Folquet évêque de Toulouse
+ et les hérétiques albigeois. 148
+
+
+ CHAPITRE VIII
+
+ LA PÉRIODE ALBIGEOISE: PEIRE CARDENAL
+
+ Débuts de la décadence.--Les causes.--La croisade contre les
+ Albigeois.--Raimon de Miraval.--La Chanson de la
+ Croisade.--Bernard Sicard de Marvejols.--Peire Cardenal.--Ses
+ attaques contre les femmes et l'amour.--La satire morale et
+ sociale.--Satires contre les croisés et contre le
+ clergé.--L'anticléricalisme de Peire Cardenal.--Satire contre
+ la papauté: Guillem Figueira.--Défense de la papauté: Dame
+ Gormonde de Montpellier. 172
+
+
+ CHAPITRE IX
+
+ LA POÉSIE RELIGIEUSE
+
+ Le paganisme de la poésie des troubadours.--La morale.--La
+ conception de la Divinité.--Chants de repentir: Guillaume de
+ Poitiers.--Pierre d'Auvergne.--Les chansons de croisade.--Les
+ plaintes funèbres.--Folquet de Marseille.--Les poésies
+ religieuses de Peire Cardenal.--Ses poésies à la Vierge.--Saint
+ Dominique et les Frères Prêcheurs.--Développement des poésies à
+ la Vierge.--Transformation de la lyrique courtoise en lyrique
+ religieuse: Lanfranc Cigala, Guiraut Riquier, Folquet de
+ Lunel. 196
+
+
+ CHAPITRE X
+
+ LES TROUBADOURS EN ITALIE
+
+ Relations entre le Midi de la France et le Nord de
+ l'Italie.--Rambaut de Vaquières et le marquis de
+ Montferrat.--L'école sicilienne et Frédéric II.--Troubadours
+ nés en Italie.--Les Génois Lanfranc Cigala et Boniface
+ Calvó.--Sordel: sa vie aventureuse; le poète.--Le Sordel de
+ Dante.--Dante et les troubadours.--L'école de Bologne.--Le
+ _dolce stil nuovo_.--Pétrarque. 223
+
+
+ CHAPITRE XI
+
+ LES TROUBADOURS EN ESPAGNE, EN PORTUGAL, EN ALLEMAGNE
+ TROUBADOURS ET TROUVÈRES
+
+ Les troubadours en Catalogne.--Relations entre le Midi de la
+ France et la péninsule ibérique.--Jaime 1er d'Aragon et les
+ troubadours.--Les troubadours en Castille: Alphonse X le
+ Savant.--La poésie galicienne ou portugaise.--Le roi-poète
+ Denis.--Influence provençale.--Les Minnesinger.--Influence
+ provençale: comment elle s'est produite.--L'originalité des
+ Minnesinger.--Walter von der Vogelweide.--La poésie lyrique de
+ la langue d'oïl.--L'école «provençalisante».--Conon de Béthune;
+ le châtelain de Coucy; Gace Brulé. 252
+
+
+ CHAPITRE XII
+
+ LE DERNIER TROUBADOUR
+
+ Guiraut Riquier de Narbonne.--Narbonne au XIIIe siècle. Riquier
+ et le roi de France.--Riquier à la cour d'Alphonse X de
+ Castille.--Sa requête au roi: distinction à établir entre
+ jongleurs et troubadours.--Riquier et le comte de Rodez, Henri
+ II.--Son oeuvre: les pastourelles.--Sa conception de
+ l'amour.--Transformation de cette conception sous l'influence
+ des idées religieuse du temps.--Commentaire de la chanson de
+ Guiraut de Calanson.--Les chansons à la Vierge.--Le Consistoire
+ du Gai-Savoir.--Clémence Isaure.--La Renaissance
+ provençale. 279
+
+ Bibliographie et notes. 303
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les Troubadours, by Joseph Anglade
+
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
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+people in all walks of life.
+
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+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
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+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
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+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
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+ gbnewby@pglaf.org
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+Literary Archive Foundation
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+increasing the number of public domain and licensed works that can be
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+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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@@ -0,0 +1,12082 @@
+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN"
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+ The Project Gutenberg eBook of Les Troubadours, by Joseph Anglade.
+ </title>
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+body {
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+ h1,h2,h3,h4,h5,h6 {
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+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Les Troubadours, by Joseph Anglade
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les Troubadours
+ Leurs vies -- leurs oeuvres -- leur influence
+
+Author: Joseph Anglade
+
+Release Date: April 15, 2011 [EBook #35878]
+
+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TROUBADOURS ***
+
+
+
+
+Produced by Robert Connal, Pierre Lacaze and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+<h1>JOSEPH ANGLADE</h1>
+
+<h4>Professeur à l'Université de Toulouse</h4>
+
+<h1>LES</h1>
+
+<h1>TROUBADOURS</h1>
+
+<h3>LEURS VIES&mdash;LEURS &OElig;UVRES&mdash;LEUR INFLUENCE</h3>
+
+<h3>DEUXIÈME ÉDITION</h3>
+
+<h4>Librairie Armand Colin</h4>
+
+<h4>103, Boulevard Saint-Michel, PARIS</h4>
+
+<h4>1919</h4>
+
+<h5>Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays</h5>
+
+<h2>Du même Auteur</h2>
+
+<p><b>Grammaire élémentaire de l'Ancien français</b>. Un volume
+in-18, broché</p>
+
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="AVANT-PROPOS" id="AVANT-PROPOS"></a>AVANT-PROPOS</h2>
+
+
+<p>Ce livre est issu d'un cours professé à l'Université
+de Nancy pendant le semestre d'hiver de
+1907-1908. C'était là une matière bien nouvelle
+pour le public éclairé auquel nous nous adressions,
+et que nous remercions ici de sa sympathie. Le
+désir de lui faire connaître sous une forme accessible,
+dépourvue de l'appareil d'érudition qui
+accompagne d'ordinaire ces études, une période
+glorieuse de notre ancienne littérature explique le
+caractère de cet ouvrage. Aussi y trouvera-t-on
+plus d'affirmations que de discussions. Il est destiné
+au grand public, à celui du moins qui sait
+s'intéresser encore aux choses du passé, non parce
+qu'elles sont le passé, mais parce qu'elles sont
+belles et intéressantes.</p>
+
+<p>C'est à l'intention de ce public que nous avons
+multiplié les citations. Nous aurions désiré les
+donner dans le texte provençal. On aurait pu
+ainsi mieux goûter les vers gracieux de Bernard
+de Ventadour ou de la comtesse de Die, le style
+ferme et énergique de Peire Cardenal, et surtout
+tant d'artifices de mètre ou de style dont la traduction
+ne peut garder la moindre trace. Mais ce
+volume en eût été démesurément grossi, et de plus
+toute une partie du charme de cette langue aurait
+échappé à ceux qui ne la connaissent pas. Pour
+les autres, espérons qu'une anthologie provençale,
+avec traduction, ne se fera pas trop longtemps
+attendre.</p>
+
+<p>On trouvera d'ailleurs des renvois aux textes
+dans les notes qui accompagnent le volume. Cette
+dernière partie de notre travail comprend des notes
+bibliographiques et des additions. Nous avons
+voulu être utile à ceux qui s'intéressent à la poésie
+des troubadours en leur donnant, non pas une
+bibliographie complète, mais de simples notes
+qui leur permettront d'étudier plus à fond les
+sujets que nous traitons. Nous savons les services
+que peut rendre un guide de ce genre, même réduit
+à de modestes proportions.</p>
+
+<p>On voudra bien ne pas chercher dans ce livre
+ce que nous n'avons pas voulu y mettre: une histoire
+complète de l'ancienne littérature provençale.
+Nous avons voulu simplement écrire l'histoire de
+la poésie des troubadours en nous en tenant aux
+plus grands noms, en choisissant les plus intéressants
+ou les plus caractéristiques d'une période.
+Il n'y sera donc question ni de Gaucelm Faidit,
+ni de Peirol, ni de Folquet de Romans, ni de
+tant d'autres qui mériteraient «l'honneur d'être
+nommés». Pour tous ceux-là on trouvera des
+renseignements dans le livre toujours précieux
+de Diez, <i>Vies et &OElig;uvres des Troubadours</i>.(Il
+n'existe malheureusement de traduction française
+que de la première édition, qui est vieillie.) Nous
+l'avons constamment consulté pour une partie de
+notre travail. L'ouvrage de Fauriel, dont la plus
+grande partie est d'ailleurs erronée, nous a été
+moins utile.</p>
+
+<p>Ce livre répondait-il à un besoin? Il nous l'a
+semblé. Il nous a semblé qu'il était temps de
+faire sortir la poésie des troubadours des nécropoles
+scientifiques que sont trop souvent nos
+revues, nos collections et nos dissertations, pour
+la produire au grand jour. L'étude des troubadours
+a profité du développement des études
+romanes. Plusieurs éditions ont paru, d'autres
+sont en préparation; certaines parties de l'histoire
+littéraire ont été traitées à fond. Ce sont les
+résultats de ces divers travaux que nous avons
+voulu résumer. Après tout les troubadours n'ont
+pas écrit pour que leurs &oelig;uvres deviennent des
+sujets de thèses de doctorat ou de discussions
+académiques. Ils ont écrit pour le public, pour un
+grand public où les femmes d'intelligence et de
+c&oelig;ur formaient la majorité et où régnait le culte
+de la poésie. Malgré la différence des temps et des
+m&oelig;urs, ce public ne doit pas avoir complètement
+disparu: du moins nous ne le croyons pas.</p>
+
+<p>En tout cas nous nous comparerions volontiers
+à un adversaire du <i>trobar clus</i>: on verra plus loin
+que ces mots désignent une manière d'écrire qui
+consiste à dérouter les profanes et à réserver la
+poésie aux seuls initiés. A quoi un grand troubadour,
+Giraut de Bornelh, répondit un jour par
+la déclaration suivante, qui sert de début à une
+de ses chansons: «Je ferais, si j'avais assez de
+talent, une chansonnette assez claire pour que
+mon petit-fils la comprît.» C'est la pensée qui nous
+a souvent guidé dans la rédaction de ce travail.
+Nous l'aurions voulu assez clair et assez simple
+pour qu'il fût à la portée de tout le monde: y
+avons-nous réussi?</p>
+
+<p>Nous avions l'intention de dédier ce volume à
+notre vieux maître Camille Chabaneau. Nous ne
+pouvons le dédier aujourd'hui qu'à sa mémoire
+vénérée.</p>
+
+<p>
+J. A.<br />
+</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h1><a name="CHAPITRE_I" id="CHAPITRE_I"></a>LES TROUBADOURS</h1>
+
+<h2>CHAPITRE PREMIER</h2>
+
+<h3>INTRODUCTION</h3>
+
+<blockquote><p>La civilisation gallo-romaine.&mdash;Maintien de traditions artistiques
+et littéraires.&mdash;Les limites de la langue d'oc.&mdash;Les origines
+«limousines» de la poésie des troubadours.&mdash;La période
+préparatoire (XI<sup>e</sup> s.).&mdash;Le premier troubadour.&mdash;Caractère
+artistique et aristocratique de la poésie des troubadours.&mdash;Germes
+de faiblesse et de décadence.&mdash;Aperçu sommaire de son histoire.&mdash;Grandes
+divisions.&mdash;Comparaison avec la poésie de langue
+d'oïl.</p></blockquote>
+
+
+<p>L'étude des littératures modernes s'est renouvelée
+depuis qu'on a appliqué à cette étude la méthode
+comparative qui a donné de si heureux résultats en
+linguistique. L'habitude a régné longtemps d'étudier
+en elles-mêmes, sans regarder pour ainsi dire à
+l'extérieur, chacune des grandes littératures nationales.
+Mais on a reconnu assez vite les défauts et les
+faiblesses de cette méthode. On n'ose pas&mdash;et cela
+depuis les origines&mdash;étudier l'histoire du romantisme
+français, sans étudier en même temps l'histoire
+littéraire des pays voisins. L'histoire de certains
+genres au XVII<sup>e</sup> siècle, sur lesquels il semblait que
+tout eût été dit, a été renouvelée récemment par
+l'étude des rapports littéraires de la France et de
+l'Espagne. La poésie française du XVI<sup>e</sup> siècle a subi
+de la part de l'Italie une influence qu'on a longtemps
+soupçonnée et même admise, mais que les érudits
+contemporains ont seuls étudiée en détail.</p>
+
+<p>La même méthode appliquée à l'étude des littératures
+du moyen âge a donné d'aussi heureux résultats.
+Pour prendre comme exemple l'Italie, les historiens
+de sa littérature n'ont pas eu de peine à
+reconnaître que l'épopée française était à l'origine
+de sa poésie épique et que sa première poésie lyrique
+était imitée de la poésie lyrique provençale.</p>
+
+<p>Cette influence de la poésie des troubadours sur
+la littérature des peuples romans a été reconnue
+depuis longtemps. Diez l'avait déjà marquée en étudiant
+la poésie galicienne, qu'il a été un des premiers
+à faire connaître. Les textes ont été publiés depuis
+et la démonstration a été reprise avec plus d'ampleur;
+la conclusion est hors de doute. La même conclusion
+s'impose à ceux qui ont étudié les origines de la
+poésie catalane. Dans le fond comme dans la forme,
+dans les idées comme dans la technique, on retrouve
+partout la trace d'une influence provençale. Quant à
+la poésie lyrique française, celle de langue d'oïl,
+l'influence de la poésie lyrique méridionale a été
+magistralement démontrée dans un livre dont il suffit
+de rappeler le titre: <i>Les Origines de la Poésie lyrique
+en France</i>, par M. Jeanroy.</p>
+
+<p>Enfin on n'a pas eu de peine à découvrir des traces
+de cette influence dans la littérature allemande. Le
+savant Karl Bartsch, à qui la philologie germanique
+doit autant que la philologie romane et plus particulièrement
+provençale, a montré que deux Minnesinger,
+Friedrich von Hausen et le comte Rodolphe
+de Neuenburg, de la fin du XII<sup>e</sup> siècle, avaient formellement
+imité deux troubadours bien connus, Folquet
+de Marseille et Peire Vidal. L'ensemble du <i>Minnesang</i>
+laisse entrevoir de nombreuses traces d'emprunt.</p>
+
+<p>Ces simples constatations suffisent à marquer
+l'intérêt de notre sujet. Nous y reviendrons en détail
+par la suite, quand nous aurons fait à grands traits
+l'histoire interne de la poésie provençale. Pour le
+moment nous voudrions étudier ses origines, délimiter
+son domaine, marquer son caractère, sa durée,
+sa valeur, résumer en un mot ce qu'il est indispensable
+de connaître avant d'aborder l'étude des troubadours.
+Nous serons obligés de passer rapidement
+sur des points importants, de résumer en quelques
+lignes ou de rappeler par une simple allusion des
+travaux de grande valeur; mais le caractère que
+nous voulons laisser à ces études sur les troubadours
+nous y oblige. Nous nous promettons seulement de
+ne rien dire qui ne soit vrai, de ne rien affirmer qui
+n'ait été démontré, renvoyant pour le détail des
+démonstrations à d'autres études d'un caractère plus
+scientifique que celle-ci.</p>
+
+<p>La civilisation romaine avait pénétré en Gaule par
+la Provence et par le Languedoc, par Marseille et
+par Narbonne, qui toutes deux avaient déjà connu la
+civilisation grecque. De bonne heure de savantes
+écoles d'enseignement supérieur s'élevèrent dans les
+provinces méridionales. Il suffit de rappeler l'éclat
+dont brillaient au IV<sup>e</sup> siècle Bordeaux et Périgueux,
+Auch et Toulouse, Narbonne et Arles, Vienne et
+Lyon.</p>
+
+<p>C'est par le Midi également qu'avait commencé
+l'évangélisation des Gaules: de gracieuses légendes
+le rappellent encore aujourd'hui en Provence. Ces
+causes réunies donnèrent à ces pays, pendant les
+premiers siècles de l'ère chrétienne, une vie intellectuelle
+et artistique que d'autres parties de la Gaule
+n'avaient pas connue ou ne connaissaient plus. Sans
+doute, dans l'Est et le Nord-Est, les écoles de
+Besançon, d'Autun et de Trèves, comme celles de
+Bourges et d'Orléans, dans le Centre, étaient restées
+célèbres, mais leur décadence, pour des causes que
+nous n'avons pas à rappeler ici, avait été plus rapide
+que celle des écoles du Midi. Trèves en particulier,
+malgré Ausone, était, comme l'a remarqué M. Jullian,
+une grande place d'armes plutôt qu'une grande
+Université<a id="anchor-I-1"></a> <a href="#footnote-I-1" class="fnanchor">[1]</a>. Une curieuse anecdote, rapportée par
+Grégoire de Tours, nous renseigne sur l'état d'esprit
+d'un abbé parisien de son temps que le caprice du
+roi Clotaire voulait envoyer comme évêque à Avignon,
+en Avignon, comme on dit plus euphoniquement
+en Provence. Le pauvre saint Domnolus, car
+c'est de lui qu'il s'agit, passa toute la nuit en prières,
+demandant à Dieu de ne pas être envoyé parmi les
+<i>senatores sophisticos</i> (c'étaient les conseillers municipaux
+du temps) et les <i>judices philosophicos</i> (la
+magistrature!) qui peuplaient Avignon; il affirmait
+que, vu sa simplicité, le poste qu'on lui offrait serait
+pour lui une humiliation plutôt qu'un honneur<a id="anchor-I-2"></a> <a href="#footnote-I-2" class="fnanchor">[2]</a>.</p>
+
+<p>Il semble donc que dans la plupart des villes du
+Midi de la Gaule des traditions littéraires et artistiques
+s'étaient maintenues, au moins jusqu'à la
+rénovation des études classiques à l'époque de Charlemagne.
+A cette date, cent cinquante ans à peine
+nous séparent des premiers monuments poétiques de
+la langue d'oc, qui sont un poème philosophique
+commentant le <i>De Consolatione</i> de Boèce, et un
+poème sur sainte Foy d'Agen. A la fin du XI<sup>e</sup> siècle
+apparaît le premier troubadour, Guillaume, comte
+de Poitiers.</p>
+
+<p>La tentation est grande d'expliquer par une survivance
+des traditions littéraires la naissance de ce
+mouvement poétique. La poésie des troubadours
+serait l'héritière de la poésie latine de la décadence.
+Une explication de ce genre paraît même si naturelle
+qu'on pourrait être porté à s'en contenter tout
+d'abord et à n'en point chercher d'autre. Cependant
+la vérité paraît être bien différente. Nous essaierons
+de la dégager après avoir délimité le domaine linguistique
+de l'ancienne langue d'oc. La question des
+origines sera plus claire après cet exposé.</p>
+
+<p>Les limites de la langue d'oc ne paraissent pas
+avoir changé depuis le moyen âge. La ligne qui
+sépare les deux langues de la France part de la rive
+droite de la Garonne, à son confluent avec la Dordogne,
+remonte vers le nord, en laissant Angoulême
+dans le domaine de la langue d'oïl et en dépassant
+Limoges, Guéret et Montluçon; elle redescend ensuite
+vers Lyon par Roanne et Saint-Étienne.</p>
+
+<p>Une partie du Dauphiné (jusqu'au-dessous de
+Grenoble), la Franche-Comté (jusqu'aux environs de
+Montbéliard) et les dialectes romans de la Suisse
+forment un groupe linguistique que le savant Ascoli
+a dénommé <i>franco-provençal</i><a id="anchor-I-3"></a> <a href="#footnote-I-3" class="fnanchor">[3]</a>, à cause des traits
+communs aux langues française et provençale que
+présentent les dialectes de cette région.</p>
+
+<p>En redescendant vers la Méditerranée la frontière
+linguistique se confond avec la frontière politique,
+sauf en ce qui concerne le Val d'Aoste qui appartient
+au franco-provençal et quelques villages italiens de
+langue d'oc.</p>
+
+<p>Au sud-ouest, la limite linguistique dépassait de
+beaucoup les limites de la France actuelle; car le
+catalan, avec Barcelone, Valence et les îles Baléares
+est du domaine de la langue provençale.</p>
+
+<p>La région que nous venons de délimiter à grands
+traits comprenait, comme aujourd'hui, plusieurs
+dialectes. Les principaux étaient le limousin, qui
+voisinait avec les dialectes de la langue d'oïl (saintongeais
+et poitevin), le gascon, qui occupait, à peu
+près comme aujourd'hui, la boucle formée par la
+Garonne, le languedocien, les dialectes d'Auvergne
+et de Dauphiné et le provençal proprement dit.
+Aujourd'hui ces dialectes présentent des différences
+profondes; livrés à eux-mêmes pendant des siècles,
+ils ont librement évolué. Il n'en était pas de même
+aux origines; les différences étaient beaucoup moins
+sensibles.</p>
+
+<p>De plus, il se forma de bonne heure une sorte de
+langue littéraire. Sans Académie, sans règles, par la
+force des choses, disons mieux, par la force de la
+poésie, la langue des premiers troubadours s'imposa
+à leurs successeurs. On peut reconnaître des différences
+dialectales&mdash;en petit nombre&mdash;chez quelques-uns
+d'entre eux; mais, dans l'ensemble, la
+langue resta la même, du début du XII<sup>e</sup> siècle à la
+fin du XIII<sup>e</sup>.</p>
+
+<p>Le dialecte auquel cette langue était le plus apparentée
+était le dialecte limousin. Il y a là une indication
+précieuse, qui n'a pas échappé à ceux qui se
+sont occupés les premiers des origines de la poésie
+provençale. La linguistique a servi de point de
+départ aux recherches d'histoire littéraire. C'est dans
+ce dialecte limousin qu'ont été écrites les premières
+poésies des troubadours, c'est lui qui s'est imposé
+aux poètes du XII<sup>e</sup> et du XIII<sup>e</sup> siècle<a id="anchor-I-4"></a> <a href="#footnote-I-4" class="fnanchor">[4]</a>.</p>
+
+<p>Il se produisit même un phénomène peu fréquent
+dans l'histoire littéraire. La langue limousine-provençale
+devint la seule langue poétique non seulement
+du midi de la France, mais d'une partie de
+l'Espagne et de l'Italie. Des poètes nés dans le
+domaine de langue d'oïl, en Saintonge par exemple,
+écrivirent en provençal. Une légende attribuait à
+Dante l'intention d'écrire la <i>Divine Comédie</i> dans
+cette langue (n'oublions pas que son maître, Brunetto
+Latini, écrivit en français, et son compatriote
+Sordel en provençal); ce qui est certain, c'est qu'il
+est l'auteur des vers provençaux qu'il met dans la
+bouche d'Arnaut Daniel dans la <i>Divine Comédie</i>.</p>
+
+<p>Mais il est temps de revenir à la question des origines,
+que nous avons dû laisser en suspens: elle est
+d'ailleurs déjà résolue.</p>
+
+<p>Pour la résoudre, il fallait connaître auparavant ce
+fait si important que les premières &oelig;uvres poétiques
+nous viennent de l'ouest et du sud-ouest, du
+Limousin, du Poitou, de la Saintonge; il fallait
+savoir que la langue des troubadours s'appela
+d'abord langue «limousine». C'est en effet dans le
+Limousin, et en partie dans le Poitou, plus vraisemblablement
+à la limite commune des deux provinces,
+qu'on peut placer le berceau de la poésie des troubadours.
+Le premier d'entre eux n'est-il pas Guillaume
+VII, comte de Poitiers<a id="anchor-I-5"></a> <a href="#footnote-I-5" class="fnanchor">[5]</a>?</p>
+
+<p>Il a existé des «sons» poitevins (mélodies). Dans
+cette partie de la France où les dialectes d'oc et ceux
+d'oïl étaient en contact, il semble qu'on ait composé
+de nombreux chants populaires, romances, aubes,
+pastourelles, rondes et danses: c'est dans ces chants
+qu'il faut chercher l'origine de la poésie des troubadours.</p>
+
+<p>La forme artistique de leurs premières compositions,
+la technique élégante de leur métrique,
+toutes choses qui nous éloignent de la facture
+simple et fruste de la poésie populaire, ne doivent
+pas nous faire illusion sur les humbles origines de
+leur art. La chanson courtoise, qui est le produit le
+plus remarquable de la poésie des troubadours, a eu
+pour aïeule la chanson populaire, chanson d'amour
+ou rondes de printemps. Rondes de printemps surtout,
+si on en juge par le début des chansons courtoises
+qui rappellent presque toutes la réapparition
+des feuilles et des fleurs, avec le retour des oiseaux;
+la mention du mois de mai, du rossignol, de l'hirondelle
+ou de l'alouette, oiseaux populaires et poétiques,
+laisse entrevoir dès les premiers vers des
+chansons les plus conventionnelles les origines lointaines
+de cette poésie.</p>
+
+<p>D'ailleurs parmi les genres traités par les troubadours,
+il en est quelques-uns qui ont gardé leur type
+populaire. Rappelons seulement que les principaux
+d'entre eux sont la pastourelle, dialogue entre un
+chevalier, qui est ordinairement le poète, et une bergère;
+l'<i>aube</i>, genre curieux où un personnage qui a
+veillé toute la nuit sur un rendez-vous amoureux
+annonce à son ami la naissance du jour et l'avertit en
+même temps du danger; les <i>ballades</i> et <i>danses</i> dont
+il reste quelques exemples et quelques autres genres
+plus rares qu'il est inutile de citer ici<a id="anchor-I-6"></a> <a href="#footnote-I-6" class="fnanchor">[6]</a>.</p>
+
+<p>Mais en dehors de ces genres, qui ont conservé
+surtout au début un certain caractère populaire, la
+poésie des troubadours est une poésie essentiellement
+artistique, de l'art le plus raffiné. Un seul détail
+marque bien sa différence avec la poésie populaire
+qui lui a donné naissance. On sait que celle-ci ne présente
+pas une très grande variété dans l'emploi des
+mètres et dans la combinaison des strophes; les
+moyens d'expression de la poésie et de la musique
+populaires, compagnes habituelles, sont simples. Eh
+bien, c'est par centaines qu'on a pu compter les
+formes de strophes dans la lyrique provençale; on
+en a relevé 817 et le compte est incomplet. En réalité
+on peut dire qu'il y en a près d'un millier,
+depuis la courte strophe de trois vers jusqu'à la
+strophe de quarante-deux vers. Il y a là une richesse
+strophique, une technique telle qu'aucune poésie
+lyrique peut-être n'en peut offrir de semblable. Le
+caractère artistique de cette poésie s'affirme avec
+évidence à mesure qu'on avance dans son étude;
+qu'il suffise pour le moment d'avoir marqué par un
+aperçu très sommaire de sa forme combien elle s'est
+éloignée de la simplicité qu'elle a dû avoir à ses
+origines<a id="anchor-I-7"></a> <a href="#footnote-I-7" class="fnanchor">[7]</a>.</p>
+
+<p>A quelle époque peut-on fixer ces origines? On
+comprend qu'étant donné le caractère populaire de
+cette première poésie il est bien difficile de donner
+une date même approximative. La chanson populaire,
+avec ses thèmes assez simples, dans leur apparente
+variété, a existé de tout temps. Le folklore relève à
+peu près dans tous les pays, au moins dans les pays
+dits civilisés, si différents qu'ils soient de race et de
+civilisation, des chansons qui ont entre elles de nombreux
+traits communs. L'auteur des <i>Origines de la
+Poésie lyrique en France</i> a pu citer (p. 457), dans la
+poésie populaire russe contemporaine, des chansons
+sur le thème de la <i>Mal mariée</i> où un cosaque joue
+auprès de la dame abandonnée le même rôle de consolateur
+que jouent les chevaliers dans les chansons
+populaires du moyen âge. N'essayons donc pas de
+fixer une date à la première période de la poésie des
+troubadours. Pour nous cette poésie commence avec
+Guillaume, comte de Poitiers et duc d'Aquitaine,
+dont le règne s'étend de 1087 à 1127. Il est cependant
+vraisemblable que le début et le milieu du XI<sup>e</sup> siècle
+ont vu se multiplier les chansons populaires, c'est la
+période préparatoire, la période de germination pour
+ainsi dire. Les preuves ne manquent pas, ou du
+moins les hypothèses peuvent s'appuyer sur des faits
+incontestables.</p>
+
+<p>D'abord, si la poésie lyrique est peu développée
+pendant le XI<sup>e</sup> siècle, s'il ne nous en reste que
+quelques fragments, il s'est conservé jusqu'à nos
+jours des poésies d'un genre différent, comme la
+paraphrase de Boèce, et la chanson de sainte Foy
+d'Agen, déjà citées. Ce dernier poème surtout a été
+une heureuse surprise pour les érudits, qui en soupçonnaient
+l'existence depuis que le président Fauchet
+l'avait cité au XVI<sup>e</sup> siècle, et qui ne l'ont connu que
+depuis quelques années, grâce au flair d'un savant
+portugais, M. Leite de Vasconcellos, furetant par
+hasard dans la bibliothèque de l'Université de
+Leyde<a id="anchor-I-8"></a> <a href="#footnote-I-8" class="fnanchor">[8]</a>.</p>
+
+<p>La <i>Chanson de sainte Foy</i> par le caractère archaïque
+de ses formes nous fait remonter tout à fait aux
+origines de la langue d'oc. La métrique, quoiqu'il
+ne s'agisse pas d'une poésie lyrique mais d'un
+poème épique et narratif, est déjà d'une facture
+remarquable. C'est de la poésie savante, n'en doutons
+pas. Mais la langue qui, vers l'an mille (et
+même peut-être avant, car on discute encore sur ce
+point), la langue qui était apte à la poésie savante
+était-elle incapable de servir à l'expression de simples
+sentiments populaires? Est-ce que les clercs, à qui
+nous devons sans doute les deux poèmes que nous
+venons de citer, n'auraient pas, dans le cas contraire,
+employé leur langue habituelle, le latin, pour louer
+le caractère de Boèce ou pour chanter les miracles
+de sainte Foy? Il est de toute vraisemblance que s'ils
+se sont servis de l'idiome vulgaire et s'ils ont pu en
+composer, sans trop de maladresse dans les deux
+cas, un assez long poème, c'est qu'il existait autour
+d'eux une langue et une poésie toutes formées.</p>
+
+<p>Redescendons de près d'un siècle et examinons les
+premières poésies du premier troubadour connu,
+Guillaume de Poitiers. Elles sont des environs de
+l'an 1100. Nous trouvons ici une langue poétique
+capable d'exprimer les sentiments les plus élevés et
+les plus délicats (joints, il est vrai, aux sentiments
+les plus vulgaires et même les plus grossiers). Nous
+remarquons surtout une technique déjà merveilleuse.
+Il existe des règles poétiques, il y a des conventions,
+des lois, toutes choses qui caractérisent ce
+qu'on est convenu d'appeler l'art. Cet art le comte
+de Poitiers ne l'a pas inventé; il en a trouvé certaines
+règles établies; il existait une tradition. C'est pendant
+le XI<sup>e</sup> siècle que celle tradition s'est sinon
+formée, au moins développée. Entre les poèmes narratifs
+du début et les poésies de Guillaume de Poitiers
+la langue s'est assouplie, la poésie populaire s'est
+développée, elle a grandi, pendant le XI<sup>e</sup> siècle, et
+elle nous apparaît transformée avec le premier troubadour,
+très élégante déjà, très belle et ne sentant
+ses origines que par sa jeunesse et par sa fraîcheur.</p>
+
+<p>C'est donc dans le XI<sup>e</sup> siècle qu'il faut placer la
+période la plus ancienne de la poésie des troubadours,
+celle que nous ne connaissons pas, mais que
+nous pouvons reconstituer par hypothèse, et en nous
+aidant aussi, comme on l'a fait, de certains refrains
+qui nous ont été conservés. Un texte célèbre nous
+prouve que les premiers troubadours avaient peut-être
+eu conscience des origines de leur art. Il nous
+est dit que le troubadour gascon Cercamon, qui a
+vécu dans la première moitié du XII<sup>e</sup> siècle, avait
+composé des pastourelles à la «manière antique».
+Malheureusement l'auteur de la biographie des troubadours
+qui nous donne ce détail a vécu au
+XIII<sup>e</sup> siècle et c'est peut-être à son point de vue qu'il
+se plaçait quand il parle de la «manière antique».
+De sorte que le renseignement n'a peut-être pas
+toute la valeur qu'on a voulu lui attribuer. Mais
+même si on ne fait pas état de ce texte, les vraisemblances
+sont infiniment nombreuses en faveur de
+l'hypothèse que nous venons d'exposer.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit des origines de cette poésie et à
+la prendre telle qu'elle se présente à nous chez les
+premiers troubadours du XII<sup>e</sup> siècle, elle a dès le
+début un caractère d'élégance raffinée qu'elle a conservé
+jusqu'en son extrême décadence. C'est une
+poésie essentiellement courtoise et aristocratique. Il
+faut entendre par le mot «courtois» une poésie de
+cour, faite exclusivement pour des milieux élégants,
+rarement pour la bourgeoisie, jamais pour le peuple.</p>
+
+<p>Ce caractère s'explique par l'état de la société à
+l'époque des troubadours et aussi en partie par leur
+condition sociale. Beaucoup d'entre eux&mdash;et le premier
+entre autres, Guillaume, comte de Poitiers et
+duc d'Aquitaine,&mdash;furent de grands seigneurs:
+plusieurs rois et autres gens de qualité cultivèrent
+la poésie et protégèrent les poètes. Car pour ceux
+d'entre eux qui étaient de «petite extrace» comme
+dit Villon, la protection d'un grand seigneur les
+mettait à l'abri des misères de la vie: la poésie
+n'a jamais bien nourri son homme, sauf à certaines
+époques privilégiées; le moyen âge ne fut pas une de
+ces époques; ou plutôt s'il le fut dans le Midi de la
+France, et si les troubadours y obtinrent de bonne
+heure crédit et considération, ce fut, le plus souvent,
+au prix de leur indépendance, et leur poésie y prit
+un caractère à peu près exclusivement aristocratique.</p>
+
+<p>Mais à quelle autre société que celle des grands
+seigneurs du temps auraient-ils pu s'adresser? Et
+quel goût pour la poésie auraient-ils trouvé en
+dehors de ces milieux? La bourgeoisie n'était pas
+encore assez cultivée, du moins au début de la
+période qui nous occupe. Sans doute, dans la plupart
+des villes du Midi, elle a vu grandir rapidement son
+importance politique. En Provence et en Languedoc,
+les consulats, imités des institutions similaires qui
+florissaient en Italie, s'élèvent de plus en plus nombreux
+à la fin du XII<sup>e</sup> siècle; ils sont en plein éclat au
+XIII<sup>e</sup> dans toutes les grandes cités méridionales. La
+bourgeoisie a fini par dresser son pouvoir en face de
+celui de la noblesse; elle a imité ses goûts et a pris
+ses habitudes; et pendant le XIII<sup>e</sup> siècle on observe
+dans la poésie provençale des traces de transformation,
+image du changement qui s'est opéré ou qui
+s'opère dans la société. Mais à cette époque la poésie
+lyrique est en pleine décadence. Pendant sa période
+la plus brillante elle est restée une poésie aristocratique:
+elle ne pouvait pas être autre chose.</p>
+
+<p>On connaît assez par l'histoire de la civilisation la
+transformation profonde qu'a produite dans les
+m&oelig;urs le développement de l'esprit chevaleresque et
+courtois. Il semble que cette transformation se soit
+produite plus rapide et plus complète dans la société
+féodale du Midi de la France. Pour quelles raisons y
+prisait-on plus qu'ailleurs l'ensemble de ces qualités
+que l'on dénommait du gracieux nom de «courtoisie»,
+mot qui nous est resté mais qui s'est singulièrement
+affaibli? Il n'est pas très facile de l'expliquer.
+Peut-être le caractère fut-il, à cette époque, dans ces
+régions, plus gai et plus léger, l'esprit plus vif et
+plus alerte, et surtout la vie plus facile et plus large.
+Ceci est possible: ce qui est moins probable c'est
+que le climat y soit pour quelque chose, comme l'ont
+cru trop d'historiens étrangers qui voient les pays du
+Midi, qu'il s'agisse de la Grèce, de l'Italie ou du Midi
+de la France, à travers leur rêve d'hommes du Nord.</p>
+
+<p>Ce qui est certain enfin c'est que dès les débuts la
+poésie provençale refléta les idées et les m&oelig;urs de
+ces milieux. C'est dans la conception de l'amour surtout
+que ces idées diffèrent de celles des âges précédents
+et que la société féodale méridionale est en
+avance sur celle du Nord. Les idées chevaleresques
+du temps avaient contribué à relever la condition de
+la femme, comme l'avait fait jadis le christianisme.
+Elle devint dans la plupart des pays où se développa
+l'esprit de la chevalerie un objet de respect et d'adoration.
+C'est dans le Midi de la France que cette évolution
+se produisit d'abord avec le plus d'éclat. Les
+troubadours ont créé par leur théorie de l'amour
+courtois un véritable culte de la femme. Le mot ne
+paraîtra pas trop fort, quand nous aurons examiné
+cette théorie, que nous en aurons étudié le développement
+et que nous verrons l'amour profane ainsi
+conçu se transformer presque insensiblement en
+dévotion à la Vierge. Cette évolution est régulière;
+elle est sortie sans effort de la conception primitive.</p>
+
+<p>C'est le développement de ce thème de l'<i>amour
+courtois</i> qui a fait l'originalité de la poésie des troubadours.
+C'est à lui qu'elle doit et son éclat et son
+influence sur tous les pays où ont pénétré les idées
+de la chevalerie. Elle lui doit d'être restée encore
+vivante, malgré les ans. A tel point qu'en un certain
+sens on pourrait l'appeler classique. Ne nous posons
+pas la question célèbre: qu'est-ce qu'un classique?
+Mais si l'on réduisait le classicisme au fait d'avoir
+exprimé sous une forme parfaite des vérités éternelles,
+l'ancienne poésie provençale mériterait le
+nom de classique. Pour la forme, on peut dire
+qu'aucune poésie lyrique ne l'a cultivée avec plus de
+soin, disons mieux, avec plus d'amour; quant au
+fond, les sentiments qui y sont exprimés sont de
+ceux qui, idéalisés et ennoblis, ont toujours fait
+vibrer les c&oelig;urs des hommes. Et quel charme de
+plus pouvons-nous donc exiger de la poésie?</p>
+
+<p>La poésie morale, didactique, ou satirique a eu le
+même caractère aristocratique que la «chanson».
+La poésie lyrique méridionale se divise en plusieurs
+genres, dont les principaux sont: la <i>chanson</i>, consacrée
+à l'exaltation de l'amour courtois et le <i>sirventés</i>
+ou <i>serventois</i>, comme on l'appelle dans la poésie
+du Nord. C'est le sirventés qui sert à l'expression
+des idées morales, ou de la satire personnelle, littéraire,
+politique et sociale. La poésie des troubadours
+a connu toutes ces divisions du genre; mais là encore
+on voit qu'elle est un produit de la société aristocratique.
+Les pièces diffamatoires ne sont pas rares
+dans cette poésie. Un grand seigneur refusait-il sa
+protection à un troubadour? La vengeance du «poète
+irritable» s'exprimait sous forme de satire personnelle,
+dure et méprisante. Les poésies de ce genre
+qui nous sont restées&mdash;et elles sont assez nombreuses&mdash;sont
+de curieux documents pour l'histoire
+des m&oelig;urs.</p>
+
+<p>Malheureusement cette poésie portait, dès ses
+origines, des germes de faiblesse et de décadence.
+Son existence était trop intimement liée à celle de
+cette société brillante au milieu de laquelle elle
+s'était développée et pour laquelle elle était faite. Le
+moindre changement dans les m&oelig;urs ou dans les
+conditions d'existence de cette société devait avoir
+pour conséquence la transformation ou la décadence
+de cette poésie. La noblesse méridionale s'appauvrit
+assez vite pour de nombreuses raisons dont les principales
+sont les suivantes: les contributions aux
+croisades, le développement de la bourgeoisie et sans
+doute aussi l'abus du luxe, des fêtes et des tournois.
+Mais surtout elle eut à supporter, pendant et après
+la croisade contre les Albigeois, de Toulouse aux
+bords du Rhône, les conséquences de la défaite. Les
+cours où les troubadours trouvaient aide et protection
+devinrent de plus en plus rares et bientôt disparurent
+tout à fait. A la fin du XIII<sup>e</sup> siècle un très petit
+nombre seulement, dans toute la France méridionale,
+essayaient de maintenir les anciennes traditions.</p>
+
+<p>Avec la décadence de la chevalerie commença la
+décadence de la poésie des troubadours. Elle était
+frappée à mort dès les débuts du XIII<sup>e</sup> siècle. Non pas
+que les chevaliers d'outre-Loire et d'ailleurs qui
+prirent part à la croisade contre les Albigeois aient
+témoigné des sentiments hostiles à la poésie et à ses
+représentants. Il y avait parmi eux des poètes de
+langue d'oïl, comme Amauri de Craon, Roger d'Andeli,
+Jean de Brienne, Thibaut de Blazon. On a même
+voulu tirer de ce fait la conclusion piquante que ces
+chevaliers-poètes auraient profité de la guerre pour
+introduire dans le Midi un genre poétique, la pastourelle,
+qui serait née dans les pays du Nord. On n'a
+pas eu de peine à répondre que la croisade à laquelle
+ils prirent part n'était rien moins qu'une croisade
+poétique<a id="anchor-I-9"></a> <a href="#footnote-I-9" class="fnanchor">[9]</a>.</p>
+
+<p>D'une tout autre importance fut, à notre point de
+vue, l'établissement du tribunal de l'Inquisition. Ce
+tribunal d'exception fut établi dans les principaux
+centres du Midi, d'abord à Toulouse et à Narbonne.
+En même temps saint Dominique fondait, dès les premières
+années du XIII<sup>e</sup> siècle, le couvent de Prouilhe
+et engageait avec toute l'ardeur d'un croyant du
+moyen âge la lutte contre l'hérésie. Il ne semble pas,
+du moins au début, que la poésie profane ait été persécutée.
+Cependant l'Église proscrivit les livres en
+langue vulgaire qui traitaient de choses religieuses.
+On comprend le danger redoutable qu'il y avait pour
+elle à ce que des livres de ce genre se répandissent
+dans le peuple. Nous savons aussi que quelques troubadours
+s'exilèrent, peut-être pour aller chercher à
+l'étranger d'autres protecteurs, peut-être aussi par
+peur de l'Inquisition. Cependant aucun document
+formel ne nous permet de croire qu'elle les ait poursuivis
+comme complices des hérétiques.</p>
+
+<p>Mais l'établissement de l'Inquisition, la fondation
+de l'ordre des frères Prêcheurs par saint Dominique,
+et de nombreux ordres religieux, pendant le
+XIII<sup>e</sup> siècle, produisirent un changement sensible
+dans la société. Le goût des choses religieuses, de
+l'orthodoxie surtout fut restauré. On ne s'intéressa
+plus à la poésie purement profane. On ne comprit
+plus le paganisme qui animait la poésie de l'âge précédent.
+Deux troubadours de la décadence nous
+avouent&mdash;et ces témoignages, quoique rares, sont
+précieux&mdash;que d'après les gens d'Église la poésie
+est un péché. Cet aveu est caractéristique; il est
+l'indice d'une nouvelle conception de la vie et de la
+poésie. C'est en ce sens qu'on peut dire que le développement
+de l'esprit religieux a contribué à hâter la
+décadence de l'ancienne poésie.</p>
+
+<p>L'histoire de cette poésie est donc brève; sa vie est
+courte et elle meurt jeune, comme ceux qui sont
+aimés des dieux. Diez le premier a divisé son histoire
+en trois grandes périodes, celle de son développement,
+celle de son âge d'or et celle de sa décadence.
+La première va, d'après lui, de 1090 à 1140; la
+deuxième de 1140 à 1250; la troisième de 1250 à
+1292. Les dates qui marquent ces périodes n'ont rien
+d'absolu. Mais d'une manière générale elle les
+limitent assez bien.</p>
+
+<p>C'est entre 1140 à 1250 que Diez place la période
+la plus florissante de la poésie provençale. Si l'on
+avait le goût des divisions et des subdivisions, on
+pourrait en établir dans cet espace de plus d'un
+siècle; on montrerait sans peine que les plus grands
+troubadours appartiennent à la fin du XII<sup>e</sup> siècle et
+que les germes de décadence sont déjà sensibles dès
+le début du XIII<sup>e</sup>. Mais à quoi bon établir des distinctions
+oiseuses? Une période d'histoire littéraire, surtout
+au moyen âge, ne se laisse pas limiter avec une
+rigoureuse précision. Admettons donc d'une manière
+générale les dates fixées par le premier historien de la
+poésie des troubadours.</p>
+
+<p>Nous pourrions arrêter ici cette vue sommaire de
+l'histoire de la poésie provençale. Mais il n'est pas
+sans intérêt de donner, pour terminer cette introduction,
+un aperçu rapide de la poésie de la langue d'oïl à
+cette époque. Cette comparaison, en faisant ressortir
+l'originalité de la lyrique provençale, montrera aussi
+quelles lacunes graves on remarque dans la littérature
+de la langue d'oc.</p>
+
+<p>Par ses origines connues la poésie des troubadours
+est à peu près contemporaine de la <i>Chanson de
+Roland</i>. Sa période de splendeur correspond à une
+période de même éclat dans la poésie épique française.
+La fin du XII<sup>e</sup> siècle, qui marque dans la
+France du Midi la période la plus brillante, est
+l'époque où naît dans la France du Nord la poésie
+narrative et courtoise. Aux poésies des troubadours
+correspondent vers la fin du XII<sup>e</sup> siècle les romans
+d'aventures du grand poète champenois Chrétien de
+Troyes; c'est l'époque où il chante d'Iseut la blonde,
+d'Erec et d'Enide, du Chevalier au Lyon, de Lancelot
+du Lac et de Parceval le Gallois.</p>
+
+<p>C'est à cette époque aussi que se placent les premiers
+monuments de la poésie lyrique que Gaston
+Paris appelle l'école «provençalisante». Les
+quelques chansons d'amour composées par Chrétien
+de Troyes pour Marie de Champagne sont parmi les
+premières que l'on puisse rattacher à cette école.
+Celles de Conon de Béthune, de Gui de Couci, de
+Jean de Brienne, de Gace Brulé sont un peu postérieures.
+C'est au début du XIII<sup>e</sup> siècle que cette
+poésie lyrique de langue d'oïl est dans tout son
+éclat.</p>
+
+<p>Elle passe bientôt de la noblesse, au milieu de
+laquelle elle a pris naissance, comme dans les cours
+du Midi, à la bourgeoisie qui petit à petit voit
+grandir son importance. L'école bourgeoise d'Arras
+produit les poètes les plus remarquables du temps.
+La poésie épique cède sa place aux romans d'aventures
+et aux nouvelles. Mais pendant toute cette
+période du XIII<sup>e</sup> siècle, qui est pour la littérature du
+Midi une période de décadence et de mort, de nouveaux
+genres naissent dans la littérature française;
+elle déborde de sève et de vie. La poésie allégorique
+commence, ainsi que la satire, la poésie dramatique,
+et l'histoire. Ces nombreux genres si variés dont le
+XIII<sup>e</sup> siècle montre les origines sont le présage d'une
+magnifique floraison; la littérature du Midi meurt
+au même moment parce qu'elle n'a pas pu se
+renouveler.</p>
+
+<p>Elle l'aurait pu peut-être, si elle s'était souvenue
+de ses origines populaires; elle aurait retrouvé à
+cette source toujours féconde dans toutes les littératures
+une vie nouvelle ou bien elle en aurait été heureusement
+transformée. Mais le souvenir de ces lointaines
+origines était perdu depuis longtemps. Pendant
+la décadence aucun effort, aucune tentative ne fut
+faite pour y remonter.</p>
+
+<p>Cette poésie aristocratique ne fit d'effort que pour
+se perdre plus sûrement. On rechercha pendant la
+dernière période les difficultés de la forme plutôt que
+l'originalité du fond; on revint aux choses déjà vieillies
+ou mortes, à la préciosité, à la jonglerie des mots, des
+rimes et des mètres, à tous ces artifices puérils de la
+forme qui sont en honneur dans toutes les littératures
+vieillies. De tout cela rien de vivant ne pouvait
+sortir.</p>
+
+<p>Est-ce à dire que les principaux genres que nous
+avons énumérés, en parlant de la littérature de
+langue d'oïl, lui aient été inconnus? Quelques-uns
+peut-être. En ce qui concerne la poésie épique, la
+question a été discutée et résolue avec éclat dans un
+sens affirmatif par Fauriel. Il paraît assez vraisemblable,
+au premier abord, qu'un pays comme le Midi
+de la France, qui a eu tant à souffrir des invasions
+sarrasines, en ait gardé le souvenir. D'autre part
+l'éclat de la poésie lyrique, dès ses origines, laisse
+supposer que le talent n'aurait pas manqué à ses jongleurs
+pour mettre en vers cette matière épique. Et
+que sont la <i>Chanson de Roland</i>, toute la magnifique
+geste de Guillaume d'Orange, les chansons d'<i>Aimeri
+de Narbonne</i> et de la <i>Mort d'Aimeri</i> sinon le récit
+d'exploits accomplis contre les Sarrasins? Ces poèmes
+n'auraient-ils pas été précédés d'une épopée qui
+aurait été chantée sans être écrite, dans les pays qui
+avaient le plus souffert des invasions? Une pareille
+hypothèse n'aurait rien d'absurde, on comprend
+qu'elle ait été soutenue avec vraisemblance, et qu'elle
+ait trouvé des partisans convaincus.</p>
+
+<p>Cependant, si flatteur que cela fût pour l'amour-propre
+des méridionaux d'avoir fourni à leurs frères
+de langue d'oïl la matière épique en même temps que
+la matière lyrique, il faut laisser cette hypothèse dans
+son domaine d'hypothèse: aucun fait n'est venu la
+confirmer. Il semble au contraire que l'étude des origines
+de l'épopée française lui soit de plus en plus
+défavorable. La littérature méridionale a peu de
+choses à offrir en comparaison de la splendide floraison
+épique du Nord. Cependant si la belle épopée
+de <i>Gérart de Roussillon</i> n'est pas d'origine méridionale,
+la <i>Chanson de la Croisade</i> reste comme un témoignage
+remarquable des aptitudes des poètes du Midi
+à la poésie épique.</p>
+
+<p>En fut-il de même pour la poésie dramatique? Ici
+aussi les textes sont assez rares. Et cela est fâcheux,
+parce qu'il semble bien que les représentations dramatiques
+aient été de bonne heure un objet de prédilection
+pour les populations du Midi. Nous n'avons
+que quelques fragments anciens et nous sommes
+réduits, pour écrire son histoire, à des textes qui sont
+tout récents et imités probablement d'originaux
+français. La question de l'originalité de la poésie dramatique
+en langue d'oc reste donc assez douteuse.</p>
+
+<p>Quant aux autres genres, il sont à peu près tous
+représentés dans la littérature du Midi comme dans
+celle du Nord; mais dans la première, ils n'ont abouti
+qu'à un développement incomplet: la décadence est
+venue trop tôt; à ce point de vue son infériorité est
+évidente.</p>
+
+<p>Il ne lui reste donc que sa supériorité dans la poésie
+lyrique. Mais là elle est éclatante et hors de pair.
+C'est ce qui fait sa valeur et son importance historique.
+Même si elle n'avait pas en elle des raisons
+d'être admirée et goûtée pour elle-même, si elle ne
+faisait pas sentir à ceux qui la connaissent les émotions
+que donne la vraie poésie, elle demeurerait un
+objet d'étude de premier ordre. Son importance dans
+l'étude des littératures comparées n'en serait nullement
+dominée, si l'importance d'une littérature doit
+se mesurer, comme beaucoup d'autres choses
+humaines, non à sa valeur intrinsèque, mais à l'influence
+qu'elle a exercée.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_II" id="CHAPITRE_II"></a>CHAPITRE II</h2>
+
+<h3>CONDITION DES TROUBADOURS. LÉGENDES ET RÉALITÉ. TROUBADOURS ET JONGLEURS</h3>
+
+<blockquote><p>Troubadours d'origine noble, bourgeoise.&mdash;Poétesses provençales.&mdash;Les
+protecteurs des troubadours.&mdash;Sources de leurs
+biographies.&mdash;Nostradamus.&mdash;Biographies de Bernard de Ventadour,
+de Guillem de Capestang, de Jaufre Rudel, de Peire Vidal,
+de Guillem de la Tour, de Giraut de Bornelh.&mdash;Légendes et
+réalité.&mdash;Jongleurs et troubadours.</p></blockquote>
+
+
+<p>Nous possédons des poésies d'environ quatre cents
+troubadours, du XII<sup>e</sup> et du XIII<sup>e</sup> siècle. Nous connaissons
+aussi le nom de soixante-dix autres poètes dont
+les &oelig;uvres ne nous ont pas été conservées. Ce chiffre
+donne une idée de l'activité poétique qui a régné
+pendant ces deux siècles. Mais le temps a fait subir
+à ce trésor des pertes irréparables. Les poésies des
+troubadours furent réunies dès le XII<sup>e</sup> et le XIII<sup>e</sup> siècle
+en anthologies. Combien d'entre elles n'ont-elles pas
+disparu depuis cette époque lointaine? Avec une
+pieuse sagacité, quelques savants ont suivi à la trace
+des manuscrits signalés par les érudits du XVI<sup>e</sup> et
+surtout du XVII<sup>e</sup> et du XVIII<sup>e</sup> siècle<a id="anchor-II-1"></a> <a href="#footnote-II-1" class="fnanchor">[1]</a>; mais leurs
+efforts n'ont pas été toujours couronnés de succès.
+Un heureux hasard vient quelquefois en aide aux
+provençalistes. Il y a une quarantaine d'années
+M. Paul Meyer publiait le contenu d'un manuscrit
+des plus importants pour l'histoire des derniers troubadours.
+Suivant la poétique réflexion du savant
+éditeur, la «terre de Provence» avait été «légère
+au vieux manuscrit». Il avait séjourné en effet
+plusieurs années<a id="anchor-II-2"></a> <a href="#footnote-II-2" class="fnanchor">[2]</a> enfoui au pied d'un olivier. Plus
+récemment, dans une des bibliothèques les plus fréquentées
+de Florence, un savant italien découvrait à
+son tour un autre manuscrit qui mettait au jour plus
+d'une vingtaine de noms de troubadours inconnus
+jusque-là<a id="anchor-II-3"></a> <a href="#footnote-II-3" class="fnanchor">[3]</a>. Mais ces hasards sont rares et il faut se
+résigner à admettre que de nombreuses richesses
+sont à jamais perdues.</p>
+
+<p>Celles qui nous restent proviennent de troubadours
+de toute classe et de toute condition. Le premier
+connu, est, comme on l'a vu, un homme de
+«haut parage», Guillaume de Poitiers, duc d'Aquitaine.
+Parmi les plus anciens se trouvent également
+d'autres personnages de noble naissance. Ainsi
+Jaufre Rudel, qui s'énamoura de la «Princesse
+lointaine» et qui «usa la voile et la rame pour
+chercher sa mort» suivant l'expression de Pétrarque,
+était prince de Blaye. Cinq rois se sont exercés à la
+poésie provençale: il est vrai qu'on a remarqué à
+leur sujet que leur contribution n'avait pas été des
+plus brillantes. La liste des troubadours comprend
+encore dix comtes, cinq marquis et autant de
+vicomtes; parmi eux Bertran de Born. Beaucoup
+d'autres sont de puissants barons ou de riches chevaliers.
+Plusieurs, par contre, sont des chevaliers sans
+fortune qui abandonnent le métier des armes pour
+la poésie<a id="anchor-II-4"></a> <a href="#footnote-II-4" class="fnanchor">[4]</a>.</p>
+
+<p>Cependant ce n'est pas seulement dans les hautes
+classes que sont écloses les vocations poétiques. Un
+des troubadours les plus anciens et les plus originaux,
+Marcabrun, originaire de Gascogne, était un
+enfant illégitime. Un des plus gracieux, le Limousin
+Bernard de Ventadour, était le fils d'un domestique
+du château de Ventadour, dont les seigneurs, poètes
+eux-mêmes, furent depuis les origines de la poésie
+provençale les protecteurs nés des troubadours:
+Giraut de Bornelh, dont la vie, suivant la biographie
+provençale, fut si édifiante, était aussi de petite naissance.
+De même origine fut sans doute le dernier
+troubadour, Guiraut Riquier de Narbonne.</p>
+
+<p>D'autres troubadours, et non des moindres,
+s'étaient destinés d'abord à l'état ecclésiastique. La
+biographie provençale nous raconte de plus d'un
+qu'arrivé à l'âge d'homme il «s'éprit des joies du
+monde» et quitta le métier de clerc pour celui de
+troubadour. Il est vrai que plusieurs suivirent une
+voie inverse. Bertran de Born, après une vie consacrée
+aux armes et à la poésie, finit obscurément à
+l'abbaye de Dalon. Le troubadour Folquet de Marseille,
+fils d'un riche marchand, entré dans les ordres
+après sa carrière poétique, devint évêque de Toulouse.
+Il se signala, dans ce nouveau poste, par un
+tel zèle contre les Albigeois que l'Église le sanctifia.
+Un demi-siècle plus tard le troubadour Gui Folqueys,
+devenu pape sous le nom de Clément IV,
+accordait cent jours d'indulgence à qui récitait ses
+poésies; hâtons-nous de dire qu'il s'agissait de
+prières à la Vierge.</p>
+
+<p>Les sentiments de l'Église vis-à-vis de la poésie
+des troubadours paraissent avoir varié avec le
+temps et peut-être aussi avec les hommes. Ainsi
+Gui d'Ussel, qui appartenait à une noble famille de
+troubadours, et qui était chanoine de Brioude, dut
+jurer au légat du pape de renoncer à la poésie profane.
+En revanche le moine de Montaudon avait la
+permission de son supérieur de se livrer à la poésie
+dans l'intérieur de son couvent. De plus il était autorisé
+à visiter les châteaux du voisinage et à y réciter
+ses chansons; seulement il devait rapporter au cloître
+les présents qu'il recevait. On a compté seize ecclésiastiques
+parmi les troubadours, dont deux évêques
+et plusieurs chanoines. Au point de vue profane,
+très profane même, la palme appartient parmi ceux-ci
+à un chanoine de Maguelone, Daude de Prades,
+qui peut compter au nombre des ancêtres les plus
+immédiats de Rabelais; il vivait au XIII<sup>e</sup> siècle, et son
+activité poétique ne paraît pas avoir été gênée par ses
+supérieurs.</p>
+
+<p>La bourgeoisie enfin a fourni également bon
+nombre de troubadours: les fils de marchands ne
+sont pas rares parmi eux: Bartolomé Zorzi, de
+Venise, était marchand; Élias Cairel, originaire du
+Périgord, était graveur en métaux précieux; Arnaut
+de Mareuil et plusieurs autres étaient notaires.
+Toutes les classes de la société étaient ainsi représentées
+dans ce monde étrange des troubadours;
+fils de nobles, fils de bourgeois, ou simples fils de
+gueux, un même amour pour la poésie les rapprochait.</p>
+
+<p>Il manquerait un fleuron à cette couronne poétique,
+si nous n'ajoutions que les femmes aussi
+s'exercèrent avec honneur à la poésie. On compte dix-sept
+poétesses: parmi elles Béatrice, la gracieuse
+comtesse de Die, dont les chansons nous font connaître
+le roman d'amour avec le troubadour Raimbaut,
+comte d'Orange. Marie de Ventadour, femme
+d'Èbles IV, passait pour une connaisseuse en art
+poétique; elle composa des poésies et fut choisie
+comme juge, avec d'autres nobles dames, dans des
+questions de casuistique amoureuse<a id="anchor-II-5"></a> <a href="#footnote-II-5" class="fnanchor">[5]</a>.</p>
+
+<p>Dans certaines familles les deux époux étaient
+poètes: nous connaissons au moins deux exemples
+d'unions de ce genre<a id="anchor-II-6"></a> <a href="#footnote-II-6" class="fnanchor">[6]</a>. Quelquefois il se formait
+une vraie dynastie de troubadours, comme dans la
+famille des châtelains d'Ussel, en Limousin. «Gui
+d'Ussel, nous dit le biographe, était un noble châtelain;
+l'un de ses frères s'appelait Èbles, l'autre
+Pierre; son cousin s'appelait Élie; et tous quatre
+étaient troubadours. Gui trouvait de bonnes chansons,
+Élie de bonnes tensons et Èbles les mauvaises
+[il y a là une distinction qui ne nous paraît pas très
+claire; peut-être les <i>mauvaises tensons</i> désignent-elles
+des tensons grossières, comme cela arrivait quelquefois].
+Pierre chantait tout ce que son cousin et
+ses frères composaient. Gui était chanoine de Brioude
+et de Montferran...» C'est à lui, on s'en souvient,
+que le légat du pape fit jurer de renoncer à la poésie
+profane.</p>
+
+<p>On voit, par cette rapide esquisse, combien variée
+fut la condition des troubadours. Il y en eut parmi
+eux à qui la fortune sourit en même temps que la
+poésie, dès leur berceau; et il y eut aussi de pauvres
+hères, qui, épris d'idéal et de rêve, n'eurent d'autre
+ressource pour le réaliser que de courir le monde.
+Aussi la plupart d'entre eux furent-ils de grands
+voyageurs. Nous en connaissons qui sont allés en
+Orient, quelques-uns dans les pays d'outre-Loire,
+comme Bernard de Ventadour et Bertran de Born,
+qui séjournèrent en Normandie. D'autres paraissent
+avoir vécu à la cour des comtes de Champagne,
+comme un des plus anciens, Marcabrun, et peut-être
+Rigaut de Barbezieux.</p>
+
+<p>Quant au sud de la France, à la péninsule ibérique
+et au nord de l'Italie, c'était leur pays de prédilection.
+C'est là qu'ils trouvaient leurs plus puissants et leurs
+plus généreux protecteurs: en Italie les marquis de
+Montferrat et d'Este, dans la marche de Trévise;
+l'empereur Frédéric II. En Espagne ils vinrent en
+foule à la cour des rois de Castille et d'Aragon, en
+particulier à celles du roi Alfonse X le Savant et de
+Jacme le Conquistador. En France il suffit de citer les
+noms de quelques-uns de leurs protecteurs pris parmi
+les plus connus: ce sont les comtes de Toulouse et de
+Provence, les vicomtes de Marseille, les seigneurs de
+Montpellier, les vicomtes de Béziers, les vicomtes de
+Narbonne, les comtes de Rodez, et ceux d'Astarac. A
+ces puissants protecteurs il faut ajouter les rois d'Angleterre
+qui ont vécu en France, comme Henri au
+Court-Mantel et surtout Richard C&oelig;ur de Lion, poète
+lui-même, et protecteur d'Arnaut Daniel, de Peire
+Vidal, de Folquet de Marseille<a id="anchor-II-7"></a> <a href="#footnote-II-7" class="fnanchor">[7]</a>.</p>
+
+<p>Ce rapide coup d'&oelig;il sur l'histoire des troubadours
+nous laisse entrevoir combien ardent était, dans toutes
+les classes de la société, l'amour de la poésie et de
+quelle faveur y jouissaient les poètes. Une étude
+rapide de leurs biographies confirmera ces impressions.
+Jamais peut-être la poésie n'a suscité tant
+d'enthousiasme, tant de dévouements.</p>
+
+<p>Il existe deux sources principales pour la biographie
+des troubadours: l'une ancienne, l'autre plus
+récente. Celle-ci est du célèbre Jehan de Notredame,
+plus connu sous le nom de Nostradamus, procureur
+du roi au Parlement d'Aix-en-Provence, à la fin du
+XVI<sup>e</sup> siècle, et mystificateur littéraire des plus audacieux.
+Il connaissait très bien l'ancienne poésie provençale
+et il avait à sa disposition de précieux documents
+que nous ne possédons plus. Il pouvait rendre
+service aux études provençales pour lesquelles il avait
+une si grande sympathie. Il s'est amusé à créer une vie
+légendaire des troubadours en mêlant à des faits exacts
+ce que lui suggéraient son imagination et sa fantaisie.
+Il tirait ses renseignements, prétendait-il, du manuscrit d'un savant moine,
+mort au début du XV<sup>e</sup> siècle,
+au monastère de Saint-Honorat, dans l'île de Lérins,
+et qui s'appelait du joli nom de <i>Moine des Iles d'Or</i>.
+C'était un mythe. On crut pendant longtemps à cette
+supercherie; ce n'est que dans le dernier siècle qu'on
+a exprimé des doutes; et tout récemment enfin le
+savant provençaliste Chabaneau a fait connaître le
+mot de l'énigme: le <i>Moine des Iles d'Or</i> n'est autre
+chose que l'anagramme du nom d'un ami de Nostradamus<a id="anchor-II-8"></a> <a href="#footnote-II-8" class="fnanchor">[8]</a>.
+Telle était la source principale de ses
+récits: qu'on juge par là des autres. Ce fut une belle
+mystification, une galéjade littéraire: elle n'a que
+trop bien réussi; les inventions de Nostradamus ont
+eu la vie dure, presque autant que les <i>Centuries</i> de
+son frère aîné, Michel de Nostredame, le prophète.</p>
+
+<p>Laissons de côté son livre suspect sur la vie des
+«plus anciens et plus illustres poètes provençaux».
+C'est un travail trop délicat que d'y démêler la vérité
+du mensonge.</p>
+
+<p>L'autre source pour la vie des troubadours est
+formée par un recueil de biographies provençales
+écrites vers le milieu du XIII<sup>e</sup> siècle par plusieurs chroniqueurs.</p>
+
+<p>On connaît le nom de deux d'entre eux; mais la
+plus grande partie est anonyme, et c'est une question
+de savoir si on doit les attribuer à l'un de ceux qui
+ont signé leurs récits. Quel que soit l'auteur, on doit
+lui reconnaître, à défaut de sens historique, le sens
+poétique. Lui aussi a raconté la vie légendaire des
+troubadours, parce que déjà de son temps on ne connaissait
+de leur vie que des légendes; mais il semble
+avoir choisi parmi les plus intéressantes.</p>
+
+<p>Si son récit est des plus suspects au point de vue
+historique et s'il a écrit en poète la vie des troubadours,
+son &oelig;uvre est «un document de premier ordre, non
+seulement pour l'histoire de la littérature, mais encore
+et surtout pour l'histoire de la société du Midi de la
+France au moyen âge.»<a id="anchor-II-9"></a> <a href="#footnote-II-9" class="fnanchor">[9]</a> C'est à ce titre que ces
+biographies méritent d'être examinées ici; elles nous
+feront connaître le milieu où vécurent les troubadours;
+n'oublions pas seulement, avant de les aborder,
+que la plupart sont des légendes, nées dans l'esprit
+des contemporains des troubadours et dont le chroniqueur
+anonyme s'est fait l'écho.</p>
+
+<p>Commençons par une des rares biographies, dont
+l'auteur nous soit connu: celle de Bernard de Ventadour,
+écrite dans la première moitié du XIII<sup>e</sup> siècle
+par le troubadour Uc de Saint-Cyr. Ce qui la distingue
+de toutes les autres, c'est que l'auteur en a
+recueilli les éléments auprès du vicomte Èbles IV de
+Ventadour, descendant d'Èbles II, poète, protecteur
+et maître de Bernard.</p>
+
+<blockquote><p>«Bernard de Ventadour était originaire du château de
+Ventadour, en Limousin. Il était de naissance pauvre,
+fils d'un domestique qui chauffait le four... Il était bel
+homme et adroit, savait bien chanter et trouver, et il était
+courtois et instruit. Le vicomte, son seigneur, le prit en
+affection à cause de son talent poétique et l'honora grandement.
+Le vicomte avait pour femme une dame aimable
+et gaie, qui s'intéressait beaucoup aux chansons de
+Bernard; elle s'éprit de lui et lui d'elle... Longtemps
+dura leur amour, avant que le vicomte et ses compagnons
+l'eussent remarqué: quand il s'en aperçut, il s'éloigna de
+son poète et fit enfermer et garder sévèrement la dame.
+Celle-ci fit donner congé à Bernard, en lui disant de quitter
+le pays. Et il partit; il s'en alla vers la duchesse de
+Normandie, qui était jeune et de grand mérite.» Bernard
+de Ventadour trouva auprès d'elle un excellent accueil.
+Mais bientôt elle devint la femme du roi Henri d'Angleterre<a id="anchor-II-10"></a> <a href="#footnote-II-10" class="fnanchor">[10]</a>.
+«Et Bernard resta triste et dolent; il s'en vint
+vers le bon comte de Toulouse et demeura auprès de lui
+jusqu'à la mort du comte. A ce moment, de douleur, il se
+retira à l'abbaye de Dalon; c'est là qu'il mourut.»</p></blockquote>
+
+<p>Plusieurs points sont à remarquer dans ce récit.
+C'est d'abord le soin que prend le vicomte poète du
+fils d'un de ses plus humbles serviteurs, en qui il
+reconnaît des dons poétiques. Et c'est aussi l'ingratitude
+de cet enfant gâté, mais c'est surtout la punition
+dont elle fut payée. Par ce temps de haute et basse
+justice, la vie d'un pauvre poète pouvait paraître peu
+de chose. Mais le seigneur de Ventadour se contenta
+de lui marquer sa froideur en ne l'admettant plus
+dans son intimité.</p>
+
+<p>Tout autre fut, en pareille occurrence, la conduite
+d'un grand seigneur du Roussillon. Voici comment le
+chroniqueur anonyme raconte l'histoire.</p>
+
+<p>Guillem de Capestang était un chevalier de la
+contrée du Roussillon, voisine de la Catalogne et du
+Narbonnais. Il était très beau, très bon cavalier et
+très courtois. Il y avait dans la contrée une dame
+appelée Seremonde, femme du seigneur de Castel-Roussillon.
+Celui-ci était un homme riche, mais dur,
+sauvage et orgueilleux. Et le troubadour Guillem de
+Capestang faisait de belles chansons sur la dame de
+son seigneur. Celui-ci l'apprit et un jour, rencontrant
+le troubadour à la chasse, il le tua. «Ensuite il lui
+enleva le c&oelig;ur et le fit porter par un écuyer à son
+château. Il le fit rôtir avec du poivre et le donna à
+manger à sa femme. Et quand elle l'eut mangé, le
+seigneur lui dit ce que c'était, et elle en perdit la vue
+et l'ouïe. Revenue à elle, elle lui dit: «Seigneur, vous
+m'avez donné un si bon mets que jamais je n'en
+mangerai de semblable.» Il voulut la frapper, mais
+elle se précipita du haut de sa fenêtre et se tua. La
+cruauté du seigneur de Castel-Roussillon et le suicide
+de la dame causèrent une grande tristesse dans
+le pays. «Tous les chevaliers de la contrée, tous ceux
+qui étaient jeunes, se réunirent, le roi d'Espagne
+se mit à leur tête et le comte fut pris et tué.» Les
+corps des deux victimes furent portés en grande
+pompe dans l'église de Perpignan. Tous les ans avait
+lieu un pèlerinage et les parfaits amants priaient
+Dieu pour leur âme.</p>
+
+<p>C'est là, sous sa forme provençale, le roman du
+<i>Châtelain de Coucy</i><a id="anchor-II-11"></a> <a href="#footnote-II-11" class="fnanchor">[11]</a>, poème du XIII<sup>e</sup> siècle, comme
+la biographie de notre troubadour. Ce n'est pas le
+lieu de chercher ici si le récit a un fondement historique
+ou si, comme cela est plus vraisemblable, il
+n'est pas une variante d'un conte populaire.</p>
+
+<p>Opposons à cette légende une des plus gracieuses
+et des plus touchantes que le biographe nous ait transmises.
+C'est celle dont le troubadour Jaufre Rudel,
+prince de Blaye, fut le héros. Voici ce récit dans sa
+sèche brièveté:</p>
+
+<blockquote><p>«Jaufre Rudel, prince de Blaye, s'énamoura de la
+princesse de Tripoli, sans la voir, pour le grand bien et la
+courtoisie qu'il entendit dire d'elle aux pèlerins qui revenaient
+d'Antioche. Il fit sur elle mainte belle poésie avec
+de belles mélodies. Pour aller la voir il se croisa et
+s'embarqua. Mais quand il fut en mer, une grave maladie
+le prit; si bien que ses compagnons pensaient qu'il mourrait
+sur le navire. Ils firent tant cependant qu'ils l'amenèrent
+à Tripoli et le déposèrent en une auberge, comme
+mort. On avertit la comtesse, qui vint à son chevet et le
+prit entre ses bras. En la voyant, il recouvra la vue, l'ouïe
+et l'odorat; et il loua Dieu et le remercia d'avoir soutenu
+sa vie jusqu'à ce moment. Il mourut ainsi entre les bras
+de la comtesse. Elle le fit ensevelir avec honneur dans la
+maison des Templiers et entra dans les ordres le même
+jour, pour la douleur qu'elle éprouva de sa mort<a id="anchor-II-12"></a> <a href="#footnote-II-12" class="fnanchor">[12]</a>.»</p></blockquote>
+
+<p>Telle est cette romanesque histoire. Elle n'a pas
+manqué de frapper les historiens et les poètes,
+depuis Pétrarque jusqu'à l'auteur de la <i>Princesse
+lointaine</i>, jusqu'à Carducci et Gaston Paris, en
+passant par Uhland, Swinburne et autres. Henri
+Heine en a senti toute la poésie et l'a admirablement
+rendue dans une des plus belles pièces de son
+Romancero. On peut se douter par avance de tout ce
+que l'imagination du poète romantique a su ajouter
+au simple récit du vieux chroniqueur.</p>
+
+<blockquote><p>Dans le château de Blaye, on voit à la muraille des
+tapisseries que la comtesse de Tripoli broda jadis de ses
+mains sages.</p>
+
+<p>Elle y broda toute son âme, et des larmes d'amour ont
+sanctifié la tapisserie brodée de soie qui représente le
+tableau suivant:</p>
+
+<p>Comment la comtesse vit Rudel mourant couché sur le
+rivage, et reconnut dans ses traits l'image de ses rêves.</p>
+
+<p>Rudel aussi a vu ici pour la première et pour la dernière
+fois en réalité la dame qui l'a si souvent charmé dans
+ses rêves.</p>
+
+<p>Sur lui se penche la comtesse; elle le tient amoureusement
+dans ses bras; elle embrasse le pâle visage de celui
+qui a si bien chanté ses louanges.</p>
+
+<p>Dans le château de Blaye, toutes les nuits, il y a comme
+un bruit de vêtements, comme un frémissement. Les
+figures des tapisseries commencent soudain à s'animer.</p>
+
+<p>Le troubadour et sa dame secouent leurs membres
+endormis, sortent du mur et se promènent à travers les
+salles.</p>
+
+<p>Tendres propos, doux badinage, mélancoliques secrets,
+galanterie posthume de l'époque des chants d'amour.</p>
+
+<p>«Geoffroy, mon c&oelig;ur mort est réchauffé par ta voix;
+dans les charbons depuis longtemps éteints je sens une
+nouvelle flamme.</p>
+
+<p>«&mdash;Mélisande! Bonheur et Fleur! Quand je te regarde
+dans les yeux, je revis, moi aussi; mon mal terrestre, mes
+souffrances terrestres sont seules mortes.</p>
+
+<p>«&mdash;Geoffroy, nous nous aimions ainsi jadis en rêve; et
+maintenant nous nous aimons aussi dans la mort. Le Dieu
+de l'amour a fait ce miracle.</p>
+
+<p>«&mdash;Mélisande, qu'est-ce que le rêve? Qu'est-ce que la
+mort? De vaines paroles; dans l'amour seul est la réalité&mdash;et
+je t'aime, ô éternellement belle.</p>
+
+<p>«&mdash;Geoffroy, comme il fait bon ici, dans la salle silencieuse
+éclairée par la lune; je ne voudrais jamais plus
+sortir aux rayons du soleil.</p>
+
+<p>«&mdash;Mélisande, chère folle, tu es toi-même la lumière et
+le soleil. Partout où tu passes fleurit le printemps, l'amour
+et la joie du mois de mai sortent de terre.»</p>
+
+<p>C'est ainsi que devisent, en se promenant, ces tendres
+spectres; ils vont de côté et d'autre, pendant que la lune
+laisse tomber ses rayons par les fenêtres gothiques.</p>
+
+<p>Mais, repoussant ces gracieux fantômes, à la fin revient
+l'aurore; et ils rentrent craintifs dans le mur, dans la
+tapisserie.</p></blockquote>
+
+<p>Enfin une des plus romanesques biographies est
+bien celle du toulousain Peire Vidal, dont la carrière
+poétique s'étend sur la première partie du XIII<sup>e</sup> siècle.
+Il semble avoir été doué d'une imagination fertile et
+touché d'un grain de folie. Son imagination ne
+dépassait peut-être pas celle du chroniqueur qui lui
+a prêté de si étranges aventures. Épris d'inconnu
+Peire Vidal partit pour l'Orient et se maria avec une
+Grecque de l'île de Chypre. «On lui donna à
+entendre, raconte son biographe, qu'elle était nièce
+de l'empereur de Constantinople et qu'à cause d'elle
+il avait des droits à l'empire.» Il n'en fallait pas
+davantage pour mettre en branle son imagination et
+son ambition. Il employa son argent à faire construire
+un vaisseau pour aller conquérir l'empire.
+«Et il portait des armes impériales, se faisait appeler
+empereur et sa femme impératrice.»</p>
+
+<p>Voilà pour la folie des grandeurs. Mais ce n'était
+pas la seule dont la nature l'eût généreusement doté.
+«Il était l'homme le plus fou du monde, dit la chronique,
+car il croyait que tout ce qui lui plaisait ou
+qu'il voulait était vrai.» Et c'est ainsi qu'il s'éprenait
+de toutes les dames qu'il voyait et qu'il leur faisait
+des déclarations. Ces femmes d'esprit se moquaient
+de lui, mais «lui laissaient croire tout ce qu'il
+voulait». «Et il croyait, continue le chroniqueur,
+qu'il était l'ami de toutes et que chacune se donnerait
+la mort pour lui.»</p>
+
+<p>Mal lui en prit cependant avec Azalaïs, femme du
+seigneur de Marseille, Barral de Baux.</p>
+
+<blockquote><p>Le seigneur Barral, dit la chronique, savait bien que
+Peire Vidal aimait sa femme et il s'en amusait. Tous ceux
+qui le savaient, ainsi que sa femme, le prenaient en riant...
+Et quand Peire Vidal s'irritait contre elle, le seigneur
+Barral remettait aussitôt la paix, et lui accordait par pitié
+tout ce qu'il demandait. Un jour Peire Vidal apprit que
+Barral s'était levé et que la dame était seule en sa chambre.
+Il vint devant elle, la trouva endormie, s'agenouilla et lui
+baisa la bouche. Elle sentit un baiser, crut que c'était le
+seigneur Barral et se leva en souriant. Elle regarda et vit
+que c'était ce fou de Peire Vidal; alors elle se mit à crier
+et à faire grand bruit. Ses demoiselles d'honneur vinrent
+à ses cris et demandèrent ce que c'était. Et Peire Vidal
+s'enfuit.</p></blockquote>
+
+<p>La dame fit appeler son mari; mais les troubadours
+avaient décidément des privilèges: «Barral, comme
+un galant homme, prit l'aventure en riant; et il
+gronda sa femme d'avoir fait tant de bruit pour l'acte
+d'un fou.»</p>
+
+<p>La dame exigea le départ du troubadour, qui se
+réfugia à Gênes. Là, ayant appris qu'Azalaïs le
+poursuivait de ses menaces, il passa outre-mer. Il se
+consolait par des chansons, sans oser revenir en
+Provence. Enfin Barral de Baux, qui aimait beaucoup
+son poète, obtint son pardon, le lui manda en
+Syrie, et Peire Vidal, pardonné, revint joyeusement
+à Marseille.</p>
+
+<p>Une autre de ses folies faillit finir plus mal pour
+lui. Il s'était épris d'une grande dame qu'il surnommait
+la Louve (on ne sait, pour le dire en passant, si
+ce nom lui vient de notre troubadour, ou s'il était un
+de ses surnoms). La Louve, puisque louve il y a,
+habitait un château des environs de Carcassonne.
+Pour lui témoigner ses sentiments, Peire Vidal ne
+trouva rien de mieux que de s'habiller en loup. «Il
+se vêtit d'une peau de loup, pour le faire croire aux
+bergers et aux chiens.» Cette fantaisie déréglée faillit
+lui être fatale. Pâtres et chiens se mirent à sa poursuite.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Le pauvre loup en cet esclandre,<br /></span>
+<span class="i0">Empêché par son hoqueton,<br /></span>
+<span class="i0">Ne put ni fuir ni se défendre.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Il fut porté pour mort au château de la Louve.
+«Quand elle apprit que c'était Peire Vidal, elle
+commença à rire beaucoup de sa folie, et son mari
+de même... Son mari le fit mettre en un lieu bien
+tranquille; il manda un médecin et le fit soigner jusqu'à
+ce qu'il fût guéri.» Peire Vidal paya ces soins
+et racheta sa folie par une de ses plus jolies chansons
+(<i>De chantar m'era laissatz</i>).</p>
+
+<p>Une des plus étranges biographies est celle de
+Guillem de la Tour. Il vint en Lombardie, enleva à
+Milan la femme d'un barbier et s'enfuit avec elle
+jusqu'au lac de Côme. Il advint que la dame mourut.
+«Il en eut une si grande tristesse qu'il en devint fou;
+il crut qu'elle simulait la mort pour se séparer de
+lui.» Il la veilla dix jours et dix nuits; et chaque soir
+il lui demandait si elle était morte ou vivante; si
+elle était vivante, qu'elle revînt vers lui; si elle était
+morte, qu'elle lui contât ses peines et il lui ferait
+dire toutes les messes qu'elle voudrait.</p>
+
+<p>Il fut chassé de la cité. Il partit à la recherche de
+devins ou de devineresses. L'un d'eux lui dit que
+s'il récitait cent cinquante patenôtres par jour, s'il
+donnait des aumônes à sept pauvres avant de se mettre
+à table, et s'il agissait un an ainsi, sans faillir un
+seul jour, sa femme reviendrait à la vie, mais sans
+pouvoir manger, ni boire ni <i>parler</i>. Le pauvre homme
+suivit le conseil avec joie; seulement quand l'année
+fut terminée, il s'aperçut qu'il était berné; il se désespéra
+et se laissa mourir.</p>
+
+<p>Terminons cette revue par une biographie édifiante.</p>
+
+<blockquote><p>«Giraut de Bornelh était Limousin, de la contrée d'Excideuil...
+Il était de basse naissance, mais il était très
+savant et avait beaucoup d'intelligence naturelle... Il fut
+appelé le maître des troubadours, et il l'est encore par
+les bons connaisseurs, ceux qui entendent bien les mots
+subtils qui expriment bien les sentiments amoureux... Sa
+vie était la suivante: tout l'hiver il restait à l'école et
+étudiait; tout l'été il parcourait les châteaux, menant avec
+lui deux chanteurs qui chantaient ses chansons. Il ne
+voulut jamais de femme; et tout ce qu'il gagnait il le
+donnait à ses parents pauvres et à l'église de la ville où il
+naquit.»</p></blockquote>
+
+<p>Mais voilà assez de légendes, tragiques ou gracieuses:
+nous en passons beaucoup d'autres sous
+silence. Essayons de voir ou au moins d'entrevoir ce
+que fut la réalité. Que les troubadours aient reçu
+un excellent accueil dans les cours où ils apportaient
+la poésie et la joie, c'est ce que tous les témoignages
+du temps, leurs &oelig;uvres en premier lieu, nous
+apprennent. Mais ils nous disent aussi combien âpre
+fut ce que nous appellerions du nom vulgaire de
+concurrence ou du nom en apparence plus scientifique
+de lutte pour la vie. Les poésies des troubadours
+sont pleines d'allusions aux «médisants»; ce
+sont eux qui perdent le poète auprès de sa dame ou
+qui ternissent sa réputation. Ils le brouillent, chose
+aussi grave, avec son protecteur. On peut croire les
+troubadours sur parole. Dans ces petites sociétés
+fermées où ils vécurent, la jalousie, et son cortège
+habituel, la calomnie et la médisance, durent pousser
+comme fleurs naturelles.</p>
+
+<p>La haute situation sociale de quelques troubadours,
+les légendes romanesques dont certains furent
+les héros, ne doivent pas nous faire illusion sur les
+conditions de leur vie. Beaucoup étaient de très
+humble origine. Plusieurs, on l'a vu, avaient renoncé
+pour la poésie, à des carrières lucratives. D'autres,
+de naissance noble, mais trop pauvres pour soutenir
+leur rang, s'engageaient à leur tour dans une voie
+aventureuse où ils espéraient bien récolter profits
+et honneurs, mais où ils ne trouvaient souvent que
+misères et privations. Ils étaient trop de quémandeurs;
+de bonne heure la carrière était déjà encombrée.</p>
+
+<p>La connaissance de ces conditions d'existence doit
+nous rendre indulgents pour les troubadours. Ils manquent
+de dignité, c'est certain, dans les demandes
+qu'ils adressent aux grands seigneurs; avec insolence
+ou humilité, par la menace ou la flatterie, ils
+tâchent d'obtenir, l'un un bon cheval, l'autre un
+beau vêtement, celui-ci quelques deniers: le milieu
+où ils vivaient n'était pas une école de caractère.
+Vouloir leur en faire un reproche, c'est méconnaître
+les conditions de leur vie et ignorer leur histoire.
+Renan, traitant dans l'<i>Histoire littéraire de la
+France</i><a id="anchor-II-13"></a> <a href="#footnote-II-13" class="fnanchor">[13]</a>, de la poésie hébraïque au XIII<sup>e</sup> siècle,
+dit en parlant d'un poète juif, Gorni, dont la vie ressemble
+étrangement à celle d'un troubadour:
+«Gorni n'était pas poète d'une façon désintéressée...
+Il l'était de profession... Tout nous montre en lui un
+adulateur, ou un insulteur vénal, qui mesurait
+l'éloge ou le blâme aux profits ou aux mécomptes
+de sa vie de mendiant littéraire.» Les réflexions de
+Renan rappellent les critiques de ce bourgeois cossu
+qu'était Boileau, reprochant à Colletet, non pas de
+faire de mauvais vers, mais d'aller chercher son pain
+de cuisine en cuisine. Les troubadours allaient le
+chercher de château en château: cette nécessité
+explique et excuse bien des choses.</p>
+
+<p>Ils y trouvaient de redoutables rivaux dans la personne
+des jongleurs. Les jongleurs étaient un héritage
+de la société romaine&mdash;ils existaient d'ailleurs
+avant elle&mdash;et on peut suivre leur histoire depuis
+l'Empire jusqu'aux origines des littératures modernes.
+Ils étaient en pleine activité quand les troubadours
+commencèrent à chanter. Les jongleurs
+devinrent pour eux des auxiliaires: les troubadours
+grands seigneurs&mdash;et ils étaient nombreux à l'origine&mdash;leur
+confièrent souvent le soin de réciter les
+chansons qu'ils avaient composées. Leur rôle grandit
+ainsi, en même temps que le goût pour la poésie se
+développait.</p>
+
+<p>Le rôle de ces deux classes, troubadours et jongleurs,
+étant bien délimité, il n'y avait pas de raison,
+du moins au début de leur histoire, pour qu'elles
+fussent rivales. Seulement il n'était pas rare de voir
+un jongleur s'élever au rang de troubadour. Le
+métier de jongleur exigeait certaines qualités: une
+mémoire fidèle et une grande habileté à toucher des
+instruments. A chanter ainsi les vers d'autrui, plus
+d'un sentit s'éveiller en lui le goût de la poésie, et
+son instruction générale de jongleur, sa connaissance
+de l'art et de la technique des troubadours lui
+permirent d'arriver à son tour au rang de poète. «Ce
+contact continuel entre troubadours et jongleurs
+favorisait la confusion des deux classes.» Vingt et
+un troubadours au moins furent en même temps
+jongleurs<a id="anchor-II-14"></a> <a href="#footnote-II-14" class="fnanchor">[14]</a>.</p>
+
+<p>Cette confusion n'aurait pas été grave, si le rôle
+du jongleur était resté ce qu'il était à l'origine de la
+poésie des troubadours: celui d'un auxiliaire utile
+des poètes. Mais le discrédit qui pesait sur eux pendant
+le haut moyen âge et le bas-empire reparaissait
+avec le temps; il retombait sur les deux classes<a id="anchor-II-15"></a> <a href="#footnote-II-15" class="fnanchor">[15]</a>.</p>
+
+<p>Et quel milieu que ce monde étrange et peu
+recommandable, où des troubadours déclassés voisinaient
+avec des montreurs de singes et d'ours! De
+courts tableaux esquissés par le dernier troubadour,
+Guiraut Riquier, ainsi que d'autres témoignages,
+nous en donnent quelque idée. Nous y voyons le
+chanteur et le musicien ambulants, qui vont dépenser
+leur recette au cabaret; le bateleur, avec ses tours
+de passe-passe, qui a si bien représenté la classe des
+jongleurs que son nom en est devenu synonyme; le
+saltimbanque enfin, souvent accompagné de danseuses
+aux m&oelig;urs faciles, exhibant à la badauderie
+publique les nombreux animaux qu'il a dressés,
+oiseaux, singes, ours, chiens et chats savants; tous
+les types en un mot de la foire et du cirque décorés
+du nom général de jongleur.</p>
+
+<p>On pensera sans doute que ce sont là des tableaux
+d'une époque de décadence, et que les spectacles de
+ce genre étaient plus appréciés du peuple que des
+sociétés courtoises où fréquentaient ordinairement
+les troubadours. Cela est vrai, en partie. Cependant
+voici le divertissement qu'un grand seigneur du
+temps offrait à ses invités. Le récit en est emprunté
+au roman de <i>Flamenca</i><a id="anchor-II-16"></a> <a href="#footnote-II-16" class="fnanchor">[16]</a>, si instructif pour l'histoire
+des m&oelig;urs. La scène se passe dans le palais
+de Bourbon d'Archambaut, qui est immense. C'est
+le jour de la Saint-Jean; après le repas, les jongleurs
+se lèvent. «Chacun veut se faire entendre; alors
+vous auriez entendu retentir des cordes de diverses
+mélodies; qui sait un air nouveau de viole, chanson,
+descort ou lai, s'avance le plus possible... L'un
+touche la harpe, l'autre la viole; l'un joue de la
+flûte, l'autre siffle... l'un joue de la musette, l'autre
+de la flûte; l'un de la cornemuse, et l'autre du chalumeau.
+L'un joue de la mandore, l'autre accorde le
+psaltérion avec le monocorde. L'un fait le jeu des
+marionnettes, l'autre le jeu des couteaux; l'un se
+jette à terre et l'autre saute, l'autre danse avec sa
+bouteille...»</p>
+
+<p>Si nous avons ici un tableau de fantaisie, les traits
+en sont empruntés à la réalité. Les musiciens
+dominent dans cette assemblée de jongleurs; mais
+les bateleurs n'y manquent pas. La poésie seule
+paraît être une de leurs moindres préoccupations.</p>
+
+<p>Dira-t-on que ce tableau représente plutôt les
+m&oelig;urs de la France du Nord, et que les jongleurs
+que fréquentent les troubadours ne ressemblent en
+rien à ceux-ci? Détrompons-nous: nous avons
+d'autres témoignages. Des troubadours ont pris la
+peine de composer en vers, vers médiocres sans
+doute, mais précieux par leur contenu, des codes du
+parfait jongleur. Voici quelques extraits d'un de ces
+«enseignements» (c'est le nom qu'ils portent dans
+la poésie provençale)<a id="anchor-II-17"></a> <a href="#footnote-II-17" class="fnanchor">[17]</a>. Le poète reproche au jongleur
+de ne pas savoir jouer de la viole et de chanter
+encore pis, du commencement à la fin. «Celui-là fut
+un mauvais maître, qui t'enseigna à remuer les
+doigts et à conduire l'archet. Tu ne sais ni danser,
+ni bateler, à la manière d'un jongleur gascon. Je ne
+t'entends dire ni sirventés, ni ballade, ni <i>retroencha</i>.
+ni tenson.» Notons que ce même jongleur doit connaître,
+d'après notre poète, la plupart des cycles de
+la littérature épique, depuis la geste «Carlon»&mdash;de
+Charlemagne&mdash;jusqu'à celle d'Arthur: Aïol, les
+Loherains, Erec, Gérard de Roussillon, l'empereur
+Constantin, Salomon, etc. Toute la lyre!</p>
+
+<p>Voici encore les conseils que donne un autre poète
+à un apprenti jongleur. «Sache trouver et bien
+sauter, bien parler et proposer des jeux-partis; sache
+jouer du tambour et des castagnettes et faire retentir
+la symphonie... sache jeter et rattraper quelques
+pommes avec deux couteaux, avec chants d'oiseaux
+et marionnettes... sache jouer de la cithare et de la
+mandore et sauter à travers quatre cerceaux. Tu
+auras une barbe rouge (?) dont tu pourras t'affubler...
+Fais sauter le chien sur un bâton et fais-le tenir sur
+ses deux pieds...<a id="anchor-II-18"></a> <a href="#footnote-II-18" class="fnanchor">[18]</a>»</p>
+
+<p>Tel est le monde étrange avec lequel les troubadours
+étaient constamment en contact. Sans doute à
+la belle époque, à l'âge d'or, il dut y avoir des distinctions
+parmi les jongleurs. Mais combien de temps
+durèrent ces distinctions sociales? Et qui pouvait
+les maintenir? Il est probable que, si elles ont
+existé, elles durèrent peu. La confusion des jongleurs
+et des troubadours commença de bonne
+heure: avec la décadence de la poésie elle s'accentua
+rapidement.</p>
+
+<p>Rappelons-nous maintenant les légendes romanesques
+dont les biographes des troubadours ont
+entouré leur vie. Vus à travers ces biographies, ou à
+travers celles de Nostradamus, encore plus mensongères,
+ils nous apparaissent comme entourés d'une
+auréole. Il semble qu'ils aient vécu dans un monde
+charmant, ennobli, idéalisé. La réalité dut être
+moins belle; on l'entrevoit à chaque instant en étudiant
+leurs poésies. Cependant l'impression finale
+est juste en partie. Il y eut à cette époque un tel
+enthousiasme pour la poésie que les poètes prirent
+dans la société d'alors une place qu'ils n'avaient
+plus depuis des siècles et qu'ils mirent longtemps à
+retrouver.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_III" id="CHAPITRE_III"></a>CHAPITRE III</h2>
+
+<h3>L'ART DES TROUBADOURS. LES GENRES</h3>
+
+<blockquote><p>La poésie des troubadours est essentiellement lyrique.&mdash;Écoles
+de poésie?&mdash;Le culte de la forme.&mdash;Le «trobar clus»; admiration
+de Dante et de Pétrarque pour Arnaut Daniel.&mdash;La
+musique des troubadours.&mdash;Les genres: la chanson, le sirventés,
+la tenson, la pastourelle, l'aube.&mdash;Autres genres.</p></blockquote>
+
+
+<p>Les troubadours sont essentiellement des poètes
+lyriques<a id="anchor-III-1"></a> <a href="#footnote-III-1" class="fnanchor">[1]</a>. Plusieurs ont même exprimé leur dédain
+pour les compositions d'un autre genre. Ainsi Giraut
+de Bornelh s'étonne et s'irrite même du succès qu'ont
+dans les cours contes et nouvelles, les romans, comme
+nous dirions de nos jours. (Il y avait en effet des
+troubadours qui, doués d'un bon talent de lecteurs,
+faisaient des lectures poétiques.) Le succès, dit Giraut
+de Bornelh, devrait être réservé aux bonnes chansons
+traitant de sujets relevés. Il y eut donc dans cette littérature
+une hiérarchie des genres. Elle fut observée
+pendant tout l'âge d'or et de la poésie provençale. Ce
+n'est que pendant la période de décadence que les
+«beaux traités didactiques», fort en honneur alors,
+et les «contes gracieux», pour nous servir des
+expressions du dernier troubadour, furent mis sur le
+même pied que les compositions lyriques. Pendant
+la période classique, la poésie lyrique fut seule en
+honneur.</p>
+
+<p>Où les troubadours apprenaient-ils leur art? N'est-il
+pas naturel que, dans un milieu qui a poussé si loin
+le culte de la forme, il ait existé des écoles de poésie?
+Des écoles où l'on apprenait la technique d'un métier
+qui dès les débuts était difficile? La question est d'autant
+plus intéressante qu'il est souvent fait mention
+d'écoles, soit dans les biographies des troubadours,
+soit dans leurs poésies. Ainsi l'auteur de la vie de
+Giraut de Bornelh nous apprend que l'hiver il passait
+son temps «à l'école». Il s'agit sans doute ici d'écoles
+où l'on enseignait les sept arts qui composaient l'ensemble
+des connaissances d'alors. D'école de poésie
+il n'y en eut pas. Ou s'il y en eut, ce fut peut-être
+celle que Jaufre Rudel nous fait connaître par le
+début d'une de ses chansons: maîtres et maîtresses
+de chant c'étaient les oiseaux et les fleurs, en un mot
+la Nature.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Maîtres, maîtresses de chansons<br /></span>
+<span class="i0">Assez autour de moi foisonnent:<br /></span>
+<span class="i0">Mille oiselets sur les buissons<br /></span>
+<span class="i0">Célèbrent les fleurs qui couronnent<br /></span>
+<span class="i0">Nos gazons déjà renaissants<a id="anchor-III-2"></a> <a href="#footnote-III-2" class="fnanchor">[2]</a>.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Cependant il arrivait que les poètes formaient des
+disciples, au vrai sens du mot. Èbles II, vicomte de
+Ventadour, fut ainsi le maître de Bernard, qui le
+paya si mal de sa peine. Marcabrun était disciple de
+Cercamon. Un troubadour plus récent, Uc de Saint-Cyr,
+apprenait beaucoup auprès des autres poètes,
+mais il faisait part volontiers à ses confrères de ses
+connaissances poétiques. Il s'était ainsi formé de
+bonne heure une sorte de code poétique, auquel les
+troubadours font de nombreuses allusions; ils le connaissaient
+par tradition, nous ne le connaissons plus,
+et encore incomplètement, que par des recueils didactiques
+de la période de décadence.</p>
+
+<p>Quelle que soit l'école où ils se sont formés, les
+troubadours se distinguent par un souci extrême de
+la forme. Les métaphores abondent, chez eux, pour
+marquer ce travail délicat qui consiste à couvrir la
+pensée d'une parure élégante. L'expression classique
+de <i>limer</i>, <i>polir</i> revient souvent. L'un se vante de
+savoir bien «bâtir» ou «forger» une chanson; l'autre
+de savoir l'«orner» et l'«affiner». Il n'est pas rare
+qu'un troubadour confiant ses chants à un jongleur
+le prie de n'y rien changer, tellement il a conscience
+d'avoir fait &oelig;uvre parfaite. Ce souci de la forme est
+extrême chez les troubadours; il devint bientôt
+excessif; mais ils lui doivent d'avoir pu faire sur des
+«pensers» déjà antiques de jolis vers nouveaux.</p>
+
+<p>Tout en leur reprochant ce culte presque exclusif
+de la forme, sachons-leur gré de l'avoir ainsi mise en
+honneur. Ce souci d'art est de tradition dans les littératures
+néo-latines. Elles ont plus d'une fois racheté
+par ce côté ce qui leur manquait en profondeur. Cette
+tradition remonte loin; si les troubadours ne l'ont pas
+créée, ils étaient dignes de le faire.</p>
+
+<p>Et soyons-leur indulgents aussi pour l'orgueil qu'ils
+ont de leur art. Vaniteux, à ce point de vue, les troubadours
+le furent à l'excès. La mesure et la discrétion,
+qualités dont ils font si souvent l'éloge, paraissent
+avoir été peu en honneur dans leur milieu. Ils se
+vantent à tout instant de leur supériorité, et de leur
+originalité dans l'invention. Cela est vrai en partie.
+Mais l'invention est pour eux autre chose que ce que
+nous entendons par ce mot. Elle ne consiste pas à
+trouver des pensées nouvelles, mais plutôt à inventer
+de nouveaux airs, de nouvelles mélodies, de nouvelles
+rimes ou combinaisons strophiques. C'est encore ici
+un souci d'art qui les pousse; et c'est de lui qu'ils
+tirent vanité. Mais cette vanité n'est-elle pas commune
+aux poètes? et n'y en a-t-il pas de plus mal
+placée?</p>
+
+<p>Ce souci de s'éloigner du vulgaire et de n'écrire
+que pour les parfaits connaisseurs a conduit les
+troubadours&mdash;surtout ceux de la première période&mdash;à
+un genre de style raffiné qu'ils désignent sous
+le nom de <i>trobar clus</i> (invention obscure, fermée aux
+profanes). Ce genre consiste à n'employer que des
+mots rares, difficiles et obscurs, ou s'éloignant de
+leur sens ordinaire. Les poésies écrites dans ce style
+paraissent claires à première vue, mais le sens en
+est si bien caché qu'encore aujourd'hui on discute
+sur le sens de quelques-unes. Il y eut dans ce genre si
+faux des virtuoses. Les connaisseurs du temps ne
+leur ménagèrent pas leur admiration. Ainsi Dante
+et Pétrarque mettent au premier rang des troubadours
+le représentant le plus éminent de ce genre,
+Arnaut Daniel. «C'est un grand maître en poésie, dit
+Pétrarque, et qui fait encore honneur à sa patrie par
+son style orné et poli<a id="anchor-III-3"></a> <a href="#footnote-III-3" class="fnanchor">[3]</a>.» Ces deux grands poètes
+italiens eux-mêmes ont subi l'influence des troubadours
+de cette école; mais leur génie les a préservés
+des excès. Il n'en fut pas de même dans la littérature
+provençale où ce genre produisit bon nombre de
+pièces obscures et énigmatiques, pour la plus grande
+joie des connaisseurs anciens et pour le désespoir
+des connaisseurs modernes. Il y eut d'ailleurs de
+bonne heure une réaction, et même tous les troubadours
+de la bonne époque n'ont pas admis cette conception<a id="anchor-III-4"></a> <a href="#footnote-III-4" class="fnanchor">[4]</a>.</p>
+
+<p>La musique est une partie importante de l'art des
+troubadours. Il nous est dit de plus d'un qu'il trouvait
+non de belles pensées, mais de beaux «sons»,
+c'est-à-dire de belles mélodies. Plusieurs manuscrits
+des troubadours, plusieurs «chansonniers», comme
+on les appelle, nous font connaître cette musique.
+Seulement on dirait qu'il y manque l'âme. Nous
+sommes très mauvais juges de ce qui en faisait
+l'originalité. Son secret paraît à jamais perdu.
+Chantée de nos jours elle paraît monotone, comme
+un plain-chant vieilli. Par quels mouvements, par
+quelles modulations, les troubadours et surtout les
+jongleurs, en relevaient-ils la monotonie? C'est ce
+que nous ne saurons sans doute jamais<a id="anchor-III-5"></a> <a href="#footnote-III-5" class="fnanchor">[5]</a>.</p>
+
+<p>Le chant et la musique étaient proprement du
+domaine du jongleur. S'il y avait eu une démarcation
+bien nette entre ces deux classes, le troubadour se
+serait contenté d'inventer la mélodie, laissant au jongleur
+le soin de la chanter en s'accompagnant de la
+viole, de la cithare et autres instruments. Mais c'est
+par là précisément que la classe des jongleurs se confondait
+avec celle des troubadours. N'était-ce pas
+une tentation toute naturelle pour le poète musicien
+de chanter lui-même sa composition? Comme aux
+époques lointaines de la Grèce primitive musique et
+poésie allaient de pair: les deux arts se confondaient
+chez les troubadours comme jadis chez les
+aèdes.</p>
+
+<p>L'étude des différents genres lyriques nous montrera
+mieux encore l'union de ces deux arts. Les
+genres que nous allons énumérer sont tous faits pour
+être chantés. Les troubadours (ils nous en font assez
+souvent la confidence) ont mis autant de soin à
+inventer le «son», c'est-à-dire la mélodie, qu'à
+trouver le fond et à orner la forme.</p>
+
+<p>On divise quelquefois ces genres en deux groupes:
+ceux qui ont gardé quelque trace de leur origine
+populaire et ceux qui s'en sont éloignés<a id="anchor-III-6"></a> <a href="#footnote-III-6" class="fnanchor">[6]</a>. C'est
+une division qui est à peu près juste, mais elle a
+le tort de laisser croire que certains genres sont
+d'origine plus relevée que les autres. Si nous distinguons
+plus simplement les genres d'après l'importance
+qu'ils occupent dans la poésie des troubadours,
+on voit que la première place appartient à la
+chanson, puis au sirventés, enfin à la tenson:
+viennent ensuite les genres que nous pourrions
+appeler secondaires, donnant aux précédents le nom
+de genres principaux.</p>
+
+<p>La <i>chanson</i> occupe la place d'honneur. Cela se
+conçoit sans peine, quand on songe qu'elle est une
+poésie consacrée exclusivement à l'amour, thème
+préféré, essentiel même de la poésie provençale.</p>
+
+<p>Il ne faut pas se méprendre sur ce terme de <i>chanson</i>.
+La chanson des troubadours n'a, on pourrait
+dire, rien de commun que le nom avec la chanson
+moderne. Le nombre des strophes en est variable, il
+va ordinairement de six à sept. Elle se termine par
+un ou deux <i>envois</i> (<i>tornada</i>). Le nombre des vers
+dans chaque strophe est également variable. Il peut
+aller de trois à quarante-deux et ceci donne une idée
+de la virtuosité des troubadours; mais ces formes
+extrêmes sont assez rares.</p>
+
+<p>L'agencement des rimes est l'objet d'un soin tout
+particulier. Il existe, dans la poétique provençale,
+toute une terminologie pour désigner ces combinaisons.
+Quoique ce souci soit commun à peu près à
+tous les genres lyriques, il est plus sensible encore
+dans la chanson. La chanson n'a pas de refrain.
+Voilà pour la forme.</p>
+
+<p>Quant à son contenu, nous l'avons indiqué d'un
+mot: elle est consacrée à l'amour. Elles commencent
+presque toutes par une description du printemps; ce
+début est de style, de convention, surtout chez les
+plus anciens troubadours. Voici quelques-uns de ces
+débuts.</p>
+
+<blockquote><p>Quand l'herbe verte et la feuille paraissent, et que les
+fleurs s'ouvrent dans les vergers, quand le rossignol fait
+entendre haute et claire sa voix et lance son chant, je suis
+heureux de l'entendre, heureux de voir la fleur. Je suis
+content de moi, mais encore plus de ma dame<a id="anchor-III-7"></a> <a href="#footnote-III-7" class="fnanchor">[7]</a>.</p>
+
+<p>Le gentil temps de Pâques, avec la fraîche verdure,
+nous ramène feuilles et fleurs de diverses couleurs: c'est
+pourquoi tous les amants sont gais et chantent, sauf moi
+qui me plains et qui pleure, et pour qui la joie n'a pas de
+saveur...</p>
+
+<p>Puisque l'hiver est parti et que le doux temps fleuri
+est revenu, puisque j'entends par les prés les refrains
+variés des petits oiseaux, les prés verts et les frondaisons
+épaisses m'ont rempli d'une telle joie que je me suis mis
+à chanter<a id="anchor-III-8"></a> <a href="#footnote-III-8" class="fnanchor">[8]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Voici le début d'une chanson de Jaufre Rudel.</p>
+
+<blockquote><p>Quand le ruisseau qui sort de la fontaine devient clair,
+et que paraît la fleur d'églantier; quand le rossignol dans
+la ramure varie, module et affine son doux chant, il est
+juste que moi aussi je fasse entendre le mien<a id="anchor-III-9"></a> <a href="#footnote-III-9" class="fnanchor">[9]</a>.</p>
+
+<p>Je suis heureux, dit Arnault de Mareuil, quand le vent
+halène en avril, avant l'arrivée de mai, quand, pendant
+toute la nuit sereine, chantent le rossignol et le geai;
+chaque oiseau en son langage, dans la fraîcheur du matin,
+mène joie et allégresse<a id="anchor-III-10"></a> <a href="#footnote-III-10" class="fnanchor">[10]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Quelquefois ce thème du début est tout autre. Il
+se présente sous la forme suivante: le poète n'a pas
+besoin, pour chanter, d'attendre le retour du printemps;
+l'amour qu'il a pour sa dame l'inspire en
+toute saison.</p>
+
+<blockquote><p>Ni pluie ni vent, dit Peire Rogier, ne m'empêchent de
+songer à la poésie; la froidure cruelle ne m'enlève ni le
+chant, ni le rire; car amour me mène et tient mon c&oelig;ur
+en une parfaite joie naturelle; il me repaît, me guide et
+me soutient; nul autre objet ne me réjouit, nul autre ne
+me fait vivre<a id="anchor-III-11"></a> <a href="#footnote-III-11" class="fnanchor">[11]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Raimbaut d'Orange commence ainsi une de ses
+chansons:</p>
+
+<blockquote><p>Je ne chante ni pour oiseau, ni pour fleur, ni pour neige,
+ni pour gelée, ni pour neige, ni pour chaleur,... je ne chante
+pas, je n'ai jamais chanté pour nulle joie de ce genre,
+mais je chante pour la dame à qui vont mes pensées et
+qui est la plus belle du monde<a id="anchor-III-12"></a> <a href="#footnote-III-12" class="fnanchor">[12]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Ces débuts ne manquent pas de grâce, ni les précédents
+de poésie. Les premiers surtout rappellent par
+leur fraîcheur les origines populaires de la chanson
+courtoise. Ils expriment à merveille la joie de vivre
+qui s'empare des hommes et des choses à la sortie de
+l'hiver. Seulement ces débuts se ressemblent trop;
+ils fatiguent par leur monotonie; le charme disparaît
+assez vite. C'est certainement la partie la plus conventionnelle
+de la chanson. Qui en connaît quelques-uns
+connaît du même coup tous les autres. Le thème
+est trop simple et surtout il reparaît trop souvent. Ce
+n'est pas d'ailleurs la seule partie conventionnelle de
+la chanson. Pour le fond, la convention y règne aussi
+en souveraine; mais ce n'est pas le lieu d'y insister
+ici; renvoyons-en l'étude au chapitre consacré à la
+doctrine de l'amour courtois.</p>
+
+<p>Un autre genre lyrique dispute presque la première
+place à la chanson dans la poésie provençale: c'est
+le <i>sirventés</i><a id="anchor-III-13"></a> <a href="#footnote-III-13" class="fnanchor">[13]</a> (fr. <i>serventois</i>). On n'est pas d'accord
+sur l'origine du mot, ni du genre. D'après les uns, le
+nom lui viendrait du fait qu'il est composé à l'origine
+par des «serviteurs» ou pour des «serviteurs»,
+c'est-à-dire sans doute, par des «poètes de cour»;
+suivant d'autres il tirerait son nom de ce qu'il est
+composé sur la forme, sur l'air d'une chanson; ce
+serait, pour ainsi dire, une poésie «au service» d'une
+autre, qu'elle imiterait servilement. Cette dernière
+opinion a pour elle la plus grande vraisemblance. Car
+pour la forme, le sirventés ne se distingue pas de la
+chanson. On y retrouve le même souci de l'agencement
+des rimes que dans le genre précédent.</p>
+
+<p>C'est par le contenu surtout que ces genres diffèrent.
+La chanson passait aux yeux des troubadours pour le
+genre le plus parfait. Mais je ne sais si, à notre point
+de vue, le <i>sirventés</i> n'est pas plus vivant.</p>
+
+<p>On peut en distinguer plusieurs catégories. D'abord
+le sirventés moral ou religieux, consacré à des thèmes
+généraux de morale et de religion. Il fleurit surtout
+pendant la période de décadence. Là aussi la convention
+se fait sentir de bonne heure. La poésie provençale
+nous offre quelques types de satiriques originaux
+et vigoureux. Mais à côté d'eux il y eut le troupeau
+servile des imitateurs.</p>
+
+<p>Le sirventés politique ou personnel est bien plus
+intéressant. C'est lui qui nous permet de pénétrer
+dans la société où vécurent les troubadours. Les
+chansons nous montrent le côté idéal ou idéaliste de
+cette société; le sirventés nous fait connaître la réalité.</p>
+
+<p>Les troubadours s'intéressent aux événements
+politiques de leur temps. D'abord pour des raisons
+générales, qui font que les poètes aiment à sortir
+assez souvent de leur tour d'ivoire. Mais leur intervention
+dans les affaires politiques avait d'ordinaire
+un mobile plus intéressé. Les troubadours qui étaient
+à la discrétion&mdash;et à la solde&mdash;des grands seigneurs
+prenaient passionnément parti dans les affaires qui
+intéressaient leurs puissants protecteurs. Ils représentent
+par certains côtés la presse du temps, presse
+pas très indépendante et pas toujours très libre d'ailleurs.
+C'est surtout en matière de politique étrangère
+que son indépendance était douteuse. Quand Alfonse X
+de Castille, nommé empereur, tardait à venir se faire
+couronner, il envoyait des subsides, les fonds secrets
+d'alors, aux troubadours besogneux; ceux-ci se chargeaient
+de la campagne de presse.</p>
+
+<p>Ils connaissaient même et usaient fort souvent de
+ce procédé peu délicat, qui consiste à demander en
+menaçant. Le mot qui désigne cet acte délictueux
+est récent, mais la chose est ancienne. L'excuse des
+troubadours, c'est qu'ils n'avaient peut-être pas
+d'autre arme pour fléchir un seigneur avare ou
+orgueilleux. Malheur à ceux qui ne leur donnaient
+qu'un méchant cheval ou quelques pièces de monnaie!
+Le doux troubadour punissait cruellement
+l'avarice du grand seigneur qu'il avait vainement
+sollicité, en répandant sur son compte médisances et
+calomnies. C'étaient là les m&oelig;urs du temps. Et c'était
+aussi la vengeance du pauvre chanteur errant; plus
+d'un seigneur orgueilleux et avare, se souvenant que
+le poète est de race irritable, devenait libéral par
+crainte des médisances ou du ridicule. C'est l'ensemble
+des diverses poésies de ce genre que l'on
+appelle du nom général de <i>sirventés</i>.</p>
+
+<p>Le genre comprend d'ailleurs d'autres subdivisions.
+On y range par exemple les <i>chants de croisade</i>,
+dans lesquels les troubadours excitent les chefs
+de la chrétienté, grands ou petits, à concourir à la
+délivrance de la Terre Sainte. Ils le font souvent
+avec éloquence; et si l'on songe que ces poésies
+étaient colportées par les jongleurs ou les troubadours
+eux-mêmes d'une cour à l'autre, on juge de
+l'effet que pouvaient avoir des exhortations de ce
+genre sur des volontés hésitantes.</p>
+
+<p>On fait entrer également dans ce genre les <i>plaintes</i>
+(<i>planh</i>) sorte de chant funèbre composé par le troubadour
+à la mémoire de son protecteur. L'élément
+conventionnel n'en est pas absent, mais il règne souvent
+dans certaines de ces poésies une sincérité et
+une émotion que l'on ne trouve pas toujours dans
+d'autres compositions.</p>
+
+<p>Tout autre est le genre de la <i>tenson</i><a id="anchor-III-14"></a> <a href="#footnote-III-14" class="fnanchor">[14]</a>. Par son
+étymologie le mot indique une discussion. C'est une
+sorte de discussion poétique sur une question quelconque,
+peut-on dire. L'origine n'en est sans doute
+pas tout à fait populaire; il faut la chercher peut-être
+dans la coutume qui consiste à organiser un
+concours de poésie sur un thème donné. Ce genre,
+qui paraît connu des plus anciens troubadours,
+aurait une origine différente de la plupart des
+autres.</p>
+
+<p>Une question importante se pose à propos de la
+<i>tenson</i>. Une tenson a-t-elle pour auteurs les deux
+personnages qui sont mis en scène? Ou n'avons-nous
+affaire ici qu'à une fiction et le même poète exposait-il
+tour à tour ses propres idées et celles de son
+interlocuteur? Il semble bien qu'il faille admettre
+dans beaucoup de cas deux auteurs différents. Mais
+le contraire dut avoir lieu aussi, comme le prouve
+l'habitude de composer des tensons avec des personnages
+imaginaires<a id="anchor-III-15"></a> <a href="#footnote-III-15" class="fnanchor">[15]</a>. Les sujets des tensons sont
+très variés. On y discute les questions les plus
+étranges, quelquefois les plus grossières, souvent
+les plus élevées. D'une manière générale la discussion
+porte sur un point de casuistique amoureuse.
+Il y avait là des thèmes sans nombre, où l'esprit
+subtil et délié des troubadours, affiné par la dialectique,
+se donnait libre carrière.</p>
+
+<p>Voici quelques sujets de ces discussions poétiques.
+Qu'y a-t-il de plus grand, les joies ou les souffrances
+causées par l'amour? De deux hommes, l'un a une
+femme très laide, l'autre une femme très belle; tous
+deux les surveillent avec un très grand soin; quel est
+celui des deux qui est le moins blâmable? Une
+tenson à trois personnages porte sur les questions suivantes<a id="anchor-III-16"></a> <a href="#footnote-III-16" class="fnanchor">[16]</a>:
+un roi a le pouvoir: 1º d'obliger un riche
+avare à faire des libéralités; 2º d'empêcher un seigneur
+libéral de distribuer des largesses; 3º d'obliger
+à vivre dans le monde un homme qui s'est déjà
+consacré à Dieu; quel est le plus à plaindre des
+trois?</p>
+
+<p>L'auteur de la même tenson propose à un jongleur
+ou à un troubadour le sujet suivant: ou bien il connaîtra
+à fond tous les arts qu'un clerc de son temps
+peut savoir, ou bien il sera un parfait connaisseur
+dans l'art d'aimer. Les deux thèmes sont traités avec
+maestria par les deux troubadours: celui qui consacre
+sa vie à la science commence par affirmer que
+les femmes sont plus trompeuses qu'un «corsaire»;
+son érudition lui fournit d'illustres exemples: David,
+Samson et Salomon. «Je vous plains, répond son
+partenaire; vous vivrez triste avec vos «sept arts»
+(le summum de la science d'alors) qui vous troubleront
+la vue et l'ouïe, comme il arrive à de nombreux
+savants qui en deviennent fous.» Pour lui,
+son choix est fait; il aime mieux la vie riante que
+lui promettent la poésie et l'amour.</p>
+
+<p>Voici enfin la question qu'agitent ensemble, dans
+une tenson, les troubadours Guiraut de Salignac et
+Peironnet. «Qu'est-ce qui maintient le mieux l'amour,
+les yeux ou le c&oelig;ur?» «Les yeux, répond l'un d'eux,
+car le c&oelig;ur ne se donne que sur le jugement des
+yeux. Les yeux sont de tout temps les messagers du
+c&oelig;ur.» «C'est dans le c&oelig;ur, répond l'adversaire,
+que se maintient le mieux l'amour; car le c&oelig;ur voit
+de loin, les yeux de près seulement.» Les deux derniers
+couplets sont à citer tout entiers: «Seigneur
+Peironnet, tout homme de haut lignage reconnaît
+que votre choix est mauvais, car tous savent que le
+c&oelig;ur a la seigneurie sur les yeux, et écoutez en
+quelle manière: l'amour ne sort pas des yeux si le
+c&oelig;ur n'y consent, tandis que, sans les yeux, le c&oelig;ur
+peut aimer celle qu'il n'a jamais vue en réalité,
+comme Jaufre Rudel fit de son amie.» «Seigneur
+Guiraut, si les yeux de ma dame me sont hostiles,
+peu m'importe le c&oelig;ur; mais si elle me montre un
+regard avenant, elle me prend le c&oelig;ur et le met en
+sa puissance. Voici en quoi consiste le pouvoir et la
+hardiesse du c&oelig;ur: par les yeux l'amour descend
+dans le c&oelig;ur et les yeux disent, par un agréable langage,
+ce que le c&oelig;ur ne peut ni n'oserait dire.»</p>
+
+<p>Le jugement de cette subtile et gracieuse discussion
+est renvoyé à une noble dame du château de
+Pierrefeu, en Provence. Il n'est pas rare que les
+tensons se terminent par un envoi de ce genre. La
+tenson est, elle aussi, elle surtout, un produit de la
+société courtoise du temps. Elle reste comme un
+écho de cette société. Dans son cadre un peu grêle elle
+la fait revivre avec sa courtoisie et aussi son amour
+de la préciosité ou de la convention, et on peut voir,
+dans les tensons à trois ou quatre personnages qui
+nous restent, les origines lointaines de la comédie de
+salon.</p>
+
+<p>Avec la <i>pastourelle</i><a id="anchor-III-17"></a> <a href="#footnote-III-17" class="fnanchor">[17]</a>, nous arrivons à un genre
+qui paraît, au premier abord, être resté plus près de
+son origine populaire. Voici en quoi il consiste. Le
+poète, pendant un voyage, rencontre une bergère;
+elle est jeune, avenante, chante ou tresse des fleurs
+en gardant son troupeau. Le poète la salue courtoisement,
+et, après quelques compliments, lui offre son
+amour. La conversation s'engage et elle se développe
+suivant la fantaisie du poète. Le début et le
+dénouement sont seuls conventionnels. Un exemple
+emprunté à un des plus anciens troubadours, Marcabrun,
+montrera ce que peut donner ce genre. Le
+troubadour, à cheval, a rencontré une bergère.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Je pousse mon cheval vers elle:<br /></span>
+<span class="i0">«Que ne puis-je arrêter, la belle,<br /></span>
+<span class="i0">La bise qui vous échevèle!<br /></span>
+<span class="i0">&mdash;Sire, me répond la vilaine,<br /></span>
+<span class="i0">Si le vent souffle et me hérisse,<br /></span>
+<span class="i0">Je dois au lait de ma nourrice<br /></span>
+<span class="i0">De ne point trop m'en mettre en peine.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">&mdash;Sans médire de votre mère,<br /></span>
+<span class="i0">La belle, il pourrait bien se faire<br /></span>
+<span class="i0">Que quelque chevalier fût père<br /></span>
+<span class="i0">D'une aussi courtoise vilaine<br /></span>
+<span class="i0">Votre regard est un sourire;<br /></span>
+<span class="i0">Plus je vous vois, plus je soupire<br /></span>
+<span class="i0">Mais vous être trop inhumaine.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">&mdash;Non, non, sire, je suis la fille<br /></span>
+<span class="i0">De gens dont toute la famille<br /></span>
+<span class="i0">N'a manié que la faucille<br /></span>
+<span class="i0">Ou le hoyau, dit la vilaine.<br /></span>
+<span class="i0">J'en sais un qui vante sa race,<br /></span>
+<span class="i0">Et qui devrait suivre leur trace<br /></span>
+<span class="i0">Six jours ou sept dans la semaine.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">&mdash;Fille aussi farouche que belle,<br /></span>
+<span class="i0">Je sais un peu, quand je m'en mêle,<br /></span>
+<span class="i0">Apprivoiser une rebelle.<br /></span>
+<span class="i0">On peut, avec telle vilaine,<br /></span>
+<span class="i0">Faire amour loyal et sincère,<br /></span>
+<span class="i0">Et vous m'êtes déjà plus chère<br /></span>
+<span class="i0">Que la plus noble châtelaine.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">&mdash;Quand un homme a perdu la tête,<br /></span>
+<span class="i0">Est-ce un vain serment qui l'arrête?<br /></span>
+<span class="i0">Un mot, et votre bouche est prête,<br /></span>
+<span class="i0">A baiser mes pieds de vilaine.<br /></span>
+<span class="i0">Mais pensez-vous que je désire<br /></span>
+<span class="i0">Perdre, pour vous plaire, beau sire,<br /></span>
+<span class="i0">Ma richesse la plus certaine?<a id="anchor-III-18"></a> <a href="#footnote-III-18" class="fnanchor">[18]</a><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>L'auteur de cette traduction remarque que la
+vilaine, mise ainsi en scène, a «terriblement
+d'esprit» pour une femme des champs. «Ce n'est
+pas le long des haies, même en Gascogne, que
+fleurit une ironie si légère et si perçante à la fois.»
+C'est une réflexion qu'on peut faire à propos de la
+plupart des pastourelles. C'est un genre qui a pu
+être populaire; mais il a perdu ce caractère de très
+bonne heure.</p>
+
+<p>Comment d'ailleurs ce genre, s'il avait gardé la
+simplicité primitive que nous pouvons lui supposer,
+aurait-il eu des chances de plaire à la société raffinée
+pour laquelle écrivaient les troubadours? Aussi les
+bergères qu'ils mettent en scène ressemblent étrangement,
+du début à la fin de leur littérature, à celle
+de Marcabrun. C'est leur aïeule. Ce sont en général
+de vertueuses coquettes. Elles écoutent les compliments,
+acceptent les galanteries, mais finissent toujours
+par berner leur interlocuteur. Là encore règne
+la convention. Le charme de la plupart de ces compositions
+ne vient pas des tableaux champêtres
+qu'elles peuvent présenter, ni de la naïveté et de la
+simplicité des sentiments exprimés; il vient surtout
+de la forme dialoguée qui a permis aux auteurs de
+pastourelles de leur donner un tour dramatique.
+Elles se rapprochent à ce point de vue des débats
+que sont les tensons.</p>
+
+<p>De la pastourelle on rapproche ordinairement la
+<i>romance</i>. Dans la littérature du Nord de la France
+surtout ce rapprochement est légitime. On entendait
+par <i>romance</i> le récit d'une aventure d'amour fait par
+le poète, sous forme dialoguée. Par le contenu la
+romance est donc d'un caractère narratif; mais par
+la forme elle appartient à la poésie lyrique et par le
+dialogue surtout elle se rapproche de la pastourelle.
+Les exemples en sont très nombreux dans la littérature
+de langue d'oïl; ils sont au contraire très rares
+dans la poésie des troubadours.</p>
+
+<p>Cette rareté est très regrettable, si on en juge par
+les modèles qui nous restent, et dont les meilleurs
+sont, comme la pastourelle citée plus haut, du troubadour
+gascon Marcabrun. Voici la traduction de
+l'une de ces deux pièces. Elle est comme un écho
+des sentiments qui agitaient, au milieu du
+XII<sup>e</sup> siècle, le c&oelig;ur d'une jeune femme dont l'ami
+était parti pour la croisade.</p>
+
+<blockquote><p>A la fontaine du verger, où l'herbe est verte sur le gravier,
+à l'ombre des beaux arbres, pendant que je cherchais
+de nouveaux chants et de blanches fleurs, je trouvai seule,
+sans compagnon, celle qui ne voulait pas de consolation.</p>
+
+<p>C'était une damoiselle au corps très beau, fille du
+seigneur du château; et, comme je croyais que les oiseaux
+et la verdure lui causaient de la joie et qu'elle écoutait
+mon badinage, elle changea tout à coup de couleur.</p>
+
+<p>Elle pleura des yeux et soupira du fond du c&oelig;ur:</p>
+
+<p>«Jésus, dit-elle, roi du monde, c'est pour vous que croît
+ma douleur. Car les meilleurs soldats sont partis pour
+vous servir.</p>
+
+<p>«C'est pour vous qu'est parti mon doux ami, mon beau
+et mon vaillant ami.</p>
+
+<p>«A moi il ne m'est resté que les regrets et les pleurs. Ah!
+malheur au roi de France Louis, par qui le deuil est entré
+dans mon c&oelig;ur.»</p>
+
+<p>Quand je la vis se désespérer, je vins près d'elle
+auprès du clair ruisseau. «Belle dame, dis-je, trop de
+pleurs abîment le visage et enlèvent ses couleurs. Il ne
+vous faut désespérer, car celui qui donne au bois ses
+feuilles peut aussi vous rendre la joie.</p>
+
+<p>«&mdash;Seigneur, dit-elle, je crois bien que Dieu aura pitié
+de moi dans l'autre monde, comme il aura pitié de tant
+d'autres pécheurs. Mais en attendant, il m'a enlevé celui
+qui faisait ma joie.»</p></blockquote>
+
+<p>Cette énumération serait incomplète, si nous ne
+citions en terminant un des genres les plus gracieux
+que les troubadours aient traités. C'est celui
+de l'<i>aube</i> (prov. <i>alba</i>). Le nom lui vient de ce que le
+mot «aube» reparaît à chaque couplet. Pour caractériser
+le fond, il suffit de rappeler la situation de
+Roméo et Juliette, quand le chant mélodieux du
+rossignol vient leur annoncer le jour. Seulement,
+dans «l'aube», le chant du rossignol est remplacé
+par la voix d'un ami fidèle qui a poussé le dévouement
+jusqu'à veiller toute la nuit à la sécurité de son
+compagnon. De cette situation étrange le poète sait
+tirer d'heureux effets, comme on peut le voir dans la
+traduction suivante d'une des «aubes» les plus
+célèbres de la littérature provençale. Elle débute par
+une invocation à Dieu qui ne manque pas de grandeur
+ni de majesté, mais qui révèle, si l'on songe à la
+situation, un fonds ineffable de paganisme.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Roi glorieux, roi de toute clarté,<br /></span>
+<span class="i0">Dieu tout-puissant, j'implore ta bonté!<br /></span>
+<span class="i0">A mon ami prête une aide fidèle;<br /></span>
+<span class="i0">Hier au soir il m'a quitté pour elle,<br /></span>
+<span class="i0">Et je vois poindre l'aube.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Beau compagnon, vous dormez trop longtemps;<br /></span>
+<span class="i0">Réveillez-vous, ami, je vous attends,<br /></span>
+<span class="i0">Car du matin je vois l'étoile accrue<br /></span>
+<span class="i0">A l'Orient; je l'ai bien reconnue,<br /></span>
+<span class="i0">Et je vois poindre l'aube.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Beau compagnon, que j'appelle en chantant,<br /></span>
+<span class="i0">Ne dormez plus, car voici qu'on entend<br /></span>
+<span class="i0">L'oiseau cherchant le jour par le bocage,<br /></span>
+<span class="i0">Et du jaloux je crains pour vous la rage,<br /></span>
+<span class="i0">Car je vois poindre l'aube.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Beau compagnon, le soleil a blanchi<br /></span>
+<span class="i0">Votre fenêtre, et vous rappelle aussi;<br /></span>
+<span class="i0">Vous le voyez, fidèle est mon message;<br /></span>
+<span class="i0">C'est pour vous seul que je crains le dommage,<br /></span>
+<span class="i0">Car je vois poindre l'aube.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Beau compagnon, j'ai veillé loin de vous<br /></span>
+<span class="i0">Toute la nuit, et j'ai fait à genoux<br /></span>
+<span class="i0">A Jésus-Christ une prière ardente,<br /></span>
+<span class="i0">Pour vous revoir à l'aube renaissante,<br /></span>
+<span class="i0">Et je vois poindre l'aube.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">Beau compagnon, vous qui m'aviez tant dit,<br /></span>
+<span class="i0">Sur le perron, de veiller sans répit,<br /></span>
+<span class="i0">Voici pourtant qu'oubliant qui vous aime,<br /></span>
+<span class="i0">Vous dédaignez ma chanson et moi-même,<br /></span>
+<span class="i0">Et je vois poindre l'aube.<br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0">&mdash;Je suis si bien, ami, que je voudrais<br /></span>
+<span class="i0">Que le soleil ne se levât jamais!<br /></span>
+<span class="i0">Le plus beau corps qui soit né d'une mère<br /></span>
+<span class="i0">Est dans mes bras, et je ne m'émeus guère<br /></span>
+<span class="i0">Du jaloux ni de l'aube<a id="anchor-III-19"></a> <a href="#footnote-III-19" class="fnanchor">[19]</a>.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Il y a un quinzaine de poésies de ce genre dans la
+littérature provençale: la plus ancienne est en latin,
+le refrain seul est en provençal<a id="anchor-III-20"></a> <a href="#footnote-III-20" class="fnanchor">[20]</a>. D'où vient ce
+genre si étrange dont on ne trouve pas trace dans les
+littératures anciennes? Est-il, comme la plupart des
+autres, d'origine populaire, ou faut-il lui reconnaître
+une origine savante?</p>
+
+<p>Si nous ne connaissions que des formes d'aube
+provençales, surtout celle que nous venons de citer,
+on pourrait se demander si ce genre n'est pas un
+produit de la société aristocratique et courtoise du
+moyen âge. Mais il y a d'autres formes plus
+anciennes que celles-là. Ce n'est pas toujours un ami
+fidèle, ou un veilleur (personnage très important
+dans les châteaux) qui annonce le retour du jour;
+ce rôle est quelquefois confié aux oiseaux populaires
+par excellence, l'alouette, le rossignol, et ce thème
+se retrouve dans la poésie populaire de la plupart
+des pays. Sans engager ici une discussion inutile sur
+l'origine de l'aube, admettons avec la plupart des
+critiques que l'aube se compose de plusieurs éléments
+dont les principaux sont d'origine populaire.
+Nous ne connaissons que par hypothèse cette forme
+primitive. Il en est ainsi au début des littératures;
+on ne juge les genres dignes d'être notés que quand
+ils sont déjà loin de leur origine. Les meilleurs de
+leurs vers&mdash;les plus populaires&mdash;ne seront jamais
+connus.</p>
+
+<p>Ces genres principaux, chanson, sirventés, tenson
+(et en partie pastourelle et aube) ne sont pas les seuls
+que les troubadours aient traités. Dans la décadence
+surtout on en inventa d'autres; à l'<i>aube</i>, chant du
+matin, on opposa la <i>serena</i>, chant du soir<a id="anchor-III-21"></a> <a href="#footnote-III-21" class="fnanchor">[21]</a>. La pastourelle
+tirait son nom du personnage qui y jouait le
+rôle principal; on composa des pièces qui portaient
+différents noms suivant le métier des personnages mis
+en scène; la «bergère» des pastourelles pouvait être
+remplacée par une gardienne de vaches ou d'oies;
+ceci formait une nouvelle variété du genre et prenait
+un nom nouveau. Laissons là ces puérilités; ce sont
+jeux de poètes d'une époque de décadence, essayant
+de faire revivre maladroitement des genres morts.</p>
+
+<p>Mais même à l'âge d'or de la poésie provençale, à
+côté des grands genres, existaient des genres secondaires.
+Les troubadours avaient, par exemple, un
+nom pour désigner une poésie où ils annonçaient à
+leur dame qu'ils se séparaient d'elle: c'était le
+<i>congé</i>. Un autre genre secondaire portait le nom
+d'<i>escondig</i> (excuse ou justification) et le mot en
+indique suffisamment le contenu. Pour mieux
+marquer sa tristesse ou sa colère de voir ses sentiment
+amoureux non partagés, un troubadour composait
+un <i>descort</i> (désaccord), c'est-à-dire une poésie
+lyrique d'un rythme et d'une mélodie assez libres:
+cette composition désordonnée marquait l'état de
+son âme. Le troubadour Rambaut de Vaqueiras
+trouva encore mieux: il écrivit son <i>descort</i> en cinq
+langues ou dialectes, une par strophe; la dernière
+strophe est composée de dix vers, deux en chaque
+langue. «C'est pour mieux marquer, dit-il au début,
+combien le c&oelig;ur de ma dame a changé, que je fais
+désaccorder les mots, la mélodie et le langage.» La
+cacophonie et le charabia avaient ainsi mission de
+dire ce que le c&oelig;ur ne pouvait exprimer<a id="anchor-III-22"></a> <a href="#footnote-III-22" class="fnanchor">[22]</a>.</p>
+
+<p>Beaucoup plus intéressants à étudier seraient
+d'autres genres lyriques comme les <i>danses</i>, les
+<i>danses doubles</i>, les <i>ballades</i>, les <i>estampies</i>. Ce sont
+là des genres qui paraissent avoir le mieux gardé le
+caractère populaire. Il y a telle ballade ou danse
+anonyme avec refrain qui ressemble encore à une
+ronde d'enfants. Mais les exemples de ces genres, si
+précieux qu'ils soient pour la critique, sont trop rares
+pour mériter ici plus qu'une rapide mention. Nous
+pouvons nous en tenir aux cinq genres principaux
+dont nous venons de décrire la forme.</p>
+
+<p>Tel est, dans ses grandes lignes, le cadre où se
+meut la poésie des troubadours. Il est mince et grêle,
+en apparence. Les grands genres, ceux du moins
+que la critique moderne a qualifiés ainsi, en sont
+exclus. Mais on nous a appris, dans un vers lapidaire,
+la valeur d'un bon sonnet et un seul a suffi à la célébrité
+d'un de nos poètes contemporains. Jugeons
+donc les troubadours à cette mesure; et, sans leur
+reprocher de n'avoir pas connu certains genres,
+faisons-leur un mérite d'avoir su traiter avec une
+incomparable maîtrise ceux qu'ils ont inventés. Faisons-leur
+surtout un titre de gloire d'avoir été les
+premiers, au début des littératures modernes, à comprendre
+la valeur de la forme en poésie, à en proclamer
+la nécessité, à donner des règles et des lois:
+c'est par eux que la notion de l'art est entrée dans
+ces littératures.</p>
+
+<p>C'est aussi un mérite non moins grand, quoique
+d'un autre ordre, d'avoir su confier aux formes poétiques
+dont ils sont les inventeurs des pensées si
+neuves, si ingénieuses et si profondes que les littératures
+voisines les ont aussitôt empruntées. On s'en
+rendra mieux compte en étudiant leur théorie de
+l'amour courtois.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_IV" id="CHAPITRE_IV"></a>CHAPITRE IV</h2>
+
+<h3>LA DOCTRINE DE L'AMOUR COURTOIS. COURS D'AMOUR</h3>
+
+<blockquote><p>La doctrine de l'amour courtois: son originalité.&mdash;L'amour
+est un culte.&mdash;Le «service amoureux» imité du «service
+féodal».&mdash;La discrétion; les pseudonymes: les hommages des
+troubadours ne s'adressent qu'aux femmes mariées.&mdash;La patience
+vertu essentielle.&mdash;L'amour est la source de la perfection littéraire
+et morale.&mdash;L'orthodoxie amoureuse chez le troubadour
+Rigaut de Barbezieux.&mdash;Les cours d'amour d'après Nostradamus
+et Raynouard.</p></blockquote>
+
+
+<p>L'ancienne poésie provençale se fait remarquer,
+dès ses débuts, par une profonde originalité<a id="anchor-IV-1"></a> <a href="#footnote-IV-1" class="fnanchor">[1]</a>. Ni
+par le fond, ni par la forme, elle ne ressemble à rien
+de ce qui l'a précédée. La forme est parfaite, et
+cependant elle n'a pas de modèles dans la poésie
+classique des Grecs ou des Latins. Les idées poétiques
+et les sentiments qu'expriment les premiers
+troubadours ne dénoncent aucune imitation; d'un
+bout à l'autre cette poésie vivra par elle-même et
+non d'emprunts. Cette originalité, qui a fini par être
+un élément de faiblesse, a fait d'abord sa force.</p>
+
+<p>Elle se manifeste surtout dans la conception que
+les troubadours se sont faite de l'amour. Les premiers,
+dans les littératures modernes, ils ont su
+exprimer avec éclat les sentiments que cette passion
+inspire.</p>
+
+<p>Ils ont imposé leur conception de l'amour à leurs
+nombreux imitateurs: poètes français, italiens, portugais
+et même allemands. Il est important de
+reconstruire une théorie dont on retrouve les éléments
+au berceau des principales poésies modernes.</p>
+
+<p>Nous ne dirons rien du premier troubadour connu,
+Guillaume, comte de Poitiers. Ce fut un homme
+d'humeur fort joyeuse et gaillarde et ses poésies en
+témoignent en plus d'un endroit. Si les troubadours
+qui suivirent lui avaient emprunté sa conception de
+l'amour, ils n'auraient pu guère ajouter à la sensualité,
+disons même à la brutalité de quelques-unes de
+ses chansons. Ce troubadour de haut parage parle
+trop souvent comme le plus mal élevé de ses écuyers.
+Il est pour peu de chose dans la conception de
+l'amour telle que l'ont faite les grands troubadours
+du XII<sup>e</sup> siècle, et il y a un abîme par exemple entre
+lui et Bernard de Ventadour ou Giraut de Bornelh.</p>
+
+
+<p>Et cependant son dernier éditeur a bien nettement
+montré, après Diez, que les principaux traits de
+l'amour conventionnel, tel que l'ont conçu les troubadours
+de l'époque classique, étaient déjà en germe
+chez le premier troubadour. «L'espèce d'exaltation
+mystique qui a pour cause et pour objet à la fois la
+femme aimée et l'amour lui-même était déjà désignée
+sous le nom de <i>joi</i>(joie); l'hymne enthousiaste que
+le poète entonne en son honneur, et qui est une de
+ses productions les plus réussies suppose naturellement
+l'existence de la chose et du mot<a id="anchor-IV-2"></a> <a href="#footnote-IV-2" class="fnanchor">[2]</a>.»</p>
+
+<p>Voici quelques strophes de cet hymne:</p>
+
+<blockquote><p>Plein d'allégresse, je me plais à aimer une joie à laquelle
+je veux m'abandonner; et puisque je veux revenir à la
+joie, il est bien juste que, si je puis, je recherche le
+mieux (l'objet le plus parfait)...</p>
+
+<p>Jamais homme n'a pu se figurer quelle est (cette joie),
+ni par le vouloir ou le désir, ni par la pensée ou la
+fantaisie; telle joie ne peut trouver son égale, et celui
+qui voudrait la louer dignement ne saurait, de tout un an,
+y parvenir.</p>
+
+<p>Toute joie doit s'humilier devant celle-là; toute noblesse
+doit céder le pas à ma dame à cause de son aimable
+accueil, de son gracieux et plaisant regard; celui-là vivra
+cent ans qui réussira à posséder la joie de son amour.</p>
+
+<p>Par la joie qui vient d'elle le malade peut guérir et sa
+colère peut tuer le plus sain; par elle le plus sage peut
+tomber dans la folie, le plus beau perdre sa beauté, le plus
+courtois devenir vilain, le plus vilain courtois.</p></blockquote>
+
+<p>On croirait lire un troubadour de l'époque classique
+pendant laquelle la doctrine de l'amour
+courtois fut définitivement fixée. Cependant cette
+pièce forme une exception dans l'&oelig;uvre de Guillaume
+de Poitiers et c'est chez ses successeurs qu'il faut
+chercher la vraie doctrine. En voici les principaux
+traits.</p>
+
+<p>Dans la poésie courtoise des troubadours, l'amour
+est conçu de très bonne heure comme un <i>culte</i>,
+presque comme une <i>religion</i>. Il a ses lois et ses
+droits; les unes et les autres forment une sorte de
+code du parfait amant. Le code est sévère et les lois
+rigoureuses; il faut se soumettre à leur discipline;
+on n'y déroge pas sans danger<a id="anchor-IV-3"></a> <a href="#footnote-IV-3" class="fnanchor">[3]</a>.</p>
+
+<p>Les amants se comportent vis-à-vis de l'amour,
+comme un vassal vis-à-vis de son suzerain. Il existe
+un service d'amour, comme il existe un service de
+chevalerie. L'amant devient l'homme-lige de la personne
+aimée, ou même d'amour personnifié; il
+accomplit ses volontés, obéit à ses ordres, exécute
+ses moindres caprices. Être amoureux, dans la
+poésie des troubadours, c'est s'engager par un serment,
+comme un chevalier. On accepte tous les liens
+rigoureux qu'un serment de ce genre impose conformément
+aux m&oelig;urs du temps. Pas plus que le chevalier
+l'amant n'est un esclave et il garde sa noblesse;
+mais il est un vassal et à ce titre dépend, corps et
+âme, de son suzerain qui peut en disposer à son gré,
+sans rendre de comptes à personne. Le «vasselage
+amoureux» est une invention des troubadours provençaux;
+elle porte la marque du temps et les deux
+termes de cette expression caractérisent l'esprit et
+les m&oelig;urs de cette époque.</p>
+
+<p>C'est ainsi que Bernard de Ventadour dit à sa
+dame: «Je suis, dame, votre sujet, consacré pour
+toujours à votre service, votre sujet par paroles et
+par serment.» Peire Vidal, avec son exagération
+habituelle, dit à la sienne: «Je suis votre bien, vous
+pouvez me vendre ou me donner.» «Je vous appartiens,
+proclame un autre, vous pouvez me tuer, si
+c'est votre plaisir.» «Avec patience et discrétion, dit
+un quatrième, je suis votre vassal et votre serviteur<a id="anchor-IV-4"></a> <a href="#footnote-IV-4" class="fnanchor">[4]</a>.»</p>
+
+<p>On n'arrivait pas d'emblée à être le vassal de sa
+dame. Il y avait des degrés à parcourir, un stage à
+accomplir; la langue des troubadours a plusieurs
+mots pour désigner l'amant dans ces diverses situations.
+«Il y a quatre degrés en amour; le premier
+est celui du soupirant, le deuxième celui du suppliant,
+le troisième celui de l'amoureux, le quatrième celui
+de l'amant.» Ce dernier terme n'indiquait pas d'ailleurs
+autre chose que l'acceptation par la dame des
+hommages poétiques du troubadour amoureux. «La
+dame recevait de lui un serment de fidélité que scellait
+ordinairement un baiser et le plus souvent celui-ci
+était le premier et le dernier<a id="anchor-IV-5"></a> <a href="#footnote-IV-5" class="fnanchor">[5]</a>.»</p>
+
+<p>Mais cette faveur si péniblement acquise il était difficile
+de la conserver contre les jaloux et les envieux.
+De là découlaient pour l'amant de dures obligations.</p>
+
+<p>La discrétion est une des premières qualités
+requises. Fi des amants grossiers qui compromettraient
+leurs dames par leurs chansons! A ces imprudents
+maladroits aucun succès n'est réservé. Aussi la
+dame aimée est-elle en général désignée par un pseudonyme,
+qui n'est pas toujours très transparent; c'est
+un <i>senhal</i> (signal) suivant l'expression technique. La
+fantaisie et l'imagination guident les troubadours
+dans le choix de ces pseudonymes; mais ces noms,
+comme on peut s'y attendre, sont souvent pris parmi
+les plus gracieux ou les plus expressifs.</p>
+
+<p>Bernard de Ventadour appelle sa dame tantôt <i>Bel-Vezer</i>
+(Belle-Vue), tantôt <i>Magnet</i> (Aimant), tantôt
+<i>Tristan</i>, déroutant ainsi non seulement la malice de
+ses contemporains, mais aussi la sagacité des commentateurs
+modernes.</p>
+
+<p>Rigaut de Barbezieux désigne constamment sa
+dame sous le nom de <i>Mieux-que-Dame</i> (<i>Miels de
+Domna</i>), <i>Plus-que-Reine</i>, pourrions-nous dire, en rappelant
+le titre d'un roman contemporain. Bertran de
+Born appelle la sienne <i>Miels-de-Ben</i>(Mieux-que-Bien)
+ou <i>Bel-Miralh</i>(Beau-Miroir). On trouve encore parmi
+ces pseudonymes <i>Beau-Réconfort</i>(<i>Belh Conort</i>), <i>Bon-voisin</i>,
+<i>Beau-chevalier</i>, <i>Mon écuyer</i>, <i>Beau-Seigneur</i>.
+Le dernier troubadour appelait sa dame <i>Belle-Joie</i>
+(<i>Belh Deport</i>). Cette coutume, qui remonte à Guillaume
+de Poitiers, a été constamment observée.</p>
+
+<p>Elle s'explique si on se rappelle que les troubadours
+n'adressent leurs hommages qu'à des femmes
+mariées; chanter l'amour d'une jeune fille est tout à
+fait exceptionnel, dans la poésie provençale. Cette
+habitude peut nous paraître étrange; mais elle est
+conforme aux m&oelig;urs du temps.</p>
+
+<p>La femme mariée seule a été idéalisée par la chevalerie.
+C'est à elle que vont les hommages des poètes,
+comme ceux des chevaliers. On comprend d'ailleurs
+sans peine cet état de la société. Pendant l'absence
+du seigneur, appelé souvent par devoir ou par ambition
+à des expéditions guerrières, la femme représentait
+la puissance suzeraine aux yeux de ses vassaux.
+Elle peut être appelée à jouer un grand rôle, comme
+Guibourg, l'épouse légendaire de Guillaume d'Orange,
+qui, en l'absence de son mari, défend la ville contre
+les Sarrasins. La jeune fille tient peu de place dans
+la société du temps et n'a aucun rôle à jouer. Il faut
+se rappeler ces m&oelig;urs si on veut comprendre la
+poésie des troubadours.</p>
+
+<p>En même temps que la discrétion une autre qualité
+éminente, exigée par le code amoureux du temps,
+c'est la patience, une patience sans mesure et sans
+bornes. Beaucoup de troubadours la comparent à
+celle des Bretons qui attendent depuis des siècles la
+résurrection de leur roi Arthur. Un des plus gracieux
+poètes du temps, Rigaut de Barbezieux, s'exprime
+ainsi au début d'une de ses chansons: «Celui-là se
+connaît peu en amour, qui n'attend pas patiemment
+sa pitié; car amour veut qu'on souffre et qu'on
+attende; mais en peu de temps il répare tous les tourments
+qu'il a fait souffrir.» C'est que l'amant est à la
+merci de sa dame; elle ne lui donne rien que par
+miséricorde, par pitié. «Patience est le mot magique,
+le talisman devant lequel s'ouvre le c&oelig;ur de la personne
+aimée.» Les meilleurs troubadours vantent les
+mérites de «patience et longueur de temps» et
+témoignent souvent de leur mépris pour les impatients<a id="anchor-IV-6"></a> <a href="#footnote-IV-6" class="fnanchor">[6]</a>.</p>
+
+<p>Cette longue épreuve peut devenir d'ailleurs la
+source des plus pures joies; voici comment deux
+troubadours rajeunissent un lieu commun de la
+poésie érotique. «Bénis soient les soucis, les chagrins,
+les maux qu'Amour m'a causés pendant si longtemps;
+je leur dois de sentir avec mille fois plus d'ivresse les
+bienfaits qu'il m'accorde aujourd'hui. Le souvenir de
+mes peines me rend si doux le bonheur présent, que
+j'ose croire que, sans avoir éprouvé l'infortune, on ne
+peut savourer tout le charme de la félicité.» Voici
+une pensée analogue exprimée en termes à peu près
+semblables: «Je te bénis, Amour, de m'avoir fait
+choisir la dame qui m'accable sans cesse de ses
+rigueurs. Si mon affection l'avait trouvée reconnaissante,
+je n'eusse pas eu l'occasion de lui prouver par
+mes hommages et par ma constance à quel point je
+lui suis dévoué; prières et merci, espoir et crainte,
+chansons et courtoisie, soupirs, deuil et pleurs, je
+n'eusse rien employé, si l'usage faisait qu'un amour
+pur et sincère fût de suite payé de retour<a id="anchor-IV-7"></a> <a href="#footnote-IV-7" class="fnanchor">[7]</a>.»</p>
+
+<p>Plus d'un troubadour s'impatienta sans doute;
+quelques-uns déclarent nettement qu'ils sont las d'attendre
+comme des Bretons. Il leur arrive alors de
+prendre le ton tragique pour adoucir la rigueur de
+leur dame; ils jouent facilement aux désespérés. «Le
+monde entier apprendra comment la dureté de votre
+c&oelig;ur cause ma mort», dit après d'autres l'un d'eux.
+Mais ces plaintes et ces menaces étaient aussi de convention.
+«Les chants désespérés ne sont pas les plus
+beaux.» Et les suicides furent plutôt rares; nous n'en
+connaissons aucun exemple certain, exception faite
+de quelques cas rapportés dans les Biographies; mais
+on sait que dans ces documents la légende coudoie à
+tout instant la réalité. Ce qui était moins rare c'était
+que le troubadour malheureux se retirât du monde et
+entrât dans les ordres; comme nous l'avons fait
+observer dans un précédent chapitre, le nombre des
+troubadours qui finirent ainsi leur vie est assez
+élevé.</p>
+
+<p>Ce n'est pas qu'ils fussent très exigeants en
+amour; ils se contentaient de peu, ils l'assurent du
+moins<a id="anchor-IV-8"></a> <a href="#footnote-IV-8" class="fnanchor">[8]</a>. La plupart demandent à leur dame de les
+agréer pour leur serviteur, sans plus, d'accepter leurs
+hommages poétiques. Quelques-uns sont plus précis
+dans l'expression de leurs désirs; certaines demandes
+sont remarquables de naïveté et, parfois, de crudité.
+Mais en général les v&oelig;ux sont timides et modestes;
+ceci aussi est de règle. Les amants mal appris
+manquent seuls de la discrétion et de la retenue
+nécessaires. N'oublions pas que la dame aimée est,
+au sens plein du mot, une «maîtresse» à la disposition
+de laquelle le poète est corps et âme et dont il
+faut gagner les faveurs.</p>
+
+<p>Aussi quelle n'est pas la timidité et la gaucherie
+du troubadour amoureux quand la dame aimée
+daigne enfin agréer ses v&oelig;ux et l'admettre devant
+elle! Il en est peu qui ne perdent la parole et même le
+sentiment. Rigaut de Barbezieux nous fait connaître
+ses impressions: «Je suis semblable à Perceval, qui
+fut saisi d'une telle admiration à la vue de la lance
+et du Saint Graal, qu'il ne sut demander à quoi ils
+servaient; ainsi quand je vois, dame, votre joli
+corps, je m'oublie à le considérer avec admiration;
+je veux vous adresser une prière et je ne puis:
+je rêve.» «Il m'arrive souvent, dit le troubadour
+Peire Raimon de Toulouse, que je veux vous
+adresser une prière, dame; mais quand je suis près
+de vous, je perds le souvenir.» «Quand je l'aperçois,
+avoue Bernard de Ventadour, on voit à mes yeux et
+à la couleur de mon visage que je tremble de peur,
+comme la feuille agitée par le vent; je suis si conquis
+par l'amour que je n'ai pas plus de sens qu'un
+enfant.» «Je n'ose lui montrer ma douleur quand il
+m'arrive de la voir, dit à son tour Arnaut de Mareuil;
+je ne sais que l'adorer.» Ce sont là quelques-unes des
+plus caractéristiques parmi les déclarations des troubadours;
+ce ne sont pas les seules; elles sont presque
+un lieu commun, souvent rajeuni par la fantaisie
+individuelle.</p>
+
+<p>Éloignés de leur dame les troubadours sont plus
+éloquents; mais ils n'en restent pas moins discrets
+et timides, sachant qu'il est de très mauvais ton,
+pour un amoureux parfait, de ne savoir modérer ses
+désirs. Il n'est pas rare d'ailleurs que plus d'un se
+console de cet éloignement et n'y trouve même
+quelque charme. Le troubadour suppose qu'un lien
+mystérieux, qui ne tient aucun compte de l'espace,
+l'unit à sa dame<a id="anchor-IV-9"></a> <a href="#footnote-IV-9" class="fnanchor">[9]</a>. Un des plus élégants représentants
+de la poésie provençale, Bernard de Ventadour,
+s'exprime ainsi: «Dame, si mes yeux ne vous voient
+pas, sachez que mon c&oelig;ur vous voit.» Le début
+d'une autre de ses chansons est célèbre: «Quand la
+douce brise halène de vers votre pays, il me semble
+que je sens une odeur de paradis, pour l'amour de la
+gentille dame vers qui va mon c&oelig;ur.»</p>
+
+<p>C'est le cas de rappeler ici la jolie tenson citée
+dans un chapitre précédent sur les mérites du c&oelig;ur
+et des yeux pour le maintien de l'amour. «Le c&oelig;ur
+voit de loin, les yeux de près seulement», dit l'un
+des interlocuteurs: c'est à ses côtés que se serait
+rangé Bernard de Ventadour et surtout Jaufre Rudel
+qui s'éprit de la princesse lointaine pour le bien
+qu'il en avait entendu dire.</p>
+
+<p>Les «yeux» jouent un grand rôle dans la poésie
+provençale: c'est par eux que commence le phénomène
+un peu mystique de l'<i>enamorament</i>. La vue
+de l'objet aimé frappe les yeux et produit souvent
+l'extase; une sorte de fluide mystérieux va de là au
+c&oelig;ur et y éveille l'amour.</p>
+
+<p>Le troubadour Aimeric de Péguillan est un de
+ceux qui ont le mieux exprimé les divers moments
+de ce phénomène.</p>
+
+<blockquote><p>Amour parfait, je vous l'assure, ne peut avoir ni force
+ni pouvoir si les yeux et le c&oelig;ur ne les lui donnent.
+Car les yeux sont les truchements du c&oelig;ur, ils vont
+chercher ce qui plaît au c&oelig;ur, et quand ils sont bien
+d'accord et que tous trois sont fermement unis, alors le
+vrai amour tire sa force de ce que les yeux font agréer au
+c&oelig;ur. Que tous les amants sachent que l'amour est l'accord
+parfait du c&oelig;ur et des yeux; les yeux font fleurir l'amour,
+le c&oelig;ur donne les graines, l'amour est le fruit<a id="anchor-IV-10"></a> <a href="#footnote-IV-10" class="fnanchor">[10]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>C'est le même Aimeric qui a chanté dans les
+termes suivants les bienfaits de l'amour.</p>
+
+<blockquote><p>Les plaisirs qu'il donne sont plus grands que les
+chagrins, les biens plus grands que les maux, les joies plus
+grandes que les deuils, les ris plus nombreux que les
+pleurs... Amour rend les hommes vils vertueux, donne
+l'esprit aux sots, rend les avares prodigues, donne la
+loyauté aux fourbes, la sagesse aux fous, la science aux
+ignorants et la douceur aux orgueilleux.</p></blockquote>
+
+<p>Il n'est pas besoin d'insister sur l'originalité de
+cette conception. Elle paraît encore plus grande si
+l'on observe que, dès les origines de la littérature
+provençale, les troubadours ont fait de l'amour un
+principe de perfection littéraire et morale. La longue
+attente qu'exige la possession de l'objet aimé n'est
+pas une attente muette; dans une société où la
+poésie tient tant de place et recueille tant d'honneurs,
+le poète compte sur la perfection de sa poésie autant
+que sur la patience. Ceux d'entre eux qui ont conscience
+de leur gloire&mdash;sentiment si commun aux
+poètes&mdash;ne manquent pas de s'en prévaloir comme
+d'un titre sérieux. C'est par la perfection de leur
+poésie qu'ils espèrent adoucir le c&oelig;ur de leur dame
+et fléchir sa rigueur. Voici sur ce point une citation
+caractéristique: «Je me loue du long et doux désir,
+car souvent il m'a fait rêver et parvenir à des chants
+de maître... De mon agréable richesse (c'est-à-dire
+la poésie) je sais gré au joli et cher corps auquel
+j'adresse mes vers, et plus encore, s'il se peut, à
+l'amour.» Les déclarations de ce genre ne sont pas
+rares dans l'ancienne littérature provençale.</p>
+
+<p>Que dire de la perfection morale dont l'amour est
+également le principe? Elle se rattache étroitement,
+elle aussi, à la conception que nous venons d'exposer
+Les troubadours n'ont pas de termes assez forts pour
+exalter la perfection de l'objet aimé. Leur dame se
+distingue de toutes les autres par la beauté et la
+grâce de son corps, mais encore par ses qualités
+morales; elle est sage, «prude», comme dit
+l'ancienne langue française; tous les dons du c&oelig;ur
+et de l'esprit sont réunis en elle. «Comme la clarté
+du jour l'emporte sur toute autre clarté, ainsi, dame,
+il me semble que vous êtes au-dessus de toutes les
+femmes par votre beauté, par vos qualités et votre
+courtoisie.» (Rigaut de Barbezieux.)</p>
+
+<p>Qu'on se rappelle maintenant le lien de vasselage
+amoureux inventé par les troubadours. Pour gagner
+la faveur d'un maître aussi parfait, ne faut-il pas
+rechercher la perfection? Et les troubadours n'ont-ils
+pas raison de dire que l'amour ainsi conçu est un
+principe de moralité? Tout se tient dans cette
+théorie: la perfection de l'amant suppose la perfection
+de l'objet aimé. Plus son idéal sera élevé, plus il
+grandira lui-même. Perfection littéraire, perfection
+morale sont les conséquences de l'amour parfait: la
+conception des troubadours étant admise, la conséquence
+est nécessaire.</p>
+
+<p>Aussi cet amour n'est-il pas un amour déréglé,
+passionnel, comme nous dirions; les lois auxquelles
+il est soumis se résument en une loi supérieure à
+toutes les autres, c'est la «mesure». Penser, parler,
+agir avec «mesure», c'est-à-dire avec sagesse, connaissance,
+réflexion, c'est l'idéal où doit atteindre le
+parfait amant. De là découlent toutes les obligations
+auxquelles le soumet le code amoureux, de là aussi
+lui viennent les vertus qui le rendent digne du «service
+d'amour» auquel l'admet, par faveur et pitié, la
+dame aimée. La «mesure» est la vertu suprême qui
+doit guider sa vie. Là aussi se reconnaît l'influence
+des idées «chevaleresques». Dans la société du
+temps la mesure est une vertu éminente: qu'on se
+rappelle la manière dont l'auteur de la <i>Chanson de
+Roland</i> oppose au caractère fier mais irréfléchi de
+Roland le caractère sage d'Olivier.</p>
+
+<p>Mais il y a dans cette conception, originale sans
+doute, quelque chose de factice et d'artificiel, peu
+conforme à la réalité. Cette théorie n'est qu'une
+théorie poétique, qui fut développée à outrance,
+ressassée pendant les deux siècles que dura l'ancienne
+poésie provençale. Quand on lit les plus jolies chansons
+de Bernard de Ventadour, d'Arnaut Daniel ou
+de Giraut de Bornelh, on n'a pas de peine à conclure
+avec le premier historien de la littérature provençale,
+Diez, que l'amour tel que l'ont conçu les troubadours
+représente une fantaisie de l'esprit plutôt qu'une
+passion du c&oelig;ur. «L'amour fut conçu comme un art
+et eut ses règles, comme la poésie.» On en arriva à
+une étrange confusion de termes: l'amour étant
+considéré comme le thème principal de la poésie
+lyrique, le code où furent résumés au XIV<sup>e</sup> siècle les
+principes de la grammaire et de la métrique provençales
+fut appelé les <i>Leys d'Amors</i>, les lois d'amour,
+c'est-à-dire de la poésie.</p>
+
+<p>Nous pourrions continuer à exposer didactiquement
+les principes de cette théorie de l'amour courtois
+que nous venons de résumer, et à en étudier
+l'évolution. Mais l'étude des troubadours de la décadence
+nous donnera l'occasion de compléter cette
+esquisse. Il nous paraît plus intéressant de voir
+l'application de ces principes non chez les grands
+troubadours, où ils sont pour ainsi dire dispersés,
+mais chez un <i>poeta minor</i> où ils sont plus faciles à
+reconnaître. Il s'agit du troubadour Rigaut de Barbezieux.
+Ce troubadour d'origine saintongeaise fut
+un homme célèbre en son temps et il est resté un
+gracieux poète. Il y a de plus grands noms dans
+l'ancienne littérature provençale. Mais il y a peu de
+troubadours qui aient montré dans l'expression des
+sentiments amoureux plus de charme et plus de
+grâce<a id="anchor-IV-11"></a> <a href="#footnote-IV-11" class="fnanchor">[11]</a>.</p>
+
+<p>Son succès dut être grand. Nous n'avons pas de
+témoignages directs pour ces temps lointains; mais
+le témoignage des manuscrits les remplace. Or, les
+poésies de Rigaut de Barbezieux sont celles qui sont
+le plus souvent reproduites dans les «chansonniers»
+provençaux; et cela, non seulement dans les manuscrits
+d'origine française, mais aussi dans les manuscrits
+italiens. Si l'on veut mesurer sa célébrité
+d'antan suivant les idées du jour, on peut dire qu'il
+aurait eu les honneurs de plusieurs éditions et que
+sa gloire aurait dépassé nos frontières.</p>
+
+<p>L'amour est, suivant la doctrine des troubadours,
+une faveur suprême, une grâce qu'on n'obtient que de
+la pitié, par une patience robuste et à toute épreuve
+capable de tout supporter sans plainte. Écoutons
+notre troubadour parler avec mépris de ceux qui
+ignorent ce précepte essentiel de la doctrine.</p>
+
+<blockquote><p>Celui-là est peu savant en amour qui ne sait pas souffrir
+et attendre; car en peu de temps amour répare tous les
+maux qu'il a fait souffrir; c'est pourquoi j'aime mieux
+mourir après avoir obtenu ses faveurs que vivre le c&oelig;ur
+joyeux, mais sans amour...</p>
+
+<p>Pour Dieu, amour, avant de me rendre joyeux, vous
+m'aurez accordé une réparation pour la grande peine et la
+longue attente qui avanceront l'heure de ma mort. Ce qui
+vous plaît, il me convient de le supporter, et je m'efforce
+de souffrir sans me plaindre, car je veux voir si on gagne
+à attendre.</p></blockquote>
+
+<p>C'est le même thème que Rigaut développe dans la
+plupart de ses chansons. Il ne faut pas l'accuser de
+manquer d'invention; le cercle d'idées où se meut
+son imagination ne saurait trop s'élargir; Rigaut
+est victime, comme la plupart des troubadours, de
+son orthodoxie amoureuse. Voici la traduction d'une
+autre de ses chansons où l'on retrouvera la même
+doctrine.</p>
+
+<blockquote><p>Tout le monde demande ce qu'est devenu Amour; à tous
+je dirai la vérité. Amour est semblable au soleil d'été, qui,
+après avoir montré partout ses splendeurs, va, le soir
+venu, se reposer; ainsi Amour, ayant erré en tous lieux
+sans rien trouver qui soit à son gré, retourne à son point
+de départ... Comme un faucon qui fond sur sa proie,
+après l'avoir dépassée, ainsi Amour descendait (jadis) dans
+le c&oelig;ur de ceux qui aimaient loyalement.</p>
+
+<p>Amour fait comme le bon autour qui ne se débat ni ne
+s'agite de désir, mais qui attend qu'on l'ait lancé; puis il
+s'envole et prend son oiseau; ainsi l'amour parfait observe
+et épie la jeune dame de beauté parfaite en qui s'assemblent
+toutes les qualités; Amour ne se trompe pas quand
+il la prend ainsi.</p>
+
+<p>Aussi veux-je supporter ma douleur; car pour récompense
+de nos souffrances nous sont données de belles joies;
+la souffrance amène le redressement de bien des torts et
+vient à bout des médisants. Ovide dit dans un de ses
+livres&mdash;et vous pouvez le croire&mdash;que par la souffrance
+on obtient les faveurs de l'amour: pour avoir souffert,
+maints pauvres sont devenus riches; aussi souffrirai-je
+jusqu'à ce que j'obtienne une grâce.</p>
+
+<p>Et puisque Joie et Mérite s'unissent en vous, dame, à la
+beauté, pourquoi n'y ajoutez-vous pas un peu de pitié,
+qui me serait si profitable dans ma détresse? Car,
+semblable à celui qui brûle au feu d'enfer, et meurt de
+soif, sans joie et sans lumière, je vous demande grâce,
+dame.</p></blockquote>
+
+<p>Parmi les compositions de Rigaut celle-ci est une
+de celles qui ont été le plus admirées; elle est reproduite
+dans une vingtaine de manuscrits, presque
+tous de première importance. Elle a partagé ce
+succès avec quelques autres dont nous allons citer
+les principales.</p>
+
+<p>Elles sont d'un accent peut-être plus personnel
+que celles dont il vient d'être question. L'appel à la
+pitié de sa dame, qui est un des thèmes ordinaires
+traités par les troubadours, s'y exprime en termes
+touchants et simples, parfois naïfs, ce qui, en
+l'espèce, est un charme de plus. Rigaut exagère sa
+crainte et sa timidité pour attendrir sa dame; il est
+le «naufragé» qui a besoin de secours, l'être sans
+souffle, à qui Amour redonne la vie.</p>
+
+<blockquote><p>Je suis semblable au lion, qui s'irrite furieusement quand
+son lionceau vient au monde sans souffle et sans vie et
+qui en l'appelant de ses cris, le fait revivre et marcher;
+ainsi ma chère dame et amour peuvent me secourir, et
+me guérir de ma douleur.</p>
+
+<p>A chaque gaie saison reviennent avril et mai; ma bonne
+étoile devrait bien revenir; Amour a trop longtemps
+sommeillé; il me donna le pouvoir d'aimer, sans m'accorder
+en même temps celui d'oser supplier; ah! que de
+grands honneurs m'ont ravis la timidité et la crainte!</p>
+
+<p>Quelle magnifique récompense, et noble et sincère
+j'aurais eue! Aussi je supporte avec joie mon fardeau,
+pourvu que sa pitié ne m'oublie pas! Comme le marin
+qui ne peut s'échapper de sa nef naufragée qu'en se
+sauvant à la nage, ainsi, dame, je me relèverais si vous
+daigniez me porter secours.</p>
+
+<p>Je suis triste et joyeux, tantôt je chante, tantôt je
+m'irrite... car amour s'est divisé dans mon c&oelig;ur en amour
+joyeux et en amour triste... il me montre ses nobles
+qualités au milieu des ris et des pleurs.</p>
+
+<p>En vous, dame, sont toutes les qualités possibles; aucune
+n'y manque, dame ornée de toutes les vertus; on ne
+saurait rien y ajouter, si seulement vous étiez hardie en
+amour. Vous êtes sans égale, mur, château et tour d'honneur,
+et fleur de beauté.</p></blockquote>
+
+<p>Une partie des mêmes thèmes se retrouve dans la
+chanson suivante; si, au début, le poète se plaint avec
+quelque impatience de l'indifférence d'Amour à son
+sujet, il s'y déclare bientôt amant soumis et obéissant,
+serviteur fidèle de sa «dame», n'attendant rien que
+de sa pitié, de sa «merci».</p>
+
+<blockquote><p>Je voudrais savoir si Amour voit, entend et comprend,
+car je lui ai demandé grâce bien sincèrement et je
+n'en obtiens aucune aide; la pitié seule peut me défendre
+contre ses armes; car je lui suis si soumis qu'il n'est joie
+ni paradis pour lesquels je voulusse échanger l'espoir et
+l'attente.</p>
+
+<p>Tout homme qui sert son seigneur de bon c&oelig;ur et
+loyalement attend que la raison suggère à son maître de
+lui faire quelque bien. L'amour parfait doit apprendre cet
+usage; qu'il prenne garde que ses biens soient convenablement
+distribués, qu'il considère qui lui sera loyal, franc
+et sincère, pour que personne ne le puisse blâmer.</p>
+
+<p>Car après la douleur vient le plaisir, au grand mal
+succèdent les joies et un long repos suit le labeur; de
+grandes faveurs récompensent les longues souffrances
+subies sans plaintes; c'est ainsi qu'on suit d'amour les
+droits chemins; servez l'amour loyalement et sans le
+quitter: c'est par ce moyen qu'on l'obtient.</p>
+
+<p>Comme la tigresse devant un miroir<a id="anchor-IV-12"></a> <a href="#footnote-IV-12" class="fnanchor">[12]</a>, qui, pour
+admirer son beau corps, oublie sa tristesse et son chagrin,
+ainsi, quand je vois celle que j'adore, j'oublie mon mal et
+ma douleur est moindre. Que personne n'essaie de deviner;
+je vous dirai sincèrement qui m'a conquis, si vous savez
+le reconnaître et le comprendre.</p>
+
+<p>Mieux-que-Dame, mélange de beauté et de jeunesse aux
+fraîches couleurs; comme un archer adroit elle m'a lancé
+droit au c&oelig;ur la douce mort dont je voudrais mourir, si
+elle ne me rend pas la joie avec un regard d'amour.</p>
+
+<p>Je voudrais qu'elle sache l'état de mon âme et de mon
+c&oelig;ur; elle apprendrait dans quelle douleur languit un
+loyal amant, quand il se consume dans l'attente.</p></blockquote>
+
+<p>«Loyal amant», c'est le mot que répète après tant
+d'autres troubadours notre poète. On comprend
+sans peine que dans cette conception de l'amour
+obtenu par des prières et des sacrifices sans fin la
+loyauté fût une des qualités essentielles requises chez
+l'amant. Pendant cette période d'attente, plus ou
+moins longue suivant les caprices de la dame ou le
+talent poétique du soupirant amoureux, la moindre
+défaillance pouvait être fatale à ce dernier; ce n'est
+pas la banale loyauté dans l'amour qu'on exige de
+lui, c'est la loyauté avant l'amour. C'est celle-là que
+Rigaut se vante d'avoir fidèlement observée; il le
+rappelle à sa dame dans la chanson qui suit, en lui
+reprochant doucement, humblement, suivant les
+habitudes des troubadours, son insensibilité. Il s'y
+déclare son serviteur fidèle, comme dans la chanson
+précédente; sa dame est la «maîtresse» qui peut
+traiter son amant à son gré, comme un seigneur fait
+son vassal.</p>
+
+<blockquote><p>Comme la clarté du jour surpasse toute autre clarté,
+ainsi vous surpassez, dame, toutes les autres femmes du
+monde, par votre beauté, votre mérite et votre courtoisie.</p>
+
+<p>C'est pourquoi je ne cesse de vous servir et honorer de
+tout c&oelig;ur, semblable au voyageur qui, passant sur un
+pont étroit, n'ose s'écarter de sa route.</p>
+
+<p>Qui suit un droit chemin ne s'égare pas; aussi suis-je
+complètement rassuré. Si auprès d'Amour la loyauté devait
+avoir quelque prix, je suis celui qui devrais trouver pitié
+plus que le plus loyal ami du monde. Car en moi il n'y a
+ni mensonge ni tromperie et vous n'y en trouverez jamais...</p>
+
+<p>Je vous ai servie, dame, depuis l'heure où je vous ai
+vue; mais quel fruit me revient-il si vous me trompez? A
+vous sera la faute, à moi est le dommage; comme vous en
+aurez une part (car tous les savants du monde disent que
+le dommage va à celui qui tient la seigneurie) vous devez
+m'en garantir, dame; car je suis votre serviteur, je me
+reconnais pour tel et vous pouvez me traiter comme il est
+d'usage de les traiter.</p></blockquote>
+
+<p>Cependant Rigaut de Barbezieux aurait été le
+héros, suivant la légende, d'une aventure peu honorable
+pour un amant parfait comme lui et sa déloyauté
+aurait été cruellement punie. Suivant sa romanesque
+biographie, il ne fut tiré de la solitude où il voulut
+expier sa faute que lorsque les «amants sincères et
+loyaux», sa «dame» et la «Cour du Puy» l'eurent
+pardonné. Demandons-nous donc ce que fut cette
+«Cour du Puy», car c'est ici une des allusions les
+plus formelles aux cours d'amour que nous ayons
+dans la littérature provençale.</p>
+
+<p>Raynouard a consacré une assez longue dissertation<a id="anchor-IV-13"></a> <a href="#footnote-IV-13" class="fnanchor">[13]</a>
+à démontrer l'existence de ces cours
+d'amour. Elle remonteraient aux origines de la
+poésie provençale, car on trouve des allusions, dit-il,
+chez les troubadours les plus anciens.</p>
+
+<p>Raynouard a emprunté la plupart de ses preuves à
+l'ouvrage d'André le Chapelain (XIII<sup>e</sup> siècle) sur l'<i>Art
+d'aimer</i>. Cet écrit contient en effet un certain nombre
+d'arrêts prononcés par «le jugement des dames»
+(<i>judicio dominarum</i>); il y est question de cours
+d'amour qui auraient existé en Gascogne, à Narbonne,
+à la cour des comtesses de Champagne et des Flandres.
+Nostradamus en avait inventé quelques-unes
+de plus; il y en aurait eu aux châteaux de Pierrefeu
+et de Signe, en Provence, au château de Romanin,
+près Saint-Remy, en Avignon. La cour de Pierrefeu
+était «cour planière et ouverte, pleine d'immortelles
+louanges, aornée de nobles dames et de chevaliers
+du pays».</p>
+
+<p>Avec son imagination coutumière Nostradamus a
+reconstitué ces tribunaux. Il nomme les dames qui
+en faisaient partie, ajoutant aux noms des femmes
+citées par les troubadours ceux que sa fantaisie lui
+suggérait. Il y avait Stéphanette, dame de Baux,
+Phanette de Gantelme, qui fit l'éducation de sa
+nièce, Laurette de Sade, la Laure de Pétrarque, et
+autres nobles dames aux noms gracieux. Ces cours
+étaient d'ailleurs des cours mixtes et les chevaliers
+pouvaient en faire partie.</p>
+
+<p>Les jugements étaient rendus d'après un code
+poétique dont voici quelques extraits: «Le mariage
+n'est pas une excuse légitime contre l'amour.»
+«Qui ne sait cacher ne sait aimer.» «Personne
+ne peut avoir deux attachements à la fois.» «Le
+véritable amant est toujours timide.» «L'amour a
+coutume de ne pas loger dans la maison de l'avarice.»</p>
+
+<p>Les jugements rendus d'après ces principes ne
+manquent pas de piquant ni d'originalité. Voici
+celui qui est soumis à la cour de la vicomtesse
+Ermengarde de Narbonne: «Est-ce entre amants
+ou entre époux qu'existe la plus grande affection,
+le plus vif attachement?» La réponse du tribunal
+est la suivante: «L'attachement des époux et la
+tendre affection des amants sont des sentiments de
+nature et de m&oelig;urs tout à fait différentes. Il ne peut
+donc être établi une juste comparaison entre des
+objets qui n'ont pas entre eux de ressemblance et de
+rapport.»</p>
+
+<p>Autre question: «Une dame, jadis mariée, est
+aujourd'hui séparée de son époux, par l'effet du
+divorce. Celui qui avait été son époux lui demande
+avec instance son amour.» Voici le jugement de la
+vicomtesse de Narbonne: «L'amour entre ceux qui
+ont été unis par le lien conjugal, s'ils sont ensuite
+séparés, de quelque manière que ce soit, n'est pas
+réputé coupable, il est même honnête.»</p>
+
+<p>Voici encore une question posée à l'un de ces
+tribunaux: «Un chevalier divulgue des secrets
+amoureux; tous ceux qui composent la milice
+d'amour (<i>in castris militantes amoris</i>) demandent
+souvent que de pareils délits soient vengés, de
+peur que l'impunité ne rende l'exemple contagieux.»
+La cour d'amour de Gascogne répond de
+la manière suivante: «Le coupable sera désormais
+frustré de toute espérance d'amour; il sera méprisé
+et méprisable dans toute cour de dames et de chevaliers;
+et si quelque dame a l'audace de violer ce
+statut, qu'elle encoure à jamais l'inimitié de toute
+honnête femme.»</p>
+
+<p>Que de tels jugements soient bien dans les idées
+du temps, cela est tout à fait vraisemblable. Mais
+qu'ils aient jamais été rendus «en forme» comme
+disent les juristes, c'est toute une autre question.
+Laissons d'abord de côté les renseignements que
+Raynouard et d'autres, avant et après lui, ont tirés
+de Nostradamus. Ils ne méritent pas créance, quand
+on connaît la méthode de cet historien fantaisiste.
+Suivant son habitude il a transformé, amplifié ou
+dénaturé quelques menus faits qu'il a recueillis en
+lisant les troubadours.</p>
+
+<p>Sans doute quelques-uns d'entre eux terminent
+leurs tensons en nommant dans l'<i>envoi</i> la dame à
+laquelle ils la destinent. Dans une tenson citée par
+Raynouard après Nostradamus, l'un des deux interlocuteurs
+dit: «Je vous vaincrai pourvu que la cour
+soit loyale; j'envoie ma tenson à Pierrefeu où la
+belle tient cour d'enseignement.» «Et je voudrais
+pour me juger, dit son partenaire, l'honoré château
+de Signe.» Le dernier troubadour, Guiraut Riquier,
+demande qu'une dame assiste au jugement d'une de
+ses tensons. Deux autres troubadours désignent
+trois dames pour juger la question sur laquelle ils
+sont en désaccord.</p>
+
+<p>Mais ce sont là de simples formules. C'était l'habitude
+des troubadours d'envoyer leurs discussions
+poétiques au jugement du seigneur qui les protégeait
+ou, plus rarement, à celui de leur dame. En adressant
+leurs poésies à la «cour» de Pierrefeu ou de
+Signe les troubadours n'avaient en vue que les
+dames de ces châteaux et peut-être leur entourage
+immédiat. Et la «cour» du Puy à laquelle Rigaut de
+Barbezieux adressait ses plaintes n'était autre chose
+qu'une «cour» de seigneurs et non de justice. Aucun
+des textes que nous connaissons&mdash;et nous avons cité
+quelques-uns des plus formels&mdash;n'autorise d'autre
+explication sur ce point.</p>
+
+<p>Et combien il serait étrange qu'une institution si
+importante ne nous fût connue que par des allusions
+équivoques! La littérature provençale n'est pas réduite
+à quelques fragments obscurs et informes; elle est
+assez abondante pour qu'une institution de ce genre,
+si elle avait existé, n'y fût pas passée sous silence.</p>
+
+<p>Quant aux textes d'André le Chapelain, auxquels
+Raynouard accorde tant de crédit, il n'y a qu'une
+observation à faire, c'est que cet auteur ne connaissait
+que par ouï-dire les habitudes littéraires du Midi de
+la France. Son livre reflète les idées qui avaient cours
+autour de lui, surtout dans la société des comtes de
+Champagne. Ce que lui-même a connu des troubadours,
+c'étaient déjà des légendes. Son témoignage
+est à peu près sans valeur sur ce point. Tout ce qu'on
+peut dire à sa décharge c'est qu'il fut sans doute de
+bonne foi, ce qui ne fut pas le cas de Nostradamus.</p>
+
+<p>Il n'y eut donc, dans la société où vécurent les
+troubadours, ni cour particulière ni cour souveraine
+pour juger leur orthodoxie amoureuse; il n'y eut
+qu'un tribunal, ce fut celui de l'opinion publique, ou
+plutôt celui du milieu raffiné pour lequel ils écrivaient.
+Nous avons parlé au début du chapitre d'un
+code d'amour et d'un code sévère. Il ressemblait aux
+lois naturelles; sans être écrit nul part, il était connu
+de tous, profondément gravé au fond des c&oelig;urs. C'est
+à ses règles que se conformaient les troubadours; il
+était un peu comme le code de la chevalerie, si étroit,
+si rigoureux et que nul juriste n'éprouva le besoin
+de transcrire. Parler, à propos des troubadours, de
+lois, de code et de tribunal autrement que par métaphore,
+c'est transporter dans un passé poétique des
+conceptions très prosaïques des temps modernes.</p>
+
+<p>Qu'il y ait eu des réunions poétiques dans les châteaux,
+cela est certain; et c'est probablement dans ces
+solennités que les troubadours récitaient, ou plutôt
+chantaient leurs poésies. L'ensemble de ces sociétés
+d'élite, de ces auditoires de choix formait le vrai
+tribunal de l'opinion publique; on verra en étudiant
+les grands troubadours, comment il se conformèrent
+à ses lois.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_V" id="CHAPITRE_V"></a>CHAPITRE V</h2>
+
+<h3>LES PRINCIPAUX TROUBADOURS: PREMIÈRE PÉRIODE</h3>
+
+<blockquote><p>Marcabrun: sa conception de l'amour; un troubadour «misogyne».&mdash;Jaufre
+Rudel: son amour pour la «Princesse Lointaine».&mdash;Bernard
+de Ventadour.&mdash;Sa conception de la vie.&mdash;Sa
+brouille avec le seigneur de Ventadour.&mdash;Son séjour
+auprès d'Éléonore d'Aquitaine; auprès du comte de Toulouse,
+Raimon V.&mdash;Originalité de Bernard de Ventadour.</p></blockquote>
+
+
+<p>Si nous avions à faire une histoire complète de la
+poésie des troubadours, c'est par Guillaume, comte
+de Poitiers, qu'il faudrait la commencer. Il y aurait
+long à dire et de sa vie, active, désordonnée, quelquefois
+peu édifiante, et de son caractère joyeux, et
+de ses écrits, mélange étrange de grossièreté et de
+délicatesse, où ne manquent ni les pensées gracieuses
+ni les idées fines et subtiles, mais où domine
+en somme la sensualité. L'occasion s'est déjà présentée
+de marquer la place qu'il occupe dans l'histoire
+de la littérature provençale et de caractériser sa
+poésie. Mieux vaut donc s'arrêter à d'autres troubadours
+aussi intéressants et dont quelques-uns sont
+moins connus.</p>
+
+<p>Un des plus originaux de cette première période
+est certainement le troubadour Marcabrun. Il était
+originaire de Gascogne, et, si l'on en croit la biographie,
+il eut une triste jeunesse. «On le trouva
+devant la porte d'un homme riche et on ne sut jamais
+rien de sa naissance.» On l'appelait, continue le biographe,
+<i>Pain perdu</i> (<i>Pan perdut</i>). Diez plaçait son
+activité entre 1140 et 1195; mais il semble plus vraisemblable
+de ne pas la faire remonter au delà de 1150.
+Il fut l'élève du troubadour Cercamon<a id="anchor-V-1"></a> <a href="#footnote-V-1" class="fnanchor">[1]</a>, ainsi
+nommé parce qu'il avait passé une partie de sa vie à
+courir le monde; ce maître de Marcabrun par sa
+conception sensuelle (au moins en partie) de l'amour
+paraît se rattacher au comte de Poitiers: on va voir
+comment son disciple s'en éloigne<a id="anchor-V-2"></a> <a href="#footnote-V-2" class="fnanchor">[2]</a>.</p>
+
+<p>Il reste de Marcabrun une quarantaine de poésies;
+parmi elles, il en est plusieurs qui se distinguent par
+leur fraîcheur et leur sincérité; nous avons déjà cité
+une de ses plus belles <i>romances</i> et une jolie pastourelle.
+Mais toute une partie de son &oelig;uvre reste
+obscure; «nous en comprenons à peine le quart» dit
+un critique. C'est qu'il est un des premiers à
+employer ce genre de style obscur et recherché qui
+s'appelle le <i>trobar clus</i>; c'est sa conception de la
+forme dans la haute poésie.</p>
+
+<p>Ce qui fait son originalité, c'est sa conception de
+l'amour. Un des premiers représentants de cette
+poésie dont tout l'effort a pour ainsi dire porté sur le
+développement unique de ce thème est un misogyne;
+on doit à ce troubadour de la première période les
+satires les plus violentes contre l'amour et contre les
+femmes. Étrange début et qui a frappé non seulement
+les critiques modernes, mais aussi les troubadours
+contemporains de Marcabrun.</p>
+
+<p>«Je suis Marcabrun, dit-il, dans une de ses chansons,
+le fils de dame Brune... je n'aimai jamais et ne
+fus jamais aimé.» Cette aversion pour l'amour fut-elle
+causée par des chagrins personnels? Ou faut-il croire
+avec un troubadour<a id="anchor-V-3"></a> <a href="#footnote-V-3" class="fnanchor">[3]</a> qu'un enfant trouvé, comme
+Marcabrun, fût incapable de sentir le charme de
+l'amour et fût indigne d'en goûter les joies? Il semble
+qu'il y ait une autre explication plus plausible. La
+conception de l'amour telle que commençaient à la
+créer les grands troubadours, originaires du berceau
+de la poésie provençale (Limousin, Poitou, Saintonge)
+n'était pas encore unanimement admise; et c'est
+une originalité littéraire qu'a voulu se donner Marcabrun
+de traiter le thème de l'amour dans un esprit
+tout opposé à celui de Guillaume de Poitiers, son
+prédécesseur, et surtout de Jaufre Rudel, son contemporain.</p>
+
+<p>Et voici comment, à l'encontre de l'opinion de son
+temps, il entend l'amour. «Famine, épidémie ni
+guerre, ne font tant de mal sur terre comme l'amour...
+quand il vous verra dans la bière, son &oelig;il ne se
+mouillera pas.» Toute une série de comparaisons
+lui servent à mieux rendre sa pensée: «Amour, là où
+il ne mord pas, lèche plus âprement qu'un chat.» «Qui
+fait un marché avec amour s'associe au diable; il n'a
+pas besoin d'autre verge pour se faire battre; il ne
+sent pas plus que celui qui se gratte jusqu'au
+moment où il s'écorche tout vif.» «Amour pique
+plus doucement qu'une mouche, mais la guérison
+est bien plus difficile.» «Amour est semblable à
+l'étincelle qui couve au feu sous la suie et qui brûle
+la poutre et le chaume (de la maison); puis celui qui
+est ruiné par le feu ne sait où fuir.» Ce sont là,
+comme on voit, les traits ordinaires des satires contre
+l'amour; mais ils sont présentés ici avec une certaine
+vigueur et aussi avec quelque originalité dans les
+comparaisons. Il y a d'ailleurs dans l'&oelig;uvre de Marcabrun
+des satires plus énergiques et plus vigoureuses
+encore, mais d'une crudité intraduisible.</p>
+
+<p>Et pourtant le même poète a su parler avec discrétion
+et délicatesse de ce sentiment, comme dans la
+strophe suivante: «Qui veut sans tromperie donner
+l'hospitalité à l'amour doit joncher sa maison de
+courtoisie, en proscrire la félonie et le fol orgueil...»
+Il se plaint ailleurs des troubadours médiocres qui,
+entre autres erreurs, mettent sur le même pied le
+«faux» amour, l'amour peu sincère, avec l'amour
+«pur et parfait». L'amour ainsi entendu est le
+«sommet et la racine» de toute joie, la sincérité fait
+sa force et sa «puissance s'étend sur de nombreuses
+créatures».</p>
+
+<p>Ainsi même ce contempteur de l'amour sait trouver
+les accents justes et sincères pour chanter non pas
+la passion vulgaire, mais l'amour ennobli tel qu'il le
+conçoit et tel que le conçurent en somme les troubadours.
+Par ce côté il est de leur lignée. Il l'est
+encore par la conception qu'il se fait de la courtoisie.
+Voici en quels termes il la définit et comment il la
+comprend. «De courtoisie peut se vanter qui sait
+garder la mesure... la mesure consiste à parler gentiment
+et la courtoisie consiste à aimer... Ainsi
+l'homme sage devient supérieur et l'honnête femme
+croît en vertu...» Remarquons ces deux mots associés:
+<i>courtoisie</i> et <i>mesure</i>, ce sont des qualités dont
+les troubadours font souvent l'éloge; dans la société
+de leur temps leur union fait l'honnête homme,
+comme on eût dit au XVII<sup>e</sup> siècle.</p>
+
+<p>La curieuse composition d'où nous tirons ces
+extraits ressemble peu, quant au fond, à la plupart
+des autres poésies de Marcabrun. Elle est une exception
+dans son &oelig;uvre; il a surtout le tempérament
+d'un poète satirique; il se distingue par la rudesse,
+la vigueur et la violence, plutôt que par la délicatesse
+et la grâce; c'est en somme un sceptique et un
+pessimiste.</p>
+
+<p>Cette composition est intéressante par un autre
+côté. Elle est adressée au troubadour Jaufre Rudel<a id="anchor-V-4"></a> <a href="#footnote-V-4" class="fnanchor">[4]</a>,
+qui se trouvait alors en Terre Sainte.</p>
+
+<p>«Je veux que le vers et la mélodie soient envoyés à
+Jaufre Rudel, outre-mer; et je veux que les Français
+l'entendent pour réjouir leur c&oelig;ur.»</p>
+
+<p>L'&oelig;uvre du doux poète auquel Marcabrun dédie
+sa pièce forme dans sa brièveté un contraste saisissant
+avec celle de notre satirique. Nous ne rappellerons
+pas ici la romanesque aventure dont Jaufre
+Rudel fut le héros et la victime, mais nous nous en
+voudrions de ne pas donner quelques extraits du peu
+de chansons qui nous restent de lui. Il ne distingue
+pas dans l'amour, comme le fait Marcabrun; il n'y
+en a pour lui qu'une sorte, la plus pure et la plus
+idéale; c'est celui dont il brûla pour la dame qu'il
+n'avait jamais vue et qu'il ne devait jamais voir, sauf,
+si nous en croyons la légende, à ses derniers moments.</p>
+
+<p>Voici d'abord en quels termes il s'adresse à l'amour
+personnifié: «Amour de terre lointaine, pour vous
+j'ai le c&oelig;ur tout triste; et je ne puis trouver de
+remède, jusqu'à ce que vienne votre appel... Jamais
+Dieu ne forma de plus belle femme, ni chrétienne,
+ni juive, ni sarrasine, et celui-là est bien nourri de
+manne, qui obtient quelque part de son amour.»</p>
+
+<p>La plupart des chansons de Jaufre Rudel sont
+pleines d'allusions à cet «amour lointain»; une est
+tout entière consacrée au développement de ce thème;
+le mot «lointain » y apparaît deux fois à la rime dans
+chaque strophe de sept vers; on dirait une sorte de
+refrain; l'impression produite par ce procédé est
+remarquable.</p>
+
+<blockquote><p>Lorsque les jours sont longs en mai, il m'est bien doux
+d'entendre de loin le chant des oiseaux; et quand je
+m'éloigne je me souviens d'un amour lointain. Je vais le
+c&oelig;ur triste et la tête basse, si bien que chants ni fleur
+d'aubépine ne me plaisent pas plus que l'hiver glacé.</p>
+
+<p>Jamais je n'aurai joie d'amour, si je n'en ai de cet
+amour lointain; car je ne sais, ni près ni loin, femme
+plus belle ni meilleure; son mérite est si parfait que je
+voudrais, pour elle, vivre dans la misère, là-bas, au
+royaume des Sarrasins...</p>
+
+<p>Je partirai triste et content, quand j'aurai vu cet amour
+lointain; mais je ne sais quand je le verrai, car nos terres
+sont trop lointaines; il y a bien des défilés et bien des
+chemins; je ne suis pas devin, mais que tout aille comme
+il plaira à Dieu.</p>
+
+<p>Je crois en Dieu, c'est pourquoi je verrai cet amour
+lointain; mais en échange d'un bien qui m'en arrive, je
+souffre un double mal, car cet amour est si loin; ah! pourquoi
+ne suis-je pas là-bas un pèlerin dont ses beaux yeux
+verraient le costume et le bâton!</p>
+
+<p>Que Dieu, qui fit toutes les créatures et qui forma cet amour
+lointain, me donne le pouvoir, que j'ai au c&oelig;ur, de voir
+bientôt cet amour, réellement, en un lieu commode, si
+bien que chambre et jardin me paraissent constamment
+un palais.</p>
+
+<p>Celui qui m'appelle curieux et amoureux d'amour lointain
+dit la vérité; car nulle autre joie ne me plairait
+autant qu'une joie qui viendrait de cet amour de loin. Mais
+mes désirs sont irréalisables; car ma destinée est d'aimer
+sans être aimé<a id="anchor-V-5"></a> <a href="#footnote-V-5" class="fnanchor">[5]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>On a pu remarquer dans cette pièce un mélange
+assez étrange de sentiments amoureux et religieux.
+C'est Dieu qui a formé cet amour lointain au fond du
+c&oelig;ur du poète, puisqu'il est l'auteur de toutes choses;
+c'est à Dieu que notre troubadour demande la réalisation
+de son rêve; le poète est un croyant, un fidèle
+qui voudrait aller en pèlerinage en Terre Sainte (et
+il prit part sans doute à deux croisades); Dieu exaucera
+ses v&oelig;ux.</p>
+
+<p>Ce mélange d'amour et de religion, cette tendance
+au mysticisme érotique, une certaine obscurité qui
+règne dans toute la pièce, ont même fait croire à un
+critique contemporain que cet amour de terre lointaine
+n'était autre qu'un amour mystique pour la
+mère de Dieu, pour la Vierge<a id="anchor-V-6"></a> <a href="#footnote-V-6" class="fnanchor">[6]</a>. La poésie courtoise
+se transforma en effet facilement en poésie religieuse:
+nous verrons les étapes de cette évolution
+et plus d'une pièce consacrée à la Vierge est écrite
+en termes bien plus équivoques que celle de Jaufre
+Rudel.</p>
+
+<p>Mais il y a de sérieux motifs pour repousser l'hypothèse
+dont il vient d'être question; un des principaux
+est qu'à l'époque où a été écrite cette pièce la transformation
+de la lyrique courtoise n'avait pas encore
+commencé. Il faut attendre plus d'un demi-siècle&mdash;cette
+pièce ayant été composée sans doute avant
+1150&mdash;pour voir le début de cette transformation.</p>
+
+<p>Ce qui est plus intéressant, dans cette chanson,
+c'est qu'elle nous montre comment est née la légende
+dont le biographe provençal s'est fait l'écho. Jaufre
+Rudel eut l'occasion d'aller en Terre Sainte comme
+croisé. De ce fait on rapprocha l'élément romanesque
+qui se rencontre dans la plupart de ses chansons,
+c'est-à-dire cet amour pour la plus belle personne du
+monde, que le poète n'a jamais vue, qu'il ne verra
+que si Dieu le lui permet, et qu'il ne verra même
+pas, car sa destinée est d'aimer sans être aimé. C'est
+du rapprochement d'un fait historique et d'un élément
+romanesque qu'est née la légende. Mais on
+peut dire que le poète a tout fait pour la créer, et
+elle est un indice bien curieux de ce que nous appellerions
+la «mentalité» du temps.</p>
+
+<p>Avec Bernard de Ventadour, contemporain de
+Marcabrun et de Jaufre Rudel, nous arrivons à un des
+plus grands noms de la poésie provençale. Nous ne
+reviendrons pas sur sa biographie. Du moins nous
+ne rappellerons de sa vie que ce qui est nécessaire
+pour l'intelligence de son &oelig;uvre. Il se distingue de
+la plupart des autres troubadours par la naïveté, par
+la sincérité et la délicatesse des sentiments. Au
+milieu de cette littérature un peu monotone qu'est
+l'ancienne littérature provençale ses poésies sont un
+véritable charme.</p>
+
+<p>Est-ce la conception qu'il se fit de la vie que lui a
+valu cette place à part? La voici dans sa franchise
+naïve: «Celui-là est bien mort, qui ne sent pas au
+c&oelig;ur quelque douce saveur d'amour; et à quoi sert
+de vivre sans amour, si ce n'est à causer de l'ennui
+aux autres?» Ce n'est pas le lieu de disserter sur cette
+conception de la vie; il faudrait peut-être bien la
+modifier un peu dans notre société contemporaine;
+et avec Victor Hugo on pourrait demander, à côté de
+quelque «grand amour» quelque «saint devoir».
+Sans insister sur la valeur de cette conception,
+demandons-nous comment Bernard de Ventadour y
+a conformé sa vie.</p>
+
+<p>On se souvient qu'il était fils d'un des plus pauvres
+serviteurs du château de Ventadour et que
+son châtelain avait fait son éducation poétique. Il
+adressa ses premières poésies à la femme de son seigneur,
+à Agnès de Montluçon, de la famille de Bourbon.
+«Depuis que nous étions tous deux enfants,
+dit-il, je l'ai aimée et je l'adore; et mon amour
+redouble à chaque jour de l'année...<a id="anchor-V-7"></a> <a href="#footnote-V-7" class="fnanchor">[7]</a>» Cette liaison
+poétique aurait sans doute duré longtemps, conformément
+aux m&oelig;urs d'alors, si les médisants
+n'avaient perdu le poète dans l'esprit de son seigneur.
+Èble de Ventadour lui témoigna son mécontentement
+par sa froideur et Agnès finit par lui demander
+de s'exiler. Il semble sur le moment qu'il ait pris
+d'assez bonne humeur l'aventure et que le souvenir
+de son amour l'ait emporté sur son chagrin. Espérait-il
+peut-être, après quelque temps, voir s'affaiblir le
+ressentiment de son maître et revenir auprès de celle
+qui ne lui avait demandé de s'éloigner que contrainte
+et forcée? De toute manière il ne paraît pas avoir
+renoncé à l'espoir du retour, si on en juge par le
+début de la chanson suivante. Il y exprime en
+termes enthousiastes la joie que lui cause son
+amour; on remarquera en même temps les curieux
+conseils et les étranges consolations qu'il donne à sa
+dame, gardée sévèrement par le mari jaloux.</p>
+
+<blockquote><p>Quand paraît la fleur sous la feuille verte et que je
+vois le temps clair et serein, quand le doux chant des
+oiseaux dans le bois m'adoucit le c&oelig;ur et me ranime,
+puisque les oiseaux chantent à leur manière, moi qui ai
+plus de joie qu'eux en mon c&oelig;ur, je dois bien chanter,
+car tous mes jours sont joie et chant, et je ne pense à
+nulle autre chose.</p></blockquote>
+
+<p>Voici la strophe la plus curieuse.</p>
+
+<blockquote><p>Dame, si mes yeux ne vous voient, sachez que mon
+c&oelig;ur vous voit; ne vous affligez pas plus que je ne
+m'afflige, car je sais qu'on vous surveille à cause de moi;
+et si le mari vous bat, gardez bien qu'il ne vous batte pas
+le c&oelig;ur. S'il vous cause du chagrin, causez-lui-en aussi et
+qu'avec vous il ne gagne pas le bien pour le mal.</p></blockquote>
+
+<p>Admirons en passant la légèreté avec laquelle le
+troubadour supporte les... malheurs d'autrui. La
+strophe suivante est d'un ton plus relevé.</p>
+
+<blockquote><p>Celle du monde que j'aime le plus, de tout c&oelig;ur et de
+bonne foi, qu'elle m'entende et accueille mes prières,
+qu'elle écoute et retienne mes paroles; si on meurt par
+excès d'amour, j'en mourrai, car en mon c&oelig;ur je lui
+porte un amour si parfait et si naturel que tout amour,
+le plus loyal du monde, est faux en comparaison du
+mien<a id="anchor-V-8"></a> <a href="#footnote-V-8" class="fnanchor">[8]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Mais Bernard s'aperçut bientôt qu'il s'était trompé
+dans son espoir; la chanson suivante exprime la
+mélancolie qu'il éprouva de quitter son pays natal.</p>
+
+<blockquote><p>Tous mes amis m'ont bien perdu, là-bas, vers Ventadour,
+puisque ma dame ne m'aime plus... Elle me montre
+un visage irrité parce que je mets mon bonheur à l'aimer;
+voilà la seule cause de sa colère et de ses plaintes.</p>
+
+<p>Semblable au poisson qui se lance sur l'appât et qui ne
+s'aperçoit de rien jusqu'à ce qu'il s'est pris à l'hameçon,
+je me laissai aller un jour à trop aimer, et je ne m'aperçus
+(de ma folie) que quand je fus au milieu des flammes
+qui me brûlent plus fort que le feu au four; et cependant
+je suis si pris dans les liens de cet amour que je ne puis
+secouer ses chaînes.</p>
+
+<p>Je ne m'étonne pas qu'Amour me tienne pris dans ses
+liens, car ma dame est la plus belle qu'on puisse voir au
+monde; belle, blanche, fraîche, gaie et joyeuse, tout à fait
+semblable à mon idéal; je ne puis en dire aucun défaut...</p></blockquote>
+
+<p>Aussi ne peut-il pas rompre la chaîne mystérieuse
+qui l'attache à elle.</p>
+
+<blockquote><p>Je voudrai toujours son honneur et son bien, je serai
+toujours son homme-lige, son ami et son serviteur; je
+l'aimerai, que cela lui plaise ou non, car on ne peut maîtriser
+son c&oelig;ur sans le tuer<a id="anchor-V-9"></a> <a href="#footnote-V-9" class="fnanchor">[9]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Malgré cette fidélité Bernard dut quitter pour toujours
+le Limousin. Il se rendit à la cour d'Éléonore
+d'Aquitaine, duchesse de Normandie. Éléonore était
+la petite-fille du premier troubadour Guillaume de
+Poitiers: elle avait hérité de son aïeul un caractère
+gai et enjoué, un grand amour pour la poésie, beaucoup
+de sympathie pour les poètes et aussi une légèreté
+de m&oelig;urs qui devint vite proverbiale. Elle fut
+pour toutes ces causes chantée des troubadours et
+des ménestrels. Divorcée d'avec le roi de France
+Louis VII depuis 1152, elle était fiancée à Henri,
+duc de Normandie, et devint reine d'Angleterre
+quelques années après.</p>
+
+<p>Il nous reste plusieurs des chansons que Bernard
+de Ventadour composa pendant cette deuxième
+période de sa vie. Est-ce parce qu'il ne connaissait
+pas sa nouvelle dame depuis l'enfance comme il connaissait
+Agnès de Montluçon? Ou bien son aventure
+l'a-t-il rendu plus discret? Il semble que dans les
+chansons de cette période il se montre plus réservé
+et qu'il tire moins d'orgueil des sentiments d'amitié
+que la duchesse de Normandie lui témoigne.</p>
+
+<p>Voici une des chansons qu'il a composées en son
+honneur.</p>
+
+<blockquote><p>Lorsque je vois, parmi la lande, des arbres tomber la
+feuille, avant que la froidure se répande et que le beau
+temps se cache, il me plaît qu'on entende mon chant: je
+suis resté plus de deux ans sans chanter, il faut que je
+répare (cette négligence).</p>
+
+<p>Il m'est dur d'adorer celle qui me témoigne tant
+d'orgueil: car, si je lui demande une faveur, elle ne
+daigne pas me répondre un seul mot. Mon sot désir cause
+ma mort; car il s'attache aux belles apparences d'amour,
+sans remarquer qu'amour le lui rende.</p>
+
+<p>Elle est douée de tant de ruse et d'adresse que je pense
+bien qu'elle voudra m'aimer bientôt tout doucement (secrètement?)
+et me confondre avec son doux regard. Dame,
+ne connaissez-vous nulle ruse? Car j'estime que le dommage
+retombera sur vous, s'il arrive quelque mal à votre
+homme-lige.</p>
+
+<p>Que Dieu, qui gouverne le monde, lui mette au c&oelig;ur
+la volonté de m'accueillir près d'elle. Je ne jouis d'aucun
+bien, tellement je suis craintif devant ma dame; aussi je
+me mets à sa merci, pour qu'elle me donne ou me vende
+selon son plaisir.</p>
+
+<p>Elle agira bien mal, si elle ne me mande pas de venir
+près d'elle, dans sa chambre, pour que je lui enlève ses
+souliers bien «chaussants», à genoux et humblement,
+s'il lui plaît de me tendre son pied.</p>
+
+<p>Le <i>vers</i> est terminé et il n'y manque aucun mot; il a été
+écrit au delà de la terre normande et de la mer profonde
+et sauvage; et quoique je sois éloigné de ma dame, elle
+m'attire vers elle comme un aimant; que Dieu la protège!</p>
+
+<p>Si le roi anglais et duc normand le permet, je la verrai
+avant que l'hiver nous surprenne<a id="anchor-V-10"></a> <a href="#footnote-V-10" class="fnanchor">[10]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Le lien étroit qui rattache la conception de l'amour
+aux coutumes de la chevalerie apparaît dans plusieurs
+passages de cette chanson. Le poète est à la
+disposition de sa dame, qui peut faire de lui ce
+qu'elle voudra. Au point de vue du droit féodal si le
+vassal subit quelque dommage, c'est le suzerain qui
+en souffre en dernier lieu. Bernard de Ventadour est
+un des premiers à rappeler ce principe et d'autres
+troubadours le rappelleront après lui. Enfin on a pu
+noter la strophe où il lui demande la permission de
+lui enlever ses souliers, à genoux; c'est encore un
+trait de m&oelig;urs chevaleresques.</p>
+
+<p>Cette chanson est une des rares poésies de Bernard
+de Ventadour qui contienne quelques allusions
+à sa vie. Ordinairement elles ne renferment aucun
+trait qui permette de reconnaître à qui elles sont
+adressées. De plus Bernard de Ventadour emploie
+plusieurs pseudonymes pour désigner sa dame,
+l'appelant tantôt <i>Belle-Vue</i> (il s'agit d'Agnès de
+Montluçon), tantôt <i>Confort</i>, <i>Aimant</i> ou <i>Tristan</i>.
+Cette discrétion contribue à rendre assez obscure
+l'histoire de sa vie. Ici il nous apprend seulement
+qu'il a cessé de chanter depuis deux ans, que sa
+dame lui témoigne de la froideur&mdash;plainte ordinaire
+des troubadours et que nous retrouverons chez
+lui&mdash;et que son chant est composé «au delà de la
+terre normande et de la mer profonde». La pièce
+aurait-elle été composée en Angleterre? Peut-être;
+Bernard de Ventadour serait en ce cas un des rares
+troubadours&mdash;le seul probablement&mdash;qui auraient
+visité ce pays<a id="anchor-V-11"></a> <a href="#footnote-V-11" class="fnanchor">[11]</a>.</p>
+
+<p>Une autre de ses chansons paraît avoir été écrite
+comme celle-ci loin de la cour de la reine ou, tout au
+moins, pendant une absence d'Éléonore. Il y exprime
+son amour avec une sincérité touchante, relevée çà
+et là par la grâce ou l'éclat d'un style imagé. On y
+notera au passage l'éloge de la <i>mesure</i>, qualité hautement
+prisée des troubadours.</p>
+
+<blockquote><p>J'ai le c&oelig;ur si plein de joie que tout me paraît changer
+de nature; il me semble que le froid hiver est plein de
+fleurs blanches, vermeilles et claires. Avec le vent et la
+pluie croît mon bonheur; c'est pourquoi mon chant
+s'élance et s'élève et mon mérite grandit. Car j'ai
+au c&oelig;ur tant d'amour, de joie et de douceur, que l'hiver
+me semble plein de fleurs et que la neige m'apparaît
+comme un tapis de verdure.</p>
+
+<p>Je puis aller sans vêtements, car l'amour parfait me
+protège contre la froide bise. Celui-là est fou qui s'emporte
+et ne garde pas la mesure. C'est pourquoi je me suis
+surveillé depuis que j'ai recherché l'amour de la plus
+belle...</p>
+
+<p>J'ai placé si bon espoir en celle qui me secourt si peu
+que je suis balancé comme le navire sur l'onde.</p>
+
+<p>Je ne sais où fuir pour éviter les malheurs qui m'accablent.
+D'amour me vient tant de peine que l'amant Tristan
+n'en eut pas d'aussi grande d'Iseut la blonde.</p>
+
+<p>Ah! Dieu, si je pouvais ressembler à l'hirondelle et
+venir dans la nuit profonde là-bas vers sa demeure! Noble
+dame gaie, votre amant a bien peur que son c&oelig;ur ne se
+fonde, si ce tourment dure. Dame, devant votre amour je
+joins mes mains et je prie...</p>
+
+<p>Il n'est au monde nulle chose à laquelle je pense
+autant. J'aime tant à me représenter ses traits qu'aussitôt
+qu'on en parle je me retourne et mon visage s'éclaire de
+joie: je suis alors sur le point de me trahir. Et je
+l'aime d'un amour si parfait que souvent je pleure, trouvant
+dans les soupirs plus de saveur.</p>
+
+<p>Messager, cours et va dire à la plus belle ma peine, ma
+douleur, mon martyre<a id="anchor-V-12"></a> <a href="#footnote-V-12" class="fnanchor">[12]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Mais il était écrit que l'éclat de sa renommée poétique
+nuirait à la tranquillité de notre troubadour.
+Après quelques années de séjour auprès d'Éléonore
+il fut obligé de partir&mdash;et probablement pour les
+mêmes raisons qui l'avaient fait quitter quelques
+années auparavant le château de Ventadour. Les
+médisants<a id="anchor-V-13"></a> <a href="#footnote-V-13" class="fnanchor">[13]</a>, dont il se plaignit toute sa vie, eurent
+sans doute quelque part dans cette disgrâce. C'est du
+moins ce que nous pouvons conjecturer d'un passage
+d'une de ses chansons. Il y loue avec l'exagération
+habituelle des troubadours la beauté et les charmes
+de la gaie souveraine qu'il est obligé de quitter&mdash;et
+il y exprime ses sentiments amoureux avec sa
+grâce et aussi son afféterie coutumières.</p>
+
+<blockquote><p>Par le doux chant que fait le rossignol, la nuit quand je
+suis endormi, je me réveille tout éperdu de joie, l'âme
+pleine de rêves amoureux; car ce fut la seule occupation
+de ma vie d'aimer la joie et c'est par la joie que commencent
+mes chants.</p>
+
+<p>Si l'on savait la joie que j'ai et si je pouvais la faire
+entendre, toute autre joie serait bien petite en comparaison
+de la mienne. Tel se vante de la sienne et croit
+être riche et supérieur en amour parfait qui n'en a pas
+la moitié comme moi.</p>
+
+<p>Je contemple souvent par la pensée le corps gracieux et
+bien fait de ma dame, si distinguée par sa courtoisie et
+qui sait si bien parler. Il me faudrait un an entier, si je
+voulais dire toutes ses qualités, tellement elle a de courtoisie
+et de distinction.</p>
+
+<p>Dame, je suis votre chevalier et je le serai toujours,
+toujours prêt à votre service&mdash;je suis votre chevalier par
+serment; vous êtes ma première joie et vous serez la
+dernière, tant que ma vie durera.</p>
+
+
+<p>Ceux qui croient que je suis loin d'elle ne savent pas
+comment l'esprit se rapproche facilement, quoique le
+corps soit loin; sachez que le meilleur messager que j'ai
+d'elle, c'est la pensée, qui me rappelle sa beauté.</p>
+
+<p>Je m'en vais triste et dolent, sans savoir quand je vous
+reverrai. C'est pour vous que j'ai quitté le roi; par grâce,
+faites que je n'aie pas à souffrir de cette séparation, quand
+je me présenterai courtoisement dans une cour (étrangère)
+au milieu des dames et des chevaliers<a id="anchor-V-14"></a> <a href="#footnote-V-14" class="fnanchor">[14]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Est-ce la nécessité de vivre qui inspire cette dernière
+pensée? On dirait que Bernard demande à
+Éléonore une sorte de recommandation, de «viatique».
+Ou, peut-être, s'excuse-t-il par avance de la
+joie qu'il sera obligé de montrer, malgré son chagrin
+intime, dans les nouveaux milieux où il va passer
+sa vie.</p>
+
+<p>Il ne revit sans doute jamais Éléonore; en quittant
+sa cour il vint à celle du comte de Toulouse,
+Raimond V. Ce prince était un des souverains les plus
+puissants du Sud de la France; ses possessions
+s'étendaient jusqu'aux rives du Rhône. Il était surtout
+un de ceux qui distribuaient leurs largesses
+avec le plus de prodigalité, soit à ses vassaux,
+soit aux troubadours. Un chroniqueur, Geoffroy de
+Vigeois, nous raconte<a id="anchor-V-15"></a> <a href="#footnote-V-15" class="fnanchor">[15]</a> qu'en 1174 le roi Henri II
+d'Angleterre convoqua une réunion de grands seigneurs
+à Beaucaire pour essayer de rétablir la paix
+entre le roi d'Aragon et le comte de Toulouse. Cette
+réunion fut l'occasion de dépenses folles. Le comte
+de Toulouse fit cadeau à un seigneur de Provence,
+le baron d'Agoult, de cent mille sols que le baron
+distribua à ses chevaliers. Un autre seigneur fit
+labourer un champ et y sema trente mille sols; un
+troisième, qui avait amené trois cents chevaliers, fit
+préparer le repas de ses hommes à la chaleur de
+flambeaux de cire; les autres folies de ce genre
+n'auraient pas été rares. Sans doute ce sont là des
+récits légendaires du moyen âge avec leur exagération
+habituelle; mais légende et exagération ne sont
+peut-être que des déformations de la vérité et le
+chroniqueur n'a pas tout tiré de son imagination.</p>
+
+<p>Nous ne savons rien de l'activité poétique de
+Bernard de Ventadour à la cour du comte de Toulouse.
+Il s'y rencontra avec de nombreux troubadours<a id="anchor-V-16"></a> <a href="#footnote-V-16" class="fnanchor">[16]</a>:
+il dut y connaître en particulier Peire
+Rogier, Peire Raimon, fils d'un bourgeois toulousain,
+qui après avoir vécu auprès du roi d'Aragon
+revint à Toulouse comme poète de cour; peut-être
+y connut-il aussi Peire Vidal et Folquet de Marseille,
+et beaucoup d'autres. Il était alors en pleine gloire
+et bien supérieur à tous ses rivaux. Mais pour nous
+cette période de sa vie est la plus obscure, à cause
+du petit nombre d'allusions que contiennent ses
+chansons.</p>
+
+<p>C'est sans doute pendant son séjour auprès de
+Raimond V de Toulouse qu'il composa quelques
+chansons en l'honneur d'Ermengarde, vicomtesse de
+Narbonne<a id="anchor-V-17"></a> <a href="#footnote-V-17" class="fnanchor">[17]</a>. Cette princesse, qui administra sa
+vicomté pendant plus de cinquante ans (1142-1193)
+et qui se distingua par des qualités politiques et
+même militaires de premier ordre, avait réuni autour
+d'elle les troubadours les plus célèbres du temps.
+Elle eut même son poète attitré, Peire Rogier, originaire
+d'Auvergne, qui, venu à Narbonne, s'éprit d'elle
+et resta à sa cour jusqu'à ce que «les médisants»
+ayant répandu des bruits malveillants sur son compte
+l'eurent obligé à partir.</p>
+
+<p>Bernard de Ventadour, s'adressant à Ermengarde,
+se plaint lui aussi que les «médisants» l'aient perdu
+auprès de sa dame: est-ce de la duchesse de Normandie
+qu'il s'agit? Cela est fort vraisemblable pour
+plusieurs raisons: mais ici encore, à cause de la
+discrétion habituelle de Bernard de Ventadour, et
+même à cause des habitudes générales des troubadours,
+qui cachaient avec soin le nom de leur dame,
+nous sommes réduits aux conjectures. Voici la chanson
+qu'il adressa à sa «dame de Narbonne» qui ne
+saurait être une autre personne qu'Ermengarde.</p>
+
+<blockquote><p>J'ai entendu la voix du rossignol sauvage, elle m'est
+entrée au c&oelig;ur; elle allège les soucis et les chagrins qui
+me viennent d'amour...</p>
+
+<p>Celui-là mène une vie bien misérable qui ne guide pas
+vers la joie et l'amour son c&oelig;ur et ses désirs; car la
+nature déborde de joie, les échos en résonnent partout,
+prés, jardins et vergers, vallées, plaines et bois.</p>
+
+<p>Moi hélas! que l'amour oublie, j'aurais ma part de joie,
+mais la tristesse me trouble et je ne sais où me reposer...
+Ne me tenez pas pour léger si j'en dis quelque mal.</p>
+
+<p>Une dame fourbe et discourtoise, racine de mauvais
+lignage, m'a trahi; mais elle est trahie à son tour et
+cueille le rameau avec lequel elle se bat elle-même...</p>
+
+<p>Je l'avais pourtant bien servie jusqu'au moment ou j'ai
+vu son c&oelig;ur volage; puisqu'elle ne m'accorde pas son
+amour, je serais bien fou de la servir; car un service qui
+n'est pas récompensé et une attente bretonne font du
+seigneur un écuyer.</p>
+
+<p>Que Dieu donne une mauvaise destinée à qui porte
+mauvais message; sans les médisants, j'aurais joui de son
+amour; c'est folie de discuter avec sa dame, je lui pardonne
+si elle me pardonne, et tous ceux-là sont menteurs qui
+m'en ont fait dire du mal<a id="anchor-V-18"></a> <a href="#footnote-V-18" class="fnanchor">[18]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Bernard demeura à la cour du comte de Toulouse
+jusqu'à la mort de ce dernier (1194). Bernard était à
+ce moment-là un homme âgé, car ses premières poésies
+datent d'avant 1150. A la mort du comte il se
+retira dans une abbaye célèbre de son pays natal,
+l'abbaye de Dalon, où il mourut. Notre poète connut
+la gloire; ses poésies se trouvent dans la plupart des
+«chansonniers», c'est-à-dire dans les anthologies
+qui renferment les poésies des troubadours. Il est
+souvent cité par les troubadours suivants qui lui
+empruntent de nombreux passages. Un grand poète
+contemporain, Carducci, lui a consacré une étude
+intitulée: <i>Bernard de Ventadour, un poète de l'amour
+au XII<sup>e</sup> siècle</i><a id="anchor-V-19"></a> <a href="#footnote-V-19" class="fnanchor">[19]</a>.</p>
+
+<p>C'est bien le titre qui lui convient: c'est l'amour
+qui l'a rendu poète et il ne conçoit pas d'autre inspiration
+poétique que celle qui lui vient de cette
+source. Une de ses chansons n'est qu'un développement
+de ce thème; nous en citerons un simple extrait
+en terminant.</p>
+
+<blockquote><p>La poésie n'a guère pour moi de valeur, si elle ne
+vient du fond du c&oelig;ur&mdash;mais elle ne peut venir de cette
+source que s'il y règne un parfait amour&mdash;c'est pour
+cette raison que mes chants sont supérieurs à ceux des
+autres; car la joie d'amour remplit tout mon être, bouche,
+yeux, c&oelig;ur et sentiment.</p>
+
+<p>Que Dieu s'abstienne de m'enlever le désir d'aimer;
+quand je ne devrais rien posséder, quand chaque jour
+m'apporterait de nouveaux maux, j'aurai toujours le c&oelig;ur
+prêt à l'amour.</p>
+
+<p>Par ignorance, la foule grossière blâme l'amour; cela
+ne lui cause aucun dommage; il n'y a de basses amours
+que les amours vulgaires, qui n'ont que le nom et l'apparence
+d'amour...</p>
+
+<p>L'amour de deux parfaits amants consiste à plaire et à
+avoir mêmes désirs; on n'obtient rien si les désirs ne sont
+pas semblables; celui-là est vraiment fou qui reproche à
+l'amour ce qu'Amour désire et qui lui vante ce qui ne lui
+plaît pas<a id="anchor-V-20"></a> <a href="#footnote-V-20" class="fnanchor">[20]</a>.</p>
+
+<p>Ce n'est pas étonnant, dit-il ailleurs, que je chante mieux
+que les autres troubadours, car je suis plus porté qu'eux
+vers l'amour et je suis mieux fait à ses commandements;
+j'ai mis en lui mon corps et mon c&oelig;ur, mon savoir et
+mon intelligence, ma force et mon espoir; je suis tellement
+entraîné vers l'amour que rien plus au monde ne
+m'intéresse<a id="anchor-V-21"></a> <a href="#footnote-V-21" class="fnanchor">[21]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Nous pouvons nous arrêter sur ces déclarations;
+aussi bien on les retrouve partout dans l'&oelig;uvre de
+notre poète.</p>
+
+<p>Il est aussi un des troubadours qui ont le mieux
+exprimé le pouvoir ennoblissant de l'amour, qui est,
+suivant leur doctrine, la plus noble passion de
+l'homme, source de toute vertu et de tout talent. Seulement
+il était difficile de varier à l'infini le développement
+de ce thème; on l'épuisa de bonne heure et
+il y eut&mdash;trop tôt pour la poésie provençale&mdash;trop
+de convention, trop d'artifice dans l'expression de
+cette théorie.</p>
+
+<p>Ce défaut capital, qui va s'accentuant pendant le
+XIII<sup>e</sup> siècle, n'apparaît guère encore chez Bernard de
+Ventadour. Sans doute les yeux exercés peuvent y
+reconnaître des germes de caducité et de décadence,
+mais ils y sont rares. Ce qui domine c'est la finesse,
+une finesse apprêtée et maniérée dont malheureusement
+le charme disparaît dans la traduction; une
+imagination vive et sensible; et surtout une fraîcheur
+de sentiment et de poésie qu'on ne retrouve
+pas souvent dans la poésie provençale. Il n'est pas
+jusqu'aux débuts de ses chansons (qui en sont pourtant
+la partie conventionnelle) qui ne se distinguent
+par la fraîcheur et l'originalité des descriptions. Il a
+vu «l'alouette mouvoir de joie ses ailes vers le
+soleil»; il a entendu le rossignol «se réjouir sous
+les fleurs du verger». Il sait exprimer avec une grâce
+et une poésie toutes naïves les sentiments que fait
+naître en lui le contraste entre l'aspect de la nature
+et l'état de son c&oelig;ur. Quand ce c&oelig;ur est à la joie, peu
+lui importe que la neige couvre le sol: l'hiver est
+alors un printemps et la neige lui rappelle les fleurs
+blanches du mois de mai; quand le pâle soleil d'hiver
+est caché, «une clarté d'amour ensoleille son c&oelig;ur».
+Le chant du rossignol l'éveille, «tout réjoui
+d'amour»; mais si son c&oelig;ur est à la tristesse, ce même
+chant n'a plus de charmes: «moi qui aimais chanter,
+je meurs de tristesse et d'ennui, quand j'entends joie
+et allégresse». C'est le même sentiment qui lui a
+inspiré la chanson citée plus haut et dont nous rappelons
+le trait suivant: «car la nature déborde de joie,
+les échos en résonnent partout, prés, jardins et vergers,
+vallées, plaines et bois».</p>
+
+<p>Ce sont bien là des accents de poète lyrique; ils sont
+moins profonds ou moins éclatants que ceux auxquels
+nous ont habitués les poètes contemporains; mais ils
+proviennent de la même source: du c&oelig;ur plutôt que
+de l'esprit. Cette sincérité dans l'inspiration, sa conception
+de la vie, son imagination naïve et gracieuse,
+tout contribue à donner à Bernard de Ventadour une
+place privilégiée dans la littérature provençale.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_VI" id="CHAPITRE_VI"></a>CHAPITRE VI</h2>
+
+<h3>LA PÉRIODE CLASSIQUE</h3>
+
+<blockquote><p>La période «classique».&mdash;Arnaut de Mareuil; tendance à la
+poésie morale et didactique.&mdash;Giraut de Bornelh.&mdash;Sa manière.&mdash;La
+poésie morale.&mdash;Le poète de la «droiture».&mdash;Arnaut
+Daniel; Dante.&mdash;Le «style obscur».&mdash;Bertran de Born;
+le sirventés politique; la poésie de la guerre.</p></blockquote>
+
+
+<p>Les troubadours étudiés jusqu'ici sont originaires
+du Sud-Ouest de la France. Marcabrun est Gascon,
+Jaufre Rudel appartient à la Saintonge, Bernard de
+Ventadour au Limousin. C'est aussi au Limousin et à
+la contrée voisine, le Périgord, qu'appartiennent
+les troubadours suivants: Arnaut de Mareuil, Giraut
+de Bornelh, Arnaut Daniel, Bertran de Born. Avec
+Bernard de Ventadour, dont ils sont contemporains,
+ils forment un groupe de troubadours que nous pouvons
+appeler classiques. Les deux premiers se rattachent
+à lui par leur conception de l'amour; Arnaut
+Daniel, s'en distingue, à son dam, par une recherche
+exagérée du style obscur et de la rime difficile; Bertran
+de Born enfin introduit définitivement dans la poésie
+provençale le sirventés politique. Ils ont vécu à la
+même époque (deuxième moitié du XII<sup>e</sup> siècle et en
+partie début du XIII<sup>e</sup>); ils sont nés dans la même
+région, le Limousin et le Périgord; la nature les a
+pour ainsi dire réunis; il n'y a pas de raison pour les
+séparer dans notre étude. Avec Bernard de Ventadour,
+et deux ou trois autres troubadours dont il sera
+question plus loin, ils représentent ce que la poésie
+provençale a produit de plus parfait. Il y a, dans la
+période suivante, des troubadours aussi brillants; il
+n'y en a pas, sauf peut-être une exception, de supérieurs.</p>
+
+<p>Le premier, Arnaut de Mareuil, originaire du Périgord,
+était de petite naissance. Il fut clerc dans sa
+jeunesse; mais il quitta bientôt cette condition pour
+courir le monde. «Sa bonne étoile, dit la biographie
+provençale, le conduisit à la cour de la comtesse de
+Burlatz, fille du comte Raymond V de Toulouse et
+femme du vicomte de Béziers.» Il avait de précieux
+talents de société: «il chantait bien et lisait de
+même»; de plus il était très «avenant de sa personne
+et la vicomtesse l'honorait et l'estimait beaucoup».
+Il écrivit pour elle de nombreuses chansons; mais il
+prenait la précaution un peu enfantine de faire croire
+qu'il n'en était pas l'auteur; il se trahit un jour; la
+vicomtesse accepta ses hommages, elle lui fit donner
+de beaux habits&mdash;chose très importante selon les
+m&oelig;urs du temps&mdash;et lui accorda la permission de
+composer des vers en son honneur.</p>
+
+<p>Suivant une autre tradition, le pauvre troubadour
+eut bientôt un rival redoutable en la personne
+d'Alfonse II d'Aragon, qui aimait la vicomtesse et
+qui s'était aperçu des sentiments qu'elle témoignait
+à son poète. Le roi fit si bien qu'elle se sépara
+d'Arnaut de Mareuil, et il s'en vint triste et «dolent»
+auprès du seigneur de Montpellier. C'est sans doute
+là qu'il passa la plus grande partie de sa vie. Ses
+poésies lyriques, au nombre d'une vingtaine, ont
+presque toutes trait à l'amour, elles renferment peu
+d'allusions à la vie de leur auteur.</p>
+
+<p>Sa conception de l'amour ne diffère guère de celle
+de Bernard de Ventadour; et il l'exprime comme lui
+avec sincérité et naïveté. Il a moins d'imagination
+peut-être, les débuts de ses chansons sont moins
+poétiques, on n'y trouve pas ces traits de pittoresque
+qu'on est souvent surpris et charmé de trouver chez
+Bernard; mais il a la même sincérité un peu ingénue,
+la même grâce. La convention est encore absente de
+cette poésie; ou du moins on la sent à peine et Arnaut
+de Mareuil a eu la prétention d'être original et sincère.
+Tous les troubadours, dit-il, affirment que leur
+dame est la plus belle qui soit au monde; je leur sais
+gré de cette affirmation, dit-il à la sienne, «car
+ainsi mes vers passent tranquillement au milieu de
+leurs vantardises»; moi seul, vous et amour, continue-t-il,
+connaissons notre serment<a id="anchor-VI-1"></a> <a href="#footnote-VI-1" class="fnanchor">[1]</a>.</p>
+
+<p>S'il l'oubliait d'ailleurs, ou si seulement il était
+tenté de l'oublier, un messager fidèle et discret viendrait
+le lui rappeler. Ce messager n'est autre que le
+c&oelig;ur du poète qui par fiction est resté auprès de sa
+dame. C'est lui qu'il met en scène dans une gracieuse
+épître; c'est un genre nouveau qui apparaît dans la
+littérature provençale avec Arnaut de Mareuil: genre
+un peu faux sans doute, mais qui ne l'est qu'aux
+mains des poètes maladroits. L'épître d'Arnaut de
+Mareuil, malgré un excès de recherche et de finesse,
+malgré en un mot la préciosité, peut rester comme
+modèle du genre.</p>
+
+<blockquote><p>Je suis affligé, dame, quand mes yeux ne peuvent vous
+voir; mais mon c&oelig;ur est resté près de vous, depuis le
+jour où je vous vis et il ne vous a jamais quittée... il est
+nuit et jour près de vous, où que vous soyez; nuit et jour
+il vous courtise... quand je pense à autre chose, il me
+vient de vous un courtois message, porté par mon c&oelig;ur
+qui est votre hôte<a id="anchor-VI-2"></a> <a href="#footnote-VI-2" class="fnanchor">[2]</a>...</p></blockquote>
+
+<p>Ce n'est pas un messager muet ou malhabile que
+ce c&oelig;ur; il rappelle au poète oublieux non seulement
+les nobles qualités morales de sa dame, mais aussi sa
+beauté. Et voici le curieux portrait que nous en trace
+Arnaut de Mareuil; voici quel était à ses yeux, et
+sans doute aux yeux de ses contemporains, l'idéal de
+la beauté féminine. Le gentil messager qu'est mon
+c&oelig;ur, dit-il à sa dame, me montre «votre corps gracieux,
+votre belle chevelure blonde et votre front plus
+blanc qu'un lys, vos beaux yeux clairs et rieurs, votre
+nez droit et bien fait, les fraîches couleurs de votre
+visage, blanc, plus vermeil qu'une fleur...» Telle est
+l'image que le messager remet sous les yeux du
+poète prêt à oublier. La femme ainsi décrite ressemble
+comme une s&oelig;ur à ces miniatures qui ornent certains
+manuscrits du moyen âge, ceux du cycle breton par
+exemple. La blancheur du teint, la fraîcheur des
+couleurs, des dents blanches, des doigts grêles, des
+yeux clairs et rieurs et un nez bien fait forment les
+principaux éléments de leur beauté; et, à comparer
+plusieurs de ces miniatures au portrait ici tracé, nous
+pouvons avouer sans peine que nos aïeux n'eurent
+pas trop mauvais goût<a id="anchor-VI-3"></a> <a href="#footnote-VI-3" class="fnanchor">[3]</a>.</p>
+
+<p>Qu'on ne s'étonne pas de l'impression produite sur
+le poète par cette vision; il s'incline les mains jointes
+et les yeux baissés vers le pays où est sa dame.
+N'avions-nous pas raison de dire que les troubadours
+ont inventé le culte de la femme? Nous n'aurons
+pas à nous étonner de la transformation qui
+changera bientôt l'amour ainsi entendu en amour
+mystique.</p>
+
+<p>Nous relèverons encore un trait dans cette curieuse
+composition: «Quand je parle ainsi, dit-il après un
+aveu, je ne puis plus rien dire, je ferme les yeux, je
+soupire et je marche tout endormi en soupirant...»
+Il y a là en germe ce que Victor Hugo a si bien rendu
+avec son ordinaire splendeur verbale:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Donc je marchai vivant dans mon rêve étoilé.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Arnaut de Mareuil a probablement introduit dans
+la poésie provençale l'épître amoureuse; mais ce genre
+eut peu de succès. Il n'en fut pas de même d'un autre
+genre poétique dont Arnaut de Mareuil paraît avoir
+donné aussi la premier modèle. Il a composé en effet,
+sous le titre d'<i>enseignement</i>, une sorte de petit poème
+didactique et moral qui contient des remarques précieuses
+sur la société de son temps et surtout sur les
+idées morales, sur les conceptions sociales de son
+époque.</p>
+
+<p>Ce poème renferme des considérations générales
+sur la courtoisie, l'honneur, la vaillance, la générosité,
+les belles manières, en un mot sur l'ensemble des
+qualités qui font à ses yeux et aux yeux de ses contemporains
+l'homme parfait. Cet homme ne peut se
+rencontrer que dans les trois classes suivantes, les
+bourgeois, les clercs et les chevaliers.</p>
+
+<p>Arnaut de Mareuil reconnaît aux bourgeois de son
+temps toutes sortes de qualités: il en est de vaillants,
+de courtois, d'aimables; ils savent se présenter dans
+les cours, connaissent l'art de courtiser les dames,
+savent danser et dire des choses aimables.</p>
+
+<p>Les clercs ont plusieurs manières de se distinguer:
+par leurs sentiments religieux, sans doute, mais aussi
+par la courtoisie, par la bonté, par les belles actions
+et par leur talent de parole.</p>
+
+<p>Quant aux qualités qui conviennent aux chevaliers,
+elles sont assez variées; la vaillance, la courtoisie, les
+manières aimables, la générosité, la fidélité à servir
+le suzerain en sont les principales; l'ensemble de
+ces qualités et de quelques autres encore formerait
+assez bien l'idéal du parfait «honnête homme» du
+temps. Idéal assez relevé par certains côtés, mais où
+les belles manières, les petits talents de société
+tiennent trop de place à côté des plus hautes vertus.
+Une autre qualité y occupait une place éminente:
+c'était l'art de donner, de faire des libéralités, des
+largesses; la prodigalité, la magnificence, sont des
+vertus au même titre que la vaillance, la générosité
+et la fidélité. C'est sur elles que se fondent les meilleures
+réputations, c'est par elles qu'elles durent.
+Arnaut de Mareuil le rappelle, sans cependant trop
+insister; mais les troubadours qui suivirent usèrent
+de moins de discrétion.</p>
+
+<p>Dans la même composition Arnaut de Mareuil,
+après avoir énuméré les qualités qui font la femme
+distinguée, connaissance, belles manières, parler
+agréable, générosité, ajoute: «à la femme convient
+parfaitement la beauté, mais ce qui l'orne le plus c'est
+le savoir et la connaissance».</p>
+
+<p>Rassurons-nous, il ne s'agit pas encore de femmes
+savantes; le savoir et la connaissance ne représentent
+pas autre chose que l'ensemble des qualités
+de l'esprit et du c&oelig;ur. C'est avec Arnaut de Mareuil
+et Giraut de Bornelh que ces idées pénètrent dans
+la littérature des troubadours. Elles tiennent plus de
+place chez le second, mais elles sont en germe dans
+Arnaut de Mareuil. Il y a chez lui une tendance à la
+poésie morale; c'est à elle que Giraut de Bornelh
+devra le meilleur de sa réputation.</p>
+
+<p>Giraut de Bornelh<a id="anchor-VI-4"></a> <a href="#footnote-VI-4" class="fnanchor">[4]</a> était le compatriote et le
+contemporain d'Arnaut de Mareuil. Il menait, suivant
+la biographie déjà citée, une vie édifiante. Et il eut
+de son temps une réputation si grande qu'on l'appela
+le «Maître des Troubadours». Nous savons peu de
+chose sur sa vie; la plupart de ses poésies, au
+nombre de quatre-vingt-dix environ, sont consacrées
+à l'amour. Cependant d'après les quelques allusions
+historiques qui y sont éparses on suppose qu'il vécut
+assez longtemps en Espagne, dans les cours de
+Navarre et de Castille, et surtout auprès du roi
+d'Aragon Pierre II. La période de son activité
+poétique paraît s'étendre de 1175 à 1220.</p>
+
+<p>S'il a de l'amour la même conception que les
+troubadours de son temps, plus d'une de ses chansons
+se distingue par la même sincérité naïve qui fait le
+charme poétique de celles de Bernard de Ventadour.
+Les deux poésies suivantes peuvent nous donner une
+idée de sa manière.</p>
+
+<blockquote><p>J'éprouve une grande joie à me souvenir de l'amour
+qui tient mon c&oelig;ur dans sa fidélité. L'autre jour je vins
+en un verger, radieusement couvert de fleurs et rempli
+du chant des oiseaux; comme j'étais dans ce beau jardin,
+m'apparut la belle fleur de lys; elle s'empara de mon c&oelig;ur
+et de mes yeux; si bien que depuis ma pensée ni mon
+souvenir ne vont vers d'autres que celle que j'aime.</p>
+
+<p>Elle est celle pour qui je chante et pour qui je pleure.
+Souvent j'envoie en suppliant mes soupirs et mes prières
+là-bas où je vis resplendir sa beauté. Celle qui m'a si
+gracieusement conquis est la fleur de toutes les femmes;
+elle est aimable, bonne et douce, de haute naissance,
+noble dans ses actions, agréable dans ses entretiens.</p>
+
+<p>Que je serais heureux si j'osais dire ses louanges! Car
+tout le monde les entendrait avec plaisir. Mais j'ai peur
+que les médisants faux, vils et détestés me comprennent,
+et il y a tant de gens jaloux de l'amour des autres que je
+crains de laisser deviner notre amour...</p>
+
+<p>Les railleurs diront de moi: «Quel enfantillage et
+quelle folie! Comme il déborde d'orgueil et de bonheur!»
+Mais moi, même au milieu de la plus grande foule, je ne
+pense qu'à celle que mon c&oelig;ur a choisie, je tiens les yeux
+tournés vers le pays où elle habite et je parle constamment
+en mon c&oelig;ur de celle à qui mon c&oelig;ur s'est donné.<a id="anchor-VI-5"></a> <a href="#footnote-VI-5" class="fnanchor">[5]</a></p>
+
+<hr style="width: 45%;" />
+
+<p>Le chant du rossignol n'a plus pour moi de charmes,
+tant j'ai le c&oelig;ur morne et triste. Et cependant je m'étonne
+qu'Avril ne m'ait pas réjoui; car c'est l'époque où d'ordinaire
+ma joie redoublait. Mais aujourd'hui ne me plaisent
+ni la fleur ni les forêts qui pendent aux rameaux.</p>
+
+<p>Les messagers qui m'ont cherché me feront mourir de
+tristesse. Ah! s'ils savaient combien une petite maison
+vaudrait mieux ici que là-bas un grand palais! Leurs
+entretiens me sont une peine et il me semble que je serai
+déshonoré si je reviens avec eux dans ma contrée.</p>
+
+<p>Je ne crois pas qu'on ait jamais vu qu'un homme
+s'exile dans sa propre patrie. Mais ma dame est si dure
+pour moi! et le retour dans ma patrie m'est une si grande
+peine! Plus ma renommée augmente là-bas, plus je souffre.
+Ma honte et ma crainte redoublent chaque fois<a id="anchor-VI-6"></a> <a href="#footnote-VI-6" class="fnanchor">[6]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Un trait caractéristique de la manière de Giraut
+de Bornelh c'est une tendance à exposer ses pensées
+sous forme dialoguée. Il se dédouble pour ainsi dire,
+s'adresse les questions et se fait les réponses; le
+monologue devient ainsi une sorte de dialogue et
+prend une allure dramatique. Il y a là un procédé
+curieux et qui produit souvent une impression
+remarquable de vie et de mouvement. Seulement le
+danger est grand et l'abus facile. Ce procédé n'est
+vraiment dramatique que quand la passion s'exprime
+avec force et éclat, comme il arrive souvent dans les
+monologues tragiques; réduite à cet emploi, cette
+sorte de conversation intérieure dont le poète nous
+rend témoin garderait comme un reflet de la vie du
+c&oelig;ur. On sent trop souvent chez Giraut de Bornelh,
+que l'esprit y tient trop de place, qu'il y a dans
+l'emploi de ce procédé littéraire trop d'art et d'artifice.</p>
+
+<p>Voici le début d'une chanson composée sous forme
+dialoguée.</p>
+
+<blockquote><p>Mais comment se fait-il, par Dieu, qu'au moment où je
+veux chanter je pleure? Serait-ce à cause d'Amour, qui
+m'a vaincu? Et d'amour ne me vient-il aucune joie? Si, il
+m'en vient. Alors pourquoi suis-je triste et mélancolique?
+Pourquoi? Je ne saurais le dire.</p>
+
+<p>J'ai perdu la considération (dont je jouissais auprès de
+ma dame) et la joie n'a plus pour moi de saveur. Jamais
+pareil malheur arriva-t-il à un amant? Mais suis-je un
+amant. Non? Est-ce que je cesse de l'aimer avec ardeur?
+Non. Suis-je un amant? Oui, de celle qui me permettrait de
+l'aimer.</p>
+
+<p>J'ai bien reconnu qu'Amour ne me donne aucune joie
+ni aucun secours. Aucune joie? Et pourtant j'aime la plus
+belle qui soit au monde. Aucune joie? Non, aucune...
+Comment? N'ai-je pas reçu assez de bien et d'honneur
+de ma dame? Si, mais elle en a retenu davantage...<a id="anchor-VI-7"></a> <a href="#footnote-VI-7" class="fnanchor">[7]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Voici encore le début d'une chanson tout entière
+en style dialogué. Ici le poète fait intervenir un ami
+comme interlocuteur.</p>
+
+<blockquote><p>Hélas! je meurs!&mdash;Qu'as-tu, ami?&mdash;Je suis perdu.&mdash;Et
+pourquoi?&mdash;C'est que j'ai jeté mes regards sur celle
+qui me fit si belle impression.&mdash;Est-ce pour cela que tu
+as le c&oelig;ur dolent?&mdash;Oui.&mdash;Ton amour est-il si grand?&mdash;Oui,
+plus (que je ne saurais dire).&mdash;Es-tu donc si près de
+la mort?&mdash;Oui, très près.&mdash;Mais pourquoi te laisses-tu
+mourir?&mdash;Parce que j'aime trop et que je suis trop
+timide.&mdash;Ne lui as-tu rien demandé?&mdash;Moi? par Dieu,
+non.&mdash;Mais pourquoi te plains-tu si fort, tant que tu ne
+connais pas ses sentiments?&mdash;C'est que j'ai peur.&mdash;De
+quoi?&mdash;De son amour qui me tient en si grand émoi.&mdash;Tu
+as grand tort; penses-tu qu'elle vienne t'apporter son
+amour?&mdash;Non, mais je n'ose m'enhardir.&mdash;Tu pourrais
+bien souffrir longtemps.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur, quel conseil me donnez-vous?&mdash;Un bon
+conseil et courtois.&mdash;Dites.&mdash;Va vite devant elle et
+demande lui son amour.&mdash;Et si elle le prend mal?&mdash;Ne
+t'en préoccupe pas.&mdash;Et si elle me fait quelque méchante
+réponse?&mdash;Supporte-le; à la patience appartient toujours
+la victoire.&mdash;Et si le «jaloux» (le mari) s'en aperçoit?&mdash;Alors
+vous agirez avec plus de ruse.</p>
+
+<p>&mdash;«Nous» agirons?&mdash;Sans doute.&mdash;Pourvu qu'elle
+veuille.&mdash;Elle voudra.&mdash;Comment?&mdash;Crois-moi. Ta joie
+doublera, si tu oses parler<a id="anchor-VI-8"></a> <a href="#footnote-VI-8" class="fnanchor">[8]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Ce ne sont pas sans doute des chansons de ce
+genre qui lui valurent d'être appelé par Dante le
+poète de la «droiture». Le grand poète italien était
+sensible à d'autres côtés de son talent<a id="anchor-VI-9"></a> <a href="#footnote-VI-9" class="fnanchor">[9]</a>.</p>
+
+<p>Et d'abord Giraut de Bornelh eut de son art une
+conception très haute. Le retour de la belle saison
+ne suffit pas à l'inspirer; le thème est déjà trop conventionnel.
+Il faut à son inspiration des motifs et des
+causes plus intimes. Il raconte dans une de ses
+chansons<a id="anchor-VI-10"></a> <a href="#footnote-VI-10" class="fnanchor">[10]</a> un songe étrange: un épervier sauvage
+était venu se poser sur son poing; il était d'abord
+farouche, mais il s'apprivoisa bientôt. Le poète communique
+ce songe à un ami qui lui dit que c'était là
+le présage d'un grand amour. «Alors, dit-il, vous
+entendrez le poète, vous verrez chansons aller et
+venir.» Un grand amour, c'était le secret de son
+enthousiasme, de son inspiration lyrique.</p>
+
+<p>Mais il y en avait un autre encore plus relevé.
+Giraut de Bornelh est, parmi les troubadours, un des
+premiers et des plus éminents représentants de la
+poésie morale. Il semble que son &oelig;uvre appartienne
+à deux périodes différentes de la poésie des troubadours.
+Rappelons-nous que cette poésie est essentiellement
+«courtoise», elle vit des sentiments
+chevaleresques; les moindres changements dans les
+m&oelig;urs du temps devaient produire sur elle un effet
+fatal. Giraut de Bornelh a été témoin des débuts
+de la décadence, ou du moins de la transformation
+qui s'est produite dès la fin du XII<sup>e</sup> siècle. «Autrefois,
+dit-il, on aimait les chansons, on se plaisait
+aux danses et aux lais.» «Où sont passés les jongleurs
+que l'on voyait si bien accueillis?... J'ai vu
+de gentils petits jongleurs, bien chaussés et bien
+habillés, aller par les cours pour faire l'éloge des
+dames; ils n'osent parler maintenant<a id="anchor-VI-11"></a> <a href="#footnote-VI-11" class="fnanchor">[11]</a>.»</p>
+
+<p>Tout est changé autour de lui. Les grands seigneurs
+ne sont plus tournés vers la poésie et la joie;
+leurs instincts grossiers ont repris le dessus; la
+guerre, le pillage, sont devenus leur passe-temps
+favori. Tels sont les spectacles auquel paraît avoir
+assisté Giraut de Bornelh. Il en aurait été victime,
+si l'on en croit la biographie: car le vicomte de
+Limoges aurait brûlé et pillé sa maison et lui aurait
+volé ses livres, sa bibliothèque. Le spectacle de ces
+désordres et de ces violences lui a inspiré quelques
+poésies remarquables par la sincérité de l'inspiration.</p>
+
+<p>C'est la même sincérité qui règne dans les
+«sirventés» consacrés aux croisades. Il a su éviter
+les défauts ordinaires de ces poésies, c'est-à-dire la
+déclamation, ou la colère affectée. Ce qui domine
+dans les poésies de ce genre c'est une élévation de
+pensée et une noblesse par lesquelles il mérite bien
+l'éloge de Dante d'avoir été le «poète de la droiture».</p>
+
+<p>Dans sa jeunesse il avait sacrifié aux goûts du jour
+et composé plusieurs pièces en «style obscur»;
+mais il abandonna bientôt ce genre faux. Il a exposé
+les motifs de ce changement dans une tenson qu'il
+composa avec un troubadour peu connu<a id="anchor-VI-12"></a> <a href="#footnote-VI-12" class="fnanchor">[12]</a>. Les
+raisons du défenseur du style obscur peuvent se
+résumer en une seule: la poésie est un art trop
+relevé pour qu'il soit à la portée du vulgaire. A quoi
+Giraut de Bornelh répondit avec esprit et bon sens:
+«chacun ses goûts, on aime mieux les chants que l'on
+entend, et après tout l'on écrit pour être compris».</p>
+
+<p>Cette conception ne fut pas cependant celle du
+grand poète qui a rendu hommage à la haute valeur
+morale de sa poésie. Dante ayant à le comparer à
+Arnaut Daniel, qu'il rencontra dans le Purgatoire,
+met ce dernier bien au-dessus de Giraut de Bornelh.
+«Il fut, dit-il, le plus grand artiste dans sa langue
+maternelle... En romans et en vers d'amour il surpassa
+tous les autres. Laisse dire les sots qui croient
+que Giraut de Bornelh lui est supérieur. Ils jugent
+d'après la renommée, mais non d'après la vérité; et
+ils s'affermissent dans leur jugement, avant d'avoir
+observé l'art et la raison<a id="anchor-VI-13"></a> <a href="#footnote-VI-13" class="fnanchor">[13]</a>.» Ce jugement de
+Dante vaut à Arnaut Daniel dans l'histoire de la
+littérature provençale une place peut-être plus
+grande que celle qu'il mérite.</p>
+
+<p>Sur sa vie nous savons aussi peu de chose que
+sur celle des grands troubadours étudiés jusqu'ici.
+C'était un chevalier de Ribérac, en Périgord; il se
+serait adonné d'abord à l'étude des sciences, qu'il
+abandonna bientôt pour la poésie. Il adressa pendant
+quelque temps ses hommages à une dame de Gascogne
+et quoiqu'il n'eût pas été agréé, il aurait continué
+à la chanter. Il aurait vécu aussi à la cour du
+roi d'Angleterre Richard, où il aurait été le héros de
+l'anecdote suivante.</p>
+
+<p>Un troubadour s'était vanté devant le roi Richard
+de trouver de meilleures rimes qu'Arnaut Daniel.
+Celui-ci accepta le défi. Le roi Richard les fit
+enfermer dans des appartements séparés et leur
+donna un laps de temps pour écrire leurs chansons.
+Arnaut Daniel était tellement irrité contre son
+impudent rival que l'inspiration lui faisait totalement
+défaut. L'autre au contraire eut bientôt terminé
+sa chanson et il passa les derniers jours à la chanter
+et à l'apprendre par c&oelig;ur. Arnaut Daniel l'ayant
+entendu retint le texte et la musique. Le jour du
+jugement venu, il demanda à chanter le premier;
+puis il récita simplement la chanson de son rival. Ce
+dernier réclama vivement et le roi ayant interrogé
+Arnaut Daniel, celui-ci ne fit aucune difficulté
+d'avouer. Le roi fut très amusé de cette plaisanterie
+et rendit aux deux concurrents leurs chevaux qu'ils
+avaient donnés en gage<a id="anchor-VI-14"></a> <a href="#footnote-VI-14" class="fnanchor">[14]</a>.</p>
+
+<p>L'anecdote nous laisse deviner de quoi était faite
+en partie la gloire, la renommée du poète Arnaut
+Daniel aux yeux de ses contemporains. C'est le poète
+des rimes riches, des rimes «chères», comme il dit.
+Il choisit, parmi les rimes, les plus rares et la nécessité
+de les enchâsser au bout des vers n'est pas pour
+rendre la pensée plus claire ou la suite des idées plus
+nette.</p>
+
+<p>Il a de plus l'habitude de faire rimer les mots non
+dans la même strophe mais d'une strophe à l'autre.
+Et c'est ainsi qu'il fut d'après Dante, qui l'a imité,
+l'inventeur de la «sextine», où les six rimes
+enjambent, suivant un certain ordre, de l'une à
+l'autre des six strophes.</p>
+
+<p>Cette recherche de la rime rare, tous ces artifices
+de versification que nous ne pouvons énumérer ici
+n'étaient qu'un des côtés de ce que l'on appelait le
+«style obscur» (trobar clus) ou plutôt «fermé».
+Les jeux de mots, les allitérations les plus fortes, en
+étaient un autre. Pour dérouter le lecteur profane, le
+troubadour détournait les mots de leur sens habituel,
+il en créait de nouveaux, les affublait de terminaisons
+nouvelles; comme cela n'aurait peut-être pas
+suffi à produire la bonne obscurité que l'on cherchait,
+on laissait aller la pensée à l'aventure; et l'ensemble
+de ce «beau désordre» était sans doute un «produit
+de l'art», mais de quel art! C'est pourtant à cette
+conception qu'Arnaut Daniel devait le meilleur de sa
+réputation. C'est pour avoir exprimé ses pensées
+sous la forme la plus obscure que Dante l'a appelé le
+chantre de l'amour et que Pétrarque le nomme le
+grand maître de l'amour et de la poésie<a id="anchor-VI-15"></a> <a href="#footnote-VI-15" class="fnanchor">[15]</a>.</p>
+
+<p>On comprend qu'il soit plus difficile ici qu'ailleurs
+de donner par une traduction une idée de la manière
+d'Arnaut Daniel. Tout le charme&mdash;en nous plaçant
+à son point de vue&mdash;disparaîtrait: ce serait une
+trahison. Voici cependant quelques extraits d'une
+des rares poésies qui ne soient pas inintelligibles; on
+y retrouvera quelques traits qui rappellent les chansons
+de Bernard de Ventadour. C'est sans doute la
+seule à propos de laquelle le nom du représentant du
+«style clair» que fut Bernard de Ventadour puisse
+être évoqué,</p>
+
+<blockquote><p>Lorsque la feuille tombe des cimes les plus hautes et
+que le froid s'élève et sèche les rameaux, le taillis est
+privé du doux refrain des oiseaux, mais mon amour est
+parfait...</p>
+
+<p>Tout est glacé, mais je ne puis avoir froid; car un
+nouvel amour me fait reverdir le c&oelig;ur; je ne frissonne
+pas de froid, car amour me couvre et me cache, c'est lui
+qui me donne ma valeur et me guide.</p>
+
+<p>La vie est bonne quand la joie la mène, et tel me blâme,
+qui est bien loin de cet idéal; je ne puis conseiller qui me
+blâme, car par ma foi, j'ai ma part de ce qu'il y a de mieux.</p>
+
+<p>Je ne veux pas que mon c&oelig;ur se mêle d'un autre amour...
+ni qu'il tourne ma tête ailleurs; je ne crains pas qu'il y
+ait femme plus belle que ma dame, ni même qui lui
+ressemble<a id="anchor-VI-16"></a> <a href="#footnote-VI-16" class="fnanchor">[16]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Dante a placé Arnaut Daniel dans le «Purgatoire»;
+c'est en «Enfer» qu'il rencontre Bertran de Born.</p>
+
+<blockquote><p>Je vis un spectacle que j'aurais peur de décrire, sans
+plus de preuves, si ma conscience ne me rendait fort... Je
+vis et il me semble que je vois encore, marcher un buste
+sans tête, comme marchaient les autres compagnons du
+triste troupeau. Il tenait sa tête coupée par les cheveux,
+suspendue à sa main en guise de lanterne, et cette tête
+nous regardait et disait: «Hélas!» De lui-même il se
+faisait lumière; et ils étaient deux en un et un seul en
+deux... Quand il fut droit au pied du pont, il leva les bras
+avec toute la tête, pour que ses paroles arrivassent à nous;
+et ses paroles furent: «Vois l'horrible supplice, toi qui,
+vivant, visites les morts; vois si aucun supplice ressemble
+au mien. Pour que tu puisses parler de moi là-haut, sache
+que je suis Bertran de Born qui donnai au jeune roi (d'Angleterre)
+de mauvais conseils. Je fis lutter l'un contre l'autre
+le père et le fils; Architofel ne fut pas plus perfide en
+excitant Absalon contre David. Pour avoir mis la division
+entre des personnes ainsi unies, je porte hélas! la tête
+séparée du corps qui devait la supporter. Ainsi s'observe
+en moi la peine du talion.»</p></blockquote>
+
+<p>Telle fut la funèbre vision de Dante. Nous sommes
+mieux renseignés sur le personnage historique de
+Bertran de Born que sur la plupart des autres grands
+troubadours: et nous pouvons juger si l'horrible
+supplice qu'il souffre aux enfers est mérité<a id="anchor-VI-17"></a> <a href="#footnote-VI-17" class="fnanchor">[17]</a>.</p>
+
+<p>Bertran de Born était seigneur du château d'Hautefort,
+en Périgord. Ce château «était une forteresse
+de premier ordre, tout à fait digne du nom qu'on lui
+avait donné en la bâtissant, haute et forte; mais ce
+n'était pas le centre d'une seigneurie de grande
+importance<a id="anchor-VI-18"></a> <a href="#footnote-VI-18" class="fnanchor">[18]</a>».</p>
+
+<p>Bertran de Born prit une part active aux luttes
+politiques dont le Limousin fut le théâtre pendant la
+deuxième moitié du XII<sup>e</sup> siècle. C'est par là que sa vie
+diffère de celle de Bernard de Ventadour ou d'Arnaut
+de Mareuil; c'est ce qui explique aussi la différence
+profonde qui sépare leur conception de la poésie. Ce
+troubadour de haute extraction, qui passa la majeure
+partie de sa vie à guerroyer, fut avant tout le chantre
+de la guerre. Il a sans doute composé quelques
+chansons amoureuses; mais elles sont bien pâles, à
+côté de celles de Bernard de Ventadour et à côté de
+ses poésies guerrières. En revanche il règne sans
+conteste dans le domaine de la poésie politique. La
+langue des troubadours avait besoin de passer par
+cette école; elle y a gagné une fermeté et une
+vigueur qu'elle ne connaissait guère encore.</p>
+
+<p>Il est inutile de suivre pas à pas la vie de Bertran
+de Born: tout un livre a été consacré à ce sujet. Il
+suffira de n'en rappeler que ce qui est nécessaire à
+l'intelligence de quelques-unes de ses poésies.</p>
+
+<p>Le roi d'Angleterre, Henri II, par son mariage
+avec Éléonore d'Aquitaine, était devenu le suzerain
+du sire d'Hautefort. Bertran ayant eu maille à partir
+avec son frère, celui-ci fit appel à Henri II, et notre
+troubadour fut assiégé dans son château. Il supporta
+vaillamment l'attaque et bientôt se réconcilia avec le
+roi d'Angleterre.</p>
+
+<p>Il se rendit à sa cour, en Normandie; là l'attendait
+une grande déception. Il croyait y retrouver les
+goûts de luxe et de prodigalité qui régnaient dans le
+Midi. «Nous autres, Limousins, nous mettons la
+folie au-dessus de la sagesse; nous somme gais;
+nous aimons que l'on donne et que l'on rie.» Il n'en
+était pas de même à la cour anglaise et Bertran y
+serait mort d'ennui, si la fille du roi Henri II<a id="anchor-VI-19"></a> <a href="#footnote-VI-19" class="fnanchor">[19]</a>,
+n'avait daigné agréer ses hommages poétiques. «Il
+ne saurait y avoir de cour digne de ce nom, dit-il,
+sans que l'on y plaisante et que l'on y rie; une cour
+sans dons n'est qu'un parc de barons. L'ennui et la
+mesquinerie d'Argenton [c'était là que séjournait la
+cour] m'auraient tué sans faute, mais la douce figure
+compatissante, le bon accueil et la conversation de
+la Saxonne m'en ont préservé.»</p>
+
+<p>Cependant des trois fils du roi d'Angleterre l'aîné,
+Henri, que l'on appelait le jeune roi, était jaloux de
+ses frères, surtout de Richard C&oelig;ur de Lion. Bertran
+de Born embrassa son parti et le poussa à la
+révolte contre son frère et son père. Au dernier
+moment le jeune roi hésita. Bertran lui adressa un
+sirventés indigné.</p>
+
+<blockquote><p>Je ne veux plus tarder d'écrire un sirventés, tellement
+j'ai envie de le dire et de le répandre; car j'ai un motif
+nouveau et fort (de composer un chant); le roi Henri retire
+par force la demande qu'il avait adressée à son père.
+Puisqu'il ne possède aucune terre, qu'il soit le roi des
+lâches.</p></blockquote>
+
+<p>Le jeune roi fut sensible à ce sanglant reproche.
+Il s'engagea dans la lutte et demanda à Bertran de
+Born un nouveau chant pour effacer le souvenir du
+premier. Bertran écrivit un chant de guerre enthousiaste.</p>
+
+<blockquote><p>Je chante, car le roi m'en a prié en entendant mes
+menaces; je chante cette guerre et le jeu que je vois
+engagé; nous saurons, quand nous l'aurons joué, auquel
+des fils appartiendra la terre.</p></blockquote>
+
+<p>Mais le jeune roi mourut tout au début de la campagne
+(1183). Cet événement fut, de la part de Bertran
+de Born, le sujet de deux plaintes funèbres qui
+sont parmi les plus sincères que l'ancienne poésie
+des troubadours nous ait laissées. Une traduction à
+peu près littérale de quelques strophes ne peut en
+garder qu'un pâle reflet.</p>
+
+<blockquote><p>Si tous les pleurs, les deuils et les tristesses, si toutes
+les douleurs, les malheurs et les misères qu'on ait jamais
+entendus dans ce siècle dolent étaient mis ensemble, ils
+sembleraient tous légers auprès de la mort du jeune roi
+anglais qui met dans la douleur les jeunes et les vaillants
+et qui laisse le monde obscur, sombre et ténébreux, privé
+de joie, plein de deuil et de tristesse.</p>
+
+<p>Dolents et tristes et pleins de chagrin sont restés les
+soldats courtois, les troubadours et les jongleurs gracieux;
+ils ont trouvé dans la mort un guerrier trop cruel qui leur
+a enlevé le jeune roi anglais, auprès duquel les plus généreux
+étaient avares...</p>
+
+<p>Mort cruelle et douloureuse, tu peux te vanter d'avoir
+enlevé au monde le meilleur chevalier qui fût jamais; car
+tout ce qui fait la réputation de l'homme se trouvait chez
+le jeune roi anglais; il vaudrait mieux, s'il plaisait à Dieu,
+que lui vécût plutôt que tant d'autres qui n'ont jamais
+procuré aux vaillants que deuil et tristesse.</p>
+
+<p>Implorons la pitié de celui qui voulut venir au monde
+pour nous sauver de notre misère et qui reçut la mort
+pour notre salut, demandons-lui comme à un seigneur
+doux et juste, de pardonner au jeune roi anglais, lui qui
+est le vrai pardon; qu'il le mette à côté de ses nobles
+compagnons, là où il n'y eut et où il n'y aura jamais ni
+deuil ni tristesse.</p></blockquote>
+
+<p>Après la mort du jeune roi, Bertran de Born se vit
+assiégé dans son château d'Hautefort par Richard
+C&oelig;ur de Lion. Il se défendit mollement et se rendit
+à merci. Sa reddition aurait été, d'après un de ses
+biographes, le sujet d'une scène touchante que le
+vieux chroniqueur raconte ainsi.</p>
+
+<blockquote><p>Monseigneur Bertran fut appelé avec tout son monde
+à la tente du roi Henri et celui-ci le reçut fort mal et lui
+dit: «Bertran, Bertran, vous avez dit que jamais encore
+vous n'aviez eu besoin de la moitié de votre sens; il me
+semble qu'aujourd'hui il vous le faudra bien tout entier.&mdash;Sire,
+dit Bertran, il est vrai que je l'ai dit et je n'ai
+dit que la vérité.» Et le roi lui dit: «Alors vous me faites
+l'effet de l'avoir complètement perdu maintenant.&mdash;Sire,
+dit Bertran, je l'ai perdu, en effet.&mdash;Et comment?»
+dit le roi.&mdash;«Sire, dit Bertran, depuis le jour où
+le vaillant roi, votre fils, est mort, j'ai perdu le sens, le
+savoir et la connaissance.» Le roi, en entendant Bertran
+lui parler en pleurant de son fils, sentit l'émotion lui
+étreindre le c&oelig;ur, et le coup fut si fort qu'il se trouva mal.</p>
+
+<p>Quand il fut revenu de son évanouissement il s'écria en
+pleurant: «Ah! Bertran, Bertran, vous avez bien raison
+d'avoir perdu le sens à cause de mon fils, car il n'y avait
+pas d'homme au monde qu'il aimât plus que vous. Et moi,
+par amour pour lui, non seulement je vous fais grâce de
+la vie, mais je vous rends vos biens et votre château et j'y
+ajoute avec mon amour et mes bonnes grâces, cinq cents
+marcs d'argent pour les dommages que vous avez éprouvés.»</p></blockquote>
+
+<p>Dante ignorait sans doute la légende de cette touchante
+réconciliation, quand il décrivait l'horrible
+supplice de Bertran de Born.</p>
+
+<p>Pardonné par le roi d'Angleterre, Bertran devint
+son fidèle allié; cependant il ne poussa pas le
+dévouement jusqu'à suivre son fils, Richard C&oelig;ur
+de Lion, en Terre Sainte. «Je voudrais être là-bas,
+à Tyr, je vous le jure; mais j'ai dû y renoncer, tellement
+les comtes, les ducs, les princes et les rois
+mettaient de retard à s'embarquer. Et puis, j'ai vu
+ma dame, belle et blonde, et mon c&oelig;ur a faibli;
+autrement je serais là-bas depuis au moins un an.»
+Pour le reste de sa vie, nous pouvons nous en tenir
+ici à la brève remarque qui termine sa biographie:
+«il vécut longtemps dans le siècle, puis se rendit à
+l'ordre de Citeaux» dans l'abbaye de Dalon, voisine
+d'Hautefort; c'est là qu'il mourut tout au début du
+XIII<sup>e</sup> siècle.</p>
+
+<p>Ce fut une vie fort agitée que la sienne; celle de
+Guillaume de Poitiers, parmi les troubadours, pourrait
+seule lui être comparée. Aussi ses poésies ont-elles
+une couleur et un éclat que l'on retrouve
+rarement dans les poésies des troubadours. Avec lui
+naît la satire politique et elle atteint dès ses débuts
+un degré qu'elle ne dépassera pas. Bertran de Born
+attaque avec la même violence le jeune roi Henri,
+son frère Richard, le roi d'Angleterre, Philippe
+Auguste ou le roi d'Aragon, Alphonse II; aucune
+tête couronnée n'obtient grâce aux yeux du chevalier
+poète: noble attitude en apparence et qui lui
+donne une allure hautaine de poète indépendant et
+redresseur de torts.</p>
+
+<p>Mais nous serions dupes des apparences si nous
+nous en tenions à cette impression. Le mobile le plus
+ordinaire des indignations poétiques de notre troubadour,
+c'est à peu près le seul intérêt personnel.
+Quand il prend part au soulèvement des barons
+aquitains contre leur suzerain, Richard C&oelig;ur de
+Lion, ce n'est pas pour aider l'Aquitaine à conquérir
+son indépendance, mais pour se venger de Richard
+et obtenir quelques morceaux à la curée finale.
+Quand la guerre éclate entre Henri II d'Angleterre
+et Philippe Auguste, il manifeste un enthousiasme
+qui ressemble à du patriotisme: il rappelle à Philippe
+Auguste le souvenir de Charlemagne et lui
+demande s'il laissera longtemps à l'abandon les cinq
+duchés qui composent la couronne de France. Mais
+le patriotisme n'a rien à faire dans cet enthousiasme
+factice: en voici l'explication: «Ne croyez pas, dit-il,
+dans une de ses pièces politiques, que j'aie l'humeur
+belliqueuse, si je souhaite toujours de voir les puissants
+en venir aux mains; c'est grâce à cela que les
+vassaux et les châtelains peuvent avoir du bon
+temps, car bien plus larges, plus généreux, plus
+accueillants, je vous le jure, sont les puissants,
+quand ils ont la guerre que quand ils ont la paix.»
+«Quand les rois font des folies, dit Horace, ce sont
+les peuples qui en pâtissent.» Ce n'était pas le cas
+pour Bertran de Born et pour les autres barons de
+cette contrée limousine toujours en révolte contre
+leurs suzerains.</p>
+
+<p>Bertran de Born est le poète de la guerre; il l'aime
+surtout pour les profits immédiats qu'on en peut
+retirer. «Le danger est grand, mais le gain est
+encore supérieur.» «Nous entendrons bientôt, dit-il
+dans la même pièce, les trompettes et les tambours,
+nous verrons bannières, gonfanons, et enseignes, les
+chevaux blancs et noirs... on prendra leurs biens aux
+usuriers, on ne verra plus par les chemins les marchands
+aller tranquilles et les bourgeois, vivre sans
+crainte... celui-là sera riche qui voudra étendre la
+main.»</p>
+
+<p>C'est en pensant à cette pièce et à quelques autres
+du même genre qu'un éditeur de Bertran de Born
+l'a appelé un «condottiere» poétique; le mot est
+assez juste. Mais on ne peut nier qu'il n'ait senti en
+soldat la poésie de la guerre, avec toute sa réalité.
+Voici sans doute le plus brillant éloge qu'on en trouve
+dans la poésie du moyen âge.</p>
+
+<blockquote><p>Bien me plaît la bonne saison de Pâques, qui fait
+naître feuilles et fleurs; j'aime à entendre la joie des
+oiseaux qui emplissent les bocages de leurs chants; mais
+j'aime aussi à voir, parmi les prés, tentes et pavillons
+dressés et j'ai une grande allégresse à voir rangés par la
+campagne chevaliers et chevaux armés.</p>
+
+<p>J'aime à voir les éclaireurs mettre en fuite les gens
+qui emportent leurs biens; j'aime à voir venir après eux
+une grande masse d'hommes d'armes; j'aime à voir les
+forts châteaux assiégés, les fortifications brisées et démolies
+et l'armée sur le rivage, entourée de fossés et de palissades
+aux pieux solides et serrés...</p>
+
+<p>Nous verrons à l'entrée de la bataille trancher et rompre
+masses d'armes, épées, casques de couleur et boucliers;
+nous verrons maints vassaux frappés ensemble et les chevaux
+des morts et des blessés errer à l'aventure; qu'au
+moment de l'assaut tout chevalier ne pense qu'à briser
+bras et têtes, car il vaut mieux être mort que vaincu.</p>
+
+<p>Je vous l'assure, ni le manger, ni le boire, ni le dormir
+ne me plaisent autant que le cri de guerre: <i>à eux!</i> et le
+hennissement, dans l'ombre des bois, des chevaux privés
+de leurs cavaliers; rien ne me plaît comme d'entendre:
+<i>à l'aide!</i> <i>à l'aide!</i> de voir tomber chefs et soldats sur l'herbe
+ou dans les fossés et de contempler les morts qui portent
+encore au flanc le tronçon des lances avec leurs
+flammes<a id="anchor-VI-20"></a> <a href="#footnote-VI-20" class="fnanchor">[20]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Quel que soit le mobile qui a inspiré cette poésie
+et quelques autres du même ton, on ne peut nier
+qu'elle ne sente ce que Victor Hugo a appelé «l'odeur
+fauve de la bataille». Ce sont des accents auxquels
+les troubadours ne nous avaient pas encore habitués.
+Le contraste est rude entre cette poésie vivante,
+d'une vie farouche et brutale, et les chansons amoureuses
+des premiers troubadours. C'est de ce contraste
+que naît, en partie, l'intérêt de l'&oelig;uvre de
+Bertran de Born. Il forme une exception parmi les
+troubadours.</p>
+
+<p>Il donne, dans cette poésie un peu efféminée,
+comme une note martiale et virile; il y a là des bruits
+de clairons et de tambours, comme un écho des fanfares
+guerrières. Saluons cette poésie au passage;
+nous ne la retrouverons pas dans la littérature provençale.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_VII" id="CHAPITRE_VII"></a>CHAPITRE VII</h2>
+
+<h3>LA PÉRIODE CLASSIQUE (<i>Suite</i>)</h3>
+
+<blockquote><p>Raimbaut d'Orange et la comtesse de Die.&mdash;Sincérité des
+poétesses provençales et de la comtesse de Die en particulier.&mdash;Pierre
+d'Auvergne.&mdash;La satire littéraire.&mdash;Le message du rossignol.&mdash;Peire
+Vidal.&mdash;Une vie originale.&mdash;Folquet de Marseille.&mdash;Folquet
+évêque de Toulouse et les hérétiques albigeois</p></blockquote>
+
+
+<p>Les deux chapitres qui précèdent sont consacrés
+aux troubadours originaires du Sud-Ouest de la
+France. C'est là&mdash;on s'en souvient&mdash;que se trouve
+le berceau de la poésie des troubadours; c'est là
+aussi que sont nés les plus grands d'entre eux, ceux
+que nous pouvons appeler classiques, entendant par
+ce mot ceux qui méritent d'être mis hors de pair par
+la perfection de la forme et l'élévation de la pensée.</p>
+
+<p>Cependant les autres provinces de langue d'oc,
+depuis l'Auvergne jusqu'à la Provence et au Dauphiné,
+ont eu également de bonne heure leurs grands
+troubadours. C'est ainsi que, si nous avions voulu
+suivre l'ordre purement chronologique, nous aurions
+dû citer, presque en même temps que Bernard de
+Ventadour, Raimbaut, comte d'Orange et la comtesse
+de Die. L'activité poétique du premier peut être
+placée entre 1158 et 1173.</p>
+
+<p>Comme Marcabrun il est un des premiers à cultiver
+le style obscur, maniéré et recherché. Une de ses
+chansons renferme le même mot ou son dérivé à
+chaque vers, et il y en a quarante-cinq. Dans une autre
+il se contente de répéter le même mot à chaque
+strophe. Cette recherche des artifices de la forme
+n'est pas pour faire croire à la sincérité de ses sentiments
+et à la force de sa passion. Le contenu de ses
+poésies&mdash;presque toutes consacrées à l'amour&mdash;justifie
+cette première impression.</p>
+
+<p>Sans doute quelques-unes peuvent faire illusion
+au premier abord. Il y attaque souvent les médisants
+qui le desservent auprès de sa dame; il proteste à
+plusieurs reprises de son amour et de sa fidélité,
+comme dans le début de la chanson suivante:</p>
+
+<blockquote><p>Je ne chante ni pour oiseau, ni pour fleur, ni pour
+neige, ni pour gelée, ni pour froid, ni pour chaleur, ni
+pour le retour de l'herbe verte dans les prairies; je ne
+chante et je n'ai jamais chanté pour nulle autre joie; mais
+je chante pour la dame que j'aime, car elle est la plus
+belle du monde.</p>
+
+<p>J'ai quitté la pire qu'on ait pu voir ou trouver; et j'aime
+la plus belle et la plus honorée qui soit au monde. Je lui
+serai fidèle toute ma vie et ne partagerai avec aucune
+autre mon amour<a id="anchor-VII-1"></a> <a href="#footnote-VII-1" class="fnanchor">[1]</a>...</p></blockquote>
+
+<p>Mais ce sont là protestations déjà bien banales
+dans la littérature provençale. Nulle part on ne sent
+dans l'&oelig;uvre de Raimbaut d'Orange la sensibilité
+naïve de Bernard de Ventadour ou d'Arnaut de
+Mareuil; on éprouve plutôt l'impression d'avoir
+affaire à un excellent artiste en vers, amoureux des
+difficultés de la poésie, précieux et recherché. Il connaît
+d'ailleurs son talent et s'en vante sans modestie;
+il défie ses rivaux et témoigne de quelque vantardise
+et même de quelque fanfaronnade en poésie comme
+en amour. «Depuis qu'Adam mangea la pomme, dit-il,
+le talent de plus d'un qui mène beaucoup de bruit
+ne vaut pas une rave au prix du mien»; voilà des
+fanfaronnades de poète, et elles ne sont pas les seules.
+Et voici les vantardises de l'amant: «J'ai le droit de
+rire et je ris souvent; je ris même en dormant; ma
+dame me rit si aimablement qu'il me semble que c'est
+un sourire divin; et ce sourire me rend plus heureux
+que ne ferait le rire de quatre cents anges. J'ai tellement
+de joie qu'elle suffirait à rassasier mille malheureux;
+et de ma joie tous mes parents vivraient joyeusement
+sans manger<a id="anchor-VII-2"></a> <a href="#footnote-VII-2" class="fnanchor">[2]</a>.»</p>
+
+<p>Ce n'est pas par des exagérations de ce genre que
+se marque la vraie passion; ces recherches et ces
+excès sont même un indice du contraire. Mais ce qui
+rend assez pâles les poésies amoureuses du comte
+d'Orange c'est leur contraste avec celles de la comtesse
+de Die, qui paraît avoir eu pour lui un amour
+sincère et profond.</p>
+
+<p>C'est une figure originale dans la poésie provençale
+que celle de la comtesse de Die<a id="anchor-VII-3"></a> <a href="#footnote-VII-3" class="fnanchor">[3]</a>.</p>
+
+<p>Elle n'est pas la seule poétesse du temps, comme
+on l'a vu dans un précédent chapitre; mais elle est la
+plus célèbre. Il faut dire à la louange de la plupart
+de ces poétesses que leur poésie se distingue par une
+sincérité de ton qui manque souvent à la poésie des
+troubadours. Le «style obscur», la rime difficile ne
+paraissent avoir eu pour elles aucun attrait. Elles
+n'ont pris ou appris du métier que ce qui leur était
+nécessaire; mais elles ont su rendre avec beaucoup
+de charme et de douceur des sentiments sincères et
+naturels. La plupart des troubadours écrivaient par
+nécessité, par métier; il semble que les poétesses
+provençales n'aient chanté et n'aient écrit que sous
+le souffle de l'inspiration.</p>
+
+<p>Parmi elles Béatrix, comtesse de Die, occupe une
+place éminente. Par sa naissance elle était l'égale du
+comte d'Orange. Comment naquit et se développa le
+roman d'amour dont les chansons de la comtesse de
+Die&mdash;au nombre de cinq&mdash;nous ont gardé l'écho?
+C'est ce qu'il est bien difficile de dire. Étant donné
+ce que nous connaissons du caractère de notre poète,
+il ne semble pas qu'il ait répondu comme il convenait
+à l'amour que lui témoignait Béatrix. Cependant,
+des cinq chansons qui nous restent d'elle deux
+au moins nous apprennent que son amour pour le
+comte d'Orange fut d'abord heureux. La chanson suivante,
+par exemple, doit se rapporter au début du
+roman. On y remarquera une certaine recherche&mdash;plus
+sensible dans l'original que dans la traduction&mdash;et
+qui consiste surtout dans la répétition du même
+mot (ou de son dérivé) deux fois à la rime; mais il y
+règne d'un bout à l'autre un souffle de gaîté et de
+jeunesse que l'on ne saurait méconnaître.</p>
+
+<blockquote><p>Je me repais de joie et d'amour et de l'amour et de la
+joie me vient le bonheur; mon ami est le plus gai, c'est
+pourquoi je suis aimable et gaie; et puisque je suis sincère,
+il convient qu'il le soit avec moi...</p>
+
+<p>Je suis heureuse de savoir que celui que j'aime est le
+plus vaillant qui soit au monde; je prie Dieu qu'il donne
+grande joie à celui qui le premier m'attira vers lui;
+quelque médisance qu'on lui rapporte, qu'il n'ait confiance
+qu'en moi; car souvent on cueille la verge dont on se bat
+soi-même.</p>
+
+<p>La femme qui tient à une bonne renommée doit placer
+son amour en un preux et vaillant chevalier; quand elle
+connaît sa vaillance, qu'elle ne cache pas son amour;
+quand une femme aime ainsi ouvertement, les preux et
+les vaillants ne parlent de son amour qu'avec sympathie...</p>
+
+<p>Ami, les preux et les vaillants connaissent votre vaillance;
+et je vous demande, s'il vous plaît, de me garder
+votre amour<a id="anchor-VII-4"></a> <a href="#footnote-VII-4" class="fnanchor">[4]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>On a pu remarquer combien cette chanson est conforme
+à la théorie de l'amour courtois. L'amour est
+principe de vertu: l'amant et l'objet aimé doivent
+réaliser l'idéal de la perfection; tout amour fondé sur
+ces principes et conforme à cet idéal est noble et pur;
+il est une vertu et non une faiblesse, et les preux et
+les vaillants n'en parlent qu'avec respect et sympathie.
+Mais il y a dans les cours une catégorie de
+gens dont l'unique mission paraît être de troubler
+l'amour des autres en répandant médisances et
+calomnies; c'est à eux qu'est adressé le fragment de
+chanson suivant.</p>
+
+<blockquote><p>L'amour parfait me donne joie et me fait chanter plus
+gaiement; et je n'éprouve ni chagrin ni ennui de savoir
+que ces médisants truands travaillent contre moi; leurs
+médisances ne m'effraient pas; bien plus, j'en suis dix fois
+plus gaie... Ces gens-là sont semblables au brouillard qui
+s'épand et fait perdre au soleil ses rayons<a id="anchor-VII-5"></a> <a href="#footnote-VII-5" class="fnanchor">[5]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Il semble cependant que Béatrix avait tort de
+garder vis-à-vis des médisants sa gaie et sereine
+tranquillité; ils réussirent à mettre la brouille entre
+elle et le comte d'Orange ou du moins ils y contribuèrent.
+Deux des chansons de Béatrix se rapportent
+à cette seconde phase du roman. Voici la traduction
+d'une des deux.</p>
+
+<blockquote><p>Je chanterai ce que je n'aurais pas voulu chanter;
+tellement celui que j'aime me cause de chagrin. Je l'aime
+d'amour parfait; mais auprès de lui ne me sont d'aucun
+secours ni pitié, ni courtoisie, ni beauté... Je suis trompée
+et trahie comme si j'étais coupable envers lui.</p>
+
+<p>Ce qui me réconforte, ami, c'est que je ne commis
+jamais envers vous aucune faute, en aucune manière; car
+je vous aime plus que Seguin ne fit Valence, et il me plaît
+beaucoup, ami, que je vous surpasse en amour; puisque
+vous êtes le plus vaillant, pourquoi vous, qui êtes si doux
+pour les autres, pourquoi vous montrez-vous si dur pour
+moi en paroles et en actions?</p>
+
+<p>Je suis bien étonnée, ami, que votre c&oelig;ur soit si dur, et
+j'ai sujet de m'en plaindre. Il n'est pas juste qu'une autre
+femme vous enlève à mon amour... Rappelez-vous quel
+fut le commencement de cet amour; Dieu veuille que je
+ne sois pour rien dans notre séparation...</p>
+
+<p>Vous devriez avoir égard à mon mérite et à ma naissance,
+à ma beauté et plus encore à mon c&oelig;ur si parfait;
+c'est pourquoi je vous mande cette chanson pour vous
+porter mon message: je veux savoir, mon bel ami, mon
+doux ami, pourquoi vous m'êtes si dur et si cruel; est-ce
+par orgueil ou par antipathie?
+Mais je veux que vous sachiez par mon message que trop
+d'orgueil fait mal à beaucoup de gens<a id="anchor-VII-6"></a> <a href="#footnote-VII-6" class="fnanchor">[6]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Il semble que sous cette traduction imparfaite on
+sente encore la douce plainte d'un c&oelig;ur blessé, et d'un
+c&oelig;ur délicat. «Quand je veux chanter, dira une autre
+poétesse, Clara d'Anduze, je pleure et je soupire... et
+mes vers ne disent pas ce qu'il y a dans mon c&oelig;ur.»
+C'est l'écho de ces plaintes et de ces soupirs qui survit
+dans les chansons de la comtesse de Die. Et peut-être,
+encore, comme chez Clara d'Anduze, le «meilleur de
+ses vers» ne fut-il jamais lu.</p>
+
+<p>On pourrait continuer l'histoire de la poésie dans
+ce petit coin privilégié de la Provence qu'était le
+comté d'Orange en étudiant un autre troubadour,
+Raimbaut de Vaquières, dont la vie se passa en Italie
+et en Terre Sainte, à la suite du marquis de Montferrat.
+Mais il en sera question ailleurs. Quittons un
+moment la Provence pour une autre région, Raimbaut
+d'Orange et la comtesse de Die pour Pierre
+d'Auvergne<a id="anchor-VII-7"></a> <a href="#footnote-VII-7" class="fnanchor">[7]</a>.</p>
+
+<p>Pierre d'Auvergne est à peu près contemporain de
+Bernard de Ventadour et aussi de Giraut de Bornelh
+et d'Arnaut de Mareuil; car son activité poétique
+s'étend de 1158 à 1180 environ. L'auteur anonyme de
+sa biographie nous a donné sur sa vie quelques renseignements
+qu'il tenait du Dauphin d'Auvergne,
+troubadour qui fut en relations avec Pierre; mais ces
+renseignements sont peu nombreux. Ils nous apprennent
+que Pierre d'Auvergne était le fils d'un bourgeois
+de Clermont-Ferrand.</p>
+
+<blockquote><p>Il était savant et très lettré. Il était beau et avenant
+de sa personne... Il fut bon poète et le premier troubadour
+qui vécut au delà des montagnes<a id="anchor-VII-8"></a> <a href="#footnote-VII-8" class="fnanchor">[8]</a>.</p>
+
+<p>Il fut très honoré et fêté par les vaillants barons et les
+nobles dames du temps... Il fut regardé comme le meilleur
+troubadour jusqu'au moment où parut Giraut de Bornelh...
+Il était très fier de son talent et méprisait les autres troubadours...
+Il vécut longtemps dans le monde, puis il fit
+pénitence avant de mourir.</p></blockquote>
+
+<p>Suivant d'autres témoignages il se destina d'abord
+à la carrière ecclésiastique et fut pourvu d'un canonicat.
+Un troubadour de son temps le lui rappelle
+en lui disant: «Quand Pierre d'Auvergne se fit
+chanoine, pourquoi se promettait-il à Dieu tout
+entier, puisqu'il ne devait pas tenir son serment?
+Car il se fit jongleur fou et perdit ainsi tout son
+mérite.»</p>
+
+<p>Pendant son stage parmi les chanoines, qui paraît
+avoir été assez bref, ce troubadour ne prit pas le
+goût de l'humilité. «Jamais avant moi, dit-il, ne
+furent écrits de <i>vers</i> parfaits.» Par cette vantardise il
+appartient bien à la grande famille des troubadours,
+qui ressemblent sur ce point à la plupart des autres
+poètes comme des frères. «Pierre d'Auvergne, dit-il
+ailleurs, a une telle voix qu'il chante dans tous les
+tons et ses mélodies sont douces et agréables; il est
+maître de tout, pour peu qu'il mette un peu de clarté
+dans sa poésie, qu'on n'entend pas sans peine.»
+Remarquons cette réflexion; Pierre est lui aussi un
+des représentants du style obscur; mais il semble
+reconnaître ici qu'il y a quelque excès dans l'emploi
+de ce genre et en effet toute une partie de ses poésies
+est composée d'après cette nouvelle conception.</p>
+
+<p>Le sentiment de sa valeur et de sa supériorité poétique
+se montre avec éclat dans une curieuse
+composition<a id="anchor-VII-9"></a> <a href="#footnote-VII-9" class="fnanchor">[9]</a> qui est le premier essai de satire
+littéraire dans la poésie des troubadours. Pierre
+d'Auvergne y cite une bonne douzaine de poètes contemporains
+et il les gratifie à mesure de quelques épithètes
+peu flatteuses, mordantes en général, quelquefois
+cyniques et grossières. On retrouve dans cette
+satire un écho vivant des sentiments qu'un grand
+poète du temps pouvait avoir pour ses confrères en
+poésie; ces sentiments ne sont nullement charitables.</p>
+
+<p>La vie de Pierre d'Auvergne ressemble à celle
+de la plupart des troubadours. Une de leurs habitudes&mdash;presque
+une nécessité&mdash;était de courir le
+monde, le monde un peu étroit où s'exerçait leur
+activité. Pierre d'Auvergne séjourna quelque temps
+en Espagne. Il y visita la cour de Sanche III de Castille;
+c'était un roi chevaleresque; on l'appelait, dit
+un chroniqueur du temps, «le père des pauvres, le
+protecteur des veuves et des orphelins, le justicier
+des peuples<a id="anchor-VII-10"></a> <a href="#footnote-VII-10" class="fnanchor">[10]</a>». Mais ce n'étaient pas ces qualités
+qui attiraient les troubadours: Sanche n'aurait pas
+été un prince parfait s'il n'avait connu l'art de donner
+largement, royalement, à tous les quémandeurs,
+grands seigneurs castillans ou troubadours, qui
+venaient à lui: cela aussi était une vertu chevaleresque.</p>
+
+<p>Ce fut sans doute le même motif qui attira Pierre
+d'Auvergne à la cour d'Ermengarde, vicomtesse de
+Narbonne, et à celle de Raimon V de Toulouse.
+C'étaient les plus brillantes qui fussent alors dans le
+Sud de la France; elles furent deux foyers vivants
+de poésie pendant la seconde moitié du XII<sup>e</sup> siècle.</p>
+
+<p>Parmi les poésies de Pierre d'Auvergne quelques-unes
+sont des poésies religieuses: elles seront étudiées
+dans un des chapitres suivants. Une dizaine ont trait
+à l'amour. Elles ne se distinguent guère de la plupart
+des poésies consacrées par les troubadours à leur
+thème favori. Ce sont les mêmes plaintes sur la
+cruauté et l'orgueil de sa dame qui ne daigne lui
+témoigner aucune pitié. «La dame chantée par le
+poète, dit son éditeur, n'est qu'une ombre sans nom,
+sans individualité, sans personnalité.» Ceci est
+d'autant plus grave que nous sommes à peine dans la
+période classique, encore près des origines.</p>
+
+<p>Mais Pierre d'Auvergne était capable, le cas
+échéant, de sincérité et ce fut au moins une fois un
+gracieux poète. Il trouva une manière originale
+d'envoyer un message d'amour; le poétique messager
+fut un rossignol. Et voici la charmante composition
+où l'oiseau du printemps joue le principal
+rôle. Le poète s'adresse en ces termes à son messager
+ailé.</p>
+
+<blockquote><p>«Rossignol, en sa retraite tu iras voir ma dame, dis-lui
+mes sentiments et qu'elle te dise sincèrement les siens;
+qu'elle me les fasse connaître ici..., et que d'aucune
+manière elle ne te garde auprès d'elle...»</p>
+
+<p>L'oiseau gracieux s'en va aussitôt, droit vers le pays où
+elle règne; il part de bon c&oelig;ur et sans crainte jusqu'à ce
+qu'il l'ait trouvée.</p>
+
+<p>Quand l'oiseau de noble naissance vit paraître sa beauté,
+il se mit à chanter doucement, comme il fait d'ordinaire
+vers le soir. Puis il se tait et cherche ingénieusement
+comment il pourra lui faire entendre, sans la surprendre,
+des paroles qu'elle daigne ouïr.</p>
+
+<p>«Celui qui vous est amant fidèle voulut que je vienne
+en votre pouvoir pour chanter selon votre plaisir...</p>
+
+<p>«Et si je lui porte un message joyeux, vous devez en
+avoir aussi grande joie, car jamais ne naquit de mère un
+homme qui ait pour vous tant d'amour; je partirai et
+volerai avec joie où que j'aille; mais non, car je n'ai pas
+dit encore mon plaidoyer.</p>
+
+<p>«Et voici ce que je veux plaider: qui met son espoir en
+amour ne devrait guère tarder, tant qu'amour a des loisirs;
+car bientôt les cheveux blonds se changent en cheveux
+blancs, comme la fleur change de couleur sur la
+branche...»</p></blockquote>
+
+<p>Telle est la première partie du récit, la première
+scène de la petite comédie imaginée par le poète.
+En voici la seconde.</p>
+
+<blockquote><p>L'oiseau a bien volé tout droit vers le pays où je l'ai
+envoyé; et il m'a fait tenir un message, suivant la promesse
+qu'il m'a faite: «Sachez, dit la dame, que votre
+discours me plaît; or écoutez&mdash;pour le lui dire&mdash;ce que
+j'ai au c&oelig;ur...</p>
+
+<p>«J'ai bien sujet d'être triste, car mon ami est loin de
+moi... la séparation fut trop rapide, et, si j'avais su, je lui
+aurais témoigné plus de bonté; c'est ce remords qui m'attriste.</p>
+
+<p>«Je l'aime de si bon c&oelig;ur qu'aussitôt que je pense à
+lui me viennent en abondance jeux et joie, rires et plaisirs;
+et la joie dont je jouis secrètement aucune créature
+ne la connaît...</p>
+
+<p>«Même avant de le voir il m'a toujours plu; je ne voudrais
+pas en avoir conquis qui fût de plus haute naissance...</p>
+
+<p>«Le bon amour est semblable à l'or, quand il est épuré;
+il s'affine de bonté pour celui qui le sert avec bonté; et
+croyez que l'amitié chaque jour s'améliore...</p>
+
+<p>«Doux oiseau, quand viendra le matin, vous irez vers
+sa demeure et vous lui direz en clair langage de quelle
+manière je lui obéis.» Et l'oiseau est revenu très vite,
+bien renseigné et parlant volontiers de son heureuse
+aventure<a id="anchor-VII-11"></a> <a href="#footnote-VII-11" class="fnanchor">[11]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Ce récit&mdash;ou plutôt cette petite comédie&mdash;est des
+plus poétiques. D'autres troubadours ont employé les
+oiseaux comme messagers d'amour: les hirondelles,
+les perroquets et les étourneaux ont eu tour à tour
+cet honneur. Mais le rossignol que Pierre d'Auvergne
+charge de son message tient une place à part parmi
+ces personnages ailés. C'est un avocat habile, discret
+et disert, sachant choisir son temps pour ne pas surprendre
+ni étonner; procédant sans brusquerie, par
+allusions voilées, par réflexions générales; tâchant,
+suivant une formule chère aux rhétoriqueurs, de
+persuader plutôt que de convaincre. Et avec quelle
+joie et quelle rapidité ce messager ailé s'acquitte de
+sa mission! C'est ce modeste personnage qui fait
+l'unité de cette poésie.</p>
+
+<p>Il y a dans le cadre de cette petite composition,
+dans le récit, dans le plaidoyer de l'habile avocat,
+dans la réponse un peu mélancolique qu'il provoque
+un charme poétique tout particulier qu'on ne trouve
+pas souvent dans l'&oelig;uvre poétique de Pierre d'Auvergne.
+Restons-en, à son sujet, sur cette impression.
+Et quittant l'Auvergne pour le Languedoc,
+passons à un troubadour un peu postérieur, mais
+dont la vie et l'&oelig;uvre sont empreintes d'une vivante
+originalité.</p>
+
+<p>Peire Vidal était le fils d'un marchand de Toulouse.
+La biographie provençale nous dit qu'il
+fut bon troubadour, qu'il chantait à merveille, et
+qu'il avait une facilité étonnante à inventer et à composer;
+mais il ajoute qu'il fut l'homme le plus fou du
+monde. L'histoire de sa vie et la lecture de ses
+poésies justifie bien ces deux observations du biographe.</p>
+
+<p>L'&oelig;uvre de Peire Vidal&mdash;qui comprend une cinquantaine
+de pièces&mdash;témoigne d'une remarquable
+facilité; l'inspiration n'en est pas profonde, mais le
+développement est clair et abondant, rien n'y trahit
+l'embarras ni l'effort. Il aurait réussi sans peine dans
+le genre du style obscur; mais il paraît avoir eu
+plus de goût pour la clarté; aussi est-il encore
+aujourd'hui d'une lecture facile et le lecteur connaît
+rarement avec lui l'amer plaisir de trouver sous une
+forme recherchée et obscure une pensée banale. La
+seconde observation que fait le biographe, «il fut
+l'homme le plus fou du monde» est justifiée par
+l'histoire de sa vie. On ne prête qu'aux riches, sans
+doute, et la plupart des anecdotes qui ont trait à sa
+vie ne sont que des légendes; mais Peire Vidal fut,
+à ce point de vue, prodigieusement riche.</p>
+
+<p>Et d'abord il semble que, par une première folie, il
+se soit fait une ennemie de la comtesse Barral de
+Baux, femme du seigneur de Marseille. On se souvient
+peut-être qu'il fut un peu trop entreprenant
+avec elle et que la comtesse, malgré son mari qui
+prenait très bien la chose et qui riait des folies du
+troubadour, exigea son départ. Peire Vidal se réfugia
+en Italie, à Gênes; c'est là qu'il composa la
+jolie chanson suivante.</p>
+
+<blockquote><p>J'aspire avec mon haleine la brise que je sens venir
+de Provence; tout ce qui vient de là-bas me plaît, et quand
+j'entends qu'on en dit du bien, j'écoute en souriant. Pour
+un mot j'en demande cent, tant me plaît tout ce que j'en
+entends dire.</p>
+
+<p>Car, des bords du Rhône jusqu'à Vence, entre la mer et
+la Durance, je ne sais si doux séjour ni où brille de joie
+plus parfaite; c'est dans cette noble contrée que j'ai laissé
+mon c&oelig;ur joyeux, auprès de celle qui donne la gaîté aux
+malheureux.</p>
+
+<p>Qui a souvenance d'elle ne connaît point l'ennui; car
+elle est la source de la joie; quelque éloge qu'on en fasse,
+quelque bien qu'on en dise, il n'y a point d'exagération;
+elle est, sans conteste, la plus belle et la plus aimable qui
+se voie au monde.</p>
+
+<p>Je lui dois la gloire que me valent mes beaux vers et
+mes belles actions; car c'est d'elle que je tiens le talent et
+la connaissance; c'est elle qui m'a rendu gai et qui m'a
+fait poète; tout ce que je fais de bien me vient d'elle<a id="anchor-VII-12"></a> <a href="#footnote-VII-12" class="fnanchor">[12]</a>...</p></blockquote>
+
+<p>Son séjour à Gênes fut l'occasion de nombreuses
+chansons. Mais Barral de Baux, qui l'aimait beaucoup,
+le regrettait; il fit si bien que sa femme pardonna
+Peire Vidal; il revint à Marseille où il fut fort
+bien accueilli. Et il paya son pardon en poète, par
+une chanson.</p>
+
+<blockquote><p>Puisque je suis revenu en Provence et que ma dame
+m'a pardonné, je dois faire une bonne chanson, au moins
+par reconnaissance...</p>
+
+<p>Comme je n'ai jamais commis de faute, j'ai bon espoir
+que mon malheur se change en bien... et tous les autres
+amants pourront se réconforter en apprenant mon bonheur;
+car avec un labeur surhumain je tire un feu clair de la
+froide neige et de l'eau douce de la mer.</p>
+
+<p>Je m'abandonne tout entier en son pouvoir et elle ne
+me refusera pas; car elle peut me vendre ou me donner
+à son gré.</p>
+
+<p>Ceux qui blâment une longue attente ont grand tort;
+car les Bretons ont maintenant leur Arthur en qui ils
+avaient mis leur espoir; et moi, pour avoir longuement
+espéré, j'ai conquis une bien grande douceur, un baiser
+que la force d'amour me fit prendre à une dame, mais
+maintenant elle doit me le donner.</p>
+
+<p>Sans avoir péché j'ai fait pénitence, j'ai demandé pardon
+sans avoir fait de tort... de la colère je fais sortir la bienveillance
+et des pleurs une joie parfaite; je suis hardi par
+peur, je sais gagner en perdant et vaincre tout en étant
+vaincu<a id="anchor-VII-13"></a> <a href="#footnote-VII-13" class="fnanchor">[13]</a>...</p></blockquote>
+
+<p>Sa folie se manifestait de diverses manières.
+Quand son seigneur, le comte Raimon V de Toulouse,
+qui avait été si sympathique à la poésie,
+mourut, Peire Vidal n'exprima pas sa tristesse
+comme le commun des troubadours. Ceux-ci se contentaient
+d'ordinaire de composer en l'honneur de
+leurs protecteurs une plainte funèbre plus ou moins
+bien sentie. Peire Vidal, si nous en croyons la
+biographie, aurait fait couper la queue et les
+oreilles à tous ses chevaux; il fit raser la tête à ses
+domestiques et leur ordonna de laisser pousser la
+barbe et les ongles. Tout ceci est-il bien authentique?
+et Peire Vidal avait-il un tel train de maison qu'il
+pût se permettre ces folies? On ne saurait l'affirmer;
+mais il semble qu'il en fût bien capable.</p>
+
+<p>Il aurait gardé longtemps ce deuil, jusqu'au jour
+où le roi d'Aragon, Alphonse II, vint en Provence. Il
+était accompagné de barons de haut parage, tous
+joyeux compagnons et amoureux de poésie; Peire
+Vidal n'aurait pas su résister à leur amicale insistance
+et pour leur plaire il aurait écrit la chanson
+suivante.</p>
+
+<blockquote><p>J'avais quitté la poésie, de tristesse et de douleur;
+mais puisque je vois que cela plaît au roi, je ferai une
+chanson nouvelle, que (mes amis) porteront en Aragon...</p>
+
+<p>Je me suis donné à une telle dame que je vis de gloire
+et d'amour; car en elle la beauté s'épure, comme l'or sur
+les charbons ardents. Comme elle agrée mes prières, il me
+semble que le monde est à moi et que le roi tient de moi
+ses fiefs.</p>
+
+<p>Je suis couronné de joie parfaite plus que tout empereur,
+car je me suis énamouré d'une noble dame; et je
+suis plus riche pour un ruban que dame Raimbaude m'a
+donné que le roi Richard avec Poitiers, Tours et Angers.</p>
+
+<p>Je n'éprouve aucun déshonneur de m'entendre appeler
+loup, de m'entendre insulter par les bergers ni de me
+voir chassé par leurs chiens; j'aime mieux les buissons et
+les bois qu'un palais ou une maison; (pour elle) je vis
+avec joie dans la neige, dans la glace et le vent<a id="anchor-VII-14"></a> <a href="#footnote-VII-14" class="fnanchor">[14]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>On a reconnu ici l'allusion à la fantastique anecdote
+rapportée dans sa biographie, et d'après
+laquelle, pour pouvoir approcher une dame appelée
+Louve, il se serait habillé en loup, aurait été poursuivi
+par des chiens et porté en piteux état au
+château de la Louve. Cette anecdote comme on voit
+n'est pas sortie tout entière de l'imagination du
+biographe; Peire Vidal a contribué de son mieux à
+faire naître la légende.</p>
+
+<p>Mais il eut bientôt l'occasion de satisfaire des
+goûts un peu différents de ceux qui animent d'ordinaire
+le c&oelig;ur des poètes. Ce troubadour se sentait
+l'âme d'un héros; et pour que nul ne l'ignorât, il ne
+manquait aucune occasion de s'en vanter. On croirait
+entendre souvent Bertran de Born, le grand baron
+poète, farouche et violent dans ses poésies guerrières.</p>
+
+<blockquote><p>Si j'avais un bon destrier, dit comme lui Peire Vidal,
+mes ennemis seraient bientôt à ma merci; car ils me craignent
+plus qu'une caille ne fait un épervier; ils ne donnent
+plus un denier de leur vie, tant ils me savent fier,
+courageux et vaillant...</p>
+
+<p>J'ai fait les prouesses de Gauvain et de bien d'autres; et
+quand je suis sur un cheval armé, je brise tout ce que je
+rencontre; j'ai fait tout seul cent chevaliers prisonniers et
+à cent autres j'ai enlevé le harnais&mdash;j'ai fait pleurer cent
+femmes, j'en ai fait rire et amuser cent autres.</p>
+
+<p>Quand j'ai revêtu ma double cuirasse, quand j'ai ceint
+l'épée, la terre tremble partout où je passe; il n'y a pas
+d'ennemi si orgueilleux qui ne me laisse aussitôt sentiers
+et chemins; tellement ils me craignent quand ils entendent
+mes pas.</p>
+
+<p>En vaillance j'égale Roland et Olivier, et pour les femmes
+Bernard de Montdidier; ma vaillance me donne la gloire;
+souvent viennent vers moi des messagers avec un anneau
+d'or, avec des rubans blancs ou noirs, et avec de tels messages
+dont tout mon c&oelig;ur se réjouit<a id="anchor-VII-15"></a> <a href="#footnote-VII-15" class="fnanchor">[15]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>A cette époque les âmes héroïques ne restaient pas
+longtemps sans emploi. Et Peire Vidal s'embarqua
+avec Richard C&oelig;ur de Lion pour la Terre Sainte.
+Mais, en route, un séjour qu'il fit à Chypre lui fut
+fatal. Il s'y maria avec une Grecque; son goût pour
+les armes et pour les beaux coups d'épée paraît s'être
+éteint, mais la folie des grandeurs reparut. On lui fit
+croire que sa femme était de sang impérial. Il prit le
+titre d'empereur, exigea que sa femme fût appelée
+impératrice, eut des armoiries et fit suivre un trône
+dans ses déplacements. Il aurait même eu l'intention
+d'armer une flotte pour aller conquérir l'empire.
+Combien de temps dura cette folie? Dans quelle
+mesure sa femme la partageait-elle? Et quelle part
+de vérité renferme encore cette anecdote? C'est ce
+que nous ignorons; on sait seulement que Peire
+Vidal passa une partie de sa vie, pendant la dernière
+période, en Lombardie et en Hongrie<a id="anchor-VII-16"></a> <a href="#footnote-VII-16" class="fnanchor">[16]</a>.</p>
+
+<p>Ce serait une erreur de croire qu'il n'eut que des
+folies à son actif. Ce troubadour à l'humeur vagabonde
+et à la fantaisie déréglée était capable, à
+l'occasion, de poésie sincère et éloquente. Dans ses
+poésies politiques en particulier il montre un sens
+des réalités et des nécessités qui fait un singulier
+contraste avec ses chansons amoureuses. Ce fut en
+somme une nature de poète bien doué.</p>
+
+<p>L'imagination et la fantaisie paraissent primer
+chez lui tous les autres dons; mais ce sont là dons de
+poète et si même notre troubadour a fait passer un
+peu de cette fantaisie dans la réalité de la vie, c'est
+un charme de plus, du moins pour ceux qui ont à
+l'étudier.</p>
+
+<p>Il ne semble pas que Peire Vidal ait passé la dernière
+partie de sa vie dans sa ville natale, Toulouse.
+On suppose qu'il vécut jusqu'aux environs de 1215;
+à cette époque les chansons joyeuses commençaient
+à ne plus être de mode dans le Midi de la France;
+depuis plusieurs années la croisade contre les Albigeois
+y accumulait les ruines et les deuils. On va voir
+par l'étude du troubadour Folquet de Marseille la
+transformation qui se produisit dans le Midi.</p>
+
+<p>Le troubadour Folquet de Marseille était d'origine
+italienne; il était fils d'un marchand de Gênes et il
+paraît avoir exercé pendant quelque temps le métier
+paternel<a id="anchor-VII-17"></a> <a href="#footnote-VII-17" class="fnanchor">[17]</a>. Puis la vocation poétique l'emporta; il
+abandonna le commerce où son père s'était enrichi
+et s'adonna à la poésie. Dante l'a placé au Paradis et
+lui prête la déclaration suivante: «Je suis né dans
+cette vallée qui sépare la terre de Gênes et celle de
+la Toscane; presque sur la même ligne où se lève et
+se couche le soleil (c'est-à-dire sur le même méridien)
+se trouve Buggia (Bougie en Afrique) et la ville où je
+vécus, qui jadis réchauffa de son sang les eaux de son
+port»<a id="anchor-VII-18"></a> <a href="#footnote-VII-18" class="fnanchor">[18]</a>...</p>
+
+<p>Pétrarque cite à son tour notre poète dans ses
+<i>Triomphes d'Amour</i>: «Folquet, dit-il, a enlevé son
+nom à Gênes pour le donner à Marseille; et à la fin
+il changea pour une meilleure patrie son habit et son
+état.»</p>
+
+<p>Le milieu où vivait Folquet était loin d'être défavorable
+à la poésie. Gênes a fourni&mdash;un peu plus
+tard il est vrai&mdash;toute une pléiade de troubadours,
+et Marseille était le siège de la seigneurie de Barral
+de Baux, un des grands seigneurs qui protégèrent
+avec le plus de sympathie la poésie provençale. C'est
+à la femme du vicomte de Marseille, Azalaïs, que ce
+fou de Peire Vidal dédiait ses chansons; c'est elle
+aussi que chanta Folquet.</p>
+
+<p>Il la désignait sous le nom d'<i>Aimant</i>, pseudonyme
+dont se servirent aussi quelques autres troubadours.
+Mais il ne semble pas que la force d'attraction de cet
+aimant fût très forte; bien plus, Folquet de Marseille
+semble avoir été plus souvent repoussé qu'attiré. Ses
+chansons sont pleines de plaintes sur son amour
+malheureux. Il accuse amour d'inconséquence: «Il
+lui plut, dit-il, de descendre en moi sans amener
+comme compagne la pitié qui pourrait adoucir ma
+douleur.» L'amour qui n'est pas accompagné de la
+pitié, continue Folquet, est un «désamour». Folquet
+développe ce thème avec subtilité, mais aussi avec
+préciosité. «Cela ne peut durer ainsi, dit-il, dans une
+apostrophe à l'amour, il faut qu'amour et pitié aillent
+ensemble.» Mais sa dame est moins cruelle qu'Amour;
+son visage est blanc et coloré, comme la neige et le
+feu; le mélange des couleurs est pour notre troubadour
+l'indice des sentiments du c&oelig;ur: pitié et amour
+s'unissent en elle.</p>
+
+<p>Ailleurs il s'en prend à ses yeux: «Ils ont bien
+mérité de pleurer, dit-il; ils ont causé leur mort et
+la mienne; pourquoi se sont-ils trompés dans leur
+choix?»</p>
+
+<p>Ce n'est pas par cette préciosité un peu puérile
+qu'il faudrait juger uniquement Folquet de Marseille.
+Il sait s'exprimer avec plus de simplicité et aussi
+avec plus de sincérité et de profondeur, par exemple
+dans le début de la chanson suivante.</p>
+
+<blockquote><p>Si j'avais le c&oelig;ur à chanter, ce serait bien le moment
+de faire des chansons pour maintenir la joie; mais quand
+je considère ma part de bonheur et de malheur, je suis
+bien affligé de mon lot; on me dit riche et heureux, mais
+ceux qui le disent ignorent la vérité; il n'y a de bonheur
+que quand tous nos v&oelig;ux sont accomplis; un pauvre
+joyeux est plus riche qu'un grand riche sans joie...</p>
+
+<p>Si je fus gai et amoureux, je n'ai plus de joie d'amour
+et je n'en espère aucune; nul autre bien ne peut plaire à
+mon c&oelig;ur; les autres joies me semblent des tristesses;
+sur mon amour je vous dirai la vérité; je n'ose le quitter
+et je n'ose bouger; je n'ose m'élever et je n'ose rester en
+place; je suis comme un homme qui, arrivé au milieu d'un
+arbre, est monté si haut qu'il n'ose ni redescendre ni
+aller plus loin, tellement cela lui paraît dangereux...</p></blockquote>
+
+<p>La chanson se termine par un intéressant aveu:</p>
+
+<blockquote><p>Je pensais mentir (entendez: plaisanter) mais malgré
+moi je dis la vérité... je pensais faire croire ce qui n'est
+pas, mais malgré moi ma chanson devient vraie<a id="anchor-VII-19"></a> <a href="#footnote-VII-19" class="fnanchor">[19]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Sans doute il ne faut pas attribuer trop d'importance
+à cette déclaration; mais plus d'un troubadour
+pouvait la faire. Les plaintes de Folquet de Marseille
+ne sont peut-être qu'un jeu poétique où l'esprit seul a
+sa part; cependant il ne serait pas étonnant en cette
+matière que le c&oelig;ur ait été souvent la dupe de
+l'esprit.</p>
+
+<p>Folquet dut quitter Marseille pour une imprudence.
+Le vicomte Barral de Baux avait deux s&oelig;urs
+à sa cour, Laure de Saint-Jorlan et Mabille de Pontevès.
+La vicomtesse, jalouse de sa belle-s&oelig;ur Laure,
+aurait exigé le départ du troubadour.</p>
+
+<p>Folquet en quittant Marseille vint auprès du seigneur
+de Montpellier et il adressa ses hommages
+poétiques à l'impératrice. Montpellier avait en effet
+alors une impératrice<a id="anchor-VII-20"></a> <a href="#footnote-VII-20" class="fnanchor">[20]</a>. C'était la fille de l'empereur
+de Constantinople, Manuel Comnène, à qui il
+était arrivé une étrange aventure, bien digne des
+m&oelig;urs du temps. Elle avait été demandée en mariage
+par le roi Alphonse II d'Aragon et elle lui avait été
+accordée. Elle se mit en route pour Barcelone, mais
+quand elle arriva, il était trop tard; le roi d'Aragon
+impatient s'était marié avec la fille du roi de Castille.
+La pauvre princesse retourna à Montpellier, où elle
+avait sans doute débarqué; le seigneur de cette
+ville vint au secours de la fiancée errante en l'épousant.
+Elle garda son titre d'impératrice et c'est sous
+ce titre que les troubadours la chantèrent. Folquet
+resta sans doute peu de temps à Montpellier et revint
+bientôt à Marseille. A la mort du vicomte Barral
+de Baux, en 1192, il écrivit une touchante plainte
+funèbre en son honneur.</p>
+
+<blockquote><p>Semblable au malade qui est si déprimé par le mal
+qu'il ne sent plus sa douleur, je ne sens pas ma tristesse...
+et nul homme ne peut savoir le deuil que me cause la
+mort de mon bon seigneur Barral...</p>
+
+<p>Vous étiez élevé, mais vous êtes tombé comme une fleur
+qui se fane d'autant plus vite qu'on la voit plus belle;
+Dieu nous montre que c'est lui seul que nous devons aimer
+et qu'il faut mépriser le misérable monde où nous passons
+comme des voyageurs...</p>
+
+<p>Seigneur, c'est grande merveille que je puisse chanter
+de vous, quand je devrais tant pleurer; mais je pleure
+abondamment en pensant que les gentils troubadours
+diront de vous plus de louanges que je n'en saurais
+dire<a id="anchor-VII-21"></a> <a href="#footnote-VII-21" class="fnanchor">[21]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>La tristesse qui s'empara de Folquet à la mort de
+son ami fut sincère; et elle ne contribua pas peu à
+l'éloigner du monde et de la poésie. «Quand il eut
+perdu, dit sa biographie, ses amis, il en eut tant de
+tristesse qu'il se rendit à l'ordre de Citeaux avec sa
+femme et les deux enfants qu'il avait. Il devint abbé
+d'une riche abbaye de Provence, puis fut évêque
+de Toulouse et mourut dans cette ville.»</p>
+
+<p>Il fut mêlé, comme évêque de Toulouse, aux
+événements les plus tristes de la croisade albigeoise
+et il se comporta, en cette aventure, comme on ne
+l'aurait guère attendu de ce gracieux troubadour.</p>
+
+<p>Et d'abord, par esprit de mortification, il brûla ce
+qu'il avait adoré; il rougissait de ses poésies profanes:
+ceci était dans l'ordre. Ce qui l'était peut-être
+moins, ce fut la part qu'il eut aux mesures les plus
+draconiennes prises contre les Albigeois. Il se signala
+par une telle vigueur dans la répression de l'hérésie
+qu'il fut plus tard sanctifié par l'Église. L'auteur
+anonyme de la <i>Chanson de la Croisade</i> le juge
+d'une façon plus profane, mais sans doute aussi
+plus humaine et plus juste. Dans un passage
+célèbre de cette épopée, le comte de Toulouse se
+défend devant le pape des accusations portées contre
+lui. Voici ce qu'il dit de l'évêque Folquet auquel il
+répondait.</p>
+
+<blockquote><p>Quand il fut nommé moine et abbé, le feu s'éteignit
+dans l'abbaye et ne se ralluma pas avant son départ; quand
+il fut élu évêque de Toulouse, il se répandit sur notre
+terre un tel feu qu'aucune eau ne pourra jamais l'éteindre;
+car il fit perdre la vie à plus de cinq cent mille personnes,
+grands et petits; par la foi que je vous dois, en faits et
+en paroles, il ressemble plutôt à l'Antechrist qu'à un messager
+de Rome.<a id="anchor-VII-22"></a> <a href="#footnote-VII-22" class="fnanchor">[22]</a></p></blockquote>
+
+<p>Nous n'avons pas à rechercher ici quelle est la
+qualification qui lui convient le mieux. Mais la scène
+qui vient d'être citée nous rappelle qu'il y a quelque
+chose de changé dans le Midi de la France. Des
+événements importants s'y sont produits au début
+du XIII<sup>e</sup> siècle. La croisade contre les Albigeois, avec
+ses conséquences politiques et religieuses, y a transformé
+bien des choses. Pour la poésie, c'est la décadence
+qui commence et qui arrive à grands pas.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_VIII" id="CHAPITRE_VIII"></a>CHAPITRE VIII</h2>
+
+<h3>LA PÉRIODE ALBIGEOISE: PEIRE CARDENAL</h3>
+
+<blockquote><p>Débuts de la décadence.&mdash;Les causes.&mdash;La croisade contre
+les Albigeois.&mdash;Raimon de Miraval.&mdash;La Chanson de la Croisade.&mdash;Bernard
+Sicard de Marvejols.&mdash;Peire Cardenal.&mdash;Ses
+attaques contre les femmes et l'amour.&mdash;La satire morale et
+sociale.&mdash;Satires contre les croisés et contre le clergé.&mdash;L'anticléricalisme
+de Peire Cardenal.&mdash;Satire contre la papauté:
+Guillem Figueira.&mdash;Défense de la papauté: Dame Gormonde,
+de Montpellier.</p></blockquote>
+
+
+<p>Diez place aux environs de 1250 le début de la
+dernière période de la poésie provençale, de la
+période de décadence. Cette date est trop tardive; la
+décadence a commencé plus tôt et les germes en
+sont de plus en plus visibles pendant la première
+moitié du XIII<sup>e</sup> siècle.</p>
+
+<p>La période la plus brillante pour la noblesse méridionale
+paraît avoir été le XII<sup>e</sup> siècle: c'est aussi&mdash;du
+moins dans sa deuxième partie&mdash;la période de
+splendeur de la poésie des troubadours. Mais dès la
+fin du XII<sup>e</sup> siècle plusieurs d'entre eux se plaignent&mdash;déjà!&mdash;de
+la transformation qui s'opère dans les
+m&oelig;urs. Le siècle est devenu grossier, les grands
+seigneurs, si larges et si généreux d'ordinaire,
+deviennent durs et avares; ils ne sont plus si
+accueillants au talent, à la poésie, point si disposés
+aux fêtes et amusements; leurs passe-temps sont la
+guerre et le pillage: telles sont les plaintes que fait
+entendre, un des premiers, Giraut de Bornelh. Supposerons-nous
+qu'il y a quelque exagération dans
+ces plaintes, qu'elles lui sont inspirées par les désordres
+dont il fut le témoin et même la victime? Non,
+il semble plutôt qu'elles soient fondées et qu'elles ne
+soient qu'un écho de la réalité. Les successeurs
+immédiats de Giraut de Bornelh les expriment à
+leur tour, elles se multiplient bientôt au point de
+devenir un thème conventionnel.</p>
+
+<p>Un changement s'était produit en effet d'assez
+bonne heure dans la haute société méridionale. La
+noblesse y avait atteint un degré de culture que celle
+du Nord ne connaissait pas; l'histoire des troubadours
+en témoigne à tout instant. Mais la vie brillante
+et facile n'a qu'un temps, même dans les
+sociétés, et bientôt la décadence se faisait sentir:
+cette société s'en allait gaîment à sa ruine.</p>
+
+<p>Elle s'appauvrit assez vite par ses goûts de luxe
+et ses prodigalités. On a vu plus haut quelles folies,
+suivant un chroniqueur, marquèrent la réunion des
+seigneurs méridionaux à Beaucaire. L'or y aurait
+été semé&mdash;et non pas au figuré&mdash;à pleines mains.
+Admettons la fausseté du récit, si l'on veut, au point
+de vue historique; mais on connaît par des documents
+de tout genre les goûts et les m&oelig;urs du
+temps, les uns et les autres rendent possibles des
+folies de ce genre.</p>
+
+<p>Une autre cause contribua à l'appauvrissement de
+la noblesse: ce fut l'érection des consulats dans les
+grandes communes du Midi. Les premiers&mdash;importés
+sans doute d'Italie&mdash;datent de la fin du XII<sup>e</sup> siècle.
+Leur institution marque l'avènement de la bourgeoisie
+à la vie politique; les bourgeois et les marchands,
+gens actifs et hardis au travail, s'enrichissent
+et se taillent une assez belle part d'influence
+dans la société. La situation sociale de la noblesse
+en est diminuée d'autant; sa puissance et son
+influence baissent rapidement dans les villes, surtout
+dans les villes marchandes comme Marseille,
+Arles, Avignon, Montpellier, Narbonne, Toulouse,
+où le XIII<sup>e</sup> siècle voit le triomphe de la bourgeoisie.</p>
+
+<p>Mais à ces causes d'appauvrissement de la noblesse
+vint s'en joindre, dès les premières années du
+XIII<sup>e</sup> siècle, une autre bien plus grave. Au mois de
+juin 1209 une armée de croisés était concentrée à
+Lyon, non pas pour partir en Terre Sainte, mais pour
+marcher contre le Midi de la France. Il est à peine
+besoin de rappeler les faits qui avaient précédé ces
+événements. Le Midi avait vu naître depuis la fin du
+XII<sup>e</sup> siècle des sectes hérétiques. Le berceau de l'hérésie
+était dans le pays Albigeois, mais elle s'était
+répandue dans tout le Languedoc, de Toulouse à
+Beaucaire. L'hérésie nouvelle n'était qu'une transformation
+de la grande hérésie manichéenne qui professait
+que le monde est livré à deux puissances,
+celle du bien et celle du mal: c'était le fond du dualisme
+manichéen, c'était la croyance des cathares
+albigeois. Une autre hérésie, celle des Vaudois,
+était née à Lyon&mdash;mais elle avait recruté de nombreux
+adeptes dans le Languedoc: Vaudois et Albigeois
+étaient confondus par l'Église dans une réprobation
+commune. On sait comment elle s'y prit pour
+extirper l'hérésie jusqu'en ses racines<a id="anchor-VIII-1"></a> <a href="#footnote-VIII-1" class="fnanchor">[1]</a>.</p>
+
+<p>Les seigneurs du Midi étaient coupables non pas
+d'hérésie, mais de faiblesse et d'indulgence pour les
+hérétiques; ils étaient d'une tolérance rare pour le
+temps; le pape Innocent III appela contre eux les
+barons du Nord; ils accoururent en foule à cette
+nouvelle croisade, moins dangereuse en somme que
+les expéditions d'outre-mer et qui promettait des
+bénéfices plus immédiats.</p>
+
+<p>L'armée des croisés marqua son passage par le
+siège et le pillage de Béziers et de Carcassonne. A
+Béziers sept mille personnes périrent dans la seule
+église de la Madeleine<a id="anchor-VIII-2"></a> <a href="#footnote-VIII-2" class="fnanchor">[2]</a>. Toulouse fut d'abord
+épargnée, parce que Raimon VI et la bourgeoisie
+se soumirent en quelque manière aux croisés; mais
+les exigences de ces derniers devenant trop fortes,
+bourgeois et comte prirent les armes.</p>
+
+<p>La guerre fut menée avec vigueur et unité du côté
+des croisés, avec mollesse, et avec peu d'entente du
+côté des seigneurs méridionaux. Simon de Montfort,
+comte de Leicester, ravagea le Languedoc sans trêve
+ni cesse; les principales forteresses tombèrent en son
+pouvoir et s'il éprouva quelques légers échecs, ils
+furent vite réparés. Les excès furent innombrables.
+L'historien officiel de la croisade, le moine de Vaux-Cernay,
+s'exprime en ces termes: «C'est avec une
+allégresse extrême que nos pèlerins brûlèrent encore
+une grande quantité d'hérétiques»; l'historien
+moderne auquel nous empruntons cette citation,
+M. Luchaire, dit à son tour: «Chaque pas en avant de
+l'armée d'invasion est marqué par une boucherie<a id="anchor-VIII-3"></a> <a href="#footnote-VIII-3" class="fnanchor">[3]</a>.»
+Les principaux événements de cette triste période
+furent le siège de Béziers et de Carcassonne
+(juillet 1209), l'excommunication de Raimon VI,
+comte de Toulouse (1211), la bataille de Muret où
+Raimon fut vaincu et où le roi Pierre d'Aragon, qui
+était venu à son secours, fut tué (1213), le concile de
+Latran (1215), le siège de Toulouse et la mort de
+Simon de Montfort (1218). Ajoutons-y l'établissement
+de l'Inquisition et la fondation de l'ordre des Frères-Prêcheurs
+par saint Dominique.</p>
+
+<p>On devine sans peine ce que devenait la poésie
+courtoise au milieu du tumulte des armes. La plupart
+des protecteurs des troubadours, Raimon VI,
+comte de Toulouse, les comtes de Foix, de Comminges,
+de Béarn étaient en pleine lutte; les seigneurs
+de moindre importance y étaient entraînés de
+gré ou de force; les envahisseurs, suivant l'exemple
+de leur chef Simon de Montfort, étaient encore plus
+sensibles aux biens temporels qu'aux indulgences
+qu'ils gagnaient à la croisade. Il n'y avait plus de
+place dans cette société nouvelle pour la poésie, ou
+du moins pour la poésie courtoise. Un troubadour
+toulousain, Aimeric de Péguillan, exilé dans la Haute-Italie,
+exprime ainsi le contraste entre l'ancien temps
+et le nouveau: «Voici ce que je voyais avant mon
+exil: si par amour on vous donnait un ruban, aussitôt
+naissaient joyeuses réunions et invitations; il me
+semble qu'un mois dure deux fois plus que ne durait
+un an, au temps où la galanterie régnait; quel chagrin
+de voir la différence entre la société d'hier et
+celle d'aujourd'hui<a id="anchor-VIII-4"></a> <a href="#footnote-VIII-4" class="fnanchor">[4]</a>!»</p>
+
+<p>Cependant un autre troubadour d'origine languedocienne,
+Raimon de Miraval, petit chevalier de la
+région de l'Albigeois, ne paraît pas s'être aperçu
+qu'un changement profond s'opérait autour de lui.
+La plupart de ses chansons amoureuses semblent
+avoir été écrites pendant la période la plus tragique
+de la croisade contre les Albigeois. Marié avec une
+poétesse, Raimon de Miraval, qui avait des relations
+avec les principaux seigneurs du pays, de Narbonne
+à Toulouse, aurait mené une vie fort insouciante et
+fort joyeuse et la société pour laquelle il écrivait
+n'aurait pas vécu différemment. Bien plus, ce troubadour
+au calme olympien aurait écrit ses chansons les
+plus gaies en pleine vieillesse: double motif d'étonnement
+et belle occasion de dépeindre l'insouciance
+et la frivolité de cette société méridionale qui ne
+songeait qu'à s'amuser et à «s'esbaudir» au moment
+où la guerre faisait rage autour d'elle.</p>
+
+<p>Ne la calomnions pas trop; elle a fort à se faire
+pardonner sans doute. Si elle a eu l'intention de
+défendre son indépendance, elle n'a pas eu la volonté
+nécessaire; les efforts désordonnés, le manque
+d'union devant le danger, l'absence d'un chef capable
+et énergique ont rendu ses sacrifices inutiles; mais
+elle a su faire des sacrifices; et si, au siège de Toulouse,
+les femmes et les enfants portaient en chantant
+des pierres pour réparer les brèches, cela prouve
+qu'on y faisait gaîment son devoir.</p>
+
+<p>Raimon de Miraval n'est pas une exception. Et
+d'abord il semble bien que l'on confonde sous le
+même nom deux personnes de la même famille, le
+fils et le père; et ce fils lui-même, qui n'aurait pas
+été un vieillard au moment où il composait ses
+poésies amoureuses, serait mort avant la croisade
+contre les Albigeois. Il resterait donc simplement
+qu'à la veille de la catastrophe la société méridionale,
+et principalement languedocienne, n'aurait
+rien perçu des signes avant-coureurs de l'orage et
+n'aurait rien fait pour le conjurer. Cette observation
+est plus juste et correspond mieux à la réalité<a id="anchor-VIII-5"></a> <a href="#footnote-VIII-5" class="fnanchor">[5]</a>.</p>
+
+<p>Quant aux troubadours, ils ont témoigné assez
+souvent et avec éloquence les sentiments d'indignation
+ou de pitié que faisaient naître les massacres
+inutiles qui avaient marqué l'expédition des croisés.
+Si ces études ne portaient pas surtout sur la poésie
+lyrique, il y aurait lieu d'analyser et de commenter
+ici la <i>Chanson de la Croisade</i>, poème épique de
+plus de neuf mille vers (9578), écrit par deux auteurs
+différents; le premier était un clerc originaire de la
+Navarre, le second est inconnu. On y relèverait,
+surtout dans la partie anonyme, la grandeur épique
+du récit, la gravité du ton dans les discours et le
+souffle héroïque qui l'anime d'un bout à l'autre.</p>
+
+<p>La poésie lyrique a également gardé l'écho des
+rancunes et des haines que la croisade a fait naître.
+On doit à un obscur troubadour, Bernard Sicard de
+Marvejols, une éloquente satire contre la croisade et
+surtout contre les pieux auxiliaires des croisés.</p>
+
+<blockquote><p>Je ne puis décrire ma tristesse et ma peine; je vois le
+monde confondu, les lois et les serments violés. Tout le
+long du jour je m'irrite, la nuit je soupire veillant ou
+dormant; de quelque côté que je me tourne, j'entends la
+gent courtoise qui crie humblement aux Français:
+«Sire»; les Français accordent leur pitié pourvu qu'ils
+voient le butin. Ah! Toulouse et Provence, terre d'Argence,
+Béziers et Carcassonne, comme je vous ai vues et comme
+je vous vois!</p>
+
+<p>Les chevaliers de l'Hôpital ou de tout ordre que ce soit
+me sont odieux; je trouve en eux l'orgueil joint à la
+simonie et à l'amour des grands biens; pour être admis
+dans leurs rangs, il faut de grandes richesses, de bons
+héritages; ils ont l'abondance et le bien-être; la fourberie
+et la ruse, c'est là leur religion.</p>
+
+<p>O noble clergé, quel grand bien je dois dire de vous! Si
+je le pouvais, je doublerais mes éloges. Vous tenez bien la
+droite route et vous nous l'enseignez; mais les bons guides
+auront de belles récompenses; vous êtes larges en
+aumônes, vous ne connaissez point la convoitise et vous
+menez une vie bien malheureuse... Mais que Dieu soit
+plutôt avec nous, car tout ce que je dis est mensonge<a id="anchor-VIII-6"></a> <a href="#footnote-VIII-6" class="fnanchor">[6]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>C'est surtout chez un troubadour né à l'extrémité
+du Languedoc, chez Peire Cardenal, que ces sentiments
+se retrouvent, exprimés avec une éloquence
+âpre et rude. Peire Cardenal est le grand troubadour
+de cette période du début de la décadence. C'est un
+de ceux qui, par la noblesse et la sincérité des sentiments
+et surtout par ces «haines vigoureuses» que
+le spectacle du vice ou de l'injustice donne aux
+«âmes généreuses», mérite d'avoir une place à part,
+et par certains côtés, une place unique parmi les troubadours.
+Avec lui c'en est fait des chansons joyeuses
+ou légères; sa lyre est accordée sur un autre ton.</p>
+
+<p>Il n'existe sur Peire Cardenal qu'une courte notice
+biographique du temps, écrite par un notaire de
+Nîmes, Michel de la Tour. Cardenal était du Puy-en-Velay;
+il était de bonne naissance, fils de chevalier;
+ceci est confirmé par des documents concernant la
+ville du Puy. Comme son compatriote Pierre d'Auvergne,
+il était destiné à l'état ecclésiastique. «Quand
+il était jeune, son père l'établit chanoine au chapitre
+du Puy; il y apprit ses lettres et sut bien réciter et
+bien chanter.» Et le biographe ajoute: «Quand il
+fut arrivé à l'âge d'homme, il s'éprit de la joie de ce
+monde, car il se sentait gai, beau et jeune»: trois
+qualités de tout premier ordre pour réussir dans la
+carrière de troubadour. «Il composa des chansons,
+mais peu; mais il écrivit maints sirventés beaux et
+bons... il y châtiait rudement les mauvais prêtres...»
+C'était un troubadour de haut étage, il se faisait
+accompagner d'un jongleur qui chantait ses compositions.
+«Il fut très honoré par le bon roi Jacme
+d'Aragon et autres barons.» Enfin le biographe certifie,
+foi de notaire, que Peire Cardenal atteignit
+presque l'âge de cent ans.</p>
+
+<p>Plusieurs points sont dignes de remarque dans
+cette courte biographie; il y est dit en particulier que
+Peire Cardenal composa peu de chansons: elles sont
+rares en effet dans son &oelig;uvre et le peu qu'il en reste
+nous laisse voir que Peire Cardenal n'avait aucun
+goût pour la poésie amoureuse.</p>
+
+<p>Peire Cardenal est en effet un «misogyne»; il
+continue dans la poésie provençale la tradition inaugurée
+par Marcabrun. Comme lui, il s'attaque à
+l'amour vénal et, avec son tempérament satirique,
+ne lui ménage pas ses traits, comme au début de la
+chanson suivante.</p>
+
+<blockquote><p>Les amoureuses, quand on les accuse, répondent gentiment.
+L'une a un amant parce qu'elle est de grande
+naissance, et l'autre parce que la pauvreté la tue; l'autre
+a un vieillard et dit qu'elle est jeune fille, l'autre est
+vieille et a pour amant un jeune homme; l'une se livre à
+l'amour parce qu'elle n'a pas de manteau d'étoffe brune,
+l'autre en a deux et s'y livre tout autant.</p>
+
+<p>Celui-là a la guerre bien près qui l'a au milieu de sa
+terre; mais il l'a bien plus près encore quand elle est
+près de son coussin; quand la femme n'aime pas son
+mari, cette guerre est la pire de toutes. Si tel que je connais
+était au delà de Tolède, il n'y a s&oelig;ur, femme, ni
+cousin qui ne s'écriât: «Que Dieu me le rende!»; mais
+quand il part, le plus triste est forcé de rire<a id="anchor-VIII-7"></a> <a href="#footnote-VIII-7" class="fnanchor">[7]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>C'est là sans doute de la satire un peu facile; elle
+nous paraît telle du moins; mais elle est originale
+dans cette poésie idéaliste des troubadours. Il en est
+peu, très peu, au moins chez les plus grands, où l'on
+remarque un pareil sens de la vie. La plupart de
+leurs satires morales ne renferment que des généralités;
+elles portent peu de traces d'observation; c'est
+ce don d'observation que paraît avoir eu, plus que
+tout autre troubadour, Peire Cardenal. Aussi sa
+sincérité ne pouvait-elle s'accommoder des formules
+ordinaires, déjà vides de sens, de la poésie amoureuse.
+Il en a fait une piquante critique dans une de
+ses chansons. Il les a reprises à peu près toutes en
+une assez longue énumération; aucune partie importante
+du vocabulaire amoureux, aucune formule
+consacrée n'y est oubliée; et le tout forme la satire
+la plus juste qu'aucun troubadour ait jamais faite de
+la phraséologie amoureuse des troubadours.</p>
+
+<blockquote><p>Maintenant je puis me louer d'amour, car il ne m'enlève
+ni le manger, ni le dormir, je ne sens ni la froidure,
+ni la chaleur; il ne me fait pas soupirer, ni errer la nuit à
+l'aventure; je ne me déclare pas conquis ni vaincu; il ne
+me rend pas triste et affligé; je ne suis trahi ni trompé, je
+suis parti avec mes dés.</p>
+
+<p>J'ai un plaisir meilleur, je ne trahis pas et je ne fais pas
+trahir&mdash;je ne crains ni traîtresse ni traître, ni féroce
+jaloux, je ne fais point de folie héroïque, je ne suis point
+frappé, je ne suis pris ni volé, je ne connais pas les longues
+attentes, je ne prétends pas être vaincu par amour.</p>
+
+<p>Je ne dis pas que je meurs pour la plus belle, ni que la
+plus belle me fait languir, je ne la prie ni ne l'adore, je
+ne la demande ni la désire, je ne lui rends pas hommage.
+Je ne me donne pas, je ne me mets pas en son pouvoir, je ne
+lui suis point soumis, elle n'a pas mon c&oelig;ur en gage, je
+ne suis pas son prisonnier. Mais je dis que je me suis
+échappé (de ses liens).</p>
+
+<p>A dire vrai, on doit mieux aimer le vainqueur que le
+vaincu; car le vainqueur remporte le prix, tandis qu'on
+va ensevelir le vaincu; et qui purifie son c&oelig;ur des mauvais
+désirs, cette victoire l'honore plus que la conquête de
+cent cités<a id="anchor-VIII-8"></a> <a href="#footnote-VIII-8" class="fnanchor">[8]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Voici, sous une forme différente, une autre attaque
+contre l'amour.</p>
+
+<blockquote><p>Je tiens pour fou l'homme qui fait alliance avec
+Amour; car plus on s'y fie, plus on est malheureux. On
+pense se chauffer, on se brûle; les biens d'amour viennent
+tard, les maux tous les jours. Les fous, les traîtres,
+les trompeurs, ceux-là, oui, sont bien en sa compagnie;
+aussi n'y vais-je pas...</p>
+
+<p>Pour moi je traiterai ma mie comme elle me traitera;
+si elle me trompe, elle me trouvera infidèle; et si elle va
+son droit chemin, je marcherai droit.</p>
+
+<p>Jamais je n'ai tant gagné comme quand je perdis ma
+mie; car en la perdant je me gagnai moi-même que j'avais
+perdu. On gagne peu quand on se perd soi-même; mais
+quand on perd ce qui vous cause du dommage, c'est bien
+un gain, n'est-ce pas?... Ah! la douceur pleine de venin!
+comme l'amour aveugle et dévoie l'homme qui place mal
+son amour et qui néglige ce qu'il devrait aimer<a id="anchor-VIII-9"></a> <a href="#footnote-VIII-9" class="fnanchor">[9]</a>!</p></blockquote>
+
+<p>De cette chanson on pourrait rapprocher une autre
+où il nous livre peut-être le secret de ses sentiments
+hostiles à l'amour. «Si j'étais aimé ou si j'aimais, je
+chanterais quelquefois; mais comme ce n'est pas le
+cas, je ne sais sur quel sujet chanter. Cependant je
+voudrais essayer une fois de voir comment je pourrais
+chanter mon amie, si j'en avais une. Je serais
+l'amant le plus parfait qui soit jamais né. J'ai aimé
+une fois et je sais comment vont les choses d'amour
+et comment j'aimerais encore<a id="anchor-VIII-10"></a> <a href="#footnote-VIII-10" class="fnanchor">[10]</a>.» C'est la même
+évocation rapide et un peu mélancolique du passé qui
+fait à dire La Fontaine dans un mouvement semblable:
+«J'ai quelquefois aimé.»</p>
+
+<p>Mais n'accordons pas aux chansons de Peire Cardenal
+plus d'attention qu'elles ne méritent; c'est dans
+la satire morale et politique qu'il est vraiment supérieur.
+La satire n'était pas inconnue dans la poésie
+des troubadours et Giraut de Bornelh avait un des
+premiers cultivé ce genre. Mais elle prend chez
+Peire Cardenal plus de variété et plus d'ampleur.</p>
+
+<p>Il juge avec une grande élévation de pensée, mais
+avec une sévérité extrême, la société de son temps;
+il n'est point de vice, si grave soit-il, qu'il n'y reconnaisse.
+L'amour des richesses, la soif des jouissances,
+le triomphe de l'injustice, de la convoitise,
+de la fausseté, du mensonge, le relâchement des
+m&oelig;urs, sont ses thèmes favoris. Il les développe
+avec vigueur, souvent avec passion. Les grands
+seigneurs méridionaux qui se volaient et se pillaient
+mutuellement avec entrain au temps de Bertran de
+Born et de Giraut de Bornelh avaient par certains
+côtés des âmes de voleurs de grand chemin, de
+«routiers»; mais ceux qui arrivèrent d'un peu
+partout, à la suite de Simon de Montfort, et qui
+prirent part à la curée finale valaient encore moins.
+On pense bien qu'ils n'ont pas échappé aux satires
+vengeresses de Peire Cardenal. La suivante donnera
+une idée du ton de ces satires.</p>
+
+<blockquote><p>On plaint son fils, son père ou son ami, quand la mort
+vous l'a enlevé; mais moi je regrette les vivants qui restent
+en ce monde... quand ils sont menteurs, misérables,
+voleurs, larrons, parjures, traîtres que le diable mène et
+qu'il enseigne comme on ferait un enfant...</p>
+
+<p>Je regrette qu'un homme soit voleur, mais je regrette
+bien plus qu'il jouisse trop longtemps de ses vols et qu'on
+ne l'ait pas pendu... je ne regrette pas que ces gens-là
+meurent, mais je regrette qu'ils vivent et qu'ils aient des
+héritiers pires qu'eux...</p>
+
+<p>Je plains le monde, où il y a tant de fripons; les
+hommes y sont dans une telle erreur et perversité qu'ils
+regardent les vices comme des vertus et les maux comme
+des biens; les preux sont blâmés, les lâches estimés, les
+mauvais deviennent bons, les torts sont des bienfaits et la
+honte est un honneur...</p>
+
+<p>Il semble que mon chant ne vaut rien, car je l'ai
+ourdi et tissu de satires; mais d'un méchant arbre on ne
+cueille pas facilement de bons fruits&mdash;et je ne sais pas
+faire un beau discours sur de mauvaises actions<a id="anchor-VIII-11"></a> <a href="#footnote-VIII-11" class="fnanchor">[11]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Jusqu'à quel point cette satire et tant d'autres du
+même genre correspondent-elles à la réalité? Il est
+difficile de le dire. L'exagération, la violence, et un
+fonds inguérissable de pessimisme caractérisent les
+satiriques dans toutes les littératures. Mais d'autre
+part on sait comment les périodes de troubles et de
+violences déchaînent vite la bête humaine et Peire
+Cardenal, comme Agrippa d'Aubigné, par exemple,
+auquel il ressemble par certains côtés, a vécu dans un
+temps et dans un milieu où les mauvais instincts ont
+eu de belles occasions de se donner libre carrière.</p>
+
+<p>Ce qui le choque le plus, dans cette société, c'est
+l'orgueil et la méchanceté des parvenus; c'est encore
+là un de ses thèmes favoris; le voici simplement
+indiqué, mais sous une forme imagée. «Quand un
+homme puissant est en chemin, il a comme compagnon&mdash;devant,
+à côté, derrière lui&mdash;le Crime; la
+Convoitise est du cortège, le Tort porte la bannière et
+l'Orgueil le guidon<a id="anchor-VIII-12"></a> <a href="#footnote-VIII-12" class="fnanchor">[12]</a>.»</p>
+
+<p>La sympathie du satirique est acquise aux victimes
+de ces grands criminels, aux pauvres gens qui ont si
+souvent pâti, au moyen âge, des crimes des grands.
+Il les console, comme le ferait un prédicateur:
+«Comme l'argent s'affine dans le feu ardent, ainsi
+s'affine et s'améliore le bon pauvre qui garde sa
+patience au milieu des durs travaux; quant au mauvais
+riche, plus il cherche son bien-être, plus il gagne
+de douleur, de peine et de chagrin<a id="anchor-VIII-13"></a> <a href="#footnote-VIII-13" class="fnanchor">[13]</a>.»</p>
+
+<p>Notre troubadour a exposé une fois sous une
+forme originale sa conception du monde; voici le
+récit qu'il a imaginé.</p>
+
+<blockquote><p>Il existait une cité, je ne sais où; il y tomba une pluie
+de telle nature que tous ceux qui en furent atteints devinrent
+fous: tous, à l'exception d'un seul... il se trouvait
+dans sa maison et dormait quand la pluie tombait. Quand
+la pluie eut cessé, il se leva et vint parmi le public; il vit
+faire toutes sortes de folies: l'un lançait des pierres,
+l'autre des bâtons, l'autre déchirait son manteau; celui-ci
+frappe son voisin, celui-là pense être roi, l'autre saute à
+travers les bancs... Celui qui avait son bon sens fut fort
+étonné de ce spectacle, mais les autres manifestaient
+encore plus d'étonnement; ils pensent qu'il a perdu son
+bon sens, car ils ne lui voient pas faire ce qu'ils font; il
+leur semble que ce sont eux qui sont sages et sensés et
+que c'est lui le fou<a id="anchor-VIII-14"></a> <a href="#footnote-VIII-14" class="fnanchor">[14]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Bref ils lui tombent dessus à bras raccourcis et il
+s'enfuit à demi mort. C'est l'image du monde, dit
+Peire Cardenal; les hommes sont les fous, mais ils
+regardent comme fou celui qui ne leur ressemble
+pas, parce qu'il a le «sens de Dieu» et non celui du
+«monde». C'est en somme un véritable sermon que
+cette fable, mais sous une forme imagée et en
+quelque sorte populaire. Peire Cardenal a un tempérament
+de sermonnaire et de prêcheur; ce côté de son
+talent sera étudié ailleurs, dans le chapitre suivant
+consacré à la poésie religieuse.</p>
+
+<p>Quittons la satire générale pour étudier un autre
+côté important de l'&oelig;uvre de Peire Cardenal: ce
+sont ses satires contre les croisés et contre le clergé.
+Les premières&mdash;contre les Français&mdash;sont les
+moins développées; Cardenal reproche aux croisés
+leur intempérance (reproche ordinaire adressé aux
+hommes du Nord) et leur cruauté. «Les Italiens
+(Apuliens), les Lombards et les Allemands sont fous,
+dit-il, s'ils veulent avoir les Français et les Picards
+pour maîtres et alliés; car leur plaisir consiste à
+tuer des innocents<a id="anchor-VIII-15"></a> <a href="#footnote-VIII-15" class="fnanchor">[15]</a>.» «Les Français buveurs ne
+vous font pas plus peur, dit-il ailleurs au comte
+de Toulouse, Raimon VI, que la perdrix à l'autour<a id="anchor-VIII-16"></a> <a href="#footnote-VIII-16" class="fnanchor">[16]</a>.»</p>
+
+<p>Tels sont à peu près les seuls traits de satire contre
+les hommes du Nord; une allusion à Simon de Montfort
+est un éloge de sa vaillance.</p>
+
+<p>C'est au clergé<a id="anchor-VIII-17"></a> <a href="#footnote-VIII-17" class="fnanchor">[17]</a> qu'il réserve ses satires les
+plus hardies et les plus vigoureuses. Ce troubadour
+est un anticlérical enragé. Peire Cardenal est un
+croyant sincère, comme on le verra plus loin; mais il
+a contre le clergé séculier ou régulier de son temps
+une haine profonde. Il n'est pas de vice qu'il ne lui
+reconnaisse: la simonie, la débauche, la soif des
+richesses sont les plus communs. Quelques extraits
+de ses satires&mdash;et il en est de si violentes qu'on ne
+peut les citer&mdash;donneront une idée de cette haine
+et des motifs qui paraissent l'avoir provoquée chez
+Peire Cardenal.</p>
+
+<blockquote><p>Les clercs se font bergers et semblent des saints, mais
+ce sont des criminels; quand je les vois habiller, il me
+souvient d'Isengrin qui, un jour, voulut venir dans l'enclos
+des brebis; mais par peur des chiens il se vêtit d'une peau
+de mouton, puis mangea tous ceux qu'il voulut.</p>
+
+<p>Rois, empereurs, ducs, comtes et chevaliers gouvernent
+d'ordinaire le monde; maintenant ce sont les clercs qui
+ont le pouvoir, ils l'ont gagné en volant ou en trahissant,
+par l'hypocrisie, les sermons ou la force... je parle des
+faux prêtres qui ont toujours été les plus grands ennemis
+de Dieu<a id="anchor-VIII-18"></a> <a href="#footnote-VIII-18" class="fnanchor">[18]</a>.</p>
+
+<hr style="width: 45%;" />
+
+<p>Les rois, comtes, baillis ou sénéchaux, est-il dit dans
+une autre satire, s'emparent des villes et des châteaux;
+l'Église imite leur exemple.</p>
+
+<p>Ses hauts prélats accroissent leurs dettes sans mesure;
+si vous tenez d'eux un beau fief, ils le convoiteront et ne
+vous le rendront pas facilement, à moins que vous ne leur
+donniez de l'argent et que vous ne fassiez avec eux une
+convention plus dure.</p>
+
+<p>Si Dieu veut que les moines noirs (bénédictins) se sauvent
+par la bonne chère, les moines blancs par leur refus
+de payer, les chevaliers du Temple et de l'Hôpital par leur
+orgueil, et les chanoines par leurs prêts à usure, je tiens
+pour fous saint Pierre et saint Andrien qui souffrirent
+pour Dieu grand tourment, si ces gens-là parviennent à
+leur salut<a id="anchor-VIII-19"></a> <a href="#footnote-VIII-19" class="fnanchor">[19]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Voici d'autres traits satiriques du même genre:
+«Un seigneur avide n'aime pas voir son pareil; les
+clercs ont la même convoitise; ils ne voudraient voir
+dans le monde aucune autre classe d'hommes qui
+détienne le pouvoir; ils ont fait des lois pour obtenir
+des terres, pour les accroître, non pour les diminuer,
+car un peu de puissance ne gêne pas.</p>
+
+<p>«Je vois les clercs essayer de toutes leurs forces de
+mettre le monde en leur puissance... et ils y arrivent
+en prenant ou en donnant, par hypocrisie ou pardon,
+par le boire ou le manger, avec l'aide de Dieu ou
+avec l'aide du diable<a id="anchor-VIII-20"></a> <a href="#footnote-VIII-20" class="fnanchor">[20]</a>.»</p>
+
+<p>Moines blancs ou moines noirs, prêtres de toute
+robe et de tout ordre sont compris dans ces satires.
+Mais parmi les ordres nouveaux un paraît exciter
+plus que tout autre la verve satirique de Peire Cardenal,
+ce sont les Jacobins; si le portrait qu'il en
+trace est exact&mdash;et d'autres documents nous renseignent
+sur l'état des ordres religieux fondés après
+la croisade&mdash;on peut voir quels étranges serviteurs
+soutenaient au milieu des populations méridionales
+la cause de la religion pour laquelle ces populations
+avaient été frappées.</p>
+
+<blockquote><p>Avec une voix angélique, d'une langue déliée, avec
+des mots subtils, avec de purs sanglots, ils montrent la
+voie du Christ que chacun devrait suivre, comme il la
+suivit pour nous... La religion fut d'abord honorée par
+des hommes ennemis du bruit; mais les Jacobins ne se
+taisent pas après leur repas; ils discutent sur les vins
+pour savoir quels sont les meilleurs; querelles et procès
+sont leur vie ordinaire et ils traitent de Vaudois qui les en
+détourne; ils cherchent à connaître les secrets pour
+mieux se faire craindre...</p>
+
+<p>Leur pauvreté n'est pas une pauvreté spirituelle; tout en
+gardant leurs biens ils prennent celui des autres; ils laissent
+pour de belles robes tissées en laine anglaise le cilice
+qui leur est trop rude; ils ne partagent pas leur manteau
+comme faisait saint Martin&mdash;ils convoitent les aumônes
+destinées aux pauvres<a id="anchor-VIII-21"></a> <a href="#footnote-VIII-21" class="fnanchor">[21]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Voici dans la même satire le portrait en pied du
+jacobin.</p>
+
+<blockquote><p>Vêtus de vêtements fins et souples, amples, légers en
+été, épais en hiver, avec de bonnes chaussures, semelles
+à la française, et quand il fait grand froid en bon cuir de
+Marseille bien cousu, ils vont prêchant et disent qu'au
+service de Dieu ils mettent leur c&oelig;ur et leur avoir...</p></blockquote>
+
+<p>Cette vie inspire à notre troubadour une réflexion
+toute rabelaisienne: vivons gaîment, dit-il, plus de
+jeûne ni de pénitence, bons «coulis et bonne sauces
+bien grasses», des vins de choix, suivons le bon
+exemple: «si les bons vins, la bonne chère et la
+bonne vie mènent à Dieu, nous irons sûrement»,
+aussi sûrement qu'eux.</p>
+
+<p>Cette dernière réflexion ne doit pas nous cacher ce
+qu'il y a de grave et de hardi dans ces satires. On y
+trouve en raccourci les arguments les plus redoutables
+qu'on ait invoqués sinon contre l'Église et
+contre la religion, du moins contre ses serviteurs. La
+recherche de la puissance politique, la mainmise sur
+les c&oelig;urs, dans un ordre moins relevé l'amour des
+richesses en désaccord si parfait avec la pauvreté
+de l'Église primitive, ce sont là des attaques qui ne
+lui ont pas été ménagées dans la polémique moderne;
+elles datent de loin; parmi les ordres qui se forment
+pendant le XIII<sup>e</sup> siècle celui des Frères Mineurs, rival
+de celui des Dominicains, a pour règle et pour principes
+le mépris des richesses et ce principe engendrera
+avec Bernard Délicieux des querelles et des
+hérésies.</p>
+
+<p>Les attaques suivantes ne sont pas moins graves.</p>
+
+<blockquote><p>Les moines sont si cupides, si pleins d'orgueil et de
+mauvais désirs, qu'ils connaissent cent fois plus de ruses
+que voleurs et malfaiteurs; s'ils peuvent causer avec vous
+de vos secrets vous ne pourrez pas plus vous en défaire
+que s'ils étaient vos frères.</p>
+
+<p>Voilà comment ils bâtissent leurs maisons et créent
+leurs beaux vergers; mais ce ne sont pas leurs sermons
+qui convertiront Turcs ou Persans, car ils ont trop peur de
+passer la mer et d'y mourir; ils aiment mieux bâtir ici
+que se battre là-bas (en Terre Sainte).</p>
+
+<p>Pour de l'argent vous obtiendrez d'eux votre pardon,
+quelque mal que vous ayez fait; pour de l'argent ils sont
+tellement ingénieux qu'ils donnent la sépulture aux usuriers;
+mais ils ne visitent, ni n'accueillent ni n'ensevelissent
+le pauvre.</p>
+
+<p>Ils ne font que quêter toute l'année; puis ils s'achètent
+de bons poissons, beau pain blanc, bons vins savoureux,
+bons vêtements chauds contre le froid; plût à Dieu que je
+fusse de tel ordre, si je pouvais être sauvé<a id="anchor-VIII-22"></a> <a href="#footnote-VIII-22" class="fnanchor">[22]</a>!</p></blockquote>
+
+<p>Et voici enfin contre les ordres religieux un dernier
+trait plus violent que les autres.</p>
+
+<blockquote><p>Les vautours ne sentent pas plus vite la chair puante
+que les clercs et les frères Prêcheurs ne sentent où est la
+richesse; aussitôt ils deviennent l'ami du riche et si la
+maladie l'accable, ils se font faire des donations... Mais
+savez-vous que devient la richesse mal acquise? il viendra
+un fort voleur qui ne leur laissera rien; c'est la Mort qui
+les abat et, avec quatre aunes de drap, les envoie dans une
+demeure où les maux ne leur manqueront pas<a id="anchor-VIII-23"></a> <a href="#footnote-VIII-23" class="fnanchor">[23]</a>...</p></blockquote>
+
+<p>Cependant l'homme qui a écrit ces violentes satires
+et bien d'autres que nous ne pouvons citer fut un
+croyant sincère. Cela ressort de l'ensemble de son
+&oelig;uvre et aussi d'un bel acte de foi qui forme la première
+partie d'une de ses satires, et dont voici la traduction.</p>
+
+<blockquote><p>Avec des mots nouveaux, avec art et sur un sujet divin,
+je ferai un poème magistralement composé: car je crois
+que Dieu naquit d'une mère sainte par qui le monde fut
+sauvé; il est Père, Fils et Sainte Trinité et il est un en trois
+personnes.</p>
+
+<p>Je crois qu'il entr'ouvrit le ciel et qu'il en fit choir les
+anges quand il vit qu'ils étaient damnés. Je crois que
+saint Jean le tint entre ses bras et le baptisa dans l'eau du
+fleuve...</p>
+
+<p>Je crois à Rome et à saint Pierre, à qui il fut ordonné
+d'être juge de pénitence, de sens et de folie<a id="anchor-VIII-24"></a> <a href="#footnote-VIII-24" class="fnanchor">[24]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Il n'est pas sans intérêt de comparer à cet acte de
+foi le «credo» que Dante exprime au chant XXIV du
+<i>Paradis</i>.</p>
+
+<blockquote><p>Je crois en un seul Dieu, seul et éternel, qui fait mouvoir
+le Ciel et qui n'est agité ni par l'amour ni par le
+désir... je crois en trois personnes éternelles et je crois
+qu'elles sont d'une seule et d'une triple essence... Pour
+cette croyance je n'ai pas les seules preuves physiques et
+métaphysiques, mais j'ai encore comme preuve la vérité
+qui s'est manifestée sur terre par Moïse, par les Prophètes,
+par les Psaumes et par l'Évangile...</p></blockquote>
+
+<p>Sans doute ce sont là des formules bien connues
+des catholiques, mais chez ces deux poètes, Peire
+Cardenal et Dante, elles prennent un éclat nouveau
+par la place qui leur est donnée. Dante, en plaçant
+sa déclaration presque à la fin de son grand poème,
+a voulu donner la preuve, la marque de son orthodoxie
+et il l'a fait en vers magnifiques. Peire Cardenal
+a eu aussi la même intention. Un acte de foi de ce
+genre n'était pas chose inutile en ce temps-là; mais
+celui-ci prend encore plus de valeur par le contraste
+qu'il forme avec la fin de la composition; le tempérament
+satirique du poète reparaît; voilà ce que je
+crois, dit Peire Cardenal, mais voilà ce que ne croient
+pas les mauvais prêtres, «larges en convoitises mais
+chiches de bonté; ils sont beaux de visage, mais leur
+âme criminelle fait horreur; Caïphe et Pilate obtiendront
+grâce plutôt qu'eux».</p>
+
+<p>On a remarqué sans doute le passage où Peire
+Cardenal affirme sa croyance à Rome et à saint
+Pierre<a id="anchor-VIII-25"></a> <a href="#footnote-VIII-25" class="fnanchor">[25]</a>. Il s'en prend en effet aux faux prêtres,
+aux ordres religieux nouvellement institués, mais ne
+s'attaque pas à la papauté, seule responsable cependant
+des malheurs et des misères dont il est le témoin.
+Est-ce par prudence ou plus probablement par scrupule
+de croyant? Quoi qu'il en soit, ces scrupules
+n'ont pas arrêté un de ses contemporains, le troubadour
+Guillem Figueira<a id="anchor-VIII-26"></a> <a href="#footnote-VIII-26" class="fnanchor">[26]</a>. Il était originaire de
+Toulouse et paraît avoir séjourné dans la Haute-Italie,
+à la cour de l'empereur Frédéric II. Le milieu
+où il était né et celui où il vécut n'étaient pas faits
+pour développer ses sentiments de respect envers la
+papauté. On lui doit en effet la satire la plus violente
+et la plus hardie que le moyen âge se soit permise
+contre cette puissance. On en jugera par les extraits
+suivants.</p>
+
+<blockquote><p>Je ne m'étonne pas, Rome, si le monde est dans l'erreur,
+car c'est vous qui avez déchaîné dans le siècle les
+maux de la guerre... Rome trompeuse, la convoitise vous
+trompe aussi, car à vos brebis vous tondez trop de laine...</p>
+
+<p>Rome, aux hommes simples vous rongez la chair et les
+os et vous menez les aveugles avec vous dans la fosse;
+vous foulez aux pieds les commandements de Dieu, et
+votre convoitise est trop grande, car vous pardonnez les
+péchés pour de l'argent. Rome, vous vous chargez d'un
+grand fardeau de crimes. Puisse Dieu vous abattre et vous
+faire déchoir, car vous régnez pour l'argent... Rome, vous
+tenez votre griffe si serrée que ce que vous pouvez tenir
+vous échappe difficilement...</p></blockquote>
+
+<p>Et voici le trait final de cette série d'invectives:</p>
+
+<blockquote><p>Rome, vous avez l'allure simple de l'agneau, mais au
+fond vous avez la rapacité du loup; vous êtes un serpent
+couronné, engendré de vipère, et le diable vous aime
+comme son intime ami<a id="anchor-VIII-27"></a> <a href="#footnote-VIII-27" class="fnanchor">[27]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Cette attaque ne resta pas sans réponse; le champion
+de la papauté fut une poétesse, une dame de
+Montpellier, dame Gormonde. Elle répond strophe
+par strophe à la pièce de Guillem Figueira; elle
+souhaite à Toulouse, la patrie du mécréant, et au
+comte Raimon tous les malheurs possibles. Mêmes
+v&oelig;ux pour Frédéric II, ennemi de la papauté et protecteur
+du troubadour; elle termine par la charitable
+prière suivante. «Rome, que le Roi glorieux qui pardonna
+à Madeleine fasse périr le fou enragé qui
+répand de telles calomnies et qu'il le fasse mourir de
+la mort des hérétiques.» Le souvenir du pardon
+accordé à Marie-Madeleine n'a pas adouci le c&oelig;ur de
+la dévote poétesse<a id="anchor-VIII-28"></a> <a href="#footnote-VIII-28" class="fnanchor">[28]</a>.</p>
+
+<p>La riposte est d'ailleurs loin d'avoir l'allure violente
+et par moments si éloquente de l'attaque. Le fait
+qu'une femme écrit une poésie religieuse pour
+défendre la papauté est un nouveau signe des temps.
+Nous voilà loin, bien loin de la comtesse de Die. Il
+s'est produit dans les m&oelig;urs une transformation profonde.
+La ruine de la noblesse méridionale, la destruction
+de ces foyers intellectuels et surtout poétiques
+que furent la plupart des petites cours du Midi
+a porté à la poésie des troubadours une atteinte dont
+elle ne se relèvera pas; l'établissement de l'Inquisition,
+la création des ordres religieux, la transformation qui
+s'opère dans les m&oelig;urs amènent le développement
+d'une poésie nouvelle: c'est la poésie religieuse.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_IX" id="CHAPITRE_IX"></a>CHAPITRE IX</h2>
+
+<h3>LA POÉSIE RELIGIEUSE</h3>
+
+<blockquote><p>Le paganisme de la poésie des troubadours.&mdash;La morale.&mdash;La
+conception de la Divinité.&mdash;Chants de repentir: Guillaume
+de Poitiers.&mdash;Pierre d'Auvergne.&mdash;Les chansons de croisade.&mdash;Les
+plaintes funèbres.&mdash;Folquet de Marseille.&mdash;Les poésies
+religieuses de Peire Cardenal.&mdash;Ses poésies à la Vierge.&mdash;Saint
+Dominique et les Frères Prêcheurs.&mdash;Développement des
+poésies à la Vierge.&mdash;Transformation de la lyrique courtoise
+en lyrique religieuse: Lanfranc Cigala, Guiraut Riquier, Folquet
+de Lunel.</p></blockquote>
+
+
+<p>Un fonds ineffable de paganisme caractérise les
+origines de la poésie des troubadours et la première
+période de la littérature provençale. Le premier troubadour,
+Guillaume de Poitiers, part pour la Terre
+Sainte et y fait vaillamment son devoir, mais il s'y
+amuse encore davantage et surtout amuse ses compagnons
+de route et de bataille par des facéties de
+tout genre, par des paris ou des propositions fantastiques,
+où l'esprit religieux n'a aucune part: ce
+croisé de marque a par plus d'un côté l'âme d'un
+païen. Sa muse est aussi païenne que celle d'un Grec
+ou d'un Latin; s'il invoque Dieu ou quelque saint,
+c'est pour les mettre en assez mauvaise compagnie,
+et il leur rend, en les nommant, à peu près le même
+hommage qu'il leur rendrait par un juron.</p>
+
+<p>Le sentiment religieux n'apparaît pas davantage
+chez les troubadours de la première période; il est
+également à peu près absent de la période «classique».
+Jaufre Rudel, Bernard de Ventadour,
+Arnaut Daniel, Bertran de Born, Arnaut de Mareuil
+n'ont composé aucune poésie religieuse.</p>
+
+<p>C'est que la religion tenait peu de place dans la
+société où ils ont vécu. Il y avait peu de mécréants
+sans doute; mais il semble bien que les sentiments
+religieux y furent assez tièdes et que la religion y
+fut une affaire privée, la vie extérieure étant
+tournée vers des sujets plus profanes. Si nous
+jugeons de cette société du XII<sup>e</sup> siècle par la littérature
+des troubadours, les doctrines de l'amour
+courtois paraissent avoir tenu plus de place dans ses
+occupations et ses préoccupations que l'étude de
+l'Évangile et celle plus austère de la théologie.</p>
+
+<p>L'amour chanté par les troubadours était sans
+doute doué d'un pouvoir ennoblissant, il purifiait
+l'âme, en même temps qu'il élevait le c&oelig;ur et l'esprit.
+Mais, d'abord, quelques troubadours&mdash;et non
+des moindres&mdash;concevaient l'amour sous une forme
+moins idéale et moins pure<a id="anchor-IX-1"></a> <a href="#footnote-IX-1" class="fnanchor">[1]</a>. De plus l'amour ainsi
+conçu, comme on l'a vu dans un précédent chapitre,
+ne pouvait s'adresser qu'à la femme mariée. Certes
+cette conception paraissait moins immorale dans la
+société du temps qu'elle ne le serait aujourd'hui. La
+condition de la femme mariée n'était pas en réalité
+aussi bonne que l'aspect brillant de cette société le
+laisserait supposer. Le mariage était pour le grand
+seigneur une occasion d'accroître son domaine,
+simple seigneurie ou empire; le bon mariage était
+celui qui lui permettait d'arrondir rapidement ce
+domaine.</p>
+
+<p>Les divorces sont innombrables et scandaleux. On
+trouvait facilement des prétextes, mais le vrai motif
+était à peu près toujours le même: se débarrasser
+d'un premier lien pour une union nouvelle plus profitable,
+plus utile. On a cité l'étrange aventure de la
+fille de l'empereur de Constantinople qui trouva son
+royal fiancé, le roi d'Aragon, marié, en arrivant dans
+le Midi de la France, et que le seigneur de Montpellier
+épousa, non par amour, mais pour la perspective
+des droits qu'elle pourrait lui donner sur l'empire
+grec. On conçoit que ces unions d'intérêts, où
+le c&oelig;ur ne paraît avoir eu aucune part, se dissolvaient
+rapidement quand les motifs qui les avaient
+fait naître disparaissaient ou s'affaiblissaient. Aussi
+les liens du mariage étaient-ils très relâchés et fort
+fragiles<a id="anchor-IX-2"></a> <a href="#footnote-IX-2" class="fnanchor">[2]</a>.</p>
+
+<p>Cependant ils existaient, et quelque excusable que
+fût aux yeux de cette société la conception que les
+troubadours se faisaient de l'amour, elle n'était pas
+moins contraire à la morale et même au dogme chrétiens.
+Qu'on ne s'étonne donc pas de ne pas voir
+fleurir la poésie religieuse pendant la période la plus
+brillante de la poésie des troubadours.</p>
+
+<p>Les chefs de l'Église étaient eux-mêmes d'une
+remarquable tolérance et aussi indulgents que la
+société laïque pour la poésie profane. On se souvient
+que le Moine de Montaudon avait la permission de
+parcourir les contrées voisines de son couvent, à
+condition d'y rapporter les présents qu'il récoltait
+dans ses tournées poétiques. Encore au début du
+XIII<sup>e</sup> siècle un chanoine de Maguelone (où paraît
+avoir existé une sorte d'abbaye de Thélème) charmait
+les loisirs de la solitude claustrale en écrivant
+des chansons dignes du chantre de Lisette.</p>
+
+<p>On ne saurait reprocher aux troubadours de ne
+pas avoir été plus religieux que les religieux eux-mêmes.
+Ils ont eu évidemment une conception de la
+vie différente de celle qu'en a d'ordinaire l'Église.
+Ils ne l'ont pas considérée comme une triste «vallée
+de larmes», mais comme un gracieux jardin de joie
+dont ils ont respiré sans remords la plupart des parfums.
+Cette littérature est une littérature gaie, au
+moins pendant sa période de splendeur. Les esprits
+chagrins et boudeurs, comme Cercamon et surtout
+son disciple Marcabrun, y sont une exception. On y
+sent la joie de vivre, d'une vie heureuse, parfois
+délicate, rarement grossière. La sensualité y est
+chose rare; et si quelques troubadours s'expriment
+parfois avec brutalité, c'est là en somme une exception.
+Leur conception de la vie est saine et leur poésie
+élève l'âme et le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Les troubadours conçoivent la Divinité, comme
+la vie, d'une façon un peu particulière. Dieu ne leur
+est pas apparu au milieu des tonnerres et des éclairs,
+armé du «glaive de la Loi». Ils le considèrent
+comme une sorte d'ami très haut placé, très puissant
+et très pitoyable aux poètes, surtout aux poètes
+d'amour. Ils l'invoquent avec beaucoup de familiarité
+et souvent avec quelque inconscience. Une aube
+célèbre de Giraut de Bornelh commence par une
+invocation d'un ton élevé et grandiose: «Roi glorieux,
+vraie lumière et vraie clarté, seigneur tout-puissant...»
+Et que demande-t-il à ce Dieu ainsi invoqué?
+tout simplement de veiller sur un rendez-vous amoureux;
+et c'est pour la tranquillité des deux amants
+que lui-même n'a cessé de prier toute la nuit «à
+deux genoux».</p>
+
+<p>Par suite de cette conception il n'est pas rare
+qu'un troubadour demande à Dieu de fléchir le c&oelig;ur
+d'une amante trop rigoureuse; c'est par exemple
+dans cette intention qu'Arnaut Daniel fait brûler des
+cierges et fait dire et entend «mille messes»<a id="anchor-IX-3"></a> <a href="#footnote-IX-3" class="fnanchor">[3]</a>.
+Même quelques troubadours, comme le comte
+d'Orange ou Peire Vidal, vont jusqu'à demander à
+Dieu aide et protection pour l'accomplissement de
+leurs désirs les plus sensuels.</p>
+
+<p>Comme aux temps du Paganisme, la divinité n'est
+pas seulement indulgente aux faiblesses (dans la
+plupart des religions, à tout péché miséricorde), mais
+elle est complice de ces faiblesses. Nous connaissons
+même la conception que les troubadours se sont faite
+du Paradis; ils se le sont représenté comme un lieu de
+délices, où des poètes toujours jeunes et toujours
+inspirés chanteraient sans fin, à côté de leur dame,
+un amour éternel.</p>
+
+<p>Le milieu où naissaient des conceptions de ce
+genre n'était pas tout à fait propre au développement
+et à la floraison de cette poésie un peu spéciale, un
+peu délicate aussi et difficile à s'acclimater, qu'est la
+poésie religieuse.</p>
+
+<p>Cependant on a déjà relevé le nombre des troubadours
+qui ont fini leur vie dans un cloître; il est considérable<a id="anchor-IX-4"></a> <a href="#footnote-IX-4" class="fnanchor">[4]</a>.
+Le sentiment religieux n'était pas tout
+à fait mort dans cette société; il sommeillait dans
+l'âme de plus d'un troubadour et s'y éveillait sous
+l'influence de circonstances spéciales ou par suite
+des leçons de la vie. Aussi n'est-il pas rare, même
+dès le XII<sup>e</sup> siècle, de rencontrer quelques poésies religieuses
+perdues parmi les chansons profanes. Ce
+sont ordinairement des chants de repentir, d'inspiration
+sincère et touchante. Le poète, au déclin de la
+vie, examine s'il a bien employé le temps qui lui a
+été accordé et il demande grâce sinon pour le mal
+qu'il a fait, au moins pour le bien qu'il a négligé.</p>
+
+<p>Une des plus anciennes pièces de ce genre est du
+premier troubadour, Guillaume de Poitiers. On ne
+s'attendrait pas à trouver une poésie religieuse
+parmi ses joyeuses chansons; et cependant il y en a
+une, simple et touchante. Il l'a sans doute écrite
+avant d'entreprendre un lointain pèlerinage, ou plus
+probablement aux approches de la mort. Il y exprime
+ses inquiétudes sur la succession qu'il laisse à son
+fils encore jeune, mais la partie la plus intéressante
+pour nous est celle où il dit adieu au monde: le gai
+compagnon qu'il fut trouve les accents les plus
+justes pour chanter cette séparation.</p>
+
+<blockquote><p>Je demande pardon à mon compagnon; si jamais je
+lui ai fait du tort qu'il me pardonne... J'ai été l'ami de
+«Prouesse» et de «Joie»; maintenant je me sépare de
+l'une et de l'autre; et je m'en vais vers celui où tous les
+pécheurs trouvent la paix. J'ai été très jovial et très gai,
+mais notre Seigneur ne le veut plus; maintenant je ne
+puis plus supporter le fardeau (de la vie?), tellement je
+suis proche de la fin. J'ai quitté tout ce que j'aime,
+la vie chevaleresque et brillante; mais puisqu'il plaît à
+Dieu, je me résigne et je le prie de me retenir parmi les
+siens<a id="anchor-IX-5"></a> <a href="#footnote-IX-5" class="fnanchor">[5]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>C'est à peu près dans les mêmes termes, mais
+avec plus de grâce mélancolique, qu'un troubadour
+de la première période, Pierre d'Auvergne, prend
+congé du monde, du «siècle». «Amour, vous
+auriez bien sujet de vous plaindre, si un autre que le
+Juge juste m'éloignait de vous, car c'est à vous que
+je dois les honneurs et la gloire. Mais ceci ne peut
+durer, Amour courtois; je cesse d'être votre ami,
+je suis trop heureux d'aller où le Saint-Esprit me
+guide; c'est lui qui me mène; ne vous fâchez pas
+si je ne reviens pas vers vous<a id="anchor-IX-6"></a> <a href="#footnote-IX-6" class="fnanchor">[6]</a>.» On croirait
+entendre comme un écho de la gracieuse composition
+où le même poète fait du rossignol un si habile messager
+d'amour.</p>
+
+<p>Il semble que cet adieu de Pierre d'Auvergne à
+l'amour ait été définitif. Il reste de lui une série de
+pièces consacrées uniquement à exprimer les
+louanges de Dieu et le mépris des biens terrestres.
+Voici le début d'une véritable «hymne pour le Seigneur»,
+en l'honneur de la Trinité.</p>
+
+<blockquote><p>Loué soit Emmanuel, le Dieu du Ciel et de la Terre,
+qui est un en trois personnes, saint-esprit, fils, et père
+accompli... C'est celui qui voulut venir au monde pour
+effacer nos péchés et par qui les quatre éléments furent
+séparés... C'est Dieu, qui était hier et qui sera demain,
+car il n'eut jamais de commencement... Il se sacrifia lui-même
+pour que le premier péché fût effacé; et ce fut une
+grande peine de voir que celui qui n'avait jamais péché a
+souffert les maux des hommes, a subi la mort sous Ponce
+Pilate et est ressuscité de son linceul... C'est en ce Dieu
+que je crois, c'est par lui que j'existe... je lui donne mon
+âme et mon c&oelig;ur<a id="anchor-IX-7"></a> <a href="#footnote-IX-7" class="fnanchor">[7]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Cette poésie ressemble fort à une hymne de l'Église
+en l'honneur de la Trinité; ce sont les mêmes thèmes,
+le même développement. Mais les souvenirs de la vie
+miraculeuse du Christ y sont trop nombreux; ceci
+aussi appartient au cercle d'idées dans lequel se
+meuvent les hymnes et les poésies religieuses de
+toute sorte écrites en latin. En somme les poésies de
+ce genre ont peu d'originalité; les épopées françaises
+sont remplies de tirades où, sous prétexte d'invocation
+à Dieu, le poète rappelle les principaux événements
+de l'ancien et du nouveau Testament. C'est
+aussi un abus d'énumérations de ce genre qui gâte
+une autre poésie religieuse du même Pierre d'Auvergne.</p>
+
+<blockquote><p>C'est vous, dit-il à Dieu, qui avez sauvé Sidrac de la
+flamme ardente, qui avez tiré Daniel de la fosse, Jonas de
+la baleine et qui avez protégé Suzanne contre les faux
+témoins; vous avez nourri la multitude, seigneur souverain,
+de cinq pains et de deux poissons... vous avez fait la
+terre et d'un seul signe le soleil et le ciel; vous avez
+détruit Pharaon et donné aux fils d'Israël le miel, la
+manne et le lait<a id="anchor-IX-8"></a> <a href="#footnote-IX-8" class="fnanchor">[8]</a>...</p></blockquote>
+
+<p>Cette énumération, que nous abrégeons, est longue
+et monotone; la poésie dont elle fait partie est froide
+et peu intéressante. Plus poétiques sont quelques
+autres compositions religieuses du même auteur où
+la pensée n'est pas remplacée comme ici par une
+longue série d'allusions bibliques.</p>
+
+<p>Pierre d'Auvergne y insiste avec quelque bonheur
+d'expression sur le thème de la mort, de l'inanité des
+richesses qu'il faudra abandonner sans retour. Il
+s'étonne que l'homme ne pense pas plus souvent à ce
+dernier acte de la vie; «il faudra mourir, dit-il, et
+passer par le chemin où sont passés nos pères»;
+«nous mourrons tous, dit-il ailleurs, les richesses ne
+nous sauveront pas... contre la mort ne peuvent se
+défendre ni comtes, ni ducs, ni rois, ni marquis...» Ce
+sont là des thèmes lyriques par excellence; d'autres
+poètes, même parmi les troubadours, les ont développés
+avec plus de bonheur; mais Pierre d'Auvergne
+est un des premiers à les traiter; cette priorité d'abord
+et ensuite une certaine originalité dans l'expression
+de sentiments que la poésie des troubadours ne connaissait
+guère encore justifient l'attention que l'on
+doit donner dans l'histoire de la littérature provençale
+à ces poésies religieuses.</p>
+
+<p>Les mêmes thèmes forment le fond de certaines
+poésies morales et religieuses de Giraut de Bornelh.
+Elles n'ont pas l'allure épique des poésies religieuses
+de Pierre d'Auvergne; les énumérations bibliques en
+sont absentes. Mais Giraut de Bornelh insiste également
+sur la nécessité de la mort et sur le mépris des
+richesses qu'il faudra abandonner sans retour. Ces
+thèmes appartiennent aux poètes lyriques aussi bien
+qu'aux sermonnaires; Giraut de Bornelh lui-même
+appelle une fois une de ces compositions un «sermon»,
+mais ce sont en général des sermons un peu
+spéciaux, destinés à réveiller l'ardeur des chrétiens
+pour les croisades. Quoique l'élément religieux y
+soit assez développé, on peut les considérer comme
+un genre à part.</p>
+
+<p>En effet les chants de croisade sont plutôt, ou sont
+tout autant des poésies historiques que des poésies
+religieuses. Les thèmes qui y sont développés n'ont
+rien d'original; ce qui y domine d'ordinaire, c'est la
+critique plus ou moins vive, suivant les tempéraments,
+de ceux qui, par lâcheté ou par négligence,
+laissent le «saint pays» aux mains des infidèles.
+Cette partie historique, et souvent satirique, a plus
+d'importance que l'autre, la partie religieuse. Le
+«chant de croisade» est devenu de bonne heure un
+genre, lui aussi un peu conventionnel et factice.
+Qu'il s'agisse des Sarrasins d'Espagne ou des Turcs
+de Syrie, c'est par les mêmes arguments que les
+troubadours cherchent à exciter contre eux les chefs
+de la chrétienté.</p>
+
+<p>Ces arguments ressemblent fort à ceux que les
+prédicateurs du temps devaient développer; comme
+eux les troubadours rappellent le lieu où le Christ
+fut mis en croix; ils font miroiter l'espoir des récompenses
+futures et aussi celui de récompenses plus
+immédiates. Ces chants ne sont pas à proprement
+parler des poésies religieuses; l'amour de la religion,
+sincère ou fictif, les inspire; mais ce n'est pas la seule
+source d'inspiration; dans leur ensemble ils appartiennent
+plutôt à la catégorie des sirventés politiques
+qu'à celle des poésies religieuses.</p>
+
+<p>On peut en dire autant des «planns» ou plaintes
+funèbres. C'est là un genre où l'absence de sentiments
+religieux ne se comprendrait guère, surtout au
+moyen âge. En effet la plupart se terminent par une
+prière. Quelques-unes de ces pièces sont touchantes
+de naïveté ou de sincérité, mais beaucoup d'entre elles
+prennent de bonne heure l'apparence de formules
+toutes faites. Dans la plupart des cas la partie laudative
+occupe la première place; l'élément religieux y
+est accessoire. Laissons donc de côté «chants de
+croisade» et «plaintes funèbres» en abordant la
+période de floraison de la poésie religieuse.</p>
+
+<p>Mais auparavant nous citerons encore une poésie
+religieuse de cette première période; c'est une aube
+de Folquet de Marseille, le futur évêque de Toulouse
+et persécuteur des Albigeois. On remarquera la gravité
+et l'élévation de cette sorte de prière du matin.</p>
+
+<blockquote><p>Vrai Dieu, je m'éveillerai aujourd'hui en vous invoquant
+vous et Sainte Marie; car l'étoile du ciel vient de
+vers Jérusalem et me fait dire: Debout, hommes qui
+aimez Dieu; le jour est proche et la nuit tient sa route;
+Dieu soit loué et adoré par nous; prions-le de nous donner
+la paix pendant toute notre vie. La nuit va et le jour vient
+dans le ciel clair et serein; l'aube paraît, belle et parfaite.</p>
+
+<p>Seigneur Dieu qui naquis de la Vierge Marie pour nous
+sauver de la mort et restaurer la vie et pour détruire
+l'enfer que le Diable tenait, toi qui fus levé en croix,
+couronné d'épines, abreuvé de fiel, Seigneur, ce bon
+peuple vous demande grâce pour que votre pitié lui
+pardonne ses péchés. La nuit va et le jour vient, etc.</p>
+
+<p>Dieu, donnez-moi le savoir et l'intelligence, pour que
+j'apprenne vos saints commandements, que je les entende
+et les comprenne; que votre piété me protège et me
+défende pour que ce monde terrestre ne m'emporte pas
+avec lui; car je vous adore, Seigneur, et je crois en vous, je
+m'offre à vous, moi et ma foi; je vous demande grâce et
+pardon de mes péchés.</p>
+
+<p>Je prie ce Dieu glorieux, qui se sacrifia pour nous sauver
+tous, de répandre sur nous le Saint Esprit; qu'il nous
+garde du mal, nous donne la joie et nous conduise parmi
+les siens, là-haut, dans son royaume... La nuit s'en va et
+le jour vient, dans le ciel clair et serein; l'aube paraît,
+belle et parfaite<a id="anchor-IX-9"></a> <a href="#footnote-IX-9" class="fnanchor">[9]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Les troubadours que nous avons précédemment
+cités, Pierre d'Auvergne et Giraut de Bornelh, appartiennent
+à la première période de la poésie provençale:
+Pierre d'Auvergne est un des plus anciens
+troubadours; Giraut de Bornelh est de la fin du
+XII<sup>e</sup> et du début du XIII<sup>e</sup> siècle. Les poésies religieuses
+forment une exception dans leur &oelig;uvre, et même dans
+la littérature du temps.. C'est surtout au XIII<sup>e</sup> siècle
+que ces poésies se développent de plus en plus.</p>
+
+<p>Le poète qui a le plus contribué à ce développement
+est le satirique Peire Cardenal auquel a été
+consacrée une partie du dernier chapitre. On y a vu
+sa haine des mauvais prêtres, mais en même temps
+son attachement aux dogmes de l'Église. Sans doute
+il est surtout un satirique et son «Credo» n'est
+qu'une introduction à une satire des plus violentes
+et des plus crues contre une catégorie de religieux.
+Mais ses poésies morales et religieuses sont par
+beaucoup de côtés de vrais «sermons» et c'est le
+titre que quelques manuscrits leur donnent. On n'a
+pas de peine à concevoir quels en sont les thèmes
+principaux; ce sont: la nécessité de se préparer à la
+dernière heure, dont nous ne sommes pas les maîtres,
+la crainte de Dieu le souverain juge, le jugement
+dernier; ce dernier thème en particulier, qui a toujours
+inspiré sermonnaires, peintres ou poètes, a été
+traité d'une manière fort hardie par Peire Cardenal.
+La traduction suivante fera juger de l'originalité de
+cette conception; ce sont des accents qu'on n'avait
+pas encore entendus dans la langue des troubadours.</p>
+
+<blockquote><p>Je veux commencer un nouveau sirventés que je réciterai
+au jour du jugement, à celui qui me créa et me
+forma du néant; s'il veut m'accuser de quelque faute
+et me mettre parmi les damnés, je lui dirai: Seigneur,
+pitié, arrêtez; j'ai combattu (pour vous) toute ma vie les
+méchants, gardez-moi, s'il vous plaît, des tourments de
+l'enfer.</p>
+
+<p>Je ferai émerveiller toute sa cour, quand on entendra
+mon plaidoyer; car je dis que Dieu est injuste envers les
+siens, s'il pense les détruire et les mettre en enfer; car il
+est juste que celui qui perd ce qu'il pourrait gagner au
+lieu d'abondance gagne la disette; Dieu doit être doux et
+libéral pour retenir à la mort les âmes (de ses créatures).</p>
+
+<p>Sa porte ne devrait pas se fermer... pourvu que toute
+âme qui voudrait y entrer y passât joyeusement, car
+jamais cour ne sera parfaite si une partie pleure pendant
+que l'autre rit; et quoique Dieu soit souverain et tout-puissant,
+s'il ne nous ouvre pas sa porte, on lui en demandera
+raison.</p>
+
+<p>Il devrait bien anéantir les diables; il en aurait plus
+d'âmes et plus souvent; cette exécution plairait à tout le
+monde et il pourrait s'en absoudre lui-même...</p>
+
+<p>Beau seigneur Dieu, je ne veux pas désespérer de vous;
+au contraire j'ai en vous le ferme espoir que vous m'assisterez
+à l'heure de ma mort, parce que vous devez sauver mon
+corps et mon âme. Et je vous ferai une belle proposition:
+renvoyez-moi où j'étais avant de naître, ou bien pardonnez-moi
+tous mes péchés; car je ne les aurais pas commis, si je
+n'avais pas existé.</p>
+
+<p>Si, ayant souffert en ce monde, j'allais brûler en enfer,
+ce serait tort et péché; car je puis vous reprocher que
+pour un bien vous m'avez donné mille maux. Par pitié
+je vous prie, dame Sainte Marie, qu'auprès de votre fils
+vous nous serviez de guide<a id="anchor-IX-10"></a> <a href="#footnote-IX-10" class="fnanchor">[10]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>«Il ne faut pas se méprendre sur le caractère de
+cette étrange prière, dit Fauriel; il ne faut y voir ni
+plaisanterie ni ironie... sa pensée est grave et
+sérieuse... On entrevoit qu'il [Peire Cardenal] imagine
+l'existence du mal comme la conséquence d'une
+espèce de dualisme, mais d'un dualisme, pour ainsi
+dire, accidentel, qu'il dépendrait de Dieu de ramener
+à l'unité<a id="anchor-IX-11"></a> <a href="#footnote-IX-11" class="fnanchor">[11]</a>.» La question se pose de savoir si le
+dualisme imaginé par Peire Cardenal ne porte pas
+la marque des croyances hérétiques du temps, qui
+admettaient l'existence d'un principe du bien et d'un
+principe du mal dans le monde. La hardiesse de
+Peire Cardenal dans cette conception n'est égalée
+que par celle d'un troubadour obscur de la décadence
+qui, dans une tenson avec Dieu, discute en
+toute liberté le problème du mal<a id="anchor-IX-12"></a> <a href="#footnote-IX-12" class="fnanchor">[12]</a>.</p>
+
+<p>Mais les poésies de ce genre sont en somme
+rares: les deux que nous venons de rappeler sont les
+plus hardies. D'ordinaire les troubadours ne traitaient
+pas des sujets aussi relevés; d'abord ils n'en
+avaient pas le goût et puis le jeu était dangereux.
+L'Église s'est toujours défiée des auxiliaires qui, en
+dehors des rangs du clergé, ont voulu l'aider dans
+les querelles et les discussions théologiques et
+métaphysiques; au moment où l'Inquisition fonctionnait
+dans le Midi de la France, il y avait quelque
+imprudence pour les poètes à traiter des sujets qui
+touchaient au dogme; plus d'un qui en eut peut-être
+l'idée en fut retenu par la «crainte du Seigneur» et
+surtout des représentants plutôt rudes qui jugeaient
+en son nom.</p>
+
+<p>La poésie de Peire Cardenal se terminait par une
+invocation à la Vierge. Ceci est quelque chose de
+nouveau dans la lyrique provençale. Cette simple
+mention permet de juger la différence qui existe
+entre l'époque de Jaufre Rudel et de Bernard de Ventadour
+et celle de Peire Cardenal. Une autre poésie
+du même troubadour marquera mieux cette différence:
+c'est une chanson en l'honneur de la Vierge.</p>
+
+<blockquote><p>Vraie Vierge Marie, véritable vie et véritable foi, vraie
+mère et véritable amie, vrai amour et vraie pitié, que par
+ta pitié il arrive que je sois aimé de ton fils. Traite la paix
+avec ton fils, s'il te plaît, dame, réconcilie-nous avec lui.</p>
+
+<p>Tu réparas la folie qui s'empara d'Adam; tu es l'étoile
+qui guide les passants au saint pays; tu es l'aube du jour
+dont ton fils est le soleil, car il chauffe et il éclaire, ce fils
+sincère plein de droiture.</p>
+
+<p>Tu naquis en Syrie, de bonne naissance, mais pauvre
+d'avoir, douce, pure et pieuse, en actes, en paroles et en
+pensées, formée en toute perfection, sans aucune tache,
+ornée de tous les biens; et tu parus si douce que Dieu
+descendit en toi.</p>
+
+<p>Celui qui en toi se fie n'a pas besoin d'autre défense;
+si tout le monde périssait, celui-là ne périrait pas; car à
+tes prières s'adoucit le Très-Haut et ton fils ne contrarie
+jamais tes volontés.</p>
+
+<p>David en sa prophétie dit en un psaume qu'il fit qu'à
+droite de Dieu, du Roi promis par la Loi, était assise une
+Reine vêtue de vair et d'orfroi; c'était toi, sans aucun doute.
+Traite la paix avec ton fils, dame, réconcilie-nous avec
+lui<a id="anchor-IX-13"></a> <a href="#footnote-IX-13" class="fnanchor">[13]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Cette pièce est imitée en partie des hymnes de
+l'Église ou plutôt des litanies. Les images en sont
+empruntées au style biblique; mais il semble que
+notre troubadour ait choisi les plus belles et les plus
+gracieuses et sa prière donne l'impression d'une
+poésie naïve et originale et ne sent pas l'imitation.
+Cette poésie en forme de litanie n'est pas d'ailleurs
+la seule dans la poésie provençale. Un troubadour
+de la décadence, le même dont nous citions tout à
+l'heure la hardie tenson avec Dieu, a composé une
+«aube», en l'honneur de la Vierge; en voici la première
+strophe où les images les plus connues des
+litanies à la Vierge se trouvent réunies.</p>
+
+<blockquote><p>Espérance de tous les vrais croyants, fleuve de plaisir,
+source de vraie pitié, maison de Dieu, jardin où naissent
+tous les biens, repos sans fin, refuge des orphelins, consolation
+des parfaits affligés, fruit de joie, assurance de paix,
+port de salut, joie sans tristesse, fleur de vie sans mort,
+mère de Dieu, reine du firmament, lumière, clarté et aube
+du paradis<a id="anchor-IX-14"></a> <a href="#footnote-IX-14" class="fnanchor">[14]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>On voit tout ce qui manque à cette énumération
+pour être poétique; la longueur, la monotonie,
+l'incohérence en sont les moindres défauts; le reste
+de la pièce est digne de cette froide introduction. Si
+les chansons à la Vierge ont été une des dernières
+grâces de la littérature provençale en décadence elles
+le doivent à tout autre chose qu'à l'imitation des
+litanies de l'Église. Nous allons étudier la transformation
+qu'elles subirent. Mais auparavant il faut
+rappeler succinctement quelques faits historiques
+importants.</p>
+
+<p>Les événements qui ont suivi la croisade contre
+les Albigeois et qui en ont été, pour ainsi dire, le
+complément, ont exercé sur les m&oelig;urs, et, par suite
+sur la poésie une influence décisive. Aussitôt après
+la conquête, saint Dominique institue ses Frères
+Prêcheurs et, dans l'espace de quelques années, la
+congrégation possède dans le Midi de la France
+quarante-quatre couvents. La plupart sont, comme
+il convient, fondés dans des villes où l'orthodoxie
+avait le plus souffert; Toulouse, Béziers sont des
+premières à en avoir. D'autres ordres religieux,
+Franciscains, Jacobins, s'établissent à la même
+époque dans le Midi. L'influence de ces différents
+ordres, concourant à une fin commune, a transformé
+les m&oelig;urs. Si elle n'a pas renouvelé le goût des
+choses de la religion, qui avait même été la cause de
+l'hérésie, elle l'a dirigé dans la voie régulière de
+l'orthodoxie<a id="anchor-IX-15"></a> <a href="#footnote-IX-15" class="fnanchor">[15]</a>.</p>
+
+<p>D'autre part la création de ce redoutable tribunal
+d'exception que fut l'Inquisition y contribua par des
+moyens plus rudes. Le sentiment religieux s'est
+développé et le domaine de la poésie religieuse s'est
+agrandi du même coup. Cent ans ou même un quart
+de siècle auparavant elle aurait trouvé peu d'écho
+dans la société. Les poésies religieuses de la période
+qui précède la croisade contre les Albigeois s'expliquent
+par des raisons particulières à chaque poète
+plutôt que par des causes générales. Il n'en est plus
+de même maintenant. Les poètes suivent le goût du
+jour; aussi le nombre des poésies religieuses est-il
+grand pendant cette période de décadence.</p>
+
+<p>Mais on a remarqué que parmi les poésies lyriques
+consacrées à louer «Dieu, la Vierge et les Saints»,
+les chansons à la Vierge devenaient de plus en plus
+nombreuses pendant le XIII<sup>e</sup> siècle. Le nom de la
+Vierge n'apparaissait pas chez les troubadours de la
+période précédente.</p>
+
+<p>Peire Cardenal est un des premiers à écrire en son
+honneur; mais sa poésie (comme une autre du troubadour
+Perdigon) est dans le ton des prières de l'Église.
+Après lui le nombre de ces poésies va en augmentant
+pendant le XIII<sup>e</sup> siècle<a id="anchor-IX-16"></a> <a href="#footnote-IX-16" class="fnanchor">[16]</a>.</p>
+
+<p>Ce fait est une preuve de l'influence exercée par
+saint Dominique et ses disciples. Les confréries du
+Rosaire avaient été fondées en même temps que
+l'Inquisition, et le culte de la Vierge, qui n'existait
+pas auparavant d'une manière indépendante, s'était
+rapidement développé. Ce culte se présentait avec
+un charme et une grâce que celui de la Trinité ou
+même du Christ, Rédempteur des hommes, n'offrait
+pas au même degré. La Vierge était l'avocate des
+pécheurs, elle était l'intermédiaire indulgente entre
+les hommes et son fils.</p>
+
+<p>«La Vierge, dit Pierre de Blois, est la seule
+médiatrice entre l'homme et le Christ. Nous étions
+des pécheurs et nous redoutions de faire appel au
+Père, car il est terrible; mais nous avons la Vierge
+en qui il n'y a rien de terrible, car en elle est la plénitude
+de la grâce et de la pureté.» «En fait s'écrie
+le même théologien, si Marie était exclue du Ciel, il
+ne resterait plus au genre humain que la noirceur
+des ténèbres.»</p>
+
+<p>Son culte se répandit rapidement dans le Midi
+de la France. Les poésies à la Vierge se multiplièrent
+sous l'&oelig;il bienveillant de l'Église, jusqu'au
+jour où elles furent les seules poésies permises, ou
+du moins les seules qui eussent des chances de
+plaire.</p>
+
+<p>Seulement la littérature provençale n'avait déjà
+plus la vie nécessaire pour créer les formes nouvelles
+qui convenaient à ce genre nouveau; la lyrique religieuse
+prit la forme de la lyrique profane, toute la
+forme même, métrique, mélodies peut-être, en tout
+cas idées et expressions.</p>
+
+<p>La transformation ne fut pas difficile; déjà Pierre
+d'Auvergne avait chanté l'amour céleste dans des
+termes qui prêtent à l'équivoque. Il était plus facile
+encore de chanter la Vierge, la dame, <i>dona</i>, par
+excellence. La lyrique courtoise, si raffinée, n'eut
+pas de peine à s'accommoder à cette direction nouvelle.
+La conception que les troubadours s'étaient
+faite de l'amour s'y prêtait à merveille. N'en avaient-ils
+pas fait un principe de vertu et de pureté? Sans
+effort, sans violence, les mêmes images, les mêmes
+termes qui leur avaient servi à chanter l'amour terrestre
+servirent à la description de leur nouvel idéal.
+La Vierge fut la plus aimable, la plus gracieuse, la
+plus belle des femmes; on se déclara son amant
+parfait, on se soumit à ses volontés; on lui reconnut
+tous les dons et toutes les vertus, une fidélité sans
+bornes, une douceur ineffable pour ses soupirants;
+tels sont les principaux traits par lesquels se manifesta
+ce nouveau culte poétique.</p>
+
+<p>Les débuts de cette conception apparaissent
+d'abord chez des troubadours d'origine italienne.
+Voici comment l'un d'eux chante la Vierge.</p>
+
+<blockquote><p>Ah! Vierge en qui j'ai mis mon amour, s'il vous plaît
+d'entendre mon ardente prière, jamais je ne dois craindre
+de manquer de joie parfaite, vif ou mort je la posséderai...
+O noble dame, dont la valeur dépasse celle de toutes les
+autres femmes, on peut vous louer sans crainte d'être
+contredit; en vous louant personne ne peut mentir, car
+vous êtes la fleur de la vraie connaissance, fleur de beauté,
+fleur de vraie pitié... Je sais, dame, que qui se souvient de
+vous et qui se donne de bon c&oelig;ur à votre service se sert
+lui-même, car il est sûr de jouir de sa récompense et de
+ne pas voir ses services méprisés<a id="anchor-IX-17"></a> <a href="#footnote-IX-17" class="fnanchor">[17]</a>...</p></blockquote>
+
+<p>Voilà un exemple de cette transformation; en voici
+un autre pris chez un troubadour de Béziers; il est
+moins caractéristique en apparence; mais l'auteur a
+emprunté le mètre et les rimes d'une des plus jolies
+chansons que le troubadour Rigaut de Barbezieux
+ait consacrées à l'amour profane.</p>
+
+<blockquote><p>Je voudrais sur la meilleure de toutes les femmes
+faire une chanson agréable; car je ne veux pas chanter
+d'autre dame que la Vierge de douceur. Je ne puis mieux
+employer mes bonnes paroles qu'à chanter la dame de
+miséricorde où Dieu mit et plaça tous les biens; aussi je
+la prie d'agréer mon chant<a id="anchor-IX-18"></a> <a href="#footnote-IX-18" class="fnanchor">[18]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Cette pièce appartient à la deuxième moitié du
+XIII<sup>e</sup> siècle. Plus la littérature provençale approche
+de sa fin, plus les pièces de ce genre se multiplient.
+En voici des exemples empruntés aux derniers troubadours,
+en particulier à Guiraut Riquier. Une
+chanson composée en 1288 commence ainsi:</p>
+
+<blockquote><p>Ni les mois chauds ou froids, ni la saison tempérée
+où paraissent les fleurs, ne me font chanter d'amour parfait
+pour la dame dont je suis le parfait amant. Mais je chante
+en toute saison, quand il me plaît, car elle dont je suis énamouré
+est la meilleure et la plus gracieuse qui fût jamais,
+et j'espère qu'elle me rendra joyeux, quoique je ne lui sois
+point encore tout à fait soumis.</p></blockquote>
+
+<p>Et la théorie du pouvoir ennoblissant de l'amour
+nous est exposée dans toute son ampleur.</p>
+
+<blockquote><p>Je ne lui suis point encore assez soumis, car je pense
+encore aux viles actions; qui veut le secours de ma dame
+ne doit pas se plaire au mal; car elle n'y a jamais pensé.
+Et quand je considère ses grandes bontés, le grand et
+singulier honneur qu'elle m'a fait, quand je pense qu'elle
+me veut pour serviteur, je dois tenir mon c&oelig;ur en respect.</p>
+
+<p>Je dois le tenir en respect pour que ma volonté folle ne
+me fasse commettre aucune faute envers la belle que
+j'adore; car je serai comblé de richesses si je suis aimé
+par elle; donc je dois rester tout à fait maître de mon
+c&oelig;ur, si de mauvais désirs lui viennent...</p>
+
+<p>Car les belles actions conviennent au parfait amant; et
+puisque j'aime la meilleure qui soit au monde, tous faits
+courtois me conviennent... Tout homme qui obtient l'amour
+de ma dame apprend d'elle à se conduire avec courtoisie
+et sincérité; il ne se préoccupe de rien, n'a pas à flatter
+ses rivaux ni à craindre d'être supplanté par eux; et s'il
+devient de ses amis intimes il montera en grande richesse...</p>
+
+<p>Que ma Dame prie celui à qui tous les parfaits amants
+adressent leurs prières de faire de moi un amant parfait<a id="anchor-IX-19"></a> <a href="#footnote-IX-19" class="fnanchor">[19]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>On n'a pas eu de peine à reconnaître au passage
+les traits les plus caractéristiques de la phraséologie
+conventionnelle des chansons d'amour. Les anciens
+troubadours attendaient le retour du printemps pour
+chanter leur dame; l'amour ne paraissait, semble-t-il,
+qu'avec le renouveau de la nature; c'était un amour
+incomplet; celui qui anime notre poète éclate en
+toute saison.</p>
+
+<p>L'amant, dans l'ancien temps, pouvait craindre les
+rivaux, les jaloux et les médisants; il n'y a plus à
+craindre que la nouvelle «dame» chantée par les
+troubadours soit accessible à leurs médisances; elle
+est par excellence un principe de bien, elle développe
+la «connaissance», l'entendement du poète et lui
+inspire la pureté du c&oelig;ur.</p>
+
+<p>La même transformation de la conception de
+l'amour s'observe dans la composition suivante du
+même poète.</p>
+
+<blockquote><p>Je pensais souvent chanter l'amour au temps passé,
+mais je ne le connaissais pas, car je nommais amour
+ma folie; maintenant amour me fait aimer une telle dame
+que je ne puis la craindre ni l'honorer assez, ni l'aimer
+comme elle le mérite...</p>
+
+<p>Par son amour j'espère croître en mérite, en honneur,
+en richesse et en grande joie; c'est vers elle seule que
+mes pensées et mes désirs devraient se tourner; puisque
+par elle je puis obtenir tous les biens que je désire, je
+dois mettre tout mon soin à la servir; car je suis aimé
+d'elle, pourvu que je me conduise envers elle suivant le
+code du parfait amant...</p>
+
+<p>Elle a une beauté si grande que rien ne peut la diminuer;
+rien n'y manque, elle resplendit nuit et jour... Ma
+Dame je puis la nommer à bon droit Belle Joie (c'est le
+nom par lequel il désignait l'objet de son amour terrestre)...</p>
+
+<p>Je ne suis pas jaloux de celui qui recherche l'amour de
+celle que j'aime; j'y trouve au contraire un grand plaisir;
+celui qui ne daigne pas l'aimer me déplaît fort: car je
+crois fermement que de son amour viennent tous les biens.
+Je prie ma dame de protéger ses amoureux, de sorte que
+chacun voie ses désirs accomplis.</p></blockquote>
+
+<p>On pourrait emprunter d'autres exemples à l'&oelig;uvre
+du dernier troubadour; prenons-en quelques-uns à
+celle d'un de ses contemporains, un <i>poeta minor</i> assez
+gracieux, Folquet de Lunel<a id="anchor-IX-20"></a> <a href="#footnote-IX-20" class="fnanchor">[20]</a>. Lui aussi a chanté
+l'amour profane et de façon assez heureuse, comme
+le montre le début de la chanson suivante. «Il m'en
+a pris comme au marinier, quand il s'est lancé dans
+la haute mer, avec l'espoir de trouver le temps qu'il
+cherche et désire le plus; et quand il est sur la mer
+profonde, le mauvais temps renverse sa barque; il ne
+peut éviter le péril, il ne peut rester ni fuir.» C'est
+ainsi que par sa folie il s'est mis à aimer «sans l'espérance
+d'obtenir une joie rare de la gaie et gracieuse
+dame qui est belle et blonde, pure et exempte de
+toutes mauvaises qualités, et qu'on ne peut s'empêcher,
+quand on la voit, d'aimer follement». Voilà
+comment notre troubadour chante l'amour profane.
+Et voici maintenant comment il chante l'amour religieux.</p>
+
+<blockquote><p>Pour maintenir l'amour et le plaisir, et la joie parfaite,
+pour plaire, s'il se peut, à celle qui daigne m'accorder ses
+faveurs, je fais une chansonnette légère: car je suis dans
+un tel état que ni nuit ni jour ne me quitte le parfait
+amour que je porte à celle qui m'affermit en amour.</p></blockquote>
+
+<p>Une autre de ses chansons est un modèle du
+genre.</p>
+
+<blockquote><p>Les actes et les paroles de ma dame sont si parfaits
+que celui-là a bien raison de se réjouir que l'amour a
+poussé à l'aimer.</p>
+
+<p>Ma dame ne veut ni suppliants gracieux ni amoureux,
+mais elle veut des amants parfaits, ni faux ni volages, car
+elle n'est ni volage ni fausse; jamais elle ne se mire ni ne
+se farde; elle n'écoute pas les galanteries, et tout parfait
+amant en a obtenu bonne récompense.</p>
+
+<p>Ma dame est d'une beauté si parfaite que je n'y désire
+aucune amélioration; car jamais femme des deux lois
+(ancien et nouveau Testament) n'atteignit un si haut
+mérite. Sa valeur est si grande que tout ce qu'elle fait
+plaît à Dieu... et ceux qui la prient sont plus nombreux
+que ceux qui prient toute autre dame.</p></blockquote>
+
+<p>Nous pouvons arrêter là cette étude sur la poésie
+religieuse; non qu'il n'y ait d'autres monuments postérieurs
+à ceux que nous venons de citer, et qui sont
+de la fin du XIII<sup>e</sup> siècle. Au contraire le XIV<sup>e</sup> siècle voit
+le triomphe de ce genre nouveau; c'est même le seul
+genre admis par l'école toulousaine; mais d'abord, la
+poésie provençale du XIV<sup>e</sup> siècle n'a que la langue
+de commune avec la poésie des troubadours; et
+puis, dans cette longue série de pièces consacrées à
+la Vierge couronnées aux Jeux Floraux de Toulouse
+pendant le XIV<sup>e</sup> siècle, il en est peu qui méritent d'être
+tirées de l'oubli. Il suffira d'en dire quelques mots à
+propos du dernier troubadour.</p>
+
+<p>On a observé que la transformation de la lyrique
+«courtoise» en poésie religieuse avait pu se produire
+facilement. En effet l'amour terrestre et l'amour
+divin ne s'expriment pas en deux langues différentes;
+le langage des mystiques n'est pas autre chose
+qu'une variété du langage de l'amour et on transformerait
+sans peine une page de sainte Thérèse en
+déclaration amoureuse. De plus la conception que
+l'ancienne poésie provençale s'était faite de l'amour
+se prêtait à cette transformation; mais la conception
+des troubadours de la décadence s'y prêtait encore
+davantage. Leur amour était un amour épuré, idéalisé,
+mystique déjà par plus d'un côté. Ainsi la conception
+sensuelle de l'amour du comte de Poitiers aboutissait
+par une lente évolution, que les événements politiques
+et religieux dont le Midi fut le théâtre au XIII<sup>e</sup> siècle
+avaient précipitée, à la théorie de l'amour religieux
+telle qu'elle apparaît chez les derniers troubadours.</p>
+
+<p>En considérant cet aboutissement final la pensée
+se reporte involontairement à la belle poésie où un
+des plus grands poètes modernes a exprimé en traits
+de génie l'opposition entre le paganisme et le christianisme.
+Un jour vint d'Athènes à Corinthe un jeune
+homme qui y était inconnu; il allait chez un habitant
+de la ville, ami de son père; les deux pères avaient
+fiancé leurs deux enfants. Reçu dans la famille par
+la mère qui veillait seule au milieu de la nuit, il se
+retira dans sa chambre, brisé de fatigue; il vit bientôt
+venir à lui une jeune fille, habillée et voilée de blanc, le
+front orné d'un ruban noir et or. «Reste, belle enfant,
+dit-il; là sont les dons de Cérès et de Bacchus et tu
+apportes l'amour, ô chère enfant.&mdash;Reste debout,
+jeune homme, reste loin; je n'appartiens pas à la
+joie; le dernier pas, hélas! est dû à la folie de ma
+bonne mère qui fit après sa guérison le v&oelig;u suivant:
+que Jeunesse et Nature soient désormais soumises
+au Ciel. Et aussitôt le tourbillon mêlé des anciens
+dieux a quitté la maison.»</p>
+
+<p>C'est ainsi que s'exprime G&oelig;the dans la <i>Fiancée de
+Corinthe</i>. «Quand une croyance germe, dit-il dans la
+même ballade, souvent l'amour et la fidélité sont
+arrachés du sol comme de mauvaises herbes.» C'est
+ce qui a eu lieu à la fin de l'ancienne poésie provençale;
+on s'en rendra mieux compte en étudiant
+l'&oelig;uvre et la vie du dernier troubadour. Mais auparavant
+suivons le conseil par lequel la jeune Corinthienne
+s'excuse devant sa mère de n'avoir pas tenu
+son serment: «revenons aux anciens dieux», en étudiant
+l'histoire des troubadours en Italie, et leur
+influence sur Dante et sur Pétrarque.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_X" id="CHAPITRE_X"></a>CHAPITRE X</h2>
+
+<h3>LES TROUBADOURS EN ITALIE</h3>
+
+<blockquote><p>Relations entre le Midi de la France et le Nord de l'Italie.&mdash;Raimbaut
+de Vaquières et le marquis de Montferrat.&mdash;L'école
+sicilienne et Frédéric II.&mdash;Troubadours nés en Italie.&mdash;Les
+Génois Lanfranc Cigala et Boniface Calvó.&mdash;Sordel: sa vie
+aventureuse; le poète.&mdash;Le Sordel de Dante.&mdash;Dante et les
+troubadours.&mdash;L'école de Bologne.&mdash;Le <i>dolce stil nuovo</i>.&mdash;Pétrarque.</p></blockquote>
+
+
+<p>L'influence de la poésie des troubadours s'est fait
+sentir de bonne heure sur les pays voisins; parmi eux
+l'Italie, surtout l'Italie du Nord, tient une place à
+part.</p>
+
+<p>Les relations avec le Midi de la France, soit par
+terre soit par mer, y étaient faciles. Les principales
+villes riveraines de la mer latine, <i>mare nostrum</i>, Gênes,
+Pise, Marseille, Narbonne, y étaient unies par des
+traités de commerce et d'amitié. De plus l'ancien
+provençal était, par plus d'un côté, assez voisin de la
+langue italienne, pour que la poésie des troubadours
+pût être facilement comprise et goûtée de nos voisins;
+la poésie en langue vulgaire n'existait pas d'ailleurs
+en Italie. Enfin les petits princes de l'Italie du Nord
+étaient aussi accueillants à la poésie que les grands
+seigneurs du Midi de la France. Aussi les troubadours
+passaient-ils facilement de la cour des comtes
+de Toulouse ou de celle des comtes de Provence à
+celle des marquis d'Este ou de Montferrat. Partout
+ils retrouvaient la même société courtoise et élégante
+pour laquelle ils écrivaient. C'est à Gênes, à Venise,
+et dans la marche de Trévise, qu'existèrent les principaux
+foyers poétiques.</p>
+
+<p>Déjà chez Bernard de Ventadour on trouve des allusions
+aux choses d'Italie. Il y eut probablement des
+troubadours à la cour de Frédéric I<sup>er</sup> Barberousse
+(1152-1190). Peire Vidal se trouvait en 1195 à la cour
+de Boniface, marquis de Montferrat: il prend parti
+dans les luttes des Milanais, des Pisans et des
+Génois; il aime à habiter au milieu des «Lombards
+joyeux» plutôt qu'au milieu des Allemands, dont le
+parler semble un «aboiement de chien<a id="anchor-X-1"></a> <a href="#footnote-X-1" class="fnanchor">[1]</a>».</p>
+
+<p>Mais Peire Vidal avec son humeur vagabonde ne
+séjourna pas longtemps en Italie. Au contraire, un
+autre troubadour du temps, Raimbaut de Vaquières,
+passa auprès du marquis de Montferrat la plus grande
+partie de son existence. Il était originaire du comté
+d'Orange et fils d'un pauvre chevalier. Il vint à la
+cour du prince d'Orange, Guillaume IV, et échangea
+des poésies avec son protecteur. Mais au bout de
+quelque temps il partit pour l'Italie, fut admis à la
+cour du marquis de Montferrat, fut armé chevalier
+par lui, le suivit à la croisade et mourut sans doute à
+ses côtés dans la principauté de Salonique qui était
+échue au marquis.</p>
+
+<p>Il semble qu'il ait séjourné quelque temps à Gênes.
+Une de ses poésies est une sorte de dialogue avec une
+Génoise dont il avait sollicité l'amour. Raimbaut
+s'exprime en termes tout à fait conformes à la phraséologie
+consacrée.</p>
+
+<blockquote><p>Dame, je vous ai tant priée de vouloir m'aimer, s'il
+vous plaît; je suis votre vassal, vous êtes noble et sage et
+la source de toutes qualités; aussi désiré-je votre amitié;
+comme vous êtes courtoise en tout, mon c&oelig;ur s'est épris
+de vous plus que de toute autre Génoise; je serai bien
+récompensé si vous m'aimez et je serai plus payé de mes
+peines que si Gênes m'appartenait avec tout l'argent qui
+y est amassé<a id="anchor-X-2"></a> <a href="#footnote-X-2" class="fnanchor">[2]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Ces choses-là sont dites en termes très courtois;
+mais la dame de Gênes avait des préventions contre
+les Provençaux et elle prit très mal la déclaration.
+Raimbaut de Vaquières la fait répondre en dialecte
+génois: «Jongleur, vous n'êtes point courtois de
+me faire une pareille demande; jamais je ne vous
+l'accorderai... Je vous étoufferai plutôt, maudit Provençal...
+J'ai un mari plus beau que vous; allez votre
+chemin, frère; à des temps meilleurs.»</p>
+
+<p>Le dialogue se poursuit ainsi, le poète s'exprimant
+avec courtoisie et discrétion et la dame lui répondant
+fort crûment en son parler génois. La pièce ne serait
+pas autrement intéressante si le poète ne s'était
+amusé à faire traduire en forme très vulgaire, très triviale
+par moments, le contraire des sentiments qu'il
+exprime avec la discrétion, l'élégance et la courtoisie
+qui caractérisent la poésie des troubadours. C'est ce
+contraste qui est piquant; les deux interlocuteurs
+ne parlent pas la même langue, au propre et au
+figuré. La Génoise rappelle le souvenir de son mari;
+jamais un trait semblable ne paraît dans la poésie
+des troubadours, sauf dans les pastourelles. Le mari
+n'a ordinairement qu'un nom bien simple, le
+«jaloux» tout court. Quand on évoque son souvenir
+ce n'est que pour se moquer de lui. Évidemment
+cette Génoise dut paraître à Raimbaut de Vaquières
+bien peu au courant des choses de la galanterie<a id="anchor-X-3"></a> <a href="#footnote-X-3" class="fnanchor">[3]</a>.</p>
+
+<p>A la cour de Montferrat il se retrouva dans un
+milieu plus instruit à ce point de vue. Et d'abord il y fut
+accueilli avec de grands honneurs. Le marquis l'arma
+chevalier et en fit son frère d'armes. A sa cour vivait
+sa s&oelig;ur Béatrice; Raimbaut s'enamoura d'elle, lui fit
+une déclaration et fut bien mieux accueilli que par la
+dame de Gênes. Mais laissons parler ici le biographe
+provençal.</p>
+
+<blockquote><p>Béatrice l'accueillait avec bienveillance; et lui mourait
+de désir et de peur, car il n'osait lui faire une prière
+d'amour ni même faire semblant de l'aimer. Enfin, poussé
+par l'amour, il dit à Béatrice qu'il aimait une dame de
+grand mérite, qu'il était très familier avec elle, mais qu'il
+n'osait ni lui dire ni lui montrer son amour; et il lui
+demanda, pour Dieu, de lui donner conseil. «Dois-je lui
+ouvrir mon c&oelig;ur, ou mourir en cachant mon amour?&mdash;Raimbaut,
+lui dit-elle, il convient que tout parfait
+amant qui aime une noble dame, éprouve quelque crainte
+à lui manifester ses sentiments. Mais je lui donne le conseil
+suivant: avant de se tuer, qu'il lui avoue son amour
+et qu'il la prie de l'accepter pour serviteur et pour ami.
+Et je vous assure bien que, si elle est sage et courtoise
+elle ne prendra pas mal cette déclaration; au contraire elle
+l'estimera davantage et le tiendra pour un homme meilleur.»</p></blockquote>
+
+<p>La conception de l'amour courtois est la même,
+comme on le voit, dans cette société que dans la
+société méridionale. L'amant est un être craintif qui
+sait que la discrétion et la retenue sont des règles
+essentielles du code d'amour. La dame que le poète
+prend pour confidente reconnaît les préceptes du
+même code; mais elle encourage et réconforte l'amant
+timide en lui rappelant que l'amour parfait est un
+honneur, qu'il n'y a pas là de faiblesse, et que la personne
+aimée, au lieu de se plaindre de cette déclaration,
+en tiendra l'auteur pour un parfait galant
+homme. C'est bien ainsi que les choses ont dû ou pu
+se passer.</p>
+
+<p>Nous avons affaire ici à une légende, mais il en
+est peu, parmi celles que racontent les biographies
+des troubadours, qui soient plus près de la réalité.</p>
+
+<p>On devine la fin de l'aventure: encouragé par ces
+conseils et par un petit discours bien senti qui les
+accompagne et les commente, Raimbaut avoua à
+Béatrice qu'elle était l'objet de son amour. Elle s'en
+doutait bien un peu, car elle lui répondit: «Que
+votre amour soit le bienvenu; efforcez-vous de bien
+faire et de bien dire, grandissez en honneur; je vous
+accepte pour chevalier servant.»</p>
+
+<p>Raimbaut de Vaquières chercha une manière originale
+de chanter Béatrice. Voici ce qu'il imagina. Il
+supposa que toutes les dames jeunes et belles du
+Nord de l'Italie, depuis la Savoie jusqu'à Venise,
+s'étaient liguées pour faire la guerre; à qui? à
+Béatrice. Et cette guerre il la raconte comme une
+petite Iliade (le nom de Troie s'y trouve) dans une
+longue chanson, d'un rythme tout à fait original, et
+pleine de mouvement et de vie, quand une fois on a
+admis la réalité de cette petite guerre féminine.</p>
+
+<p>Donc les dames italiennes bâtissent une grande
+cité, qu'elles appellent Troie, et l'entourent de remparts
+solides et de fossés. Quand le rassemblement
+des combattantes s'est fait «la cité se vante de
+mettre une armée en ligne, on sonne la cloche, le
+conseil (composé des dames les moins jeunes) se
+rassemble, et dit orgueilleusement de rompre les
+rangs; la belle Béatrice est souveraine de tous les
+biens de la commune (on va voir quels sont ces
+biens), il n'y a plus que honte et confusion. Les
+trompettes sonnent et le podestat s'écrie: «Réclamons
+à Béatrice beauté et courtoisie, valeur et jeunesse.»
+Et la troupe répond: «Oui!»</p>
+
+<p>L'armée s'attaque au château de Béatrice; assauts,
+avec feu grégeois et machines de guerre. Mais Brunehilde,
+ou plutôt Béatrice, monte sur le rempart;
+elle ne veut ni haubert ni pourpoint; tout combattant
+qui s'attaque à elle est sûr de mourir. Le succès
+du combat n'est pas douteux, les assaillants sont mis
+en fuite, et le conseil municipal, composé des dames
+les moins jeunes, s'enfuit découragé. Valeur et Jeunesse,
+Beauté et Courtoisie sont restées aux mains
+de Béatrice<a id="anchor-X-4"></a> <a href="#footnote-X-4" class="fnanchor">[4]</a>.</p>
+
+<p>Telle est la flatterie imaginée par notre troubadour.
+Suivant un chroniqueur italien, un événement
+un peu semblable à celui-là se serait passé à Trévise
+en 1214. On avait construit une forteresse en bois;
+la garnison était composée de deux cents dames, les
+plus belles de la contrée; pour casques elles avaient
+des couronnes de pierreries et pour cuirasses de
+riches étoffes. De jeunes chevaliers donnaient l'assaut;
+leurs armes étaient des fruits, des fleurs et des
+flacons de parfums. Telle est l'histoire que racontent
+de graves auteurs, entre autres le savant Muratori.
+C'est déjà l'assaut de la redoute, une partie de
+carnaval galant. Nous n'entreprendrons pas ici de
+rechercher l'origine de cette légende; légende ou
+réalité, celle-là aussi est bien digne du temps<a id="anchor-X-5"></a> <a href="#footnote-X-5" class="fnanchor">[5]</a>.</p>
+
+<p>Le même Raimbaut de Vaquières, dans sa recherche
+de l'originalité, a composé un <i>descort</i> ou désaccord en
+cinq langues. Le <i>descort</i> était un court poème sans
+règles fixes; le désordre produit par le changement
+du mètre marquait que le c&oelig;ur du poète n'était plus
+d'accord avec celui de sa dame. Quelle harmonie
+devait donc régner entre Raimbaut de Vaquières et
+Béatrice pour qu'il ait eu recours à une pareille
+cacophonie!</p>
+
+<p>Mais des affaires plus sérieuses sollicitèrent bientôt
+l'attention du chevalier poète. Son seigneur, le marquis
+de Montferrat, fut appelé à Soissons pour recevoir
+le commandement d'une nouvelle croisade.
+Raimbaut y prépara les esprits par un énergique
+sirventés.</p>
+
+<blockquote><p>J'aime mieux, s'il plaît à Dieu, mourir là-bas, que
+vivre et rester ici. Pour nous Dieu se laissa lever en croix,
+il reçut la mort, souffrit la passion, fut battu et chargé de
+chaînes et couronné d'épines sur la croix... Que saint
+Nicolas de Bari guide notre flotte, que les Champenois
+dressent leurs gonfanons et que le marquis s'écrie: Montferrat
+et Léon... Beau Cavalier (c'est Béatrice qui est ainsi
+désignée) je ne sais si je reste pour vous ou si je prends
+la croix&mdash;je ne sais si je pars ou si je reste, car je meurs
+de douleur si je vous vois et je pense mourir si je suis loin
+de vous<a id="anchor-X-6"></a> <a href="#footnote-X-6" class="fnanchor">[6]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Ce sont les mêmes sentiments qu'il exprima dans
+une touchante élégie composée pendant la croisade.
+L'expédition fut d'abord brillante pour lui et il y
+gagna biens et honneurs. Mais ils ne lui firent pas
+oublier Béatrice.</p>
+
+<blockquote><p>Que me valent conquêtes et richesses? Je me tenais
+pour plus riche quand j'étais aimé et que je me repaissais
+d'amour courtois; j'en aimais mieux un seul plaisir
+que tenir ici terres et grand avoir; car plus mon pouvoir
+augmente, plus je suis triste, puisque mon Beau Cavalier
+et son amour sont loin de moi<a id="anchor-X-7"></a> <a href="#footnote-X-7" class="fnanchor">[7]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Raimbaut de Vaquières avait exprimé le v&oelig;u de
+mourir à la croisade plutôt que de vivre et de rester
+en Italie; ce v&oelig;u fut exaucé. Le marquis de Montferrat
+fut tué dans une embuscade et Raimbaut
+tomba sans doute à ses côtés (1207); entre temps
+Béatrice était morte<a id="anchor-X-8"></a> <a href="#footnote-X-8" class="fnanchor">[8]</a>.</p>
+
+<p>Raimbaut de Vaquières est le plus brillant des
+troubadours qui ont séjourné en Italie. Il faudrait
+encore citer après lui Aimeric de Péguillan, troubadour
+toulousain exilé à la cour de Frédéric II, Guillem
+Figueira, l'auteur de l'énergique sirventés contre
+Rome, Uc de Saint-Cyr, auteur de biographies des
+troubadours, qui se trouvait encore en Italie vers
+1247, et bien d'autres.</p>
+
+<p>Mais il est temps de quitter le Nord de l'Italie;
+transportons-nous en Sicile. C'est là, dans cette partie
+de l'ancienne Grèce, où s'étaient succédé les civilisations
+arabe et normande, qu'apparaissent dans la
+première moitié du XIII<sup>e</sup> siècle, les premiers monuments
+de la poésie italienne; la cour de l'empereur
+Frédéric II devient un centre poétique. Ces premiers
+bégaiements de la poésie italienne ne portent aucune
+marque d'originalité; tout&mdash;sauf la langue qui est
+empruntée à la Toscane&mdash;est pris aux troubadours.
+«Le contenu de la poésie provençale, dit un des
+meilleurs historiens de cette école, passe dans une
+autre langue, sans changer; seulement il s'affaiblit.»
+L'amour chevaleresque réapparaît en effet dans les
+poésies de l'école sicilienne avec le type conventionnel
+qu'il avait depuis longtemps dans la poésie des
+troubadours.</p>
+
+<p>«L'amour est une humble et suppliante adoration
+de la femme. Le vasselage amoureux, l'obéissance
+absolue à sa dame rappellent à tout instant des traits
+connus de la poésie provençale. L'amant est humble
+et suppliant, la dame souvent fière et dédaigneuse<a id="anchor-X-9"></a> <a href="#footnote-X-9" class="fnanchor">[9]</a>.»
+Enfin un des éléments essentiels de la
+doctrine courtoise était que l'amour est un principe
+de valeur morale; les Siciliens n'ont garde d'oublier
+ce précepte. Rien ne manque dans cette imitation
+qu'un peu de vie et de flamme. Les poètes de cette
+école, dès les origines de la littérature italienne,
+ressemblent à des épigones; ce sont des troubadours
+de la décadence, répétant par simple jeu d'esprit,
+par amusement, pour ainsi dire, des pensées devenues
+depuis longtemps des lieux communs.</p>
+
+<p>La société sicilienne ressemblait peu d'ailleurs à
+la société du Midi de la France. Il y avait sans
+doute, en Sicile, une féodalité puissante et guerrière,
+mais elle était tenue en tutelle par Frédéric II et ses
+légistes; c'est à la cour de l'empereur seulement que
+la poésie se développa. La vie qu'elle aurait pu
+reprendre au contact de la société féodale lui fut
+refusée. Aussi n'est-ce pas dans cette partie de
+l'Italie que la poésie des troubadours, transplantée,
+a pris de fortes racines et produit en abondance
+fleurs et fruits; c'est au Nord qu'elle a trouvé des
+conditions plus favorables, si favorables même
+qu'un très grand nombre de troubadours d'origine
+italienne se sont servis uniquement de la langue provençale
+dans leurs poésies.</p>
+
+<p>Notre intention n'est pas de les énumérer tous, pas
+même de donner une idée des principaux d'entre eux.
+Plusieurs chapitres seraient à peine suffisants. Il
+faut nous contenter de citer quelques-uns des plus
+connus, avant d'arriver au principal.</p>
+
+<p>Il y en a plus d'une trentaine. Parmi eux Albert,
+marquis de Malaspina, est un des plus anciens. Gênes
+a donné naissance à une véritable pléiade; quelques-uns
+ont été retrouvés tout récemment; Lanfranc
+Cigala et Boniface Calvó sont les meilleurs. Le
+premier fut juge dans sa ville natale. «Il chantait
+volontiers de Dieu», nous dit son biographe. Il
+semble avoir eu en effet une conception élevée de son
+art et ses sirventés politiques, comme ses chansons
+de croisade, ne manquent pas de vigueur. Il est un
+des premiers, comme on l'a vu dans le précédent
+chapitre, à appliquer aux chansons à la Vierge les
+formules de la lyrique courtoise.</p>
+
+<p>Son compatriote et contemporain Boniface Calvó<a id="anchor-X-10"></a> <a href="#footnote-X-10" class="fnanchor">[10]</a>
+paraît avoir été d'humeur plus vagabonde que le juge
+poète Lanfranc Cigala. Il passa une partie de sa
+vie auprès du prince le plus lettré du temps,
+Alphonse X, roi de Castille. C'est là qu'il composa la
+plupart de ses sirventés, dont quelques-uns renferment,
+contre son protecteur, des plaintes que
+l'on retrouve chez d'autres troubadours vivant en
+Espagne.</p>
+
+<p>Ses chansons, comme l'a remarqué Diez<a id="anchor-X-11"></a> <a href="#footnote-X-11" class="fnanchor">[11]</a>, se
+distinguent par une certaine recherche de traits nouveaux.
+C'est ainsi que, pour mieux exalter la beauté
+de sa dame, il suppose que Dieu lui-même, s'il voulait
+aimer une mortelle, n'en choisirait pas d'autre.
+Une élégie touchante sur la mort de celle qu'il
+aimait se termine par un trait analogue. «Je ne
+demande pas à Dieu de la recevoir en son paradis...
+car à mon avis, sans elle, la beauté du paradis ne
+serait pas complète<a id="anchor-X-12"></a> <a href="#footnote-X-12" class="fnanchor">[12]</a>»; aussi n'a-t-il pas besoin de
+prier Dieu; celui-ci saura bien orner sa demeure
+comme il convient.</p>
+
+<p>Malgré ces traits un peu affectés, quelques-unes
+de ses chansons ne manquent pas de grâce, comme
+le montreront les premières strophes de la suivante.</p>
+
+<blockquote><p>Amant parfait et loyal, je me suis mis, dame, en votre
+pouvoir; c'est vous que je veux aimer, craindre et louer,
+car vous m'avez conquis par vos douces manières; et je
+me suis enamouré de votre beau corps à cause de votre
+courtoise bienveillance.</p>
+
+<p>Nulle autre femme ne me plaît, quelque grand amour
+que je puisse avoir, sauf vous, douce créature, à qui je me
+suis tout donné; je voudrais que vous daigniez me retenir
+(pour serviteur) par un pacte semblable; daignez me l'accorder,
+dame, car aucun autre amour ne me plaît.</p>
+
+<p>J'ai confiance en votre grande intelligence que mon
+amour ne sera pas méprisé; aussi vous servirai-je en paix
+de tout mon talent, de tout mon savoir et de toute ma
+connaissance; et pour peu que vous m'accordiez votre
+pitié, il n'est joie au monde que la mienne ne dépasse<a id="anchor-X-13"></a> <a href="#footnote-X-13" class="fnanchor">[13]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Les accents de ce troubadour italien rappellent
+en pleine décadence ceux de Bernard de Ventadour
+ou de Jaufre Rudel.</p>
+
+<p>Boniface Calvó de retour dans Gênes, sa patrie,
+eut l'occasion d'être utile à un confrère malheureux,
+au troubadour Bartholomée Zorzi. Ce troubadour
+était originaire de Venise où il s'adonnait au commerce.
+Pris dans un de ses voyages, poétiques ou
+commerciaux, par des corsaires génois, il fut emmené
+en captivité à Gênes, qui était en lutte avec sa ville
+natale. Il resta sept ans en prison. Boniface Calvó,
+dans un sirventés adressé aux Génois, n'avait pas
+ménagé les Vénitiens. Très courageusement le poète
+prisonnier composa pour la défense de sa patrie une
+réponse qu'il adressa à Boniface Calvó; celui-ci,
+loin d'en vouloir à son confrère malheureux, fit sa
+connaissance et devint son meilleur ami.</p>
+
+<p>Mais le plus célèbre des troubadours d'origine
+italienne est sans contredit Sordel, né dans la patrie
+de Virgile, à Mantoue, au début du XIII<sup>e</sup> siècle<a id="anchor-X-14"></a> <a href="#footnote-X-14" class="fnanchor">[14]</a>.
+Il eut une vie des plus agitées. L'un de ses biographes
+dit qu'il était de «noble naissance, avenant
+de sa personne, bon chanteur et bon troubadour»;
+mais il ajoute qu'il était de mauvaise foi avec les
+barons qui avaient affaire à lui et... avec les femmes.</p>
+
+<p>Un de ses premiers exploits causa un beau scandale.
+Sordel était à la cour du comte de Saint-Boniface;
+il lui enleva sa femme, la comtesse Cunizza,
+avec la complicité du propre frère de la comtesse.
+Le comte de Saint-Boniface était bien disposé à ne
+pas laisser ce méfait impuni et la vie de Sordel
+n'était rien moins que sûre. Aussi se décida-t-il
+bientôt à partir en Provence. Son humeur le mena
+plus loin, en Espagne et jusqu'en Portugal; c'est
+même le seul troubadour dont on trouve le nom cité
+dans les &oelig;uvres de l'école portugaise. Revenu en
+Provence, il y devint le familier du comte Barral de
+Baux (qui défendit Marseille contre Charles d'Anjou),
+puis suivit son seigneur devenu l'allié de Charles.
+Il accompagna ce dernier dans son expédition de
+Sicile. «Il revenait ainsi en Italie vieilli, après une
+absence très longue pendant laquelle les événements
+les plus tragiques avaient dévasté la «Marche
+joyeuse» [celle de Trévise], théâtre de ses aventures
+de jeunesse<a id="anchor-X-15"></a> <a href="#footnote-X-15" class="fnanchor">[15]</a>.» La plupart des protecteurs ou des
+ennemis de Sordel étaient morts; seule Cunizza restait,
+veuve de trois maris, et retirée en Toscane.</p>
+
+<p>Sordel reçut des donations de Charles d'Anjou,
+mais après avoir été mis en prison par lui, pour une
+cause que nous ne connaissons pas. Ce fut même le
+pape Clément IV (d'origine méridionale et auteur
+d'un poème sur les Sept Joies de la Vierge) qui intercéda
+pour le poète vieilli. Sordel mourut sans doute
+en 1269 et probablement de mort violente.</p>
+
+<p>Le poète est plus intéressant que le personnage.
+Ses poésies se divisent en sirventés politiques, sirventés
+moraux et chansons. Un des trois sirventés
+politiques a eu de son temps un grand succès: c'est
+une plainte funèbre sur la mort de Blacatz, grand
+seigneur de Provence, troubadour et protecteur des
+troubadours. En quête d'originalité, Sordel a pris au
+folklore un de ses thèmes les plus étranges, celui du
+c&oelig;ur partagé communiquant sa vaillance à ceux qui
+en mangent une partie. Ici sont conviés à ce funèbre
+festin l'empereur romain, Frédéric II, le roi de
+France, le roi d'Angleterre, celui d'Aragon, le comte
+de Champagne, roi de Navarre, le comte de Toulouse
+et le comte de Provence. Voici une strophe de
+cette étrange composition.</p>
+
+<blockquote><p>Que le premier à manger du c&oelig;ur (car il en a grand
+besoin) soit l'empereur de Rome, s'il veut conquérir de
+force les Milanais, car c'est lui qu'ils tiennent conquis et
+il vit déshérité malgré ses Allemands; et qu'à côté de lui
+en mange le roi français, puis il recouvrera la Castille
+qu'il perd par sa sottise<a id="anchor-X-16"></a> <a href="#footnote-X-16" class="fnanchor">[16]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>L'idée parut originale à deux troubadours contemporains
+qui s'en emparèrent aussitôt. L'un,
+Bertran d'Alamanon<a id="anchor-X-17"></a> <a href="#footnote-X-17" class="fnanchor">[17]</a>, reproche à Sordel de
+donner à des lâches le c&oelig;ur de Blacatz qui était
+vaillant parmi les vaillants (<i>survaillant</i>, il y avait
+des sur-hommes déjà). Ce sont les nobles dames du
+temps qui se le partageront, dit-il; et il énumère
+toutes celles qui ont droit à une part: «Que Dieu le
+glorieux s'occupe de l'<i>âme</i> de Blacatz; car le <i>c&oelig;ur</i>
+est resté avec celles qu'il aimait.»</p>
+
+<p>L'autre troubadour, Peire Bremon<a id="anchor-X-18"></a> <a href="#footnote-X-18" class="fnanchor">[18]</a>, a renchéri
+sur Sordel. Puisqu'on a partagé le c&oelig;ur, dit-il, il
+reste le corps; nous le donnerons par quartiers à la
+chrétienté; «nous garderons le quatrième, nous
+autres Provençaux, car si nous le donnions tout,
+cela irait trop mal; nous le mettrons à Saint-Gilles,
+comme en un lieu national»; et Rouergats, Toulousains
+et Biterrois, tous ceux qui ont le goût de
+la gloire, y viendront. Telles sont les puérilités
+auxquelles s'amusaient les troubadours de la décadence.</p>
+
+<p>Comme poète d'amour, Sordel ne s'élève pas au-dessus
+du niveau commun, dit son éditeur. Ses
+chansons sont monotones; rarement un trait naturel
+vient rompre cette monotonie. Dans une discussion
+avec un autre troubadour, qui préférait à l'amour la
+vie des camps et la gloire des armes, Sordel défend
+son point de vue de la manière suivante: «Pourvu
+que celle en qui j'ai mis mon espérance croie que je
+suis vaillant, je vivrai toujours dans la joie parfaite...»
+Rien de bien neuf jusque-là, mais voici la fin:
+«Vous irez tomber de cheval pendant que je resterai
+près de ma dame; même si vous deveniez un des
+vaillants de France, un doux baiser vaut bien un
+coup de lance!<a id="anchor-X-19"></a> <a href="#footnote-X-19" class="fnanchor">[19]</a>» C'est à peu près le seul trait
+naturel qu'on puisse relever dans ses chansons.</p>
+
+<p>Voici qui est plus subtil. Sordel raconte comment
+son c&oelig;ur lui a été enlevé par l'Amour. «Ma
+dame sut bien m'enlever mon c&oelig;ur, dès que je la vis,
+avec un doux regard amoureux que me lancèrent ses
+yeux voleurs. Ce jour-là, avec ce regard, Amour
+m'entra au c&oelig;ur de telle sorte qu'il me l'enleva et le
+mit en sa possession. Aussi est-il toujours auprès
+d'elle, où que j'aille ou que je sois.»</p>
+
+<p>Cette manière subtile et affectée est beaucoup plus
+dans le goût de Sordel. Sa conception de l'amour se
+rattache assez bien à la conception classique. Pour
+lui aussi l'amour est un principe de bien et de vertu;
+aussi est-il jaloux de l'honneur de sa dame et
+exprime-t-il à plusieurs reprises son mépris pour les
+passions charnelles. L'amour ainsi conçu est une
+passion noble et pure.</p>
+
+<p>Mais Sordel renchérit, comme la plupart des troubadours
+de la décadence, sur cette doctrine. L'amour,
+pour lui comme pour les poètes du temps, est
+quelque chose de plus éthéré, de plus quintessencié
+encore qu'à la période précédente<a id="anchor-X-20"></a> <a href="#footnote-X-20" class="fnanchor">[20]</a>. La dame
+aimée n'a plus ni corps, ni figure; c'est une abstraction
+créée par l'esprit, le c&oelig;ur n'y a point de part.
+Cette conception facilite dans le Midi de la France
+la transformation de la lyrique profane en lyrique
+religieuse; en Italie, elle annonce et prépare l'école
+de Bologne, où fleurit l'amour mystique.</p>
+
+<p>Tel nous apparaît Sordel dans l'histoire et dans
+l'histoire littéraire; un chevalier de moyenne naissance
+dont la vie&mdash;sauf pendant sa jeunesse&mdash;n'offre
+rien de bien extraordinaire, qu'un poète de
+peu d'originalité.</p>
+
+<p>Il a paru tout autre à Dante, qui lui a donné, dans
+la <i>Divine Comédie</i>, une place immortelle. Virgile lui
+montre, dans le <i>Purgatoire</i>, une âme éloignée des
+autres, «fière et dédaigneuse», qui les regardait.
+Virgile la prie de lui indiquer la route; mais l'âme,
+sans lui répondre, lui demande à son tour quelle est
+sa patrie. «Mantoue...» répond Virgile. Aussitôt
+l'âme inconnue parle: «O homme de Mantoue, je
+suis Sordel, originaire de ta terre et aussitôt l'autre
+l'embrassait.» C'est ici que se place la célèbre apostrophe
+de Dante à l'Italie: «O esclave Italie, maison
+de douleur, navire sans nocher dans la grande tempête,
+cette âme noble fut aussitôt prête, rien qu'en
+entendant le doux nom de sa terre, à faire fête à son
+concitoyen; tandis que tes fils se font une guerre
+sans trêve, et qu'ils s'enlèvent mutuellement ce
+qu'un mur ou un fossé renferment. Regarde, malheureuse,
+autour de tes rivages, et puis regarde
+dans ton sein si aucune partie jouit de la paix...»
+Et l'apostrophe se continue, violente et pathétique,
+jusqu'à la fin du chant<a id="anchor-X-21"></a> <a href="#footnote-X-21" class="fnanchor">[21]</a>.</p>
+
+<p>Le chant suivant du <i>Purgatoire</i> est encore consacré
+à Sordel; et c'est en le lisant qu'on s'explique
+la place d'honneur que Dante a donnée au troubadour
+de Mantoue. Sordel montre à Virgile les
+âmes de ceux qui implorent leur pardon en chantant
+<i>Salve Regina</i> au milieu des fleurs suaves; ce sont les
+rois et princes qui ont négligé de faire leur devoir;
+et, en comptant bien, on y retrouve<a id="anchor-X-22"></a> <a href="#footnote-X-22" class="fnanchor">[22]</a> ceux auxquels
+Sordel, dans sa plainte funèbre sur Blacatz, veut
+donner une part du c&oelig;ur du mort. C'est donc cette
+composition&mdash;qui paraît faible à notre goût moderne&mdash;qui
+a inspiré Dante dans ce passage célèbre. On
+peut dire que Dante a vu Sordel transfiguré; la satire
+que celui-ci adressait aux rois était remarquable par
+l'étrangeté de la forme plutôt que par la violence du
+fond. Cependant elle a suffi pour que Dante donnât
+à Sordel, dans le <i>Purgatoire</i>, l'allure «fière et dédaigneuse»
+d'un poète redresseur de torts et pour qu'il lui
+accordât une place d'honneur dans la <i>Divine Comédie</i>.
+Si l'on songe que Sordel était mort depuis une quarantaine
+d'années, on voit que la légende, ou plus
+simplement l'imagination de Dante, avaient vite
+fait du poète une personnalité plus intéressante qu'il
+ne fut en réalité.</p>
+
+<p>Cunizza nous apparaît aussi transfigurée dans le
+poème de Dante; elle est même mieux traitée que
+son ami Sordel; elle est dans le <i>Paradis</i> (ch. IX) et
+prend joyeusement son parti d'être encore dans un
+cercle inférieur: «Je fus appelée Cunizza, déclare-t-elle,
+et je brille à cette place parce que la lumière
+qui vient de cet astre (Vénus) me vainquit; mais je
+me pardonne joyeusement et je ne me plains pas de
+mon sort.» Elle ajoute; «cela peut vous paraître
+un peu fort à vous autres, vulgaire»; élevons-nous
+donc au-dessus du vulgaire, pour que cela ne nous
+paraisse pas trop fort.</p>
+
+<p>Ce n'est pas la première fois que nous avons, dans
+ces études, l'occasion de citer Dante. On a rappelé à
+plusieurs reprises ses jugements sur certains troubadours,
+principalement sur ceux de la première
+période: Pierre d'Auvergne, Bernard de Ventadour,
+Bertran de Born, Giraut de Bornelh, Arnaut de
+Mareuil et surtout Arnaut Daniel. Il connaissait bien
+leur langue et c'est en provençal qu'il fait répondre
+le même Arnaut Daniel à la fin du chant XXVI du
+<i>Purgatoire</i>. Il a enfin montré dans son traité <i>De vulgari
+eloquentia</i> la connaissance profonde qu'il avait
+de leur technique poétique si délicate et si complexe;
+il est un des premiers à l'analyser.</p>
+
+<p>Mais le sujet de la <i>Divine Comédie</i> ne se prêtait
+pas à l'imitation de la poésie des troubadours. C'est
+dans la <i>Vita Nuova</i><a id="anchor-X-23"></a> <a href="#footnote-X-23" class="fnanchor">[23]</a> et dans ses chansons que
+cette influence est sensible. Dante, en effet, avant
+d'écrire son grand poème, composa un certain
+nombre de poésies lyriques, chansons ou sonnets;
+ces derniers sont enchâssés dans la <i>Vita Nuova</i>.
+Comme poète lyrique Dante se rattache à l'école de
+Bologne, qui, dans la deuxième partie du XIII<sup>e</sup> siècle,
+brilla d'un si vif éclat. Elle a hérité des traditions de
+la poésie sicilienne, où se trouvent tant de traces de
+l'influence provençale; seulement les poètes de
+l'école de Bologne l'emportent de beaucoup sur les
+Siciliens par plus d'imagination, plus de grâce et
+aussi plus de talent. Même quand ils imitent les troubadours,
+modèles communs de l'école sicilienne et
+de la leur, ils gardent leur originalité. Voici par
+exemple la traduction d'une des chansons les plus
+célèbres de Guido Guinicelli, le père de cette école
+poétique; on y retrouve des traits bien connus dans
+la poésie provençale; mais on y remarque aussi une
+imagination brillante et ingénieuse, qui rappelle
+Bernard de Ventadour.</p>
+
+<blockquote><p>La dame qui m'a rendu amoureux règne dans le ciel
+de l'amour, semblable à la belle étoile qui mesure le
+temps. De même que celle-ci illumine chaque jour le
+monde de sa face, ainsi ma dame resplendit aux nobles
+c&oelig;urs et aux âmes généreuses.</p>
+
+<p>O douce dame, lumière dont je me suis éloigné, éperdu
+et dolent, je vous porte dans ma pensée plus belle que
+vous ne serez dans mes vers, car je ne suis point doué
+d'assez d'intelligence pour parler d'un objet si haut, ni
+pour me lamenter d'un si grand mal...</p>
+
+<p>Tout ce que je vis, tout ce que j'entendis d'elle me
+revient à l'esprit; et tout est douleur dans mon souvenir.
+Si je me rappelle l'amitié qu'elle me montra quelquefois,
+je songe que je l'ai quittée. Si je me la rappelle sévère et
+courroucée, je crains qu'elle ne soit telle encore...</p>
+
+<p>Les larmes où je me fonds coulent plus abondantes
+toutes les fois que mes yeux rencontrent une belle femme...
+L'image de celle que je porte en moi devient alors si
+vivante et tellement impérieuse que je me sens mourir<a id="anchor-X-24"></a> <a href="#footnote-X-24" class="fnanchor">[24]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Cette imagination gracieuse, que gâte un peu
+d'affectation et de préciosité, défaut commun à la
+lyrique provençale et italienne, elle apparaît mieux
+encore dans une autre chanson du même poète, dont
+nous citerons les deux premières strophes.</p>
+
+<blockquote><p>L'amour s'abrite toujours en noble c&oelig;ur, comme l'oiseau
+bocager dans le feuillage. La nature ne créa point
+l'amour avant noble c&oelig;ur, ni noble c&oelig;ur avant l'amour.
+La lumière ne fut point avant le soleil; elle fut avec lui et
+au même instant que lui. Comme du feu naît la chaleur,
+ainsi l'amour naît de noblesse; et flamme d'amour prend
+en noble c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Une pierre précieuse ne s'imprègne point de la clarté
+d'une étoile, si le soleil ne l'a auparavant épurée, n'en
+a extrait toute parcelle grossière: alors seulement l'étoile
+lui communique sa splendeur. C'est ainsi, qu'en guise
+d'étoile, une dame remplit d'amour le c&oelig;ur que la nature
+a créé noble et fier.</p></blockquote>
+
+<p>«Flamme d'amour naît en noble c&oelig;ur», dit Guido
+Guinicelli; c'est presque par les mêmes termes que
+commence un sonnet célèbre de Dante dans la <i>Vita
+Nuova</i>.</p>
+
+<blockquote><p>Comme dit le Sage [Guido Guinicelli] l'amour et un
+noble c&oelig;ur ne font qu'un; et quand l'un ose aller sans
+l'autre, c'est comme quand l'âme abandonne la raison.</p>
+
+<p>La nature, quand elle est amoureuse, rend l'amour le
+Maître, et fait du c&oelig;ur la maison dans laquelle on se
+repose en dormant, tantôt peu, tantôt longtemps.</p>
+
+<p>Cependant la beauté se manifeste aux yeux par les
+traits d'une dame sage, et cet objet agréable fait naître
+un désir de la posséder; et quelquefois ce désir persiste de
+telle sorte qu'il éveille l'esprit d'amour. Un homme de
+mérite produit le même effet sur une dame<a id="anchor-X-25"></a> <a href="#footnote-X-25" class="fnanchor">[25]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Voilà comment Dante explique la naissance de
+l'amour; et voici comment, dans un autre sonnet, il
+en décrit les effets.</p>
+
+<blockquote><p>Ma dame porte amour dans ses yeux; aussi ennoblit-elle
+tout ce qu'elle regarde. Partout où elle passe, chaque
+homme tourne les yeux vers elle, et elle fait battre le c&oelig;ur
+de celui qu'elle salue.</p>
+
+<p>Aussi baisse-t-il la tête, et devient-il pâle, en se plaignant
+du peu de mérite qu'il a. L'orgueil et la colère
+fuient devant elle. Unissez-vous donc à moi, mes dames,
+pour lui faire honneur.</p>
+
+<p>Non, il n'est pas de pensée douce et modeste qui ne
+naisse dans le c&oelig;ur de celui qui l'entend parler; aussi celui
+qui la voit le premier est-il bienheureux.</p>
+
+<p>L'air qu'elle a quand elle sourit ne se peut exprimer ni
+retenir dans la mémoire, tant ce miracle est nouveau et
+éclatant<a id="anchor-X-26"></a> <a href="#footnote-X-26" class="fnanchor">[26]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Rapprochons enfin de ces deux sonnets la chanson
+suivante de la <i>Vita Nuova</i>.</p>
+
+<blockquote><p>Dames, qui savez vraiment ce que c'est qu'amour, je
+veux m'entretenir avec vous de ma dame, non que j'espère
+la louer dignement, mais dans l'intention de soulager
+mon esprit en parlant d'elle. Je dis que, lorsque je
+réfléchis à mon mérite, l'amour se fait si doucement
+entendre à moi que, si je ne perdais pas toute hardiesse
+en ces moments, ce que je dirais rendrait tout le monde
+amoureux. Mais je ne veux pas m'élever si haut, dans la
+crainte que ma timidité ne me fasse tomber trop bas.
+Je traiterai donc avec vous, dames et demoiselles, mais
+bien légèrement, eu égard à son mérite, des éminentes
+qualités de ma dame.</p>
+
+<p>Un ange invoqua Dieu en disant: «Sire, on voit au
+monde une merveille dont les manières nobles et gracieuses
+procèdent d'une âme dont la splendeur s'élève et
+parvient jusqu'ici.» Le ciel, à qui il ne manquait rien que
+de la posséder, la demanda à son seigneur, et chaque
+saint la réclame par ses prières. La seule pitié plaide ma
+cause dans le Ciel; en sorte que Dieu, sachant qu'il s'agit
+de ma dame, dit: «O mes bien-aimés! souffrez tranquillement
+que celle que vous désirez de voir reste autant qu'il
+me plaira là où il y a quelqu'un (Dante) qui s'attend à la
+perdre, et qui dira aux damnés dans l'enfer: «J'ai vu l'espérance
+des bienheureux.»</p>
+
+<p>Ma dame est désirée dans le plus haut des cieux. Maintenant
+je veux vous faire connaître quelque chose de son
+mérite et je dis: toute dame qui veut prendre des manières
+nobles doit aller avec elle, parce que, quand elle s'avance
+quelque part, Amour jette aussitôt une glace sur les c&oelig;urs
+corrompus, qui frappe et détruit toutes leurs pensées.
+Celui qui serait exposé à la voir ou s'ennoblirait ou mourrait;
+et quand elle rencontre quelqu'un digne de la regarder,
+celui-là éprouve toute la puissance de ses vertus;
+et s'il lui arrive qu'elle l'honore de son salut, elle le rend
+si modeste, si honnête et si bon, qu'il va jusqu'à perdre le
+souvenir de toutes les offenses qu'il a reçues. Cette dame
+a encore reçu une grâce particulière de Dieu; car la personne
+qui lui a adressé là parole ne peut pas mal finir...</p></blockquote>
+
+<p>Cette chanson, jointe aux deux sonnets qui précèdent,
+et aux chansons de Guido Guinicelli, nous
+montre quelle est la conception que les poètes de
+l'école du <i>dolce stil nuovo</i> se font de l'amour. La
+dame chantée par eux devient de plus en plus une
+pure abstraction. C'est précisément la même transformation
+qui s'est produite chez les troubadours de
+la décadence. Cette conception d'un amour qui n'a
+plus rien de terrestre et de charnel, qui s'adresse à
+l'esprit et non à la matière, a facilité, on s'en souvient,
+la transformation de la poésie courtoise en
+poésie religieuse. C'est ce même esprit qui anime
+Dante chantant Béatrice et l'école poétique à laquelle
+il se rattache comme poète lyrique.</p>
+
+<p>Sans doute ce n'est pas aux troubadours de la
+décadence que Dante a emprunté sa conception de
+l'amour; il connaissait plutôt ceux de la première
+période<a id="anchor-X-27"></a> <a href="#footnote-X-27" class="fnanchor">[27]</a>. Mais lui et l'école de Bologne ou de
+Florence se rattachent à eux. Si les troubadours provençaux
+n'avaient pas traité pendant près de deux
+siècles l'amour courtois, sa noblesse, son influence
+sur le c&oelig;ur et sur l'esprit de l'homme, l'école sicilienne
+ainsi que celle de Bologne n'auraient peut-être
+pas existé ou elles auraient traité d'autres sujets. Et
+sans doute nous aurions la <i>Divine Comédie</i> ainsi que
+la poignante élégie de la <i>Vita Nuova</i>, mais on voit tout
+ce qui manquerait de gracieux et de subtil à l'&oelig;uvre
+du grand poète italien.</p>
+
+<p>Il manquerait quelque chose aussi à l'&oelig;uvre de
+Pétrarque. On sait qu'il passa une grande partie de
+sa vie dans le Midi de la France, à Avignon, à Carpentras
+et à Montpellier. Le dernier troubadour était
+mort dans les dernières années du XIII<sup>e</sup> siècle, mais
+Pétrarque vécut dans un milieu où le souvenir de la
+poésie provençale était resté vivant. Aussi fut-il un
+des admirateurs de cette poésie et voici les troubadours
+auxquels il a donné une place d'honneur dans
+son <i>Triomphe d'amour</i>; c'est une page d'histoire
+littéraire écrite par un poète. Pétrarque y rapproche
+les troubadours les plus célèbres des noms les plus
+connus de la lyrique italienne. A la suite des poètes
+anciens qui ont chanté l'amour, comme Anacréon,
+Virgile, Ovide, Pétrarque voit s'avancer les plus
+illustres de ses compatriotes, Dante et Béatrice,
+Cino da Pistoja, et Selvaggia, puis les deux Guide,
+Guinicelli et Cavalcanti, enfin les Siciliens qui sont
+déchus de leur ancienne royauté poétique.</p>
+
+<blockquote><p>Après eux venait «une troupe d'étrangers ayant écrit
+en langue vulgaire, le premier d'entre tous, Arnaut Daniel,
+grand maître d'amour, dont le style élégant et poli fait
+encore honneur au pays qui l'a vu naître; avec lui marchaient
+aussi l'un et l'autre Pierre (Pierre Rogier, Pierre
+Vidal?) si tendres aux coups de l'amour; et le moins
+fameux Arnaut (Arnaut de Mareuil), et tous ceux qu'amour
+ne put soumettre qu'après de longs efforts; c'est des deux
+Rambaut que je parle, qui tous deux chantèrent Béatrix
+de Montferrat (Rambaut d'Orange, Rambaut de Vaquières)
+et le vieux Pierre d'Auvergne, avec Giraut (de Bornelh);
+Folquet, dont le nom fait la gloire de Marseille, qui a
+frustré Gênes de cet honneur, et qui à la fin changea sa
+lyre et ses chansons contre une meilleure patrie, contre
+un costume et une condition plus saintes; Jaufre Rudel
+qui employa la rame et la voile pour chercher sa mort
+et mille autres encore à qui la langue fut toujours lance
+et épée, bouclier et casque<a id="anchor-X-28"></a> <a href="#footnote-X-28" class="fnanchor">[28]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>On n'avait pas besoin de ce témoignage de
+Pétrarque pour reconnaître en partie les sources de
+son inspiration. Sans doute, il a visé à l'originalité
+dans l'expression des sentiments amoureux, au point
+qu'il se privait<a id="anchor-X-29"></a> <a href="#footnote-X-29" class="fnanchor">[29]</a> de lire les poètes italiens de son
+temps pour ne pas tomber dans l'imitation; sans
+doute aussi la passion que lui inspira Laure suffisait
+à émouvoir son âme de poète. Mais ce n'est pas
+impunément qu'il avait étudié les troubadours et ce
+n'est pas au hasard que sont dues les nombreuses
+analogies avec leur poésie qu'on a relevées depuis
+longtemps dans son &oelig;uvre.</p>
+
+<p>D'où est tiré par exemple le couplet suivant,
+d'une chanson de troubadour ou de Pétrarque:
+«L'amoureuse pensée qui habite en mon c&oelig;ur vous
+montre si vivement à mes yeux qu'elle chasse de
+mon esprit toute autre joie. C'est elle qui m'inspire
+ces actions et ces paroles, qui, je l'espère, me rendront
+immortel, malgré la mort de cette chair... Si
+quelque beau fruit naît de moi, c'est de vous qu'en
+vient la semence; de moi-même je ne suis qu'un
+terrain desséché; toute culture me vient de vous, à
+vous en revient le mérite<a id="anchor-X-30"></a> <a href="#footnote-X-30" class="fnanchor">[30]</a>.» Le passage suivant
+est emprunté à un troubadour et on y retrouve une
+pensée qui est devenue un lieu commun dans la
+poésie provençale: «Vous réunissez en vous toute
+courtoisie; il n'est homme si vilain qui devant vous
+ne se sente ennobli»; même pensée dans Pétrarque,
+exprimée d'ailleurs avec plus de grâce: «Qu'est
+devenu ce beau visage, cet aimable regard, cette
+démarche si fière et si noble? Qu'est devenu ce
+parler qui rendait humble le c&oelig;ur le plus farouche
+et le plus dur, et qui d'une âme vile faisait une âme
+généreuse?» On sait la place que tiennent soupirs et
+pleurs dans la poésie des troubadours. «Je pleure
+toute la journée, dit Pétrarque, et puis, pendant la
+nuit, quand se reposent les malheureux mortels, je
+me reprends à pleurer; et mes maux redoublent
+encore; ainsi je dépense mon existence en pleurs.»
+Voici enfin, pour terminer, un couplet qui est tout à
+fait dans le goût des troubadours, et pour lequel on
+trouverait plus d'un modèle; c'est une description des
+impressions diverses que produit l'amour. «Amour
+en un même instant me presse et me retient, me
+rassure et m'effraye; il me brûle et me glace; il me
+plaît et m'irrite; il m'appelle à lui, il me repousse; il
+me remplit d'espérance, il me remplit de chagrin.»</p>
+
+<p>On pourrait multiplier sans peine ce genre de citations.
+Cependant, il faut observer que quelques
+traits sont peut-être empruntés aux poètes italiens
+de l'école de Bologne et de Florence; et quelquefois
+sans doute c'est à travers ces poètes italiens que
+Pétrarque a imité les troubadours. Et surtout&mdash;et
+nous terminerons par là&mdash;l'originalité de Pétrarque
+vis-à-vis de la poésie provençale et même vis-à-vis de
+la poésie italienne n'en demeure pas moins grande.
+La première poésie lyrique italienne faisait de
+l'amour une abstraction que l'on pouvait confondre
+dans une admiration commune avec l'intelligence et
+même avec la philosophie.</p>
+
+<p>Cette passion était trop épurée et devenait trop
+éthérée. Pétrarque la ramène sur la terre, où est en
+somme sa véritable place. Sans doute il ne la ramène
+pas sur une terre vulgaire, au milieu des passions et
+des désirs charnels; mais on sent que la beauté physique
+de Laure l'a frappé, qu'il a été sensible à
+l'éclat de ses regards, et ce n'est pas dans l'école
+italienne qu'il a pris les traits de la description suivante:
+«En quel lieu, en quelle mine précieuse
+Amour a-t-il pris l'or dont il a fait ses deux blondes
+tresses? sur quelles épines a-t-il cueilli ces roses?
+sur quelle plage ces neiges tendres et fraîches?... Où
+a-t-il pris ces perles qui arrêtent et voient se briser
+ces paroles si douces, si pures, si étrangères au
+monde? Où a-t-il pris les beautés si grandes et si
+divines de ce front plus serein que le ciel?» Rapprochons
+de ce passage le suivant, où Pétrarque célèbre
+«les mains blanches et déliées (de Laure), ses bras
+gracieux, sa démarche doucement altière... et sa
+jeune et belle poitrine siège d'une haute sagesse».
+C'est en pensant à des passages de ce ton qu'un critique
+a pu dire, en quelques phrases qui sont d'heureuses
+formules: «Pétrarque n'adore pas l'idée,
+mais la personne de la femme; il sent qu'il y a
+quelque chose de terrestre dans ses affections et il
+ne peut les séparer des désirs charnels<a id="anchor-X-31"></a> <a href="#footnote-X-31" class="fnanchor">[31]</a>.» C'est
+par là qu'il s'éloigne de ses contemporains et qu'il se
+rapproche non des troubadours de la décadence,
+mais plutôt de ceux du XII<sup>e</sup> siècle.</p>
+
+<p>L'histoire de l'influence de la poésie provençale en
+Italie peut être arrêtée ici<a id="anchor-X-32"></a> <a href="#footnote-X-32" class="fnanchor">[32]</a>; non qu'il n'y eût rien
+à ajouter; au contraire cette influence est encore très
+vivante pendant le XIV<sup>e</sup> siècle. Bientôt elle diminue
+d'ailleurs et le classicisme de la Renaissance italienne
+fait oublier pendant un temps les troubadours.</p>
+
+<p>Mais on n'a jamais perdu en Italie le souvenir de
+leur poésie. Du XIV<sup>e</sup> siècle à nos jours on trouve une
+série ininterrompue d'esprits de tout ordre, gracieux
+poètes ou graves historiens, qui l'ont étudiée avec
+passion. Les uns et les autres n'ont jamais cessé et
+ne cessent encore de rendre à l'ancienne poésie provençale
+l'hommage que lui ont rendu les deux
+grands poètes par lesquels s'ouvre l'histoire de leur
+propre poésie, Dante et Pétrarque.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XI" id="CHAPITRE_XI"></a>CHAPITRE XI</h2>
+
+<h3>LES TROUBADOURS EN ESPAGNE, EN PORTUGAL, EN ALLEMAGNE. TROUBADOURS ET TROUVÈRES</h3>
+
+<blockquote><p>Les troubadours en Catalogne.&mdash;Relations entre le Midi de la
+France et la péninsule ibérique.&mdash;Jaime I<sup>er</sup> d'Aragon et les troubadours.&mdash;Les
+troubadours en Castille: Alphonse X le Savant.&mdash;La
+poésie galicienne ou portugaise.&mdash;Le roi-poète Denys.&mdash;Influence
+provençale.&mdash;Les Minnesinger.&mdash;Influence provençale:
+comment elle s'est produite.&mdash;L'originalité des Minnesinger.&mdash;Walter
+von der Vogelweide.&mdash;La poésie lyrique de
+la langue d'oïl.&mdash;L'école «provençalisante».&mdash;Conon de
+Béthune; le châtelain de Coucy; Gace Brulé.</p></blockquote>
+
+
+<p>La péninsule ibérique fut de très bonne heure pour
+les troubadours un pays de prédilection. Les cours
+d'Aragon, de Castille, de Léon, de Navarre, de Portugal,
+leur furent hospitalières. Ils y trouvèrent des
+princes éclairés, amoureux de poésie, et récompensant
+royalement le talent; il n'en fallait pas davantage
+pour attirer de tous les points du Midi de la France
+jongleurs et troubadours. Au point de vue linguistique
+la langue catalane n'était&mdash;et n'est encore&mdash;qu'une
+variété des dialectes occitaniques; cette circonstance
+rendit encore plus faciles les relations littéraires.</p>
+
+<p>Les troubadours se rendaient en Espagne par les
+deux grandes voies qui ont toujours existé aux extrémités
+de la chaîne des Pyrénées. L'une&mdash;celle de
+l'Ouest&mdash;avait une importance de premier ordre
+parce qu'elle était le «chemin des pèlerins» qui
+allaient à Saint-Jacques de Compostelle, en Galice<a id="anchor-XI-1"></a> <a href="#footnote-XI-1" class="fnanchor">[1]</a>.
+Elle portait en Espagne le nom de «chemin français».
+Celle de l'Est n'avait pas moins d'importance; elle
+mettait en rapports la Provence avec le comté de Barcelone
+et le royaume d'Aragon. Les relations étaient
+d'autant plus étroites que les comtes de Barcelone et
+rois d'Aragon avaient des possessions dans le Midi
+de la France, par exemple Montpellier.</p>
+
+<p>Nous ne pouvons pas, dans cette brève esquisse,
+étudier on détail l'influence de la poésie des troubadours
+en Espagne. Il y faudrait un volume, et il a été
+écrit il y a près d'un demi-siècle. Contentons-nous de
+résumer à grands traits cette histoire.</p>
+
+<p>Rappelons d'abord que l'Espagne continue pendant
+le XII<sup>e</sup> et le XIII<sup>e</sup> siècle la «reconquista», la «reconquête»
+de son sol sur les Maures et que les poésies
+des troubadours qui ont vécu en Espagne sont remplies
+de l'écho de ces croisades.</p>
+
+<p>La Catalogne, grâce à son affinité linguistique et
+à sa situation géographique, fut une des régions où
+l'influence de la poésie provençale se fit le plus profondément
+sentir. Elle était considérée par les troubadours
+comme le pays de la joie et de la gaîté; les
+allusions à la bonne humeur, au bon accueil des Catalans
+sont nombreuses dans l'&oelig;uvre des troubadours;
+voici comment s'exprime l'un d'eux dans une pièce à
+refrain.</p>
+
+<blockquote><p>Puisque mon étoile n'a pas voulu que de ma dame me
+vienne le bonheur... il faut que je me mette dans la voie
+du vrai amour: et cette voie je l'apprendrai bien dans la
+gaie Catalogne, parmi les Catalans vaillants et les Catalanes
+aimables. Car courtoisie, mérite et valeur, joie,
+reconnaissance et galanterie, libéralité et amour, connaissance
+et grâces, toutes ces qualités sont l'apanage de la
+Catalogne, où les hommes sont vaillants et les femmes
+aimables<a id="anchor-XI-2"></a> <a href="#footnote-XI-2" class="fnanchor">[2]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Comme les troubadours italiens, les troubadours
+catalans écrivirent en provençal jusqu'au XIV<sup>e</sup> siècle,
+quoique de belles chroniques<a id="anchor-XI-3"></a> <a href="#footnote-XI-3" class="fnanchor">[3]</a> aient été composées
+en prose catalane pendant le règne de Jaime I<sup>er</sup>
+d'Aragon (1213-1276) et de ses successeurs immédiats.</p>
+
+<p>Ce roi, qu'on a appelé le «Conquistador» à cause
+de ses victoires sur les Maures, est un de ceux qui, en
+Espagne, ont été le plus accueillants aux troubadours.
+Né à Montpellier en 1208, il aimait à revenir dans sa
+«bonne ville», toujours suivi d'un nombreux cortège
+de troubadours et de jongleurs. Plus d'un l'accompagna
+dans ses expéditions et reçut des terres, par
+exemple après le siège de Valence. Jaime d'Aragon
+accueillit surtout les troubadours languedociens qui
+s'exilèrent pour fuir les rigueurs de l'Inquisition ou
+qui ne s'accommodaient pas du nouveau régime créé
+dans le Midi de la France à la suite de la croisade
+contre les Albigeois. De ce nombre furent Peire Cardenal,
+Bernard Sicart de Marvejols, et, pendant la
+dernière période de sa vie, son favori N'At de Mons.</p>
+
+<p>Si les troubadours ont fait l'éloge de Jaime I<sup>er</sup><a id="anchor-XI-4"></a> <a href="#footnote-XI-4" class="fnanchor">[4]</a>,
+ils ne lui ont pas ménagé leurs critiques en une circonstance
+où il n'a pas secondé leurs désirs comme
+ils l'auraient voulu. Il s'agit du soulèvement de 1242,
+fomenté par le comte de la Marche, le comte de Toulouse
+et autres seigneurs, et qui fut le dernier effort
+du Midi pour recouvrer son indépendance. Le bruit
+avait couru que le roi d'Aragon avait promis de
+secourir le comte de Toulouse, comme l'avait fait
+son père, mort à Muret pendant la croisade contre
+les Albigeois. Aussi la déception fut-elle grande quand
+on apprit que le Conquistador n'était pas intervenu
+dans cette courte lutte et avait laissé battre les
+Anglais et leurs alliés à Saintes et à Taillebourg. Voici
+comment un troubadour exprime son indignation.</p>
+
+<blockquote><p>Comte du Toulousain, plus j'examine les puissants,
+plus je vous vois au faîte de l'honneur... Nous avons vu la
+Marche, Foix et Rodez faire défection tout de suite... Si le
+roi Jacques, à qui nous n'avons pas manqué de parole,
+eût tenu ce qui avait été, dit-on, convenu entre lui et
+nous, les Français, à coup sûr, auraient grande douleur et
+seraient dans les pleurs... Anglais, couronnez-vous de
+fleurs et de feuillages. Ne vous donnez aucune peine,
+même si on vous attaque, jusqu'à ce que l'on vous prenne
+tout ce que vous avez<a id="anchor-XI-5"></a> <a href="#footnote-XI-5" class="fnanchor">[5]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Le roi d'Aragon ne paraît pas avoir été très sensible
+à ces satires et à d'autres bien plus violentes
+qui ne lui furent pas ménagées<a id="anchor-XI-6"></a> <a href="#footnote-XI-6" class="fnanchor">[6]</a>. Il est certain que
+si le Conquistador avait secondé, avec sa puissance
+et ses talents militaires de premier ordre, les efforts
+un peu désordonnés que faisaient les Méridionaux
+pour se reconstituer&mdash;ou se constituer&mdash;une nationalité,
+les choses auraient pu changer de face. Mais
+Jaime déployait son activité contre les Maures qu'il
+chassait du royaume de Valence et des Baléares. Son
+règne fut long et glorieux; un des derniers troubadours
+qui ont fréquenté sa cour, N'At de Mons, a
+surtout écrit des poèmes théologiques. Cependant,
+d'une manière générale, les troubadours qui ont été
+en relations avec le Conquistador ont plutôt cultivé
+la poésie guerrière ou morale que la poésie religieuse.</p>
+
+<p>En Castille un des premiers protecteurs des troubadours
+fut le roi Alphonse VIII, celui qui gagna sur
+les Sarrasins la célèbre bataille de Las Navas de
+Tolosa (1212), victoire aussi décisive pour la chrétienté
+que celle de Poitiers gagnée par Charles
+Martel. Pour exciter les courages, au début de l'expédition,
+un troubadour<a id="anchor-XI-7"></a> <a href="#footnote-XI-7" class="fnanchor">[7]</a> composa une chanson de
+croisade enflammée.</p>
+
+<blockquote><p>Seigneur, par nos péchés s'accroît la force des Sarrasins;
+Saladin a pris Jérusalem que nous n'avons pas
+encore reconquise; aussi le roi de Maroc annonce qu'il va
+combattre tous les rois chrétiens avec ses Andalous et
+Arabes, armés contre la foi du Christ... Les soldats qu'il a
+choisis ont tant d'orgueil qu'ils croient que le monde leur
+est soumis; les Marocains se mettent en troupes par les
+prairies et disent entre eux avec orgueil: «Francs, faites-nous
+place; à nous est la Provence et le comté de Toulouse,
+jusqu'au Puy»; jamais plus cruelles vantardises ne furent
+entendues de la part de ces chiens sauvages sans foi ni
+loi... Puisque nous sommes de sincères croyants, ne
+laissons pas nos héritages à ces chiens noirs d'Outremer;
+conjurons le péril avant qu'il nous atteigne. Nous leur
+avons jeté en travers Portugais, Galiciens, Castillans,
+Aragonais, Navarrais qui les ont mis honteusement en
+fuite.</p></blockquote>
+
+<p>C'est là un chant de guerre qui peut nous donner
+une idée de ce que furent les chansons de croisade
+composées par les troubadours en Espagne, pendant
+la période héroïque de la «reconquista». C'est au
+même roi Alphonse VIII que Peire Vidal, le troubadour
+fantasque dont il a été déjà souvent question,
+adressa quelques-unes de ses poésies.</p>
+
+<blockquote><p>L'Espagne est un bon pays, dit-il dans l'une d'elles;
+ses rois et ses seigneurs sont aimables et affectueux, généreux
+et bons, de courtoise compagnie; et il y a d'autres
+barons, preux et accueillants, hommes de sens et de
+connaissance, hommes vaillants et distingués.</p></blockquote>
+
+<p>Sans nous attarder davantage, passons au règne
+d'Alphonse X de Castille (1252-1294). Ce roi fut, dans
+la péninsule, avec Jaime d'Aragon, le protecteur le
+plus généreux des troubadours. Dès le début de son
+règne ils accoururent en foule auprès du roi «savant».
+Le Génois Boniface Calvó, dont il a été question dans
+le chapitre précédent, fut parmi les premiers et resta
+un de ceux à qui le roi et son entourage manifestèrent
+le plus de sympathie. Le dernier troubadour, Guiraut
+Riquier, séjourna près de dix ans à la cour de Castille.</p>
+
+<p>Voici comment une peinture du temps nous représente
+cette cour à Tolède. «Le roi est en train de dicter,
+entouré d'une foule de maîtres et de troubadours,
+de clercs, de jongleurs et de jongleresses, suspendus
+à ses lèvres, les uns l'écoutant et l'admirant, d'autres
+chantant et adaptant une mélodie à ses paroles sur
+la viole ou sur le luth.» Ce tableau pittoresque
+paraît des plus exacts. Alphonse X était poète, comme
+on va le voir tout à l'heure; il fit traduire de nombreux
+ouvrages scientifiques et dota la Castille d'un
+code célèbre connu sous le nom des <i>Sept Parties</i>.
+C'était un roi savant et non un roi «sage»
+comme on l'appelle quelquefois en prenant à contresens
+le mot espagnol «sabio». La fin de son règne
+fut attristée par toutes sortes d'infortunes. Les troubadours
+quittèrent la cour de Castille et n'y reparurent
+plus. A ce moment d'ailleurs la poésie lyrique
+que l'Espagne n'avait pas connue était dans tout son
+éclat en Galice et en Portugal.</p>
+
+<p>Le nombre des troubadours qui ont séjourné en
+Espagne est sensiblement plus grand que celui des
+troubadours qui ont vécu en Italie. Cependant leur
+influence y a été, en un certain sens, moins profonde.
+Laissons de côté la Catalogne, qui, au point
+de vue linguistique, n'est qu'une province de la
+langue d'oc: les troubadours qu'elle a produits sont
+d'ailleurs médiocres, et, sauf une ou deux exceptions,
+ne peuvent se comparer aux troubadours italiens qui
+ont écrit en provençal. Mais la poésie lyrique n'a
+pas pu prendre racine ni en Aragon, ni dans la plus
+grande partie de la Castille, ni dans le royaume de
+Léon ni en Navarre; et cependant les troubadours y
+furent accueillis avec une très grande sympathie.
+Ces pays ont connu plutôt la poésie héroïque des
+«romances»; la race ne paraît pas y avoir eu la
+«tête» lyrique ou du moins, en ce genre, la poésie
+de langue étrangère paraissait suffisante. Il n'en
+fut pas de même en Portugal et en Galice, où la
+poésie lyrique est au premier plan comme dans le
+Midi de la France ou en Italie.</p>
+
+<p>L'ancienne poésie lyrique portugaise ne nous est
+connue que par trois manuscrits précieux<a id="anchor-XI-8"></a> <a href="#footnote-XI-8" class="fnanchor">[8]</a>. Les
+premiers monuments de cette poésie ne paraissent
+pas remonter au delà de la fin du XII<sup>e</sup> siècle. C'est
+l'époque la plus florissante de la poésie provençale.
+Le comte de Poitiers, Cercamon, Jaufre Rudel et
+autres sont bien plus anciens que ne serait l'auteur
+de ces premières poésies portugaises.</p>
+
+<p>Mais cette date elle-même est une date extrême,
+et en réalité la littérature portugaise ou galicienne
+(car elle porte les deux noms) fleurit surtout au
+XIII<sup>e</sup> et au XIV<sup>e</sup> siècle<a id="anchor-XI-9"></a> <a href="#footnote-XI-9" class="fnanchor">[9]</a>. Son époque la plus brillante
+est celle qui comprend les règnes d'Alphonse X de
+Castille (1252-1284) et de Denis, roi du Portugal
+(1280-1325). C'est d'après ces rois poètes qu'on la distingue
+en plusieurs grandes périodes. L'ensemble de
+ces périodes forme «l'époque provençale<a id="anchor-XI-10"></a> <a href="#footnote-XI-10" class="fnanchor">[10]</a>».</p>
+
+<p>La poésie galicienne fut si brillante, surtout dans
+la deuxième partie du XIII<sup>e</sup> siècle, que les Castillans
+qui s'adonnèrent à la poésie lyrique profane lui
+empruntèrent sa langue. C'est ainsi, on s'en souvient
+(et pour les mêmes raisons), que le provençal fut
+adopté comme langue poétique par de nombreux
+poètes italiens et catalans. En ce qui concerne le
+galicien, une des preuves les plus remarquables de
+la prépondérance qu'avait prise ce dialecte dans la
+langue de la poésie nous est fournie par les &oelig;uvres
+du roi Alphonse X de Castille, le roi savant. C'est en
+effet le galicien qu'il emploie dans ses poésies profanes;
+mais le même a écrit en castillan ses poésies
+à la Vierge et il a contribué plus que tout autre,
+par de nombreux écrits scientifiques ou historiques,
+au développement de la prose castillane.</p>
+
+<p>Les poésies profanes du roi Alphonse X de Castille
+qui nous sont parvenues sont en général d'un caractère
+satirique, avec de nombreux traits de réalisme;
+elles nous donnent souvent une idée assez exacte&mdash;et
+fort piquante&mdash;de ce qu'était la vie de cour auprès
+du roi savant. Les chansons du roi Denis de Portugal
+sont plus intéressantes pour le sujet qui nous
+occupe ici. Elles appartiennent en effet pour une
+grande partie à la lyrique courtoise. C'est à son
+&oelig;uvre que seront empruntées la plupart de nos citations.</p>
+
+<p>La poésie galicienne du XIII<sup>e</sup> et du XIV<sup>e</sup> siècle est
+représentée par environ deux mille pièces lyriques.
+Elles sont l'&oelig;uvre de plus de cent cinquante poètes
+appartenant pour la plupart aux classes élevées de
+la société. Parmi eux on compte quatre rois, nombre
+de grands seigneurs et de grands dignitaires<a id="anchor-XI-11"></a> <a href="#footnote-XI-11" class="fnanchor">[11]</a>.</p>
+
+<p>Cette poésie, comme la poésie provençale, est
+essentiellement une poésie de cour. Deux des genres
+les plus cultivés sont les mêmes que les deux genres
+principaux des troubadours de la Provence: la
+<i>chanson d'amour</i> (six cents environ, un tiers de
+l'&oelig;uvre totale) et les <i>chants de médisance</i>, correspondant
+aux sirventés (quelques centaines). Les
+autres genres cultivés par les troubadours provençaux:
+descorts, aubes, pastourelles, etc., sont également
+représentés dans la poésie galicienne. Un genre
+qui est connu aussi dans la poésie provençale a pris
+en Portugal un développement particulier; c'est
+celui des «chansons d'ami»; une jeune fille&mdash;et
+non une jeune femme&mdash;y exprime ses plaintes sur
+l'absence du bien-aimé ou sur sa froideur; mais ce
+genre est connu des plus anciens troubadours provençaux
+et une belle romance de Marcabrun que nous
+avons déjà citée en est un exemple remarquable.</p>
+
+<p>Tout, dans la forme, dénonce donc une imitation
+provençale; la métrique est empruntée au même
+modèle. Les troubadours galiciens n'ont pas d'ailleurs
+caché leur admiration pour la lyrique provençale:
+«les Provençaux sont de bons poètes», dit l'un
+d'eux; «je désire <i>à la manière provençale</i> faire
+maintenant un chant d'amour», dit le même poète,
+et c'est le roi Denis qui fait ces deux déclarations.</p>
+
+<p>Même si on n'avait pas de déclarations de ce genre,
+on reconnaîtrait facilement dans la poésie portugaise
+la plupart des lieux communs de la lyrique provençale.
+C'est certainement dans l'emploi des termes empruntés
+au service féodal que cette imitation est le plus sensible.
+La «dame» est la «maîtresse» (senhor),
+comme dans la poésie du Midi de la France; le poète
+se considère comme l'homme-lige, comme le vassal
+de cette suzeraine. «Je vous vis un jour pour mon
+malheur, dame, dit le roi Denis, car depuis que je suis
+devenu votre serviteur, vous me traitez toujours plus
+mal.» «Je vous ai toujours servie, dame, et vous fus
+loyal, je le serai tant que je vivrai.» Voilà des formules
+du «vasselage amoureux» bien connues de la
+poésie provençale. Dans l'une comme dans l'autre
+poésie l'amant se fait humble, comme il convient à un
+serviteur; il fait appel à la pitié de sa dame.</p>
+
+<p>On se souvient des passages où les troubadours
+déclaraient appartenir corps et âme à la personne
+aimée, qui pouvait en disposer à son gré, presque
+comme d'une chose. Voici sous quelle forme la même
+idée se présente dans une poésie du roi Denis:</p>
+
+<blockquote><p>Traitez-moi bien ou mal, dame, tout cela est en votre
+pouvoir; par ma bonne foi je souffrirai le mal; car,
+pour le bien, je sais parfaitement qu'il ne m'en viendra
+aucun<a id="anchor-XI-12"></a> <a href="#footnote-XI-12" class="fnanchor">[12]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Dans le joli petit poème suivant le refrain rappelle
+la même idée.</p>
+
+<blockquote><p>Jamais je n'osai vous dire, dame, le grand bien que je
+désire; me voici en votre prison, faites de moi ce qui vous
+plaira.</p>
+
+<p>Jamais je ne vous ai rien dit des souffrances qui me
+sont venues de vous, dame; me voici en votre prison,
+traitez-moi mal ou bien.</p>
+
+<p>Jamais je n'ai osé vous conter, dame de mon c&oelig;ur, les
+maux que vous m'avez fait souffrir; me voici en votre
+prison, vous pouvez me guérir ou me tuer<a id="anchor-XI-13"></a> <a href="#footnote-XI-13" class="fnanchor">[13]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Voici encore un trait important qui rappelle d'une
+façon précise l'étroite parenté des poésies provençale
+et portugaise.</p>
+
+<p>C'est un honneur, dans l'une comme dans l'autre,
+d'aimer «en haut lieu», c'est-à-dire de choisir comme
+objet de son amour une femme à qui l'on supposait
+toutes les qualités de l'esprit plutôt que du c&oelig;ur. La
+dame ainsi choisie, disent souvent les troubadours,
+mériterait la couronne. C'est le thème que développe
+le roi Denis dans la chanson suivante.</p>
+
+<blockquote><p>Puisque Dieu, dame, vous a toujours fait faire du bien
+le meilleur et qu'il vous a donné tant de connaissance, je
+vous dirai une vérité, s'il plaît à Dieu: vous étiez faite
+pour un roi.</p>
+
+<p>Et puisque vous savez toujours comprendre et choisir le
+meilleur, je veux vous dire une vérité, dame que je sers
+et que je servirai: puisque Dieu vous créa ainsi, vous
+étiez bonne pour un roi.</p>
+
+<p>Puisque Dieu n'en fit jamais de semblable, et qu'il n'en
+fera jamais de semblable pour l'intelligence et les belles
+paroles, si Dieu voulait en disposer ainsi, vous étiez faite
+pour un roi<a id="anchor-XI-14"></a> <a href="#footnote-XI-14" class="fnanchor">[14]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Citons enfin du même roi Denis deux pièces où
+l'imitation est des plus caractéristiques. Dans la conception
+de l'amour courtois, telle que l'ont créée les
+troubadours provençaux, l'honneur de la dame aimée
+est au-dessus de tout. C'est aussi la pensée que
+développe le roi Denis dans la petite pièce suivante.</p>
+
+<blockquote><p>Quoique je sois très amoureux, je ne désire pas obtenir
+grand bien de celle que j'aime; car je vois et je sais que
+le dommage qu'elle en retirerait serait plus grand que la
+joie qui pourrait m'en advenir; qui désire un tel bien
+estime bien peu l'honneur de sa dame.</p>
+
+<p>Puisque je m'appelle et que je suis son serviteur, ce
+serait une grande trahison, si pour le bien qu'elle me
+donnerait ma dame gagnait mal et injustice. Tous les
+parfaits amants m'approuveront<a id="anchor-XI-15"></a> <a href="#footnote-XI-15" class="fnanchor">[15]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Ceci est tout à fait dans le ton des troubadours
+provençaux comme la chanson suivante, du même
+roi Denis.</p>
+
+<blockquote><p>Je désire à la manière provençale faire maintenant un
+chant d'amour; je voudrais y louer ma dame, à qui ne
+manque ni le mérite, ni la beauté, ni la bonté. J'ajouterai
+encore: Dieu la fit si parfaite en toutes qualités qu'elle
+vaut mieux que toutes les dames du monde. Dieu voulut,
+en créant ma dame, lui donner la connaissance de tout
+bien et de toute valeur... et il lui fit un grand honneur
+quand il ne permit pas qu'aucune autre lui fût égale. En
+ma dame Dieu ne mit jamais le mal; il y mit mérite et
+beauté, lui apprit à bien parler et à mieux sourire qu'aucune
+autre femme<a id="anchor-XI-16"></a> <a href="#footnote-XI-16" class="fnanchor">[16]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>L'imitation est heureuse et le roi poète s'est bien
+assimilé la manière des troubadours.</p>
+
+<p>Cependant ce serait une erreur de croire que les
+poésies du roi Denis et les autres &oelig;uvres de l'école
+galicienne doivent tout à l'imitation provençale.
+D'abord l'imitation des poésies de langue d'oïl y est
+sensible; il est vrai que la poésie lyrique du Nord de
+la France a pris ses modèles dans le Midi, comme
+on va le voir.</p>
+
+<p>Ce qui est plus important, c'est que la poésie portugaise
+comprend beaucoup d'&oelig;uvres qui paraissent
+être d'inspiration populaire. Et il y en a de charmantes
+qui semblent ne rien devoir à l'imitation.</p>
+
+<p>L'influence provençale sur cette poésie consisterait
+donc surtout en ceci: c'est qu'elle aurait contribué à
+faire de cette poésie populaire une poésie courtoise.
+L'imitation n'est pas aussi sensible que dans la première
+poésie italienne; mais l'influence des troubadours
+a été capitale pour transformer cette
+poésie<a id="anchor-XI-17"></a> <a href="#footnote-XI-17" class="fnanchor">[17]</a>.</p>
+
+<p>Comment et à quelle époque s'est produit le contact
+entre troubadours provençaux et galiciens? Problème
+intéressant, mais non encore résolu. Peu de
+troubadours provençaux ont visité le Portugal; mais
+l'école galicienne n'était pas confinée dans les limites,
+surtout dans les limites actuelles de ce pays. Les chevaliers
+poètes vivaient souvent aux cours de Léon et
+de Castille, où fréquentèrent si volontiers les troubadours,
+depuis le XII<sup>e</sup> siècle. C'est par là que se serait
+faite l'initiation. En ce qui concerne l'influence de la
+langue d'oïl, elle a pu s'exercer par les mêmes moyens.
+Mais il y a ici un élément de plus: c'est que plusieurs
+des premiers princes du Portugal sont de race bourguignonne.
+Ajoutons enfin que par ses côtes la Galice
+et le Portugal étaient en relations directes avec
+d'autres pays que le Midi de la France. Pour conclure,
+le Portugal paraît avoir eu une poésie autochtone;
+mais c'est l'influence des troubadours provençaux
+qui en a fait une poésie courtoise. Si le
+problème est encore discuté dans le détail, la solution
+est depuis longtemps acceptée.</p>
+
+<p>Transportons-nous maintenant de l'extrémité de la
+péninsule ibérique aux bords du Danube où a fleuri
+la poésie des premiers Minnesinger<a id="anchor-XI-18"></a> <a href="#footnote-XI-18" class="fnanchor">[18]</a>.</p>
+
+<p>On divise l'histoire des Minnesinger en deux
+périodes: la première comprend les poètes de l'école
+austro-bavaroise, dont l'activité poétique s'est exercée
+surtout dans la vallée du Danube, en Bavière et en
+Autriche. Cette première période serait celle de la
+poésie populaire. «Le chant d'amour courtois, dit
+un historien de la littérature allemande, sortit, en
+Autriche et en Bavière, de la chanson d'amour populaire.
+Encore aujourd'hui les habitants des Alpes
+bavaroises et autrichiennes se distinguent par le don
+d'une hardie improvisation musicale. Il faut y voir
+un héritage des temps primitifs. De courts chants
+d'amour n'étaient pas plus étrangers aux vieux Ariens
+et aux Germains qu'à tous les autres peuples de la
+terre, même les plus humbles... Les chants d'amour
+populaires volèrent comme des fils à la Vierge, des
+vertes prairies sur lesquelles dansaient les paysans,
+jusqu'aux châteaux des nobles<a id="anchor-XI-19"></a> <a href="#footnote-XI-19" class="fnanchor">[19]</a>.»</p>
+
+<p>La deuxième période est l'époque de l'école rhénane.
+On s'accorde à reconnaître l'influence de la
+poésie française et provençale sur les poètes de cette
+école. La première seule serait indépendante de toute
+imitation.</p>
+
+<p>Cette théorie a été contestée, en particulier par
+M. A. Jeanroy. Sans reprendre ici cette discussion,
+remarquons seulement, à la suite du savant auteur
+des <i>Origines de la poésie lyrique en France</i>, que plusieurs
+imitations d'auteurs provençaux paraissent
+évidentes chez les minnesinger de la première période.
+Toute cette poésie primitive, que l'on prétend populaire,
+«est déjà profondément imprégnée des théories
+courtoises de l'amour». «L'amant fait hommage à sa
+dame de sa personne... il s'engage à faire tout ce
+qu'elle lui ordonnera; il lui est soumis «comme le
+bateau l'est au pilote quand la mer est calme<a id="anchor-XI-20"></a> <a href="#footnote-XI-20" class="fnanchor">[20]</a>».
+Le service, le vasselage amoureux y est chose connue.
+Comme Jaufre Rudel, le minnesinger Meinloh a
+recherché sa dame pour sa «vertu». «Quant je t'ai
+entendu louer, je voulais te connaître; pour ta
+grande vertu, j'ai couru çà et là jusqu'à ce que je
+t'aie trouvée.» L'amour a un pouvoir ennoblissant,
+comme chez les troubadours; comme eux aussi, et
+plus encore peut-être, si on en juge pas leurs plaintes,
+les minnesinger ont à souffrir des «médisants».</p>
+
+<p>Il semble donc que ce soit avec raison qu'on ait
+cherché et retrouvé jusque dans les plus anciens minnesinger
+des traces de l'imitation provençale. Aussi
+un des derniers historiens qui s'est occupé de la question
+divise-t-il les minnesinger en deux groupes<a id="anchor-XI-21"></a> <a href="#footnote-XI-21" class="fnanchor">[21]</a>:
+le premier comprend ceux qui n'ont pas eu assez
+d'originalité pour s'élever au-dessus des modèles
+qu'ils imitaient; ce sont la plupart des poètes du
+«Minnesangs Frühling»; au second groupe appartiennent
+ceux qui, comme Walter von der Vogelweide,
+Hartmann von Aue, ou l'Alsacien Reinmar, ont su
+garder leur originalité. Ce qui caractérise ce second
+groupe c'est que l'influence de la poésie lyrique ou
+épique de langue d'oïl y est partout sensible.</p>
+
+<p>Comment les minnesinger ont-ils pu être en contact
+avec les troubadours? D'abord par la vallée du
+Danube, où apparaissent les premiers minnesinger et
+qui est précisément une des grandes routes des
+peuples et des croisades en particulier: on sait que
+plus d'un jongleur l'a parcourue. Une autre route
+importante conduisait de Venise à Vienne, en Hongrie
+et en Bohême. C'est sans doute celle que prit Peire
+Vidal, quand il alla visiter la cour de Hongrie. De
+plus on a remarqué un fait important et qui mérite
+d'être mis en lumière. Beaucoup de minnesinger ont
+été au service des Hohenstaufen et ont séjourné, à ce
+titre, assez longtemps en Italie. Enfin il ne faut pas
+oublier les prétentions des empereurs germaniques
+sur le petit royaume d'Arles: en 1179 Frédéric I<sup>er</sup> fit
+un séjour de trois mois en Provence. C'est entre 1170
+et 1190 que se serait produit le contact entre troubadours
+et minnesinger.</p>
+
+<p>Cependant cette imitation resta originale. Il en est
+un peu de l'ancienne poésie lyrique allemande comme
+de l'ancienne poésie portugaise. Il y avait certainement
+des chants populaires; et les dons poétiques n'ont
+jamais manqué à la race allemande. Aussi tout en
+prenant une partie de leur inspiration chez les troubadours,
+les minnesinger ont-ils gardé leur originalité;
+leur conception de l'amour en particulier est par
+certains côtés une création nouvelle, indépendante de
+son modèle<a id="anchor-XI-22"></a> <a href="#footnote-XI-22" class="fnanchor">[22]</a>.</p>
+
+<p>Elle est, en partie, une image de la société germanique
+du temps, où il semble qu'il y ait eu moins de
+liberté dans les m&oelig;urs qu'au pays des troubadours.
+Il est souvent question, chez les minnesinger, d'un
+personnage chargé de veiller sur la conduite de la
+femme; on n'a signalé que deux mentions d'un personnage
+semblable chez deux troubadours, Guillaume
+de Poitiers et Marcabrun. Le minnesinger ne choisit
+pas une dame pour objet de ses chants, il ne la
+désigne pas par un pseudonyme, un <i>senhal</i>, comme
+c'est d'usage dans la poésie provençale; il chante la
+femme en général. La discrétion est une des qualités
+principales de l'amant d'après la théorie des troubadours;
+ce côté de la doctrine de l'amour courtois est
+un de ceux que les minnesinger ont développé le
+plus volontiers; la discrétion (<i>tougen minne</i>) paraît
+avoir joué encore un plus grand rôle dans la société
+amoureuse germanique qu'en Provence. Enfin le «vasselage
+amoureux» y a pris une allure plus formaliste.
+«Le Germain a une prédilection pour le formalisme
+dans le droit», dit un historien des minnesinger; ce
+goût est en effet sensible dans l'emploi fréquent des
+termes les plus connus du vasselage féodal.</p>
+
+<p>Voici, pour sortir des généralités, une chanson
+du minnesinger Heinrich von Mohrungen (fin du
+XII<sup>e</sup> siècle) où l'on trouvera un écho de la poésie des
+troubadours.</p>
+
+<blockquote><p>Le rossignol a pour coutume de se taire quand il est
+amoureux, j'aime mieux l'hirondelle; qu'elle aime ou
+qu'elle souffre, elle n'abandonne jamais le chant. Depuis
+que je dois chanter, je puis dire à bon droit: «Hélas!
+comme j'ai prié longtemps là-bas, et comme j'ai pleuré
+auprès de celle où je ne vois aucune pitié.»</p>
+
+<p>Si je cesse mon chant, on dit que le chant me conviendrait
+mieux; si je me mets à chanter, je dois souffrir deux
+choses, haine et raillerie. Comment vivre pour celles qui
+vous empoisonnent avec de belles paroles? Hélas! cela
+leur a réussi et j'ai laissé mon chant pour elles; mais je
+veux chanter comme auparavant.</p>
+
+<p>Comme je regrette le meilleur temps que j'ai passé à
+leur service, comme je regrette mes beaux jours heureux!
+Je déplore les nombreuses plaintes que j'ai fait entendre
+et qui ne lui sont jamais allées au c&oelig;ur. Hélas! quel
+nombre d'années perdues! Je m'en repens en vérité; je ne
+m'en accuserai plus.</p>
+
+<p>Sourires, bon visage et bon accueil m'ont endormi
+longtemps. Je n'ai pas eu d'autre bien et qui veut m'accuser
+d'indiscrétion ment... Hélas! sa vue seule était ma joie,
+je n'en ai dit aucun mal, mais je n'en ai eu aucun bien.</p>
+
+<p>Quand un objet est rare, on lui attribue plus de valeur.
+On fait exception pour l'homme fidèle; celui-là, malheureusement,
+on l'estime peu. Il est perdu, celui qui aujourd'hui
+ne sait aimer qu'avec fidélité. Malheureux! à quoi
+cette fidélité m'a-t-elle servi? Aussi suis-je dans la tristesse;
+mais je sers toujours quoi qu'il advienne<a id="anchor-XI-23"></a> <a href="#footnote-XI-23" class="fnanchor">[23]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Nous n'avons pas à suivre l'histoire de la poésie
+lyrique en Allemagne; on sait avec quel éclat les minnesinger
+du XIII<sup>e</sup> siècle la cultivèrent. Nous nous en
+voudrions cependant de ne pas citer au moins quelques
+strophes de Walter von der Vogelweide, le
+poète le plus original de cette période; on verra comment
+il a traité le thème du printemps, par lequel
+s'ouvrent la plupart des chansons des troubadours.</p>
+
+<blockquote><p>Quand les fleurs sortent de l'herbe, comme si elles
+riaient vers le soleil, au matin d'un jour de mai, quand
+les petits oiseaux chantent si joliment leurs plus belles
+chansons, quelle joie peut se comparer à la joie que
+révèlent leurs chants?... Quand, dans sa beauté, une belle
+et noble jeune fille, bien habillée et la tête parée, se rend
+au milieu d'une société joyeuse, accompagnée de fières et
+nobles dames, semblable en majesté au soleil parmi les
+étoiles, quand même mai donnerait tous ses ornements,
+pourrait-il apporter autant de grâce que ce corps gracieux?
+Nous négligeons les fleurs, nos regards vont à cette noble
+femme.</p>
+
+<p>Voulez-vous savoir la vérité? Allons aux fêtes de mai;
+mai est arrivé avec toute sa puissance. Regardez-le et
+regardez les nobles femmes qui sont là, et demandez-vous
+si je n'ai pas choisi la meilleure part.</p></blockquote>
+
+<p>Cette brève citation montre que si, dans la poésie
+lyrique, Walter doit quelque chose à l'imitation des
+poètes provençaux ou français<a id="anchor-XI-24"></a> <a href="#footnote-XI-24" class="fnanchor">[24]</a>, son talent poétique
+l'a transformé; la plupart de ses chansons ont une vie,
+une fraîcheur que la poésie lyrique des troubadours
+ne connaissait plus et que la poésie lyrique de la
+France du Nord&mdash;au XIII<sup>e</sup> siècle&mdash;a peu connues.</p>
+
+<p>L'histoire «externe» de la poésie des troubadours
+que nous venons d'esquisser nous fait connaître l'influence
+profonde que cette poésie exerça sur les littératures
+des pays voisins; la poésie de langue d'oïl
+ne pouvait échapper à cette influence.</p>
+
+<p>Le Nord de la France avait eu de très bonne heure
+une magnifique floraison d'épopées, et c'est cette
+partie de notre nation qui a fourni la matière épique
+à la plupart des littératures voisines. Elle possédait
+aussi une poésie lyrique autochtone, représentée
+par des «chansons de printemps», des «chansons de
+danses» et des «chansons satiriques». A cette poésie
+se rattachent aussi les «chansons de toile», les
+romances et pastourelles. Il y a de la grâce et de la
+fraîcheur dans cette poésie lyrique primitive, et peut-être
+les fruits auraient-ils «passé la promesse des
+fleurs» si les poètes lyriques ne l'avaient pas abandonnée
+d'assez bonne heure pour une poésie plus
+savante, plus raffinée et plus courtoise, qui est celle
+des troubadours<a id="anchor-XI-25"></a> <a href="#footnote-XI-25" class="fnanchor">[25]</a>.</p>
+
+<p>Les poètes de langue d'oïl connurent cette poésie
+par différentes voies. Plusieurs troubadours ont
+séjourné dans le Nord de la France, surtout en Normandie,
+à la cour des rois d'Angleterre, qui avaient,
+par leurs possessions dans le Sud-Ouest, des sujets
+méridionaux. Un ou deux troubadours ont été à la
+cour de Marie, comtesse de Champagne, et lui ont
+adressé leurs vers. Éléonore de Poitiers, petite-fille
+du premier troubadour, devint reine d'Angleterre,
+après avoir été pendant quinze ans femme de
+Louis VII, roi de France. Quelques-uns des troubadours
+les plus illustres ont vécu auprès d'elle, comme
+Bernard de Ventadour. Enfin les croisades ont mis
+en relations hommes du Nord et hommes du Midi.
+Toutes ces circonstances, et bien d'autres encore,
+ont contribué à la diffusion de la poésie méridionale.</p>
+
+<p>Elle était connue en «France» (et ce mot ne désignait
+alors que les pays de langue d'oïl) pendant la
+deuxième moitié du XII<sup>e</sup> siècle. On y avait le sentiment
+de ses origines et on désignait les nouvelles
+formes poétiques qu'elle y introduisit sous le nom de
+sons «gascons» ou «poitevins».</p>
+
+<p>Les plus anciens poètes de cette école dite provençalisante
+sont Conon de Béthune, né en 1155;
+Chrétien de Troyes, l'auteur de tant de gracieux
+romans d'aventures, qui vécut à la cour de Marie
+de Champagne, entre 1170 et 1180 environ; Jean de
+Brienne, plus tard roi de Jérusalem, Blondel de
+Nesles, Gui Couci, Gace Brulé, etc. La traduction
+de quelques-unes de leurs chansons fera mieux connaître
+l'esprit qui anime leur poésie. On y remarquera
+sans peine les traits les plus connus des chansons
+provençales: le désespoir sincère ou non du
+poète à qui ne vient aucun bien d'amour; l'assurance
+de sa fidélité à une amante dédaigneuse ou
+cruelle, et autres lieux communs de la poésie courtoise.</p>
+
+<p>Les chansons de Conon de Béthune, qui est un des
+plus anciens trouvères de cette école, nous conduisent
+à la cour de la comtesse de Champagne. Conon
+de Béthune n'avait pas, paraît-il, le langage correct
+des Champenois et des Parisiens, car il se plaint
+dans une de ses chansons que la comtesse et ses
+amis se sont moqués de lui.</p>
+
+<blockquote><p>Amour m'excite à me divertir, quand je devrais me taire
+de chanter... car mon langage et mes chansons ont été
+raillés des Français, devant les Champenois, et de la
+comtesse, ce qui m'est bien plus dur.</p>
+
+<p>La reine ne fut pas courtoise, qui me reprit, ainsi que
+son fils le roi. Encore que ma parole ne soit pas française,
+on peut bien la comprendre en français. Ceux-là ne
+sont ni bien appris ni courtois qui m'ont repris pour avoir
+dit quelque mot d'Artois&mdash;car je n'ai pas été élevé à
+Pontoise<a id="anchor-XI-26"></a> <a href="#footnote-XI-26" class="fnanchor">[26]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Voici une chanson de croisade de Conon de Béthune
+(1189) qui rappelle certaines chansons du
+même genre dans la poésie provençale.</p>
+
+<blockquote><p>Hélas! amour, comme il me sera dur de quitter la
+meilleure qui fût jamais aimée ou servie! Que Dieu, par
+sa douceur, me ramène auprès de celle que je laisse avec
+tant de douleur. Que dis-je, malheureux! je ne la quitte
+pas; si le corps va servir notre Seigneur, le c&oelig;ur reste
+tout entier en son pouvoir.</p>
+
+<p>Pour elle je m'en vais, soupirant, en Syrie, car je ne
+dois pas manquer à mon créateur. Qui lui manquera en
+ce besoin urgent, sachez que Dieu lui faillira aussi dans
+un besoin plus grand. Que les petits et les grands sachent
+bien que là-bas on doit se conduire en chevaliers, là où
+l'on conquiert le paradis, la gloire et l'honneur de sa
+mie<a id="anchor-XI-27"></a> <a href="#footnote-XI-27" class="fnanchor">[27]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Il y a dans ces chansons un mélange de grâce et
+de mélancolie qui fait oublier que l'inspiration n'en
+est pas originale. Cette note personnelle manque un
+peu chez le grand poète champenois Chrétien de
+Troyes dont les chansons sont surtout remarquables
+par la finesse et la subtilité. Le fond en est emprunté;
+le poète se déclare serviteur de sa dame, son c&oelig;ur
+est en son pouvoir, mais il n'obtient aucune récompense
+de son service amoureux. Chrétien de Troyes,
+dont le talent dans la poésie lyrique est fait de finesse
+et d'ingéniosité, a mis à orner ces lieux communs
+toutes les ressources d'un esprit singulièrement fin
+et délié.</p>
+
+<p>Enfin un des poètes où se reflète le mieux la poésie
+des troubadours est le châtelain de Couci. On jugera
+de son talent par la traduction suivante de quelques-unes
+de ses chansons.</p>
+
+<blockquote><p>La douce voix du rossignol sauvage que j'entends nuit
+et jour retentir m'adoucit et m'apaise le c&oelig;ur et me
+donne envie de chanter pour me réjouir. Je dois bien
+chanter puisque cela fait plaisir à celle à qui j'ai fait
+hommage de mon c&oelig;ur&mdash;et je dois avoir grande joie en
+mon âme, si elle veut me retenir à son service.</p>
+
+<p>Envers elle je n'eus jamais un c&oelig;ur faux ni volage; et
+cependant il devrait m'en venir plus de bonheur; mais je
+l'aime, je la sers et je l'adore toujours sans oser lui découvrir
+ma pensée; car sa beauté me cause un tel éblouissement
+que devant elle je perds la parole; je n'ose
+regarder son visage; tellement je redoute le moment où
+j'en retirerai mes yeux.</p>
+
+<p>J'ai si bien mis en elle tout mon c&oelig;ur que je ne pense
+à aucune autre; jamais Tristan, celui qui but le breuvage,
+n'aima plus loyalement. Je mets tout à son service, c&oelig;ur,
+corps et désir, sens et savoir, et je ne sais si en toute ma
+vie je pourrai assez la servir, elle et amour.</p>
+
+<p>J'aime bien mes yeux qui me la firent choisir; dès que
+je la vis, je lui laissai en otage mon c&oelig;ur qui depuis y a
+fait un long séjour et je ne lui demande jamais de la
+quitter.</p>
+
+<p>Chanson, va-t'en pour porter mon message là où je
+n'ose aller, tellement je redoute la mauvaise gent jalouse
+qui devine avant qu'arrivent les biens d'amour; Dieu les
+maudisse! A maint amant ils ont causé tristesse et
+dommage; mais j'ai ce cruel avantage qu'il me faut
+vaincre mon c&oelig;ur pour leur obéir<a id="anchor-XI-28"></a> <a href="#footnote-XI-28" class="fnanchor">[28]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Voici une autre de ses chansons dont le début
+paraît être une traduction des troubadours.</p>
+
+<blockquote><p>Quand l'été et la douce saison font reverdir feuilles,
+fleurs et prairies et que le doux chant des menus oisillons
+ramène la joie dans les c&oelig;urs, hélas! chacun chante, mais
+moi je pleure et soupire; et ce n'est ni justice ni raison;
+car je mets toute ma volonté, dame, à vous honorer et à
+vous servir.</p>
+
+<p>Si j'avais le sens de Salomon, Amour me ferait tenir
+pour fou; car les chaînes qu'il me fait sentir sont si fortes
+et si cruelles! Amour devrait bien m'enseigner les moyens
+de me sauver; car j'ai aimé longtemps en vain et j'aimerai
+toujours sans me repentir.</p>
+
+<p>Je voudrais savoir sous quel prétexte elle me fait si longuement
+languir; je sais fort bien qu'elle croit les méchants,
+les médisants (losengiers) que Dieu maudisse! Ils ont mis
+toute leur peine à me trahir. Mais leur trahison mortelle
+leur servira de peu, quand ils sauront quelle sera ma
+récompense, ô dame, que je n'ai jamais su trahir...</p>
+
+<p>Si vous daignez écouter ma prière, je vous prie, douce
+dame, de penser à me récompenser; quant à moi je vous
+servirai mieux désormais. Je tiens pour non avenus tous
+mes maux, douce dame, si vous voulez m'aimer. En peu
+de temps vous pouvez me donner les biens d'amour que
+j'ai tant attendus!<a id="anchor-XI-29"></a> <a href="#footnote-XI-29" class="fnanchor">[29]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>La chanson suivante est du trouvère Gace Brulé,
+cité par Dante<a id="anchor-XI-30"></a> <a href="#footnote-XI-30" class="fnanchor">[30]</a>; elle paraît elle aussi une traduction
+d'une chanson des troubadours. On y
+retrouve les réflexions les plus connues sur les biens
+qui viennent d'amour et qui récompensent en peu de
+temps une longue attente.</p>
+
+<blockquote><p>La plupart ont chanté d'amour par effort et sans
+loyauté; mais ma dame me doit savoir gré que j'ai toujours
+chanté sincèrement; ma bonne foi m'a rendu sincère,
+ainsi que l'amour qui remplit mon c&oelig;ur...</p>
+
+<p>Oui, j'ai aimé d'un c&oelig;ur parfait et je n'aimerai jamais
+autrement; elle a bien pu s'en assurer, ma dame, pour
+peu qu'elle y ait pris garde. Je ne dis pas que j'ai été
+peiné de la voir refuser mes demandes; puisque toutes
+mes pensées vont à elle, je m'estime heureux de ce qu'elle
+m'accorde.</p>
+
+<p>Quoique j'aie été loin du pays où sont mon bien et ma
+joie, je n'ai pas oublié d'aimer bien et loyalement. Si la
+récompense a tardé je me suis consolé en pensant qu'en
+peu de temps on obtient ce qu'on a longtemps désiré.</p>
+
+<p>Amour m'a démontré par raisonnement qu'un amant
+parfait patiente et attend, qu'il appartient à l'amour, qu'il
+est en son pouvoir et qu'il doit implorer sincèrement sa
+pitié<a id="anchor-XI-31"></a> <a href="#footnote-XI-31" class="fnanchor">[31]</a>...</p></blockquote>
+
+<p>Enfin terminons cette rapide revue en empruntant
+quelques couplets à une chanson du roi de Navarre,
+Thibaut IV, comte de Champagne.</p>
+
+<blockquote><p>Mes grands désirs et mes plus graves tourments
+viennent de là où sont toutes mes pensées. Et j'ai peur,
+car tous ceux qui ont vu son beau corps sont épris de ma
+dame, Dieu lui-même l'aime, je le sais à bon escient...</p>
+
+<p>Je me demande, dans mon étonnement, où Dieu trouva
+une si étrange beauté. Quand il la mit ici-bas, sur la terre,
+il nous témoigna beaucoup de bonté; le monde entier a
+resplendi de son éclat... Dieu, comme il me fut pénible de
+me séparer d'elle! Amour, par pitié, faites-lui savoir ceci:
+un c&oelig;ur qui n'aime pas ne peut pas avoir grande joie<a id="anchor-XI-32"></a> <a href="#footnote-XI-32" class="fnanchor">[32]</a>.</p></blockquote>
+
+<p>Ces exemples&mdash;surtout les chansons du châtelain
+de Couci&mdash;montrent suffisamment qu'à la fin du
+XII<sup>e</sup> siècle et au début du XIII<sup>e</sup> la poésie lyrique de
+langue d'oïl est sous la dépendance de sa «s&oelig;ur de
+langue d'oc»<a id="anchor-XI-33"></a> <a href="#footnote-XI-33" class="fnanchor">[33]</a>. Cette dépendance continue en
+partie pendant le XIII<sup>e</sup> siècle et Thibaut de Champagne,
+qui fut en même temps roi de Navarre (mort
+en 1253) subit l'influence de la poésie méridionale,
+comme Charles d'Anjou, grand conquérant et poète
+amoureux.</p>
+
+<p>Nous sommes ainsi arrivés au terme de notre
+excursion. Quoiqu'elle ait été rapide nous avons vu
+comment les semences de la poésie des troubadours
+dispersées dans la plupart des pays voisins y avaient
+rapidement germé. Il nous reste pour terminer son
+histoire à étudier l'&oelig;uvre du dernier troubadour.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CHAPITRE_XII" id="CHAPITRE_XII"></a>CHAPITRE XII</h2>
+
+<h3>LE DERNIER TROUBADOUR</h3>
+
+<blockquote><p>Guiraut Riquier, de Narbonne.&mdash;Narbonne au XIII<sup>e</sup> siècle.&mdash;Riquier
+et le roi de France.&mdash;Riquier à la cour d'Alphonse X de
+Castille.&mdash;Sa requête au roi: distinction à établir entre jongleurs
+et troubadours.&mdash;Riquier et le comte de Rodez, Henri II.&mdash;Son
+&oelig;uvre: les pastourelles.&mdash;Sa conception de l'amour.&mdash;Transformation
+de cette conception sous l'influence des idées
+religieuses du temps.&mdash;Commentaire de la chanson de Guiraut
+de Calanson.&mdash;Les chansons à la Vierge.&mdash;Le Consistoire du
+Gai-Savoir.&mdash;Clémence Isaure.&mdash;La Renaissance provençale.</p></blockquote>
+
+
+<p>Après nos excursions en Italie, en Espagne et en
+Portugal, en Allemagne et dans le Nord, il est temps
+de revenir dans le Midi de la France pour y étudier
+l'&oelig;uvre du dernier troubadour.</p>
+
+<p>On a pu voir, par les chapitres qui précèdent,
+quelles sont les causes de la décadence de la poésie
+provençale. Dès les débuts du XIII<sup>e</sup> siècle la croisade
+dirigée contre les Albigeois, en ruinant la noblesse
+méridionale, rendit précaire l'existence de cette
+poésie. La décadence commença bientôt et se continue
+pendant la seconde moitié du XIII<sup>e</sup> siècle.</p>
+
+<p>L'établissement de l'Inquisition et la fondation de
+nombreux ordres religieux, qui accompagna l'invasion
+des pays du Midi, ne contribua pas peu à cette
+décadence. Si aucun troubadour ne périt sur les
+bûchers ou dans les prisons, plus d'un jugea prudent
+de s'exiler. Quoique les documents fassent à peu près
+défaut, on peut croire que les chefs de cette juridiction
+exceptionnelle que fut l'Inquisition ne nourrissaient
+que des sentiments peu sympathiques pour la poésie
+en général et en particulier pour la poésie légère,
+insouciante et largement païenne des troubadours.</p>
+
+<p>Ces causes auraient peut-être suffi à amener la
+décadence de la poésie provençale, si elle n'avait
+déjà porté en elle-même comme des germes morbides
+dont les circonstances extérieures hâtèrent l'éclosion.
+Cette poésie essentiellement lyrique n'avait pas su
+se renouveler; il y avait en elle&mdash;presque depuis
+les origines&mdash;quelque chose de factice, de conventionnel;
+elle aurait dû se transformer pour vivre;
+elle n'y parvint pas.</p>
+
+<p>Ces causes réunies hâtèrent la décadence; elle se
+prolongea assez longtemps. La poésie provençale
+disparut lentement, avec grâce et langueur; et elle
+était encore d'assez belle allure lorsque, vers la fin
+du XIII<sup>e</sup> siècle s'éteignit la voix de celui qu'on a
+appelé le «dernier troubadour», Guiraut Riquier.
+Par sa naissance il est contemporain d'Uc de Saint-Cyr,
+d'Aimeric de Péguillan, des troubadours italiens
+Lanfranc Cigala et Sordel, chez qui se reflète encore
+l'éclat de la poésie classique; ses contemporains
+sont Bertran Carbonel de Marseille, Folquet de
+Lunel, Serveri de Girone; mais aucun de ceux-là ne
+peut supporter la comparaison avec les troubadours
+de l'époque classique; la décadence a bien commencé.</p>
+
+<p>Guiraut Riquier était né à Narbonne, vers 1230 ou
+1235, d'une famille sans doute obscure. Le vicomte
+de Narbonne, dont il fut le protégé, était le descendant
+de la vicomtesse Ermengarde, qui, au siècle
+précédent, avait attiré auprès d'elle quelques-uns
+des plus illustres troubadours. Il était resté, dans ce
+milieu, quelque chose de ces traditions.</p>
+
+<p>Narbonne était alors une des villes les plus
+importantes du Midi, peuplée de bourgeois et de
+commerçants; elle était, en partie, une ville cosmopolite
+et possédait une colonie juive très puissante,
+qui y fut toujours traitée avec la plus grande tolérance.</p>
+
+<p>«Narbonne est belle», dit Charlemagne dans
+<i>Aymerillot</i>. Le trouvère du XIII<sup>e</sup> siècle, Bertrand de
+Bar-sur-Aube, que Victor Hugo imite, en fait la description
+suivante:</p>
+
+<blockquote><p>Entre deux roches, au bord d'un golfe, Charlemagne vit,
+sur une colline, une ville que les Sarrasins avaient fortifiée...
+Il y avait vingt tours, construites de liais brillant,
+et au centre une autre tour admirable... Au-dessus du
+palais principal était une boule d'or fin; on y avait
+enchâssé une escarboucle qui flamboyait aussi vivement
+que le soleil qui se lève au matin... D'un côté de la ville
+s'étend le rivage de la mer; d'autre part coule l'Aude aux
+flots impétueux, qui amène aux habitants toutes les
+richesses qu'ils peuvent désirer.</p></blockquote>
+
+<p>On ne sait où Bertrand de Bar-sur-Aube a pris les
+éléments de cette description. On chercherait en
+vain la colline sur laquelle, d'après le trouvère champenois,
+serait assise Narbonne, et les deux roches
+ne sont mises là que par souci du pittoresque.</p>
+
+<p>Plus exact est ce que dit le même trouvère de la
+puissance commerciale de la ville.</p>
+
+<blockquote><p>Aude, le grand fleuve, fait le tour des murailles. Par là
+viennent les grands navires cloués de fer et les galères
+pleines de richesses, qui font l'opulence des habitants de
+la bonne ville. Quand ceux-ci ont tiré le verrou de la
+porte et que le portier a levé le pont, ils peuvent être en
+toute sécurité; car ils ne craignent homme qui vive; la
+chrétienté entière ne pourrait les prendre.</p></blockquote>
+
+<p>C'est dans ce milieu que notre troubadour passa
+la première partie de sa vie. Il ne semble pas qu'il y
+ait été très heureux. Il adressa ses premières poésies
+lyriques à la vicomtesse de Narbonne, Phillippe
+d'Anduze. Mais <i>Belle-Joie</i> ou plutôt <i>Beau-Déport</i>
+(c'est le nom sous lequel notre poète la désigne) ne
+paraît pas avoir été très sensible à ses hommages
+poétiques. Aussi le poète quitta-t-il sa ville natale
+pour aller chercher ailleurs des protecteurs plus
+puissants.</p>
+
+<p>Il s'adressa au roi de France, saint Louis, et ceci
+ne manque ni de hardiesse ni d'originalité. Ce n'était
+pas l'usage des troubadours de remonter vers le
+Nord; on a vu dans les deux chapitres précédents
+que, en dehors des petites cours du Midi, celles qui
+leur étaient le plus hospitalières étaient les cours de
+Castille ou d'Aragon, ou celles du Nord de l'Italie.
+Aucun troubadour n'a séjourné à la cour de France
+et la requête de Guiraut Riquier est unique en son
+genre.</p>
+
+<p>Elle prouve que la Croisade contre les Albigeois,
+malgré ses atrocités, avait laissé peu de rancunes
+dans les c&oelig;urs. Sans doute Guiraut Riquier, semblable
+en cela à la plupart des troubadours, est
+un poète besogneux, et sa petite patrie, Narbonne,
+avait eu peu à souffrir de la guerre; elle avait évité
+le sort de Béziers et de Carcassonne en se déclarant
+pour Simon de Montfort. De plus, après la révolte
+de 1242, où les principaux seigneurs du Midi
+s'allièrent avec les Anglais contre le roi de France,
+celui-ci avait fait preuve de beaucoup de générosité.
+Mais les mêmes sentiments sont communs à tous les
+troubadours du temps, c'est-à-dire de la seconde
+moitié du XIII<sup>e</sup> siècle. Le ressentiment contre les conquérants
+du Nord fut d'abord violent et se manifesta
+par d'énergiques sirventés comme ceux de Peire Cardenal,
+de Bernard Sicart de Marvejols, de Guillem
+Figueira ou d'Aimeric de Péguillan. Mais ce sont là
+des contemporains de la croisade, des témoins peut-être
+des scènes d'horreur de Béziers et de Toulouse:
+on comprend chez eux la violence ou la ténacité de
+la haine. La génération suivante n'a pas hérité de
+ces ressentiments. La population s'était assez vite
+ralliée au nouveau régime, et les troubadours, image
+de la société de leur temps, n'ont plus eu ni une
+parole de révolte ni un regret.</p>
+
+<p>On peut juger de l'accueil qui fut réservé, à la
+cour de saint Louis, à la supplique de notre troubadour.
+Le roi devait considérer la poésie comme un
+art bien frivole; la reine, Marguerite de Provence,
+ne ressemblait guère à Éléonore d'Aquitaine qui
+avait occupé le trône de France avant elle et en qui
+revivait le caractère gai et original de son aïeul,
+Guillaume de Poitiers. Il n'y avait pas de place pour
+un poète de langue étrangère dans une cour où les
+poètes français n'excitaient eux-mêmes aucun intérêt.
+Les centres littéraires étaient ailleurs qu'à Paris; ils
+étaient à Troyes, à Arras surtout où un groupe de
+bourgeois cultivait et honorait la poésie comme
+l'avaient fait avant eux les grands seigneurs du Midi.</p>
+
+<p>Riquier se tourna vers un protecteur plus bienveillant,
+le roi de Castille, Alphonse X le Savant
+(1252-1284). La libéralité d'Alphonse X était devenue
+proverbiale et les troubadours accoururent en foule
+auprès de lui. Il était poète lui-même et Guiraut
+Riquier se trouva en relations, non seulement avec
+de nombreux troubadours, mais aussi avec les principaux
+représentants de l'école galicienne dont
+Alphonse X était un des chefs. Dans ce milieu un peu
+cosmopolite la lutte pour la vie et pour la gloire dut
+être rude; certaines allusions obscures de notre
+poète permettent de le deviner; cependant Guiraut
+Riquier paraît être resté, de 1270 à 1279, un des
+poètes favoris du roi de Castille.</p>
+
+<p>Il profita bientôt de la bienveillance royale pour
+adresser à son maître une curieuse requête au sujet
+du nom des «jongleurs». Le jongleur fut, dès les
+origines de la poésie provençale, l'auxiliaire indispensable
+des troubadours. Les troubadours grands
+seigneurs&mdash;et ils n'étaient pas rares à l'origine&mdash;leur
+confièrent souvent le soin de réciter leurs
+poésies. Leur rôle avait grandi avec le temps.</p>
+
+<p>Mais la vie errante que menaient les jongleurs les
+mettait en relations avec une société bien mêlée et
+on a pu voir, dans un précédent chapitre, que
+plus d'un y prenait de mauvaises habitudes. De plus
+on confondait sous le nom de jongleurs toutes sortes
+de gens, depuis le vrai jongleur, chargé de réciter
+des poésies, jusqu'aux montreurs d'ours, de chiens,
+de chats ou d'oiseaux dressés; les types les plus
+connus de la foire et du cirque voisinaient&mdash;sous
+une dénomination commune&mdash;avec les auxiliaires
+les plus précieux des poètes. Cela ne pouvait durer.
+L'Église avait établi des distinctions parmi la bande
+hétéroclite des jongleurs, tolérant les uns et retirant
+ses bénédictions à ceux qui déshonoraient la
+corporation. Pour des raisons de haute convenance
+poétique Guiraut Riquier demanda au roi Alphonse
+une distinction du même genre. Et il rendit, à la
+place du roi, ou peut-être sur son conseil, un décret
+en forme, ordonnant de nouvelles dénominations.</p>
+
+<p>Il y aura désormais quatre catégories dans le
+monde de ceux qui écrivent des poésies ou qui en
+vivent: au plus bas degré sont les bateleurs qui
+mènent une vie honteuse; un seul nom leur convient,
+celui qu'ils ont en Lombardie, «bouffons».</p>
+
+<p>La classe suivante comprendra les vrais jongleurs;
+ceux-là ont du savoir-vivre, leur courtoisie et leur
+talent délicat leur permettent de fréquenter les
+grands; ils mettront la joie dans leur société, en
+jouant des instruments, en récitant contes et nouvelles.</p>
+
+<p>Le nom de troubadour sera réservé à ceux qui
+«trouvent danses, chansons et ballades gracieusement
+composées».</p>
+
+<p>Mais parmi eux quelques-uns sont hors de pair; ce
+sont ceux qui écrivent les «vers» parfaits, les belles
+poésies didactiques: ceux-là ont la «maîtrise du
+souverain trouver», de la poésie parfaite; ils porteront
+un nom en rapport avec leur talent: <i>don
+doctor de trobar</i>, seigneur docteur en poésie.</p>
+
+<p>Ne sourions pas trop de cette naïveté de poète,
+croyant à l'efficacité de la réglementation en matière
+de talent poétique et même de génie; nous sommes
+en plein moyen âge, époque où tout est réglé par
+des lois et coutumes, écrites ou non. Sans doute il y
+a quelque arrière-pensée utilitaire dans les distinctions
+que Riquier veut faire établir, les troubadours
+de première classe, munis du diplôme de «docteur
+en poésie», devant recevoir plus de faveurs et plus
+d'honneurs. Mais d'abord ce sont là des idées qui ne
+sont pas particulières au seul moyen âge; le mandarinat&mdash;qu'on
+nous permette cet anachronisme&mdash;est
+sans doute de tous les temps et de tous les pays.</p>
+
+<p>Et puis surtout si le désir de cette distinction de
+classes n'est pas tout à fait désintéressé, il s'y mêle
+un souci très élevé de la noblesse de la poésie.
+Riquier insiste à plusieurs reprises sur le mal que
+causent à la poésie les misérables chanteurs de rue
+qui la représentent aux yeux du vulgaire; il voit là
+une sorte de profanation, contre laquelle il proteste
+avec une indignation éloquente.</p>
+
+<p>Que pouvait-il advenir de cette requête et du
+décret qui en fut la conséquence? C'était un acheminement
+vers la création d'écoles fermées, comme
+il y en eut dans le Nord de la France et surtout en
+Allemagne, où les «maîtres chanteurs» formèrent,
+en particulier à Nüremberg, des corporations. Dans
+le Midi la poésie n'avait plus assez de vie pour permettre
+la fondation de ces écoles chères, dans toutes
+les littératures, aux épigones.</p>
+
+<p>Riquier quitta vers 1279 la cour de celui qu'il
+appelle le «bon roi de Castille». Les dernières
+années de la vie d'Alphonse X ne furent qu'une série
+de déboires; il eut à combattre les grands; son fils
+aîné se déclara contre lui et il fut réduit après avoir
+fait un vain appel aux rois de Portugal, de France et
+d'Angleterre à implorer le secours des musulmans.
+Riquier garda de lui un souvenir ému: «Depuis que
+je perdis le glorieux roi qui m'aimait tant, Alphonse
+de Castille, je n'ai pas trouvé de seigneur qui appréciât
+mon talent et qui me sût si bien honorer qu'il
+me retirât de la misère.»</p>
+
+<p>Il en trouva un cependant en la personne du
+comte de Rodez, Henri II. Les seigneurs de ce comté
+avaient été de tout temps les protecteurs des troubadours
+et se piquaient eux-mêmes de poésie. Pendant
+la dernière période de la décadence il y eut
+autour du comte Henri II (mort en 1302), une sorte
+d'école poétique, la dernière où fut honorée la poésie
+des troubadours. De nombreuses tensons nous laissent
+entrevoir ce qu'y fut la vie de société. On y
+discutait des questions de casuistique amoureuse;
+certaines tensons à trois ou quatre personnages ressemblent
+déjà à des comédies de salon. Nous savons
+même qu'on rendait des jugements, à la suite de ces
+discussions, et que les dames assistaient à ces jugements
+et y prenaient sans doute part. Il n'y a rien là
+que de très vraisemblable, et qui ne suffit pas, est-il
+besoin de le dire, à faire revivre la gracieuse légende
+des cours d'amour.</p>
+
+<p>Un jour le talent de Riquier fut mis à une épreuve
+difficile. Le comte de Rodez choisit, parmi les troubadours
+qui se pressaient autour de lui, quatre des
+meilleurs et il leur donna à commenter une chanson
+de Guiraut de Calanson, un des modèles les plus
+parfaits du style obscur. On distribua aux concurrents
+le texte de la chanson, sans aucune modification.
+Ce fut, comme on voit, une sorte de concours
+de critique littéraire. Riquier fit diligence et
+n'eut pas de peine à triompher: il obtint le prix.
+Après avoir pris conseil des connaisseurs, Henri II
+déclara solennellement que Riquier avait compris le
+sens de la chanson et l'avait bien commentée; et
+pour que nul n'en ignorât, il fit faire un diplôme
+muni de son sceau où fut transcrite cette déclaration.
+Ce fut un grand triomphe littéraire pour Riquier,
+mais ce fut sans doute le dernier (1285).</p>
+
+<p>Riquier mourut dans les dernières années du
+XIII<sup>e</sup> siècle. Une de ses dernières poésies est touchante
+de tristesse et de sincérité.</p>
+
+<blockquote><p>Je devrais m'abstenir de chanter, car au chant convient
+l'allégresse, et un tel souci m'oppresse qu'il m'attriste
+complètement, quand je me remémore le pénible temps
+passé, que je considère le triste temps présent et que je
+songe à l'avenir: ce sont là tout autant de motifs de
+pleurer.</p>
+
+<p>C'est pourquoi mon chant, qui est sans allégresse, ne
+devrait pas avoir de charme, mais Dieu m'a donné un tel
+talent qu'en chantant je retrace ma folie, mon bon sens,
+ma joie, mon déplaisir, ce qui me nuit et ce qui m'est
+utile; car autrement je ne dis presque rien de bien; <i>mais
+je suis venu trop tard</i>.</p></blockquote>
+
+<p>C'était un monde déjà trop vieux que celui où il
+vécut et la poésie n'y jouissait guère de la considération
+qu'elle avait connue dans l'âge précédent.</p>
+
+<p>Mais le dernier troubadour eut, comme ses prédécesseurs,
+l'orgueil de son art. Pendant sa vie
+errante voici comment il se consolait de sa misère:
+«De mon agréable richesse (c'est-à-dire le talent
+poétique) que nul ne peut m'enlever, je sais gré à la
+noble dame que j'adore et plus encore, s'il se pouvait,
+à l'amour.» C'est cet orgueil de poète qui fait
+l'intérêt de sa vie. Ce dernier représentant de la
+poésie provençale se fait remarquer en pleine décadence
+par un souci très vif de son art: par ce côté
+de son talent il est bien de la race des grands troubadours.</p>
+
+<p>Son &oelig;uvre est des plus variées. Il est un virtuose
+en métrique, pour l'agencement des strophes et des
+rimes. Comme chez la plupart des troubadours de
+la décadence, les poésies morales, didactiques et
+religieuses y tiennent une grande place. Mais curieux
+d'originalité il a inventé des genres nouveaux et a
+essayé de donner une vie nouvelle à des genres
+anciens. Il y a admirablement réussi dans ses pastourelles.
+Les six qui nous restent de lui forment un
+groupe à part dans son &oelig;uvre. Il met en scène la
+même bergère, jeune fille dans la première pièce,
+mère de famille dans les dernières. Il y a là une sorte
+de drame, dont l'action se prolonge à travers plusieurs
+années; dans les différents actes le dialogue
+est vivant, animé, brillant, surtout par suite d'un
+artifice de style qui consiste à enfermer demandes et
+réponses dans un ou deux vers.</p>
+
+<p>La première pastourelle débute par un gracieux
+tableau qui est d'ailleurs de style dans ce genre.</p>
+
+<blockquote><p>L'autre jour j'allais le long d'une rivière, me réjouissant
+tout seul; car l'amour me conduisait et me poussait à
+chanter. Je vis une gaie bergère, belle et avenante, qui
+gardait ses agneaux. Je me dirigeai vers elle; je la trouvai
+fière, avec un air convenable; elle me fît bonne mine à
+ma première demande.</p>
+
+<p>Car je lui demandai: «Jeune fille, fûtes-vous aimée et
+savez-vous aimer?» Elle me répondit sans détour: «Seigneur,
+sûrement je me suis déjà promise.&mdash;Jeune fille,
+puisque je vous ai rencontrée, je serais heureux si je pouvais
+vous plaire.&mdash;Vous m'avez trop cherchée, sire; si
+j'étais folle, je pourrais y penser.&mdash;Cela ne vous plaît
+pas?&mdash;Non, seigneur, ni ne doit me plaire...</p>
+
+<p>&mdash;Jeune fille, ne craignez pas que je vous veuille honnir.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur, je suis votre amie, puisque la sagesse vous
+retient.&mdash;Jeune fille, quand je suis sur le point de
+faillir, pour me retenir je pense à Beau Déport.&mdash;Seigneur,
+votre amitié me plaît fort; maintenant vous vous
+faites aimer.&mdash;Jeune fille, qu'est-ce que j'entends?&mdash;Que
+je sens quelque inclination pour vous, seigneur.</p>
+
+<p>&mdash;Dites, charmante fille, qui vous fait dire à présent parole
+si aimable?&mdash;Seigneur, où que j'aille on entend les jolies
+chansons de Guiraut Riquier.&mdash;Mais vous ne prononcez
+pas encore le mot que je vous demande.&mdash;Seigneur,
+Beau Déport qui vous préserve de tout blâme, ne vous
+protège-t-elle pas?&mdash;Cela ne me profite guère.&mdash;Au
+contraire, seigneur.&mdash;Jeune fille, je reprendrai souvent ce
+sentier.»</p></blockquote>
+
+<p>Il y revint en effet deux ans plus tard (1262) et
+voici le début de sa deuxième pastourelle.</p>
+
+<blockquote><p>L'autre jour je rencontrai la bergère d'antan; je la
+saluai et la belle me rendit mon salut; puis elle me dit:
+«Seigneur, comment êtes-vous resté si longtemps sans
+que je vous voie? L'amour ne vous tourmente guère.&mdash;Si,
+jeune fille, plus qu'il ne paraît.&mdash;Seigneur, comment
+pouvez-vous supporter ce chagrin?&mdash;Il est si grand qu'il
+m'a fait venir ici.&mdash;Moi aussi, seigneur, j'allais vous cherchant.&mdash;Mais
+vous êtes ici gardant vos agneaux?&mdash;Et
+vous de passage, seigneur, à ce qu'il me semble?»</p></blockquote>
+
+<p>La conversation se poursuit sur ce ton, le poète
+parlant amour et la prude bergère le rappelant aux
+convenances et le calmant d'un mot en lui rappelant
+le souvenir de Beau Déport.</p>
+
+<p>Deux ans après nouvelle rencontre (1264). C'est le
+sujet de la troisième pastourelle. Le troubadour y
+introduit un élément nouveau qui consiste à supposer
+qu'il ne reconnaît pas la jeune fille.</p>
+
+<blockquote><p>Je trouvai l'autre jour une gaie bergère au bord de la
+rivière; à cause de la chaleur la belle tenait ses agneaux
+à l'ombre; elle faisait un chapeau de fleurs et était assise
+en un endroit élevé au frais. Je descendis de cheval. Elle
+fut avenante et m'appela la première.</p>
+
+<p>Je lui dis: «Pourrai-je obtenir de vous quelque joie
+puisque vous m'êtes si avenante?&mdash;Je cherche, me dit-elle,
+pensive, nuit et jour, un gentil ami.&mdash;Vous m'aurez
+sincère et fidèle, toute ma vie durant.&mdash;Cela se peut
+bien, seigneur, car il me semble qu'amour vous possède.&mdash;Oui,
+un amour farouche.&mdash;Seigneur, il est bien subit.&mdash;Jeune
+fille, si avant peu vous ne me secourez pas,
+l'amour que je vous porte me tuera.&mdash;Seigneur, l'homme
+qui souffre obtient du secours; espérez.&mdash;Jeune fille,
+l'amour commence à me martyriser si fort qu'il me faut
+votre secours.&mdash;Seigneur, vous m'avez désirée timidement
+pendant quatre ans.&mdash;Je ne pense pas vous avoir
+jamais vue.&mdash;Seigneur, vous ne me connaissez pas?&mdash;Êtes-vous
+folle?&mdash;Non, seigneur, ni muette.»</p></blockquote>
+
+<p>Quelques années plus tard le poète rencontre la
+jeune bergère bien changée; cette fois-ci c'est au
+tour de la jeune fille de ne pas le reconnaître.</p>
+
+<blockquote><p>L'autre jour je vis la bergère que j'ai vue si souvent;
+elle était bien changée, car elle tenait sur ses genoux un
+petit enfant endormi; elle filait comme une personne sage.
+Je crus qu'elle me serait familière à cause de nos trois
+entretiens; mais je vis qu'elle ne me connaissait pas
+quand elle me dit: «Vous quittez votre chemin?»</p>
+
+<p>«Jeune fille, lui dis-je, votre agréable compagnie me
+plaît tant que j'ai besoin de votre amour.&mdash;Elle me
+répondit: Seigneur, je ne suis pas si folle que vous pensez;
+j'ai mis mon amour ailleurs.&mdash;C'est une grosse faute; il
+y a si longtemps que je vous aime sincèrement.&mdash;Seigneur,
+jusqu'aujourd'hui je ne crois pas vous avoir vu.</p>
+
+<p>&mdash;Vous perdez la raison, jeune fille!&mdash;Non, seigneur,
+de l'avis de tous.</p>
+
+<p>&mdash;Sans vous, jeune fille, je ne puis trouver de remède à
+mon mal; il y a si longtemps que vous me plaisez.&mdash;Ainsi
+me parlait, seigneur, Guiraut Riquier; mais je ne m'y
+laissai jamais prendre.&mdash;Guiraut Riquier ne vous oublie pas:
+vous souvenez-vous de moi?&mdash;Il me plaît plus que vous,
+seigneur, et sa vue me serait agréable.&mdash;Jeune fille, ma
+joie commence; car je suis sans nul doute celui qui vous
+a fait connaître par ses chants.»</p></blockquote>
+
+<p>Le poète enorgueilli et flatté croit le moment venu
+de faire une nouvelle déclaration.</p>
+
+<blockquote><p>«Fille aimable, pourrions-nous nous mettre d'accord si
+j'étais discret?&mdash;Seigneur, oui, mais il n'y aurait pas
+d'autre amitié que celle que nous nous témoignâmes la
+première fois... si j'avais été légère vous m'auriez tenue
+pour peu raisonnable.»</p></blockquote>
+
+<p>Voilà le mot de la coquette vertueuse qui a berné
+notre poète pendant les quatre premiers actes: les
+deux interlocuteurs ne parlent pas la même langue;
+quand le poète parle d'amour, et même d'amour
+farouche, la bergère parle d'amitié. Dans les deux
+derniers actes&mdash;c'est-à-dire dans les deux dernières
+pastourelles&mdash;elle en arrive à sermonner le troubadour
+impénitent; il est vrai que le temps a passé
+et que le poète la trouve quelques années après bien
+changée: «elle n'était plus belle comme autrefois»,
+dit-il. Elle revenait d'un pèlerinage à Saint-Jacques
+de Compostelle et n'en rapportait que des sentiments
+pieux. Le poète est devenu vieux et elle raille sans
+indulgence ses cheveux blancs; la bergère a l'esprit
+tourné vers les choses religieuses et elle souhaite au
+troubadour de mener une meilleure vie. Avec la première
+pastourelle nous étions en plein roman; les
+deux dernières ressemblent à deux sermons.</p>
+
+<p>C'est que pendant les vingt années que ce roman
+est censé avoir duré, les idées du poète se sont aussi
+modifiées. L'évolution qu'a suivie sa conception de
+l'amour va nous en donner une nouvelle preuve.</p>
+
+<p>La plupart des chansons du dernier troubadour
+sont adressées à une dame qu'il désigne sous le nom
+de <i>Beau Déport</i> (Belle Joie). Il est probable qu'il
+s'agit de la vicomtesse de Narbonne qui fut chantée
+par d'autres troubadours. Mais cela importe peu en
+somme et voici pourquoi: c'est que, plus que chez
+tout autre, l'amour paraît avoir été chez notre troubadour
+un jeu de l'esprit plutôt qu'un sentiment
+venu du c&oelig;ur. Sans doute quelquefois on croit
+sentir vibrer la sincérité sous les formules conventionnelles;
+mais c'est sans doute que le c&oelig;ur chez
+lui aussi fut dupe de l'esprit. L'objet de son amour
+aurait pu être irréel, comme on a prétendu (et
+l'erreur était possible) que c'était le cas pour Dante
+et pour Pétrarque. On a même rapproché Guiraut
+Riquier de ces deux poètes, et s'il était démontré
+que les &oelig;uvres des derniers troubadours ont été
+connues en Italie, on n'aurait pas manqué de dire
+que Dante, contemporain en somme de Riquier,
+avait pu l'imiter. Le <i>dolce stil nuovo</i> aurait pu naître
+de l'&oelig;uvre des derniers troubadours. Seulement
+l'évolution qui se produisait dans la lyrique italienne
+n'était plus possible dans la lyrique provençale; ce
+qui dans la première était un principe de vie était
+dans la seconde un produit de la décadence.</p>
+
+<p>Ce n'est pas que la conception de l'amour chez
+Riquier soit bien différente de celle des troubadours
+qui l'ont précédé. Comme eux il demande une seule
+faveur à sa dame, de l'agréer pour serviteur; il a
+choisi comme eux la meilleure et la plus aimable
+femme qui soit au monde; il jure à tout instant
+qu'elle peut compter sur sa fidélité et sur sa discrétion.
+Mais la dame, conformément aux conventions,
+demeure rigoureuse, inflexible; les traditions littéraires
+ne lui permettent pas une autre attitude. Et
+Riquier de se désespérer, de répéter après tant
+d'autres que le chagrin le tuera, que la honte de
+cette mort rejaillira sur la dame qui ne lui a témoigné
+aucune pitié.</p>
+
+<p>Et cependant deux choses le consolent dans son
+infortune. S'il regrette l'esclavage où l'amour l'a
+placé et s'il pense, avec une mélancolie qui paraît
+sincère, à l'heureux temps où il était libre, corps et
+âme, il sait gré à l'amour de ne l'avoir pas fait aimer
+une autre femme. C'est que Beau Déport, malgré sa
+rigueur, ou plutôt à cause de sa rigueur, a fait de lui
+un excellent poète et un homme meilleur. Au
+moment où son talent est le plus honoré, en Castille,
+il ne manque pas de faire hommage de cet honneur
+à Beau Déport et à l'amour. L'amour de Beau Déport
+lui a donné la gloire. «Je me tiens pour bien payé de
+mon talent, qui m'est venu pour avoir bien aimé ma
+dame sans être aimé: car mon nom est connu et j'ai
+la sympathie des grands...»</p>
+
+<p>Voilà pour l'honneur qui a rejailli sur le poète; et
+voici pour la perfection morale dont Beau Déport fut
+la source: «Et comme ma dame au gentil corps
+honoré, ornée de toutes les qualités, ne fut ni reprise
+ni blâmée, pas même d'une mauvaise pensée, je
+l'aime plus parfaitement et avec crainte; car il me
+semble que si elle ne m'avait pas refusé son amour,
+elle et moi nous aurions déchu. Aussi ai-je grandi en
+sagesse, au point que les vils espoirs me déplaisent.»
+Valeur littéraire et valeur morale proviennent du
+même principe; le pouvoir d'amour est tel qu'il
+opère des miracles: «Amour fait faire toutes actions
+convenables et donne les qualités qui accompagnent
+l'honneur. Donc amour est doctrine de valeur; il
+n'est pas d'homme si méprisable que l'amour ne
+transforme en homme d'honneur pourvu qu'il aime.»</p>
+
+<p>On voit à quelle haute conception morale mène
+l'amour ainsi entendu. Cependant même sous cette
+forme il ne trouva bientôt plus grâce devant les
+idées morales et surtout religieuses du temps et
+Riquier lui-même eut l'occasion de renier sa doctrine
+pourtant si épurée.</p>
+
+<p>On se souvient du concours littéraire qu'avait
+institué le comte de Rodez et où Riquier remporta le
+prix. Le sujet du concours était, avons-nous dit, le
+commentaire d'une chanson obscure d'un troubadour
+d'ailleurs peu connu. Le sujet de la chanson (écrite
+pendant la période classique, tout au début du
+XIII<sup>e</sup> siècle) était la description du palais qu'habite
+l'amour; ou plutôt le «tiers inférieur d'amour».</p>
+
+<p>Il y a trois espèces d'amours: l'amour céleste,
+l'amour naturel (amour des parents) et l'amour
+charnel: c'est celui-là qui est le «tiers inférieur».
+Il a grand pouvoir, personne ne lui résiste. «Cet
+amour est déréglé, dit Riquier, et ne peut juger droitement;
+il n'écoute que la volonté (nous dirions la
+passion) et non la raison. Les amants trouvent ses
+débuts agréables, mais ensuite viennent «tourments,
+soucis et chagrins».</p>
+
+<p>Entre ces trois sortes d'amours le poète moraliste
+a vite fait son choix. Il méprise le «tiers inférieur
+d'amour»; il supporte l'amour naturel (celui des
+parents et des enfants); mais il met bien au-dessus
+des deux l'amour divin; il souhaite de voir le palais
+élevé où il jouira «de la paix sans fin, de l'amour
+sans restriction, des biens parfaits sans dommage,
+du plaisir sans tristesse et de la joie sans désir».</p>
+
+<p>Ce commentaire et l'accueil sympathique qu'il
+reçut dans la dernière société où la poésie des troubadours
+fut honorée nous a gardé l'écho des préoccupations
+religieuses du temps. La théorie de
+l'amour péché inventée par l'Église a pénétré dans
+la poésie provençale: elle n'en sortira pas de sitôt.
+Nous comprenons mieux après cela quelques mots
+graves que l'on rencontre chez Riquier et chez un
+troubadour contemporain: la poésie est qualifiée de
+«péché» par les autorités religieuses du temps.
+Aussi se transforme-t-elle; c'est l'époque où fleurissent
+les poésies à la Vierge dont quelques-unes
+sont remarquables de grâce. Bientôt la poésie religieuse
+sera seule permise.</p>
+
+<p>Tous ces faits sont des indices de la transformation
+profonde qui s'est produite dans les m&oelig;urs. A un
+siècle de paganisme qui est l'époque de la période
+classique succède une période d'agitation religieuse.
+La croisade contre les Albigeois marque le triomphe
+de l'orthodoxie. Les congrégations, les ordres religieux
+se multiplient, font une propagande incessante;
+petit à petit l'esprit public se transforme; la
+poésie profane même sous sa forme la plus épurée
+devient un «péché», la poésie religieuse est la seule
+qui soit admise ou comprise. Tel est le terme de
+l'évolution auquel est arrivée à la fin du XIII<sup>e</sup> siècle,
+chez Riquier et ses contemporains, la poésie des
+troubadours. Sous cette forme elle n'est presque
+plus reconnaissable; et cependant, dans les chansons
+à la Vierge en particulier, il a suffi de peu de chose
+pour la transformer.</p>
+
+<p>Ce furent ces chansons à la Vierge qui devinrent
+bientôt une sorte de poésie officielle. En effet Guiraut
+Riquier mourut dans les dernières années du
+XIII<sup>e</sup> siècle. Un quart de siècle plus tard (1323) sept
+bourgeois de Toulouse, avec autant de zèle que de
+naïveté, cherchèrent à rallumer le flambeau éteint.
+Ils fondèrent une Académie, instituèrent des concours
+(qui vivent encore aujourd'hui) et établirent
+un code poétique; en souvenir de l'ancien temps il
+fut appelé les «Lois d'amour». Mais les anciens
+dieux étaient bien morts et la nuit avait définitivement
+succédé au crépuscule.</p>
+
+<p>La nouvelle École malgré son titre de Consistoire
+de la Gaie-Science ou Gai-Savoir eut des tendances
+exclusivement morales et religieuses. Le culte de la
+femme qui avait fait la gloire de la poésie des troubadours
+y devint le culte de la Vierge. Mais ces
+chansons à la Vierge avaient donné&mdash;avec Guiraut
+Riquier et ses contemporains&mdash;la mesure de la
+grâce et du charme qu'on y pouvait atteindre. Les
+thèmes de la lyrique religieuse ne présentaient pas
+en effet la même variété que ceux de la lyrique profane.
+La monotonie était facile à prévoir; elle caractérise
+toute cette poésie du XIV<sup>e</sup> et du XV<sup>e</sup> siècle. Les
+mainteneurs&mdash;ainsi se nommaient les fondateurs
+de la nouvelle école&mdash;avaient pris soin d'exclure à
+l'avance tout ce qui pouvait la rompre. Ils n'admirent
+d'autres genres que ceux qu'on avait déjà traités et
+où depuis longtemps toute sève était morte. Leur
+poésie ne fut qu'une poésie de forme, essentiellement
+académique. On renchérit sur les difficultés
+métriques que les troubadours avaient léguées, on
+leur emprunta leurs plus graves défauts, les choses
+caduques: la rime difficile et recherchée, le style
+obscur, et de tout cela sortit une poésie correcte,
+parfois élégante, mais, artificielle, très froide et très
+monotone.</p>
+
+<p>Ceux-là s'en aperçurent qui demandèrent à la
+nouvelle école des modèles et des règles. La littérature
+catalane doit à l'imitation de l'école toulousaine
+la plupart de ses défauts. Les destinées de cette
+littérature sont semblables à celle de l'école poétique
+qu'elle imite, et à laquelle elle emprunte son code.
+La poésie religieuse y fleurit, la recherche et la
+préciosité y règnent. Elle est, elle aussi, une littérature
+académique qui se prolonge sans éclat pendant
+plusieurs siècles.</p>
+
+<p>L'éloge continuel de la Vierge amena une étrange
+confusion et créa une légende qui encore aujourd'hui
+a la vie tenace. On appliqua à la mère de Dieu
+toutes les métaphores que contiennent les litanies et
+les hymnes à la Vierge. La mère du Christ était la
+Vierge Clémente, miséricordieuse, chargée d'intercéder
+pour les pécheurs auprès de son fils; elle
+devint la Clémence personnifiée. Au XV<sup>e</sup> siècle on
+supposa qu'il avait existé une illustre famille toulousaine
+du nom d'Isaure, on fit remonter à un
+membre de cette famille l'honneur d'avoir fondé les
+«Jeux Floraux» et le mythe de Clémence Isaure
+(qui ressemble étrangement à une mystification) fut
+créé.</p>
+
+<p>Nous n'avons pas à poursuivre l'histoire de cette
+poésie dans les temps modernes. On sait avec quel
+éclat Mistral et son école l'ont fait revivre alors
+qu'on la croyait morte pour toujours. Sans doute
+les conditions sociales, politiques et autres ne sont
+plus les mêmes qu'au temps de Guillaume de Poitiers
+ou de Bertran de Born; elles ne sont pas
+cependant telles que la poésie provençale, dont le
+siècle précédent a vu la renaissance, ne puisse vivre
+glorieusement, si elle continue à se conformer au
+précepte exprimé avec autant de simplicité que de
+force par l'auteur de <i>Mireille</i>: «Nous ne chantons
+que pour vous autres, ô pâtres et paysans.» Laissons
+de côté ce que l'expression a d'exagéré; les plus
+délicats se sont laissé prendre depuis longtemps au
+charme de cette poésie nouvelle; mais c'est bien en
+revenant à la vérité et à la sincérité, que Jasmin,
+Mistral, Aubanel, Roumanille et Félix Gras, pour ne
+citer que les plus grands, ont retrouvé les sources
+de la vraie poésie. Il appartient à leurs successeurs,
+«à ceux qui aiment la gloire et qui ont le c&oelig;ur vaillant»,
+de s'inspirer du même principe, s'ils veulent
+empêcher la nouvelle poésie de mourir prématurément,
+comme est morte l'ancienne. La «Croisade
+contre les Albigeois» n'aurait peut-être pas suffi
+à tuer la poésie des troubadours, si elle n'était
+devenue de bonne heure une poésie trop conventionnelle.
+La convention et l'artifice peuvent donner
+l'illusion de la vie; ils ne la remplacent pas.</p>
+
+<p>Mais il est temps de revenir en arrière pour jeter
+un coup d'&oelig;il définitif sur le passé. On peut se rendre
+compte maintenant de la place qu'occupe dans l'histoire
+des littératures romanes la poésie des troubadours.
+Elle a fourni des modèles à la plupart d'entre
+elles; elle a été une mère féconde, et elle a le droit
+d'être fière de ses enfants. C'est la France du Midi
+qui a enseigné à ces littératures naissantes à
+exprimer sous une forme artistique les sentiments
+les plus doux les affections les plus chères qui aient
+fait battre le c&oelig;ur des hommes. La France du Nord
+leur a enseigné en même temps les chansons
+et les fanfares guerrières, dont les échos ont
+retenti si longtemps dans les romans d'aventure qui
+se rattachent à nos chansons de geste. L'épopée
+française a été imitée dans les pays scandinaves
+et dans la lointaine Islande, comme la poésie des
+troubadours en Portugal et en Sicile.</p>
+
+<p>C'est au mélange de ces deux influences que le
+moyen âge français doit l'hégémonie intellectuelle
+qu'il a exercée sur les pays germaniques aussi bien
+que sur les pays romans. Cette conquête du monde
+par la poésie est un des plus beaux titres de gloire
+du moyen âge français. Les deux parties dont l'union
+intime et harmonieuse forme la France y ont eu une
+part égale. Étudier l'une ou l'autre de ces deux
+influences, c'est contribuer à honorer, comme l'a dit
+un grand-maître, Gaston Paris, la «vieille patrie
+qui depuis plus de mille ans a excité tant d'amour,
+mérité tant de sacrifices et animé tant d'âmes de son
+génie et de son c&oelig;ur».</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="BIBLIOGRAPHIE_ET_NOTES" id="BIBLIOGRAPHIE_ET_NOTES"></a>BIBLIOGRAPHIE ET NOTES</h2>
+
+
+<h3>BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE</h3>
+
+<p>1. <b>Dictionnaires.</b>&mdash;F. Raynouard, <i>Lexique roman</i>, 6 vol. Paris,
+1838-1844.</p>
+
+<p>E. Levy, <i>Provenzalisches Supplement-W&oelig;rterbuch</i>, Leipzig, 1894
+et années suivantes. Ce complément magistral de l'&oelig;uvre de
+Raynouard comprendra environ six volumes grand in-8; cinq ont
+déjà paru ainsi que le premier fascicule du tome VI (jusqu'au
+mot <i>Past</i>).</p>
+
+<p>Pour paraître à la fin de 1908: Emil Levy, <i>Petit dictionnaire
+provençal-français</i>, Heidelberg, G. Winter.</p>
+
+<p>J.-B.-B. Roquefort, <i>Glossaire de la langue romane</i>, 3 vol. Paris,
+1808-1820.</p>
+
+<p>[De Rochegude] <i>Essai d'un glossaire occitanien pour servir à l'intelligence
+des poésies des troubadours.</i> Toulouse, 1819.</p>
+
+<p>2. <b>Grammaires.</b>&mdash;Raynouard, <i>Grammaire de la langue romane</i>
+(Tome I du <i>Choix</i>) Cf. <i>Résumé de la grammaire romane</i> (Tome I du
+<i>Lexique</i>).</p>
+
+<p>F. Diez, <i>Grammaire des langues romanes</i>, traduction Gaston Paris,
+A. Brachet, Morel-Fatio, Paris, 1873-1876, 3 vol.</p>
+
+<p>W. Meyer-Lübke, <i>Grammaire des langues romanes</i>, traduction
+Rabiet et Doutrepont, 4 vol. Paris, 1889-1905.</p>
+
+<p>C.-H. Grandgent, <i>An outline of the Phonology and Morphology of
+old provençal</i>. Boston, 1905. (Ne contient que la phonétique et la
+morphologie; pour la syntaxe se reporter à Diez ou à Meyer-Lübke.)</p>
+
+<p>H. Suchier, <i>Die französische und provenzalische Sprache</i>, dans
+Gr&oelig;ber, <i>Grundriss der romanischen Philologie</i>, 3 vol. Strasbourg,
+1888-1902. La partie traitée par H. Suchier a été traduite en
+français sous le titre suivant: H. Suchier, <i>Le français et le provençal</i>,
+trad. par Ph. Monet, Paris, 1891. D'autre part une nouvelle
+édition du tome I du <i>Grundiss</i> de Gr&oelig;ber vient de
+paraître (1906).</p>
+
+<p>Voir aussi l'excellente introduction grammaticale au <i>Manualetto
+provenzale</i>, de M. Crescini, et les précis plus sommaires des
+<i>Chrestomathies provençales</i> de Bartsch (le tableau des formes a été
+supprimé dans la dernière édition donnée par Koschwitz) et de
+M. C. Appel.</p>
+
+<p>Enfin citons en dernier lieu un autre excellent manuel:
+l'<i>Altprovenzalisches Elementarbuch</i>, par O. Schultz-Gora, Heidelberg,
+1906.</p>
+
+<p>3. <b>Textes.</b>&mdash;<span class="smcap">A. Collections.</span>&mdash;<i>Le Parnasse occitanien, ou Choix
+de poésies originales des Troubadours</i> [par de Rochegude], Toulouse,
+1819.</p>
+
+<p>F. Raynouard, <i>Choix des poésies originales des Troubadours</i>,
+6 vol. Paris, 1816-1821.</p>
+
+<p>C.-A.-F. Mahn, <i>Die Werke der Troubadours</i>, 4 vol. Berlin, 1846-1853.</p>
+
+<p>Id., <i>Gedichte der Troubadours</i>, 4 vol. Berlin, 1856-1873.</p>
+
+<p><span class="smcap">B. Chrestomathies.</span>&mdash;K. Bartsch, <i>Chrestomathie provençale</i>,
+6<sup>e</sup> édition (publiée par Koschwitz), 1904. Nos citations sont faites
+d'après la 4<sup>e</sup> édition.</p>
+
+<p>C. Appel, <i>Provenzalische Chrestomathie</i>, 3<sup>e</sup> édition, 1907. Nos
+citations sont faites d'après la première édition.</p>
+
+<p>V. Crescini, <i>Manualetto provenzale</i>, 2<sup>e</sup> édition, 1905.</p>
+
+<p><span class="smcap">C. Éditions.</span>&mdash;Il existe des éditions complètes de plusieurs
+troubadours. Nous nous contentons d'énumérer les plus importantes.</p>
+
+<p><i>Poésies de Guillaume IX</i>, par A. Jeanroy, Paris-Toulouse, 1905.</p>
+
+<p><i>Le troubadour Cercamon</i>, par le D<sup>r</sup> Dejeanne, Paris-Toulouse.</p>
+
+<p>U.-A. Canello, <i>La vita e le opere del trovatore Arnaldo Daniello</i>,
+Halle, 1883.</p>
+
+<p>Bertran de Born a été édité plusieurs fois (éd. A. Stimming,
+2<sup>e</sup> éd., 1892, éd. A. Thomas, Toulouse, 1888).</p>
+
+<p>A. Kolsen, <i>Giraut de Bornelh</i> (tome I, fasc. 1, Halle, 1907).</p>
+
+<p>Une édition de Bernard de Ventadour, par M. C. Appel, est en
+préparation. Une édition de <i>Marcabrun</i> par le D<sup>r</sup> Dejeanne va
+paraître incessamment.</p>
+
+<p>K. Bartsch, <i>Die Lieder Peire Vidal's</i>, Berlin, 1857.</p>
+
+<p>Plusieurs éditions de troubadours ont été publiées dans la
+<i>Bibliothèque méridionale</i> (Toulouse); ce sont: <i>Bertran de Born</i>
+(éd. A. Thomas, cf. supra), <i>Montanhagol</i> (éd. Coulet); <i>Bertran d'Alamanon</i>
+(éd. Salverda de Grave); <i>Elias de Barjols</i> (éd. Stronski).
+D'autres ont été publiées dans la <i>Romanisch Bibliotheke</i> (Leipzig):
+<i>Sordel</i> (éd. de Lollis), <i>Folquet de Romans</i> (éd. Zenker), ou dans
+l'<i>Altfranzösische Bibliothek</i> (Heilbronn): <i>N'At de Mons</i>, éd. Bernhard.
+Cf. encore les éditions de <i>Peire d'Alvergne</i>, par R. Zenker
+(Erlangen, 1900), de <i>Guillem Figueira</i>, par E. Levy (Thèse de
+Berlin, 1880), de <i>Peire Rogier</i>, par C. Appel (Berlin, 1892), de <i>Pons
+de Capduelh</i>, par Napolski, etc.</p>
+
+<p><span class="smcap">D. Manuscrits.</span>&mdash;Le travail capital sur les manuscrits des troubadours
+est celui de M. Gr&oelig;ber, <i>Die Liedersammlungen der Troubadours</i>,
+Strasbourg, 1877 (<i>Romanische Studien</i>, IX).</p>
+
+<p><b>4.</b> <b>Histoire littéraire.</b>&mdash;[Millot] <i>Histoire littéraire des troubadours</i>,
+3 vol. Paris, 1774. (D'après les manuscrits de Sainte-Palaye).</p>
+
+<p>F. Diez, <i>Leben und Werke der Troubadours</i>, 2<sup>e</sup> édition, revue par
+K. Bartsch, Leipzig, 1882. La 1<sup>re</sup> édition avait été traduite en français
+par de Roisin.</p>
+
+<p>F. Diez, <i>Die Poesie der Troubadours</i>, 2<sup>e</sup> édition, revue par K. Bartsch,
+Leipzig, 1883.</p>
+
+<p>C. Fauriel, <i>Histoire de la poésie provençale</i>, 3 vol. Paris, 1846.
+Ouvrage vieilli, mais contenant d'excellents chapitres sur la
+poésie «lyrique» des troubadours.</p>
+
+<p>K. Bartsch, <i>Grundriss zur Geschichte der provenzalischen Literatur</i>,
+Elberfeld, 1872. La première partie (p. 1-95) contient un aperçu
+de l'histoire de la littérature provençale, des renseignements sur
+les manuscrits, sur les éditions, etc. La deuxième comprend la
+liste alphabétique des troubadours, avec l'indication du premier
+vers de chacune de leurs poésies <i>lyriques</i>. C'est d'après cette liste
+que se font ordinairement les citations dans les études littéraires:
+ainsi <i>Gr.</i>, 101, 2, renvoie à la deuxième poésie lyrique (ordre
+alphabétique) de <i>Bonifaci Calvo</i> qui porte le numéro <i>101</i> dans le
+<i>Grundriss</i> de Bartsch. Une nouvelle édition de cet indispensable instrument
+de travail est en préparation et paraîtra sans doute bientôt.</p>
+
+<p>C. Chabaneau, <i>Les Biographies des Troubadours</i>, Toulouse, 1885;
+fait partie de l'<i>Histoire générale de Languedoc</i> (tome X). A la suite
+des biographies vient une liste des troubadours contenant non
+seulement l'indication de leurs poésies lyriques, mais de leurs
+autres compositions, et d'abondantes et précieuses notes biographiques,
+renvois, rapprochements, etc.</p>
+
+<p>A. Stimming, <i>Provenzalische Litteratur</i>, dans le <i>Grundriss</i> de
+Gr&oelig;ber, tome II, 2<sup>e</sup> partie.</p>
+
+<p>A. Jeanroy, <i>La poésie provençale du Moyen Age</i> (<i>Revue des Deux
+Mondes</i>, 1899 et suiv.).</p>
+
+<p>A. Restori, <i>Letteratura provenzale</i>, Milan, 1891 (Manuali H&oelig;pli)
+Excellent petit manuel, traduit en français par A. Martel.</p>
+
+<p>A. Jeanroy, <i>Les Origines de la Poésie lyrique en France</i>, 2<sup>e</sup> édition,
+Paris, 1904.</p>
+
+<p>A. Pätzold, <i>Die individuellen Eigenthümlichkeiten einiger hervorragender
+Trobadors im Minneliede</i>, Marbourg, 1897 (Excellent par
+les innombrables citations qu'il renferme).</p>
+
+<p>Ou peut citer encore les chapitres consacrés aux troubadours
+dans l'<i>Esquisse historique de la littérature française au Moyen âge</i> de
+Gaston Paris, dans les histoires de la littérature française de
+MM. Lintilhac et Lanson et dans la <i>Geschichte der franz&oelig;sischen
+Litteratur</i> de MM. Suchier et Birch-Hirschfeld.</p>
+
+<p>M. V. Crescini, professeur à l'Université de Padoue, prépare
+une <i>Histoire de la littérature provençale</i>.</p>
+
+
+<h4>CHAPITRE PREMIER</h4>
+
+<p><a id="footnote-I-1"></a> <a href="#anchor-I-1" class="label">1</a> Roger, <i>L'enseignement des lettres classiques, d'Ausone à Alcuin</i>,
+Paris, 1905.</p>
+
+<p><a id="footnote-I-2"></a> <a href="#anchor-I-2" class="label">2</a> Kiener, <i>Verfassungsgeschichte der Provence seit der Ostgothenherrschaft
+bis zur Errichtung der Konsulate</i> (510-1200). Leipzig,
+1900, p. 48.</p>
+
+<p><a id="footnote-I-3"></a> <a href="#anchor-I-3" class="label">3</a> Les limites approximatives du <i>franco-provençal</i> sont données
+d'après la première carte du <i>Grundriss</i> de Gr&oelig;ber, t. I.</p>
+
+<p><a id="footnote-I-4"></a> <a href="#anchor-I-4" class="label">4</a> Cette langue s'appela d'abord langue <i>romane</i>, puis prit le nom
+de <i>limousine</i>; la dénomination de <i>provençal</i> date du XIII<sup>e</sup> siècle:
+c'était, dans ce sens, la langue de la «Province» comprenant à
+peu près tout le Sud de la France.</p>
+
+<p><a id="footnote-I-5"></a> <a href="#anchor-I-5" class="label">5</a> M. Chabaneau, en classant par province d'origine les troubadours
+dont il existe une biographie (111, un quart environ du
+chiffre total) donne pour l'Aquitaine quarante-un noms: parmi
+eux Guillaume de Poitiers, les troubadours gascons Cercamon et
+Marcabrun, Jaufre Rudel et Rigaut de Barbezieux (Saintonge),
+Arnaut de Mareuil, Arnaut Daniel, Giraut de Bornelh, Bertran
+de Born, etc. L'Auvergne et le Velay ont douze troubadours
+avec biographie: parmi eux Peire d'Auvergne, Peire Rogier,
+Peirol, Peire Cardenal. Le Languedoc en a dix-huit, parmi lesquels
+les Toulousains Peire Vidal et Aimeric de Péguillan,
+Raimon de Miraval, Guiraut Riquier. Enfin la Provence et le
+Viennois présentent vingt-huit noms; les principaux sont ceux de
+Raimbaut d'Orange, de la comtesse de Die, Folquet de Marseille,
+Raimbaut de Vaquières, Folquet de Romans, etc. Quoique cette
+liste ne comprenne qu'un quart des troubadours (et que, par
+conséquent, la classification soit incomplète) il faut remarquer
+que parmi ces troubadours se trouvent les plus illustres.</p>
+
+<p><a id="footnote-I-6"></a> <a href="#anchor-I-6" class="label">6</a> Sur les genres populaires dans l'ancienne poésie provençale,
+cf. Ludwig Roemer. <i>Die volksthümlichen Dichtungsarten der
+altprovenzalischen Lyrik</i>, Marbourg, 1884, et Jeanroy, <i>Origines de la
+poésie lyrique en France</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote-I-7"></a> <a href="#anchor-I-7" class="label">7</a> Sur la métrique des troubadours cf. P. Maus, <i>Peire Cardenal's
+Strophenbau</i>, Marbourg, 1884.</p>
+
+<p><a id="footnote-I-8"></a> <a href="#anchor-I-8" class="label">8</a> Le poème de <i>Sainte Foy</i> d'Agen a été publié par M. Leite de
+Vasconcellos dans la <i>Romania</i>, XXXI (1902), p. 177 et suiv.</p>
+
+<p><a id="footnote-I-9"></a> <a href="#anchor-I-9" class="label">9</a> Cf. Jeanroy, <i>Origines</i>, 1<sup>re</sup> partie, chap. I.</p>
+
+
+<h4>CHAPITRE II</h4>
+
+<p>Voir pour tout ce chapitre les <i>Biographies des Troubadours</i>,
+par M. C. Chabaneau (<i>Histoire générale de Languedoc</i>, éd. Privat,
+tome X).</p>
+
+<p><a id="footnote-II-1"></a> <a href="#anchor-II-1" class="label">1</a> Cf. en particulier Chabaneau, <i>Notes sur quelques manuscrits
+provençaux égarés ou perdus</i>, Paris, 1886.</p>
+
+<p><a id="footnote-II-2"></a> <a href="#anchor-II-2" class="label">2</a> Paul Meyer, <i>Les derniers Troubadours de la Provence</i>, Paris, 1871.</p>
+
+<p><a id="footnote-II-3"></a> <a href="#anchor-II-3" class="label">3</a> G. Bertoni, <i>I trovatori minori di Genova</i>, Dresde, 1903. Id., <i>Nuove
+rime di Sordello di Goïto</i>, Turin, 1901 (Extrait du <i>Giornale Storico
+della letteratura italiana</i>).</p>
+
+<p><a id="footnote-II-4"></a> <a href="#anchor-II-4" class="label">4</a> Cf. A. Stimming in Gr&oelig;ber, <i>Grundriss der romanischen Philologie</i>,
+II, A, p. 19. Une partie des détails qui suivent est
+empruntée à cet excellent résumé.</p>
+
+<p><a id="footnote-II-5"></a> <a href="#anchor-II-5" class="label">5</a> O. Schultz (-Gora), <i>Die provenzalischen Dichterinnen</i>, Leipzig, 1888.</p>
+
+<p><a id="footnote-II-6"></a> <a href="#anchor-II-6" class="label">6</a> Raimon de Miraval et son épouse Gaudairenca; Hugolin de
+Forcalquier et Blanchemain (A. Stimming, l. s., p. 19).</p>
+
+<p><a id="footnote-II-7"></a> <a href="#anchor-II-7" class="label">7</a> Sur les protecteurs des troubadours, voir Paul Meyer, <i>Provençal
+language and litterature</i>, in <i>Encyclopædia britannica</i>, et la
+liste dressée par Diez, <i>Leben und Werke</i>, 2<sup>e</sup> éd., p. 497. Cf. aussi
+Restori, <i>Lett. prov.</i>, p. 77-79.</p>
+
+<p><a id="footnote-II-8"></a> <a href="#anchor-II-8" class="label">8</a> Jean de Nostredame, <i>Vies des plus célèbres et anciens poètes
+provençaux</i>, Lyon, 1575. M. Chabaneau préparait depuis de nombreuses
+années une réédition de cet ouvrage. Nous la publierons
+le plus tôt possible. Cf. Chabaneau, <i>Le Moine des Iles d'or</i>,
+<span class="smcap">Annales du Midi</span>, 1907.</p>
+
+<p><a id="footnote-II-9"></a> <a href="#anchor-II-9" class="label">9</a> Chabaneau, <i>Biographies des Troubadours</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote-II-10"></a> <a href="#anchor-II-10" class="label">10</a> La duchesse de Normandie était Éléonore d'Aquitaine,
+petite-fille du premier troubadour, Guillaume, comte de Poitiers,
+épouse divorcée de Louis VII depuis 1152. C'est entre 1152 et 1154
+que Bernard de Ventadour aurait séjourné à sa cour; cf. Diez,
+<i>L. W.</i>, p. 25.</p>
+
+<p><a id="footnote-II-11"></a> <a href="#anchor-II-11" class="label">11</a> Cf. sur le châtelain de Coucy, G. Paris, <i>La Littérature française
+au moyen âge</i>, § 128, et <i>Esquisse historique</i>..., § 135.</p>
+
+<p><a id="footnote-II-12"></a> <a href="#anchor-II-12" class="label">12</a> Sur la légende de Jaufre Rudel, cf. G. Paris, <i>Jaufre Rudel</i>,
+<i>Rev. hist.</i>, t. LIII, p. 225 et suiv.</p>
+
+<p><a id="footnote-II-13"></a> <a href="#anchor-II-13" class="label">13</a> <i>Histoire littéraire</i>, XXVII, 723-724.</p>
+
+<p><a id="footnote-II-14"></a> <a href="#anchor-II-14" class="label">14</a> A. Stimming, dans le <i>Grundriss</i> de Gr&oelig;ber, II, B, p. 16.</p>
+
+<p><a id="footnote-II-15"></a> <a href="#anchor-II-15" class="label">15</a> Cf. notre étude sur le dernier troubadour, Guiraut Riquier,
+p. 122 et suiv.</p>
+
+<p><a id="footnote-II-16"></a> <a href="#anchor-II-16" class="label">16</a> Le gracieux roman de <i>Flamenca</i>, comprenant plus de
+8 000 vers, a été publié deux fois par M. Paul Meyer, en 1865, et
+en 1901: le premier volume de cette deuxième édition (contenant
+le texte) a seul paru jusqu'ici. Le roman est du XIII<sup>e</sup> siècle et il
+est aussi intéressant pour l'histoire littéraire que pour l'histoire
+de la civilisation.</p>
+
+<p><a id="footnote-II-17"></a> <a href="#anchor-II-17" class="label">17</a> Sur ces <i>ensenhamens</i>, cf. notre étude citée plus haut, p. 131.
+Le premier et le plus ancien de ces <i>ensenhamens</i>, auquel est
+empruntée la citation qui suit, est de Guiraut de Cabreira, noble
+catalan contemporain de Bertran de Born et de Peire Vidal.</p>
+
+<p><a id="footnote-II-18"></a> <a href="#anchor-II-18" class="label">18</a> La citation est empruntée à l'<i>ensenhamen</i> de Guiraut de
+Calanson. Ce poème a été publié récemment par M. Wilhelm Keller
+sous le titre suivant: <i>Das Sirventes</i> «Fadet Joglar» <i>des Guiraut
+von Calanso</i>, Erlangen, 1905. Le texte est accompagné d'un abondant
+commentaire. La «symphonie» était un instrument à vent,
+ou peut-être un «tambour de basque» (Keller, p. 63).</p>
+
+
+<h4>CHAPITRE III</h4>
+
+<p><a id="footnote-III-1"></a> <a href="#anchor-III-1" class="label">1</a> Leur nom leur vient du mot <i>trobar</i>, <i>trouver</i> en parlant de
+l'invention poétique.</p>
+
+<p>Cf. en général, pour ce chapitre, Diez, <i>Poesie der Troubadours,</i>
+2<sup>e</sup> édition.</p>
+
+<p><a id="footnote-III-2"></a> <a href="#anchor-III-2" class="label">2</a> Traduction de l'abbé Papon, <i>Parnasse occitanien</i>, p. 21.</p>
+
+<p><a id="footnote-III-3"></a> <a href="#anchor-III-3" class="label">3</a> Pétrarque, <i>Trionfo d'amore</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote-III-4"></a> <a href="#anchor-III-4" class="label">4</a> Cf. Gaston Paris, <i>Esquisse historique de la littérature française
+au Moyen âge</i>, p. 159: «ce sont les troubadours de cette école [du
+<i>trobar clus</i>] qui, malgré leurs défauts et indirectement, ont créé
+le style moderne».</p>
+
+<p><a id="footnote-III-5"></a> <a href="#anchor-III-5" class="label">5</a> Sur la musique cf. un excellent article de M. A. Restori,
+dans la <i>Rivista musicale italiana</i>, vol. II, fasc. 1, 1895. Voir surtout
+la récente publication de M. J.-B. Beck, <i>Die Melodien der Troubadours</i>,
+Strasbourg, 1908.</p>
+
+<p>Cf. encore A. Jeanroy, Dejeanne, P. Aubry: <i>Quatre poésies de
+Marcabrun</i>, troubadour gascon du XII<sup>e</sup> siècle, texte, musique et
+traduction, Paris, 1904.</p>
+
+<p>Les troubadours dont il nous reste le plus d'airs notés sont les
+suivants: Bernard de Ventadour, Folquet de Marseille, Gaucelm
+Faidit, Guiraut Riquier, Peire Vidal, Raimon de Miraval. Le
+plus grand nombre de ces mélodies (les deux tiers) se trouvent
+dans le manuscrit R (Bibl. nat.,<i>f. fr.</i>, 22543).</p>
+
+<p><a id="footnote-III-6"></a> <a href="#anchor-III-6" class="label">6</a> Ludwig R&oelig;mer, <i>Die volksthümlichen Dichtungsarten</i>, Marbourg,
+1884.</p>
+
+<p><a id="footnote-III-7"></a> <a href="#anchor-III-7" class="label">7</a> Bernard de Ventadour, <i>Quant erba vertz e fuelha par</i> (M. W.
+I, 11; <i>Gr.</i>, 39); <i>id., Lo gens temps de pascor</i> (M. W. I, 13; <i>Gr.</i>, 28).</p>
+
+<p><a id="footnote-III-8"></a> <a href="#anchor-III-8" class="label">8</a> Marcabrun, <i>Pois l'iverns d'ogan es anatz</i> (M. W. I, 57).</p>
+
+<p><a id="footnote-III-9"></a> <a href="#anchor-III-9" class="label">9</a> J. Rudel, <i>Quan lo rius de la fontana</i> (M. W. I, 62; <i>Gr.</i>, 5).</p>
+
+<p><a id="footnote-III-10"></a> <a href="#anchor-III-10" class="label">10</a> Arnaut de Mareuil, <i>Belh m'es quan lo vens</i> (M. W. I, 155; <i>Gr.</i>, 10).</p>
+
+<p><a id="footnote-III-11"></a> <a href="#anchor-III-11" class="label">11</a> Peire Rogier, <i>Tan no plou ni venta</i> (M. W. I, 120; <i>Gr.</i>, 8).</p>
+
+<p><a id="footnote-III-12"></a> <a href="#anchor-III-12" class="label">12</a> Raimbaut d'Orange, <i>Non chant per auzel ni per flor</i> (M. W.
+I, 77; <i>Gr.</i>, 32).</p>
+
+<p><a id="footnote-III-13"></a> <a href="#anchor-III-13" class="label">13</a> <i>Sirventés</i>: la vraie forme provençale est <i>sirventes</i>; nous
+l'accentuons pour mieux marquer que l'accent doit porter sur
+la dernière syllabe.</p>
+
+<p><a id="footnote-III-14"></a> <a href="#anchor-III-14" class="label">14</a> Cf. Jeanroy, <i>Origines</i>..., p. 45 et suiv. De la <i>tenson</i> on distingue
+le <i>jeu-parti</i> (prov. <i>partimen</i>) qui est une variété du genre
+et où les interlocuteurs choisissent entre deux propositions contraires;
+nous employons le mot de <i>tenson</i> qui est le terme le plus
+général.</p>
+
+<p>Sur la question de savoir si les tensons appartiennent à des
+auteurs différents, cf. Diez, <i>Poesie der Troubadours</i>, p. 165. Pour
+les sujets des tensons cf. <i>ibid.</i>, p. 169. Voici quelques autres
+exemples: quel est l'homme le plus amoureux, celui qui ne peut
+résister au désir de parler constamment de la dame qu'il aime
+ou celui qui y pense en silence? Un amoureux qui est heureux dans
+son amour doit-il préférer être l'amant ou le mari de sa dame?</p>
+
+<p><a id="footnote-III-15"></a> <a href="#anchor-III-15" class="label">15</a> Pour les tensons avec un personnage imaginaire, cf.
+Jeanroy, <i>Origines</i>..., p. 54, note 1: on a des tensons du Moine de
+Montaudon avec Dieu, de Peirol avec Amour, de Raimon Béranger
+et Bertran Carbonel avec leur cheval, de Lanfranc Cigala avec
+son c&oelig;ur et son savoir.</p>
+
+<p><a id="footnote-III-16"></a> <a href="#anchor-III-16" class="label">16</a> Les deux tensons qui suivent sont de Guiraut Riquier.</p>
+
+<p><a id="footnote-III-17"></a> <a href="#anchor-III-17" class="label">17</a> Une des études les plus récentes sur la pastourelle est celle
+de M. A. Pillet, <i>Studien zur Pastourelle</i>, Breslau, 1902 (extrait de
+la <i>Festschrift zum zehnten deutschen Neuphilologentag</i>).</p>
+
+<p><a id="footnote-III-18"></a> <a href="#anchor-III-18" class="label">18</a> Traduction de M. A. Jeanroy, <i>Origines</i>, p. 31.</p>
+
+<p><a id="footnote-III-19"></a> <a href="#anchor-III-19" class="label">19</a> <i>Ibid.</i>, p. 80.</p>
+
+<p><a id="footnote-III-20"></a> <a href="#anchor-III-20" class="label">20</a> Le plus récent travail sur l'<i>aube bilingue du Vatican</i> (ainsi
+nommée du manuscrit qui la contient) est dû au D<sup>r</sup> Dejeanne
+dans les <i>Mélanges Chabaneau</i>: on trouvera dans cet article la
+bibliographie du sujet.</p>
+
+<p><a id="footnote-III-21"></a> <a href="#anchor-III-21" class="label">21</a> Il n'y a qu'un exemple de <i>serena</i>; dans Guiraut Riquier; il
+faut y voir sans doute une invention du poète et non une imitation
+d'un genre populaire.</p>
+
+<p><a id="footnote-III-22"></a> <a href="#anchor-III-22" class="label">22</a> Le <i>descort</i> de Raimbaut de Vaquières est composé de
+six strophes: la première en provençal, la seconde en italien
+(génois), la troisième en français, la quatrième en gascon, la
+cinquième probablement en portugais (Cf. sur le dernier point
+Carolina Michaelis de Vasconcellos, dans le <i>Grundriss</i> de Gr&oelig;ber,
+II, B, p. 173, Rem. 1).</p>
+
+
+<h4>CHAPITRE IV</h4>
+
+<p><a id="footnote-IV-1"></a> <a href="#anchor-IV-1" class="label">1</a> Une partie des pages qui suivent ont paru en article dans le
+<i>Mercure de France</i>, juin 1906.</p>
+
+<p><a id="footnote-IV-2"></a> <a href="#anchor-IV-2" class="label">2</a> Cf. <i>Poésies de Guillaume IX, comte de Poitiers</i>, éd. Jeanroy,
+Paris, 1905.</p>
+
+<p><a id="footnote-IV-3"></a> <a href="#anchor-IV-3" class="label">3</a> Sur le «vasselage amoureux», cf. un excellent article de
+M. E. Wechssler, <i>Frauendienst und Vassalität</i>, dans <i>Zeitschrift für
+französische Sprache und Litteratur</i>, XXIV, 1, 159-190.</p>
+
+<p><a id="footnote-IV-4"></a> <a href="#anchor-IV-4" class="label">4</a> Cf. Diez, <i>Poesie der Troubadours</i>, p. 128, 129, etc.</p>
+
+<p><a id="footnote-IV-5"></a> <a href="#anchor-IV-5" class="label">5</a> A. Restori, <i>Lett. prov.</i>, p. 52.</p>
+
+<p><a id="footnote-IV-6"></a> <a href="#anchor-IV-6" class="label">6</a> Diez, <i>Poesie der Troubadours</i>, p. 127.</p>
+
+<p><a id="footnote-IV-7"></a> <a href="#anchor-IV-7" class="label">7</a> Traduction de Raynouard, <i>Des Troubadours et des Cours
+d'amour</i>, p. XXII, XXVI.</p>
+
+<p><a id="footnote-IV-8"></a> <a href="#anchor-IV-8" class="label">8</a> Cf. P. Vidal: «le présent d'un simple cordon que m'a
+accordé la belle Raimbaud me rend plus riche à mes yeux que
+le roi Richard lui-même avec Poitiers, Tours et Angers». Cf.
+encore de Guillaume de Saint-Didier: «cependant elle pourrait
+me rendre heureux, si elle m'accordait seulement l'un des
+cheveux qui tombent sur son manteau, ou l'un des fils qui
+composent son gant». Cité par Raynouard, <i>Des Troubadours et des
+Cours d'amour</i>, p. XIV.</p>
+
+<p><a id="footnote-IV-9"></a> <a href="#anchor-IV-9" class="label">9</a> Diez, <i>Poesie der Troubadours</i>, p. 135.</p>
+
+<p><a id="footnote-IV-10"></a> <a href="#anchor-IV-10" class="label">10</a> Mahn, <i>Gedichte</i>, nº 737. La deuxième citation est tirée du
+nº 344.</p>
+
+<p><a id="footnote-IV-11"></a> <a href="#anchor-IV-11" class="label">11</a> Sur Rigaut de Barbezieux, cf. l'article que nous venons de
+publier dans la <i>Revue d'Aunis et de Saintonge</i>, juillet 1908. On y
+trouvera sa romanesque biographie.</p>
+
+<p><a id="footnote-IV-12"></a> <a href="#anchor-IV-12" class="label">12</a> Cette allusion aux habitudes de la tigresse se retrouve dans
+un Bestiaire provençal, recueil de légendes ayant trait aux animaux.
+Quand les chasseurs ont enlevé les petits de la tigresse,
+ils placent des miroirs sur le sol; la tigresse s'y mire et oublie
+sa douleur.</p>
+
+<p><a id="footnote-IV-13"></a> <a href="#anchor-IV-13" class="label">13</a> Raynouard, <i>Des Troubadours et des Cours d'amour</i>, Paris, 1817.</p>
+
+<p>La question a été reprise depuis par Diez (<i>Ueber die Minnehöfe</i>,
+Berlin, 1825), Pio Rajna (<i>Le Corti d'Amore</i>, Milan, 1890), V. Crescini
+(<i>Per la questione delle Corti d'Amore</i>, Padoue, 1891).</p>
+
+
+<h4>CHAPITRE V</h4>
+
+<p><a id="footnote-V-1"></a> <a href="#anchor-V-1" class="label">1</a> Sur Cercamon, cf. l'édition du D<sup>r</sup> Dejeanne, Toulouse-Paris,
+1905. Cercamon fait allusion une fois au Poitou (V) et il a écrit un
+<i>planh</i> sur la mort de Guillaume X, comte de Poitiers. Ces détails nous
+paraissent avoir quelque importance pour l'étude de l'influence
+qu'a pu exercer l'&oelig;uvre du premier troubadour Guillaume IX.</p>
+
+<p><a id="footnote-V-2"></a> <a href="#anchor-V-2" class="label">2</a> Marcabrun fut un satirique si violent que, si l'on en croit
+son biographe, les châtelains de Guyenne, dont il avait dit beaucoup
+de mal, le firent mettre à mort.</p>
+
+<p><a id="footnote-V-3"></a> <a href="#anchor-V-3" class="label">3</a> Pierre d'Auvergne, ap. Diez, <i>L. W.</i>, p. 43. Cf. l'édition de
+Pierre d'Auvergne par M. Zenker, p. 190-191. Pour la suite
+cf. Diez, <i>ibid.</i>, p. 44.</p>
+
+<p><a id="footnote-V-4"></a> <a href="#anchor-V-4" class="label">4</a> Sur Jaufre Rudel, cf. Gaston Paris, <i>Rev. hist.</i> (cf. supra
+chap. II), Carducci, <i>Jaufre Rudel</i>, <i>poesia antica e moderna</i>, 1888, Savj-Lopez,
+<i>Mistica profana</i> (in <i>Trovatori e poeti</i>).</p>
+
+<p><a id="footnote-V-5"></a> <a href="#anchor-V-5" class="label">5</a> Appel, <i>Prov. Chr.</i>, p. 55.</p>
+
+<p><a id="footnote-V-6"></a> <a href="#anchor-V-6" class="label">6</a> M. C. Appel, in <i>Archiv für das Studium der neueren Sprachen</i>,
+tome CVII.</p>
+
+<p><a id="footnote-V-7"></a> <a href="#anchor-V-7" class="label">7</a> «Depuis que nous étions enfants...» C'est l'âge aussi où
+Dante commença à aimer Béatrice.</p>
+
+<p><a id="footnote-V-8"></a> <a href="#anchor-V-8" class="label">8</a> M. W., I, p. 19.</p>
+
+<p><a id="footnote-V-9"></a> <a href="#anchor-V-9" class="label">9</a> M. W., p. 20.</p>
+
+<p><a id="footnote-V-10"></a> <a href="#anchor-V-10" class="label">10</a> Texte de Mahn, <i>Gedichte der Troubadours</i>, nº 707.</p>
+
+<p><a id="footnote-V-11"></a> <a href="#anchor-V-11" class="label">11</a> Marcabrun aussi aurait visité l'Angleterre, cf. G. Paris,
+<i>Esquisse historique</i>, § 86.</p>
+
+<p><a id="footnote-V-12"></a> <a href="#anchor-V-12" class="label">12</a> M. W., p. 23.</p>
+
+<p><a id="footnote-V-13"></a> <a href="#anchor-V-13" class="label">13</a> Sur les nombreuses allusions aux <i>médisants</i> (<i>lauzengiers</i>)
+cf. Pätzold, <i>Die individuellen Eigenthümlichkeiten einiger hervorragender
+Trobadors</i>, § 79.</p>
+
+<p><a id="footnote-V-14"></a> <a href="#anchor-V-14" class="label">14</a> M. W. I, 21. A propos de la «joie» il est bon de rappeler avec
+M. Jeanroy (éd. de Guillaume de Poitiers, p. 19) que «l'espèce d'exaltation
+mystique qui a pour cause et pour objet à la fois la femme
+aimée et l'amour lui-même était... désignée sous le nom de <i>joi</i>».</p>
+
+<p><a id="footnote-V-15"></a> <a href="#anchor-V-15" class="label">15</a> Geoffroy de Vigeois, ap. Diez, <i>L. W.</i>, p. 322.</p>
+
+<p><a id="footnote-V-16"></a> <a href="#anchor-V-16" class="label">16</a> Sur les troubadours à la cour du comte de Toulouse,
+cf. Paul Meyer, in <i>Histoire générale de Languedoc</i>, tome X.</p>
+
+<p><a id="footnote-V-17"></a> <a href="#anchor-V-17" class="label">17</a> Sur les troubadours à Narbonne, cf. notre article dans les
+<i>Mélanges Chabaneau</i>, p. 737-750.</p>
+
+<p><a id="footnote-V-18"></a> <a href="#anchor-V-18" class="label">18</a> M. W. I, 30.</p>
+
+<p><a id="footnote-V-19"></a> <a href="#anchor-V-19" class="label">19</a> Carducci, <i>Un poeta d'amore del secolo XII</i>, <span class="smcap">Nuova Antologia</span>,
+XXV-XXVI.</p>
+
+<p><a id="footnote-V-20"></a> <a href="#anchor-V-20" class="label">20</a> M. W., I, 33.</p>
+
+<p><a id="footnote-V-21"></a> <a href="#anchor-V-21" class="label">21</a> M. W., I, 36.</p>
+
+
+<h4>CHAPITRE VI</h4>
+
+<p><a id="footnote-VI-1"></a> <a href="#anchor-VI-1" class="label">1</a> M. W. I, 184.</p>
+
+<p><a id="footnote-VI-2"></a> <a href="#anchor-VI-2" class="label">2</a> M. W. I, 151 et suiv.</p>
+
+<p><a id="footnote-VI-3"></a> <a href="#anchor-VI-3" class="label">3</a> On peut rapprocher de cette description un passage d'une
+poésie lyrique d'Arnaut de Mareuil (M. W. I, p. 156). «Elle est
+plus blanche qu'Hélène, plus belle qu'une fleur naissante, pleine
+de courtoisie; de ses dents blanches ne sortent que des mots sincères,
+son c&oelig;ur est franc sans mauvaises pensées, sa couleur est
+fraîche et ses cheveux blonds; que Dieu la garde, car jamais je
+n'en vis de plus belle.»</p>
+
+<p><a id="footnote-VI-4"></a> <a href="#anchor-VI-4" class="label">4</a> Les &oelig;uvres de Giraut de Bornelh ont commencé à paraître
+en édition critique avec traduction (allemande) sous le titre suivant:
+<i>Saemtliche Lieder des Trobadors Guiraut de Bornelh</i>, von
+Adolf Kolsen (tome I, fasc. 1), Halle, 1907.</p>
+
+<p><a id="footnote-VI-5"></a> <a href="#anchor-VI-5" class="label">5</a> Ed. Kolsen, nº 1.</p>
+
+<p><a id="footnote-VI-6"></a> <a href="#anchor-VI-6" class="label">6</a> <i>Id.</i>, nº 19.</p>
+
+<p><a id="footnote-VI-7"></a> <a href="#anchor-VI-7" class="label">7</a> <i>Id.</i>, nº 21.</p>
+
+<p><a id="footnote-VI-8"></a> <a href="#anchor-VI-8" class="label">8</a> <i>Id.</i>, nº 2.</p>
+
+<p><a id="footnote-VI-9"></a> <a href="#anchor-VI-9" class="label">9</a> Dante, <i>De vulg. Eloq.</i>, II, 2 et 6. «Bertran de Born, dit Dante,
+a chanté les armes, Arnaut Daniel l'amour, Giraut de Bornelh
+la droiture, l'honnêteté (<i>honestum</i>) et la vertu», <i>De vulg. Eloq.</i>,
+II, 2.</p>
+
+<p><a id="footnote-VI-10"></a> <a href="#anchor-VI-10" class="label">10</a> M. W. I, 186.</p>
+
+<p><a id="footnote-VI-11"></a> <a href="#anchor-VI-11" class="label">11</a> M. W. I, 201.</p>
+
+<p><a id="footnote-VI-12"></a> <a href="#anchor-VI-12" class="label">12</a> Tenson de Linhaure et de Giraut de Bornelh, Appel, <i>Prov.
+Chr.</i>, p. 87. Cf. aussi dans l'édition Kolsen les numéros 4 et 20.
+Nous empruntons au premier des deux le couplet suivant: «Je
+pourrais écrire (une chanson) plus obscure; mais la poésie n'a sa
+valeur que si tout le monde la comprend; pour moi, quoi qu'on
+en puisse penser, je suis heureux quand j'entends dire qu'on
+chante ma chanson d'une voix sombre ou claire et quand
+j'apprends qu'on la chante à la fontaine.» L'autre chanson débute
+ainsi: «Je ferais, si j'avais assez de talent, une chansonnette
+assez claire pour que mon petit-fils la comprît et que tout le
+monde y prît plaisir.» Ce sont là de véritables manifestes littéraires
+contre les théories du <i>trobar clus</i>. Ce ne sont pas les seuls
+d'ailleurs dans la littérature provençale. Cf. la pièce de
+Pierre d'Auvergne, <i>Sobre'l vieilh trobar e'l novel</i> et le commentaire
+qu'en a donné M. J. Coulet dans les <i>Mélanges Chabaneau</i>,
+p. 777 et suiv.</p>
+
+<p><a id="footnote-VI-13"></a> <a href="#anchor-VI-13" class="label">13</a> <i>Purgatoire</i>, ch. XXVI. Le chant se termine par huit vers
+provençaux que Dante met dans la bouche d'Arnaut Daniel.
+Celui-ci se trouve avec Guido Guinicelli parmi le troupeau de
+ceux qui n'ont pas observé, dans la satisfaction de leurs appétits
+charnels, l'<i>umana legge Seguendo come bestie l'appetito</i>. Dante cite
+plusieurs fois encore Arnaut Daniel dans le <i>De vulgari Eloquentia</i>;
+il y déclare en particulier qu'il a emprunté au poète limousin la
+sextine. Cf. Diez, <i>L. W.</i>, p. 282.</p>
+
+<p><a id="footnote-VI-14"></a> <a href="#anchor-VI-14" class="label">14</a> Cf. Diez, <i>L. W.</i>, p. 285.</p>
+
+<p><a id="footnote-VI-15"></a> <a href="#anchor-VI-15" class="label">15</a> Le Moine de Montaudon lui reproche de n'avoir composé
+dans sa vie que deux mauvais vers, auxquels personne ne comprend
+rien; Diez, <i>L. W.</i>, p. 283.</p>
+
+<p><a id="footnote-VI-16"></a> <a href="#anchor-VI-16" class="label">16</a> Mahn, <i>Gedichte der Troubadours</i>, nº 427.</p>
+
+<p><a id="footnote-VI-17"></a> <a href="#anchor-VI-17" class="label">17</a> Voir pour tout ce qui suit A. Thomas, <i>Poésies complètes de
+Bertran de Born</i>, introduction. Le <i>rôle historique de Bertran de Born</i>
+a été étudié par M. Clédat, Paris, 1879. Bertran de Born est un
+des rares troubadours qui aient eu l'honneur de plusieurs éditions
+(Ed. A. Stimming [deux], éd. A. Thomas).</p>
+
+<p><a id="footnote-VI-18"></a> <a href="#anchor-VI-18" class="label">18</a> Thomas, <i>loc. sign.</i>, p. xv.</p>
+
+<p><a id="footnote-VI-19"></a> <a href="#anchor-VI-19" class="label">19</a> La fille de Henri II, Mathilde, était mariée avec Henri,
+duc de Saxe; aussi B. de Born l'appelle-t-il une fois la <i>Saissa</i> (la
+Saxonne).</p>
+
+<p><a id="footnote-VI-20"></a> <a href="#anchor-VI-20" class="label">20</a> On a émis des doutes sur l'authenticité de cette pièce.
+Plusieurs manuscrits l'attribuent à d'autres troubadours que
+Bertran de Born. La pièce est composée sur les mêmes rimes
+qu'une pièce de Giraut de Bornelh. Ce qu'il y a de certain c'est
+que un ou deux couplets sont interpolés; mais nous croyons que
+ce brillant morceau de poésie est bien de Bertran de Born.</p>
+
+
+<h4>CHAPITRE VII</h4>
+
+<p><a id="footnote-VII-1"></a> <a href="#anchor-VII-1" class="label">1</a> M. W. I, 77. <i>Non chant per auzel ni per flor</i></p>
+
+<p><a id="footnote-VII-2"></a> <a href="#anchor-VII-2" class="label">2</a> M. W. I, 70 et I, 67.</p>
+
+<p><a id="footnote-VII-3"></a> <a href="#anchor-VII-3" class="label">3</a> Cf. l'ouvrage déjà cité de O. Schultz, <i>Die prov. Dichterinnen</i>,
+et Sernin Santy, <i>La Comtesse de Die</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote-VII-4"></a> <a href="#anchor-VII-4" class="label">4</a> M. W. I, 87. <i>Ab joi et ab joven m'apais.</i></p>
+
+<p><a id="footnote-VII-5"></a> <a href="#anchor-VII-5" class="label">5</a> M. W. I, 88.</p>
+
+<p><a id="footnote-VII-6"></a> <a href="#anchor-VII-6" class="label">6</a> M. W. I, 80. <i>A chantar m'er de so qu'ieu no volria.</i></p>
+
+<p><a id="footnote-VII-7"></a> <a href="#anchor-VII-7" class="label">7</a> Sur Pierre d'Auvergne, cf. Zenker, <i>Die Lieder Peires von
+Auvergne</i>, Erlangen, 1900.</p>
+
+<p><a id="footnote-VII-8"></a> <a href="#anchor-VII-8" class="label">8</a> «Au delà des montagnes», c'est-à-dire au delà des Pyrénées;
+Marcabrun y avait été avant lui, cf. Zenker, p. 19.</p>
+
+<p><a id="footnote-VII-9"></a> <a href="#anchor-VII-9" class="label">9</a> C'est la poésie célèbre <i>Chantarai d'aquestz Trobadors</i>, Zenker,
+nº XII. Un troubadour postérieur, le Moine de Montaudon, a
+imité cette satire.</p>
+
+<p><a id="footnote-VII-10"></a> <a href="#anchor-VII-10" class="label">10</a> Roderic de Tolède, ap. Zenker, p. 26.</p>
+
+<p><a id="footnote-VII-11"></a> <a href="#anchor-VII-11" class="label">11</a> Ed. Zenker, nº IX. Sur «les oiseaux dans la poésie et dans
+la légende» cf. un article de M. Savj-Lopez, dans <i>Trovatori et
+Poeti</i>, p. 245. Un troubadour postérieur, Arnaut de Carcassés, a
+composé une nouvelle où un perroquet joue le principal rôle;
+pour faciliter un rendez-vous d'amour entre son seigneur et une
+châtelaine il met le feu à la tour du château: pendant le désordre
+et le tumulte qui s'ensuivent l'entrevue a lieu. Le «perroquet»
+d'Arnaut de Carcassés est d'une éloquence insinuante et surtout
+d'une merveilleuse activité. Cette nouvelle est d'ailleurs l'<i>Ecole des
+Maris</i>. L'auteur l'a écrite pour «reprendre les maris qui veulent
+surveiller leurs femmes et pour les avertir que la meilleure précaution
+est de leur laisser la liberté». Cf. Bartsch, <i>Chr.</i>, c. 259 et
+suiv. Sur les oiseaux messagers d'amour dans la poésie populaire
+cf. Savj-Lopez, <i>op. laud.</i></p>
+
+<p><a id="footnote-VII-12"></a> <a href="#anchor-VII-12" class="label">12</a> M. W. I, 224, Rayn., <i>Ch.</i>, III, 318. <i>Parn. occ.</i>, 181.</p>
+
+<p><a id="footnote-VII-13"></a> <a href="#anchor-VII-13" class="label">13</a> M. W. I, 224, Rayn., <i>Ch.</i>, III, 321.</p>
+
+<p><a id="footnote-VII-14"></a> <a href="#anchor-VII-14" class="label">14</a> M. W. I, 226, Rayn., III, 324. <i>Parn. occ.</i>, 185.</p>
+
+<p><a id="footnote-VII-15"></a> <a href="#anchor-VII-15" class="label">15</a> <i>Parn. occ.</i>, 187. Gauvain est le neveu d'Arthur dans les
+légendes bretonnes. Sur les légendes épiques chez les troubadours
+voir Birch-Hirschfeld, <i>Ueber die den provenzalischen Troubadours
+bekannten epischen Stoffe</i>, Halle, 1878. L'ouvrage est
+incomplet, mais il n'a pas été remplacé.</p>
+
+<p><a id="footnote-VII-16"></a> <a href="#anchor-VII-16" class="label">16</a></p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Per ma vida gandir<br /></span>
+<span class="i0">M'en anei en Ongria<br /></span>
+<span class="i0">Al bon rei N' Aimeric<br /></span>
+<span class="i0">On trobei bon abric. Raynouard, <i>Ch.</i>, V, 342.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p><a id="footnote-VII-17"></a> <a href="#anchor-VII-17" class="label">17</a> Sur Folquet de Marseille, cf. Hugo Pratsch, <i>Biographie des
+Troubadours, Folquet von Marseille</i>, Berlin, 1878.</p>
+
+<p><a id="footnote-VII-18"></a> <a href="#anchor-VII-18" class="label">18</a> Dante, <i>Par.</i>, ch. IX, v. 88 et suiv. La ville dont il s'agit
+dans le dernier vers est Marseille; Dante fait allusion au siège
+qu'elle soutint contre Brutus.</p>
+
+<p><a id="footnote-VII-19"></a> <a href="#anchor-VII-19" class="label">19</a> M. W. I, 319.</p>
+
+<p><a id="footnote-VII-20"></a> <a href="#anchor-VII-20" class="label">20</a> «Guillaume VIII
+[seigneur de Montpellier] avait épousé
+depuis Eudoxe, fille de Manuel Comnène.» <i>Hist. gén. Lang.</i>,
+éd. Privat, VI, p. 61. La source de cette indication est dans la
+Chronique de Jaime I<sup>er</sup> d'Aragon (ch. 1) qui ne donne pas d'ailleurs
+le nom de la princesse. Ce nom est donné par un compilateur
+moderne, Gariel, <i>Series praesulum Magalonensium</i>, 2<sup>e</sup> édit.,
+p. 279: et l'authenticité de la chronique est douteuse (Cf. Morel-Fatio,
+Gr&oelig;ber, <i>Grundriss</i>, II, 2, p. 118). Nous ajouterons qu'un de
+nos collègues, qui s'occupe d'histoire byzantine, ne croit pas à
+l'existence d'Eudoxie ou Eudoxe: la seule fille de Manuel Comnène
+a été mariée au marquis de Montferrat.</p>
+
+<p><a id="footnote-VII-21"></a> <a href="#anchor-VII-21" class="label">21</a> M. W. I, 324.</p>
+
+<p><a id="footnote-VII-22"></a> <a href="#anchor-VII-22" class="label">22</a> La <i>Chanson de la Croisade contre les Albigeois</i> a été éditée
+deux fois, d'abord par Fauriel, puis par M. Paul Meyer, 2 vol.
+Paris, 1875. Le passage cité commence au vers 3320. Ajoutons
+que l'identification de Folquet de Marseille avec Folquet, évêque
+de Toulouse, a été contestée; mais il semble que ce soit à tort.</p>
+
+
+<h4>CHAPITRE VIII</h4>
+
+<p><a id="footnote-VIII-1"></a> <a href="#anchor-VIII-1" class="label">1</a> Cf. Lea, <i>Histoire de l'Inquisition</i>, trad. fr., Paris, 3 vol.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-2"></a> <a href="#anchor-VIII-2" class="label">2</a> Cf. pour une partie de ce qui suit A. Luchaire, <i>Innocent III,
+la croisade contre les Albigeois</i>, Paris, 1905.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-3"></a> <a href="#anchor-VIII-3" class="label">3</a> Luchaire, <i>loc. sign.</i>, p. 182.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-4"></a> <a href="#anchor-VIII-4" class="label">4</a> Aimeric de Pégulhan, <i>Gr.</i>, 34, <i>Parn. occit.</i>, p. 171.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-5"></a> <a href="#anchor-VIII-5" class="label">5</a> Sur Raimon de Miraval, cf. P. Andraud, <i>La vie et l'&oelig;uvre du
+troubadour Raimon de Miraval</i>, Paris, 1902.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-6"></a> <a href="#anchor-VIII-6" class="label">6</a> Bernard Sicard de Marvejols, Raynouard, <i>Choix</i>, IV, 191.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-7"></a> <a href="#anchor-VIII-7" class="label">7</a> Peire Cardenal, <i>Gr.</i>, 30; Appel, <i>Prov. Chr.</i>, nº 78.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-8"></a> <a href="#anchor-VIII-8" class="label">8</a> Bartsch, <i>Chr. Prov.</i>, col. 174.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-9"></a> <a href="#anchor-VIII-9" class="label">9</a> <i>Parn. occ.</i> p. 306.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-10"></a> <a href="#anchor-VIII-10" class="label">10</a> Mahn, <i>Gedichte</i>, nº 1 248.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-11"></a> <a href="#anchor-VIII-11" class="label">11</a> Raynouard, <i>Lexique roman</i>, I, 448.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-12"></a> <a href="#anchor-VIII-12" class="label">12</a> <i>Parn. occit.</i>, 313.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-13"></a> <a href="#anchor-VIII-13" class="label">13</a> <i>Ibid.</i>, 312.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-14"></a> <a href="#anchor-VIII-14" class="label">14</a> <i>Ibid.</i>, 321.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-15"></a> <a href="#anchor-VIII-15" class="label">15</a> <i>Ibid.</i>, 310.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-16"></a> <a href="#anchor-VIII-16" class="label">16</a> <i>Ibid.</i>, 309. Cf. dans la même pièce la strophe suivante:
+«Maintenant est venue de France l'habitude de ne convier que
+ceux qui ont abondance de blé ou de vin». Sur Simon de Montfort,
+cf. la pièce <i>Per fols tenc...</i> str. 2 (<i>Parn. occ.</i>, p. 311).</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-17"></a> <a href="#anchor-VIII-17" class="label">17</a> Clercs et Français sont attaqués ensemble dans une strophe
+de la pièce <i>Tartarasso ni voutour</i> (<i>Parn. occ.</i>, p. 320). Mêmes
+attaques dans une poésie de Guillaume Anelier de Toulouse,
+Raynouard, L. R., 481.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-18"></a> <a href="#anchor-VIII-18" class="label">18</a> Appel, <i>Prov. Chr.</i>, p. 113.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-19"></a> <a href="#anchor-VIII-19" class="label">19</a> Mahn, <i>Gedichte</i>, nº 975.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-20"></a> <a href="#anchor-VIII-20" class="label">20</a> Raynouard, <i>Choix</i>, IV, 337.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-21"></a> <a href="#anchor-VIII-21" class="label">21</a> Mahn, <i>Gedichte</i>, nº 1 233.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-22"></a> <a href="#anchor-VIII-22" class="label">22</a> <i>Ibid.</i>, nº 1 228.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-23"></a> <a href="#anchor-VIII-23" class="label">23</a> Bartsch, <i>Chr. prov.</i>, col. 173.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-24"></a> <a href="#anchor-VIII-24" class="label">24</a> <i>Parn. occit.</i>, p. 324; cf. aussi Appel, <i>Prov. Chr.</i>, nº 79. Cardenal
+appelle son poème un <i>estribot</i>, mot assez rare désignant un
+genre peu connu. Cf. encore Raimbaut d'Orange dans la pièce:
+<i>Escotatz</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-25"></a> <a href="#anchor-VIII-25" class="label">25</a> Cf. cependant la satire de la papauté et des hauts prélats
+dans la <i>Geste</i> de Peire Cardenal (<i>Car motz homes fan vers</i>), sorte
+de poème satirique où il s'attaque à toute la société, du pape aux
+paysans.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-26"></a> <a href="#anchor-VIII-26" class="label">26</a> Sur Guillem Figueira, cf. l'édition de ce troubadour par
+Emil Levy, Berlin, 1880.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-27"></a> <a href="#anchor-VIII-27" class="label">27</a> Crescini, <i>Manualetto</i>, p. 327. La pièce se compose de vingt-trois
+strophes.</p>
+
+<p><a id="footnote-VIII-28"></a> <a href="#anchor-VIII-28" class="label">28</a> Raynouard, <i>Choix</i>, IV, 319.</p>
+
+
+<h4>CHAPITRE IX</h4>
+
+<p>Voir sur la poésie religieuse chez les troubadours un excellent
+article de M. Lowinsky, publié dans la <i>Zeitschrift für französische
+Sprache und Litteratur</i>, 1898, XX, p. 163 et suiv.</p>
+
+<p><a id="footnote-IX-1"></a> <a href="#anchor-IX-1" class="label">1</a> Parmi les poésies érotiques des troubadours, il faudrait citer
+quelques poésies de Guillaume de Poitiers, une d'Arnaut Daniel,
+quelques chansons de Daude de Prades, chanoine de Maguelone,
+les tensons grossières de Montan et de sa dame, de Mir Bernard
+et de Sifre, quelques tensons de Guiraut Riquier.</p>
+
+<p><a id="footnote-IX-2"></a> <a href="#anchor-IX-2" class="label">2</a> Cf. un article de M. A. Luchaire, <i>Revue Bleue</i>, janvier 1908.
+A propos de l'aventure de la fille de l'empereur Manuel, voir les
+réserves que nous avons faites dans les notes du chapitre VII.</p>
+
+<p><a id="footnote-IX-3"></a> <a href="#anchor-IX-3" class="label">3</a> Arnaut Daniel, <i>Parn. occ.</i>, p. 257.</p>
+
+<p><a id="footnote-IX-4"></a> <a href="#anchor-IX-4" class="label">4</a> Cf. chap. III.</p>
+
+<p><a id="footnote-IX-5"></a> <a href="#anchor-IX-5" class="label">5</a> Ed. Jeanroy, XI.</p>
+
+<p><a id="footnote-IX-6"></a> <a href="#anchor-IX-6" class="label">6</a> Pierre d'Auvergne, éd. Zenker, XV, str. VIII.</p>
+
+<p><a id="footnote-IX-7"></a> <a href="#anchor-IX-7" class="label">7</a> Ed. Zenker, XIX.</p>
+
+<p><a id="footnote-IX-8"></a> <a href="#anchor-IX-8" class="label">8</a> <i>Ibid.</i>, XVIII.</p>
+
+<p><a id="footnote-IX-9"></a> <a href="#anchor-IX-9" class="label">9</a> Crescini, <i>Manualetto</i>, p. 225.</p>
+
+<p><a id="footnote-IX-10"></a> <a href="#anchor-IX-10" class="label">10</a> Raynouard, <i>Choix</i>, IV, p. 304.</p>
+
+<p><a id="footnote-IX-11"></a> <a href="#anchor-IX-11" class="label">11</a> Fauriel, <i>Histoire de la poésie provençale</i>; II, 184.</p>
+
+<p><a id="footnote-IX-12"></a> <a href="#anchor-IX-12" class="label">12</a> Le troubadour qui a composé cette curieuse tenson avec
+Dieu est Daspol ou Guillem d'Autpoul, qui a vécu dans la deuxième
+partie du XIII<sup>e</sup> siècle. Cf. le texte dans Paul Meyer, <i>Les derniers
+troubadours de la Provence</i>, in <i>Bibl. Ec. Charles</i>, 30<sup>e</sup> année, p. 282.</p>
+
+<p><a id="footnote-IX-13"></a> <a href="#anchor-IX-13" class="label">13</a> Raynouard, <i>Choix</i>, IV, 442.</p>
+
+<p><a id="footnote-IX-14"></a> <a href="#anchor-IX-14" class="label">14</a> Appel, <i>Prov. Chr.</i>, nº 58.</p>
+
+<p><a id="footnote-IX-15"></a> <a href="#anchor-IX-15" class="label">15</a> En 1207 saint Dominique fonde le couvent de Prouille. C'est
+l'époque où se fondent les confréries (laïques) du Rosaire qui ont
+tant contribué à répandre le culte de la Vierge. Cf. Lowinsky,
+<i>op. laud.</i>, p. 12 du tirage à part.</p>
+
+<p><a id="footnote-IX-16"></a> <a href="#anchor-IX-16" class="label">16</a> Cf. pour tout ce qui suit notre étude sur le troubadour
+Guiraut Riquier, p. 284 et suiv.</p>
+
+<p><a id="footnote-IX-17"></a> <a href="#anchor-IX-17" class="label">17</a> Lanfranc Cigala, de Gênes; Mahn, <i>Gedichte</i>, nº 305.</p>
+
+<p><a id="footnote-IX-18"></a> <a href="#anchor-IX-18" class="label">18</a> Bernard d'Auriac (2<sup>e</sup> moitié du XIII<sup>e</sup> s.).</p>
+
+<p><a id="footnote-IX-19"></a> <a href="#anchor-IX-19" class="label">19</a> <i>Le troubadour Guiraut Riquier</i>, p. 296.</p>
+
+<p><a id="footnote-IX-20"></a> <a href="#anchor-IX-20" class="label">20</a> Folquet de Lunel, éd. Eichelkraut, Berlin, 1872. L'édition
+est d'ailleurs médiocre.</p>
+
+<p>A propos de la place qu'occupe la Vierge dans l'art religieux
+du XIII<sup>e</sup> siècle, voir E. Mâle, <i>L'art religieux du XIII<sup>e</sup> siècle en France</i>,
+Paris, 1898, p. 308. «C'est un fait curieux qu'au XIII<sup>e</sup> siècle la
+légende ou l'histoire de la Vierge soient sculptées aux portails de
+toutes nos cathédrales... Le XIII<sup>e</sup> siècle est par excellence le siècle
+de la Vierge. Saint Dominique répand le Rosaire en son honneur.
+On récite tous les jours son office... Les ordres nouveaux, les
+Franciscains, les Dominicains, vrais chevaliers de la Vierge,
+répandent son culte dans le peuple.»</p>
+
+
+<h4>CHAPITRE X</h4>
+
+<p>Nous ne donnons pour ce chapitre qu'une bibliographie très sommaire.
+On trouvera l'essentiel dans la plupart des histoires de la
+littérature italienne. Cf. en particulier Gaspary, <i>Storia della letteratura
+italiana</i>, tradotta del tedesco dà N. Zingarelli, Turin, 1887,
+tome I.</p>
+
+<p>A. Restori, <i>Letteratura provenzale</i>, p. 94 et suiv.</p>
+
+<p>A. Thomas, <i>Francesco da Barberino et la littérature provençale en
+Italie au Moyen âge</i>, Paris, 1883.</p>
+
+<p>Schultz, Die <i>Lebensverhältnisse der italienischen Trobadors</i>
+(<i>Zeitschrift für rom. Phil.</i>, VII, 187).</p>
+
+<p>A. Jeanroy, <i>Les origines de la poésie lyrique en France</i>, p. 223-273
+(La poésie française en Italie).</p>
+
+<p>Bartoli, <i>I primi due secoli della letteratura italiana</i>, Milan, 1880.</p>
+
+<p>Gaspary, <i>La scuola poetica siciliana del secolo XIII</i> (traduction),
+Livourne, 1882.</p>
+
+<p>Fauriel, <i>Dante et les origines de la langue et de la littérature italiennes</i>,
+tome I, leçons VII et VIII.</p>
+
+<p>Paul Meyer, <i>Influence des troubadours sur la poésie des peuples
+romans</i>, <span class="smcap">Romania</span>, V, 266. L'ouvrage de Baret sur le même sujet
+est vieilli.</p>
+
+<p>Cf. enfin pour Dante et le XIV<sup>e</sup> siècle la grande histoire littéraire
+de l'Italie intitulée: <i>Storia letteraria d'Italia, scritta di una
+societa di professori</i>, Milan; tome III, <i>Dante</i> (par M. Zingarelli);
+tome V, <i>Il Trecento</i> (par G. Volpi).</p>
+
+<p><a id="footnote-X-1"></a> <a href="#anchor-X-1" class="label">1</a> Cf. la pièce <i>Bona aventura...</i> Mahn, <i>Gedichte</i>, nº 375. Cependant
+les troubadours viennent plus nombreux à la cour de Frédéric
+II à la suite de la croisade contre les Albigeois. (Cf. C.
+Appel, <i>Deutsche Geschichte in der provenzalischen Dichtung</i>, Breslau,
+1907.) Parmi les troubadours qui ont été en relations avec l'Italie
+M. Restori cite: Bernard de Ventadour, Peirol, Cadenet, Bernard
+de Bondeillo, Elias Cairel, Peire Cardenal, Cavaire, Palais, Pistoleta,
+etc.: près d'une trentaine. <i>Lett. prov.</i>, p. 100, n. 1.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-2"></a> <a href="#anchor-X-2" class="label">2</a> Appel, <i>Prov. Chr.</i>, nº 92.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-3"></a> <a href="#anchor-X-3" class="label">3</a> Chose piquante, ces vers italiens écrits par un poète provençal
+sont à peu près les plus anciens de la poésie italienne;
+cf. Gaspary, <i>op. laud.</i>, p. 48.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-4"></a> <a href="#anchor-X-4" class="label">4</a> Bartsch, <i>Chr. Prov.</i>, col. 128.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-5"></a> <a href="#anchor-X-5" class="label">5</a> Diez, <i>Leben und Werke</i>, p. 236.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-6"></a> <a href="#anchor-X-6" class="label">6</a> <i>Saint-Nicolas de Bari</i>: le comte de Champagne et celui de Bar
+faisaient partie de l'expédition. Mais est-ce Saint-Nicolas de <i>Bar</i>
+ou de <i>Bari</i> qu'il faut entendre? Sans doute de <i>Bari</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-7"></a> <a href="#anchor-X-7" class="label">7</a> Raynouard, <i>Choix</i>, IV, 277.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-8"></a> <a href="#anchor-X-8" class="label">8</a> Cf. Diez, <i>Leben und Werke</i>, p. 239.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-9"></a> <a href="#anchor-X-9" class="label">9</a> Gaspary, <i>op. laud.</i>, p. 53. Cf. pour le paragraphe suivant Gaspary,
+<i>ibid.</i> et Hauvette, <i>Littérature italienne</i>, p. 49.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-10"></a> <a href="#anchor-X-10" class="label">10</a> Boniface Calvó a été édité par M. Pelaez, Turin, 1897
+(Extrait du <i>Giornale Storico della letteratura italiana</i>, XXVIII-XXIX).</p>
+
+<p><a id="footnote-X-11"></a> <a href="#anchor-X-11" class="label">11</a> Diez, <i>Leben und Werke</i>, p. 392.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-12"></a> <a href="#anchor-X-12" class="label">12</a> Raynouard, <i>Choix</i>, III, 446.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-13"></a> <a href="#anchor-X-13" class="label">13</a> Mahn, <i>Gedichte</i>, nº 553.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-14"></a> <a href="#anchor-X-14" class="label">14</a> Cf. sur Sordel <i>Vita e poesie di Sordello di Goito</i> per
+Cesare de Lollis, Halle, 1896 (<span class="smcap">Romanische Bibliothek</span>, XI).</p>
+
+<p><a id="footnote-X-15"></a> <a href="#anchor-X-15" class="label">15</a> <i>Ibid.</i>, p. 58.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-16"></a> <a href="#anchor-X-16" class="label">16</a> Ed. de Lollis, V.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-17"></a> <a href="#anchor-X-17" class="label">17</a> Sur Bertrand d'Alamanon, cf. l'édition Salverda de Grave,
+Toulouse (<span class="smcap">Bibliothèque méridionale</span>).</p>
+
+<p><a id="footnote-X-18"></a> <a href="#anchor-X-18" class="label">18</a> Peire Bremon, Raynouard, <i>Choix</i>, IV, 70.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-19"></a> <a href="#anchor-X-19" class="label">19</a> Ed. de Lollis, p. 17.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-20"></a> <a href="#anchor-X-20" class="label">20</a> Cf. le vers connu de Montanhagol: <i>D'amor mou castitatz</i>
+(d'amour vient la chasteté).</p>
+
+<p><a id="footnote-X-21"></a> <a href="#anchor-X-21" class="label">21</a> Cf. Fauriel, <i>Dante</i>, I, 504.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-22"></a> <a href="#anchor-X-22" class="label">22</a> Sauf une exception; cf. éd. de Lollis, <i>Introduction</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-23"></a> <a href="#anchor-X-23" class="label">23</a> La <i>Vita Nuova</i> a été composée en 1292 suivant Gaspary,
+<i>Storia lett. ital.</i>, I, 450.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-24"></a> <a href="#anchor-X-24" class="label">24</a> Fauriel, <i>Dante</i>, I, 340.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-25"></a> <a href="#anchor-X-25" class="label">25</a> <i>Vita Nuova</i>, trad. Delécluze, Paris, 1853.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-26"></a> <a href="#anchor-X-26" class="label">26</a> <i>Ibid.</i></p>
+
+<p><a id="footnote-X-27"></a> <a href="#anchor-X-27" class="label">27</a> Dante connaissait sans doute la plupart des troubadours
+(du XII<sup>e</sup> s. et du début du XIII<sup>e</sup>) dont les &oelig;uvres nous sont parvenues:
+Bernard de Ventadour, Peire Rogier et Arnaut de Mareuil,
+Guillem de Cabestanh et Jaufre Rudel, etc. Il connaissait sans
+doute aussi les biographies des troubadours. Cf. Zingarelli,
+<i>Dante</i>, p. 70-71 (<i>Storia lett. ital.</i>, III). Cf. Chaytor, <i>The troubadours
+of Dante</i>, Oxford, 1902.</p>
+
+<p>Ce n'est pas le lieu d'insister ici sur le <i>dolce stil nuovo</i> et sur
+ses origines. On peut voir là-dessus les deux ou trois ouvrages
+suivants qui ont en partie renouvelé le sujet: K. Vossler, <i>Die
+philosophischen Grundlagen zum «Süssen Neuen Stil» des Guido Guinicelli,
+Guido Cavalcanti, und Dante Alighieri</i>, Heidelberg, 1904;
+Cesare de Lollis, <i>Dolce stil nuovo e «noel dig de nova maestria»</i>, in
+<i>Studj Medievali</i>, I, p. 5-23; Paolo Savj-Lopez, <i>Trovatori e Poeti</i>
+(Biblioteca «Sandron» di Scienze et Lettere, nº 30). Le premier
+de ces auteurs est en désaccord sur plusieurs points essentiels
+avec les deux autres. Le fond de son travail&mdash;exposé d'ailleurs
+sous forme un peu trop didactique&mdash;est que la morale chrétienne
+et la philosophie scolastique ont été d'une importance capitale
+dans la transformation du vieux «style» en «style» nouveau.
+Les deux autres auteurs ont une tendance à rechercher chez les
+derniers troubadours les traces, les germes du nouveau «style»;
+il est certain que des troubadours comme Montanhagol, quand
+ils parlaient du «noel dig de nova maestria», sentaient qu'ils
+s'éloignaient des anciens modèles et le dernier troubadour Guiraut
+Riquier se rapproche beaucoup, par sa conception supraterrestre
+et mystique de l'amour, du «dolce stil nuovo». Aucun des
+deux ne paraît avoir été connu en Italie, mais il n'en est pas de
+même de Sordel dont la doctrine sur l'amour se rapproche tant
+de celle de Montanhagol.</p>
+
+<p>A propos du «pardon des offenses», dont il est question à la
+fin de la chanson de Dante, M. Savj-Lopez rapproche de ces mots
+un passage semblable du dernier troubadour Guiraut Riquier; ce
+n'est là qu'une coïncidence, mais qui montre que l'évolution de
+la poésie provençale en décadence est sur certains points parallèle
+à celle de la lyrique italienne (<i>Trovatori e Poeti</i>, p. 66).</p>
+
+<p><a id="footnote-X-28"></a> <a href="#anchor-X-28" class="label">28</a> Cf. Gidel, <i>Les troubadours et Pétrarque</i> (Thèse de Paris, 1857).
+L'ouvrage est vieilli, mais les rapprochements, que Gidel est un
+des premiers à avoir indiqués, sont nombreux; trop nombreux
+même, car plusieurs ne sont exacts qu'en apparence.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-29"></a> <a href="#anchor-X-29" class="label">29</a> «Il se privait...» Cf. Gaspary, <i>Storia della lett. ital.</i>, p. 296.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-30"></a> <a href="#anchor-X-30" class="label">30</a> Cette citation et celles qui suivent sont empruntées à
+l'ouvrage de Gidel, p. 109, 121, 130.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-31"></a> <a href="#anchor-X-31" class="label">31</a> Gaspary, <i>op. laud.</i>, p. 401-402.</p>
+
+<p><a id="footnote-X-32"></a> <a href="#anchor-X-32" class="label">32</a> On peut lire cette histoire dans l'excellent livre que
+M. Antoine Thomas a jadis consacré à <i>Francesco da Barberino et
+la littérature provençale en Italie au Moyen âge</i>, Paris, 1883.</p>
+
+
+<h4>CHAPITRE XI</h4>
+
+<p>Voir en ce qui concerne l'Espagne le livre capital de Milà y
+Fontanals. <i>De los trovadores en España</i>: 1<sup>re</sup> édition, Barcelone, 1861;
+2<sup>e</sup> édition, Barcelone, 1889 (<i>Obras completas del doctor D. Manuel
+Milà y Fontanals</i>, tomo segundo). Voici les quatre divisions de ce
+livre:</p>
+
+<p>
+1º De la langue et de la poésie provençales.<br />
+2º Troubadours provençaux en Espagne.<br />
+3º Troubadours espagnols en langue provençale.<br />
+4º Influence provençale en Espagne.<br />
+</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-1"></a> <a href="#anchor-XI-1" class="label">1</a> Sur l'importance de cette voie au point de vue de la formation
+des légendes épiques, cf. maintenant le livre de M. Bédier,
+<i>La formation des légendes épiques</i>, Paris, 1908.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-2"></a> <a href="#anchor-XI-2" class="label">2</a> Guiraut Riquier, <i>Gr.</i>, 65; cf. notre étude sur ce troubadour,
+p. 72 et 73.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-3"></a> <a href="#anchor-XI-3" class="label">3</a> Sur ces chroniques qui forment «quatre perles de la littérature
+catalane du Moyen âge», cf. <i>Grundriss der rom. Phil.</i>, II, 2
+(L'histoire de la littérature catalane est de M. Morel-Fatio).</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-4"></a> <a href="#anchor-XI-4" class="label">4</a> Sur Jaime I<sup>er</sup> d'Aragon, cf. de Tourtoulon, <i>Jaime I<sup>er</sup> le Conquérant,
+roi d'Aragon</i>, Montpellier, 1863-1867, 2 vol.</p>
+
+<p>N'At de Mons écrivit surtout des poésies religieuses; voir notre
+étude sur Guiraut Riquier, <i>passim</i>, et l'introduction à l'édition de
+N'At de Mons, par M. Bernhard (<span class="smcap">Altfranzösische Bibliothek</span>, XI).</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-5"></a> <a href="#anchor-XI-5" class="label">5</a> Montanhagol. éd. Coulet, III.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-6"></a> <a href="#anchor-XI-6" class="label">6</a> Cf. <i>Bernard de Rouvenac, ein provenzalischer Trobador des
+XIII. Jahrhunderts</i>, par G. Bosdorff, Erlangen, 1907.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-7"></a> <a href="#anchor-XI-7" class="label">7</a> Gavauda, ap. Mila, <i>op. laud.</i>, p. 128.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-8"></a> <a href="#anchor-XI-8" class="label">8</a> Cf. l'excellente histoire de la littérature portugaise de
+M<sup>me</sup> C. Michaelis de Vasconcellos et de M. Th. Braga dans le
+<i>Grundriss</i> de Gr&oelig;ber, II, 2, p. 129 et suiv. Trois manuscrits comprennent
+les poésies lyriques du XIII<sup>e</sup> et du XIV<sup>e</sup> siècle: le <i>Vaticanus</i>
+a été publié plusieurs fois, dernièrement par M<sup>me</sup> C. Michaelis
+de Vasconcellos; un autre manuscrit, dit de Colocci-Brancuti,
+du nom de deux de ses possesseurs, l'humaniste Colocci
+(mort en 1548) et le comte Brancuti di Cagli, est également en
+Italie. En Portugal se trouve le manuscrit dit de Ajuda, du nom
+du château royal, près de Lisbonne, où il est conservé. (Gr&oelig;ber,
+<i>Grundriss</i>, II, 2, p. 200.) Trois autres manuscrits contiennent des
+poésies religieuses (d'Alphonse X).</p>
+
+<p>Sur toute cette période de la littérature portugaise voir surtout:
+R. Lang, <i>Das Liederbuch des Königs Denis von Portugal</i>,
+Halle, 1894. Le texte est précédé d'une excellente étude d'histoire
+littéraire.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-9"></a> <a href="#anchor-XI-9" class="label">9</a> On peut, avec M<sup>me</sup> C. Michaelis de Vasconcellos, diviser
+cette littérature d'une manière plus précise d'après les règnes
+d'Alphonse X et du roi Denys: période préalphonsine (1200-1248);
+période du roi Alphonse (1248-1280); période du roi Denys (1280-1325);
+période postdionysienne(1325-1350). <i>Grundriss</i>, II, 2, p. 179.
+Cf. encore de M<sup>me</sup> de Vasconcellos, <i>Randglossen zur altportugiesischen
+Liederbuch</i> (In <i>Zeitschrift für rom. Philologie</i>).</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-10"></a> <a href="#anchor-XI-10" class="label">10</a> «Époque provençale». <i>Grundriss</i>, II, 2, p. 143.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-11"></a> <a href="#anchor-XI-11" class="label">11</a> Cf. M<sup>me</sup> de Vasconcellos, <i>loc. laud.</i>, p. 188, et suiv.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-12"></a> <a href="#anchor-XI-12" class="label">12</a> Lang, <i>op. laud.</i>, nº 63; <i>ibid.</i>, nº 3.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-13"></a> <a href="#anchor-XI-13" class="label">13</a> <i>Ibid.</i>, nº 59.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-14"></a> <a href="#anchor-XI-14" class="label">14</a> <i>Ibid.</i>, nº 16.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-15"></a> <a href="#anchor-XI-15" class="label">15</a> <i>Ibid.</i>, nº 73.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-16"></a> <a href="#anchor-XI-16" class="label">16</a> <i>Ibid.</i>, nº 43.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-17"></a> <a href="#anchor-XI-17" class="label">17</a> Voir sur ce point important que nous ne faisons qu'indiquer
+ici: Jeanroy, <i>Origines</i>, p. 308-338 (<i>La poésie française en Portugal</i>).
+M. Jeanroy combat l'origine populaire de la lyrique portugaise,
+défendue par la plupart des critiques qui se sont occupés
+avant lui de la question et en particulier par M. Th. Braga. Cf.
+enfin la conclusion de l'étude de M. Lang, <i>op. laud.</i>, p. CXLII-CXLV.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-18"></a> <a href="#anchor-XI-18" class="label">18</a> Ici encore nous ne citerons, en fait de bibliographie, que
+l'indispensable.</p>
+
+<p>W. Scherer, <i>Geschichte der deutschen Litteratur</i>, 2<sup>e</sup> édit., Berlin,
+1884.</p>
+
+<p>Kock et Vogt, <i>Geschichte der deutschen Litteratur</i>, 2<sup>e</sup> éd., Leipzig.</p>
+
+<p>Textes: <i>Des Minnesangs Frühling</i>, Berlin, 1888: K. Pannier,
+<i>Die Minnesänger</i>, G&oelig;rlitz, 1881.</p>
+
+<p>A. Lüderitz, <i>Die Liebestheorien der Provenzalen bei den Minnesingern
+der Stauferzeit</i>, Berlin, 1902. (Autre édition plus complète
+dans les <i>Literarhistorische Forschungen</i>, Berlin, 1904.)</p>
+
+<p>A. Jeanroy, <i>Origines</i>, p. 270-307.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-19"></a> <a href="#anchor-XI-19" class="label">19</a> Scherer, <i>op. laud.</i>, p. 202.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-20"></a> <a href="#anchor-XI-20" class="label">20</a> Jeanroy, <i>Origines</i>, p. 285-286.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-21"></a> <a href="#anchor-XI-21" class="label">21</a> Lüderitz, <i>op. laud.</i>, p. 5 et suiv. Aux «médisants» (<i>lauzengiers</i>)
+correspondent chez les Minnesinger les <i>lugnære, merkære</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-22"></a> <a href="#anchor-XI-22" class="label">22</a> Diez, <i>Poesie der Troubadours</i>, p. 239. A. Lüderitz, <i>op. laud.</i>,
+p. 26.</p>
+
+<p>Diez, après avoir établi une série de rapprochements entre la
+poésie lyrique provençale et celle des minnesinger, ajoute que
+cette ressemblance n'est pas due à l'imitation, mais qu'elle est due
+aux idées du temps et au caractère particulier de la poésie
+amoureuse. (Diez, <i>Poesie der Troubadours</i>, p. 240.) Cette raison
+n'est certainement pas suffisante, quoiqu'elle explique bien des
+choses.</p>
+
+<p>Diez le premier, Bartsch ensuite ont relevé les imitations formelles
+qu'un minnesinger, Rodophe de Neufchâtel, a faites de
+Folquet de Marseille (et de Peire Vidal); Bartsch a signalé à son
+tour une imitation de Folquet de Marseille par le minnesinger
+Frédéric von Hausen (fin du XII<sup>e</sup> siècle, comme Rodophe de
+Neufchâtel) et une imitation d'une forme strophique difficile de
+Bernard de Ventadour par le même Frédéric. Cf. Bartsch, <i>Grundriss
+zur Geschichte der provenzalischen Literatur</i>, § 30.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-23"></a> <a href="#anchor-XI-23" class="label">23</a> <i>Des Minnesangs Frühling</i>, p. 127.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-24"></a> <a href="#anchor-XI-24" class="label">24</a> D'après Scherer, <i>op. laud.</i>, p. 212, Walter ne devrait rien à
+l'imitation de modèles français ou provençaux.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-25"></a> <a href="#anchor-XI-25" class="label">25</a> Voir pour tout ce qui suit: Gaston Paris, <i>Esquisse historique
+de la littérature française au Moyen âge</i>, Paris, 1907, p. 89,
+156 et suiv.; <i>Histoire de la langue et de la littérature françaises</i>, publiée
+sous la direction de Petit de Julleville; A. Jeanroy, <i>De nostratibus
+medii aeui poetis qui primum Aquitaniæ carmina imitati sint</i>,
+Paris, 1889. Nos citations sont faites d'après la <i>Chrestomathie de
+l'ancien français</i> de Bartsch, 9<sup>e</sup> édition, 1908.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-26"></a> <a href="#anchor-XI-26" class="label">26</a> Bartsch, <i>Chr. de l'anc. français</i>, p. 158. La reine est Alix de
+Champagne, veuve de Louis VII, et son fils est le roi Philippe
+Auguste (vers 1180).</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-27"></a> <a href="#anchor-XI-27" class="label">27</a> Bartsch, <i>ibid.</i></p>
+
+<p><a id="footnote-XI-28"></a> <a href="#anchor-XI-28" class="label">28</a> <i>Ibid.</i>, p. 164.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-29"></a> <a href="#anchor-XI-29" class="label">29</a> <i>Ibid.</i>, p. 163.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-30"></a> <a href="#anchor-XI-30" class="label">30</a> Dante, <i>De vulg. Eloq.</i> d'après Gr&oelig;ber, <i>Grundriss</i>, II, 1,
+p. 677. Dante attribue d'ailleurs la chanson à Thibaut de Champagne,
+<i>ibid.</i>, p. 683.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-31"></a> <a href="#anchor-XI-31" class="label">31</a> Bartsch, <i>Chr.</i></p>
+
+<p><a id="footnote-XI-32"></a> <a href="#anchor-XI-32" class="label">32</a> Bartsch, <i>Ibid.</i>, p. 184.</p>
+
+<p><a id="footnote-XI-33"></a> <a href="#anchor-XI-33" class="label">33</a> G. Paris, <i>Esquisse</i>, p. 161.</p>
+
+
+<h4>CHAPITRE XII</h4>
+
+<p>Voir pour tout ce chapitre J. Anglade, <i>Le troubadour Guiraut
+Riquier</i>, Paris, 1905. On y trouvera la bibliographie concernant
+les troubadours de la décadence.</p>
+
+<p>Paolo Savj-Lopez, <i>Trovatori e poeti</i>, Milan, Palerme, Naples,
+[S. d.] [1907] (chap. II, <i>L'ultimo trovatore</i>).</p>
+
+<p>Texte: <i>Die Werke der Troubadours</i>, herausgegeben von C.-A.-F.
+Mahn. Berlin, 1853. L'éditeur est le D<sup>r</sup> Pfaff.</p>
+
+<p>J.-B. Noulet et C. Chabaneau, <i>Deux manuscrits provençaux du
+XIV<sup>e</sup> siècle</i>. Montpellier-Paris, 1888.</p>
+
+<p>Les <i>Leys d'Amors</i> ont été publiées dans les <i>Monumens de la littérature
+romane...</i>, par M. Gatien-Arnoult, Toulouse, 1841, 3 vol.</p>
+
+<p>Ces trois volumes sont complétés par un quatrième intitulé:
+<i>Monumens de la littérature romane...</i>, par M. Gatien-Arnoult,
+<i>seconde publication</i>, Paris-Toulouse, s. d. [1849]. Ce volume, dont
+la publication est due au D<sup>r</sup> Noulet, contient un grand nombre de
+pièces couronnées depuis les origines des Jeux Floraux jusqu'au
+XV<sup>e</sup> siècle.</p>
+
+<p>Sur la légende de Clémence Isaure, cf. Chabaneau, <i>Histoire
+générale de Languedoc</i>, tome X, p. 177, note et Noulet: <i>De Dame
+Clémence Isaure substituée à Notre-Dame la Vierge Marie comme
+patronne des Jeux littéraires de Toulouse</i>, Mém. de l'Acad. nat. des
+sciences, inscriptions et belles-lettres de Toulouse, 1852, série 4,
+tome II, p. 191. Cf. enfin la <i>Grande Encyclopédie</i>, article de
+M. Antoine Thomas.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="TABLE_DES_MATIERES" id="TABLE_DES_MATIERES"></a>TABLE DES MATIÈRES</h2>
+
+<p>
+<a href="#AVANT-PROPOS">AVANT-PROPOS</a><br />
+<a href="#CHAPITRE_I">CHAPITRE PREMIER</a><br />
+<br />
+INTRODUCTION<br />
+<br />
+La civilisation gallo-romaine.&mdash;Maintien de traditions
+artistiques et littéraires.&mdash;Les limites de la langue d'oc.&mdash;Les
+origines «limousines» de la poésie des troubadours.&mdash;La
+période préparatoire (XI<sup>e</sup> s.).&mdash;Le premier troubadour.&mdash;Caractère
+artistique et aristocratique de la poésie des
+troubadours.&mdash;Germes de faiblesse et de décadence&mdash;Aperçu
+sommaire de son histoire.&mdash;Grandes divisions.&mdash;Comparaison
+avec la poésie de langue d'oïl.
+<br />
+<br />
+<a href="#CHAPITRE_II">CHAPITRE II</a><br />
+<br />
+CONDITION DES TROUBADOURS<br />
+LÉGENDES ET RÉALITÉ<br />
+TROUBADOURS ET JONGLEURS<br />
+<br />
+Troubadours d'origine noble, bourgeoise.&mdash;Poétesses
+provençales.&mdash;Les protecteurs des troubadours.&mdash;Sources
+de leurs biographies.&mdash;Nostradamus.&mdash;Biographies de
+Bernard de Ventadour, de Guillem de Capestang, de Jaufre
+Rudel, de Peire Vidal, de Guillem de la Tour, de Giraut de
+Bornelh.&mdash;Légendes et réalité.&mdash;Jongleurs et troubadours.
+<br />
+<br />
+<a href="#CHAPITRE_III">CHAPITRE III</a><br />
+<br />
+L'ART DES TROUBADOURS. LES GENRES<br />
+<br />
+La poésie des troubadours est essentiellement lyrique.&mdash;Écoles
+de poésie?&mdash;Le culte de la forme.&mdash;Le «trobar
+clus»; admiration de Dante et de Pétrarque pour Arnaut
+Daniel.&mdash;La musique des troubadours.&mdash;Les genres: la
+chanson, le sirventés, la tenson, la pastourelle, l'aube.&mdash;Autres
+genres.
+<br />
+<br />
+<a href="#CHAPITRE_IV">CHAPITRE IV</a><br />
+<br />
+LA DOCTRINE DE L'AMOUR COURTOIS<br />
+COURS D'AMOUR<br />
+<br />
+La doctrine de l'amour courtois: son originalité.&mdash;L'amour
+est un culte.&mdash;Le «service amoureux» imité du
+«service féodal».&mdash;La discrétion; les pseudonymes: les
+hommages des troubadours ne s'adressent qu'aux femmes
+mariées.&mdash;La patience vertu essentielle.&mdash;L'amour est la
+source de la perfection littéraire et morale.&mdash;L'orthodoxie
+amoureuse chez le troubadour Rigaut de Barbezieux.&mdash;Les
+cours d'amour d'après Nostradamus et Raynouard.
+<br />
+<br />
+<a href="#CHAPITRE_V">CHAPITRE V</a><br />
+<br />
+LES PRINCIPAUX TROUBADOURS:<br />
+PREMIÈRE PÉRIODE<br />
+<br />
+Marcabrun: sa conception de l'amour; un troubadour
+«misogyne».&mdash;Jaufre Rudel: son amour pour la «Princesse
+Lointaine».&mdash;Bernard de Ventadour.&mdash;Sa conception
+de la vie.&mdash;Sa brouille avec le seigneur de Ventadour.&mdash;Son
+séjour auprès d'Éléonore d'Aquitaine; auprès du
+comte de Toulouse, Raimon V.&mdash;Originalité de Bernard
+Ventadour.
+<br />
+<br />
+<a href="#CHAPITRE_VI">CHAPITRE VI</a><br />
+<br />
+LA PÉRIODE CLASSIQUE<br />
+<br />
+La période «classique».&mdash;Arnaut de Mareuil: tendance
+à la poésie morale et didactique.&mdash;Girault de Bornelh.&mdash;Sa
+manière.&mdash;La poésie morale.&mdash;Le poète de la
+«droiture».&mdash;Arnaud Daniel; Dante.&mdash;Le «style obscur».&mdash;Bertran
+de Born; le sirventés politique; la poésie de la
+guerre.<br />
+<br />
+<br />
+<a href="#CHAPITRE_VII">CHAPITRE VII</a><br />
+<br />
+LA PÉRIODE CLASSIQUE (<i>suite</i>).<br />
+<br />
+Raimbaut d'Orange et la comtesse de Die.&mdash;Sincérité des
+poétesses provençales et de la comtesse de Die en particulier.&mdash;Pierre
+d'Auvergne.&mdash;La satire littéraire.&mdash;Le
+message du rossignol.&mdash;Peire Vidal.&mdash;Une vie originale.&mdash;Folquet
+de Marseille.&mdash;Folquet évêque de Toulouse et
+les hérétiques albigeois.
+<br />
+<br />
+<a href="#CHAPITRE_VIII">CHAPITRE VIII</a><br />
+<br />
+LA PÉRIODE ALBIGEOISE: PEIRE CARDENAL<br />
+<br />
+Débuts de la décadence.&mdash;Les causes.&mdash;La croisade
+contre les Albigeois.&mdash;Raimon de Miraval.&mdash;La Chanson
+de la Croisade.&mdash;Bernard Sicard de Marvejols.&mdash;Peire
+Cardenal.&mdash;Ses attaques contre les femmes et l'amour.&mdash;La
+satire morale et sociale.&mdash;Satires contre les croisés et
+contre le clergé.&mdash;L'anticléricalisme de Peire Cardenal.&mdash;Satire
+contre la papauté: Guillem Figueira.&mdash;Défense de la
+papauté: Dame Gormonde de Montpellier.
+<br />
+<br />
+<a href="#CHAPITRE_IX">CHAPITRE IX</a><br />
+<br />
+LA POÉSIE RELIGIEUSE<br />
+<br />
+Le paganisme de la poésie des troubadours.&mdash;La morale.&mdash;La
+conception de la Divinité.&mdash;Chants de repentir:
+Guillaume de Poitiers.&mdash;Pierre d'Auvergne.&mdash;Les chansons
+de croisade.&mdash;Les plaintes funèbres.&mdash;Folquet de
+Marseille.&mdash;Les poésies religieuses de Peire Cardenal.&mdash;Ses
+poésies à la Vierge.&mdash;Saint Dominique et les Frères
+Prêcheurs.&mdash;Développement des poésies à la Vierge.&mdash;Transformation
+de la lyrique courtoise en lyrique religieuse:
+Lanfranc Cigala, Guiraut Riquier, Folquet de Lunel.
+<br />
+<br />
+<a href="#CHAPITRE_X">CHAPITRE X</a><br />
+<br />
+LES TROUBADOURS EN ITALIE<br />
+<br />
+Relations entre le Midi de la France et le Nord de l'Italie.&mdash;Rambaut
+de Vaquières et le marquis de Montferrat.&mdash;L'école
+sicilienne et Frédéric II.&mdash;Troubadours nés en
+Italie.&mdash;Les Génois Lanfranc Cigala et Boniface Calvó.&mdash;Sordel:
+sa vie aventureuse; le poète.&mdash;Le Sordel de
+Dante.&mdash;Dante et les troubadours.&mdash;L'école de Bologne.&mdash;Le
+<i>dolce stil nuovo</i>.&mdash;Pétrarque.
+<br />
+<br />
+<a href="#CHAPITRE_XI">CHAPITRE XI</a><br />
+<br />
+LES TROUBADOURS EN ESPAGNE, EN PORTUGAL,<br />
+EN ALLEMAGNE<br />
+TROUBADOURS ET TROUVÈRES<br />
+<br />
+Les troubadours en Catalogne.&mdash;Relations entre le Midi
+de la France et la péninsule ibérique.&mdash;Jaime 1<sup>er</sup> d'Aragon
+et les troubadours.&mdash;Les troubadours en Castille:
+Alphonse X le Savant.&mdash;La poésie galicienne ou portugaise.&mdash;Le
+roi-poète Denis.&mdash;Influence provençale.&mdash;Les
+Minnesinger.&mdash;Influence provençale: comment elle
+s'est produite.&mdash;L'originalité des Minnesinger.&mdash;Walter
+von der Vogelweide.&mdash;La poésie lyrique de la langue d'oïl.&mdash;L'école
+«provençalisante».&mdash;Conon de Béthune; le
+châtelain de Coucy; Gace Brulé.
+<br />
+<br />
+<a href="#CHAPITRE_XII">CHAPITRE XII</a><br />
+<br />
+LE DERNIER TROUBADOUR<br />
+<br />
+Guiraut Riquier de Narbonne.&mdash;Narbonne au XIII<sup>e</sup> siècle.
+Riquier et le roi de France.&mdash;Riquier à la cour
+d'Alphonse X de Castille.&mdash;Sa requête au roi: distinction à
+établir entre jongleurs et troubadours.&mdash;Riquier et le
+comte de Rodez, Henri II.&mdash;Son &oelig;uvre: les pastourelles.&mdash;Sa
+conception de l'amour.&mdash;Transformation de cette
+conception sous l'influence des idées religieuse du temps.&mdash;Commentaire
+de la chanson de Guiraut de Calanson.&mdash;Les
+chansons à la Vierge.&mdash;Le Consistoire du Gai-Savoir.&mdash;Clémence
+Isaure.&mdash;La Renaissance provençale.
+<br />
+<a href="#BIBLIOGRAPHIE_ET_NOTES">BIBLIOGRAPHIE ET NOTES</a><br />
+</p>
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les Troubadours, by Joseph Anglade
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TROUBADOURS ***
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
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+
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
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+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
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+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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