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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 20:09:03 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les derniers paysans - Tome 2 + +Author: Émile Souvestre + +Release Date: October 31, 2011 [EBook #37896] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DERNIERS PAYSANS - TOME 2 *** + + + + +Produced by Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + + +<h1>LES DERNIERS PAYSANS</h1> + +<h4>PAR</h4> + +<h1>ÉMILE SOUVESTRE</h1> + +<h2>II</h2> + +<h4>PARIS</h4> + +<h4>MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS</h4> + +<h4>RUE VIVIENNE, 2 <i>bis</i>.</h4> + +<h4>1851</h4> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="La_Niole_Blanche" id="La_Niole_Blanche"></a><span class="smcap">La Niole Blanche.</span></h2> + +<h4>(Suite.)</h4> + + +<p>A la vue du gendarme qui venait de paraître sur le +seuil, Jérôme devint très pâle, le verre qu'il allait porter +à ses lèvres resta à moitié chemin, le brigadier nous salua +avec la politesse joviale ordinaire à ses pareils.</p> + +<p>—Bon appétit, dit-il, et ne vous dérangez point pour +moi; il paraît que la santé se soutient, père Jérôme?</p> + +<p>—La... la santé! bégaya le cabanier, tenant toujours +son verre à la même hauteur.</p> + +<p>—J'ai voulu faire une petite visite en passant, reprit +le gendarme, qui appuyait ironiquement sur les mots; +mais où est donc la <i>Loubette</i>?</p> + +<p>—Est-ce qu'elle n'est pas là? dit le cabanier, qui regarda +autour de lui.</p> + +<p>—Vous le savez bien, vieux finot, reprit le brigadier, +et vous allez m'avouer tout de suite où elle est.</p> + +<p>—Je vais...... je vais la chercher, dit Jérôme, qui fit +un mouvement vers la porte.</p> + +<p>Mais le gendarme lui barra le passage.</p> + +<p>—Minute! s'écria-t-il, on ne sort pas, mon brave.</p> + +<p>—On ne sort pas! répéta le cabanier de plus en plus +effrayé; cependant pour avertir <i>Loubette</i>.</p> + +<p>—Justement nous ne voulons pas qu'on puisse l'avertir, +répliqua le brigadier en clignant de l'œil, et c'est +pourquoi j'ai laissé un homme à l'extérieur. Voyons, père +Blaisot, il n'y a plus à faire le malin avec nous; on sait +que votre fils est ici.</p> + +<p>—Guillaume! s'écria le cabanier avec un saisissement +de surprise trop naturel pour être joué.</p> + +<p>—Et nous venons l'arrêter comme réfractaire, ajouta +le gendarme. Croyez-moi, l'ami, engagez-le à se rendre.</p> + +<p>Jérôme jura par tous les saints du haut et du bas Poitou +qu'il ignorait le retour de son fils, et qu'il n'était +pour rien dans sa résistance à l'arrêt du sort qui l'appelait +sous les drapeaux; mais le brigadier connaissait évidemment +son homme, et, persuadé que Jérôme cachait le +réfractaire, il voulut l'effrayer.</p> + +<p>—Pas de farces, dit-il en hérissant sa moustache; on +sait que vous êtes tous des <i>blancs</i> dans le pays; aucun de +vous n'ouvrirait la bouche pour mettre l'autorité sur la +piste d'un réfractaire; vous n'avez pas même l'air de vous +douter de la chose; mais on connaît les couleurs, mon +cher, et les ennemis de l'ordre n'ont qu'à se bien tenir.</p> + +<p>Blaisot voulut protester de sa soumission au gouvernement +de juillet.</p> + +<p>—Faites donc pas le câlin, reprit l'agent de la force +publique d'un ton presque menaçant; on vous connaît, +peut-être! Est-ce que vous-même vous n'avez pas refusé +de rejoindre dans le temps? Si on était méchant garçon, +on pourrait le dire assez haut pour être entendu de Fontenay, +et alors gare l'amende, la prison et le reste!</p> + +<p>—Le reste! murmura le cabanier, qui se rappelait +avoir vu fusiller les réfractaires et ceux qui leur donnaient +asile pendant la guerre de la Vendée.</p> + +<p>—Quoi qu'il arrive, continua le gendarme, je vous +aurai averti; il ne faudra vous en prendre qu'à vous-même, +si le procureur du roi se fâche et si les garnisaires +vous mangent.</p> + +<p>A ce mot de garnisaires, Blaisot devint encore plus +pâle.</p> + +<p>Ceux qui ont vécu dans le pays où a fleuri ce système +odieux de la République et de l'Empire peuvent +seuls comprendre tout ce qu'un pareil mot renferme. +Pour nos paysans, recevoir les garnisaires, c'était souffrir +le sort de pays conquis. Livrés à des soudards dont la +mission était surtout de se rendre insupportables, il fallait +subir à la fois la ruine et l'insulte, car ces loups officiels, +en dévorant leur proie, ne manquaient jamais de +la railler d'être si maigre. L'idée de se trouver exposé à +une telle épreuve épouvanta Blaisot. Aux émotions de sa +poltronnerie vinrent se joindre les inquiétudes de son avarice; +il vit ses épargnes englouties et sa cabane au pillage.</p> + +<p>—Sainte Vierge! ne parlez pas de garnisaires, Monsieur +Durand, s'écria-t-il enjoignant les mains; aussi vrai +que j'ai été baptisé, Guillaume n'est pas venu au pays. +Ah! Jésus! ce n'est pas moi qui voudrais le cacher pour +attirer le malheur sur mon pauvre toit. Non, non, mon +saint patron est témoin que je ne l'ai point encouragé à +faire le conscrit de buissons. Je savais trop bien que j'en +souffrirais. Puisque la mauvaise chance lui était tombée, +il fallait se soumettre; je le lui ai dit, Monsieur Durand, +mais vous savez: le <i>Triste-Gars</i> avait le cœur arrêté dans +le pays, et, quoique la fille soit maintenant à un autre, +il y pense toujours pour sa damnation.</p> + +<p>—Voilà justement pourquoi il revient, fit observer Durand; +nos renseignements sont précis; hier on l'a reconnu +près de Vallembreuse, ainsi il doit être au <i>Petit-Poitou</i> +ou dans les environs. Du reste, on va fouiller la +case, et quand il serait sous la pierre du foyer, où vous +mettiez autrefois vos fusils, faudra qu'on le trouve, mille +dieux! ou j'y perdrai mon nom.</p> + +<p>Il allait sans doute donner suite à sa menace, mais +nous entendîmes au dehors la voix de la <i>Loubette</i> mêlée +à celle des gendarmes; presqu'aussitôt l'un d'eux entra, +tenant par la main la jeune fille, qui se plaignait très +haut.</p> + +<p>—C'est-il la loi maintenant, s'écria-t-elle, qu'on arrête +les gens quand ils rentrent tranquillement chez eux? +Votre uniforme vous rend bien effrontés, mes gas!</p> + +<p>—Ah! ah! c'est la cabanière, dit le brigadier; et d'où +viens-tu comme ça, ma vieille?</p> + +<p>—D'un endroit où on ne tutoie pas les filles qui ne +vous connaissent pas! répondit-elle avec une hardiesse +provocante.</p> + +<p>—Bah! j'ai donc bien changé depuis mon dernier +voyage? demanda le gendarme.</p> + +<p>—Possible, dit la <i>Loubette</i>, je n'ai pas gardé votre +signalement.</p> + +<p>—Alors tu ne sais pas qui je suis?</p> + +<p>—Je vois que vous n'êtes pas des gens polis, toujours, +répliqua la jeune fille aigrement.</p> + +<p>Il était évident que cette exagération de mauvaise humeur +avait surtout pour but de cacher son trouble et de +gagner du temps; le brigadier parut le comprendre:</p> + +<p>—Prenons donc des mitaines à quatre pouces, dit-il +ironiquement; mademoiselle <i>Loubette</i> pourrait-elle nous +faire l'honneur de nous dire d'où elle vient dans ce moment?</p> + +<p>—C'est bien malaisé à savoir, dit la paysanne du même +ton bourru, j'étais allée porter la pitance au grand berger.</p> + +<p>—Elle ne venait pas du côté où nous avons vu le +troupeau, dit le gendarme qui était entré avec elle.</p> + +<p>—Il y a donc à cette heure un chemin commandé? +reprit la <i>Loubette</i>, toujours aussi maussade.</p> + +<p>—On ne prend pas le plus long pour son plaisir, objecta +Durand.</p> + +<p>—Mais on le prend pour son devoir, répliqua la paysanne, +et j'avais oublié quelque chose près du grand canal.</p> + +<p>—Quoi donc?</p> + +<p>—Vous le voyez bien.</p> + +<p>Elle avait tiré de dessous son tablier une petite faucille +qu'elle jeta derrière la porte, sur un tas d'herbe fraîchement +coupée. Durand et son compagnon se regardèrent: +les réponses de la jeune fille étaient si vraisemblables et +faites d'un tel accent, que tous deux se trouvaient évidemment +embarrassés; mais le brigadier n'était pas +homme à se payer de pareils subterfuges.</p> + +<p>—Ma foi, dit-il après un instant de silence, je vois +que vous êtes une fine mouche et qu'il n'y a pas moyen +de vous prendre au gluau; vaut mieux alors tout vous dire +franchement. Voilà l'histoire, ma fille: le grand Guillaume +est pincé!</p> + +<p>—Vrai! s'écria la <i>Loubette</i>.</p> + +<p>—On l'a rencontré en route, nous avons été avertis; +il n'y a plus moyen de nous échapper.</p> + +<p>La paysanne joignit les mains.</p> + +<p>—Pauvre <i>gas</i>! dit-elle; hélas! fallait finir comme ça; +c'est un crève-cœur que j'attendais! mais puisqu'il est +arrêté, Monsieur Durand, on ne m'empêchera pas de le +voir; c'est-il à Chaillé que vous l'avez emmené?</p> + +<p>Les deux gendarmes échangèrent encore un regard: +en prenant au mot le brigadier, la jeune fille l'avait complétement +dérouté. Ainsi battu pour la seconde fois dans +ses propres embuscades, il se décida à attaquer de front.</p> + +<p>—Au diable! dit-il, vous seriez capable d'en revendre +à tous les juges d'instruction du département; mais c'est +assez de charades comme ça, ma chère: je vous répète +que le grand Guillaume est au <i>Petit-Poitou</i>, que nous le +cherchons et que vous venez de lui parler.</p> + +<p>—Ainsi tout ce que vous avez dit était des menteries! +s'écria la paysanne.</p> + +<p>—On vous demande où vous avez laissé Guillaume, +interrompit le brigadier.</p> + +<p>Mais <i>Loubette</i> paraissait indignée.</p> + +<p>—Voilà qui est glorieux! dit-elle; tromper une pauvre +fille, pour qu'elle soit dommageable à son propre frère!</p> + +<p>—Tonnerre! vous ne voulez donc pas répondre? dit +Durand impatienté.</p> + +<p>—Non! répliqua la cabanière avec énergie; puisque +vous me tendez des piéges, je n'ouvrirai plus la bouche; +on me hacherait menu comme balle d'avoine plutôt que +de me faire dire un mot.</p> + +<p>—Nous perdons notre temps avec ces chouans-là, s'écria +Durand, le père est un sournois et la fille une <i>dessallée</i><a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>; +vite, deux hommes ici pour garder la case, +pendant que tu viendras avec moi battre l'estrade vers le +grand canal.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> Rusée.</p></div> + +<p>Il avait regagné la porte; je le suivis. La nuit était +étoilée; mais de grands nuages passaient par instants et +amenaient des alternatives d'ombre et de lumière. Lorsque +nous sortîmes, tout était plongé dans l'obscurité. Le +brigadier appela deux hommes qui veillaient en dehors et +commença à leur donner ses instructions à voix basse, +mais il ne tarda pas à s'interrompre; la brise venait d'apporter +jusqu'à nous un bruit que je ne reconnus point +d'abord.</p> + +<p>—On dirait une niole qui passe sur le grand canal, +fit observer un des gendarmes.</p> + +<p>Tout le monde prêta l'oreille. Le clapotement des eaux +refoulées par la petite barque devenait moins confus. Dans +ce moment, son conducteur se mit à fredonner la chanson +du <i>retour des noces</i>. Quoique la voix me parût avinée, +je la reconnus; c'était celle de Nivôse Bérard. Les vers de +la mélancolique ballade nous arrivaient si nettement, que +le <i>coureur de bois</i> était évidemment près d'aborder. Son +chant continuait avec la même expression d'insouciance, +lorsqu'il s'éteignit tout-à-coup. Il y eut un silence de +quelques secondes, puis nous entendîmes un cri sourd, un +bruit de pas précipités, et <i>Fait-Tout</i> vint tomber au milieu +de nous chancelant et hors d'haleine.</p> + +<p>—C'est la jambe de bois! s'écria le brigadier surpris; +comment diable se trouve-t-il ici à cette heure? D'où +viens-tu, vagabond, et que t'est-il arrivé?</p> + +<p>Nivôse voulut répondre, mais l'ivresse et la peur enchaînaient +sa langue: à demi renversé sur le banc placé +près du seuil de la cabane, il tendait les mains vers le +massif de saules du grand canal, en bégayant des mots +entrecoupés.</p> + +<p>—Comprenez-vous ce qu'il veut dire? demanda Durand +à ses hommes.</p> + +<p>—Le pauvre diable n'a plus sa raison, reprit le gendarme +qui avait déjà parlé.</p> + +<p>—Je vous dis.... balbutia <i>Fait-Tout</i>, que je l'ai vue, +j'en suis sûr.... je l'ai vue.</p> + +<p>Et me saisissant la main:</p> + +<p>—C'est là, dit-il, comme j'abordais.... elle est sortie +du milieu des roseaux.... et elle a filé sous les arbres!</p> + +<p>—Mais qui? quoi? s'écria le brigadier impatienté.</p> + +<p>—Eh bien, elle! murmura <i>Fait-Tout</i>, dont la voix +devient encore plus basse, la <i>niole d'angoisse</i>!</p> + +<p>Les gendarmes firent un mouvement de surprise; Durand +haussa les épaules.</p> + +<p>—Il aura aperçu un rayon de lune qui glissait sur +l'eau! reprit-il.</p> + +<p>Mais le coureur de bois insista.</p> + +<p>—Je vous dis qu'elle a passé tout près de moi, et, +comme je ne rangeais pas ma barque, j'ai entendu une +voix répéter: <i>Tourne ou je te retourne!</i></p> + +<p>—Alors, tu as vu le <i>tousseux jaune</i>? demanda Durand +d'un ton railleur.</p> + +<p>—J'ai aperçu le mort qu'il emportait.</p> + +<p>—Un mort?</p> + +<p>—Sa tête pendait à l'avant de la niole et traînait dans +les joncs.</p> + +<p>—Allons, ivrogne! dis que tu as eu peur, interrompit +le brigadier.</p> + +<p>—Non! s'écria le coureur de bois; au premier instant, +l'eau-de-vie m'a soutenu le cœur, et la preuve, c'est +que je lui ai parlé.</p> + +<p>—Au conducteur de la <i>niole d'angoisse</i>?</p> + +<p>—Je lui ai demandé tout haut: <i>Mâle ou femelle, qui +emmènes-tu!</i></p> + +<p>—Et il t'a répondu?</p> + +<p>—Il m'a répondu: <i>J'emmène le grand Guillaume!</i></p> + +<p>Le cabanier, qui était accouru sur le seuil, poussa un +cri; mais la <i>Loubette</i> resta immobile. Durand ne parut +nullement ébranlé par l'accent de conviction de Bérard.</p> + +<p>—Nous sommes encore pas mal innocents d'écouter +ici ce père la Soif, dit-il; pendant ce temps-là, notre +conscrit se donne de l'air. Vite, les enfants, préparez les +armes et commençons la chasse!</p> + +<p>Nous entendîmes craquer les batteries des carabines, +puis les gendarmes s'avancèrent avec leur chef dans la +direction du grand canal.</p> + +<p>Nous les suivîmes tous par un mouvement involontaire; +Bérard lui-même se laissa entraîner, en protestant +toutefois que nous courions à notre perte. Le brigadier +arriva le premier au massif de saules. Le canal, plongé +dans la nuit, formait un large sillon noir que tachetaient, +de loin en loin, les touffes de plantes aquatiques. Durand +se retourna en ricanant:</p> + +<p>—Eh bien! où est donc sa <i>niole blanche</i>? demanda-t-il.</p> + +<p>—Regardez! cria <i>Fait-Tout</i>, qui nous montrait l'embouchure +de l'<i>étier</i>.</p> + +<p>Tous les yeux se fixèrent en même temps sur le point indiqué: +en avant, d'un jet de clarté stellaire qui argentait +les eaux, une forme vague glissait légèrement dans +l'obscurité; elle atteignit bientôt la ligne lumineuse, et +nous reconnûmes une petite barque recouverte de blanc.</p> + +<p>Cette fois le brigadier parut céder au saisissement général.</p> + +<p>—C'est elle! c'est la <i>niole d'angoisse</i>! répétèrent +plusieurs voix.</p> + +<p>—Elle rentre dans le grand <i>étier</i>, dit Jérôme.</p> + +<p>—Mais elle nous a laissé auparavant son chargement, +acheva Fait-Tout.</p> + +<p>Il désignait du doigt un petit atterrissement qui, jusqu'alors, +avait été caché par la berge; nous nous penchâmes +tous à la fois, et nous aperçûmes le cadavre d'un +noyé.</p> + +<p>Il était couché au milieu des broussailles, la face contre +terre et les deux bras étendus. Les gendarmes descendirent +jusqu'à lui, le dégagèrent des repoussés de frêne, +et, l'enlevant avec effort, le déposèrent sur le bord du +canal. La <i>Loubette</i>, qui les avait aidés, se mit alors à +genoux près du mort pour le mieux examiner. Le long +séjour sous les eaux avait rendu le visage méconnaissable, +mais les vêtements semblaient être ceux du réfractaire; +enfin, une bague, que l'on retrouva à la main gauche, +dissipa tous les doutes: c'était l'anneau de promesse dont +m'avait parlé le cabanier, on y lisait distinctement les +noms de Guillaume et de Lousa!</p> + +<p>Le corps du noyé fut porté à la cabane, et on le déposa +dans un petit appentis fermé attenant au logis d'habitation. +Le hasard ayant appris au brigadier Durand que +j'avais quelques notions de médecine, il me pria de dresser +procès-verbal. Il fallait, pour cela, procéder à l'examen +du cadavre, afin d'en connaître l'état et de constater +la cause du décès. Cependant les deux gendarmes, qui +étaient retournés à Chaillé, avaient répandu le bruit de +ce qui venait d'arriver. Malgré la nuit, on accourut +bientôt du voisinage pour voir le mort.</p> + +<p>On sait que tout événement qui réunit des paysans est +pour eux l'occasion de manger et de boire. Les traditions +d'hospitalité ne leur permettent pas de recevoir ceux qui +viennent prendre part à la douleur ou à la joie de la famille +sans offrir le pain et le vin, ces deux antiques symboles +d'alliance. La <i>Loubette</i> couvrit, en conséquence, la +table de tout ce qui pouvait être offert, et Jérôme se +chargea de faire les honneurs de la maison. Il accueillait +tout le monde avec de bruyantes lamentations. Aux plaintes +des visiteurs sur le sort de son fils, il répondait par +des plaintes sur son propre sort. Qu'allait devenir la cabane, +gouvernée par une coiffe et par deux bras vieillis? +Tôt ou tard on le verrait infailliblement réduit aux haillons +des chercheurs d'aumône, et par malheur, on n'était +plus au temps de la grande sœur de la sagesse, qui +<i>demandait à Dieu de devenir étoffe, pour vêtir les +pauvres gens</i><a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>. Tous ces gémissements étaient entrecoupés +de libations qui me parurent en adoucir sensiblement +l'amertume. Comme tous les paysans, le cabanier, +qui ne se mettait que rarement en dépense, voulait au +moins profiter de celle qu'il ne pouvait éviter, et il buvait +seul autant que tous les visiteurs.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Ces paroles sont historiques; elles furent prononcées +par la sœur Marie-Louise, qui fonda la maison des <i>Filles de +la Sagesse</i>, à Saint-Laurent (Vendée).</p></div> + +<p>Quant à la <i>Loubette</i>, après avoir mis le couvert, elle +était sortie et avait d'abord rôdé quelque temps autour +des gendarmes groupés au dehors. Son attitude et son expression +me surprirent. Ses larmes coulaient, mais sans +les éclats ordinaires aux douleurs campagnardes; c'était +plutôt une angoisse agitée qu'entrecoupaient des tressaillements +nerveux. Elle se dirigea bientôt vers l'appentis +où l'on avait déposé les restes de son frère. Ceux-ci +avaient été recouverts d'un drap roux en toile de chanvre, +et on avait allumé aux pieds deux chandelles de résine. +Tous les arrivants venaient pour regarder le mort; +mais la <i>Loubette</i>, assise à terre sur le seuil, la figure +cachée sur ses genoux, barrait la porte et ne permettait à +personne d'entrer. Cependant, à la voix du vieux Jacques, +elle tressaillit et releva la tête.</p> + +<p>Le grand berger était debout devant l'appentis, contemplant +cette forme humaine à jamais immobile qui se +dessinait dans l'obscurité. Il tenait des deux mains son +chapeau appuyé sur sa poitrine, ses longs cheveux gris +tombaient sur ses épaules, et un pli douloureux crispait +son front tanné.</p> + +<p>—Voilà donc ce qu'on gagne à vieillir! dit-il, en +ayant l'air de penser tout haut plutôt que de s'adresser à +quelqu'un; ceux qu'on a vu naître sont étendus sur les +tréteaux, et la fille de la maison pleure à la porte!</p> + +<p>—Dieu essaie notre cœur, vieux Jacques! dit la <i>Loubette</i>, +qui laissait échapper quelques larmes.</p> + +<p>Le berger remua la tête.</p> + +<p>—Oui, dit-il doucement. Je sais qu'on ne peut pas +lui demander compte; mais il y a des fois où il est dur +de se soumettre!.... Et c'est donc vrai qu'on ne sait pas +comment la chose est arrivée?</p> + +<p>—On ne sait rien, dit la jeune fille.</p> + +<p>Jacques regarda le cadavre quelque temps en silence.</p> + +<p>—On dit toujours du bien de ceux qui sont partis +pour l'éternité, reprit-il enfin; mais quand celui-ci était +vivant, on en parlait déjà comme d'un mort. Où est +l'homme qui serait capable, dans tout le Marais, de lui +reprocher une mauvaise action ou seulement un mauvais +mot? Sa présence riait à tout le monde, et quand il vous +avait dit bonjour en passant, on se croyait plus riche.</p> + +<p>—Ça n'a pas empêché le malheur de venir, objecta +sourdement la <i>Loubette</i>.</p> + +<p>—Qui aurait pu penser que le vieux Jacques le mettrait +en terre? reprit le berger revenant toujours à son +étonnement douloureux; qui l'aurait dit, quand il courait +avec mes moutons dans la pâture, quand je lui faisais +des sifflets de frêne, quand il me lisait l'histoire de +la grande guerre au coin d'un fossé?</p> + +<p>Le vieillard s'arrêta. Cette énumération de souvenirs +avait fait grandir son émotion, deux petites larmes, les +dernières, à ce qu'il semblait, d'une source depuis longtemps +tarie, glissèrent lentement le long de ses joues. +La <i>Loubette</i> parut très troublée.</p> + +<p>—Taisez-vous, vieux Jacques, dit-elle très bas et sans +regarder le grand berger, vos paroles sont comme un +couteau qui entre dans le cœur; pourquoi rendre la peine +plus lourde en rappelant la joie?</p> + +<p>—Ce que vous dites, c'est la raison, ma fille, reprit +le paysan déjà remis; aussi voilà qui est fini, je ne parlerai +plus; seulement vous laisserez bien le grand berger +voir une dernière fois le fils de la maison?</p> + +<p>Il avait fait un mouvement pour franchir le seuil de +l'appentis; la <i>Loubette</i> parut hésiter, et ne se rangea +qu'avec une visible répugnance.</p> + +<p>—Faites vite, Jacques, dit-elle, ou tout le monde viendra +troubler la tranquillité des morts.</p> + +<p>Le grand berger entra en se signant. Dans ce moment +la <i>flandrine</i>, qui était derrière lui et à laquelle on n'avait +point pris garde jusqu'alors, voulut le suivre malgré +<i>Loubette</i>.</p> + +<p>—Laissez, dit le vieillard en se retournant vers la +jeune fille, la <i>Bien-Gagnée</i> a droit de voir son ancien +maître.</p> + +<p>Et s'adressant à la brebis:</p> + +<p>—Comment n'as-tu pas senti le malheur venir sur +nous? dit-il avec un ton de tristesse et de reproche; le +bon Dieu t'aurait-il retiré ton instinct, ou bien as-tu oublié +Guillaume?</p> + +<p>La <i>flandrine</i> redressa la tête à ce nom, et regarda le +berger avec une intelligence singulière. Le vieux Jacques +s'approcha alors du cadavre, souleva le drap mortuaire, +et s'adressant à la brebis:</p> + +<p>—Viens, la <i>Bien-Gagnée</i>, reprit-il, et prouve que tu +as reçu le don; reconnais tes morts!</p> + +<p>La brebis s'approcha lentement, tourna autour du +noyé, passa la langue sur une de ses mains, puis s'éloigna +avec indifférence, et sortit de l'appentis.</p> + +<p>Le grand berger parut stupéfait. Il regarda le visage +défiguré du cadavre, laissa retomber le suaire, et, tournant +la tête:</p> + +<p>—Allons, murmura-t-il, l'animal et l'homme se ressemblent; +ils oublient les absents et ils abandonnent les +morts.</p> + +<p>Il s'agenouilla alors près des tréteaux, fit une courte +prière, puis se signa de nouveau, et sortit en silence.</p> + +<p>Je n'avais pu me livrer encore à l'examen nécessaire +pour la rédaction du procès-verbal demandé par le brigadier. +Je profitai du moment où la <i>Loubette</i> s'éloignait +avec Jacques pour y procéder. Les gendarmes avaient rejoint +Jérôme et buvaient dans la cabane; j'appelai <i>Fait-Tout</i>, +qui était à peu près dégrisé et ne fit aucune difficulté +pour me venir en aide. Sûr désormais de n'avoir +affaire qu'à un cadavre, il se mit à le dépouiller avec +une rapidité et une adresse que l'expérience seule pouvait +donner. J'appris, en effet, qu'il fallait ajouter cette +industrie à toutes celles qu'il exerçait déjà. Le coureur +de bois ensevelissait les <i>morts de malheur</i>! c'est le nom +donné, dans nos campagnes, à ceux qu'un coup subit a +frappés. Surpris dans les erreurs de la vie sans avoir eu +le temps de les expier, ils laissent un doute funeste sur le +sort de leur âme, et, d'après le préjugé populaire, la plupart +appartient à l'enfer. Aussi les mains pieuses qui cousent +le suaire des pécheurs absous ne s'offrent-elles point +pour eux: il faut appeler un des mercenaires désignés par +le nom flétrissant <i>d'ensevelisseurs des damnés</i>. Bien souvent +même l'église refuse d'ouvrir ses portes à celui qu'elle +n'a pas réconcilié, ou, si elle le reçoit, elle ne lui accorde +que ses moindres honneurs et ses plus courtes +prières. Cette espèce de réprobation grandit surtout quand +la fin a été visiblement violente: meurtre ou suicide, on +soupçonne un crime, et il semble que le sang du cadavre +souille la mémoire du mort.</p> + +<p>Tout en déshabillant le noyé, Bérard m'avait remis sur +la voie de ces préventions populaires.</p> + +<p>—Si c'était Sauvage le <i>Bien-Nommé</i>, dit-il, on l'enterrerait +sans messe à l'entrée du cimetière; mais, pour +un réfractaire, M. le curé n'y regardera que d'un œil. +Ils n'avaient pas moins raison quand ils disaient à Marans +que le mauvais vent soufflait sur le <i>Petit-Poitou</i>. Voilà +deux <i>gas</i> couchés sous l'eau en moins d'un mois. Pour +Sauvage, je ne dis rien, il buvait jusqu'à se noyer l'esprit, +et il n'avait ni force ni vaillantise; mais celui-ci n'a +jamais vu double: il nageait comme une brème, et je +l'ai vu abattre un taureau par les cornes.</p> + +<p>Le cadavre que nous avions sous les yeux était loin +d'annoncer une pareille vigueur, et j'en fis l'observation.</p> + +<p>—C'est ce que je me disais tout en vous parlant, reprit +le coureur de bois étonné; j'aurais juré que le grand +Guillaume était plus membru et mieux en point.</p> + +<p>Je lui fis remarquer les jambes grêles du mort, ses +mains allongées et ses épaules étroites.</p> + +<p>—Faut voir les bras, dit-il en les dégageant de leur +dernier vêtement.</p> + +<p>Mais il s'arrêta tout à coup, se pencha vivement vers +le cadavre, et se récria.</p> + +<p>—Qu'y a-t-il? demandai-je.</p> + +<p>—Ce qu'il y a, reprit <i>Fait-Tout</i>; regardez-moi là, sur +l'avant-bras; qu'est-ce que vous voyez, dites?</p> + +<p>—Un tatouage.</p> + +<p>—Qui représente?</p> + +<p>—Mais... <i>un autel... une croix... une fleur de lis..</i></p> + +<p>—Le <i>grand jeu</i> avec ma marque, à preuve que c'est +moi qui l'ai piqué! Mais, comme avant le <i>Fier-Gas</i>, il +n'y avait qu'un autre à l'avoir dans le pays, je dis que +ceci n'est pas le corps du grand Guillaume.</p> + +<p>—Et de qui donc?</p> + +<p>—De Sauvage le <i>Bien-Nommé</i>.</p> + +<p>Il fut interrompu par un cri sourd. Nous nous retournâmes; +la <i>Loubette</i> était à la porte de l'appentis, pâle, +la tête droite et la main en avant.</p> + +<p>—Arrive! arrive! et essuie tes yeux, cria <i>Fait-Tout</i>, +ton frère n'est pas trépassé.</p> + +<p>—Taisez-vous, sur votre salut! dit la jeune fille en +refermant vivement la porte. Qu'est-ce que vous êtes +venu faire ici, et qui vous a permis de toucher aux +morts?</p> + +<p>—Qui? répliqua Bérard, surpris du ton de la paysanne; +foi de Dieu! tu n'as qu'à demander à Monsieur.</p> + +<p>La <i>Loubette</i> me regarda; je lui expliquai la mission +dont j'avais été chargé par le brigadier.</p> + +<p>—Au fait, il ne sait encore rien, interrompit <i>Nivôse</i>, +je vas lui annoncer le changement.</p> + +<p>Il voulut sortir; la cabanière lui barra le passage.</p> + +<p>—Quel bien ça vous fait-il de le lui dire? reprit-elle +d'une voix basse et vibrante; c'est-il donc pour qu'ils recommencent +à fouiller tous les buissons avec leurs sabres +et leurs fusils? Ne savez-vous pas qu'un réfractaire est +comme le loup du bois? Tant qu'on le sait debout, on +travaille à avoir sa peau. Laissez clouer ce mort-ci entre +quatre planches, afin de donner un peu de repos aux +vivants.</p> + +<p>—Ainsi, tu savais que ce n'était pas le corps du +<i>Triste-Gas</i>? dit <i>Fait-Tout</i>.</p> + +<p>—Et votre frère est au <i>Petit-Poitou</i>? ajoutai-je.</p> + +<p>Elle poussa la barre de bois qui fermait la porte; puis +nous regardant en face:</p> + +<p>—Eh bien! oui, dit-elle, avec une résolution subite; +mais, si vous êtes des hommes et des chrétiens, vous +vous tairez. Voilà treize mois que le grand Guillaume était +hors du pays et en sûreté, comme je pouvais croire; +mais le chagrin l'a pris, et il est revenu. <i>Fait-Tout</i> sait +bien pourquoi.</p> + +<p>—Pour la Lousa, dit celui-ci.</p> + +<p>—Pour elle! reprit la paysanne d'un accent de rancune. +A l'ordinaire, on guérit d'une amitié, quand il n'y +a plus d'espoir; mais lui, il est sous un mauvais charme +et son esprit reste malade malgré tout.</p> + +<p>—Vous l'avez donc vu? demandai-je.</p> + +<p>—Pendant le souper: Monsieur se rappelle ce cri de +<i>tire-arrache</i> qui a étonné mon père?</p> + +<p>—C'était un signal....</p> + +<p>—Qui m'a averti que Guillaume était arrivé, et de +fait il m'attendait près du grand canal avec le corps du +<i>Bien-Nommé</i>, qu'il avait rencontré sous sa perche en +traversant l'<i>étier</i>.</p> + +<p>—C'est alors, sans doute, qu'il a eu l'idée de donner +le change à ceux qui le cherchaient en mettant au +noyé sa bague et ses habits.</p> + +<p>—Et en couvrant sa niole d'un linceul blanc.</p> + +<p>—Par ainsi, c'était une menterie! s'écria <i>Fait-Tout</i>, +visiblement partagé entre une indignation sincère et la +honte d'avoir été pris pour dupe; c'est lui qui m'a dit +les mauvaises paroles! il n'a pas eu peur de jouer avec la +mort! Eh bien! par mon baptême, la mort aura son +tour!</p> + +<p>—Je le lui ai dit, murmura la <i>Loubette</i> en baissant la +tête; mais Guillaume est un cœur mauhardi qui ne croit +pas ce que les mères apprennent aux enfants du pays.</p> + +<p>—Puisqu'il a besoin d'un exemple, le bon Dieu le lui +donnera, reprit Nivôse avec une certaine aigreur, et voilà +qu'il commence en faisant reconnaître sa feintise.</p> + +<p>—Vous n'êtes toujours que deux à le savoir, fit observer +vivement la <i>Loubette</i>, et Monsieur n'est pas un +traître.</p> + +<p>Je l'assurai de ma discrétion.</p> + +<p>—Alors <i>Fait-Tout</i> n'a qu'à oublier ce qu'il a vu, et +le secret restera sous l'herbe du cimetière, continua-t-elle +en regardant mon compagnon; mais faut avouer +franchement ses intentions.</p> + +<p>—Est-ce que j'ai dit que je voulais parler? répliqua +Bérard avec humeur.</p> + +<p>—Mais vous n'avez pas promis de vous taire, objecta +la <i>Loubette</i>.</p> + +<p>—Faut avoir confiance dans les gens, reprit sournoisement +le coureur.</p> + +<p>La jeune fille le regarda en face; un flot de sang était +monté à sa joue blafarde, et son œil, plus ouvert, avait +une sorte de rayonnement.</p> + +<p>—Prenez garde à ce que vous allez faire, coureur, +dit-elle lentement; suivant votre choix, vous pourrez +avoir ici, pour le reste de votre vie, de grands amis ou +de vrais ennemis. Dans le moment présent, je ne vous +veux que du bien; mais si vous faites le moindre tort à +Guillaume, aussi vrai qu'il y a un Dieu au ciel, je mettrai +tout mon courage à vous préparer du mal, et vous +regretterez jusqu'aux larmes d'avoir mis du chagrin sur +ma route. Je vous dis ça, vous le voyez, sans colère, +mais c'est un engagement que je prends, et vous pouvez +demander dans le pays si j'ai jamais faussé mes promesses.</p> + +<p>Il y avait dans l'accent de la paysanne une telle puissance +de sincérité, que <i>Fait-Tout</i> en fut visiblement +troublé; cependant il affecta d'en rire.</p> + +<p>—Eh bien! quoi donc on se fâche? dit-il ironiquement; +voila les femmes qui veulent me faire peur de leurs +langues! Eh! eh! eh! impossible, ma fille, je suis trop +habitué à la chasse des vipères. Aussi mets-toi bien dans +l'esprit que si je me tais, ce ne sera point par crainte, +mais par pure amitié..... d'autant que j'y perdrai un bon +profit.</p> + +<p>La <i>Loubette</i> parut étonnée.</p> + +<p>—Eh oui! un bon profit, répéta Bérard; il n'y a pas +que toi qui t'intéresses à celui qui est là. Voilà-t-il pas six +semaines que la famille du <i>Bien-Nommé</i> le cherche pour +mettre son pauvre corps en terre sainte? Celui qui le lui +apporterait pourrait être sûr d'être traité avec politesse.</p> + +<p>L'expression donnée à ce dernier mot ne pouvait laisser +de doute sur sa signification.</p> + +<p>—Les parents du <i>Bien-Nommé</i> ne sont pas plus riches +que les Blaisot, répliqua la fille du cabanier, qui comprit +où tendait le coureur de bois.</p> + +<p>—Mais peut-être bien qu'ils sont plus généreux? dit +<i>Fait-Tout</i> en clignant de l'œil.</p> + +<p>—C'est à savoir; pour payer un service, il faut d'abord +qu'il ait été rendu.</p> + +<p>—On peut toujours convenir du prix, objecta effrontément +Bérard.</p> + +<p>—Non pas ici, interrompis-je, en prêtant l'oreille, car +j'entends le sabre et les éperons des gendarmes.</p> + +<p>—Venez dehors, nous causerons, dit vivement la +<i>Loubette</i>.</p> + +<p>Et rouvrant la porte, elle sortit avec Bérard.</p> + +<p>Je me hâtai d'achever mon procès-verbal que je remis +au brigadier. Il repartit aussitôt, emmenant Jérôme qui, +bien qu'un peu étourdi par les toasts de condoléance auxquels +il avait dû répondre, gardait sa prudence ordinaire, +et voulait faire lui-même sa déclaration à l'autorité. +Les voisins s'étaient déjà retirés; je me trouvais seul +dans la cabane au moment où la <i>Loubette</i> et le coureur +rentrèrent. Tous deux s'étaient mis complétement d'accord. +Le coureur, qui se préparait à ensevelir le noyé, +venait chercher une <i>bouteille de dur</i> pour combattre le +brouillard de la nuit.</p> + +<p>Resté seul avec la jeune fille, j'allais l'interroger sur +le grand Guillaume, quand je la vis courir à une porte +de derrière qu'elle ouvrit avec précaution, elle avança la +tête au dehors, sembla fouiller du regard tout l'enclos, +prêta un instant l'oreille, et finit par pousser ce cri plaintif +de la chouette, rendu sinistre par tant de sanglants +souvenirs. J'entendis bientôt des pas; la <i>Loubette</i> disparut +un instant, échangea quelques paroles à voix basse, +puis rentra avec un jeune paysan que je reconnus au premier +coup d'œil pour son frère: c'était les mêmes traits, +mais avec plus de netteté et de finesse. La physionomie, +restée confuse chez la sœur, s'était, chez le frère, éclaircie +et achevée. En les voyant à la fois, on avait, pour +ainsi dire, l'ébauche et la statue.</p> + +<p>A mon aspect, le jeune Poitevin s'était involontairement +arrêté.</p> + +<p>—N'ayez pas peur, Guillaume, dit la <i>Loubette</i>, Monsieur +ne vous veut que du bien, et il est capable de vous +donner un bon conseil.</p> + +<p>—Il sera reçu en grande révérence, dit le paysan, qui +se découvrit.</p> + +<p>Je l'assurai de mes bonnes intentions et lui expliquai +très brièvement comment j'étais venu pour lui au <i>Petit-Poitou</i>. +Il parut faire effort pour m'écouter; mais ses +yeux, qui allaient d'un objet à l'autre, trahissaient sa +distraction. Je m'interrompis brusquement.</p> + +<p>—Pardon, excuse, Monsieur, dit Guillaume, qui parut +craindre de m'avoir blessé; mais voilà si longtemps +que j'étais entré ici, que, malgré moi, je regarde si tout +est à son ancienne place. Vous savez, on aime les endroits +qu'on a connus tout petit; surtout quand on revient... +et qu'il faut repartir, car on ne doit plus me voir par ici, +maintenant qu'on va me croire au cimetière!</p> + +<p>Je voulus lui faire entrevoir les sérieuses conséquences +de cette ruse, qui, en le rangeant parmi les morts, lui +enlevait son nom, ses droits et toute possibilité de retour +au pays; mais, à ce dernier mot, il m'interrompit.</p> + +<p>—C'est ce qu'il faut! dit-il vivement; tant qu'il y aurait +eu moyen de revenir, j'aurais voulu revoir la cabane, +tandis qu'à cette heure tout est dit. Quand le prêtre +aura chanté le <i>de profundis</i>, il ne restera plus de <i>grand +Guillaume</i>. Il y avait comme un courant qui m'emportait +par ici, fallait l'empêcher; quand on ne veut pas que les +barques suivent le fil de l'eau, on les coule au fond: eh +bien! moi, voilà que j'y suis.</p> + +<p>Il éclata d'un rire forcé; mais la <i>Loubette</i> laissa +échapper un gémissement; le jeune réfractaire se tourna +vers elle.</p> + +<p>—N'ayez pas de regrets, pauvre fille, reprit-il avec +beaucoup de douceur, le bon Dieu sait où il nous mène; +remercions-le plutôt d'avoir bien voulu nous donner ce +dernier moment.</p> + +<p>—Mettez-le donc à profit, reprit la paysanne avec une +résignation naïve; vous avez grand besoin, Guillaume, buvez +à votre soif et mangez à votre faim.</p> + +<p>Le jeune homme s'approcha de la table, qui était restée +servie, et voulut s'asseoir sur le banc; mais sa sœur +lui montra, à l'autre bout, un escabeau qui était évidemment +sa place accoutumée. Elle prit au vaisselier une assiette +particulière, une cuiller de bois sur laquelle le +nom de son frère était grossièrement gravé, et lui présenta +un pain de méteil encore entier. Avant de l'entamer, +le paysan y traça une croix avec la pointe de son +couteau.</p> + +<p>—C'est la première mouture du grain nouveau, fit +observer la <i>Loubette</i>.</p> + +<p>—La première! répéta Guillaume, dont l'œil brilla +de cet orgueil du laboureur qui goûte aux prémices de +la moisson; par mon baptême! il est gris comme lin et +flaire la noisette. Dieu soit béni pour m'avoir fait manger +encore une fois le blé de nos champs!</p> + +<p>Il se mit alors à souper avec un appétit que la jeune +fille m'expliqua en m'apprenant qu'il était encore à jeun. +Il ne s'arrêtait que pour me répondre de temps en temps +ou pour interroger la <i>Loubette</i>. Ses questions roulaient +presque toujours sur quelques détails de la ferme. Il s'informait +de l'état de chaque pièce de terre, des semailles +projetées, de son attelage favori, et, en parlant de ce +rustique royaume qu'il avait autrefois gouverné, son regard +s'animait, sa voix devenait plus haute, ses fortes +mains s'étendaient comme s'il eût voulu saisir la charrue +ou nouer le joug. Un bruit que nous crûmes entendre au +dehors l'interrompit. La jeune fille courut à la porte, +mais tout était désert et silencieux. Je parlai toutefois +du retour probable de Jérôme et de la nécessité de l'éviter.</p> + +<p>—Monsieur a raison, dit le grand Guillaume, dont +l'animation momentanée tomba aussitôt; je m'oublie ici, +quand je devrais déjà être en route; faut qu'avant le jour +j'aie assez marché pour ne plus trouver devant moi aucune +figure de connaissance.</p> + +<p>Et ne pouvant retenir un soupir:</p> + +<p>—C'est dur, pas moins, ajouta-t-il, que le fils de la +maison soit obligé de venir chez son père en se cachant +comme un voleur; mais on doit se soumettre, personne +n'a raison contre la volonté du bon Dieu.</p> + +<p>Il se leva lentement pour prendre son chapeau et son +bâton; la <i>Loubette</i> coupa à la miche un morceau de pain +qu'elle mit en silence dans la poche de sa veste. Je dis +alors que je comptais moi-même retourner à Marans sans +plus tarder, et j'offris à Guillaume de le prendre dans +ma carriole, en lui faisant observer que c'était le moyen +le plus prompt et le plus sûr de sortir du Marais; il accepta +avec un remercîment. Pendant ce temps, la <i>Loubette</i> +s'était retirée dans l'ombre; elle se tenait appuyée +contre un meuble, et je l'entendais pleurer tout bas. +Guillaume, qui la regardait à la dérobée, tournait son +chapeau avec embarras; je compris que je gênais leurs +adieux, et je sortis pour atteler le char-à-bancs.</p> + +<p>En passant devant l'appentis, j'aperçus <i>Fait-Tout</i>, +qui achevait son œuvre funèbre. La peur de l'humidité +nocturne l'avait sans doute engagé à un emploi très fréquent +du préservatif, car la bouteille d'eau-de-vie, placée +devant une des chandelles de résine, me parut presque +vide. Les traits du coureur avaient pris une expression +encore plus joviale que d'habitude. Tout en donnant +ses derniers soins au mort, il lui chantonnait une +hymne d'église dont le latin me sembla singulièrement +revu et corrigé au point de vue du patois vendéen. Trouvant +commode et prudent d'éviter, pour le retour, la +compagnie du chasseur de vipères, je le laissai à ses occupations. +Le cheval fut bientôt mis à la carriole, et je +rentrai pour avertir Guillaume.</p> + +<p>Sa sœur et lui étaient près du seuil, se tenant par la +main. A ma vue, la <i>Loubette</i> jeta ses bras autour du cou +du jeune homme et éclata en sanglots. Je m'efforçai de +la calmer par quelques paroles d'espérance; mais le réfractaire +garda le silence. Après avoir rendu à la paysanne +ses embrassements, il se dégagea très vite et +sortit le premier. Lorsque nous fûmes dans le char-à-bancs, +elle lui tendit encore la main; mais il ne fit, pour +ainsi dire, que l'effleurer, saisit les rênes, et nous partîmes. +La <i>Loubette</i> nous suivit quelques instants en courant; +mais Guillaume pressa le cheval, et elle ne tarda +pas à disparaître derrière nous dans l'obscurité. Il respira +alors fortement comme soulagé d'un fardeau, et me rendit +les rênes. Arrivé à un pli de terrain que nous allions +dépasser, il se retourna. Le toit de la cabane apparaissait +au loin à travers la nuit. Il ôta son chapeau en signe d'adieu, +croisa les bras sur sa poitrine, et nous continuâmes +ainsi en silence jusqu'à l'entrée de Chaillé. Là seulement +il releva la tête, et appuyant la main sur les rênes:</p> + +<p>—Faites excuse, Monsieur, dit-il d'un accent qui me +parut altéré; il faut que je m'arrête ici, mais je ne veux +point vous retarder; que Dieu vous donne un heureux +voyage et qu'il vous bénisse pour votre bonté!</p> + +<p>—Vous avez quelqu'un à visiter? demandai-je.</p> + +<p>—Ce n'est pas quelqu'un, balbutia le réfractaire, c'est +un endroit...</p> + +<p>—Et vous serez longtemps?</p> + +<p>—Assez seulement pour revoir... une maison!</p> + +<p>—Où est-elle?</p> + +<p>—Là bas, derrière l'église.</p> + +<p>Il me montrait une masure précédée d'un petit jardin +enclos d'aubépines.</p> + +<p>—C'est la demeure de la Lousa? demandai-je en le +regardant.</p> + +<p>Il tressaillit.</p> + +<p>—On a parlé d'elle à Monsieur? s'écria-t-il vivement; +quand donc et qui cela? Ça ne peut pas être la <i>Loubette</i>! +elle aurait perdu son âme plutôt que de me +trahir.</p> + +<p>Je dis comment Jérôme m'avait tout raconté en soupant; +mon compagnon fit un geste de dépit.</p> + +<p>—Je comprends! dit-il avec amertume; pour que les +vieilles gens croient un secret bon à garder, il faut qu'il +intéresse leur bourse. N'ayez pas peur que le maître de +la cabane eût parlé, s'il eût fallu cacher une poche de +<i>faux-sel</i>; mais, après tout, il n'y a pas d'affront, et +puisque Monsieur sait la chose, il voudra bien m'arrêter +ici.</p> + +<p>—A condition de veiller sur vous, repris-je; tout le +monde vous connaît au bourg; vous pourriez faire +quelque dangereuse rencontre; je ne veux point vous +quitter.</p> + +<p>Guillaume hasarda quelques objections; mais j'y coupai +court en lui rappelant qu'il n'y avait pas de temps à +perdre. Nous arrêtâmes la carriole près de l'église; il se +dirigea vers la haie d'aubépines, y trouva une brèche qui +lui était connue et entra dans le jardin. Je me hâtai d'attacher +le cheval au mur du cimetière, afin de le suivre.</p> + +<p>Lorsque je franchis la haie, je l'aperçus sous une +longue tonnelle de vigne qui partageait le jardin dans sa +longueur. Il marchait lentement en regardant autour de +lui, comme s'il eût voulu reconnaître les lieux. Arrivé à +un rond-point où se dressait une table de planches brutes +et des bancs grossiers, il s'arrêta un instant, il s'y était sans +doute souvent assis avec la Lousa; c'était là, selon toute +apparence, que l'on venait souper les soirs d'été, et les +deux familles y avaient rompu le pain de promesse. Un +peu plus loin, il fit une pause devant un petit parterre +enlevé à la culture qui occupait tout le reste du jardin. +On apercevait encore des bordures de buis enfouis sous +les herbes parasites et quelques fleurs d'automne qui élevaient +çà et là leurs tiges jaunies. Je pensai que ce devait +être l'ouvrage de Guillaume, un souvenir de ses jours +d'illusions et d'espérances, aujourd'hui abandonné comme +les espérances et les illusions elles-mêmes. Le jeune +homme passa outre: arrivé à une touffe de troënes sous +laquelle deux ruches avaient été abritées, je crus l'entendre +murmurer quelques mots; il parlait aux <i>avettes</i>, +ces bonnes amis du logis, qui entendent tout ce qu'on +leur dit, et partagent nos douleurs comme nos joies. +Enfin il atteignit la maison, où tout semblait endormi. +Après en avoir fait le tour, il s'arrêta devant une petite +fenêtre du rez-de-chaussée qu'il regarda longtemps, +s'assit sur les marches de la porte et cacha sa tête dans +ses mains. J'attendis longtemps; mais, outre le danger de +tout retard, il était à craindre qu'un trop long attendrissement +n'enlevât au jeune homme le courage et la présence +d'esprit dont il allait avoir besoin: je m'approchai +donc doucement, et je lui rappelai la nécessité de se remettre +en route. Il se releva sans faire aucune objection: +il me semblait plutôt exalté qu'abattu.</p> + +<p>—Je suis prêt, dit-il d'un accent entrecoupé; maintenant +que j'ai vu l'endroit, je repartirai content. La +dernière fois que j'y suis venu, c'était en plein jour; les +aubépines fleurissaient, on n'entendait que chants d'oiseaux; +aujourd'hui il fait nuit, les fleurs sont mortes, les +oiseaux se taisent: tout est changé ici comme dans ma +vie; fasse le bon Dieu qu'il n'en soit pas de même pour +elle!</p> + +<p>Il essuya ses larmes, fit deux ou trois pas, et se tourna +de nouveau vers la petite fenêtre.</p> + +<p>—Ah! je m'en irais content, dit-il avec une sorte +d'angoisse passionnée, oui, content, si je pouvais seulement +connaître ce qu'elle dira demain, quand on sonnera +mon enterrement! Qui sait si elle n'aura pas quelque +regret, si elle ne pensera pas qu'elle y est pour quelque +chose? Peut-être bien que la nuit prochaine elle ne +dormira pas aussi bien que celle-ci.</p> + +<p>En ce moment, l'horloge du village sonna trois heures, +je fis un geste pour inviter Guillaume à se hâter.</p> + +<p>—Je vous suis, Monsieur, reprit-il précipitamment; +mais je veux qu'elle sache que je suis venu. J'aurais aimé +lui rendre sa bague, s'il n'avait pas fallu la mettre au +doigt du noyé. Heureusement il me reste ceci, ma marque +y est; elle la reconnaîtra.</p> + +<p>Il avait dénoué de son cou une cravate de coton noir, +qu'il attacha au châssis de la petite fenêtre. Comme il +achevait, une voix de nouveau-né se fit entendre dans la +maisonnette; Guillaume tressaillit.</p> + +<p>—Un enfant! s'écria-t-il en s'appuyant au mur; la +<i>Loubette</i> ne m'avait pas dit..... elle a un enfant!</p> + +<p>Je voulus l'emmener, mais il tremblait d'émotion et +ne m'entendait plus. Il se dressa de nouveau jusqu'à la +fenêtre en collant son visage contre les vitres que la lune +éclairait. Il y était depuis un instant, lorsqu'un cri d'épouvante +retentit à l'intérieur. Guillaume se rejeta en +arrière.</p> + +<p>—Elle m'a vu, dit-il; partons, partons!</p> + +<p>Il s'était précipité vers la brèche; je le suivis, et quelques +minutes après notre char-à-bancs roulait sur la route +de Marans.</p> + +<p>En arrivant au <i>booth</i> de Vix, le réfractaire descendit +et prit congé de moi. Je lui avais offert, pendant le chemin, +de l'emmener en Touraine au nouveau défrichement, +et de l'établir, comme fermier, sous un nom d'emprunt; +mais il avait refusé.</p> + +<p>—Je ne peux plus songer à vivre comme les autres, +me répondit-il: pour tenir une ferme, il faut se marier, +et je n'y ai pas le cœur; il faut travailler d'un esprit tranquille, +et moi je serais toujours dans l'angoisse; à chaque +bruit de pas, je croirais entendre venir les soldats. Merci +de vos intentions, Monsieur, mais c'est trop tard. Il y a +un an, j'étais une pierre bonne à bâtir; à cette heure je +ne suis plus qu'un caillou fait pour rouler dans les eaux +coulantes.</p> + +<p>—Mais qu'allez-vous devenir? demandai-je.</p> + +<p>—Le bon Dieu en décidera, me répondit-il avec réserve.</p> + +<p>—Et où allez-vous maintenant?</p> + +<p>—Chez des gens que je connais devers Talmont.</p> + +<p>Je lui tendis la main.</p> + +<p>—Allez donc, lui dis-je, et bonne chance! Peut-être +que nous nous reverrons un jour.</p> + +<p>Il secoua la tête.</p> + +<p>—Ils disent dans le pays que celui sur qui on a chanté +l'office des morts ne passe jamais l'année, répliqua-t-il +avec un accent de sombre ironie.</p> + +<p>Et, sans attendre ma réponse, il salua et partit.</p> + +<p>Je ne doute point qu'on ne raconte encore dans le Marais, +pour appuyer la croyance à la <i>niole blanche</i> et aux +apparitions, la manière dont fut découvert le noyé du +<i>Petit-Poitou</i>, ainsi que sa visite nocturne à la Lousa. +Quant au sort du jeune réfractaire, personne n'a pu +m'en instruire; mais, le soulèvement tenté par la duchesse +de Berry ayant eu lieu deux mois après mon départ, +j'ai toujours pensé qu'il s'y était laissé entraîner, +et qu'il avait péri dans quelque engagement contre les +<i>bleus</i>.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="SIXIEME_RECIT" id="SIXIEME_RECIT"></a>SIXIÈME RÉCIT.</h2> + +<h2>LE KACOUSS DE L'ARMOR.</h2> + + +<p>A l'ouest de l'Armor finistérien s'étend une longue +pointe granitique, dont l'extrémité se bifurque et forme +les deux presqu'îles de Kelern et de Crozon. La dernière +de ces presqu'îles dessine un des côtés de la magnifique +baie de Douarnenez, ce lac marin au fond duquel dort +la mystérieuse cité du roi Gralon. On peut trouver des +horizons moins monotones, des rocs aussi bouleversés, +des terrains encore plus écorchés par la rafale; mais on +chercherait vainement un site dont le caractère fût plus +complet. Ce qui distingue le paysage qu'on découvre du +haut de cette dune, c'est une harmonie indéfinissable; +ce sont les falaises pierreuses le long desquelles coulent +des traînées de bruyères en fleurs, les volées de goëlands +gris tournoyant au dessus des enceintes druidiques, les +linceuls d'algues fauves qui enveloppent les récifs et dont +les plis flottent dans les remous; c'est le mélange de +grèves, d'écumes, de débris de naufrages, et, par-dessus +tout, cette respiration rauque de l'Océan dont les intermittences +régulières semblent mesurer le temps. Ailleurs, +l'aspect séduit par la variété, ici il impose par son +unité: la même impression vous arrive par tous les sens, +et cette impression a je ne sais quoi de fortifiant et d'austère. +La brise de mer est d'une nature purifiante; comme +l'air des montagnes, elle produit une sorte d'excitation +salutaire; après l'avoir respirée, on se sent plus d'activité, +plus d'initiative; la grandeur du spectacle réagit au +dedans et communique à l'être intérieur son énergique +gravité. J'éprouvais d'autant plus vivement cette impression, +que je retrouvais les rudes paysages de la Bretagne +après un long séjour dans l'énervante atmosphère des +villes. Ce que je revoyais avait en quelque sorte pour moi +le charme du souvenir et celui de la nouveauté. Je reconnaissais +mes sensations d'autrefois, mais ravivées et +plus entières.</p> + +<p>Après m'être arrêté au cap La Chèvre, je me dirigeais +vers le nord en suivant le promontoire. J'avais passé Rostudel. +J'apercevais en avant quelques arbres rabougris, +et, derrière leur feuillage échevelé par la brise, le hameau +de Kercolleorc'h, lorsque mon œil s'arrêta, à gauche, +sur une étroite oasis dont la verdure rayait la +brande. C'était une petite ravine de quelques pas s'inclinant +vers la baie et que vivifiait une source appauvrie par les +chaleurs de juillet. Au plus profond de ce pli de terrain, +quatre pierres brutes avaient été disposées de manière à +former une sorte de fontaine que protégeaient quelques +touffes de saules. Une jeune paysanne s'y trouvait assise, +le bras appuyé sur sa cruche de terre de Cornouaille dont +l'orifice était recouvert d'une toile fine et blanche. L'arrangement +de son costume flétri témoignait d'un goût +remarquable. La coiffe de toile rousse encadrait avec soin +l'ovale un peu large de son visage, un petit mouchoir de +cotonnade brune évasait gracieusement ses plis sur la +nuque et enveloppait les épaules comme deux ailes; une +jupe bordée de rouge retombait jusqu'au dessus de la +cheville, et laissait voir deux pieds nus d'une forme parfaite +et de la couleur du bronze florentin.</p> + +<p>Je m'étais arrêté pour la regarder; elle me salua d'un +de ces bonjours cadencés qui donnent tant de grâce caressante +au vieux langage celtique. Je m'approchai, attiré +par la douceur de la voix et par la fraîcheur de la source. +En me voyant essuyer mon front, la Rébecca armoricaine +me demanda si je voulais boire, et, sur ma réponse affirmative, +elle souleva la cruche en riant et approcha le +goulot de mes lèvres. Comme je la remerciais à la manière +bretonne en lui souhaitant la <i>bénédiction de Dieu</i>, +le pas d'un cheval retentit au revers du coteau, et la silhouette +d'un meunier se dessina au détour de la montée. +C'était un homme jeune encore, à la mine ironique, et +vêtu d'un habit de couleur opale qui dénonçait sa profession. +Assis de côté sur ses sacs de farine, il cheminait en +sifflant et battait la mesure, des deux pieds, contre le +flanc de sa monture. Habitué à cette excitation régulière, +l'animal n'y prenait point garde, et s'avançait d'un pas +philosophique comme trop blasé sur les choses de ce +monde pour s'émouvoir ni se hâter. Le nouveau venu +salua la petite paysanne par son nom.</p> + +<p>—Que la Trinité nous aide! dit-il en riant; voici Dinorah +qui tient auberge sur la lande pour les gentilshommes +de passage.</p> + +<p>—Continuez votre chemin, Guiller <i>Trois-Bouches</i>, +répondit Dinorah en riant; il n'y a ici que de l'eau de +fontaine, et vos pareils n'aiment que l'<i>eau de feu</i><a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> Nom breton de l'eau-de-vie.</p></div> + +<p>—Par ma conscience! mon chemin est le tien, reprit +le meunier, car je porte les moutures à Kercolleorc'h.</p> + +<p>—Sauf ce que la sébille du moulin en aura retiré, dit +la jeune fille malignement.</p> + +<p>Je souris de cette allusion connue des meuniers bretons, +trop sujets à dîmer sur les grains qui leur sont confiés. +Guiller hocha la tête.</p> + +<p>—Vous entendez la <i>langue de malice (gour lanchenn)</i>, +dit-il en se tournant vers moi; je l'ai vue trop petite pour +m'appeler par mon nom, et maintenant elle pourrait plaider +contre un avocat. Que je sois damné si Dieu n'a pas +donné aux femmes la parole qu'il a retirée au serpent!</p> + +<p>Dinorah se mit à rire.</p> + +<p>—Les plus faibles ont droit de se défendre, fit-elle +observer; le ver de terre lui-même se redresse contre celui +qui l'écrase.</p> + +<p>Guiller secoua la tête.</p> + +<p>—Oui, oui, continua-t-il ironiquement, la <i>petite +sainte</i> n'aime pas les curieux, et, comme les chiens de +métairie, elle aboie de loin.</p> + +<p>—Les bons chiens n'aboient pas contre les honnêtes +gens! objecta finement la paysanne.</p> + +<p>—Alors, dis-moi un peu, reprit le meunier, ce que +font les chiens de Kercolleorc'h quand Beuzec-le-Noir +passe devant ta porte!</p> + +<p>Dinorah ne répondit rien et rougit beaucoup; évidemment +Guiller avait trouvé le point sensible. Il appuya avec +une persistance qui prouvait la rancune, et plaisanta longuement +la jeune fille sur son voisin Beuzec, qui me parut +être un de ces favoris pour lesquels on avoue difficilement +sa prédilection. Dinorah, d'abord troublée, recouvra +bientôt sa présence d'esprit, et finit par répondre +avec une vivacité acérée. Tous deux épuisèrent +leur malignité dans ce duel de paroles. Guiller y mit l'entrain +vulgaire des railleurs de profession, la jeune fille +une dextérité nerveuse et hardie dans laquelle perçait +quelquefois l'amertume. Le meunier parut céder le premier.</p> + +<p>—Sur mon baptême! le diable n'aurait pas avec elle +le dernier mot, dit-il en me regardant; voici bien la +preuve que ce qu'il y a de plus infatigable sur la terre, +c'est la mauvaiseté d'une femme.</p> + +<p>—Vous mentez, dit vivement Dinorah: ce qu'il y a +de plus infatigable, c'est la cravate d'un meunier.</p> + +<p>—Pourquoi cela? demandai-je.</p> + +<p>—Parce qu'au dire de la tradition, reprit la paysanne +en riant, elle peut, sans se lasser, tenir toujours un coquin +à la gorge.</p> + +<p>Guiller ne parut point se fâcher de l'application du +proverbe populaire.</p> + +<p>—Allons, dit-il d'assez bonne grâce, la fille est bien +instruite et connaît toutes les sentences de malice. Depuis +que le froment a du son, les piqueurs de meules ont +été exposés à la médisance et au péché. Il n'y a que les +<i>petites saintes</i> qui peuvent être filleules de la vierge +Marie!</p> + +<p>La figure de Dinorah prit une expression sérieuse.</p> + +<p>—Ne riez pas des choses bénites, Guiller <i>Trois-bouches</i>, +dit-elle presque sévèrement.</p> + +<p>—Que le <i>vieux Guillaume</i><a name="FNanchor_4_4" id="FNanchor_4_4"></a><a href="#Footnote_4_4" class="fnanchor">[4]</a> me brûle si je ris? répliqua +ironiquement le meunier; tout le monde ne sait-il +pas bien que tu as eu pour marraine la mère de Jésus?</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_4" id="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4"><span class="label">[4]</span></a> Nom que les Bretons donnent au diable, dans leurs +plaisanteries.</p></div> + +<p>—Assez! interrompit la paysanne visiblement scandalisée.</p> + +<p>Mais le meunier n'était pas homme à s'arrêter dans +une revanche, d'autant plus qu'il avait rencontré mon +regard qui l'interrogeait.</p> + +<p>—Monsieur ne connaît pas l'histoire! dit-il d'un ton +narquois. C'était après la naissance de Dinorah; on l'avait +conduite à l'église; le bedeau venait d'apporter la +coquille de sel, et le recteur décrochait déjà son étole, +quand on accourut dire que celle qui avait été choisie +pour marraine venait de mourir. La chose parut un signe +de malheur, ainsi que Monsieur peut croire, et on se demandait +comment l'innocente serait baptisée; mais on vit +tout à coup sortir de la chapelle de la Vierge une belle créature, +vêtue de dentelles et de soie, qui se proposa pour tenir +l'enfant, et qui, le baptême achevé, disparut sans qu'on +ait pu savoir comment. Certaines gens ont dit que c'était +une étrangère du haut pays venue pour voir la mer, et qui +avait aidé, par hasard, à faire une chrétienne, mais ceux +de Kercolleorc'h, qui ont plus d'esprit que le pauvre +monde, ont assuré que c'était la vierge Marie elle-même, +en raison de quoi ils ont appelé Dinorah la <i>petite sainte</i>.</p> + +<p>Je regardai la jeune fille, et je lui demandai si ceci +n'était point un conte inventé par le meunier.</p> + +<p>—Guiller sait mentir, même quand il n'invente pas! +répliqua-t-elle avec une brusquerie qui indiquait une +conscience blessée; mais, après tout, sa moquerie ne +peut rien changer dans ce que Dieu a voulu: pour rire +des étoiles, on ne les fait pas tomber du ciel!</p> + +<p>A ces mots, elle doubla le pas malgré la cruche qu'elle +portait sur sa tête, et nous devança dans le sentier, de +manière à rompre l'entretien. Guiller me regarda de +côté.</p> + +<p>—En voilà de la fierté! me dit-il ironiquement; la +petite ne veut pas renoncer à avoir une marraine au-dessus +du firmament.</p> + +<p>Je reportai les yeux avec curiosité sur Dinorah, qui +continuait à marcher devant nous. Ce n'était point la +première fois que j'entendais parler de ces créatures +d'élection qu'un heureux hasard avait faites les protégées +de quelque sublime patron. Je savais qu'en Bretagne, où +la légende chrétienne s'est partout substituée à la mythologie +gauloise, où la Vierge et les saints ont remplacé les +fées de l'Armor, ces interventions surhumaines ne sont +point aujourd'hui sans exemple. J'avais entendu citer la +<i>fouacière</i> de Saint-Matthieu, dont l'ange Gabriel pétrissait +les pains azymes, et le pilote de l'île de Batz, à qui +Jésus-Christ avait appris les paroles qui relèvent les navires +en détresse; mais c'était la première fois que je +voyais de mes yeux une de ces favorites du ciel. Bien que +familiarisé depuis longtemps avec les inventions de la +fantaisie populaire, j'avais quelque peine à entrer dans +ce nouveau domaine, à prendre au sérieux la naïveté de +cette foi qui me transportait en plein moyen-âge. Je contemplais +tout surpris cette pauvre paysanne qui se croyait +sincèrement filleule de la reine des anges, et qui sentait +sur elle une bénédiction particulière. Cette persuasion +avait, du reste, imprimé à toute sa personne un +caractère de pureté plus digne et plus sereine; une fois +averti, on en restait frappé. C'était la grâce de la jeunesse +avec la fermeté de l'âge mûr et la placidité de la +vieillesse. Sous cette enveloppe sans éclat, on devinait +une flamme intérieure dont le reflet brillait doucement +au fond de deux yeux couleur de mer. Je n'eus point le +temps de demander au meunier de nouvelles explications: +nous étions arrivés à une cabane de <i>gabarier</i><a name="FNanchor_5_5" id="FNanchor_5_5"></a><a href="#Footnote_5_5" class="fnanchor">[5]</a>, +que j'appris alors être celle du père de Dinorah. La maisonnette +était de granit, couverte en ardoises, contre l'usage, +et d'un aspect moins misérable que celles qui parsèment +nos grèves. On avait profité d'une échancrure assez +profonde du coteau pour ménager derrière la cabane +un courtil bordé d'aubépines et de troënes. En avant +s'ouvrait une petite crique pailletée de coquillages dont +les débris nacrés étincelaient au soleil. A l'ouverture +même de cette espèce de port, des filets séchaient sur le +roc, et une barque était échouée; le gabarier dormait au +pied du rocher, la face tournée vers le sable et le front +appuyé sur ses deux bras repliés.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_5" id="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5"><span class="label">[5]</span></a> Nom donné, en Bretagne, aux bateliers qui exploitent +les produits maritimes, tels que varechs, galets, sables marins, +etc.</p></div> + +<p>—Voila Salaün qui récite la <i>prière de saint Lâche</i>, dit +le meunier en me montrant le dormeur avec le manche +de son fouet; ces fermiers de la mer sont les protégés de +Dieu: tandis qu'ils dorment, la semaille se fait sous l'eau, +leur moisson grandit, et, le jour venu, ils n'ont qu'à +récolter. Je gage que le père Salaün fait maintenant quelque +rêve royal! il voit entre deux eaux le grand congre +aux yeux de perle ou le banc de sardines d'argent, et il +engage son âme au diable pour avoir le filet qui prend +tout. Nous arrivons tout juste pour sauver un chrétien de +la damnation.</p> + +<p>A ces mots, il rapprocha ses deux mains réunies en +forme de porte-voix, et poussa un de ces cris prolongés +par lesquels les marins s'appellent sur mer. Le gabarier +se secoua aussitôt et releva la tête. Guiller éclata de rire.</p> + +<p>—Eh bien! vieux marsouin, dit-il, tu vois que les gens +de terre savent aussi parler, au besoin, ta langue marine.</p> + +<p>—J'ai cru que c'était un canonnier de marine qui me +hélait, répliqua ironiquement Salaün, en faisant allusion +à la maladresse proverbiale de ces derniers pour tout ce +qui concerne les habitudes nautiques.</p> + +<p>—Allons, tout le monde sur le pont! reprit le meunier, +qui continuait à parodier le langage du gaillard d'avant; +j'apporte de quoi faire le biscuit.</p> + +<p>Il avait délié les cordes qui tenaient les sacs de mouture +attachés sur le bât; Salaün vint l'aider. Je profitai +du moment pour m'informer des moyens de visiter les +belles grottes de Morgate; Salaün m'offrit sa barque, nous +tombâmes d'accord du prix, et il fut convenu que nous +partirions à la descente de la marée, qui était alors <i>étale</i>. +En attendant, je gravis le rocher qui fermait au nord la +petite crique, et le lac de Douarnenez m'apparut sous les +lueurs déjà obliques du soleil. Les côtes brunes s'arrondissant +autour des eaux bleues, çà et là empourprées par +des rayons plus vifs ou moirées par de blanches lueurs, +donnaient à la baie entière l'apparence d'un gigantesque +coquillage aux bords rugueux et à l'intérieur irisé de nacre. +On apercevait, de loin en loin, les voiles blanches +des pêcheurs ou les voiles roses des <i>gabariers</i> qui glissaient +à l'horizon et allaient se noyer parmi les splendeurs +du soir. Aucun bruit dans cette immense étendue, si ce +n'est la rumeur de la mer et quelques bourdonnements +d'insectes. L'odeur marine des algues arrivait jusqu'à moi +mêlée aux parfums mielleux des troënes et à la senteur +amère des genêts. Les pointes de Saint-Hernot, de Morgate +et de Trebéron se dressaient successivement au nord +comme des bastions géants; çà et là des hameaux tachetaient +la lande.</p> + +<p>Après avoir longtemps promené les yeux sur ce merveilleux +spectacle, je les abaissai vers la petite anse creusée +à mes pieds. Le meunier et Salaün étaient rentrés; je +n'apercevais plus que la gabare échouée, le cheval broutant +les rares gazons marins qui veloutaient le roc, et +quelques oiseaux de mer se jouant le long des anfractuosités. +Mais bientôt Dinorah parut. Elle portait la quenouille +de roseau passée à sa ceinture et tournait le fuseau +en marchant; son tablier relevé se gonflait des grains +de rebut que rejette le vanneur. Je la vis monter la petite +colline qui aboutissait au rocher où je m'étais assis. +Arrivée au sommet, elle regarda autour d'elle, leva la +main comme si elle eût appelé aux quatre coins du ciel, +et se mit à répéter je ne sais quel chant sans paroles et +sans rhythme. Presqu'aussitôt des gazouillements lui répondirent, +et une douzaine d'oiseaux s'élancèrent pour +recevoir la pâture. Je voyais la jeune fille, dont la silhouette +se découpait sur l'azur du ciel, semer le grain en +chantant à demi-voix, tandis que les bouvreuils, les roitelets +et les rouges-gorges, voletant alentour, l'enveloppaient +dans leurs évolutions aériennes. Le tout, éclairé par les +clartés du soir, formait un tableau rustique et charmant; +on eût dit une de ces idylles en quelques vers telles que +nous en a laissées la poésie sicilienne. Je voulus rejoindre +la <i>petite sainte</i>, mais elle m'arrêta par un geste.</p> + +<p>—Si monsieur approche, les oiselets vont partir, dit-elle, +en me les montrant qui tournaient déjà la tête d'un +air inquiet et qui gonflaient leurs ailes.</p> + +<p>Je lui demandai comment elle avait pu les apprivoiser.</p> + +<p>—Comme toutes les créatures du bon Dieu, en leur +montrant que je les aimais. Quand l'hiver vient et que la +terre est gelée, je leur jette la graine sur le seuil, et, +dans le temps des fleurs, ils s'en souviennent.</p> + +<p>En ce moment, le meunier et Salaün reparurent; le +premier appela son cheval, qui jeta un regard de regret +mélancolique sur les gazons marins, mais se résigna à +obéir. A leur approche, les oiseaux de Dinorah s'envolèrent.</p> + +<p>—Voilà encore la <i>petite sainte</i> qui fait l'aumône aux +mendiants de l'air, dit Guiller en nous rejoignant; aurait-elle +parmi eux quelque messager qui lui apporte des nouvelles +de sa marraine?</p> + +<p>—Pourquoi non? répliqua le gabarier; si nos pères +n'ont pas menti, il y a des oiseaux qui connaissent les +routes dans <i>la mer d'en haut</i>, et qui peuvent porter une +lettre aux bienheureux du paradis.</p> + +<p>—C'est donc le contraire de mon cheval, reprit le +meunier, car il porte, de ce pas, de la mouture à un +damné de l'enfer.</p> + +<p>—Vous allez à <i>la Pointe-du-Corbeau</i>? demanda Salaün.</p> + +<p>—Voir si le père du mal n'a pas encore emporté le +vieux <i>Judok-Naufrage</i>.</p> + +<p>Ce dernier nom me frappa: de récentes recherches +faites aux archives judiciaires de la marine me l'avaient +fait rencontrer, et je me souvins alors avoir ouï dire que +celui qui le portait devait habiter encore quelque point +de nos côtes bretonnes. Mes questions à Salaün et au +meunier dissipèrent bientôt tous mes doutes. L'habitant +de la <i>Pointe-du-Corbeau</i> était bien l'homme traduit en +1812 devant le tribunal maritime de Brest, sous l'accusation +de crimes qu'on n'avait pu prouver, et renvoyé +absous. Guiller lui apportait la mouture du mois, et s'inquiétait +de savoir s'il le trouverait à sa cabane, quand le +pêcheur lui dit:</p> + +<p>—Tu vas le savoir, car voici son fils, Beuzec-le-Noir.</p> + +<p>A ce nom, je me retournai vers le nouveau venu: c'était +un jeune paysan, vêtu d'un costume de toile en lambeaux. +Sa chevelure rousse lui tombait jusqu'au cou, et +sa main droite serrait un bâton de houx noueux, tandis +que la gauche retenait un bissac sur son épaule. On cherchait +vainement dans ses traits le type calme et pur des +Cambriens. Sa face élargie, son front déprimé, ses yeux +enfoncés, ses dents aiguës, tout semblait accuser l'origine +tartare; son visage et ses membres avaient pris sous le +soleil une teinte foncée qu'échauffaient, au-dessous, quelques +glacis rougeâtres; c'était ce qui l'avait fait appeler +Beuzec-le-Noir. L'aspect de ce jeune homme avait je ne +sais quoi de repoussant et de terrible.</p> + +<p>Beuzec avait ralenti le pas en nous apercevant, sans +changer pourtant de direction. Dinorah, qui s'était retournée +comme moi en l'entendant nommer, affectait +maintenant de filer sans le regarder. L'œil de Beuzec se +fixait, au contraire, sur la jeune fille, et il me parut évident +qu'il était tout à la fois attiré par elle et repoussé +par nous. Guiller l'appela de loin avec la familiarité hardie +qui lui semblait habituelle.</p> + +<p>—Arrive donc, coureur de sentiers! cria-t-il en remuant +les bras; ne vois-tu pas qu'on veut te parler?</p> + +<p>Beuzec marcha encore plus lentement.</p> + +<p>—Il faudrait un bout de filin à trois nœuds pour lui +faire comprendre le breton, objecta Salaün.</p> + +<p>Beuzec parut près de s'arrêter.</p> + +<p>—Le meunier veut savoir si Judok est chez lui, dit +alors Dinorah sans lever les yeux et en continuant à filer.</p> + +<p>Le vagabond ne répondit pas immédiatement; il promena +sur nous un regard scrutateur, puis répliqua:</p> + +<p>—Il n'y a que ceux qui viennent de la Pointe qui +peuvent le savoir.</p> + +<p>—Et d'où viens-tu donc? demanda Salaün.</p> + +<p>—Parbleu! d'où il vient toujours, répondit Guiller, +de la petite guerre. Ne voyez-vous pas qu'il a le bissac +de picorée sur l'épaule? Qu'as-tu maraudé aujourd'hui, +voyons, pupille du diable; fruit ou racine, chair ou poisson?</p> + +<p>Il fit un geste comme s'il eût voulu porter la main sur +la besace; mais un éclair passa dans l'œil du vagabond, +et son bâton de houx se releva lentement.</p> + +<p>—Beuzec vient de la lande, dit la jeune fille en s'entremettant; +je l'ai vu il y a une heure du côté des terriers.</p> + +<p>—Est-ce qu'il se serait mis à chasser comme les gentilshommes? +demanda ironiquement Guiller.</p> + +<p>—Pourquoi donc pas? dit le vagabond avec humeur.</p> + +<p>—Et qu'as-tu fait de ton fusil et de ton chien? reprit +le meunier.</p> + +<p>—Voici le fusil des coureurs de sentiers, répliqua +Beuzec en montrant son bâton noueux, et j'ai là, dans +mon bissac, le chien de chasse de <i>sainte misère</i>!</p> + +<p>A ces mots, il plongea la main dans la poche la plus +profonde, et en retira un petit animal très vif, de couleur +sale, aux yeux enflammés et le museau humide de +sang.</p> + +<p>—Un furet! s'écria Salaün; je comprends à cette heure +pourquoi les messieurs du manoir se plaignent de ne plus +trouver de lapins dans la garenne; c'est toi qui les braconnes +avec ta vermine.</p> + +<p>Beuzec éclata de rire.</p> + +<p>—Ah! nous savons les trouver, nous autres, reprit-il +d'un accent de triomphe; <i>Jean qui tue</i> m'en a encore +étranglé quatre aujourd'hui; voyez!</p> + +<p>Et il retira de la seconde poche du bissac plusieurs +jeunes lapins qui portaient au cou les traces de la dent +du furet. Il nous les montra avec un rire féroce en les +pressant du pouce et faisant couler le sang.</p> + +<p>Guiller lui demanda s'il voulait vendre son gibier.</p> + +<p>—Pas ici, répliqua-t-il; j'irai à Crozon, où l'aubergiste +me l'achètera pour du <i>vin de feu</i>.</p> + +<p>Il avait repris les lapins; et allait les replonger dans sa +besace; mais il se ravisa tout à coup, en saisit un, et le +jeta sans rien dire devant Dinorah. Celle-ci le regarda +comme si elle n'eût point compris.</p> + +<p>—C'est le plus beau, dit brusquement Beuzec, la <i>petite +sainte</i> peut le prendre.</p> + +<p>Salaün ne permit point à sa fille de répondre, et repoussa +du pied le présent.</p> + +<p>—Emporte ta chasse, dit-il d'un ton rude, nous ne +mangeons que le gibier pris par des chrétiens.</p> + +<p>Beuzec tressaillit et parut un instant déconcerté; mais +il redressa bientôt la tête comme une vipère, fit entendre +un de ces éclats de rire faux et stridents qui m'avaient +déjà étonné, puis replaça le bissac sur son épaule sans +répondre et disparut au penchant du promontoire.</p> + +<p>—Eh bien! et son lapin! dit Guiller, qui montra l'animal +resté à terre.</p> + +<p>—Tu le lui rapporteras! répondit brusquement Salaün.</p> + +<p>Le meunier releva le gibier, qu'il examina avec un regard +de convoitise friande.</p> + +<p>—Du diable si j'ai vos scrupules, maître Salaün, dit-il; +l'animal est gras comme un nourrisson de neuf mois, +et, arrangé au vin blanc, ça serait un mets royal; aussi +j'ai grande envie d'accepter pour vous le cadeau.</p> + +<p>Et comme il vit que le pêcheur allait répliquer:</p> + +<p>—Au reste, nous nous arrangerons, moi et Beuzec, +ajouta-t-il, vu que je vais le retrouver là-bas. Aucun de +vous n'a de commission pour <i>Judok-Naufrage</i>?</p> + +<p>Je répondis que je désirais le voir, et que, si la barque +pouvait venir me prendre à <i>la Pointe-du-Corbeau</i>, j'accompagnerais +Guiller jusque chez le vieux naufrageur. +Salaün parut éprouver quelque répugnance pour cet arrangement, +qu'il finit pourtant par accepter. Après avoir +pris congé de Dinorah, je partis avec le meunier.</p> + +<p>—Monsieur va voir un drôle de païen, dit celui-ci +lorsque nous fûmes en route; dans le pays, on le croit +donné au diable, et, à vrai dire, voilà bien longtemps +qu'ils vivent en compérage. M'est avis que, si on mettait +ses péchés à la file, il y aurait de quoi paver le chemin de +Camaret à Crozon. Il a seul fait venir plus de navires à la +côte depuis vingt années que tous les vents de <i>suroit</i><a name="FNanchor_6_6" id="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6" class="fnanchor">[6]</a>, +et il a promené ses fausses balises et ses feux de tromperie +depuis Loquirek jusqu'à Trevignon.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_6" id="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6"><span class="label">[6]</span></a> Sud-ouest.</p></div> + +<p>Je demandai si cet odieux métier l'avait enrichi.</p> + +<p>—C'est à savoir, dit Guiller; Judok vit à la Pointe +comme un <i>chercheur de pain</i><a name="FNanchor_7_7" id="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7" class="fnanchor">[7]</a>, mais nul ne pourrait +dire si sa pauvreté est un mensonge. Souvent Dieu vous +punit du bien mal acquis en vous donnant l'avarice, et +alors la richesse ressemble à une maladie intérieure qui +vous ronge le cœur.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_7" id="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7"><span class="label">[7]</span></a> <i>Klasker bara</i>, mendiant.</p></div> + +<p>Nous traversions une campagne de plus en plus ravagée. +A droite se dressait un encadrement de rochers qui +nous cachait les flots; à gauche, l'œil se perdait sur une +bruyère desséchée: des blocs de quartz blanc perçaient, +de loin en loin, le sol dépouillé, comme des ossements +gigantesques exhumés par le vent de mer; enfin, au tournant +d'un monticule, nous aperçûmes la hutte de Judok. +Bâtie dans une fente, à la pointe d'une petite crique, elle +se confondait presqu'avec les dentelures de granit du promontoire. +Le toit, adossé à un rocher, était couvert d'algues +marines retenues par d'énormes galets. La carcasse +d'une tête de cheval se dressait à l'une des extrémités, +tandis qu'à l'autre pendait une touffe de chanvre. Le +meunier me la fit remarquer.</p> + +<p>—C'est son enseigne d'autrefois, me dit-il; le métier de +noyeur d'hommes n'était que pour les grands jours; +d'ordinaire il écorchait les bêtes mortes et filait des cordes. +Aussi les vieux du pays ne le considèrent pas comme +un chrétien, et disent que c'est un <i>kacouss</i>.</p> + +<p>J'avais déjà rencontré dans l'Arhès quelques restes de +cette caste maudite, livrée aux mêmes industries que les +parias de l'Inde et rejetée comme eux de la société commune. +Assez nombreux autrefois pour avoir nécessité des +dispositions particulières dans les ordonnances civiles et +religieuses de la Bretagne, les <i>kacouss</i> s'étaient longtemps +cachés aux lieux les plus solitaires, repoussés par l'église +elle-même, qui ne leur permettait d'entendre les offices +qu'à la porte du temple, <i>sous les cloches</i>. Quant à leur +origine, la tradition était multiple et douteuse: les uns les +tenaient pour des <i>Gypsians</i> ou Bohêmes, les autres pour +des Juifs lépreux, quelques-uns pour des Sarrazins emmenés +captifs à l'époque des croisades. Les ducs de Bretagne +leur avaient d'abord interdit l'agriculture et le commerce; +mais, au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, voulant diminuer le nombre +des mendiants, François II leur permit de prendre des +fermes avec des baux de trois ans et de faire le trafic du +fil ou du chanvre dans les lieux peu fréquentés. Ces nouveaux +priviléges ne leur furent accordés qu'à la condition de +porter une marque de drap rouge sur leurs vêtements. +Bien que le temps eût fait disparaître toutes ces distinctions, +le préjugé populaire avait survécu. Le petit nombre +de <i>kacouss</i>, dont l'origine était restée visible, continuait à +vivre à l'écart, séparé de tous par une muraille de mépris. +Pour ceux que je venais de voir dans la montagne, +cette réprobation n'avait eu d'autre résultat que l'ignorance +et la misère. Si l'on disait vrai, j'allais en voir un +dont elle paraissait avoir envenimé le cœur et nourri la +méchanceté.</p> + +<p>Nous trouvâmes Judok devant sa porte, occupé à détordre +de vieux bouts de cordage recueillis sur la grève. +C'était un petit vieillard très maigre et complétement +chauve. Son visage, couleur de brique, était sillonné en +tous sens de rides si creusées, que le soleil n'avait pu les +brunir jusqu'au fond, et qu'elles dessinaient, sur la peau, +un dédale de lignes plus blanches qu'on eût pris, au premier +aspect, pour un tatouage. La bouche dégarnie était +rentrée et sans lèvres, le front fuyant, le nez recourbé; +l'œil avait une mobilité farouche, et la mâchoire inférieure +une sorte de tremblement: on eût dit une bête +fauve qui mâche à vide.</p> + +<p>A ma vue, Judok fit un mouvement de surprise qui +ressemblait à de la frayeur. Cependant il ne se leva point, +et ses doigts continuèrent à parfiler le chanvre; mais son +regard me suivait avec cette oscillation fiévreuse qui lui +semblait habituelle. Guiller s'aperçut de son inquiétude.</p> + +<p>—Eh bien! vous ne m'attendiez pas en si bonne +compagnie, vieux fileur du cordes! dit-il en ricanant.</p> + +<p>—Que cherche le gentilhomme sur nos côtes? demanda +Judok, dont l'œil ne pouvait me quitter.</p> + +<p>—Vous, peut-être, dit le meunier.</p> + +<p>Le <i>kacouss</i> se leva et laissa tomber la corde qu'il effilait. +Je tâchai de le rassurer en lui expliquant que j'avais +suivi Guiller pour voir le pays, et que j'attendais le bateau +de Salaün à la <i>Pointe-du-Corbeau</i>. Il parut satisfait, +grommela une malédiction contre le meunier qui continuait +à rire, et alla prendre un des bouts du sac qu'il venait +de décharger. Tous deux le portèrent à la cabane, +où je les suivis; mais, à peine entré, Judok s'arrêta avec +un cri et laissa retomber la poche de mouture. Il venait +d'apercevoir Beuzec accroupi sur le foyer et occupé à recouvrir +de cendre des pommes de terre qu'il retirait de +sa besace.</p> + +<p>—Lui! s'écria le <i>kacouss</i> avec une indicible expression +de surprise; que les saints nous protégent! Par où est-il +entré?</p> + +<p>—Il me paraît qu'il n'y a pas à choisir, dit Guiller en +montrant la porte.</p> + +<p>—Non, non! reprit le cordier avec force; quand je +suis sorti, il n'y était pas; je n'ai point quitté le seuil, et +il n'a pu passer sans être vu.</p> + +<p>—Par où alors serait-il venu? demandai-je en regardant +autour de moi la cabane, qui n'avait aucune autre +ouverture.</p> + +<p>—C'est ce que le <i>reptile</i> seul pourrait dire, murmura +Judok, qui lança au jeune garçon un regard où la colère +se mêlait à la crainte.</p> + +<p>Beuzec avait tout écouté d'un air indifférent, et continuait +à ranger ses pommes de terre sur le foyer.</p> + +<p>—Qu'est-ce qui étonne <i>mon père</i>? dit-il enfin tranquillement; +le vent ne sait-il pas bien entrer sans qu'il y +ait de porte?</p> + +<p>—Entendez-vous, s'écria le <i>kacouss</i>, il l'avoue! Le +malheureux peut venir et aller sans que je le sache; je +ne suis plus le maître dans mon pauvre logis! il peut +tout prendre ici à sa fantaisie!...</p> + +<p>—Il y a donc à prendre, <i>mon père</i>? demanda Beuzec +en appuyant pour la seconde fois sur cette appellation +avec une ironie de tendresse.</p> + +<p>Le cordier se retourna vers lui l'œil allumé.</p> + +<p>—Qui a dit cela? s'écria-t-il.</p> + +<p>—C'est vous, répliqua Beuzec.</p> + +<p>—Tu mens!</p> + +<p>—Demandez au gentilhomme! A vous entendre, on +dirait qu'il y a dans la cabane un trésor.</p> + +<p>Beuzec avait prononcé ces derniers mots plus lentement, +la tête basse, et regardant le vieillard en-dessous. +Celui-ci se redressa.</p> + +<p>—Où ça, un trésor? bégaya-t-il, où l'as-tu vu, damné +que tu es? montre-le donc, parle, voyons, vite, dis +où est le trésor?</p> + +<p>Le jeune garçon ne répondit rien; il continuait à sifflotter +entre ses dents d'un air sardonique. Judok se retourna +vers nous.</p> + +<p>—Dieu lui a donné une <i>tête de brute</i><a name="FNanchor_8_8" id="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8" class="fnanchor">[8]</a>, dit-il en ricanant; +il chante comme les goëlands de la grève, sans savoir +ce qu'il dit. Plût à Dieu que le pauvre homme d'ici +eût un trésor! Il bluterait sa farine plus blanche et ferait +ses miches plus grandes.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_8" id="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8"><span class="label">[8]</span></a> Expression bretonne; pour désigner un fou on dit <i>pen-saout</i>, +mot à mot, <i>tête de brute</i>.</p></div> + +<p>—Allons, vieille pratique, ne criez donc pas toujours +misère, ou je croirai que vous roulez sur l'or, interrompit +Guiller; vous pouvez compter les bouchées, pourvu +que vous ne comptiez pas les petits verres.... En route la +bouteille de <i>vin de feu</i>.</p> + +<p>Le cordier parut embarrassé. Il grommela entre ses +dents quelques mots que le meunier ne dut point entendre +plus que moi, mais dont il comprit l'intention.</p> + +<p>—Ah! pas de <i>flibuste</i>, Judok-Naufrage! interrompit-il +presque sérieusement, ou je ne vous apporte plus de +mouture! Ma meule ne tourne que pour les bons enfants.</p> + +<p>Le <i>kacouss</i> parut céder à la menace de Guiller. Je savais +déjà que la rareté des moulins, dans plusieurs parties +de la Bretagne, mettait les habitants solitaires et dispersés +à la merci des meuniers. En refusant leur pratique, +ceux-ci pouvaient les affamer, et on m'avait cité, dans +l'Arhès, des exemples singuliers de leur tyrannie. L'un +d'eux avait forcé son voisin à transporter le blé qu'il faisait +moudre à six lieues de sa ferme, et je l'avais vu faire +jusqu'à trois et quatre voyages avec sa charrette et son +attelage avant d'obtenir sa mouture. Je ne fus donc surpris +ni de la menace de Guiller, ni de la condescendance +du cordier. Ce dernier s'était approché d'un vieux coffre +fermé à clé d'où il retira une bouteille à moitié vide et +trois verres d'inégale grandeur. Il posa les verres sur la +table, Guiller s'empara du plus grand.</p> + +<p>—Faisons bonne mesure, compère, dit-il en le tendant +à son hôte, les routes sont aujourd'hui aussi chaudes +que la gueule d'un four, et les chrétiens ont besoin +de rafraîchissements.</p> + +<p>Malgré l'invitation, la main de Judok versait si précautionneusement, +que le verre ne pouvait se remplir. +Deux ou trois fois, il s'arrêta court; mais le meunier restait +le bras tendu et l'obligeait à verser de nouveau. Il +ne retira le verre que lorsqu'il fut plein.</p> + +<p>—Maintenant au gentilhomme! dit-il en m'indiquant; +il y a toujours profit à trinquer avec les honnêtes gens.</p> + +<p>La générosité forcée de Judok lui donnait un air +d'anxiété si plaisante, que malgré ma répugnance, j'acceptai +la maligne invitation du meunier. La main de notre +avare échanson remplit le second verre avec force hésitations +et tremblements; mais, quand il en vint au troisième, +qui lui était destiné, le comique prit des proportions +véritablement merveilleuses. Partagé entre sa ladrerie +et son goût pour le <i>vin de feu</i>, Judok versait à +demi, s'arrêtait, puis reprenait avec des grognements de +convoitise et de désespoir d'une indicible bouffonnerie. +Il porta enfin le verre à ses lèvres en gémissant; poussa +une exclamation de joie dès qu'il eut goûté, puis, subitement +repris par la pensée de la dépense, soupira de +nouveau, but une seconde fois pour se consoler, et s'épanouit +encore jusqu'à ce qu'il revînt au cruel souvenir. +J'assistais à cette pantomime de l'Harpagon sauvage avec +une admiration d'artiste qui me faisait complétement oublier +la laideur de la réalité. Cependant il me parut qu'après +avoir vidé son verre, le vieil écorcheur fléchissait +dans ses principes, et que la sensualité avait momentanément +vaincu l'avarice. Il reprit, d'un air décidé, la +bouteille qu'il avait posée sur la table et voulut remplir +de nouveau son verre; mais je le vis s'arrêter avec +une expression de stupeur: la bouteille était vide! Il se +retourna vers le foyer; Beuzec n'y était plus.</p> + +<p>Guiller riait aux éclats, mais sans comprendre comment +le <i>vin de feu</i> avait pu disparaître. Judok paraissait +en proie à une agitation qui tenait de l'épouvante et de la +colère. Il nous regardait l'un après l'autre de ses petits +yeux gris et inquiets en répétant:—Qui a bu? qui a +bu?</p> + +<p>—Pour sûr ce n'est pas le gentilhomme, car son +verre est encore plein, dit Guiller, et que Dieu me damne +si c'est moi; vous avez chez vous un pupille du diable.</p> + +<p>—Le <i>reptile</i>! s'écria Judok; c'est donc lui? Mais où +et comment? Vous l'avez vu?</p> + +<p>Son regard nous interrogeait avec angoisse, en allant +de l'un à l'autre. Le meunier continuait à rire sans répondre. +Je déclarai que, pour ma part, je n'avais rien +remarqué. Judok continuait à agiter sa bouteille qu'il ne +pouvait croire vide. Je voulus enfin donner un dénouement +à l'aventure en prenant une petite pièce de monnaie +que je jetai sur la table. A cette vue, le cordier +tressaillit, un sourire traversa sa physionomie de renard, +et il étendit la main pour saisir ce dédommagement inattendu; +mais une autre main plus prompte, qui sortit de +dessous la table, s'en empara, et Beuzec, se dressant tout à +coup sous nos pieds avec un éclat de rire, s'élança vers +la porte de la cabane. Judok se mit en vain à sa poursuite; +le jeune garçon était trop agile pour qu'il pût le +rejoindre. Nous le vîmes disparaître dans une fente du +promontoire aux bords de laquelle Judok dut s'arrêter.</p> + +<p>—L'argent est allé rejoindre le <i>vin de feu</i>, dit Guiller +en riant. Sur mon salut! le <i>reptile</i>, comme il dit, est un +garçon avisé, et je ne m'étonne plus si, dans le pays, on +lui donne une <i>origine noire</i>; mais voici Salaün qui +aborde, et je vous conseille de descendre, car ne comptez +pas qu'il vienne vous chercher jusqu'ici: il a encore +plus peur du diable que je n'ai peur de la mer.</p> + +<p>Je rejoignis le vieux gabarier, qui se tenait à la poupe, +appuyé sur sa gaffe. Dès que j'eus mis le pied dans la +barque, il poussa au large, et nous nous trouvâmes au +milieu des algues qui frangeaient la grève. Il fallut louvoyer +quelques minutes dans un archipel de petits récifs +contre lesquels la vague bouillonnait en soupirant. Nous +allions doubler la dernière pointe, quand j'aperçus Judok +debout sur le rebord de la roche où Beuzec lui avait +échappé, un bras étendu et le poing fermé comme s'il +menaçait encore. Salaün imprima à la barque une brusque +déviation qui l'éloigna du promontoire. Je lui dis en +souriant de se rassurer, que ce n'était point à nous qu'en +voulait l'écorcheur: il secoua la tête.</p> + +<p>—L'ami du diable est ennemi de tout le monde, murmura-t-il +à demi-voix; Monsieur n'aura qu'à s'en prendre +à lui-même, si tout à l'heure il ne fait pas bon sur l'eau +salée.</p> + +<p>—Craignez-vous un grain? demandai-je.</p> + +<p>Salaün plia les épaules.</p> + +<p>—Demandez à ceux qui l'envoient! dit-il avec humeur; +quand je suis parti, rien ne s'annonçait, et maintenant +il y a un nuage sur la <i>Pointe-du-Corbeau</i>!</p> + +<p>Je regardai dans la direction indiquée; une sorte de +fumée blanche montait, en effet, dans le ciel et commençait +à en salir l'azur. La brise fraîchissait de plus en +plus; on voyait les crêtes des vagues se border d'une +écume verdâtre; le bruit du ressac devenait plus rauque, +et les rivages effaçaient à demi leurs contours dans une +transparente bruine. Cependant l'horizon avait conservé +sa limpidité, et j'avais assez souvent observé les annonces +d'orage pour ne trouver, dans ce que j'apercevais, +aucun signe sérieusement alarmant. Il me parut évident +que les superstitieuses préventions du gabarier lui faisaient +oublier sa propre expérience. Je m'assis donc tranquillement +sur le rebord du bateau, laissant pendre au dehors +une de mes mains qui effleurait, en se jouant, la cime +des flots.</p> + +<p>Nous contournions lentement la baie, dont tous les +aspects passaient successivement sous nos yeux. La côte +présentait tantôt des plages couvertes d'un sable nacré +que les coquillages émaillaient comme des fleurs, tantôt +des dunes pierreuses aux flancs sculptés par la mer. Ici +c'étaient de hautes pyramides rougeâtres et pailletées de +mica qui se dressaient aux bords du promontoire, là des +galeries aériennes d'un chiste ardoisé s'avançant au-dessus +des vagues comme des balcons de fer aquatiques. De +loin en loin, le roc creusé par les flots dressait de gigantesques +arcades sous lesquelles tourbillonnaient des +essaims de goëlands gris, tandis que la mer, brisée à tous +ces écueils, les entourait de son murmure plaintif. +Nous commencions à distinguer l'ouverture de la caverne +marine vers laquelle nous nous dirigions. <i>Née de la mer</i>, +comme l'indique son nom celtique, la grotte de Morgate +ou <i>Morgane</i><a name="FNanchor_9_9" id="FNanchor_9_9"></a><a href="#Footnote_9_9" class="fnanchor">[9]</a> occupe la base d'un haut promontoire +entièrement dépouillé. Le cintre surbaissé que forme +l'entrée de la grotte s'ouvre sur les flots comme la mâchoire +à demi noyée d'un cétacé gigantesque. Il fallut se +coucher sur les bancs au moment où la barque s'y engagea. +Nous passions du jour à une obscurité subite qui ne +nous permit d'abord de rien voir; mais cette nuit sembla +s'éclairer insensiblement: une clarté bleuâtre pénétrait +par l'entrée, glissait le long des parois et allait s'arrêter +au fond, sur une petite grève de sable fin. Lorsque +l'œil, habitué à cette ombreuse lueur, put saisir l'ensemble, +je me levai involontairement avec un cri d'admiration. +La voûte de la grotte se dressait à quarante pieds au-dessus +de nos têtes, revêtue d'une sorte de vitrification +qui se prolongeait des deux côtés jusqu'aux flots. De longues +veines d'un rouge sombre et d'un vert pâle qui marbraient +cette immense nef lui donnaient je ne sais quelle +somptuosité sauvage; on eût dit le palais d'une des divinités +de notre orageux océan. Au milieu se dressait un +rocher de granit rose poli par la vague; l'onde, abritée, +frissonnait à ses pieds, à peine ridée par le souffle du dehors.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_9" id="Footnote_9_9"></a><a href="#FNanchor_9_9"><span class="label">[9]</span></a> <i>Morgane</i> vient de deux mots celtiques, <i>mor</i>, mer, et +<i>gannet</i>, enfanté. C'est par corruption que le nom de <i>Morgane</i> +a été transformé en celui de <i>Morgate</i>.</p></div> + +<p>Notre barque, qui obéissait là au moindre mouvement +de l'aviron, en fit le tour, et nous arrivâmes au fond de +la grotte: elle était terminée par la petite grève que j'avais +déjà aperçue et par deux couloirs qui se perdaient sous +la montagne. A chaque oscillation du flux, on entendait +la vague s'y plonger avec un gémissement sonore. Je demandai +à Salaün où conduisaient ces routes mystérieuses.</p> + +<p>—C'est ce que pourrait dire la <i>pennérèz</i> de Rozan, +répliqua le gabarier; Monsieur doit avoir entendu les fileuses +chanter son histoire.</p> + +<p>Ce nom fut, pour ma mémoire, tout un réveil: je me +rappelai le vieux <i>guerz</i> de Génoffa, dont le drame se dénouait +en effet au lieu même où nous nous trouvions arrêtés.—Génoffa +habitait, dit le poète breton, le château +<i>puissant</i><a name="FNanchor_10_10" id="FNanchor_10_10"></a><a href="#Footnote_10_10" class="fnanchor">[10]</a>, à l'embouchure de la rivière de Laber. Elle +était fille d'un seigneur qui l'avait vu naître et grandir +comme la ronce des haies, sans y prendre garde. L'enfant était restée païenne, +car aucun prêtre n'avait traversé +la rivière depuis que la tour jetait son ombre sur +les eaux, et l'île appartenait au démon, le signe saint +n'ayant jamais été tracé sur la terre, ni sur les hommes. +Génoffa vivait là sans autre dieu que son désir. Montée +sur une vache blanche dont les cornes étaient dorées, +elle courait à travers les joncs du rivage, le long des +landes en fleurs, sur les coteaux alors couverts de chênes, +et saisissait les oiseaux au vol dans un filet de soie. +Un jour qu'elle allait traverser le carrefour d'un taillis, +elle vit venir derrière elle un cavalier qui montait un +taureau noir aux cornes argentées. Génoffa sentit un <i>frémissement +dans sa chair</i>, et, sans y penser, elle ralentit +le pas de sa monture. Alors l'étranger s'approcha et +se mit à lui parler avec tant de douceur, que la jeune +païenne se sentit transportée dans le monde des fées.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_10" id="Footnote_10_10"></a><a href="#FNanchor_10_10"><span class="label">[10]</span></a> On trouve encore dans l'île de Rozan les ruines du +vieux château de <i>Mur</i> ou de <i>Meur</i>, mot qui, en celtique, +signifie <i>beaucoup</i>, et exprime l'idée de puissance, comme le +prouve le surnom donné au Grallon appelé dans nos ballades +<i>Grallon-Mur</i>.</p></div> + +<blockquote><p>«La vache blanche et le taureau noir allaient côte à côte, +si lentement, qu'ils pouvaient brouter les pousses nouvelles +aux deux revers du chemin.</p> + +<p>»Et le bruit de leurs pas sur les pierres du sentier retentissait +dans le cœur de Génoffa comme de la musique.</p> + +<p>»Il lui semblait que tous les arbres étaient couronnés de +fleurs, que les oiseaux chantaient sous chaque feuille, et que +la brise de mer avait l'odeur de l'encens<a name="FNanchor_11_11" id="FNanchor_11_11"></a><a href="#Footnote_11_11" class="fnanchor">[11]</a>.</p></blockquote> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_11" id="Footnote_11_11"></a><a href="#FNanchor_11_11"><span class="label">[11]</span></a> A veoc'h venn bez'ez camp gand ar cozle-tarv du, etc.</p></div> + +<blockquote><p>»La dangereuse rencontre se renouvela plusieurs fois; à +chaque entrevue, l'enchantement de Génoffa grandissait.</p> + +<p>»Si bien qu'elle ne voulait plus que ce que voulait l'étranger.</p> + +<p>»Et qu'un soir la vache blanche revint seule au <i>château +puissant</i>: sa maîtresse était restée avec le cavalier inconnu.</p> + +<p>»Le seigneur de l'île de Rozan se mit aussitôt à leur poursuite +à la tête de ses soldats. Tous tenaient une épée nue de +la main droite et un poignard dans la gauche, afin d'être +prêts à frapper;</p> + +<p>»Car le seigneur avait promis de couvrir avec une pièce +d'or chaque tache que ferait sur eux le sang de l'étranger.</p> + +<p>»Lorsqu'il les vit venir, celui-ci prit Génoffa dans ses bras, +monta sur son taureau noir, et s'élança dans la mer, et gagna +la grotte merveilleuse.</p> + +<p>»Arrivé là, il crut être maître de la jeune fille; mais elle +se mit tout à coup à avoir honte et à trembler.</p> + +<p>»—Laissez-moi, <i>Spountus</i><a name="FNanchor_12_12" id="FNanchor_12_12"></a><a href="#Footnote_12_12" class="fnanchor">[12]</a>, dit-elle toute pâle; j'entends +ma mère pleurer entre les planches de sa bière.</p></blockquote> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_12" id="Footnote_12_12"></a><a href="#FNanchor_12_12"><span class="label">[12]</span></a> <i>Spountus</i>, surnom donné au démon: mot à mot l'<i>effroyable</i>. +</p><p> +Avoalc'h, Spountus, émé, droug-livet éné drem, etc.</p></div> + +<blockquote><p>»—C'est le bruit du flot contre la falaise, fit observer le +cavalier.</p> + +<p>»—Ecoutez, <i>Spountus</i>, ma mère parle sous la terre +bénite.</p> + +<p>»—Et que dit-elle, pauvre créature?</p> + +<p>»—Elle dit qu'elle ne veut point donner sa fille, corps et +âme, sans allumer les cierges et sans faire chanter les prêtres.—Qu'il +lui soit donc accordé ce qu'elle demande, chère âme; +je n'ai jamais méprisé les morts.</p> + +<p>»A ces mots, l'inconnu fait un signe, et voilà que des +prêtres et des acolytes surgissent de l'obscurité; ils entourent +le rocher qui se trouve au centre de la grotte.</p> + +<p>»Ils le recouvrent d'un tapis de soie damassé et d'une +nappe de dentelle; ils allument les cierges, ils font brûler +l'encens, et la cérémonie du mariage commence.</p> + +<p>»Au moment où l'union est prononcée, Génoffa pousse +un cri, car elle sent que l'anneau d'argent brûle son doigt; +mais il est trop tard!</p> + +<p>»<i>Spountus</i> a saisi sa main et l'emmène à travers les routes +sombres ouvertes au fond de la caverne. Le cœur de la jeune +païenne frissonne et devient froid. Elle se serre contre l'inconnu, +qui est devenu le seigneur de sa vie.</p> + +<p>»Ecoutez, <i>Spountus</i>, on dirait que là-bas, au-dessus de +notre tête, retentissent des plaintes et des grincements de +rage.—C'est le bruit que font les ouvriers en minant les +pierres de la montagne, ma douce âme.</p> + +<p>»—Cher mari, je sens tomber sur mon visage une pluie +de larmes chaudes.—C'est l'eau qui coule du rocher, Génoffa.</p> + +<p>»—Moitié de ma vie, l'air que nous respirons ici me +brûle comme si j'approchais d'une fournaise.—C'est le vent +qui vient du cœur de la terre, madame.</p> + +<p>»—Joie et salut de mes jours, regarde, du feu, du feu, +du feu partout!—C'est l'enfer, païenne! tu es maintenant à +moi pour l'éternité<a name="FNanchor_13_13" id="FNanchor_13_13"></a><a href="#Footnote_13_13" class="fnanchor">[13]</a>.»</p></blockquote> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_13" id="Footnote_13_13"></a><a href="#FNanchor_13_13"><span class="label">[13]</span></a> Peoch, Spountus, grigonez ha klemmou zo azé, etc.</p></div> + +<p>Pendant que je murmurais ces derniers vers du <i>guerz</i> +breton, la barque avait achevé son circuit, elle se retrouva +en face du rocher de granit rose qui avait conservé +dans le pays le nom d'<i>Autel-du-Diable</i>. Je demandai +à Salaün si <i>Spountus</i> ne hantait plus la grotte où son +mariage avait été célébré. Au lieu de répondre, il fit glisser +la barque vers l'entrée, et quelques instants après, +nous nous trouvions de nouveau sous le ciel. Le gabarier +laissa alors flotter sa rame, se retourna vers la sombre +ouverture qui béait derrière nous, puis, me regardant:</p> + +<p>—Monsieur devait faire sa question quand il a visité +la <i>Pointe-du-Corbeau</i>, dit-il avec intention, Judok-Naufrage +aurait pu vous répondre.</p> + +<p>—Est-ce donc ici qu'il reçoit la visite de son maître? +demandai-je en riant.</p> + +<p>Salaün me jeta un regard de côté, parut hésiter; puis, +comme un homme à qui la mauvaise humeur ôte la +honte:</p> + +<p>—C'est ici! dit-il brusquement.</p> + +<p>—Vous l'avez aperçu?</p> + +<p>—Comme j'aperçois mon bateau.</p> + +<p>—Et ce n'était ni un jour d'aire neuve, ni un soir de +pardon?</p> + +<p>—C'était une nuit de gros temps, et je n'avais bu que +de l'eau de fontaine.</p> + +<p>—Où vous trouviez-vous donc?</p> + +<p>—Là-bas, à l'ancre, près de la <i>Petite-Roche aux +Plumes</i>. C'était dans ma jeunesse; j'avais l'œil bon et +l'oreille fine, sans compter qu'il y allait de la liberté, vu +que les navires saxons<a name="FNanchor_14_14" id="FNanchor_14_14"></a><a href="#Footnote_14_14" class="fnanchor">[14]</a> croisaient sans cesse à l'horizon, +et que leurs péniches fouillaient toutes les nuits les +stations de pêche: c'était miracle de leur échapper; j'avais +déjà deux de mes cousins sur les pontons. Aussi un +gabier de grande hune n'eût pas fait meilleur garde. Mon +regard allait de la mer à la côte, quand tout à coup l'ouverture +de la caverne marine s'éclaira, et un trait de +flamme partit vers le ciel, d'où il retomba sous forme +d'étoiles.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14_14" id="Footnote_14_14"></a><a href="#FNanchor_14_14"><span class="label">[14]</span></a> Nom donné aux Anglais par les Bretons.</p></div> + +<p>—C'était un signal!</p> + +<p>—Qui fut compris, car bientôt après la pirogue de +Judok parut au milieu des récifs et s'enfonça dans la +grotte.</p> + +<p>—Et vous l'en avez vue ressortir?</p> + +<p>—Pas elle, dit Salaün, dont la voix s'altérait à ce souvenir, +mais une autre barque telle que les hommes n'en +ont jamais construite: elle avait la couleur de l'eau et +rasait la vague de si près, qu'on ne pouvait les distinguer +l'une de l'autre. Six ombres étaient assises de chaque +côté, maniant les avirons qui s'enfonçaient dans la mer +sans faire aucun bruit, et, près du gouvernail, un homme +rouge se tenait debout. Elle passa comme une rafale! Je +la suivis de l'œil jusqu'à l'horizon; mais, au moment où +elle disparut, un coup de tonnerre éclata au loin et fit +trembler toute la baie. Comprenant alors que Dieu livrait +la mer au démon, je levai l'ancre pour regagner la +terre.</p> + +<p>—De sorte que la terrible apparition n'eut aucune +suite?</p> + +<p>—Faites excuse, Monsieur; il se leva un vent de sud +qui ouvrit pendant trois jours tous les étangs du ciel; les +barques de pêche rentrèrent; on fit mauvaise garde dans +les forts, et les Saxons en profitèrent pour surprendre le +plus petit, dont ils égorgèrent la garnison; vous pouvez +encore voir d'ici ses ruines.</p> + +<p>Il se redressa pour me les montrer; mais la nuée blanche +que j'avais vue monter dans le ciel au moment du +départ s'était insensiblement condensée en une brume +de couleur fauve, qui voilait les côtes, s'avançait +vers la mer comme un cercle de fumée, et resserrait de +plus en plus l'espace lumineux dans lequel notre barque +naviguait. Salaün me jeta un regard où se révélaient, à +expressions égales, l'inquiétude et le triomphe. Dans sa +pensée, ce brouillard subit confirmait ses prédictions. +Ainsi qu'il l'avait prévu, en quittant la Pointe-du-Corbeau, +nous subissions la maligne influence de l'écorcheur. +Ne voyant point quel obstacle sérieux pouvait nous opposer +le nuage humide qui menaçait de nous entourer, je +lui demandai, en souriant, s'il ne saurait pas bien trouver +sa route malgré l'obscurité.</p> + +<p>—L'obscurité n'est rien, répliqua le <i>gabarier</i>, qui +promena autour de lui un regard scrutateur, je naviguerais +les yeux fermés dans toutes nos passes; mais la science +des hommes ne peut rien contre le <i>brouillard de maléfice</i>! +Là où il descend, les quatre aires de vent changent +de place, les brisants flottent au milieu des courants, les +côtes montent ou s'abaissent selon la volonté du malin +esprit; l'œil ne peut voir, ni la raison comprendre, il n'y +a plus d'autre pilote que le bon Dieu!</p> + +<p>J'aurais souri de l'explication du gabarier, si une partie +des hallucinations qu'il venait de décrire ne s'étaient +presque immédiatement produites. Au moment où la +brume nous enveloppa, tout parut se transformer et passer +du réel dans la région du rêve. Devenu le jouet des +plus singuliers mirages, je voyais les rocs détachés de +leur base et suspendus dans les airs où ils semblaient +flotter; des anses fantastiques se creusaient aux flancs de +la falaise; les toits d'un village se dessinaient à la place +du groupe d'écueils que nous avions dû éviter en +venant. Ces erreurs de sens étaient, pour la plupart, +très fugitives, mais tellement renaissantes et multipliées, +que l'esprit finissait par en être troublé. De rectifications +en rectifications, on arrivait à ne plus se reconnaître et à +douter même de son orientation. Au bout d'un quart d'heure, +je n'aurais pu dire de quel côté se trouvait la +terre, de quel côté l'Océan. Salaün avait échappé à cette +confusion en évitant de regarder autour de lui. Penché +sur la mer, dont il interrogeait les flots, il cherchait le +courant bien connu qui devait nous conduire au rivage. +Quand il fut certain que la barque y était entrée, il releva +la tête plus rassuré. Les images trompeuses devenaient +d'ailleurs moins fascinantes à l'approche de la +terre; on commençait à distinguer les véritables contours +de la grève. Le courant nous avait fait un peu dévier vers +la Pointe-du-Corbeau, que je crus reconnaître à travers +la brume. J'allais demander au <i>gabarier</i> si je n'étais pas +encore le jouet d'une illusion; quand il poussa un cri et +me saisit le bras:</p> + +<p>—Voyez, dit-il, en me montrant l'extrémité du promontoire, +la cabane de Judok!...</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Elle est en feu.</p> + +<p>Une lueur rougeâtre, à demi noyée dans le brouillard, +éclairait en effet les cimes du rocher. On eût pu la prendre +pour un rayon du soleil couchant qui perçait les +nuées, si son intermittence n'eût trahi les mouvements +de la flamme. Je criai à Salaün de mettre le cap sur la +Pointe du Corbeau, ce qu'il exécuta sans objections. La +vue du feu lui avait momentanément fait oublier ses préventions, +et il y courait avec l'empressement ordinaire +aux habitants de nos campagnes. C'est que, de tous les +désastres qui peuvent les frapper, aucun n'éveille la +même terreur, ni, par suite, les mêmes sympathies. L'orage +n'atteint pas tous les champs, et, au pire, ne compromet +qu'une seule moisson; la maladie n'enlève que le +laboureur ou l'attelage; l'impôt de guerre même, cette +épidémie politique qui emporte l'argent, laisse après lui +quelques ressources; mais, dans nos métairies isolées, +l'incendie dévore tout, édifices, meubles, instruments, +troupeaux: il détruit à la fois le présent et l'avenir, et +réduit le plus souvent ceux qu'il a dépouillés au bâton +du mendiant. Le rapide secours des voisins peut seul permettre +d'arracher quelques débris; aussi, quand la flamme +brille à l'horizon, quand le cri: <i>au feu!</i> a retenti dans les +paroisses, tous s'émeuvent en même temps. Le moissonneur +laisse sa faucille sur le sillon, la mère remet au +berceau l'enfant qu'elle allaite, le pâtre abandonne ses +génisses, le prêtre lui-même interrompt sa prière commencée, +et tous accourent vers le grand ennemi. Pour +s'empresser de secourir les autres, il suffit alors de penser +à soi; l'égoïsme même conseille le dévouement, et la +terreur donne du courage.</p> + +<p>En approchant du rivage, nous distinguâmes des hommes, +des femmes, des enfants qui avaient également vu +le feu et accouraient dans toutes les directions. Dès que +la barque eut abordé, nous gravîmes rapidement la falaise, +et nous aperçûmes enfin distinctement l'incendie, +qui semblait concentré à l'intérieur de la cabane. Les +flammes cependant commençaient à percer la toiture et +en sortaient par bouffées étincelantes; autour de la hutte +se pressaient les gens accourus des habitations les plus +voisines, mais tous se tenaient inactifs, regardant le feu et +échangeant des exclamations confuses. Je demandai vivement +ce qui empêchait d'entrer: on me répondit que la +porte était fermée, et tous mes efforts, joints à ceux de +Salaün, ne purent l'ébranler. Contre l'ordinaire, elle était +d'une seule pièce, fortement bâtie en chêne et barrée à +l'intérieur. Pendant que je tâchais de la soulever, un gémissement +retentit dans la cabane. Nous nous arrêtâmes +en même temps.</p> + +<p>—C'est la voix de Judok, dit le gabarier.</p> + +<p>Tous les assistants s'étaient approchés et se pressaient +sur le seuil pour entendre. Le gémissement se renouvela, +mais cette fois une voix ironique l'interrompit.</p> + +<p>—Le cordier n'est point seul! m'écriai-je.</p> + +<p>Un éclat de rire strident sembla me répondre. Il y eut +un mouvement général parmi les auditeurs, qui se rejetèrent +en arrière. Je prêtai de nouveau l'oreille; les soupirs +plaintifs et l'accent railleur continuaient à se faire +entendre; il me semblait distinguer aussi des coups répétés +qui ébranlaient la terre. Salaün et plusieurs autres s'étaient +d'abord timidement rapprochés, puis avaient reculé +de nouveau. Sans partager leur effroi, j'étais surpris et +troublé. Évidemment il se passait chez l'écorcheur quelque +chose d'étrange. Je me retournai vers les spectateurs en +les excitant à briser la porte; mais, groupés à quelques +pas, ils restèrent immobiles. Je m'adressai alors à Salaün, +et je lui reprochai de laisser périr un voisin sans secours. +Le vieux <i>gabarier</i>, qui regardait l'incendie les mains sous +les aisselles, secoua la tête:</p> + +<p>—Ceci n'est pas un feu allumé par les chrétiens, dit-il +avec conviction, l'aide des hommes n'y peut rien!</p> + +<p>—Alors nous essaierons des secours de l'église, dit un +prêtre qui parut au haut du sentier.</p> + +<p>Tout le monde se découvrit; je courus à sa rencontre, +et je lui expliquai en quelques mots ce qui se passait. +C'était un vieillard encore vert et doué de cette activité +du cœur toujours en éveil.</p> + +<p>—Êtes-vous certain que cette porte est la seule entrée? +me demanda-t-il.</p> + +<p>—Certain, répliquai-je.</p> + +<p>Il ordonna à ceux dont les demeures étaient les moins +éloignées de courir chercher des haches et des leviers. +Pendant ce temps je voulus faire le tour de la hutte pour +m'assurer de nouveau qu'elle n'avait aucune autre issue; +mais je fus bientôt arrêté. Bâtie dans une fissure et comme +incrustée dans le rocher, elle n'avait de libre accès que +sur le devant. Je venais de gravir, sans but précis, les premiers +ressauts de la roche à laquelle s'appuyait la cabane, +et mon regard en fouillait machinalement les anfractuosités, +quand, à travers la brume rendue plus épaisse par +l'approche de la nuit, je crus voir une forme noire monter, +atteindre le sommet du roc, puis disparaître, comme +si elle eût glissé au revers de la pointe qui surplombait à +la grève. Cependant l'apparition avait été si rapide, que +je doutais moi-même de sa réalité. Je cherchais le moyen +de m'avancer davantage, dans l'espoir de m'éclairer, +quand les coups frappés à la porte de la hutte me rappelèrent. +Enhardis par la présence du prêtre, les paysans +commençaient à l'ébranler; quelques coups de pic donnés +dans la baie achevèrent de dégager le battant de +chêne, qui fut violemment repoussé à l'intérieur. Un jet +de fumée et d'étincelles força d'abord les paysans à reculer, +mais l'entrée se trouva libre presqu'aussitôt. Le +recteur se hasarda le premier; je le suivis jusqu'au foyer, +où nous trouvâmes Judok étendu dans une mare de sang; +néanmoins il respirait encore. Le prêtre m'aida à le porter +au-dehors, tandis que les autres se rendaient maîtres +du feu. La charpente et tout ce qui donnait prise à la +flamme avait été déjà consumé, il ne restait plus que +quelques poutrelles qui achevaient de brûler. Outre le +toit de la cabane, qui avait complétement disparu, la plupart +des meubles étaient réduits en cendres. Un lit clos, +caché dans un enfoncement du rocher comme dans une +alcôve de granit, avait seul échappé; on y transporta le +<i>kacouss</i>. Il avait repris quelques forces, et sa main droite +s'était machinalement repliée vers sa poitrine. Le recteur +y remarqua alors trois profondes blessures qui semblaient +épuisées de sang. Il les examina un instant, puis, regardant +Judok, dont les paupières à moitié entr'ouvertes +laissaient voir un œil fixe et vitré, il se retourna de mon +côté avec un froncement de sourcils facile à comprendre. +Je tressaillis malgré moi.</p> + +<p>—Tout est-il donc fini? demandai-je en français, afin +de ne pas être entendu des paysans qui nous entouraient.</p> + +<p>—J'ai vu trop d'agonies pour me méprendre sur les +approches de la mort, répondit-il dans la même langue; +le malheureux ne passera point la nuit.</p> + +<p>—Ne croyez-vous pas cependant qu'il faudrait réclamer +les soins du médecin?</p> + +<p>—Faites et confiez le blessé à la prudence humaine, +pendant que je le recommanderai à la clémence de Dieu.</p> + +<p>—Écoutez, on dirait qu'il veut quelque chose.</p> + +<p>Le cordier avait en effet rouvert les yeux; il faisait un +visible effort pour parler. Une expression d'épouvante et +de prière désespérée illuminait son visage terreux, toutes +ses rides tremblaient d'un mouvement convulsif, ses lèvres +remuaient sans pouvoir articuler; enfin le mot de +<i>confession</i> sortit comme un cri des profondeurs de son +être. Le recteur fit signe aux paysans de se retirer; je les +suivis pour donner mes instructions à l'un d'eux, qui +courut emprunter un cheval et partit à la recherche du +médecin.</p> + +<p>Pendant ce temps, la nuit était venue, et le brouillard +s'était insensiblement dissipé. Le ciel, sans un seul nuage, +était constellé d'innombrables étoiles qui se reflétaient +au loin sur la face azurée de la mer. L'air apportait des +odeurs marines mêlées aux senteurs mielleuses des fleurs +de blé noir. Jamais soirée plus sereine n'avait éclairé un +plus sombre spectacle. Tandis qu'autour de nous tout était +fraîcheur, parfum et douceur, devant nos yeux se dressait +cette ruine sans toiture, toute calcinée par les flammes, +et d'où s'exhalait encore une légère fumée; le sol était +jonché de charbons mal éteints, et vers le fond, sous la +saillie du rocher noirci, un mourant confessait ses crimes! +De la place où nous nous trouvions, je ne pouvais l'apercevoir, +mais j'entendais, par instants, le sifflement de sa +voix entrecoupé de plaintes. Le prêtre, assis à terre et +l'oreille penchée, écoutait ces aveux arrachés sans doute +à l'agonie bien moins par le repentir de la faute que par +la crainte du châtiment. Tous les assistants regardaient +tête nue; les femmes s'étaient agenouillées; un silence +profond planait sur cette scène et ajoutait à sa lugubre +solennité.</p> + +<p>Le sentiment que ce qui venait de s'accomplir sortait +des faits naturels était si général parmi les spectateurs, +qu'aucune supposition n'avait été faite, aucune explication +hasardée. Moi-même j'étais resté tout entier à la +surprise. Remis de ma première émotion, je m'efforçai +de comprendre. Là où les voisins de Judok ne supposaient +que la main du démon, je voyais celle d'un +meurtrier; mais quel était-il? Comment et pourquoi avait-il +frappé? A toutes les questions faites pour m'éclairer, les +paysans ne répondaient que par des exclamations entrecoupées +de silences craintifs. Je ne savais plus où chercher +la lumière, quand le recteur m'appela. La confession +du naufrageur était achevée; mais, gagné par un +demi-délire, il continuait à parler d'un accent saccadé.</p> + +<p>—J'essaierais en vain désormais de me faire entendre, +dit le prêtre à demi-voix; j'ai tiré du malheureux tout ce +que j'en pouvais espérer. Je ne puis plus qu'adoucir ses +dernières heures par les secours de l'église. Je vais chercher +les saintes huiles; assistez-le jusqu'à mon retour, si +vous le pouvez.</p> + +<p>Il partit, et j'allai prendre place près de l'agonisant. +Salaün vint me rejoindre. Partagé entre la curiosité et la +crainte, il se tint debout à quelques pas, les mains jointes +sur son bonnet de laine. Judok ne paraissait point s'être +aperçu du départ de son confesseur; il continuait à parler +comme s'il eût été là, tantôt sur le ton de la confidence, +tantôt avec l'exaltation de la douleur ou de la colère. +Dans le premier instant, je ne compris rien à ses +incohérentes divagations. Suivant à la fois plusieurs ordres +d'idées de manière à les quitter, à les reprendre, à les +confondre, il dérouta longtemps toute mon attention. +Cependant, peu à peu, une lueur se fit dans ce chaos. Quelques +mots saisis au passage me mirent sur la voie. J'adressai +au mourant plusieurs questions auxquelles il ne +répondit point tout de suite, mais seulement après un +long intervalle, comme si la parole eût eu besoin de ce +temps pour arriver jusqu'à son cerveau. Je pus ainsi donner +une sorte de direction entrecoupée à son égarement +et faire jaillir, de loin en loin, un rapide éclair; mais cette +espèce d'instruction fut lente et difficile. Le langage de +Judok était une perpétuelle énigme; on eût dit une formule +à laquelle le déplacement des termes avait ôté toute +signification; il fallait retrouver le sens logique vingt fois +brisé, et remettre à sa place chaque partie. Salaün, d'abord +indifférent, finit par comprendre mes intentions et +par s'associer à mes efforts. A travers les détours de cet +étrange interrogatoire, je pus enfin saisir un fil conducteur. +Les souvenirs du mourant, obscurcis sur plusieurs +points, étaient, sur certains autres, d'une singulière précision; +mais, soit affaiblissement d'esprit, soit croyance, +il mêlait, dans ses révélations, les détails d'un crime vulgaire +au sentiment d'une intervention surnaturelle, et +semblait rattacher le vol et l'assassinat à l'idée du démon. +L'œil égaré, la main crispée, il nous montrait, dans l'enfoncement +du rocher, un creux plus sombre par où l'<i>esprit +malfaisant</i> était venu. Salaün mit un genou à terre, +et remarqua alors, à l'endroit désigné, un interstice naturel +qui paraissait correspondre avec le dehors. Je me +rappelai à ce moment l'entrée inexplicable de Beuzec lors +de ma première visite à la cabane et l'espèce d'ombre +que j'avais vue fuir pendant l'incendie. Cependant Judok +continuait ses divagations interrompues, d'où ressortirent +de nouveaux éclaircissements. Le maudit l'avait surpris +comptant ses pauvres épargnes... il l'avait frappé avec le +couteau à manche de corne... il avait mis un tison sous +le toit... et il avait fouillé sous le foyer pour tout emporter!...</p> + +<p>A mesure que chaque détail était ainsi arraché, nos +yeux allaient en chercher la preuve. Salaün découvrit le +couteau parmi les cendres éparpillées, et je remarquai, +pour la première fois, que la pierre de l'âtre avait été +dérangée. C'était là, sans doute, que le trésor de l'avare +se trouvait caché. Une pioche dont on s'était servi pour +fouiller au-dessous m'expliquait les coups sourds que +nous avions entendus du dehors. Salaün fit observer que +celui qui avait frappé semblait connaître tous les secrets +de la cabane.</p> + +<p>—D'autant plus que c'était la sienne, répliquai-je.</p> + +<p>Le <i>gabarier</i> releva la tête.</p> + +<p>—Monsieur soupçonne aussi le garçon sans baptême? +dit-il d'un ton qui prouvait que la même idée lui était +venue.</p> + +<p>Je lui expliquai rapidement les indices qui m'avaient +frappé. Salaün écouta d'un air pensif et garda quelque +temps le silence.</p> + +<p>—Oui, dit-il enfin comme s'il se fût parlé, c'est ainsi +que les choses devaient finir; le bon Dieu y a mis la main.</p> + +<p>—En faisant tuer un père par son fils! m'écriai-je.</p> + +<p>—Beuzec-le-noir n'est point du sang de Judok, répliqua +le <i>gabarier</i>, et c'est le père du mal qui l'a mis dans +sa maison. J'ai vu la chose de mes yeux. Le cordier et +moi, nous demeurions alors vers la Pointe du Raz, +où l'on dirait que les brisants attirent les navires. Aussi, +pendant six années que j'y ai demeuré, je ne me suis jamais +chauffé qu'avec du bois qui <i>avait flotté sous voile</i>.</p> + +<p>—Et votre voisin travaillait, sans doute, à ce que vous +ne pussiez point en manquer?</p> + +<p>—Oui, oui, <i>celui qu'on ne nomme pas</i> lui fournissait +chaque jour de nouveaux piéges contre les bâtiments +en dangers; mais tôt ou tard il devait se faire +payer son salaire, et pour cela il allait envoyer à Judok +un des siens.</p> + +<p>—Que voulez-vous dire?</p> + +<p>—Ce qui est arrivé, Monsieur. C'était un soir de printemps; +le <i>suroit</i> fouettait la mer à en emporter des morceaux, +quand un gros trois-mâts en détresse parut au +débouquement de l'île de Sein. C'était pitié de voir ces +pauvres planches baptisées emportées par le vent et le +flot. Tous ceux de la côte étaient accourus; on se montrait +l'un à l'autre le navire à l'agonie, mais sans pouvoir +rien faire. Judok-Naufrage se tenait tout seul sur son rocher, +la gaffe à la main. On eût dit qu'avec la malice de +son regard il attirait le bâtiment. Nous vîmes le trois-mâts +aller à lui jusqu'à quatre ou cinq encâblures de la +grève; là il rencontra la <i>Couette-de-Plume</i>: c'est un +écueil qui ne découvre qu'aux équinoxes! Aussitôt il s'arrêta +court, les voiles s'abattirent, et tout s'en alla en débris. +Nous étions accourus pour voir s'il arriverait quelque +naufragé; mais la mer n'apportait que des coffres, +des futailles et des planches brisées. Personne n'avait encore +le cœur d'y toucher. Judok seul était à l'ouvrage, +dans la houle jusqu'au ventre et joyeux comme un chat-huant +qui mange des roitelets, quand voilà tout-à-coup +quelque chose de noir qui glisse entre deux lames; le +cordier jette son croc et amène une cage. Au-dedans il y +avait un grand oiseau noyé, tel qu'aucun de nous n'en +avait jamais vu, et au-dessus un garçon à moitié nu qui +se mit à danser de joie en poussant des cris de bête féroce: +c'était celui qu'on a appelé Beuzec<a name="FNanchor_15_15" id="FNanchor_15_15"></a><a href="#Footnote_15_15" class="fnanchor">[15]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15_15" id="Footnote_15_15"></a><a href="#FNanchor_15_15"><span class="label">[15]</span></a> C'est-à-dire le <i>noyé</i>.</p></div> + +<p>—Et comment le naufrageur arriva-t-il à l'adopter +pour fils?</p> + +<p>—Faites excuse, Monsieur; ce fut lui qui adopta le +Naufrageur pour père. Lorsque Judok remonta à sa hutte, +il le suivit à la manière du chien qui suit son maître. Ce +jour-là, le <i>kacouss</i> le laissa venir, mais le lendemain, il +essaya de le chasser. Le garçon mis dehors rentra dès que +la porte fut rouverte; on lui refusa de la nourriture, il +en vola; on voulut le battre, il se mit en défense et rendit +coups pour coups. Enfin personne ne peut dire ce qui +se passa entre eux; mais le nouveau venu força l'écorcheur +à le garder sous son toit et à lui donner une part +de son pain. Quand il apprit à parler, il l'appela son +père comme par moquerie, car Judok, lui, ne le nommait +jamais que le <i>reptile</i>; aussi a-t-on toujours cru dans +le pays que Beuzec était venu du fond de l'abîme, envoyé +par l'esprit du mal pour veiller ici à l'accomplissement +du pacte.</p> + +<p>L'explication du <i>gabarier</i> m'était donnée avec un tel +accent de sincérité, que je ne pouvais mettre en doute sa +conviction. Pour lui, ainsi que pour la plupart de ceux +qui se trouvaient là, Beuzec-le-Noir n'était pas un fils du +démon dans le sens symbolique, mais dans le sens réel; +ils y voyaient une de ces incarnations de l'ange déchu si +fréquentes dans nos légendes et nos contes populaires. +J'aurais bien voulu interroger le mourant à cet égard; +mais, pendant l'espèce d'<i>à parte</i> que je venais d'avoir +avec Salaün, le désordre de son esprit était allé croissant. +Il murmurait maintenant des mots anglais, parlait de +guinées, et faisait le geste de compter une monnaie absente. +Quelle que fût l'incohérence de ses paroles, j'y trouvai +autant de révélations; elles expliquaient et confirmaient +ce que les pièces du procès qu'il avait autrefois +subi m'avaient déjà fait soupçonner. Dans ce moment, le +<i>gabarier</i>, qui était retourné vers le foyer et avait plongé +la main à plusieurs reprises dans le vide creusé au-dessous, +m'appela précipitamment; parmi quelques poignées +de terre, il venait de retirer une pièce d'or à l'effigie +du roi Georges. Ce dernier indice achevait la démonstration.</p> + +<p>—Voici la preuve que Judok a bien été, ainsi qu'on +l'en accusait, l'espion de l'Angleterre, lui dis-je, et le secret +de la grotte s'explique désormais de lui-même. Votre +démon était un officier en uniforme qui venait recevoir +les confidences du cordier, et la barque mystérieuse, une +de ces yoles couleur de mer, aux avirons garnis de feutre +qu'exigent les expéditions nocturnes. Où vous avez cru +voir les ruses de Satan, il n'y avait que les précautions +d'un traître.</p> + +<p>Salaün me regarda: mon explication l'avait évidemment +frappé; mais ce ne fut que la surprise d'un moment. +La tradition avait, dans cette âme, de trop profondes +racines pour que la logique pût l'en arracher. Il +fit un signe de doute, et garda le silence, preuve +certaine d'une croyance qui ne veut pas se discuter elle-même. +J'avais mieux à faire que d'essayer de le convaincre. +Le plus nécessaire, pour le moment, était de retrouver +celui que je supposais coupable. Je parcourus la +grève, je fis fouiller les rochers, mais sans rien découvrir. +Comme nous revenions, je trouvai les paysans groupés +dans la cabane. Le prêtre se tenait agenouillé devant +le lit de Judok, et derrière lui un enfant portait les saintes +huiles. Tous deux étaient arrivés trop tard.</p> + + +<p>Je m'approchai avec l'émotion involontaire que cause +toujours l'aspect de la mort. L'écorcheur venait de s'éteindre +dans une convulsion dont tout révélait encore +l'horreur suprême. Un de ses bras était tordu sous sa +tête, tandis que l'autre se raidissait sur la couche de +paille. Aucune main pieuse n'avait refermé ses paupières +qui laissaient voir une orbite blanche et renversée; les +traits crispés par l'agonie avaient une expression si douloureusement +terrible, que, malgré moi, je détournai +les yeux. Le prêtre éprouva sans doute la même sensation, +car il prit le <i>ballin</i><a name="FNanchor_16_16" id="FNanchor_16_16"></a><a href="#Footnote_16_16" class="fnanchor">[16]</a> qui recouvrait le lit et le +tira sur la tête du trépassé. On lui apporta ensuite une +assiette pleine d'eau qu'il bénit; on la posa près du chevet +funèbre avec une branche de buis en guise de goupillon; +deux chandelles de résine furent allumées, et une +vieille femme s'assit, le chapelet à la main, sur l'âtre +calciné par l'incendie. C'était la veillée des morts qui +commençait; les assistants se dispersèrent, et je regagnai +la barque avec le <i>gabarier</i>.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_16_16" id="Footnote_16_16"></a><a href="#FNanchor_16_16"><span class="label">[16]</span></a> Couverture d'étoupe.</p></div> + +<p>La nuit était remarquablement sereine; on entendait +les moindres clapotements de la mer le long des récifs, +et une petite brise qui ne gonflait que le haut de notre +voile poussait lentement l'embarcation. Assis au dernier +banc, je tenais l'<i>écoute</i>, tandis que Salaün était à l'arrière, +la main sur la barre. Encore sous l'impression de +ce qui venait de se passer, nous gardions tous deux le silence. +Les dentelures de la côte, qui se dessinaient vigoureusement +sur un ciel à demi éclairé, passaient successivement +sous nos yeux. Quelquefois, d'un clocher +lointain que nous ne pouvions apercevoir, le tintement +de l'heure nous arrivait à travers le calme de la nuit.</p> + +<p>La barque avait déjà doublé la dernière pointe, et nous +apercevions la petite crique du <i>gabarier</i>, quand celui-ci +se leva à demi et plaça sa main au-dessus de ses yeux. Je +suivis la direction de son regard; et j'aperçus sur la grève, +alors éclairée par les étoiles, deux ombres en mouvement. +Bien que la distance et la demi-obscurité ne permissent +pas de les distinguer, leur agitation semblait annoncer +une lutte. Par instants, elles s'arrêtaient comme +pour s'expliquer, puis l'une d'elles s'écartait vivement +poursuivie par la seconde, qui l'arrêtait de nouveau et +la forçait de reprendre l'entretien. A mesure que notre +barque approchait, le débat s'animait de plus en plus. +Tout à coup un cri perça la nuit et nous arriva distinctement. +Salaün se redressa.</p> + +<p>—Dieu me sauve! c'est la voix de Dinorah, s'écria-t-il +saisi.</p> + +<p>Je me levai pour mieux voir, mais on n'apercevait +plus rien: les deux ombres avaient disparu de l'espace +lumineux pour se perdre dans l'obscurité du promontoire. +On entendait encore un murmure de voix toujours +plus élevé, puis un nouveau cri nous arriva; le <i>gabarier</i> +y répondit par un de ces <i>hêlements</i> prolongés qui s'échangent +au loin sur la mer, et saisit une rame pour accélérer +la marche du canot. Au même instant, les deux ombres +reparurent, l'une courant vers les vagues, l'autre la +poursuivant. Nous n'étions plus qu'à quelques pas du +rivage; je reconnus Beuzec et Dinorah. Celle-ci qui nous +avait aperçus, s'élança droit à notre rencontre. Au moment +où notre barque toucha la grève, elle entra dans +les flots et se précipita à la poupe, qu'elle saisit des deux +bras avec un cri de joie. Beuzec qui, à notre vue, avait +ralenti sa poursuite, se jeta brusquement à droite et disparut. +On ne pouvait songer à le poursuivre parmi les +rochers et au milieu de la nuit. La jeune fille occupait +d'ailleurs toute notre attention. Le <i>gabarier</i> l'avait soulevée +pour l'asseoir près de nous et l'accablait de questions; +mais encore haletante de la course et de l'émotion, elle +ne put d'abord répondre que par des mots entrecoupés: +cependant le ton me rassura. Revenue de son trouble, +elle s'était mise à rire selon l'habitude des jeunes filles +qui veulent cacher leur confusion.</p> + +<p>—Mais que s'est-il donc passé? Pourquoi criais-tu, et +que voulait le <i>reptile</i>? s'écria Salaün inquiet.</p> + +<p>—Ce n'est rien, dit-elle, sans répondre directement; +quand on est seule, on prend peur; je ne savais pas ce +qui avait pu vous retenir sur la mer et j'étais à la grève +pour vous voir venir.</p> + +<p>—Mais Beuzec?</p> + +<p>—Eh bien! il est arrivé quand je vous attendais là; il +m'a dit qu'il allait quitter le pays, et... il m'a proposé... +de partir avec lui!</p> + +<p>—Démon! murmura le <i>gabarier</i>.</p> + +<p>—Pour sûr, il est arrivé quelque chose d'extraordinaire, +reprit Dinorah, car il parlait comme un homme +ivre, et cependant il n'y avait pas de <i>vin de feu</i> dans +son haleine. Il m'a dit que, si je le suivais, il me ferait +plus riche que la femme d'un gentilhomme, et, comme +je n'avais pas l'air de croire, il m'a montré plein ses +mains de pièces d'or.</p> + + +<p>J'échangeai un regard avec Salaün.</p> + +<p>—Et alors? repris-je.</p> + +<p>—Alors, dit la jeune fille émue, j'ai eu peur... Je lui +ai demandé où il avait trouvé ce trésor; mais il s'est +mis à le compter, à le faire sonner sans répondre, et en +riant de son méchant rire. Quand j'ai voulu rentrer, il +m'a barré le passage; il m'a encore parlé de partir. Plus +je refusais, plus il me montrait d'argent en disant que +tout serait à moi. Enfin, j'ai voulu fuir, mais il m'a saisi +les deux mains en disant qu'il m'emmènerait malgré +moi. Comme il était le plus fort, j'ai crié, et c'est alors +que j'ai entendu la voix de mon père qui venait de la +mer.</p> + +<p>—Ainsi notre arrivée vous a sauvée? repris-je.</p> + +<p>—Votre arrivée et ma marraine, répliqua la jeune +fille, en portant instinctivement la main à une petite relique +cachée dans son corsage; ceux qui sont protégés des +grands saints n'ont rien à craindre du mauvais esprit.</p> + +<p>Ces dernières révélations changeaient mes soupçons en +certitude; le crime du <i>reptile</i> était désormais pour moi +hors de doute. Salaün lui-même parut ébranlé; quant à +Dinorah, elle ne savait rien de ce qui s'était passé à la +<i>Pointe-du-Corbeau</i>. En l'apprenant, elle poussa une exclamation +d'horreur. Nous venions de gagner la maison +où le <i>gabarier</i> m'avait proposé de passer la nuit; elle +m'adressa d'une voix tremblante des questions auxquelles +je répondis en racontant tout ce que je savais. A mesure +que je parlais, elle devenait plus pâle, et je vis +qu'elle était prise d'un tremblement. Quand j'eus achevé, +elle joignit les mains, ferma les yeux, et se laissa +glisser sur un banc appuyé au mur. Elle ne disait rien, +mais des larmes glissaient sous ses paupières et descendaient +silencieusement le long de ses joues. Je me rappelai +alors l'allusion railleuse faite par le meunier à notre +première rencontre. Guiller avait-il parlé sérieusement? +La pitié de la <i>petite sainte</i> pour le réprouvé s'était-elle +réellement transformée en un sentiment plus tendre? +Plusieurs détails que je me rappelais maintenant pouvaient +le faire croire. Chez la paysanne comme chez la +grande dame, le cœur est le même et glisse sur les mêmes +pentes. Femme, elle avait pu céder à cette ambition féminine +de dévouement qui en a séduit tant d'autres; elle +s'était trouvée de celles que l'abandon attire, que le péril +encourage, que la méchanceté malheureuse attendrit. +Comme sainte Thérèse, elle avait peut-être plaint le démon +de ne connaître que la haine, et avait rêvé une rédemption +par l'amour. En tout cas, je n'eus ni les +moyens, ni le loisir de m'en assurer, car avant que +j'eusse pu lui adresser la parole, Salaün, qui était sorti +pour dégréer la barque, l'appela par son nom. A cette +voix, Dinorah se redressa en sursaut, passa la main sur +ses yeux et sortit brusquement.</p> + +<p>Au-dessus du rez-de-chaussée qui formait le logement +du <i>gabarier</i> s'étendait un grenier, auquel on arrivait par +une échelle et sans autre plancher que des fagots jetés +en travers des poutrelles. Ce fut là que je passai la nuit +sur une couette de balle d'avoine. Quelque fée bretonne y +avait sans doute caché l'<i>herbe qui endort</i>, car, lorsque +je me réveillai, le soleil filtrait à travers le chaume et +dessinait, autour de moi, mille réseaux lumineux. Les roitelets, +cachés dans toutes les crevasses du toit, gazouillaient +joyeusement, et les pinsons leur répondaient sur +les troënes du courtil. Quant à la maison, aucun bruit +ne s'y faisait entendre. Je me levai à la hâte, et je descendis. +Il n'y avait personne au rez-de-chaussée. Tous les +meubles étaient en ordre, et le sol balayé, les cendres +du foyer relevées, annonçaient que les maîtres du logis +étaient sortis pour longtemps. En regardant par la petite +croisée, à un seul carreau, qui donnait sur la grève, je +vis en effet que la barque n'était plus là.</p> + +<p>Je connaissais trop bien les libertés de l'hospitalité bretonne +pour que cette absence me causât ni surprise, ni +embarras. J'allai à la table et je relevai une manne d'osier +renversée, sous laquelle se trouvait le pain noir enveloppé +d'une petite nappe à frange. Faisant ensuite glisser +la table elle-même, j'aperçus dans l'espèce de coffre +qu'elle recouvrait, le beurre et le lait mis en réserve. Je +choisis ce que je préférais, et je me mis à déjeûner avec +la confiance que donne ce titre d'<i>envoyé de Dieu</i> accordé +par le paysan de l'Armor à celui qui vient s'asseoir à son +foyer. Quand j'eus achevé, je remis tout en place, laissant, +pour mon hôte absent, une pièce de monnaie que, +présent, il eût peut-être refusée. Je refermai, en sortant, +la porte de la cabane avec ce loquet de bois, dont la vue +m'a toujours rappelé la <i>chevillette et la bobinette</i> du +<i>Petit Chaperon-Rouge</i>, puis, reprenant ma route par +les landes, je me dirigeai vers Crozon.</p> + +<p>Le soleil, déjà élevé sur l'horizon, commençait à frapper +directement le promontoire, rendu plus aride par +une longue sécheresse. Je suivais un pli de la colline où +n'arrivait aucun souffle de la brise de mer. Le sol, ouvert +par la chaleur, était entrecoupé de larges fissures au +bord desquelles les bruyères et les ajoncs penchaient leurs +touffes jaunies. On n'apercevait à droite ni à gauche aucun +village, aucune ferme; à peine si quelques champs +cultivés annonçaient, de loin en loin, la présence de l'homme. +J'avais ralenti le pas, fatigué du poids du jour, de la +longueur de la route et de la morne solitude qui m'entourait, +quand un compagnon inattendu se montra à +l'extrémité d'un sentier: c'était le meunier Guiller. Il +me reconnut, poussa un cri d'appel, et pressa, pour me +rejoindre, le pas de sa monture.</p> + +<p>—Monsieur vient de <i>la Pointe-du-Corbeau</i>? dit-il en +portant la main à son bonnet bleuâtre; que Dieu fasse +miséricorde aux pécheurs! le vieux Judok-Naufrage a +donné un terrible exemple; mais le diable n'a fait que +commencer l'ouvrage, maintenant c'est aux gens de justice +de finir, et voilà qu'on leur amène pour ça Beuzec-le-Noir.</p> + +<p>Je demandai s'il était vraiment arrêté.</p> + +<p>—Depuis ce matin, répondit le meunier; on l'a pris +au moment où il essayait de voler une barque à l'anse de +Dinant, et, en le fouillant, on a trouvé sur lui plus de +pièces d'or qu'il n'a jamais gagné de sous. Je viens de le +rencontrer dans une charrette, garotté comme un sanglier.</p> + +<p>Guiller ajouta beaucoup de suppositions sur l'origine +de cet or, sans paraître soupçonner la vérité. Profitant de +son humeur causeuse, je l'interrogeai à loisir sur le <i>reptile</i>, +et j'appris de lui tout ce qui pouvait expliquer cette +étrange nature. Jeté sur les côtes bretonnes par la tempête, +ainsi que me l'avait raconté Salaün, l'enfant naufragé +avait grandi dans l'isolement et la réprobation; +tout le monde l'avait repoussé, et il était devenu l'ennemi +de tout le monde. Comme le sauvage, il avait vécu de +ruse, d'hostilité et de patience: sa vie était devenue une +perpétuelle embuscade.</p> + +<p>Maraudeur insaisissable, il échappait à toutes les poursuites +sans que rien pût lui échapper, et cette miraculeuse +adresse avait encore confirmé la superstition populaire. +D'abord quelques voisins dépouillés par lui s'étaient +vengés; mais des désastres inattendus, et dont l'auteur +restait invisible, leur avaient toujours fait cruellement +expier cette audace; aussi la haine s'était-elle tempérée +par la crainte. On fermait les yeux sur les déprédations +de Beuzec, pour n'avoir pas à les punir; il avait fini par +se faire une force de sa méchanceté.</p> + +<p>—Qu'il soit venu d'enfer ou qu'il y aille, ajouta Guiller +avec plus de sérieux que je ne lui en avais vu jusqu'alors, +c'était une dure épreuve pour le pays; lui et Judok +se tenaient là-bas comme deux vipères qui mettaient +les honnêtes gens en angoisse; maintenant qu'ils n'y sont +plus, on pourra marcher sans regarder à ses pieds.</p> + +<p>Je ne répondis pas: depuis un instant, mon attention +était attirée ailleurs et j'écoutais avec distraction. Nous +avions atteint un plateau boisé, et nous suivions un chemin +creux dont les haies vives ne permettaient de rien +voir, mais n'empêchaient pas d'entendre un chant +grave et lointain qui s'élevait par intervalles. Je m'arrêtai +en imposant silence de la main à mon compagnon et en +prêtant l'oreille; le chant retentit plus rapproché. Le meunier +se dressa sur sa monture et regarda par-dessus les +buissons.</p> + +<p>—Dieu nous bénisse! c'est la procession pour les +biens de la terre, dit-il; le blé a soif, et ceux de Crozon +font le tour de la paroisse avec leurs prêtres pour implorer +le maître de la pluie et du soleil.</p> + +<p>Je pressai le pas afin d'atteindre le plateau auquel conduisait +notre route, et en débouchant sur la bruyère, +j'aperçus la procession qui s'avançait de notre côté.</p> + +<p>A la tête du cortége marchait le clergé avec le dais et +des enfants en costume de chœur qui portaient l'eau consacrée +ou agitaient des sonnettes, puis venaient les populations +accourues des campagnes voisines.</p> + +<p>Les hommes marchaient les premiers, deux à deux et +tête nue; derrière, à une certaine distance, s'avançaient +les femmes, le chapelet à la main. Tous avaient revêtu +leur costume des jours de fête, dont les formes variées +donnaient à la cérémonie je ne sais quoi de pittoresque +et d'animé qui semblait appartenir à un autre âge. Après +chaque stance de l'hymne sainte, les voix se taisaient, +et il y avait une pause pendant laquelle on n'entendait +plus que le bourdonnement des insectes dans l'air et le +cri du grillon sous les fougères. La procession se déroulait +avec une lenteur majestueuse sur la crête même du coteau. +Elle arriva droit à nous.</p> + +<p>Je m'étais découvert, et le meunier, descendu de sa +monture, s'était agenouillé.</p> + +<p>Le premier groupe passa avec les aubes blanches, les +bannières à franges de soie et les croix d'argent étincelantes. +Les hommes commençaient à défiler les mains +jointes sur leurs larges chapeaux, et le visage à demi-voilé +par leurs longs cheveux, quand il se fit tout à coup un +mouvement. Les regards s'étaient tournés vers la route +que Guiller et moi venions de quitter. Une petite charrette +entourée de douaniers et de pêcheurs débouchait sur le +plateau où nous nous trouvions. Le meunier se leva à +demi.</p> + +<p>—C'est lui, c'est Beuzec! me dit-il vivement.</p> + +<p>Ce nom répété de proche en proche, courut dans la +foule et y causa une sorte de frémissement; les prêtres +eux-mêmes s'étaient arrêtés; la charrette arrivait près +d'eux. Je reconnus alors le <i>reptile</i>, dont les pieds étaient +liés avec des filins goudronnés et les bras solidement attachés +aux barreaux.</p> + +<p>En entendant les chants, il s'était redressé, et son visage +hagard apparut au-dessus des bords du tombereau. +A la vue de la procession, il jeta un premier cri d'ironie +insultante qui alla se répétant à mesure que les prêtres +et les symboles consacrés passaient devant lui; puis quand +vint le tour des assistants, il se mit à les appeler l'un +après l'autre, en accompagnant chaque nom d'un éclat de +rire ou d'une injure; mais, arrivé aux femmes, nous le +vîmes s'interrompre subitement, son rire s'éteignit, il fit, +pour s'élancer, un effort qui ébranla les barreaux, puis, +poussant une sorte de rugissement, il se laissa tomber +au fond du chariot.</p> + +<p>Dans ce moment, mon œil rencontra le pâle visage de +Dinorah. Les yeux baissés et les mains tremblantes sur +son chapelet, elle passait avec la procession qui avait repris +sa marche. Je la vis se perdre dans le chemin creux, +tandis que la charrette disparaissait avec son escorte au +versant du coteau.</p> + +<p>La protégée de Marie et le fils du démon venaient de se +rencontrer pour la dernière fois, et de se faire un éternel +adieu.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="SEPTIEME_RECIT" id="SEPTIEME_RECIT"></a>SEPTIÈME RÉCIT.</h2> + +<h2>LES BOISIERS.</h2> + + +<p>Il est surtout trois formes sous lesquelles la création +se révèle à nous plus souveraine, la montagne, l'océan, +la forêt: de ces trois grands aspects de l'œuvre divine, +deux restent à l'abri de toutes les atteintes humaines et +immuables dans leur sublimité; mais la troisième est +soumise à la volonté de l'homme. Partout où il s'établit, +sa hache fait la place libre. Ces longues chaînes d'ombrages +que le travail latent de la terre a mis des +siècles à élever comme de verdoyantes montagnes, +il les taille, il les entr'ouvre, il les abat à son gré; +aussi la forêt devient-elle chaque jour, dans notre vieux +monde, un accident plus rare et par cela même plus curieux.</p> + +<p>J'avais traversé les grands taillis et les petites futaies +qui parsèment nos provinces de l'Ouest, mais il me restait +à voir une oasis forestière assez vaste pour renfermer +une population spéciale, créer des caractères et des industries. +Je me décidai à visiter la forêt du Gavre, enclavée +entre le Don et l'Isac, deux des principaux affluents +de la Vilaine. J'avais pour compagnon momentané +de ce voyage un nouveau garde que l'administration +expédiait au Gavre, afin d'activer la surveillance et de +réprimer des abus favorisés par la négligence et la tradition. +Il eût été difficile de trouver un homme plus +propre que Moser à une pareille mission; il était né sur +cette terre alsacienne qui fournit à la France ses soldats +les mieux disciplinés: race laborieuse, positive, esclave +de la règle, et qui, étrangère aux sentimentalités un peu +puériles d'outre-Rhin, est, pour ainsi dire, la prose de +l'Allemagne. Moser joignait d'ailleurs aux qualités générales +de sa race une perspicacité singulière, aiguisée par +l'expérience. Dans sa carrière de forestier, il avait eu à +déjouer trop de subterfuges pour n'avoir pas appris lui-même +à s'en servir; il marchait en toutes choses comme +dans la forêt, moins souvent par les larges avenues que +par les <i>foulées</i>, et plus volontiers sur la mousse qui +éteint le bruit des pas que sur les cailloux qui avertissent +de l'approche. Cependant, chez lui, la ruse n'avait rien +de bas et s'aidait plutôt du silence que du mensonge: +c'était, à tout prendre, une nature droite, mais mise en +défiance; c'était surtout un caractère. Tel vous l'aviez vu +au premier instant, tel vous le retrouviez toujours. Moser +avait donné le règlement des eaux et forêts pour doublure +à sa conscience et se tenait inébranlable derrière ce bouclier.</p> + +<p>L'étude de cette personnalité, d'autant plus facile à +déchiffrer qu'elle n'avait pas de recoins, donna un véritable +intérêt à la route que nous faisions ensemble. Le +garde alsacien prenait rarement l'initiative d'une confidence, +mais ne refusait jamais de répondre. Je l'amenai +à me raconter ses longues embuscades dans les fourrés +pour surprendre les coureurs de bois, ses poursuites sur +la piste des braconniers, ses ruses victorieuses ou déjouées, +les luttes corps à corps qu'il avait eues à braver, +en un mot, tous les incidents de la vie demi-sauvage qu'il +menait depuis bientôt vingt années, et dont il avait fait +son plaisir après en avoir fait son devoir.</p> + +<p>Pendant ces récits, forcément entrecoupés de beaucoup +de pauses et de digressions, nous avions franchi la <i>vallée +d'Or</i> (Orvault), tantôt suivant la route sinueuse qui ondoie +avec la coulée, tantôt coupant au plus court à travers les +<i>sentes</i> qui traversent les prairies et s'enfoncent au milieu +des châtaigneraies. Après avoir escaladé le bourg bâti au +haut des collines, nous avions gagné la grande lande qui +remplace l'ancienne forêt de Sautron, où le duc de +Bretagne, François II, fit bâtir la chapelle de Bongarand, +encore debout, puis côtoyé l'étang de la Barossière, +grande flaque immobile et sans ombrage, devant laquelle +se dressent, comme des fourches patibulaires, quelques +arbres desséchés qu'entourent des volées de corbeaux. +Enfin, quittant le chemin direct, j'avais incliné, avec +mon compagnon, vers le hameau de la Thébaudière, +désireux de visiter la demeure de cette femme célèbre, +qui sut, à force de grâce et de bon sens, écrire, sous +forme de lettres à sa fille, un livre immortel.</p> + +<p>Nous arrivâmes au château du Buron par une avenue de +sapins de cent pieds de haut. Il ne reste pas autre chose +de ce que Madame de Sévigné appelle les <i>plus vieux bois +du monde</i>. Dès 1680, son fils avait fait abattre le dernier +bosquet: «Votre frère, écrit-elle à Madame de Grignan, +a trouvé l'invention de dépenser sans paraître, de perdre +sans jouer et de payer sans s'acquitter. Toujours une soif et +un besoin d'argent, en paix comme en guerre: c'est un +abîme de je ne sais quoi, car il n'a aucune fantaisie; +mais sa main est un creuset où l'argent se fond. Ma fille, +il faut que vous essuyiez tout ceci: toutes ces driades affligées, +que je vis hier, tous ces vieux sylvains, qui ne +savent plus où se retirer; tous ces anciens corbeaux, établis +depuis deux cents ans dans l'horreur de ces bois..... +tout cela me fit hier des plaintes qui me touchèrent sensiblement +le cœur.»</p> + +<p>On ne trouve au Buron d'autre souvenir de Madame +de Sévigné que quelques lettres autographes et la chambre +où elle couchait: c'est une petite pièce écartée, à six +pans, ornée de boiseries sculptées, et encore garnie de +meubles du <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle.</p> + +<p>Partis du Buron, nous atteignîmes la lande de Treillères, +steppe de près de sept lieues de circonférence, où +quelques pousses de chêne et de hêtre, dernières traces +des forêts druidiques, percent un tapis de maigres bruyères, +puis enfin le bourg de Blain, d'où nous nous dirigeâmes +sur la forêt du Gavre, qui, depuis longtemps déjà, +dessinait à l'horizon ses sombres contours.</p> + +<p>L'entrée en était autrefois gardée par un château dont +la possession fut la cause première des plus dramatiques +épisodes de notre histoire. Le duc de Bretagne l'ayant +donné à Chandos, au préjudice de Clisson qui le sollicitait, +celui-ci jura Dieu <i>qu'il n'aurait pas un Anglais pour +voisin</i>, et courut brûler la propriété du nouveau seigneur. +Le duc se vengea par un guet-apens célèbre dans l'histoire, +et auquel Voltaire a emprunté les ressorts dramatiques de +sa tragédie d'<i>Adélaïde du Guesclin</i>. Plus tard eut lieu le +meurtre du connétable, que Charles VI voulut venger. +On sait comment la folie surprit le roi à la tête de son +armée et commença cette longue série de désastres qui +faillirent rayer la France du rang des nations.</p> + +<p>Je cherchai longtemps en vain la place de ce château, +dont le nom éveille un si lugubre retentissement dans le +passé. Les tours que s'étaient disputées les seigneurs et les +rois les plus puissants de la chrétienté ne forment qu'une +imperceptible ondulation de terrain; leurs décombres mêmes +ont disparu sous les orties.</p> + +<p>Quand nous descendîmes au bourg, le soleil commençait +à disparaître derrière les horizons de Rozet et de +Plessé. Une lueur pourprée incendiait les toits de chaume. +Les femmes revenaient des <i>vagues</i> de la forêt, portant +des fagots d'ajoncs ou de fougères qu'elles retenaient à +l'épaule avec la pointe de la faucille; des enfants couraient +pieds nus en poussant devant eux des porcs qui arrivaient +de la glandée.</p> + +<p>Debout à la porte du cabaret qui sert d'hôtellerie aux +rares voyageurs qu'amène le hasard, je contemplais d'un +œil curieux l'étrange bourgade. Ses habitants avaient je +ne sais quoi de rude et d'effarouché; ils accouraient pour +voir les étrangers, et s'enfuyaient dès qu'ils avaient +rencontré leurs regards. Leurs chaumières croulantes, +leurs habits en lambeaux, leur chevelure hérissée, l'expression +un peu dure des physionomies, tout annonçait +une pauvreté sauvage, mais rien ne révélait l'ambition +du désir. La forêt leur fournit le bois qui les +chauffe, l'herbe qui nourrit leurs troupeaux, l'écorce de +houx dont ils fabriquent la glu qu'on vient leur acheter de +loin; le reste leur manque, et ils n'y songent pas. Par +instants, il me semblait voir un de ces campements fixes +de Bohêmes arrêtés dans les grandes clairières de la Valachie +et vivant, comme les oiseaux, de ce que leur donnent +les bois. Cependant, quelle que fût l'indigence de tout +ce qui m'entourait, l'heure et le mouvement donnaient +au tableau un certain charme agreste. Au milieu +de cette fange et de ces haillons, les éclats de rires se répondaient +d'une fenêtre à l'autre, quelques chants de +jeunes filles s'élevaient çà et là; les vieillards souriaient +sur les seuils aux derniers rayons du soleil, et la fumée +qui montait des toits de chaume annonçait le repas du +soir. A travers cette sauvagerie misérable, on sentait +que les paisibles joies de la famille n'étaient point absentes.</p> + +<p>Je fus réveillé dès le point du jour par le son prolongé +du buccin d'Amérique. Avec un soleil moins voilé de +brumes, j'aurais pu me croire au pied de quelque morne +des Antilles. J'ouvris ma fenêtre et j'aperçus le vacher du +Gavre, qui réunissait les bestiaux du village. On les voyait +arriver à l'appel du <i>lambis</i>, dont les intonations monotones +étaient égayées par le bruit des sonnettes et des grelots. +Tous se dirigeaient vers la forêt, où le droit de pacage, +autrefois concédé aux habitants par les vieilles +chartes, leur a été conservé. Quelques hommes les suivaient +portant sur l'épaule l'<i>étrêpe</i>, faulx recourbée avec +laquelle ils coupent dans les bois la litière de leurs étables.</p> + +<p>J'avais hâte de prendre le même chemin, et je descendis +au rez-de-chaussée. J'y trouvai Moser, qui, en attendant +les gardes auxquels il avait fait savoir son arrivée, +déjeunait debout avec un verre de vin et un morceau de +pain bis.</p> + +<p>Je commençais à partager son frugal repas, quand +nous vîmes entrer un paysan qui, à notre aspect, s'arrêta +sur le seuil, parut hésiter et finit par s'avancer vers +la cabaretière, à laquelle il présenta une petite gourde +de cuir sans prononcer un seul mot; elle la prit également +en silence et se prépara à la remplir d'eau-de-vie. Le paysan +attendit, adossé à la table qui servait de comptoir, et +les deux mains appuyées sur son bâton de houx. Il était +grand, maigre, un peu voûté, mais d'une apparence robuste. +Vêtu d'une veste de drap vert très usée, d'un pantalon +de berlinge et de souliers à semelles de bois, il +portait en bandoulière une poche de toile qui affectait la +forme d'un carnier. Son regard, promené autour de lui +d'un air d'insouciance, glissa sur nous sans paraître s'arrêter, +puis il se mit à siffler en tourmentant de la pointe +de son bâton la terre battue qui servait de plancher. +Quand l'aubergiste lui tendit la gourde remplie, il n'en +paya point le prix, mais il fit un geste d'intelligence auquel +la femme répondit par un signe de tête, gagna la +porte et disparut.</p> + +<p>—Vous ne connaissez point cet homme? demandai-je +à Moser, qui venait, comme moi, de s'approcher du +seuil pour suivre des yeux le paysan.</p> + +<p>Moser fit un signe négatif et descendit les deux marches +de l'entrée afin de voir la direction que prenait l'homme +à la veste verte.</p> + +<p>—Il va vers la forêt, dit-il au bout d'un instant.</p> + +<p>—Où pourrait-il aller? répliquai-je; la forêt est ici +le champ commun où tout le monde moissonne.</p> + +<p>—Mais tout le monde n'y fait pas la même récolte.</p> + +<p>—J'ai trouvé en effet quelque chose de particulier +dans la tournure de ce visiteur silencieux.</p> + +<p>—Avez-vous remarqué qu'il n'était point chaussé de +sabots, mais de galoches plus commodes pour la marche +et qui laissent la même empreinte? Les autres paysans +vont jambes nues, tandis qu'il porte des guêtres de cuir +pour se défendre des épines du fourré; leur veste est +brune ou bleue; la sienne est verte, afin de se confondre +plus facilement avec les feuilles. Son carnier de toile pourrait +passer pour une pannetière sans les taches de sang +qu'on y voit encore, et ses mains seraient celles d'un laboureur, +si elles n'avaient point été noircies par la poudre +du bassinet.</p> + +<p>—Ainsi vous croyez que nous venons de voir un braconnier?</p> + +<p>—De la pire espèce, et je me tromperais fort si ce +n'était celui qui dépeuple depuis dix ans la forêt, et qu'on +a signalé à l'administration.</p> + +<p>—Vous le nommez?....</p> + +<p>—Antoine, ou plus communément <i>Bon-Affût</i>.</p> + +<p>La cabaretière, qui rangeait ses bouteilles, se retourna +à ce mot en tressaillant.</p> + +<p>—Vous voyez que j'ai touché juste, dit l'Alsacien, à +qui ce mouvement ne put échapper; notre vagabond est +en compte-courant avec le <i>Cheval-Blanc</i>, et paiera un +de ces jours sa provision d'eau-de-vie en gibier.</p> + +<p>Notre hôtesse commençait à protester par un de ces flux +de paroles que les paysannes prennent pour des raisonnements, +quand l'arrivée d'une jeune <i>boisière</i> vint heureusement +l'interrompre.</p> + +<p>Ce nom de <i>boisier</i> n'appartient, à vrai dire, qu'aux +<i>navreurs</i> de cercles et d'échalas, aux tailleurs de cuillers, +aux tourneurs d'écuelles et de rouets, aux charbonniers, +aux fendeurs de lattes, aux sabotiers, population +nomade qui habite des huttes de feuillage dans +les clairières, déloge forcément à chaque coupe, et s'établit +là où frappe la cognée; mais l'habitude a fait donner +le même nom à tous ceux qui vivent des produits forestiers, +alors même qu'ils ne travaillent pas le bois de +leurs mains. C'était le cas de Michelle, la jeune marchande +qui colportait les ustensiles fabriqués au Gavre, +dans les foires des villages, où ses façons riantes, sa malicieuse +adresse et son inépuisable faconde ensorcelaient +les chalands jusqu'à les empêcher de distinguer le hêtre +du bouleau.</p> + +<p>Elle revenait avec trois chevaux, dont les mannequins +étaient vides, et retournait aux campements des +<i>boisiers</i> pour renouveler son approvisionnement. Cette +direction était précisément celle que je désirais prendre. +Moser allait commencer avec ses gardes une inspection +qui ne leur permettait point de me servir de +guides: je demandai à Michelle s'il me serait permis de +la suivre en profitant de sa compagnie.</p> + +<p>—Pourquoi donc pas? dit-elle en riant; la route du +roi est ouverte à tout le monde, mêmement que, pour +mieux passer les fondrières, Monsieur pourra monter sur +une de mes bêtes, à la place des sébilles et des boîtes à +sel.</p> + +<p>J'acceptai la proposition sans fausse honte. Moser m'aida +à me hisser sur le bât recouvert d'un coussin de paille, +et, après avoir échangé un adieu, nous nous séparâmes, +lui pour suivre, avec les gardes, le fossé qui enceint la +forêt, moi pour la traverser avec Michelle.</p> + +<p>Le hasard ne pouvait me donner une compagne de +route de plus vive humeur. Son oncle lui avait confié la +vente des <i>boiseries</i> depuis l'âge de quatorze ans, et, +obligée de défendre ses intérêts et sa personne contre tous +les accidents d'une vie nomade, la jeune paysanne avait +acquis cette hardiesse un peu virile qui choque au premier +abord, puis amuse par la nouveauté. A chaque +rencontre faite sur le chemin, il y avait échange de confidences +ou de railleries, dans lesquelles le dernier mot +lui restait toujours.</p> + +<p>C'était une grande fille d'environ vingt ans, plutôt +leste que jolie, mais dont l'œil noir, le teint coloré, les +dents blanches, avaient un certain attrait de vie et de +santé. Du reste, la malice chez Michelle n'excluait point +la coquetterie; elle se servait d'épigrammes comme d'hameçons +pour arrêter les passants et les attirer.</p> + +<p>Un d'eux, qui tenait le milieu entre le bourgeois et le +manant, reçut ses agaceries avec une majesté officielle, +dont je ne pus m'empêcher de rire.</p> + +<p>—Ne faites pas attention, dit Michelle qui avait remis +sa monture au trot, nous sommes un peu fier, rapport à +notre titre d'officier municipal.</p> + +<p>Je demandai si c'était vraiment le maire du bourg.</p> + +<p>—Qu'est-ce que vous parlez de bourg! s'écria la <i>boisière</i>, +d'un air plaisamment scandalisé; heureusement +que la <i>chevaline</i> n'est pas de la paroisse, sans quoi ce +mot-là l'eût fait ruer! Vous ne savez donc pas qu'en sortant +du paradis terrestre, Adam et Ève arrivèrent juste au +milieu de cette grande ravine où vous voyez le Gavre, que +l'endroit leur parut trop avenant pour aller plus loin, et +qu'ils bâtirent là, dans la crotte, la première ville du +monde. M. le maire doit en avoir la preuve dans ses paperasses +timbrées, et les enfants de cinq ans vous conteront +la chose. Aussi méprisons-nous ici les gens de Vay, +de Rozet et de Plessé, qui ne sont que des paysans, tandis +que ceux du Gavre ont toujours passé devant Dieu pour +les premiers bourgeois de la création.</p> + +<p>Tout en causant, nous avions atteint la forêt, et nous +commencions à cheminer sous une jeune <i>vente</i> de chênes. +Ce nom de <i>vente</i> est donné aux divisions qui forment les +triages de la forêt, au nombre de quatre cents; elles sont +soumises à des coupes calculées qui constituent le système +d'aménagement.</p> + +<p>Après avoir pris une des dix grandes avenues ou <i>rabines</i> +qui aboutissent au point central, nous tournâmes par +les <i>foulées</i>.</p> + +<p>Le feuillage de chêne, qui dominait dans ces longues +routes de verdure, était entrecoupé çà et là de merisiers, +de trembles et d'alisiers. Au-dessus, des <i>aigrasses</i> +ou pommiers sauvages tordaient leurs rameaux noueux, +et le nerprun dressait ses faisceaux de branches fines destinées +au vannier.</p> + +<p>Le pas des chevaux résonnait à peine sur la mousse; +l'air, plus frais et plus léger, avait une sorte de saveur +agreste qui se communiquait à tout l'être, et me donnait +une facilité de vivre jusqu'alors inconnue. En se sentant +plus loin des hommes, on se sentait plus près de l'œuvre +de Dieu: on en percevait par tous les pores la sève fortifiante, +on s'y trouvait plongé. Le silence même de la +forêt était traversé par mille souffles mélodieux et animés: +ici, c'étaient les roucoulements des tourterelles, les +martellements cadencés du pivert, les sifflements des grives +ou la joyeuse chanson des bergeronnettes; là, le +murmure de l'eau parmi les glaïeuls, les soupirs du vent +dans le feuillage, le bourdonnement de l'abeille, ou la +rumeur confuse de mille insectes invisibles; partout enfin +le bruit du grand flot de la vie qui vient de Dieu, passe +sans cesse et se renouvelle toujours.</p> + +<p>Lorsque nous eûmes atteint les nouvelles <i>ventes</i>, la +forêt perdit son aspect solitaire: l'homme reparaissait, +comme d'habitude, par la trace de récents ravages. Des +arbres fraîchement équarris jonchaient çà et là le sol, +des ornières déchiraient l'herbe fine des <i>placis</i>, et l'on +entendait les clochettes des vaches qui broutaient les +jeunes pousses.</p> + +<p>Je demandai à ma conductrice si le baraquement des +<i>boisiers</i> était encore éloigné.</p> + +<p>—Assez pour qu'on ne puisse en voir la fumée, répondit-elle; +il a fallu se détourner du droit chemin afin +de conduire Monsieur à la Magdeleine.</p> + +<p>Je m'excusai de l'avoir retardée.</p> + +<p>—Ne vous en inquiétez point, reprit-elle; ce sera une +occasion de voir la ferme des Louroux en passant, et de +savoir si les cheveux de la Louison ont changé de couleur.</p> + +<p>—C'est une parente ou une amie? demandai-je.</p> + +<p>—La Louison, s'écria Michelle; eh! fi! Jésus! Monsieur +ne sait donc pas? C'est une pauvre créature dont le +nom de famille est un nom de baptême.</p> + +<p>—J'entends, une enfant d'hospice.</p> + +<p>—Du tout, du tout; la Louison a été trouvée dans le +bois par un homme du pays, qui vit d'aventure et qu'on +appelle Antoine.</p> + +<p>—Le <i>Bon-Affût</i>?</p> + +<p>—Juste! Monsieur le connaît?</p> + +<p>—Je l'ai vu ce matin pour la première fois.</p> + +<p>—Eh bien donc! le <i>Bon-Affût</i> est arrivé ici, voilà +quinze ans, pas loin, portant dans sa peau de chèvre l'enfançon +qu'il avait soi-disant trouvé à un des carrefours +de la forêt; mais ceux qui l'ont reçu disent qu'il ne criait +point la faim comme un nourrisson abandonné, et que, +pour sûr, le braconnier le tenait de la mère.</p> + +<p>—Et il l'a fait élever?</p> + +<p>—A la ferme de la Magdeleine, où on la garde depuis, +bien que ce soit une rousse et pas trop vaillante! Mais les +Louroux ont des affaires avec Antoine, et, comme il protége +la Louison, on lui passe ses mièvreries. Monsieur +n'aura pas à s'étonner s'il retrouve là-bas le braconnier +avec la petite.</p> + +<p>—N'est-ce pas lui qui vient de ce côté? demandai-je, +en montrant quelqu'un dont on apercevait la silhouette à +travers les branches d'une jeune <i>vente</i>.</p> + +<p>—Lui! répéta Michelle, qui se pencha sur le cou de +son cheval. Eh! non pas! c'est Bruno! Monsieur doit avoir +entendu parler à l'auberge de Bruno, le <i>chasseur de miel</i> +de la forêt. Gage qu'il va aussi à la Magdeleine! Eh! +Bruno! tournez un peu la tête par ici; vous pouvez nous +voir sans impolitesse.</p> + +<p>Celui à qui s'adressait cet appel venait de paraître au +coude du chemin, et se retourna vers nous en souriant.</p> + +<p>C'était un jeune garçon dans toute la fleur de la première +virilité, et dont les haillons semblaient trahir plutôt que +voiler la beauté. Un chapeau de paille aux bords frangés +retombait sur sa chevelure bouclée; une veste de drap +trop étroite dessinait son buste et ses bras bien détachés; +un pantalon de toile en lambeaux laissait voir des jambes +nerveuses qui eussent fait l'admiration d'un statuaire. La +force dominait dans cet ensemble plein de grâce, mais la +force jeune et souple de l'adolescence; on eût dit un de +ces arbres à la fine écorce, au feuillage foncé et aux branches +hardies qui poussent, d'un seul jet, dans les terres +généreuses. Il portait un vase de bois à couvercle mobile, +retenu sur l'épaule par une courroie.</p> + +<p>—Eh bien! les <i>avettes</i> ont-elles travaillé pour toi? +demanda Michelle, que la supériorité d'âge et de fortune +rendait plus libre de langage.</p> + +<p>—Les mouches du bon Dieu travaillent toujours pour +les chrétiens, répliqua Bruno, en nous montrant son vase +plein de rayons récemment enlevés.</p> + +<p>—Et où as-tu <i>picoré</i> ton sucre de chêne?</p> + +<p>—Là-bas, vers l'<i>Epine des haies</i>, au creux d'une +<i>bourdaine</i> que j'ai enfumée. J'ai encore plus de dix autres +endroits où les petites belles se fatiguent à mon intention. +L'année sera bonne pour la récolte des douceurs, +vu que les <i>lancygnés</i> (sureaux) ont fleuri dru au +printemps.</p> + +<p>J'interrogeai Bruno sur l'abondance de ces nids d'abeilles, +et j'appris qu'on en comptait plusieurs centaines +dans la forêt. Le jeune garçon les connaissait presque +tous; mais la plupart se trouvaient placés hors de portée, +et, pour recueillir le miel, il eût fallu abattre l'arbre, +comme le font les chasseurs de miel du Nouveau-Monde.</p> + +<p>Le commerce de Bruno était donc peu lucratif, et il avait +dû y joindre la quête des magasins d'écureuils où il s'emparait +des faînes, des châtaignes et des noix entassées +pour leurs provisions d'hiver; il vendait enfin des baguettes +de <i>bourdaine</i> aux cagiers, de l'écorce de houx aux +fabricants de glu, et portait au bourg, en hiver, quelques +oiseaux d'étang pris au trébuchet. Toutes ces industries de +contrebande n'avaient point réussi à le rendre riche, mais +semblaient le faire heureux. Toléré par les gardes, que +sa complaisance et sa bonne humeur avaient apprivoisés, +il vivait dans la forêt aussi libre que le pêcheur sur les +flots.</p> + +<p>Michelle avait d'abord accepté la compagnie de Bruno +avec empressement; mais un scrupule subit parut traverser +sa pensée, elle ralentit le pas de sa monture et +demanda brusquement à Bruno s'il ne s'éloignait pas trop +de sa route.</p> + +<p>—M'éloigner! dit le jeune garçon, je me rapproche, +au contraire.</p> + +<p>—Où vas-tu donc?</p> + +<p>—Mais, comme vous, jolie Michelle, à la ferme des +Louroux.</p> + +<p>La <i>boisière</i> le regarda en face.</p> + +<p>—C'est-il, comme ton bon ami Antoine, pour quelque +affaire de maraude? demanda-t-elle.</p> + +<p>—Sur ma conscience, non! dit Bruno d'un accent de +sincérité; je ne vais que pour dire un bonjour à ceux de +la Magdeleine et pour leur faire goûter mon sucre d'<i>avettes</i>.</p> + +<p>—Ah! ah! je comprends, reprit Michelle avec un rire +trop éclatant pour ne pas être forcé, c'est un cadeau que +tu apportes à la Louison.</p> + +<p>—A elle...... et aux autres! répliqua le jeune paysan +un peu embarrassé.</p> + +<p>—Alors pourquoi ne nous en as-tu pas offert?</p> + +<p>—Pardon, dit Bruno, qui dégagea de son épaule le +petit baril qu'il découvrit en l'avançant à portée de la +jeune fille; vous pouvez en manger à votre appétit.</p> + +<p>Michelle l'écarta de la main.</p> + +<p>—Non, non, reprit-elle, il n'y en a point trop pour +la <i>trouvée</i>! Prends garde seulement que le sucre de chêne +ne lui tourne dans le sang, ses <i>roussures</i> pourraient grandir, +et son visage prendre la couleur d'un coin de beurre +de Nozay.</p> + +<p>Elle accompagna cette plaisanterie rustique d'un nouvel +éclat de rire; le chercheur de miel secoua la tête.</p> + +<p>—Vous êtes méchante, la Michelle, dit-il d'un ton fâché; +ceux qui ont bon cœur ne raillent pas les misères +que Dieu nous a faites. Si la Louison n'est ni belle, ni de +grand courage, elle n'a pas moins ses mérites.</p> + +<p>—On sait bien que tu en es amoureux, mon pauvre +moissonneur de noisettes! dit Michelle toujours plus +aigre.</p> + +<p>—Ceci est une menterie, reprit Bruno vivement: la +Louison n'a point l'âge pour qu'on l'épouse, et par ainsi +je ne puis pas en être amoureux; mais c'est la vérité que +je lui veux du bien, parce qu'elle a une bonne âme, ce +qui est encore, je vous le dis, la Michelle, plus profitable +et plus rare que la beauté. J'ai aidé la Rousse à marcher +quand elle n'était guère plus haute qu'un fagot couché; +je l'ai retirée du grand étang, déjà si noyée qu'elle avait +perdu la voix; on sait bien que tout ça attache, et il +n'est point juste de nous tourmenter pour une honnête +amitié.</p> + +<p>—Eh bien! eh bien! s'écria la <i>boisière</i>, sait-il donc +parler à cette heure, lui qui d'ordinaire n'a pas plus de +voix qu'un hanneton? Allons, ajouta-t-elle en voyant le +mouvement d'impatience du jeune garçon, ne vous retournez +pas vers moi avec l'air d'un sanglier qu'on est +venu tracasser dans sa <i>fougeace</i>. Voici la maison des Louroux, +pauvre innocent, et, si je ne me trompe, la Louison +a senti l'odeur du miel, car je l'aperçois devant la +porte qui vous attend pour vous souhaiter la bienvenue.</p> + +<p>Une fillette d'environ quinze ans venait en effet d'accourir +sur le seuil.</p> + +<p>Ce qu'en avaient dit Bruno et Michelle m'avait préparé +à une laideur exceptionnelle; je fus tout surpris de trouver +une créature petite, frêle et un peu pâle, mais +d'une physionomie si douce et d'une grâce si mignonne, +que dès le premier coup d'œil on était gagné. Sa chevelure, +d'un roux splendide, tombait en désordre sur un +cou dont la blancheur de marbre défiait le hâle et le soleil. +Ses yeux bleus et un peu ronds avaient je ne sais +quoi d'étonné, comme ceux d'un enfant qui s'éveille; +ses traits suaves étaient éclairés par un fin sourire. La +seule disgrâce de ce charmant visage adolescent était les +rousseurs auxquelles la <i>boisière</i> avait fait allusion.</p> + +<p>Louison nous salua avec une politesse agreste.</p> + +<p>—Quoi donc! demanda ironiquement ma conductrice, +c'est-il aujourd'hui dimanche pour la Louison, qu'elle se +tient là écoutant l'herbe pousser et les mains sous sa <i>devantière</i>?</p> + +<p>—Faites excuse, Michelle, répondit la fillette d'une +voix doucement timbrée; mais les pauvres gens ne sont +pas plus robustes que Dieu le créateur, qui a eu besoin +de se reposer.</p> + +<p>—Voyez-vous ça! dit la <i>boisière</i>, qui se tourna de mon +côté comme si elle eût voulu me rendre complice de ses +moqueries; c'est une savante, oui! le <i>Bon-Affût</i> lui a +appris à lire dans l'imprimé, et les murs de la ferme sont +tapissés d'images que lui a données M. le curé.</p> + +<p>—Tout le monde ne peut pas avoir sa chambre comme +la jolie Michelle <i>adournée</i> des cadeaux de ses amoureux, +fit observer la petite.</p> + +<p>Bruno eut l'imprudence de rire de cette innocente malice, +ce qui parut faire perdre à Michelle tout son sang-froid.</p> + +<p>—Si les amoureux sont honnêtes pour moi, c'est que +je ne leur fais pas honte, reprit-elle, en jetant un regard +expressif sur les pauvres habits de l'orpheline; mais consolez-vous, +la Rousse, voici un galant qui n'a point tant +de <i>braverie</i> et qui vous cherche. Allons, le beau gars, +ouvrez votre barillet et offrez à celle-ci vos friandises de +mendiant.</p> + +<p>Je voulus m'entremettre pour donner une autre tournure +à l'entretien; mais Michelle avait une piqûre au +cœur, et, quoi que je pusse dire, elle reprit toujours l'offensive.</p> + +<p>Bruno, qui s'était assis près du seuil sur une pierre, +écoutait avec impatience. Quant à Louison, elle fut +quelque temps sans sentir les coups et riant des sarcasmes +de Michelle: elle jouait avec sa colère comme un +enfant avec des armes dont il ne se défie pas, mais la +<i>boisière</i> finit par trouver le joint du cœur en lui demandant +méchamment si les Louroux ne l'habilleraient point +de neuf pour la prochaine fête de Plessé. Elle faisait sans +doute allusion à quelqu'avanie précédemment infligée à +l'orpheline pour son pauvre costume, car je la vis tout à +coup rougir et balbutier. Michelle, qui comprit que le +coup avait porté, redoubla avec la cruauté d'une femme +qui se venge; elle n'épargna à la Louison aucune raillerie +sur ses misérables vêtements, énuméra tout ce qui lui +manquait, et finit par une description complaisante du +nouvel habit que faisait pour elle le tailleur de Niort.</p> + +<p>La Louison, qui jusqu'alors avait eu la réplique si libre, +écouta tout sans répondre et la tête basse. Evidemment, +la cruelle insistance de la <i>boisière</i>, après lui avoir rappelé +quelque pénible souvenir, venait d'éveiller ses innocentes +coquetteries. Ramenée à ce désir de parure, qui +n'est chez la femme qu'une des formes du besoin de plaire, +elle était passée presque subitement de son insouciante +gaîté à toutes les amertumes de la honte et du souhait +sans espoir. Debout près de la porte, elle roulait de son +petit pied nu quelques feuilles que le vent avait poussées +jusqu'au seuil; des mèches de cheveux couleur d'or +bruni voilaient son visage, et une de ses mains arrachait +avec distraction la mousse qui veloutait, par taches, le +mur auquel elle s'appuyait.</p> + +<p>L'arrivée du maître de la Magdeleine coupa heureusement +court à l'entretien; l'orpheline en profita pour +s'échapper, et, après avoir remercié assez brièvement +Michelle, qui continua sa route, j'entrai au logis avec le +fermier.</p> + +<p>J'étais curieux de connaître les détails d'une exploitation +agricole placée dans des circonstances aussi particulières. +Le père Louroux m'expliqua et me fit visiter tout +ce qui méritait d'être connu.</p> + +<p>Ces terres enclavées dans la forêt étaient entourées +d'innombrables ennemis contre lesquels il fallait sans +cesse les défendre. A chaque instant mon guide me dénonçait +quelque fausse trappe creusée sous le gazon pour +les loups, et toute semblable à celle où tomba Daphnis +quand Chloé vint l'en retirer en «l'aidant du cordon qui +nouait ses cheveux.»</p> + +<p>Ainsi ramené au souvenir des pastorales de Longus, +j'avais précédé le père Louroux de quelques pas, et j'allais +franchir une brèche ouverte sur un champ de blé, +quand le fermier accourut avec un cri d'épouvante et me +montra une faulx cachée sous les ramées, à l'intention des +sangliers, très nombreux au Gavre, et qui, en se précipitant +par l'ouverture, devaient rencontrer la faulx et s'ouvrir +les entrailles.</p> + +<p>Ces sortes de piéges, les plus redoutables de tous, +étaient aussi les plus multipliés. Cependant ils ne suffisaient +point pour garantir les moissons contre la voracité +des <i>grogneurs</i>. Le père Louroux m'apprit qu'à l'époque +où les froments jaunissaient, tous les gens de la +ferme devaient se disperser dans les champs, monter sur +des chariots, comme les barbares de la Crimée, et, le fusil +à la main, attendre au haut de ces citadelles roulantes +l'arrivée des sangliers.</p> + +<p>Quant aux loups, ils n'étaient redoutables qu'en hiver; +mais alors ils se rassemblaient par troupes et venaient +assiéger les étables. Deux ans auparavant, ils avaient +failli dévorer la Louison, qui était perdue sans Antoine.</p> + +<p>—Et il paraît, dis-je, que depuis tous deux sont restés +amis?</p> + +<p>Je lui montrai le braconnier et la jeune fille causant +intimement au coin de la clairière que nous allions +traverser.</p> + +<p>—Ah! ah! <i>Bon-Affût</i> est par ici! reprit le fermier, +dont la figure s'éclaira; gage qu'il apporte quelque chose +à la petite! On ne sait pas ce que c'est que l'attachement +de ces endurcis-là, monsieur; ils sont pires que le fer, car +la rouille du temps n'y peut rien. Depuis le jour où Antoine +a ramassé la pauvre créature parmi les feuilles +mortes, il l'a aimée autant à lui seul qu'un père et une +mère, et, si elle lui demandait son œil droit, au lieu de +refuser, il lui donnerait encore le gauche pour appoint.</p> + +<p>L'attitude et l'expression du braconnier ne démentaient +point les paroles de Louroux.</p> + +<p>Antoine était assis aux pieds de la Louison, accoudé sur +ses genoux, où il mangeait un morceau de pain noir, la +tête levée vers elle, et les regards plongés dans ses yeux. +On eût dit que la table transformait pour lui ce frugal +repas en festin, car tous les plis de son rude visage semblaient +sourire.</p> + +<p>La jeune fille, qui venait sans doute de lui raconter +l'humiliation qu'elle avait eu à subir de la Michelle, essuyait +encore de temps en temps une larme avec le coin +de son tablier, et ne pouvait retenir de petits sanglots qui +lui entrecoupaient la voix; mais les paroles du braconnier +avaient déjà ramené la gaîté sur ce visage d'enfant, +où le rire reparaissait à travers les derniers pleurs, comme +le soleil dans un rayon de pluie.</p> + +<p>Nous suivions la lisière du bois, cachés par les touffes +de houx, et le gazon éteignait le bruit de nos pas: aussi +approchions-nous sans être aperçus. La voix du braconnier +s'était insensiblement élevée, et je crus distinguer +quelques mots dont l'accent étranger m'était bien connu.</p> + +<p>—On dirait qu'ils parlent breton? fis-je observer à +demi-voix.</p> + +<p>—C'est la vérité! reprit le père Louroux, qui se mit +instinctivement à mon diapason; le <i>Bon-Affût</i> est né +devers les bois de Camore, et, quand il est venu ici, voilà +une quinzaine d'années, il avait grande peine à parler +comme tout le monde. Aussi a-t-il appris le jargon du +bas-pays à sa mignonne Louison, et celle-ci l'a enseigné +à Bruno, si bien que, lorsqu'ils sont ensemble, ils font +un verbiage que le bon Dieu n'y entendrait rien. Ecoutez +plutôt si cela ressemble à une langue faite pour le +monde?</p> + +<p>Malgré l'opinion du fermier, je commençais à comprendre +parfaitement.</p> + +<p>—La paix! la paix! répétait Antoine d'un ton caressant: +je te dis que tu iras à l'assemblée prochaine et que +tu seras la plus belle, oui!</p> + +<p>—Le drap et la toile sont bien chers! objectait la +fillette, qui ne pleurait plus que d'un œil.</p> + +<p>—Mais les chevreuils se vendent bien, répliqua le braconnier, +et pas plus tard que demain il y en aura un à +la ferme. Le père Louroux se chargera comme d'habitude +de le faire arriver à Nantes.</p> + +<p>—Et si les gardes veillent cette nuit? demanda la +Rousse tout-à-fait consolée.</p> + +<p>—Ils ne veilleront point, répliqua <i>Bon-Affût</i>, j'ai un +moyen sûr de les envoyer au fenil.....</p> + +<p>Les branches mortes qui craquaient sous nos pieds dénoncèrent +notre approche; le braconnier fit un geste rapide +qui recommandait à l'enfant la discrétion et se leva +pour nous recevoir.</p> + +<p>Il reconnut évidemment en moi le voyageur aperçu +le matin à l'auberge en compagnie de Moser, dont l'uniforme +lui avait révélé les fonctions, car il prit subitement +une expression défiante. Je m'efforçai de dissiper +ses soupçons en expliquant, pendant le cours de l'entretien, +ce qu'il y avait de fortuit dans mon rapprochement +avec le forestier, dont je n'étais ni le collègue ni le chef; +je fis connaître le motif de mon excursion dans la forêt, +et je demandai au fermier le chemin qu'il fallait prendre +pour arriver aux huttes des <i>boisiers</i>. <i>Bon-Affût</i>, qui avait +jusqu'alors écouté sans rien dire, mais que mes déclarations +avaient sans doute rassuré, répondit qu'il allait +du côté de la grande coupe, et que je pouvais le suivre.</p> + +<p>Après avoir traversé avec quelque peine les lisières des +<i>placis</i> tout encombrées de ronces et de buissons, nous +arrivâmes à la vieille futaie.</p> + +<p>Je fus involontairement saisi de la grandeur religieuse +de ces mille arceaux de feuillage entremêlés comme les +voûtes d'un palais mauresque, et dont les troncs moussus +formaient la verte colonnade.</p> + +<p>Ici, la solitude n'invitait pas à l'idylle comme celle que +j'avais traversée quelques heures auparavant, mais à la +vie hasardeuse et mâle. Animé par l'air plus pur, attiré +par les perspectives mobiles et infinies qui s'ouvraient de +tous côtés, sentant la marche plus facile sur ces tapis de +feuilles en poussière, on arrivait à comprendre l'espèce +de délire qui, vers le <span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> siècle, s'empara de la noblesse +entière et la poussa dans les forêts au milieu des chevauchées, +des aboiements de meutes et des hallalis de veneurs. +Alors les bois, pareils à une marée montante, envahirent +partout les champs et les villages. En Normandie, +un seul gentilhomme fit disparaître trente-deux paroisses +pour planter <i>une chasse</i>; au Gavre, le flot de verdure +avait également expulsé les hommes: il fallut des lois +pour préserver les seigneurs des séductions du <i>couvert</i>.</p> + +<p>Je subissais à mon tour et je comprenais ces irrésistibles +attirements de la forêt. Plus je me plongeais sous ses ombres +mouvantes, plus leur fraîcheur embaumait mon +sang, fortifiait mes membres et m'excitait à poursuivre. +Je me sentais une vigueur enivrée qui m'eût fait prendre +volontiers pour devise le cri de force et de jeunesse adopté +par les Byrons d'Angleterre: <i>En avant!</i></p> + +<p>Le braconnier, à qui j'essayai d'expliquer ce que j'éprouvais, +m'avoua que hors du <i>couvert</i> il ne respirait jamais +qu'à moitié. Fils d'un <i>boisier</i> de Camore, il était né +et avait grandi dans la forêt. Les ombrages étaient pour +lui ce qu'est la mer pour le matelot; il en aimait le murmure +et la couleur, il en connaissait tous les mystères.</p> + +<p>Après avoir suivi les <i>sentes</i> quelques instants, il prit sa +direction par des ouvertures où les branches brisées indiquaient +<i>la passée</i> des sangliers. Nous traversions à vol +d'oiseau les fourrés et les brandes. Au milieu de ces mille +<i>bouées</i> (bosquets) qui entrecoupent les jeunes <i>ventes</i> de +tant d'ombres et d'éclaircies, que l'œil s'égare dans leurs +inextricables détours, il marchait tout droit et sans regarder, +comme si une mystérieuse attraction lui eût indiqué +sa route.</p> + +<p>A mesure que nous avancions, les sites devenaient de +plus en plus sauvages. Enfin toute trace du travail de +l'homme disparut. Nous n'avions plus autour de nous +qu'un chaos d'arbres de toutes grandeurs, une bataille +de végétation dans laquelle le plus faible se tordait au +pied du plus fort, qui l'étranglait de ses replis ou l'asphyxiait +sous son ombre. Çà et là, de grands chênes +abattus par le temps appuyaient leurs squelettes poudreux +aux robustes troncs de leurs successeurs; les arbustes +grimpants qui cherchaient le soleil lançaient leurs guirlandes +jusqu'aux cimes les plus élevées, couraient de +l'une à l'autre, et formaient mille ponts suspendus le +long desquels se balançaient les écureuils. Le sol lui-même, +autrefois bouleversé par quelque terrible convulsion, +était entrecoupé de ravines au bord desquelles surplombaient +des rocs hérissés de ronces échevelées.</p> + +<p>De loin en loin, il se faisait une ouverture dans ce fouillis +de pierres et de verdure; alors apparaissaient des étangs +tout brodés de nénuphars. On voyait passer au-dessus de +grandes volées de ramiers, tandis que l'alcyon aux couleurs +diamantées rasait rapidement les oseraies, et que le héron, +immobile sur les rameaux desséchés du saule, penchait la +tête vers les eaux dormantes comme un pêcheur patient.</p> + +<p>Nous suivions la rive d'un de ces lacs perdus dans la +solitude, quand un grand mouvement se fit tout à coup +près de nous. Les grenouilles qui croassaient sur les +glaïeuls s'élancèrent au fond des eaux, tous les chants +s'arrêtèrent dans le feuillage, et les oiseaux descendirent +en tournoyant jusqu'au pied des arbres. Au même instant, +l'ombre de deux grandes ailes noircit la surface argentée +de l'étang, et j'aperçus un aigle de mer qui semblait flotter +dans l'azur du ciel. Après avoir plané quelques minutes, +l'aigle descendit comme un trait dans le fourré, +d'où il ressortit bientôt tenant dans son bec une proie. +Je le vis alors voler vers un grand chêne au haut duquel +<i>Bon-Affût</i> me montra son nid. Celui-ci était grand +comme une de ces cabanes roulantes en usage parmi +les bergers, et il semblait surcharger la cime de l'arbre, +qu'agitait un continuel balancement. Mon guide +m'apprit que les aigles étaient si nombreux dans la forêt, +qu'ils étendaient leurs ravages jusqu'aux basses-cours des +villages voisins. On eût même dit que les violences de ces +suzerains de l'air encourageaient l'audace des moins forts, +selon la remarque de Panurge, que «les bonnes aubaines +des brigandissimes élèvent partout des brigandeaux.» +J'appris, en effet, qu'au Gavre la fable du <i>corbeau qui +veut imiter l'aigle</i> n'était point une allégorie, mais une +réalité. Ces voleurs de fromages osaient ici s'abattre sur +les jeunes agneaux et cherchaient à leur dévorer les +yeux.</p> + +<p>Nous avions atteint le centre de la solitude, et nous arrivions +à un <i>placis</i> au milieu duquel brillait une flaque +d'eau si limpide, que le ciel s'y reflétait avec toutes ses +lueurs et toutes ses nuées. Arrivé là, le braconnier ralentit +le pas en promenant autour de lui des regards plus +complaisants, comme un propriétaire qui rentre dans son +domaine. Il se mit à répondre à chaque chant d'oiseau par +un chant si merveilleusement imité, que l'oiseau trompé +descendait de branche en branche et s'arrêtait à quelques +pas de nous en penchant la tête pour mieux écouter. Les +écureuils accouraient à son cri; les poules d'eau sortaient +des touffes de joncs pour venir picorer les graines qu'il +semait sur le lac; des lapins qui jouaient sous une touffe +de bruyère s'étaient arrêtés et nous regardaient d'un air +presqu'effronté. Le braconnier sourit de ma surprise.</p> + +<p>—Ce sont mes amis et mes voisins, me dit-il; voilà +longtemps que nous vivons sans procès, et, comme on ne +vient guère de ce côté, ils n'ont pu apprendre à se méfier.</p> + +<p>—Alors vous ne leur tendez jamais de piéges?</p> + +<p>—Jamais; ce serait tromper leur confiance! Mais je ne +vois pas la <i>verdaude</i>, d'habitude elle est plus alerte.</p> + +<p>Il s'était approché de la flaque, et se mit à siffler d'une +façon particulière; bientôt un sifflement pareil lui répondit, +et la tête triangulaire d'une énorme couleuvre se +dressa dans les roseaux; je fis, malgré moi, un mouvement +en arrière.</p> + +<p>—N'ayez pas de souci, dit <i>Bon-Affût</i> tranquillement, +c'est une vieille camarade; elle m'a reconnu, voyez!</p> + +<p>La couleuvre était en effet sortie de la <i>rosière</i>; elle nageait +vers nous la tête haute, en dardant sa langue fourchue +avec de petits sifflements. Les longs replis de son +corps verdâtre, marbré de taches sombres, traçaient derrière +elle un sillon sur les eaux dormantes; elle s'élança d'un +bond vers la rive, et, se <i>lovant</i> sur elle-même, elle arriva +à la ceinture du braconnier. Celui-ci étendit le bras; elle +s'y enroula vivement, et atteignit ainsi son giron, où je +la vis s'enfoncer.</p> + +<p>—Monsieur s'étonne de ma confiance, dit <i>Bon-Affût</i>, +qui avait remarqué mon expression d'inquiétude et de +dégoût; mais ça n'a point de malice, c'est un aspic d'eau. +Quand on passe de longues semaines seul dans les bois, +voyez vous, on devient moins difficile pour sa compagnie; +on est heureux de trouver quelque chose qui vit et +qui vous connaît. Aussi, quand je ne puis aller à la Magdeleine +causer avec la Louison, et que Bruno est en +voyage, je tombe quelquefois dans mes <i>chêtiveries</i>; alors +je viens ici pour me distraire, et les bêtes du bon Dieu +me font société.</p> + +<p>Il ajouta beaucoup de remarques étranges sur les animaux +de la forêt. Il s'était composé lui-même une histoire +naturelle, mélange de préjugés et d'observation dans lequel +il me parut fort difficile de distinguer l'erreur de la +vérité. Les <i>fauves</i> avaient été classés par lui en amis ou +en ennemis des hommes, et il prétendait reconnaître leur +nature selon qu'ils étaient sensibles ou non à la voix humaine; +une tradition forestière faisait remonter cette division +aux premiers jours du monde. L'homme et le lion se +disputaient alors la royauté de la terre; les animaux prirent +parti dans la querelle selon leurs inclinations. Tous ceux +qui avaient l'<i>esprit ouvert et le cœur soumis</i> se rangèrent +du côté d'Adam, tandis que les <i>violents et les stupides</i> +se faisaient les défenseurs du lion. L'homme remporta la +victoire; mais il fut chassé peu après du pays de délices +qu'il habitait, et perdit ainsi la couronne du monde. C'est +depuis que les animaux qui l'avaient combattu sont restés +les ennemis de ceux qui avaient soutenu sa cause. +Malheureusement les hommes de nos jours ont perdu le +souvenir du passé, et, comme le traité d'alliance entre +leurs pères et les animaux du paradis terrestre a été noyé +par le déluge, ils ne se souviennent plus de leur ancienne +amitié; mais, quand on la connaît, on n'a qu'à le montrer, +et les <i>fauves</i>, qui ont été autrefois les soldats d'Adam, +se le rappellent.</p> + +<p>Ces explications nous avaient conduits hors du fourré, +à l'entrée d'une des grandes <i>rabines</i>. Nous y rencontrâmes +Bruno assis au bord de la route, où il dépouillait +de leur écorce des branches de <i>bourdaine</i>. En apercevant +le braconnier qui débouchait le premier de la <i>passée</i>, +il fit un geste d'avertissement qu'il réprima de son +mieux en me voyant. <i>Bon-Affût</i> fouilla d'un regard rapide +toutes les avenues.</p> + +<p>—Eh bien! dit-il en s'arrêtant devant le jeune garçon, +qui s'était remis au travail, tu nous prépares donc des +paniers, mon mignon.</p> + +<p>—Faites excuse, ceci est pour le cagier de Rozet, répliqua +Bruno sans lever les yeux.</p> + +<p>—C'est s'y prendre tard que de préparer des prisons +aux oiselets quand ils ont déjà toutes leurs plumes, objecta +le braconnier, et tu n'es guère plus diligent, toi qui +attends pour blanchir tes baguettes que le soleil ait un +œil fermé.</p> + +<p>—Le jour n'est pas si long que la volonté, répondit +Bruno.</p> + +<p>—Et tu comptes porter ce soir ta marchandise au +Rozet?</p> + +<p>—Non, dit le jeune garçon, qui releva la tête en regardant +<i>Bon-Affût</i>, la route est trop mauvaise du côté +des <i>boisiers</i>; voyez plutôt.</p> + +<p>Il montrait le sol boueux que sillonnaient de profondes +ornières et les traces de pas tout récents. Le braconnier +sembla particulièrement frappé de celles-ci qu'il reconnut +sans doute, car je le vis échanger un regard avec Bruno, +et après avoir hésité un instant:</p> + +<p>—Monsieur n'a plus besoin de moi, dit-il brusquement; +il n'a qu'a suivre la <i>rabine</i> pour trouver les huttes +des <i>boisiers</i>; s'il veut presser le pas, il pourra encore y +arriver avant le jour failli.</p> + +<p>Je compris que cette détermination avait quelque motif +que l'on ne voulait point me faire connaître, et dont +il était par conséquent inutile de s'informer; je pris donc +congé de mon guide sans insister davantage, et je m'engageai +seul dans la longue avenue.</p> + +<p>L'épaisseur du feuillage interceptait les dernières clartés +du jour, de sorte qu'il y régnait déjà une demi-obscurité; +mais, par intervalles, la brise qui s'élève le +soir entr'ouvrait la voûte de verdure, et alors un rayon +du soleil couchant plongeait tout à coup dans cette ombre, +s'y brisait et faisait pleuvoir mille jets lumineux. +Lorsque je me retournais, j'apercevais l'immense allée +qui se déroulait derrière moi comme un souterrain au +fond duquel apparaissait le ciel bleuâtre du levant, déjà +diamanté de pâles étoiles.</p> + +<p>Le premier hameau de <i>boisiers</i> que je rencontrai n'était +composé que de quelques huttes; je le traversai sans m'y +arrêter, gagnant le milieu de la coupe, où se trouvait le +principal campement. Je voyais se dessiner çà et là, sous +les vagues lueurs de la nuit, des groupes de cabanes qui +formaient, dans l'immense clairière, comme un réseau de +villages forestiers. Toutes les huttes étaient rondes, bâties +en branchages dont on avait garni les interstices avec du +gazon ou de la mousse, et recouvertes d'une toiture de +copeaux. Lorsque je passais devant ces portes fermées par +une simple claie à hauteur d'appui, les chiens-loups accroupis +près de l'âtre se levaient en aboyant, des enfants +demi-nus accouraient sur le seuil, et me regardaient avec +une curiosité effarouchée. Je pouvais saisir tous les détails +de l'intérieur de ces cabanes, éclairées par les feux de +bruyères sur lesquels on préparait le repas du soir. Une +large cheminée en clayonnage occupait le côté opposé à +la porte d'entrée; des lits clos par un battant à coulisses +étaient rangés autour de la hutte avec quelques autres +meubles indispensables, tandis que vers le centre se dressaient +les établis de travail auxquels hommes et femmes +étaient également occupés.</p> + +<p>J'appris plus tard que ces baraques dispersées dans plusieurs +coupes, étaient habitées par près de quatre cents +<i>boisiers</i> qui ne quittaient jamais la forêt. Pour eux, le +monde ne s'étendait point au-delà de ces ombrages par +lesquels ils étaient abrités et nourris. Cependant dans le +cercle étroit de ces obscures destinées se retrouvait tout +ce qui agite ailleurs la foule haletante: espérances déçues +ou remplies, amours accueillis ou repoussés, joies ou +deuils de la famille, et par-dessus tout, l'éternelle épée +suspendue au banquet du genre humain: la misère! Pour +le moment, celle-ci était heureusement absente; mais on +se rappelait ses visites, et les femmes me les racontèrent. +A plusieurs reprises, l'exploitation du bois avait été suspendue, +le prix du blé s'était élevé, et les <i>boisiers</i> sans +ressources avaient dû vivre, comme les bêtes fauves, de +ce qu'ils trouvaient dans la forêt. Chassés par la faim, ils +avaient cherché secours dans les villages voisins; mais la +pauvreté avait fermé les portes, l'amitié seule eût pu les +rouvrir, et pour le laboureur qui vit hors du <i>couvert</i>, le +<i>boisier</i> est un étranger. Aucune alliance ne rattache la +campagne à la forêt, aucune habitude ne les rapproche; +il y a plus, une vieille défiance met la première en garde +contre l'homme du <i>couvert</i>. Son accent rude et précipité, +ses vêtements sordides, sa physionomie sauvage, tout +étonne et inquiète; puis la tradition rappelle qu'autrefois +les <i>boiseries</i> servirent de champ d'asile aux désespérés, +et qu'alors les hommes de la forêt faisaient irruption dans +les villages pour y enlever les femmes ou les moissons, +et, bien que l'abus ait cessé, le souvenir a survécu.</p> + +<p>Je trouvai au principal campement, ainsi qu'on me l'avait +annoncé, une hutte plus vaste convertie en cabaret, +et où un certain nombre de voisins étaient alors rassemblés. +J'y aperçus Moser avec ses deux gardes qui soupaient +dans un coin où j'allai les rejoindre.</p> + +<p>Vers le milieu de la cabane, autour d'un feu dont la +fumée était recueillie par une sorte d'entonnoir en +clayonnage, plusieurs femmes se tenaient accroupies. A +l'aspect étrange du lieu, on eût pu se croire dans un +wigwam de Peaux-Rouges sans la conversation bruyante +des fileuses réunies près de l'âtre. Le nom de Michelle +plusieurs fois prononcé attira mon attention; Michelle +faisait les frais de la veillée, et il me parut, dès les premiers +mots, qu'en fait de médisance, la ville n'avait +rien à apprendre à la forêt. L'élégante boisière déplaisait +évidemment à tout le monde sans que l'on pût s'accorder +sur ses défauts. Les unes l'accusaient d'être hautaine, +les autres trop familière; on lui reprochait de ne songer +qu'à faire fortune, puis de se ruiner pour paraître +<i>brave</i>; celle-ci la déclarait sans esprit, celle-là lui en +trouvait trop; il n'y avait unanimité que dans la malveillance. +Quand on eut épuisé toutes les critiques, une fille +dont le teint couleur de taupe et les cheveux roussis excusaient +la jalousie, demanda pourquoi la Michelle ne venait +point avec les autres à la veillée.</p> + +<p>—Pauvre innocente! répondit une seconde fileuse à +mine aigre-douce, tu ne sais donc pas que quand les +garçons soupent, on est sûr de les trouver au logis?</p> + +<p>—Eh bien! qu'est-ce que cela fait, demanda brutalement +la <i>noiraude</i>.</p> + +<p>—Cela fait, ma mignonne, que la Michelle choisit ses +heures, continua la maligne paysanne, et que pour le +moment elle va de hutte en hutte montrer sa coiffe +blanche.</p> + +<p>—Vous croyez ça, la Landry! interrompit tout à coup +une voix.</p> + +<p>Et la <i>boisière</i> parut à la porte de la cabane, le visage +rouge et un peu essoufflée.</p> + +<p>—Elle nous écoutait! s'écrièrent les fileuses étonnées.</p> + +<p>—Je ne porte pas assez de coiffes sales pour avoir à les +montrer quand elles sont blanches, reprit Michelle, qui +désignait de l'œil la <i>dormeuse</i> en toile rousse de la Landry, +et je n'ai encore visité aucun logis dans la <i>coupe</i> depuis +mon arrivée.</p> + +<p>—Vous êtes pourtant bien échauffée, ma bonne amie, +fit observer la fileuse avec un regard de vipère qui s'éveille.</p> + +<p>—Parce que j'ai couru pour traverser le <i>placis</i>, dit +la <i>boisière</i>, rapport à ce que vient de me dire Bruno.</p> + +<p>—Ah! vous vous sauvez devant le chercheur de miel, +reprit ironiquement la Landry; jusqu'à présent, quand +vous vous rencontriez sur le grand chemin, c'était lui +qui prenait les <i>voyettes</i>, mais il faut croire que vous +l'aurez enhardi.</p> + +<p>—Allons, n'ayez donc pas comme ça des <i>innocences</i> +par mauvaiseté, s'écria Michelle en colère, ce n'est pas +Bruno qui m'a <i>épeurée</i>, mais son dire, et gage que vous +n'auriez pas été plus vaillante, bien que vous soyez douce +comme une louve qui n'a pas sevré!</p> + +<p>—Et qu'a pu te dire ce pauvre coureur, pour te rendre +aussi rouge qu'une graine de houx? demanda la plus +vieille des fileuses.</p> + +<p>—Ce qu'il m'a dit, mère Colette? répliqua la <i>boisière</i>, +qui baissa la voix; eh bien! il m'a avertie qu'il venait de +rencontrer, vers les fourrés de l'<i>Homme-Mort</i>, le <i>mau-piqueur</i> +qui <i>faisait le bois</i>.</p> + +<p>Il y eut à ces mots un mouvement général; toutes les +conversations furent interrompues.</p> + +<p>—Bruno l'a vu? demandèrent en même temps plusieurs +voix.</p> + +<p>—Comme je vous vois, dit la <i>boisière</i>, il tenait à la +chaîne son chien noir et avait l'air de chercher les pistes. +Au premier moment, Bruno a cru que c'était un forestier; +mais, quand <i>l'avertisseur de tristesse</i> s'est +tourné vers lui, il a vu ses yeux qui laissaient couler des +flammes, il l'a entendu qui prononçait les mauvaises paroles.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Fauves par les passées,<br /></span> +<span class="i0">Gibiers par les foulées,<br /></span> +<span class="i0">Place aux âmes damnées!<br /></span> +</div></div> + +<p>Puis il a disparu dans les <i>ventes</i> en faisant grésiller les +feuilles.</p> + +<p>Les femmes avaient cessé de filer; les hommes se regardèrent, +et les gardes eux-mêmes semblaient saisis. +Moser leur demanda ce que cela voulait dire. L'un d'eux +répondit avec un peu d'embarras que, selon la croyance +du <i>couvert</i>, l'apparition du <i>mau-piqueur</i> annonçait la +<i>grande chasse des réprouvés</i>.</p> + +<p>—Et il y a des gens baptisés qui peuvent croire à de +pareils contes? demanda Moser scandalisé.</p> + +<p>Un murmure s'éleva parmi les <i>boisiers</i>.</p> + +<p>—Les gens baptisés croient ce qui frappe leurs oreilles, +fit observer un vieillard; tous ceux qui sont ici ont +ouï la trompe de l'<i>avertisseur de tristesse</i>, et vos gens +eux-mêmes peuvent en rendre témoignage.</p> + +<p>Les gardes avouèrent, avec un peu d'hésitation, que +c'était la vérité.</p> + +<p>—Ainsi, vous avez entendu le cor dans la forêt sans +chercher les chasseurs? demanda l'Alsacien.</p> + +<p>—Par la raison qu'ils seraient allés au-devant de la +mort, reprit le <i>boisier</i> qui avait déjà parlé: la venue du +<i>mau-piqueur</i> est toujours un méchant signe; mais quiconque +rencontre la chasse n'a qu'à faire préparer sa bière, +car ses heures sont comptées.</p> + +<p>—Eh bien! j'en courrai la chance, dit Moser, et que +le diable me brûle si je ne force pas vos damnés à me +montrer leurs ports-d'armes!</p> + +<p>Tous les assistants se récrièrent; le vieillard secoua +la tête.</p> + +<p>—Il ne faut pas jouer avec les morts, dit-il, Dieu a +fait les parts; il a donné le jour aux hommes, et la nuit +aux mauvais esprits. C'est d'un cœur trop fier d'aller +contre sa volonté, et, si vous avez un bon patron dans +le ciel, il vous épargnera cette épreuve.</p> + +<p>—J'attends au contraire qu'il me l'accorde, dit Moser. +Depuis quinze ans que je marche sous le <i>couvert</i>, je +n'y ai trouvé que des braconniers de ce monde-ci: j'aurais +plaisir à en rencontrer quelques-uns de l'autre; mais +vous verrez que la chasse aura été remise, et que le +diable nous trouvera trop à jeun et trop éveillés pour faire +retentir la trompe du <i>mau-piqueur</i>.</p> + +<p>Nul ne répondit, il y eut une pause. La hutte était enveloppée +de ce grand silence de la solitude, à peine entrecoupé +par le bruit du vent et la rumeur des eaux. +Tout à coup un son de cor s'éleva, grandit, courut le +long des <i>ravines</i>, et vint éclater à la porte de la cabane. +L'effet fut terrible et soudain. Hommes et femmes se levèrent +d'un seul mouvement. Moser me regarda avec +surprise; il y eut un court silence, puis l'appel de la +trompe se répéta plus vif et plus rapproché.</p> + +<p>—C'est lui! c'est lui! murmurèrent toutes les voix.</p> + +<p>Le forestier s'était levé.</p> + +<p>—Il est clair que quelqu'un s'amuse à nos dépens, +dit-il, avec une impatience irritée; reste à savoir qui +rira le dernier.</p> + +<p>Et se tournant vers ses deux compagnons:</p> + +<p>—En route! ajouta-t-il; le <i>mau-piqueur</i> me semble un +peu enroué, nous allons tâcher de lui éclaircir la voix.</p> + +<p>Les gardes, qui s'étaient levés, se regardaient d'un air +inquiet, et le son du cor continuait à retentir avec une +force toujours croissante; tous les <i>boisiers</i> s'étaient rassemblés +autour de la cheminée, où ils parlaient à voix +basse. Moser attendait près de la porte en examinant la +batterie de son fusil. Enfin ses compagnons le rejoignirent, +mais d'un air qui trahissait leur trouble. L'Alsacien leur +demanda s'ils avaient peur.</p> + +<p>—On peut craindre sans honte ce qu'on ne comprend +pas, dit le plus âgé avec humeur, et, pour mon compte, +je me demande ce que nous allons faire à cette heure +dans la forêt.</p> + +<p>—Votre devoir! répliqua Moser durement; savez-vous +ce que cache cette mauvaise plaisanterie dont on veut +nous effrayer? êtes-vous sûrs qu'elle ne serve point à +quelque maraudeur pour ravager les <i>ventes</i>? Le bois nous +est confié, nous devons le surveiller comme notre enfant. +Voulez-vous donc qu'on vous prenne pour des lâches? +Allons, en avant, vous dis-je, et veillez à vos fusils.</p> + +<p>Les gardes ne dirent mot, et nous prîmes notre chemin +vers la futaie.</p> + +<p>Moser se dirigeait sur le son du cor, qui devenait à +chaque instant plus distinct. Ses <i>hallalis</i> ne ressemblaient +en rien aux airs de chasse contemporains: +c'étaient des appels prolongés et plaintifs, entrecoupés +de fanfares furieuses, mais dont le rhythme antique rappelait +les airs de la vieille France. Le <i>mau-piqueur</i> +paraissait venir à notre rencontre par un sentier parallèle +à celui que nous suivions. Bientôt le cor éclata +à notre droite et de si près, que nous en paraissions à +peine séparés par quelques buissons. Moser tourna brusquement +de son côté; mais à l'instant même nous l'entendîmes +retentir à notre gauche. Le forestier surpris +s'élança dans la nouvelle direction; l'<i>hallali</i> passa aussitôt +à droite, plus éclatant que jamais. Cette fois, Moser lui-même +s'arrêta désorienté, et demanda aux gardes s'il y +avait dans la forêt des échos: tous deux répondirent négativement; +ils nous firent même remarquer que le son +du cor avait de nouveau changé de place et se faisait entendre +derrière nous. L'Alsacien allait rebrousser chemin, +quand nous le distinguâmes en avant. Le son se maintint +dans cette direction, que nous suivîmes quelque temps, +mais avec des intermittences qui continuaient à nous égarer. +Parfois on eût cru le corneur nocturne à quelques +pas; dans d'autres instants, il nous paraissait perdu +à l'extrémité de la forêt. Les deux gardes nous suivaient +dans un saisissement que trahissait leur haleine +haletante. Quand nous nous arrêtâmes enfin au milieu +d'un carrefour sauvage, ils se mirent à regarder autour +d'eux avec une épouvante qu'ils ne cherchaient plus à +dissimuler.</p> + +<p>—C'est aller volontairement à l'encontre du malheur! +dit le plus vieux d'une voix altérée; le forestier doit savoir +à cette heure que nous n'avons pas affaire à des +hommes, et la raison nous dit de retourner aux huttes.</p> + +<p>Moser ne répliqua rien. Le corps penché et l'oreille +ouverte à toutes les brises de la nuit, il semblait étudier +depuis quelque temps avec une attention particulière les +<i>hallalis</i> du <i>mau-piqueur</i>; il se redressa enfin et se tourna +de notre côté.</p> + +<p>—J'ai le mot de l'énigme, dit-il vivement; les sons +éloignés sont plus nets et plus forts que ceux qui retentissent +à quelques pas: ce n'est ni le même musicien ni +le même instrument, il y a évidemment deux trompes, +et voilà une heure qu'on se moque de nous!</p> + +<p>Quelque vraisemblable que fût l'explication, elle ne +put persuader nos compagnons, qui se refusèrent positivement +à explorer l'un des côtés de la forêt, tandis que +Moser et moi aurions parcouru l'autre. L'Alsacien dut se +résigner à les conduire dans une des directions, en me +laissant prendre seul la route opposée. Un des gardes me +donna son fusil, et j'entrai dans une étroite <i>foulée</i> qui +me conduisait à la partie la plus solitaire de la forêt.</p> + +<p>J'avançais avec difficulté sur un terrain marécageux, où +le pied glissait à chaque pas. La clarté stellaire donnait à +l'ensemble de la futaie je ne sais quel aspect chimérique; +tantôt des lueurs filtrant à travers l'ombrage couraient +devant moi sur l'herbe fine à la manière des follets, tantôt +de vieux arbres desséchés se dressaient aux angles des +<i>bouées</i> comme des fantômes qui agitaient à la brise leurs +linceuls de lierre. Mille rumeurs couraient dans l'air, +des cris sans nom sortaient des tannières creusées sous +les racines, des soupirs étouffés descendaient du haut +des cimes; on sentait vivre autour de soi un monde +inconnu et invisible.</p> + +<p>Le cor avait cessé de retentir; mais depuis quelque +temps il me semblait entendre, au milieu des murmures +de la nuit, un bruit de pas que trahissait de plus +en plus le craquement des branches mortes et des +glands desséchés. Enfin, à l'entrée d'un <i>placis</i>, j'aperçus +distinctement une ombre tenant à la main une +trompe de chasse: elle émergeait comme moi de l'obscurité, +et entrait dans l'espace éclairé. Au léger cri +que je laissai échapper, elle se retourna de mon côté, +puis s'élança vers le centre du <i>placis</i>, où elle disparut +derrière un obstacle que je pris d'abord pour un rocher; +mais en approchant, je reconnus un chêne gigantesque, +dont le tronc vermoulu avait fait jaillir, à quelques pieds +de terre, un taillis de rameaux. Après avoir vainement +tourné autour du colosse sans pouvoir atteindre l'ombre +fuyante, je revins brusquement sur mes pas, et je me +trouvai en face du porteur de trompe, qui n'était autre +que Bruno.</p> + +<p>En me reconnaissant, il parut plus surpris qu'effrayé; +mais j'étais un peu en colère de l'émotion que +la plaisanterie m'avait causée, et je lui mis la main au +collet.</p> + +<p>—Parbleu! je tiens cette fois le <i>mau-piqueur</i>! m'écriai-je, +et je veux le faire connaître aux gens de la +<i>coupe</i>.</p> + +<p>—Au nom du Christ! ne le faites pas, Monsieur, interrompit +le chercheur de miel d'une voix troublée, ce +serait me perdre à jamais.... et d'autres avec moi.</p> + +<p>—Qui cela? demandai-je.</p> + +<p>Il hésita.</p> + +<p>—Notre musique ne porte dommage à personne, reprit-il +en évitant de répondre, nous avons seulement +voulu faire causer les gens...</p> + +<p>Un coup de feu l'interrompit; il s'arrêta court d'un air +déconcerté.</p> + +<p>—Voici qui vous donne un démenti, maître Bruno, +répliquai-je.</p> + +<p>—Ce sont les gardes qui tirent en rentrant, balbutia le +jeune garçon.</p> + +<p>—Les gardes suivent une direction opposée, repris-je, +et je gage que les gens qui ont entendu parler les fusils +de la forêt reconnaîtraient plutôt la voix de celui de +<i>Bon-Affût</i>.</p> + +<p>Bruno me regarda.</p> + +<p>—Ah! il faut que quelqu'un ait averti Monsieur, s'écria-t-il; +il n'aurait pu avoir tout seul une pareille idée. +Mais Monsieur ne voudrait point faire de peine à un pauvre +homme....</p> + +<p>—D'autant que je sais à qui il destine la chasse, répliquai-je.</p> + +<p>Et je lui racontai comment j'avais entendu la promesse +faite à la Louison par le braconnier; je lui annonçai en +même temps que Moser était dans la forêt avec ses gardes. +Un peu effrayé pour <i>Bon-Affût</i>, qui se croyait à l'abri +de toute poursuite grâce à son stratagème, Bruno voulut +aller l'avertir: j'avais perdu mon orientation à travers +les <i>bouées</i>, et, dans la crainte de m'égarer de plus en +plus, je me décidai à le suivre.</p> + +<p>Le chasseur d'abeilles ne prit ni par les avenues, ni +par les sentiers; il coupa droit vers le lit d'un ruisseau +desséché que nous longeâmes quelque temps sans bruit +sur une jonchée de feuilles humides et cachées par les +touffes de coudriers. Nous atteignîmes ainsi un <i>gîte</i> très +fourré où le braconnier venait également d'arriver avec +un chevreuil. Bruno lui expliqua rapidement notre rencontre +et la présence de forestiers dans le bois. J'indiquai +le plus exactement qu'il me fut possible la direction +que je leur avais vu prendre et le carrefour où ils m'avaient +donné rendez-vous. Le chercheur de miel fit observer +que leur route devait les éloigner de nous.</p> + +<p>—S'ils la suivent! objecta <i>Bon-Affût</i>; mais ils auront +entendu, comme Monsieur, ma canardière chanter +sous le <i>couvert</i>: en se dirigeant sur le son, ils vont arriver +par la <i>rabine</i> de la Hubiais, et avant dix minutes +nous les aurons sur nos talons. Le plus sage est de tourner +vers la brande et de filer par la clairière de la <i>petite +Fougeace</i>.</p> + +<p>A ces mots, sans attendre notre réponse, il reprit le +chevreuil dont Bruno avait lié les pieds, le jeta sur son +épaule et se mit en marche.</p> + +<p>Au sortir du fourré s'ouvrait une vaste bruyère sans +ombrages, dans laquelle il fallut s'engager. Toutes les +étoiles avaient disparu du ciel; un vent froid s'était +élevé; on apercevait à travers la brume nocturne les +lisières de la forêt, qui semblait ourler la brande d'un +pli plus sombre, et d'où sortait la triste rumeur du vent +dans les feuilles. De temps en temps retentissaient dans +la nuit des cris de loups affamés auxquels répondaient, +comme un écho, les hurlements des chiens dans les villages. +<i>Bon-Affût</i> rentra enfin sous le <i>couvert</i>, et, après +avoir traversé une jeune <i>vente</i>, tourna vers la clairière +de la <i>Fougeace</i>. Nous commencions à côtoyer le long +étang qui la ferme à gauche, quand une grande clarté +nous apparut de l'autre côté dans les arbres. Des vapeurs +lumineuses montaient sous les voûtes de verdure, puis +disparaissaient derrière les tourbillons d'une fumée blanchâtre +que pailletaient des étincelles.</p> + +<p>—Le feu! s'écria <i>Bon-Affût</i>, le feu est à la futaie!</p> + +<p>Et il courut avec nous vers la clairière. Nous vîmes +alors que l'incendie n'avait encore gagné que les lisières. +Le feu allait de buisson en buisson jusqu'au pied des +grands arbres, dont il effleurait les troncs noueux. <i>Bon-Affût</i> +s'était arrêté les deux mains appuyées sur son +fusil.</p> + +<p>—Encore quelque vacher du diable qui aura allumé +une bourrée aux bords des traînes! dit-il. Si on ne débarrasse +point la forêt de ces fainéans, nous n'aurons bientôt +plus que des <i>bois-arcis</i>.</p> + +<p>—Sans compter que c'est nous autres qu'on accuse +de tous les dégâts, fit observer Bruno.</p> + +<p>—Le garçon dit pourtant vrai, reprit le braconnier en +me regardant. Demain les gardes assureront que le feu a +été mis par les coureurs de bois, comme si le monde +avait coutume de brûler son champ et sa maison!</p> + +<p>Je déclarai que le forestier alsacien ne manquerait point +en effet de regarder l'accident comme une nouvelle malice +du <i>mau-piqueur</i>, et que celui-ci ferait sagement +d'éviter sa rencontre, s'il ne voulait s'exposer à quelques +semaines de retraite forcée dans la prison de Savenay.</p> + +<p>—Moi en prison! interrompit <i>Bon-Affût</i>, qui releva +sa canardière par un geste instinctif et menaçant; c'est +impossible! j'ai besoin du <i>couvert</i> pour vivre. En prison! +que le diable me torde si je n'en usais pas les murs +avec mes ongles! C'est dans la forêt que j'ai toutes mes +connaissances; faut que j'y reste... pour la <i>verdaude</i>... +et pour d'autres encore!.... Mais Monsieur a raison, pas +moins; il est inutile de s'arrêter; d'autant que nous ne +pouvons rien contre le feu. Si le vent reste où il souffle, +il n'y a d'ailleurs pas de danger; la forêt se tiendra bien. +Seulement faut rebrousser chemin, vu qu'ici on ne peut +plus passer, et que nous sommes enfermés entre le feu +et l'eau.</p> + +<p>Nous retournâmes vers l'entrée de la clairière; mais +près d'y arriver, Bruno, qui marchait en avant, revint +vivement sur ses pas.</p> + +<p>—Qu'y a-t-il? demanda le braconnier en s'arrêtant.</p> + +<p>—J'ai vu quelqu'un dans la <i>foulée</i>! répliqua le jeune +garçon à voix basse.</p> + +<p>Nous reculâmes jusqu'à l'ombre projetée par une touffe +de saules qui bordaient l'étang; mais trop tard pour +échapper aux regards de Moser et des deux gardes, qui +venaient de déboucher dans la clairière.</p> + +<p>—Nous sommes pris! dit le chasseur d'abeilles en voyant l'Alsacien +nous montrer du doigt.</p> + +<p>—Pas encore! murmura <i>Bon-Affût</i> caché derrière le +buisson, et dont j'entendis craquer la batterie.</p> + +<p>Les forestiers continuaient à marcher sur nous avec +précaution; ils ne pouvaient avoir aperçu le braconnier, +qui, dès le premier instant, s'était accroupi dans l'ombre. +Je fis comprendre rapidement à Bruno que le seul +moyen de dérober la présence de <i>Bon-Affût</i> et d'éviter une lutte +dangereuse était de marcher à leur rencontre. +Il se débarrassa à l'instant de sa trompe de chasse qu'il +laissa glisser sur l'herbe près de <i>Bon-Affût</i>, et il s'avança +avec moi vers Moser.</p> + +<p>Celui-ci m'eut à peine reconnu, que, sans prendre le +temps de nous interroger, il courut examiner l'incendie.</p> + +<p>Bien que les flammes ne parussent point devoir s'étendre, +il envoya les deux gardes pour réclamer en toute +hâte du secours au campement des boisiers. Ce fut seulement +après leur départ que nous pûmes échanger quelques +explications. Ainsi que le braconnier l'avait prévu, +Moser <i>était venu au coup de fusil</i>. Les taillis en feu le +confirmèrent dans ses premiers soupçons.</p> + +<p>—Les braconniers sont à l'ouvrage, me dit-il, et, afin +d'avoir le <i>couvert</i> à eux, ils ont voulu effrayer. Heureusement +que je suis sevré depuis trop longtemps pour croire +aux contes de nourrice. Dès ma première tournée, ce +matin, j'ai reconnu que la forêt était au pillage; tout le +monde en use comme de son bien. Les troupeaux du +Gavre broutent, en guise d'herbe, les chênes naissants; +l'<i>étrèpe</i> des paysans fauche le reste pour litières; les +marchands de glu, en écorchant les houx, font chaque +année pour cent louis de bois mort. Il ne reste déjà plus +de cerfs sous le <i>couvert</i>; bientôt on cherchera en vain +des chevreuils. Il est temps d'en finir avec les vagabonds +qui moissonnent effrontément dans le champ du roi.</p> + +<p>A ce moment, son regard tomba sur Bruno, qui revenait +vers nous après s'être approché du marais, et il +me demanda ce que c'était que ce compagnon recueilli +en chemin. J'expliquai notre rencontre la veille chez le +fermier et tout à l'heure près du <i>chêne du grand duc</i> de +manière à prévenir tout soupçon. Moser voulut lui adresser +quelques questions, mais le chercheur de miel n'eut +point l'air de les comprendre. Un masque de stupidité +s'était subitement étendu sur tous ses traits; à chaque +demande du forestier, il éclatait de rire et répondait longuement +par de puériles divagations. Je m'aperçus bientôt que, pendant +qu'il fixait ainsi l'attention de l'Alsacien, +ses yeux fouillaient la nuit vers l'ouverture de la +clairière; je suivis leur direction, et il me sembla distinguer, +à travers l'obscurité, une forme vague qui rampait +aux bords de l'étang. Je compris que c'était <i>Bon-Affût</i> +qui gagnait le bois. Bruno ne témoigna aucune intention +de le suivre. Assis sur l'herbe devant le <i>brûlis</i>, +dont les flammes commençaient à s'abattre et ne serpentaient +plus que dans les broussailles, il écoutait Moser, +qui me développait son plan contre les maraudeurs de la +forêt.</p> + +<p>Notre conversation fut interrompue par le retour des +gardes, qu'accompagnait une troupe nombreuse de boisiers. +A l'annonce d'un <i>brûlis</i>, tous étaient accourus armés +de seaux, de haches et de hoyaux. Les femmes elles-mêmes +avaient suivi pour prêter secours. Le premier effort +les rendit maîtres de l'incendie: la lisière de buissons +qui brûlait encore fut abattue, le terrain nettoyé, et +le brasier éteint. Le dommage avait été peu de chose; +mais les boisiers, nourris par l'exploitation de la forêt, +qu'ils regardent comme leur champ, restèrent émus et +irrités de l'inquiétude qu'ils venaient d'éprouver. Tout le +monde demandait à la fois comment le feu avait pris.</p> + +<p>—Comment? répéta le forestier; demandez aux vauriens +que vous laissez maîtres du <i>couvert</i>, et qui tôt ou +tard vous en feront un tas de cendres! Voilà où conduisent +vos histoires de veillée! On vous fait trembler comme +de vieilles femmes avec une fanfare, et pendant ce temps +les braconniers tuent le gibier et mettent le feu aux futaies.</p> + +<p>Il y eut parmi les boisiers un mouvement et un échange +de réflexions rapides. Quelques-uns des plus jeunes penchaient +évidemment vers l'opinion de Moser; mais la +plupart ne pouvaient échapper ainsi à l'empire de la tradition.</p> + +<p>—Bruno a vu le <i>mau-piqueur</i>, disait une femme.</p> + +<p>—Nous avons entendu tous la trompe maudite, ajoutait +un vieillard.</p> + +<p>—Demain, on trouvera par les foulées la trace de la +meute avec les plumes ou le poil du gibier.</p> + +<p>—Et puisque le forestier est sorti pendant la chasse, +il en aura sa part.</p> + +<p>—Dieu me damne! ceci est une chose que je voudrais +voir! s'écria en riant Moser, qui alla reprendre son fusil +posé contre un chêne.</p> + +<p>Il s'interrompit tout-à-coup. Une patte de chevreuil +était plantée dans le canon même de la carabine!</p> + +<p>Le saisissement fut d'abord général. Les <i>boisiers</i> se +montrèrent avec une surprise effrayée l'envoi du chasseur +maudit qui devait être, selon la tradition, un talisman +de malheur; mais après avoir réfléchi un instant, +l'Alsacien se frappa le front, et se tournant de +mon côté:</p> + +<p>—C'est un tour du jeune drôle que vous avez rencontré +près du <i>chêne au duc</i>, s'écria-t-il; il était là tout à +l'heure; qu'est-il devenu?</p> + +<p>Je cherchai Bruno autour de moi; il avait disparu. Le +forestier s'informait à tout le monde du chemin qu'il +avait pu prendre, quand des femmes qui puisaient de +l'eau à l'étang pour éteindre les derniers brasiers accoururent +avec la trompe de chasse cachée par le chercheur de +miel derrière les touffes de saule. Les <i>boisiers</i> la reconnurent +aussitôt pour l'avoir vue aux mains de <i>Bon-Affût</i>.</p> + +<p>A ce nom, Moser fut frappé d'un trait de lumière. +Les renseignements recueillis depuis son arrivée sur le +braconnier ne lui permettaient point de douter que tout +ce qui venait d'arriver ne fût son ouvrage. Le chasseur +d'abeilles lui servait évidemment de compère; tous deux +avaient abusé de la crédulité des gens du <i>couvert</i> en +jouant cette comédie du <i>mau-piqueur</i>, et, quand ils s'étaient +vus poursuivis, ils avaient mis le feu au taillis, afin +de détourner l'attention.</p> + +<p>Malgré la vraisemblance de ces explications, les <i>boisiers</i> +eussent peut-être continué à douter sans l'arrivée +de Michelle, qui, tardivement avertie du <i>brûlis</i>, avait +pris les grands sentiers, et ne savait rien de ce qui s'était +passé à la clairière. Elle raconta que, vers la petite +ravine, elle avait aperçu deux hommes qui lui avaient +d'abord fait peur, mais qu'en les laissant approcher, elle +avait reconnu Bruno et <i>Bon-Affût</i>, qu'elle les avait appelés, +et qu'au lieu de répondre, tous deux s'étaient enfoncés +dans les jeunes <i>ventes</i>.</p> + +<p>Ceci mit fin aux incertitudes. Il s'éleva un cri de réprobation +générale. Honteux d'avoir été pris pour dupes +et irrités d'un essai d'incendie qui les exposait à perdre +leur gagne-pain, les <i>boisiers</i> s'écrièrent qu'il fallait arrêter +les deux maraudeurs.</p> + +<p>D'après le rapport de Michelle, ils avaient pris le +chemin de la Madeleine: on se partagea en plusieurs +bandes qui devaient occuper tous les passages et se rabattre +ensemble sur la ferme.</p> + +<p>Ne pouvant prévenir les fugitifs, ni empêcher cette +battue, je me décidai à ne point quitter le forestier.</p> + +<p>La troupe que Moser conduisait prit par le sentier où +<i>Bon-Affût</i> et Bruno avaient été aperçus; mais ceux-ci +avaient sans doute trop d'avance pour qu'on pût les +atteindre; car nous arrivâmes à la Madeleine sans avoir +rien rencontré. Bien que la ferme fût close et silencieuse, +une raie de lumière dessinée sur le seuil prouvait +suffisamment que tout le monde n'y était point endormi; +un chien ayant aboyé à notre approche, la lumière +disparut. Moser nous arrêta d'un geste en pressant +le pas. Presqu'au même instant la porte s'ouvrit, le père +Louroux avança la tête pour voir qui venait, et le forestier +se trouva brusquement devant lui.</p> + +<p>A l'exclamation poussée par le fermier, nous nous rapprochâmes +tous ensemble, ce qui le fit reculer et nous +permit d'entrer; mais, déconcerté un instant, il se remit +vite et demanda ce qui nous amenait.</p> + +<p>—D'abord ce vaurien, dit Moser en montrant Bruno +assis sur la pierre du foyer, puis un autre qui doit être à +la ferme avec lui.</p> + +<p>—Qui cela? demanda Louroux d'un air étonné.</p> + +<p>—Le braconnier de la <i>Mare-aux-Aspics</i>.</p> + +<p>—<i>Bon-Affût</i>? il n'est point ici, comme vous pouvez +voir; mais je lui ai parlé pas plus tard qu'hier, même +que Monsieur était témoin.</p> + +<p>Le forestier ne perdit point son temps à contester, il +se mit à fouiller tous les coins de la ferme sans rien découvrir. +Le paysan, qui vit son désappointement, jugea +l'occasion favorable pour se plaindre d'une visite faite +sous cette forme et à pareille heure: il commençait à le +prendre de très haut; mais l'Alsacien lui coupa la parole +en l'avertissant qu'on connaissait ses rapports avec les +braconniers, que la présence du chasseur d'abeilles, reçu +au milieu de la nuit, était une confirmation suffisante, et +qu'il aurait lui-même à rendre compte de sa part de responsabilité +dans le double crime de braconnage et d'incendie. +Il raconta ensuite brièvement ce qui avait eu lieu, +annonça que toutes les routes étaient surveillées, et reprit +sa recherche, suivi cette fois du paysan effrayé, qui +était bien vite redescendu de la récrimination à l'humilité, +et prenait tous les saints du calendrier à témoin de +son innocence.</p> + +<p>Le forestier voulut emmener Bruno. En passant devant +un des lits refermés dont l'unique chambre de l'habitation +des Louroux était garnie, celui-ci murmura quelques +mots bretons que je ne pus distinguer; mais à peine +eut-il disparu, que le battant du lit glissa doucement dans +la coulisse, et, aux premières clartés du jour qui pénétraient +par la porte ouverte, je vis la tête charmante de +la Louison s'avancer avec une précaution inquiète. Fatigué +de ma longue course de nuit à travers la forêt, je +m'étais assis dans l'ombre du foyer, où elle ne pouvait +me voir. Elle se pencha au bord du lit, regarda encore +vers l'entrée, et se laissa couler à terre, elle était pieds +nus, coiffée d'un petit bonnet à trois pièces, comme en +portent les enfants, et vêtue d'une simple jupe de berlinge. +Je la vis s'avancer jusqu'à la porte à pas comptés, +regarder au dehors, puis gagner la seconde entrée, qui +donnait sur une cour de derrière.</p> + +<p>Persuadé qu'elle voulait avertir le braconnier, je la +suivis jusqu'au seuil. Comme elle allait traverser la cour, +la voix de Moser se fit entendre, et il parut lui-même, +continuant ses recherches. La jeune paysanne effrayée fit +d'abord un mouvement pour rentrer, puis s'arrêta. Le +forestier venait vers elle en compagnie du père Louroux. +Michelle causait plus loin très vivement avec Bruno.</p> + +<p>—C'est-il donc la naissance d'un nouveau Jésus, notre +maître, demanda la Louison en souriant, pour qu'on +mène tant de <i>déduit par l'housteau</i>, et qu'on réveille +les bergères avant la pointure du jour?</p> + +<p>—D'où vient cette fille et que veut-elle? interrompit +brusquement Moser.</p> + +<p>Mais Michelle avait tressailli à la voix de Louison.</p> + +<p>—Eh bien! le forestier ne voit donc pas? dit-elle en +s'approchant; c'est la pastoure de la Magdeleine, à qui +ses parents n'ont laissé ni bas ni sabots.</p> + +<p>Et s'adressant à l'enfant avec cette pitié triomphante +qui insulte:</p> + +<p>—Hélas! voici bien du malheur pour toi, pauvre +créature, ajouta-t-elle; ton grand ami <i>Bon-Affût</i> va être +conduit en prison.</p> + +<p>—Et son chagrin vous portera beaucoup de profit, +faut croire, répliqua un peu aigrement la Louison, car +la mauvaise nouvelle rit plein vos yeux.</p> + +<p>—Il y a toujours profit pour les honnêtes gens qu'on +fasse justice, reprit Michelle en élevant la voix; le braconnier +est un malheureux qui a mis le feu aux futaies...</p> + +<p>—Vous mentez, la Michelle! s'écria Louison, dont +l'œil bleu étincela; <i>Bon-Affût</i> aime trop le <i>couvert</i> pour +lui avoir fait du mal. Allez, allez, c'est d'un méchant +courage d'accuser ainsi ceux qui ne sont point là et qui +n'ont personne pour les défendre.</p> + +<p>—Tu le défends, toi, laideronnette! s'écria la <i>boisière</i> +en éclatant de rire.</p> + +<p>—C'est du moins preuve qu'elle a le cœur mieux placé +que vous, dit sévèrement le chercheur de miel.</p> + +<p>Michelle se retourna de son côté avec une expression +de rancune hautaine.</p> + +<p>—C'est bon, mon Bruno, reprit-elle amèrement, on +sait que vous êtes bien disposé pour la Louison et pour +<i>Bon-Affût</i>. Quand les oiseaux ont le même plumage, ils +font ensemble leurs nids; mais, pour le moment, le +commerce va mal, mon pauvre gars, et vous voilà tous +deux pris.</p> + +<p>—Encore une menterie! interrompit la pastoure en +colère; <i>Bon-Affût</i> n'est pas pris et ne le sera pas.</p> + +<p>—Voyez-vous la rusée qui sait cela! s'écria Michelle; +gage qu'elle connaît le retrait du braconnier!</p> + +<p>Moser, qui avait prêté jusqu'alors peu d'attention à la +querelle des deux jeunes filles, devint attentif. Il interrogea +Louison en usant de tous les moyens de la surprendre; +mais la petite pastoure échappa à ses piéges avec +une finesse naturelle et alerte dont je fus émerveillé. Les +<i>boisiers</i> arrivèrent sur ces entrefaites; ils avaient exploré +les chemins sans rien rencontrer. Le forestier ne put cacher +son dépit. Outre la nécessité de justifier la confiance +de l'administration à laquelle il avait promis une prompte +réforme des abus qui ruinaient la forêt, il mettait sans +doute son amour-propre à ne pas échouer devant tant de +témoins et à signaler son arrivée au Gavre par une prise +importante. Après avoir ordonné de fouiller encore les +environs de la Magdeleine, il s'assit à la porte de la ferme +et alluma sa pipe allemande, comme s'il eût voulu attendre +là le résultat des nouvelles recherches.</p> + +<p>Cependant je m'étais aperçu qu'il continuait à suivre +de l'œil tous les mouvements de la Louison; le jour s'était +levé, et l'on commençait à entendre au loin dans la +forêt le <i>lambis</i> du vacher; la pastoure fit sortir les bestiaux +des étables et se dirigea avec eux vers les pâtures. +Moser la laissa partir sans avoir l'air d'y prendre garde; +mais à peine fut-elle engagée dans le sentier qui conduisait +aux friches, que je le vis éteindre vivement sa pipe et reprendre +son fusil. Je lui demandai ce qu'il voulait faire; il +mit le doigt sur ses lèvres en me montrant la pastoure, et +se glissa dans le champ qu'elle côtoyait. Je le rejoignis sans +trop comprendre son projet, et nous suivîmes la Louison +de l'autre côté de la haie. La bergerette marchait en +chantant, sans se presser ni regarder derrière elle, uniquement +occupée en apparence des pailles qu'elle tressait. +Elle arriva ainsi au <i>pâtis</i>, grimpa sur un petit monticule +qui le dominait et s'assit sur un bouquet de frênes. +Pour la première fois alors elle promena les yeux autour +d'elle; mais vaguement et comme si elle n'eût point regardé. +Presque à ses pieds était un champ de blés mûrs +dont les épis ondulaient à la brise du matin. A droite +s'ouvrait la forêt, à gauche s'étendait la culture où nous +nous tenions cachés. Louison continuait à chanter; mais +sa voix s'élevait insensiblement et jetait au loin les modulations +de la complainte champêtre.</p> + +<p>—Dans quelle langue de sauvage nous chante-t-elle +là? demanda Moser, qui s'efforçait en vain de comprendre +les paroles.</p> + +<p>Je lui fis signe de se taire, car j'avais reconnu le rude +accent celtique. La pastoure chantait le vieux <i>guerz</i> de +<i>Jean Devereux</i>, mais en l'entrecoupant d'avertissements +adressés à un auditeur invisible.</p> + +<blockquote><p>«Bretons, soyez tous sur vos gardes, c'est là que demeure +Jean <i>la Prise</i>, il est avec ses soldats dans sa citadelle, comme +un bigorneau dans sa coquille.»</p></blockquote> + +<p>A cet endroit, la voix changeait légèrement d'inflexion +et substituait aux paroles traditionnelles ce rapide avertissement:</p> + +<blockquote><p>«Toute la troupe des coupeurs de bois est ici; le plus sûr +pour vous est de retourner à cette heure dans la forêt, vers +le gîte de la Mare-aux-Aspics.»</p></blockquote> + +<p>Puis le chant primitif reprenait:</p> + +<blockquote><p>«Ils ont pillé dans ce pays tout ce qui était vieux et tout +ce qui était neuf,—les croix d'argent des églises, les hanaps +dorés des bourgeois.»</p></blockquote> + +<p>Et l'accent s'élevait encore pour ajouter:</p> + +<blockquote><p>«Il n'y a personne à droite; suivez les blés sans lever la +tête, vous arriverez à la petite bouée de houx.»</p></blockquote> + +<p>Mon œil se retourna vers le champ de blé, et, au bout +de quelques secondes, je vis la mer d'épis s'entr'ouvrir +légèrement et dessiner un sillon qui semblait se diriger +vers la forêt. Je me levai pour mieux distinguer; Moser, +qui suivait tous mes mouvements, surprit mon regard, +aperçut l'agitation des épis et poussa une exclamation +joyeuse: il avait tout deviné.</p> + +<p>Ecartant les buissons derrière lesquels nous étions +abrités, il traversa en courant la friche, arriva à la clôture +du champ de blé, trop élevée en cet endroit pour +être franchie, la côtoya un instant, et, apercevant enfin +une ouverture garnie de ramées, s'y élança; mais je +l'entendis jeter un cri de douleur et je le vis s'abattre: il +avait rencontré la faulx cachée sous les feuilles pour la +<i>passée</i> des sangliers.</p> + +<p>Les deux gardes, qui arrivaient et qui avaient vu +comme moi l'accident, accoururent pour m'aider à relever +l'Alsacien. Moser était couvert de sang, mais il ne +parut point s'en préoccuper.</p> + +<p>—Vite, vite, au braconnier! balbutia-t-il en montrant +la direction dans laquelle fuyait <i>Bon-Affût</i>.</p> + +<p>Après un moment d'hésitation, les gardes se précipitèrent +à la poursuite d'Antoine, tandis que Moser s'aidait +du talus pour se redresser et les suivre du regard.</p> + +<p>Je voulus en vain savoir s'il était dangereusement atteint; +étanchant machinalement avec son mouchoir le sang +qui coulait de ses mains et de sa poitrine, il ne semblait +s'occuper que du braconnier. Dès que celui-ci s'était vu +découvert, il n'avait plus songé à se cacher dans les blés +et courait à travers les sillons; il s'efforçait de gagner le +bois, poursuivi par les forestiers. L'intervalle qui le séparait +d'eux s'agrandissait de plus en plus, et il était évident +qu'il allait leur échapper, lorsqu'à la dernière clôture +il se trouva inopinément en face d'une troupe de +<i>boisiers</i> qui l'entourèrent et le saisirent.</p> + +<p>Aux cris qui l'avertissaient de cette capture, Moser fit +un geste de triomphe, et, à bout de forces, se laissa glisser +au pied du fossé.</p> + +<p>Un quart d'heure après, tout le monde était réuni devant +la ferme du père Louroux. On attelait une charrette +pour le forestier, dont on avait pansé les blessures. A +quelques pas, au milieu d'un cercle formé par les <i>boisiers</i>, +se tenaient <i>Bon-Affût</i> et Bruno. Ils avaient les mains +liées et étaient appuyés à un petit mur d'enclos. Louise, +assise un peu plus loin, sanglotait, la tête sur ses genoux. +Je m'approchai pour donner quelques encouragements +aux prisonniers; mais le braconnier, longtemps silencieux, +venait d'adresser la parole à la jeune pastoure: +il parlait en breton, afin de n'être pas compris de ceux +qui les entouraient.</p> + +<p>—Ne pleure pas, chère créature, disait-il d'une voix +très douce: oublies-tu qu'il y a ici un mauvais cœur jaloux +qui boit tes larmes comme une eau de source?</p> + +<p>Son œil indiquait Michelle, qui les regardait de loin +avec une expression de joie troublée; mais la pastoure +ne parut point prendre garde à l'espèce d'avantage qu'elle +donnait à sa rivale: le malheur de ses deux amis l'occupait +uniquement.</p> + +<p>—En prison! vous, en prison! mes pauvres gens! +reprit-elle les mains pressées l'une contre l'autre.</p> + +<p>—Le garçon n'y sera pas longtemps, vu qu'on ne +trouvera rien contre lui.</p> + +<p>—Mais vous, cher homme, dit la Louison en regardant +<i>Bon-Affût</i> avec une tendresse filiale, qu'allez-vous +devenir quand il n'y aura plus de feuilles sur votre tête, +que vous ne pourrez plus respirer <i>au cœur de l'air</i>, et +qu'il faudra rester nuit et jour entre des murailles?</p> + +<p>Le front du braconnier s'obscurcit.</p> + +<p>—Oui ce sera une dure épreuve, dit-il sourdement.</p> + +<p>—Laissez-moi vous suivre au moins, vieil Antoine, +reprit vivement Louison; peut-être qu'ils me permettront +de demeurer avec vous, et, si c'est défendu, je +pourrai rester à la porte de votre prison, je chanterai +pour vous avertir que je suis là; j'irai prier les juges +qu'ils vous laissent partir.</p> + +<p>—Pauvre innocente! interrompit <i>Bon-Affût</i>, qu'est-ce +qu'on dirait ici, et comment vivrais-tu là-bas?</p> + +<p>—Ici on dirait que je vous sers comme mon vrai père, +répliqua la pastoure, vous savez qu'on le dit déjà, et, +pour vivre là-bas, je travaillerais, ou, s'il n'y a pas d'ouvrage +pour moi, eh bien! je m'asseoirais au coin de la +prison, et quand il passerait de bonnes âmes, elles verraient +que j'ai faim et elles me secourraient pour l'amour +du Christ!</p> + +<p>Un sourire attendri passa sur le visage du braconnier; +il regarda avec complaisance la petite paysanne, dont le +charmant visage était tourné vers lui.</p> + +<p>—Tu as bon cœur, la Louison, dit-il, mais il faut que +tu restes à la Magdeleine; je le veux. Il n'est pas bon que +les jeunes filles soient par les chemins, demandant secours +à ceux qui passent. S'il y en a qui donnent au nom +du Christ, comme tu dis, il y en a aussi qui veulent prendre +au nom du diable. Demeure ici; Bruno reviendra +avant qu'il soit longtemps, et moi plus tard.</p> + +<p>La pastoure voulut insister.</p> + +<p>—C'est dit, entends-tu bien? ajouta le braconnier +d'un ton impérieux.</p> + +<p>Louison joignit les mains et baissa la tête.</p> + +<p>—On fera selon votre désir, dit-elle avec une résignation +presque craintive.</p> + +<p>Il y eut un assez long silence; Bruno l'interrompit en +annonçant à demi-voix qu'on allait partir. Les gardes venaient, +en effet, de placer Moser dans la charrette et reprenaient +leurs fusils. La pastoure se jeta au cou de <i>Bon-Affût</i> +en sanglottant. Le courage de celui-ci parut fléchir: +il devint très pâle, tout son corps tremblait, et il fut +obligé de s'asseoir; mais ce ne fut que l'émotion d'un +instant. Il se releva presque aussitôt.</p> + +<p>—Allons, Dieu vous gardera, pauvre fille, dit-il en +retenant avec peine ses sanglots, ne pleurez pas, vous +donneriez occasion de parler aux mauvaises gens... Embrassez-la, +Bruno..... et maintenant en voilà assez. Du +courage, mes enfants, nous reviendrons quand il plaira +à Dieu!</p> + +<p>Puis, comme s'il se ravisait:</p> + +<p>—Encore un mot, la Louison, ajouta-t-il plus bas; +vous savez où est la <i>Mare-aux-Aspics</i>, vous connaissez +le trou de la <i>verdaude</i>; j'ai caché au fond sept pièces de +six livres, qui sont toutes mes économies: je voulais en +avoir dix pour le jour où Bruno et vous seriez revenus +ensemble de l'église. Tant que j'aurai chance de compléter +la somme, n'y touchez pas; mais, si on vous dit que +je n'ai plus besoin que de prières, alors prenez l'héritage; +la <i>verdaude</i> vous connaît comme moi, et vous laissera +faire.</p> + +<p>A ces mots, il embrassa de nouveau la jeune paysanne, +dont les sanglots redoublaient malgré elle.</p> + +<p>Je me décidai à intervenir.</p> + +<p>—Rassurez-vous, ma bonne créature, lui dis-je en +breton, vos deux amis reviendront bientôt.</p> + +<p>—Monsieur parle <i>blohik</i><a name="FNanchor_17_17" id="FNanchor_17_17"></a><a href="#Footnote_17_17" class="fnanchor">[17]</a>! s'écria le braconnier; +alors il a tout entendu!....</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_17_17" id="Footnote_17_17"></a><a href="#FNanchor_17_17"><span class="label">[17]</span></a> Dialecte breton de l'évêché de Vannes.</p></div> + +<p>—Mais il n'abusera de rien, ajoutai-je rapidement, +car il part aussi tout à l'heure et vous rejoindra demain +à Savenay, où il espère bien que sa déposition vous justifiera +complétement.</p> + +<p>—Que Dieu vous en récompense! répondirent en +même temps Bruno et la pastoure.</p> + +<p>Nous ne pûmes en dire davantage, car les gardes arrivaient. +Ils firent signe aux prisonniers, qui allèrent se +placer derrière la charrette, et la petite escorte se mit en +marche.</p> + +<p>En passant, Moser me salua. Il avait sur son visage +défait et dans ses yeux enfiévrés une expression de joie +farouche. A le voir si faible et si pâle conduire en +triomphe ces deux hommes pleins de vigueur, je me rappelai +involontairement Richelieu à l'agonie, traînant à sa +suite de Thou et Cinq-Mars. Les <i>boisiers</i> regardaient, +groupés à l'entrée de l'aire, et Louison, debout sur le +petit mur, adressait de loin des signes d'adieu aux prisonniers; +mais tout-à-coup elle poussa une exclamation, se +retourna vers moi et se rassit en pleurant. La charrette +et ceux qui la suivaient venaient de disparaître sous +l'ombre des <i>rabines</i>.</p> + +<p>Je ne pus arriver à Savenay que le surlendemain; +mais je me rendis aussitôt chez le magistrat chargé d'instruire +l'affaire de Bruno et du braconnier. Mes explications +suffirent pour dissiper tous les soupçons d'incendie +et pour faire rendre la liberté au jeune coureur de bois. +Quant à son compagnon, il avait trop de vieux comptes +à régler avec les forestiers pour que je pusse obtenir son +élargissement avant mon départ; mais j'avais heureusement +retrouvé à Savenay un ancien condisciple, devenu +avoué, qui me promit de surveiller son affaire et de l'assister +au besoin. J'appris effectivement, assez longtemps +après mon excursion chez les <i>boisiers</i>, que l'avoué de +Savenay avait réussi à tirer <i>Bon-Affût</i> de prison au bout +de quelques semaines, et qu'il l'avait placé sur le domaine +de Carheil, où l'ancien braconnier était devenu +le modèle des gardes-chasse. On m'assura même que ce +dernier allait se trouver de nouveau réuni au <i>chercheur +de miel</i>, récemment gagé comme terrassier-planteur, et +qui devait le rejoindre, après la sève d'août, avec la +pastoure de la Magdeleine, que les gens du <i>couvert</i> appelaient +par avance Louison Bruno.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="HUITIEME_RECIT" id="HUITIEME_RECIT"></a>HUITIÈME RÉCIT.</h2> + +<h2>LA GROAC'H.</h2> + + +<p>J'étais parti de Pontrieux fort tard, prenant un chemin +de traverse que j'avais autrefois parcouru et qui, +selon mon calcul, devait me permettre d'atteindre Tréguier +avant la fin du jour; mais je m'aperçus bientôt que +mes souvenirs m'avaient trompé. La nuit me surprit au +tiers du voyage, et je commençai à craindre de m'égarer +au milieu de ces routes entrelacées que l'obscurité rendait +plus difficiles à reconnaître. Pour comble d'embarras, +le vent s'éleva et la neige se mit à tomber.</p> + +<p>Je venais justement d'atteindre un plateau couvert de +bruyères que l'orage balayait sans obstacle et où on eût en +vain cherché un abri. Enveloppé dans mon caban de peau +de chèvre, la tête basse et le corps penché pour lutter contre +le vent, je suivais avec peine le sentier inégal. De quelque +côté que mon regard se tournât, il n'apercevait qu'un +nuage blanchâtre et mobile qui confondait la terre avec +le ciel. Par intervalle pourtant la tempête semblait s'arrêter; +le vent se taisait, on entendait retentir au loin des +rumeurs de cascade, ou quelques hurlements plaintifs +de loups affamés; puis la rafale s'élevait de nouveau, +grandissait, grondait, et tout allait se perdre dans un +immense rugissement.</p> + +<p>J'avais d'abord lutté avec une sorte de plaisir orgueilleux +contre ces tourbillons qui se succédaient comme +des vagues; mais insensiblement, la fatigue et le froid +amortissaient mon ardeur, et je commençai à chercher +autour de moi les moyens de me procurer un abri.</p> + +<p>Par bonheur, le sentier que j'avais suivi jusqu'alors +ne tarda point à descendre et à s'enfoncer dans une gorge +étroite. Quelques arbres dépouillés montrèrent, devant +moi, leurs silhouettes confuses, et, à mesure que je +m'en approchais, l'orage semblait s'éloigner. Enfin, je +me trouvai à l'entrée d'une coulée où ses sifflements assourdis +par les montagnes n'arrivaient plus que comme +un écho, et où la neige tombait moins pressée.</p> + +<p>Je relevai la tête, heureux de pouvoir respirer à +l'aise.</p> + +<p>Je savais d'ailleurs, par expérience, que le vallon +annonçait immanquablement des habitations. Un lavoir, +un four isolé, me confirmèrent bientôt dans cette espérance, +et, au bout de quelques pas, j'aperçus un hameau +composé d'une douzaine de chaumières.</p> + +<p>La première, dont je m'approchai, était obscure et +vide; mais dirigé par un bruit de voix, j'en gagnai une +autre bâtie à l'écart, et, poussant la porte, je me trouvai +au milieu d'une <i>filerie</i> bretonne<a name="FNanchor_18_18" id="FNanchor_18_18"></a><a href="#Footnote_18_18" class="fnanchor">[18]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_18_18" id="Footnote_18_18"></a><a href="#FNanchor_18_18"><span class="label">[18]</span></a> Réunion des femmes qui veillent en filant.</p></div> + +<p>Une douzaine de femmes, accroupies sur leurs talons, +autour d'un foyer où brillait une flambée d'ajoncs, tournaient +leurs fuseaux en causant et en chantant. Quelques +enfants, couchés à leurs pieds, s'étaient endormis, et +une jeune mère, assise au coin le plus reculé de l'âtre, +allaitait un nouveau-né en murmurant, à demi-voix, un +air de nourrice.</p> + +<p>A mon entrée, toutes se détournèrent. Je m'étais arrêté +sur le seuil pour secouer la neige dont j'étais couvert, +et je déposai mon bâton près de la porte selon l'usage. +La maîtresse de la maison comprit que je demandais +un abri.</p> + +<p>—Bénédiction de Dieu à ceux qui sont ici, dis-je en +m'avançant à sa rencontre.</p> + +<p>—Et à vous! répliqua-t-elle avec le laconisme armoricain.</p> + +<p>—Il y a un drap mortuaire sur la lande, et les +loups eux-mêmes ne retrouveraient pas leur chemin.</p> + +<p>—Les maisons ont été faites pour les chrétiens.</p> + +<p>En prononçant ces mots, la paysanne me montrait du +geste le foyer. Toutes les fileuses s'écartèrent pour m'engager +à approcher, et j'allai prendre place près de la +jeune mère, tandis que la maîtresse du logis jetait sur le +feu une brassée de ronces desséchées.</p> + +<p>Il y eut un assez long silence, les lois de l'hospitalité +bretonne défendant d'adresser des questions à un hôte +avant qu'il n'ait parlé lui-même. Je demandai enfin si +Tréguier était encore loin.</p> + +<p>A trois lieues et quelques <i>sifflées</i>, répondit la paysanne; +mais les rivières sont débordées et la route dangereuse +sans guide.</p> + +<p>—Un de vos hommes ne pourrait-il m'en servir?</p> + +<p>—Les hommes d'ici sont partis pour Terre-Neuve +sur le navire le <i>Saint-Pierre</i>.</p> + +<p>—Quoi, tous?</p> + +<p>—Tous, notre <i>maître</i><a name="FNanchor_19_19" id="FNanchor_19_19"></a><a href="#Footnote_19_19" class="fnanchor">[19]</a> sait bien que ceux de la +même paroisse embarquent ensemble quand ils le peuvent.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_19_19" id="Footnote_19_19"></a><a href="#FNanchor_19_19"><span class="label">[19]</span></a> Les paysans bretons appellent les bourgeois <i>mon +maître</i>.</p></div> + +<p>—Et vous les attendez?</p> + +<p>—Chaque jour.</p> + +<p>—Oui, oui, reprit une des fileuses, en soupirant, +que Dieu les protège! Les autres navires sont de retour +à Bréhat, à Saint-Brieuc, et partout, il n'y a que le +<i>Saint-Pierre</i> en retard......</p> + +<p>—Et pourtant, continua une seconde femme avec +intention, il est temps que les hommes reviennent.</p> + +<p>—Pourquoi cela? demandai-je.</p> + +<p>Elle me montra du doigt la paysanne qui était assise +devant moi sur l'âtre.</p> + +<p>—Demandez à Dinah combien il lui reste de boisseaux +d'orge dans sa huche? dit-elle.</p> + +<p>La jeune Bretonne rougit.</p> + +<p>—Sans compter, ajouta la maîtresse de la maison, +qu'elle me doit autant de mesures de lait que son enfant +a de jours.</p> + +<p>—Et que le propriétaire de la maison a menacé hier +de faire vendre chez elle, ajouta une troisième.</p> + +<p>—Aussi, reprit celle qui avait parlé la première, je +lui ai conseillé de demander à Dieu que les matelots du +<i>Saint-Pierre</i> aient fait bonne pêche pour avoir double +part!</p> + +<p>—Je demande seulement à Dieu qu'il ramène Joan, +dit la paysanne, en serrant son nourrisson contre son +sein.</p> + +<p>Je fus frappé de l'accent triste, passionné et profond +avec lequel ces mots avaient été prononcés, et je me +tournai vers Dinah pour la regarder. C'était une femme +de vingt-quatre ans au plus, dont la beauté avait quelque +chose de mâle et de doux à la fois. La taille droite, le +front haut, ses pieds nus hardiment appuyés sur la pierre +de l'âtre, elle soutenait d'un bras l'enfant qui s'était endormi +sur son sein, tandis que son autre main retombait +immobile. Il y avait dans les lignes souples mais fièrement +dessinées de son visage, dans ses lèvres entr'ouvertes, +dans ses yeux noirs, toujours prêts à se baisser, je +ne sais quelle fierté effarouchée que tempérait pourtant +visiblement une bienveillance caressante.</p> + +<p>Au bout d'un instant, elle s'aperçut que je l'observais +et détourna la tête avec embarras. Mais pendant l'examen +auquel je m'étais livré, la conversation avait continué +entre les fileuses, et chacune d'elles parlait de ce qu'elle +devait faire quand le <i>Saint-Pierre</i> serait de retour.</p> + +<p>—J'irai à la ville et je mangerai une fois du pain de +froment à ma faim, disait l'une.</p> + +<p>—Mon frère m'a promis une bague d'argent de trente +<i>blancs</i>, ajoutait une autre.</p> + +<p>—Moi, j'achèterai une messe pour l'âme de ma mère.</p> + +<p>—Moi, j'irai au pardon de Sainte-Anne.</p> + +<p>—Et vous, Dinah? demandai-je à la paysanne, que +ferez-vous quand Joan sera de retour?</p> + +<p>—Je mettrai son enfant dans ses bras et je resterai +avec eux, me répondit-elle en rougissant.</p> + +<p>Dans ce moment, la vache noire qui se trouvait au +fond de la cabane, avança la tête par-dessus la claie qui +nous séparait d'elle et fit entendre un meuglement.</p> + +<p>—Il y a quelqu'un près du seuil, dit la maîtresse de +la maison.</p> + +<p>Elle n'avait point achevé qu'un coup brusque ébranla +la porte, et qu'une voix rude se fit entendre au dehors.</p> + +<p>—Y a-t-il place pour les pauvres dans cette maison? +demanda-t-elle.</p> + +<p>—Anaïk Timor! s'écrièrent toutes les femmes.</p> + +<p>—Anaïk! répéta Dinah, en rapprochant son enfant de +son sein par un mouvement involontaire.</p> + +<p>—Qu'est-ce donc? demandai-je.</p> + +<p>—Une mendiante qui voit clair dans l'avenir, et qui +jette des sorts, ajouta la maîtresse de la cabane.</p> + +<p>—Y a-t-il place pour les pauvres dans cette maison? +répéta la voix d'un accent d'impatience.</p> + +<p>—Laissez-la entrer, ou elle nous fera arriver malheur, +fit observer Dinah.</p> + +<p>Une fileuse alla ouvrir la porte, et Anaïk Timor parut.</p> + +<p>C'était une vieille femme, de petite taille, et dont les +vêtements en lambeaux laissaient voir en partie les membres +maigres. Elle portait sur l'épaule un bissac de toile +rousse d'où sortait le goulot d'une bouteille, et tenait de +l'autre main un bâton d'épines durci au feu. La neige, +qui s'était arrêtée dans les déchirures de ses vêtements +souillés, semblait en tacheter la couleur sombre, et quelques +mèches de cheveux gris, hérissés par le givre, pendaient +en glaçons le long de ses joues creusées. Son œil +gris avait cette expression âpre et pourtant flottante que +donne la folie ou l'ivresse.</p> + +<p>Elle s'arrêta au milieu de la chambre et se secoua avec +un sourd grognement.</p> + +<p>—On a bien de la peine à recevoir la vieille Timor, +dit-elle, en promenant autour d'elle un regard mécontent; +on la laisse frapper sans répondre.</p> + +<p>—Personne ne vous attendait, répliqua la maîtresse +avec quelque embarras.</p> + +<p>—Non....... on ne m'attend jamais, moi, grommela +Anaïk; qu'importe à ceux qui ont chaud près du foyer +que les autres aient froid hors du seuil! Mais il faut +prendre garde; tout le monde aura son tour!......</p> + +<p>Bien que je connusse les priviléges accordés aux mendiants +de nos campagnes, et que je fusse accoutumé à +les voir, une fois admis, traiter les maîtres de la maison +sur un pied d'égalité, je m'étonnai du ton impérieux et +presque menaçant de la vieille femme. Tout en grondant +elle s'était déchargée de son bissac. Après l'avoir déposé +dans un coin, elle fit quelques pas vers l'âtre et m'aperçut.</p> + +<p>—Ah! il y a ici un gentilhomme<a name="FNanchor_20_20" id="FNanchor_20_20"></a><a href="#Footnote_20_20" class="fnanchor">[20]</a>, dit-elle en s'arrêtant +court et fixant sur moi son regard perçant; un +gentilhomme qui porte de la toile fine...... qui a une +montre... Jann aussi en avait une.... et des anneaux d'or +aux oreilles.... et des souliers à rubans! Quand Jann vivait, +la vieille Timor n'avait pas besoin de frapper aux +portes avec un bâton de mendiante! Mais il est allé rejoindre +son père et ses sœurs.... Alors tout le monde a pu +marcher sur la tête de la veuve qui avait descendu en +terre son dernier fils.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_20_20" id="Footnote_20_20"></a><a href="#FNanchor_20_20"><span class="label">[20]</span></a> Les Bretons donnent ce nom à tous les citadins (<i>Tud-Gentil</i>).</p></div> + +<p>Et elle se mit à chantonner inintelligiblement les couplets +connus de la peste d'Elliant.</p> + +<blockquote><p>«J'avais neuf fils que j'avais mis au monde et voilà que la +mort est venue me les prendre.</p> + +<p>»Me les prendre sur le seuil de notre porte, et je n'ai +personne pour me donner une goutte d'eau.»</p></blockquote> + +<p>Tout en murmurant ce chant, elle s'était agenouillée +sur la pierre du foyer, et elle étendait ses mains de squelette +devant la flamme dont les lueurs mourantes faisaient +scintiller le givre sur sa chevelure. Ses yeux hagards, +qui erraient autour d'elle, s'arrêtèrent sur Dinah, +et un éclair haineux traversa tous ses traits.</p> + +<p>—Ah! te voilà, œil de corbeau, reprit-elle; pourquoi +viens-tu avec d'honnêtes gens, toi, la fille d'un cordier.</p> + +<p>Je regardai la jeune paysanne qui pâlit.</p> + +<p>Ces mots de <i>fille de cordier</i> m'expliquaient la timidité +de Dinah, et la vague malveillance qui semblait l'entourer. +Elle appartenait à cette race maudite de <i>kacouss</i> +contre laquelle s'élevait encore en Bretagne le préjugé +populaire.</p> + +<p>—Tu es fière, reprit Anaïk, parce qu'un jeune homme +de la paroisse a bien voulu de toi; parce que tu as un +enfant qui grandit... Moi aussi, j'ai eu un mari, des enfants!!!! +Mais attends un peu! Voilà un an que je t'ai +prédit de mauvais jours....</p> + +<p>—Pourquoi me voulez-vous du mal, Timor? demanda +Dinah d'un ton doux et craintif.</p> + +<p>—Pourquoi! s'écria la vieille; tu me demandes pourquoi? +ton mari ne m'a-t-il pas chassée de sa maison?</p> + +<p>—Parce que vos injures me faisaient pleurer.</p> + +<p>—Des injures, répéta Anaïk; je t'appelais <span class="smcap">FILLE DE +CORDIER</span>! N'est-ce pas la vérité?.. Et cependant Joan a dit +que j'étais ivre! il m'a menacée! oui, il a menacé la +vieille Timor!... Ah! ah! ah!—Il y en a qui croient +pouvoir mettre le pied sur la vipère, mais la vipère sait +mordre. Une heure viendra où je serai vengée de tous +ceux qui m'ont en mépris... et qui m'ont fait attendre à +la porte.... Oui, oui, les gens d'ici ne seront pas toujours +aussi fiers, c'est de Tréguier que leur viendra le +malheur.</p> + +<p>—De Tréguier, répéta vivement Dinah, avez-vous vu +quelqu'un qui en arrivait?</p> + +<p>—Moi, répliqua la mendiante.</p> + +<p>—Quoi! cette nuit?</p> + +<p>—Tout à l'heure.</p> + +<p>—Et vous avez appris quelque nouvelle?</p> + +<p>—Il est arrivé un navire.</p> + +<p>—Le <i>Saint-Pierre</i>! s'écrièrent toutes les voix.</p> + +<p>Anaïk promena autour d'elle un regard méchant et +éclata de rire.</p> + +<p>—Non, dit-elle, un navire de <i>Saxons</i><a name="FNanchor_21_21" id="FNanchor_21_21"></a><a href="#Footnote_21_21" class="fnanchor">[21]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_21_21" id="Footnote_21_21"></a><a href="#FNanchor_21_21"><span class="label">[21]</span></a> Nom que les Bretons donnent aux Anglais.</p></div> + +<p>Les fileuses poussèrent une exclamation de désappointement.</p> + +<p>—Dieu confonde les païens de l'île, dit l'une d'elles +avec dépit, j'ai cru que c'étaient nos gens.</p> + +<p>—Les Saxons aussi viennent de Terre-Neuve, fit observer +Timor.</p> + +<p>—Apportaient-ils des nouvelles du <i>Saint-Pierre</i>, demanda +Dinah, inquiète du sourire fauve de la mendiante.</p> + +<p>Celle-ci ne parut pas avoir entendu.</p> + +<p>—Ils sont descendus chez Mareck pour boire, et comme +le capitaine parlait français, je l'ai entendu.</p> + +<p>—Et que disait-il?</p> + +<p>—Il parlait de glaces grosses comme des montagnes +qui flottaient sur les mers de là-bas, et qui brisaient les +vaisseaux.</p> + +<p>—Il en a vu?</p> + +<p>—Il en a vu.</p> + +<p>—Et il a entendu parler de naufrages?</p> + +<p>—Non, mais en revenant, il a trouvé des débris que +l'eau emportait.</p> + +<p>—Des débris de navires?</p> + +<p>—Et sur une des planches il y avait écrit: Le <i>Saint-Pierre</i>.</p> + +<p>L'annonce d'Anaïk Timor fut un coup de foudre. Les +fileuses laissèrent tomber leurs fuseaux.</p> + +<p>—Le <i>Saint-Pierre</i>! répétèrent toutes les voix; il a +dit le <i>Saint-Pierre</i>?</p> + +<p>—De Tréguier.</p> + +<p>—Vous avez bien entendu?.... Vous êtes sûre?</p> + +<p>—Sûre.</p> + +<p>Des cris de désespoir éclatèrent. J'avais été saisi comme +elles par cette subite nouvelle; mais le sourire de la +vieille mendiante me mit en défiance.</p> + +<p>—Ne la croyez pas, m'écriai-je; elle veut vous épouvanter... +elle est ivre.</p> + +<p>Et m'adressant à Timor:</p> + +<p>—Tu n'as point vu de capitaine anglais, lui dis-je; +on ne t'a point dit que le <i>Saint-Pierre</i> avait fait naufrage; +tu mens, méchante <i>groac'h</i>.</p> + +<p>A ce nom, par lequel on désigne en Bretagne la pire +espèce des sorcières, les yeux de la mendiante étincelèrent +et elle se redressa avec un grondement sauvage.</p> + +<p>—Ah! oui dà, s'écria-t-elle en frappant du pied contre +l'âtre..... Ah! c'est comme cela que le gentilhomme +parle à la vieille Anaïk! je mens, je suis ivre! eh bien! +que les femmes d'ici consultent les avertissements! qu'elles +écoutent si l'eau de la mer ne tombe pas goutte à +goutte au pied de leur lit; que celles qui ont cassé le pain +blanc des Rois regardent si la part de l'absent ne s'est +point gâtée<a name="FNanchor_22_22" id="FNanchor_22_22"></a><a href="#Footnote_22_22" class="fnanchor">[22]</a>.... Ah! Timor est une <i>Groac'h</i>..... C'est +bon, c'est bon! Dieu répondra au gentilhomme et aux +femmes de Loc-Evar; Dieu a des intersignes, et les noyés +sauront parler....</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_22_22" id="Footnote_22_22"></a><a href="#FNanchor_22_22"><span class="label">[22]</span></a> Présages qui, aux yeux des Bretons, annoncent la +mort des absents.</p></div> + +<p>—Ecoutez, interrompit Dinah, qui s'était levée pâle +et les traits bouleversés.</p> + +<p>Nous prêtâmes l'oreille, un chant venait de s'élever à +travers les éclats de la tempête.</p> + +<p>Il devint bientôt plus distinct, plus rapproché, et, le +vent ayant fait une pause, nous pûmes distinguer des voix +qui répétaient le <i>Cantique des âmes</i>.</p> + +<blockquote><p>«Frères, parents, amis, au nom de Dieu, écoutez-nous, +secourez-nous, au nom de Dieu, s'il est encore de la pitié +dans le monde.</p> + +<p>»Tous ceux que nous avons nourris nous ont depuis longtemps +oubliés; ceux que nous avons aimés nous ont sans pitié +délaissés.</p> + +<p>»Vous reposez là mollement; les pauvres âmes sont bien +mal; vous dormez d'un profond sommeil, les pauvres âmes +veillent dans la souffrance.</p> + +<p>»Nous sommes dans les flammes et l'angoisse; feu sur nos +têtes, feu sous nos pieds; flammes en haut, flammes en bas; +priez pour les âmes<a name="FNanchor_23_23" id="FNanchor_23_23"></a><a href="#Footnote_23_23" class="fnanchor">[23]</a>.»</p></blockquote> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_23_23" id="Footnote_23_23"></a><a href="#FNanchor_23_23"><span class="label">[23]</span></a> Voir les <i>Derniers Bretons</i> et le <i>Barzas-Breis</i>, où se +trouve ce chant.</p></div> + +<p>Dès les premiers vers de ce chant lugubre, toutes les +femmes s'étaient levées dans une inexprimable angoisse; +moi-même, frappé de cette espèce de réponse à l'appel +de Timor, j'étais demeuré immobile et comme fasciné; +mais en entendant les voix s'éloigner, je m'élançai vers +la porte de la cabane, et je fis quelques pas au dehors. +Aussi loin que mon œil put percer la nuit le val était désert, +la neige continuait à tomber en silence, et l'ouragan +à rugir sur la montagne.</p> + +<p>Pendant toute cette scène, Anaïk Timor était seule +restée impassible. En rentrant, je la trouvai debout promenant +sur les femmes qui l'entouraient un regard triomphant: +ce regard s'arrêta tout-à-coup sur moi.</p> + +<p>—Ah! ah! j'étais folle, s'écria-t-elle; on disait tout-à-l'heure +à la vieille Timor qu'elle avait menti!</p> + +<p>—Et elle n'a point prouvé le contraire, repris-je, en +cherchant à cacher mon trouble.</p> + +<p>—Le gentilhomme n'a-t-il donc pas entendu les voix?</p> + +<p>—J'ai entendu des pèlerins ou des voyageurs qui passaient +en chantant un cantique.</p> + +<p>Elle me regarda d'un œil farouche et secoua la tête.</p> + +<p>—Bien, dit-elle, on parle ainsi à la ville, à la ville on +ne croit pas aux âmes; ils regardent leurs morts comme +des chiens qui pourrissent tout entiers dans le trou de +terre où on les a mis.—Bien, bien, Dieu apprendra aux +païens ce qu'il sait faire.... Le gentilhomme peut dire +que ceux qui viennent de passer là n'étaient pas les +noyés du <i>Saint-Pierre</i>.</p> + +<p>—Et le gentilhomme aura raison, interrompit une +voix grave.</p> + +<p>Je me retournai; un prêtre venait d'entrer et se tenait +debout sur le seuil.</p> + +<p>Toutes les femmes se levèrent en criant:</p> + +<p>—Le <i>recteur</i>!</p> + +<p>Celui-ci s'avança lentement et jeta un regard sévère +sur Anaïk Timor.</p> + +<p>—Qu'es-tu venu faire ici, lui demanda-t-il brusquement.</p> + +<p>—Le pauvre a le droit d'aller partout où il y a un +morceau de pain et des chrétiens, répondit la mendiante +avec humeur.</p> + +<p>—Ce n'est pas la faim, reprit le curé, mais la joie +d'apporter une mauvaise nouvelle qui t'a amenée si tard +dans nos chemins.</p> + +<p>—Ainsi la mendiante a dit la vérité? s'écria Dinah +palpitante.</p> + +<p>—Non, pas toute entière, répondit le prêtre.</p> + +<p>—Comment?</p> + +<p>—Le navire anglais débarqué à Tréguier n'a pas seulement +apporté la nouvelle de la perte du <i>Saint-Pierre</i>; +il a aussi amené ceux qu'il avait sauvés.</p> + +<p>—Sauvés... ils sont sauvés!</p> + +<p>—Du moins en partie, reprit le prêtre.</p> + +<p>Quand le naufrage a eu lieu, six hommes firent vœu, +s'ils échappaient, de venir nus pieds et voilés entendre +la messe que je dirais pour eux à l'autel de la Vierge.</p> + +<p>—Et ces six-là?</p> + +<p>—Ils ont survécu.</p> + +<p>—Où sont-ils?</p> + +<p>—Vous venez de les entendre passer.</p> + +<p>Les femmes voulurent se précipiter hors de la cabane.</p> + +<p>—Arrêtez! s'écria le recteur en barrant le seuil, vous +ne pouvez les voir.</p> + +<p>—Ne sont-ils point ici?</p> + +<p>—Ils sont ici, mais tous ont promis de ne quitter le +voile qui les couvre qu'après le saint office.</p> + +<p>—Leurs noms, au moins, leurs noms! s'écria Dinah +éperdue.</p> + +<p>—Ce serait violer le serment, répondit le prêtre; +car ils ont juré de ne se faire connaître à leurs femmes, +à leurs sœurs, ou à leurs mères, qu'après le vœu accompli. +Respectez l'engagement qu'ils ont pris devant +Dieu.</p> + +<p>Il s'éleva une clameur de désespoir, et il y eut comme +un moment d'hésitation. Chaque femme nommait tout +haut son père, son fils, son frère ou son mari, s'efforçant +de surprendre une réponse sur les traits du recteur +à chacun des noms prononcés; mais le prêtre, impassible, +continuait à invoquer la sainteté du vœu et à en +appeler à leur soumission. Enfin, quelques-unes n'écoutant +que leur douloureuse impatience, crièrent qu'elles +voulaient connaître leur sort; le recteur essaya vainement +de les retenir; elles coururent à une seconde porte et +l'ouvrirent précipitamment.</p> + +<p>—Allez donc, dit le prêtre indigné, allez, violez la +promesse faite à Dieu; mais tremblez qu'il punisse votre +sacrilège, et que la première qui soulèvera le voile des +naufragés ne cherche en vain celui qu'elle attend.</p> + +<p>Dinah, qui allait sortir, recula vivement.</p> + +<p>—Ah! je n'irai pas, s'écria-t-elle épouvantée.</p> + +<p>—Soumettez-vous et priez, reprit-il avec autorité; +votre incertitude doit durer peu de temps désormais; +souffrez-là sans murmure, comme une punition de vos +fautes; élues ou frappées, songez à plier vos âmes aux +volontés divines. Que chacune de vous, à partir de cet +instant, se dise veuve ou orpheline; qu'elle fasse accepter +à son cœur ce dur sacrifice; et si celui qu'elle a +cru perdu sort tout-à-l'heure du tombeau, qu'elle voie +là un miracle dont elle devra remercier Dieu aussi longtemps +qu'elle vivra.</p> + +<p>Les femmes fondirent en larmes et tombèrent à genoux.</p> + +<p>Le recteur s'efforça de les calmer en adressant à chacune +quelque consolation particulière. Il leur rappela la +résignation de Marie, cette sainte patronne des cœurs +brisés, et, leur ayant annoncé qu'il allait célébrer la +messe de délivrance pour les naufragés, il les engagea +à se rendre avec lui à l'église, pour joindre leurs prières +aux siennes.</p> + +<p>Toutes suivirent, sauf Dinah, qui se retourna vivement, +courut à la vieille Timor, assise au foyer, et lui +saisit la main.</p> + +<p>—Tu connais ceux qui sont sauvés, demanda-t-elle +d'un accent étouffé?</p> + +<p>—Moi? répliqua Anaïk.</p> + +<p>—Tu as dû les rencontrer à Tréguier.</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Joan! où est Joan?</p> + +<p>La mendiante fit un geste moqueur.</p> + +<p>—Le prêtre a ordonné d'attendre, dit-elle.</p> + +<p>—Non, s'écria Dinah qui se laissa glisser à genoux, +les mains jointes et l'œil égaré; je t'en conjure, Anaïk, +dis si tu as vu Joan; si tu l'as reconnu!... Oh! rien qu'un +geste qui dise oui.... ou s'il a péri... eh bien! que je le +sache!..... Mieux vaut mourir de suite qu'attendre!.... Anaïk, +Anaïk! ne me refuse pas!</p> + +<p>—Et que me donneras-tu pour ma nouvelle, demanda +la mendiante?</p> + +<p>—Tout ce que j'ai, cria Dinah. Que voulez-vous, tenez, +mon chapelet d'ébène? ma croix?... Les voilà.</p> + +<p>—Ce n'est point assez.</p> + +<p>—Eh bien! voilà encore la bague d'argent qu'il m'a +donnée, prenez tout, Anaïk; tout ce que j'ai au monde.</p> + +<p>Elle était toujours aux pieds de la vieille femme, serrant +d'une main son enfant contre sa poitrine, et présentant +de l'autre sa croix, sa bague et son chapelet. Timor +la tint un instant comme agonisante sous son regard; +puis poussant un éclat de rire insensé:</p> + +<p>—Garde tout, dit-elle; j'aime mieux ton tourment!</p> + +<p>Dinah se leva d'un bond et s'élança hors de la cabane.</p> + +<p>J'étais trop ému pour rester étranger à ce qui allait se +passer; je la suivis. Elle traversa le hameau en courant, +et nous arrivâmes ensemble à l'église.</p> + +<p>Les femmes y étaient déjà réunies; les cierges brillaient +sur l'autel; l'enfant de chœur venait d'y poser le pupitre.... Tout-à-coup, +la porte de la sacristie s'ouvrit et les +six naufragés parurent, voilés de draps mortuaires qui +les enveloppaient tout entiers.</p> + +<p>Un sourd gémissement retentit parmi les femmes; +quelques noms s'échappèrent au milieu des sanglots..... mais +les voiles demeurèrent immobiles!</p> + +<p>J'essayerais en vain de rendre la solennité lugubre de +cette scène. Le silence qui régnait dans l'église n'était +interrompu que par la voix du prêtre, et si, par instant, +une plainte retentissait sourdement, cette voix s'élevait +comme pour rappeler à la patience, et la plainte s'éteignait +étouffé!.... Sublime puissance de la volonté sur +l'âme humaine!... Toutes ces femmes étaient là, attendant +l'arrêt qui allait décider de leur vie, et toutes, les +mains jointes sur leur cœur, demeuraient immobiles.</p> + +<p>Je cherchai plusieurs fois Dinah du regard; elle était +agenouillée à l'entrée, le front levé, les mains pendantes +et son enfant étendu devant elle comme une victime qui +attend le coup sans songer à l'éviter.</p> + +<p>Enfin le recteur prononça les paroles sacramentelles +destinées à congédier les fidèles, un frémissement parcourut +la foule. Il y eut un moment d'angoisse inexprimable. +Toutes les têtes étaient penchées en avant, tous +les bras tendus vers l'autel.</p> + +<p>—Elevez vos âmes à Dieu! dit le prêtre.</p> + +<p>Et prenant par la main le premier homme voilé qui se +trouvait le plus près de lui, il le fit avancer d'un pas et +souleva le linceul qui le couvrait! Un cri partit et une +femme s'élança vers l'autel.</p> + +<p>Le prêtre passa à un second naufragé, puis aux suivants. +A chaque voile arraché, retentissait un nouveau +cri de joie à demi étouffé par un douloureux murmure, +mais au dernier, une clameur de désespoir s'éleva et les +sanglots éclatèrent de toutes parts.</p> + +<p>Je me tournai vivement vers Dinah; elle était à la +même place, dans la même attitude, regardant toujours.... Tous +les linceuls étaient tombés et elle cherchait +encore Joan.</p> + +<hr style="width: 45%;" /> + +<p>Je passai le reste de la nuit au presbytère pendant que +le recteur s'occupait de consoler les orphelins et les +veuves. Enfin, le jour venu, je pus reprendre le chemin +de Tréguier.</p> + +<p>L'orage avait cessé et le soleil, dégagé de brouillard, +brillait joyeusement dans le ciel; les oiseaux, ranimés, +sautillaient en gazouillant sur les arbres étincelants de +givre, les haies d'aubépines avaient secoué leurs robes +de neige et montraient leurs riants bourgeons; la création +entière semblait renaître et un souffle de printemps +passait sur la campagne attiédie.</p> + +<p>Près de descendre du coteau, je me retournai, et jetai +un dernier regard sur le hameau désolé que je venais de +quitter, j'aperçus au loin Dinah, la veuve de Joan, qui +descendait le versant opposé, son enfant dans ses bras, +et tenant à la main le bâton blanc des mendiants.</p> + + +<h2>FIN.</h2> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="TABLE_DES_CHAPITRES" id="TABLE_DES_CHAPITRES"></a>TABLE DES CHAPITRES.</h2> + + +<p><a href="#La_Niole_Blanche"><span class="smcap">Cinquième Récit</span> (suite).</a> La Niole blanche.</p> + +<p><a href="#SIXIEME_RECIT"><span class="smcap">Sixième Récit.</span></a> Le Kacouss de l'Armor.</p> + +<p><a href="#SEPTIEME_RECIT"><span class="smcap">Septième Récit.</span></a> Les Boisiers.</p> + +<p><a href="#HUITIEME_RECIT"><span class="smcap">Huitième Récit.</span></a> La Groac'h.</p> + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Les derniers paysans - Tome 2, by Émile Souvestre + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DERNIERS PAYSANS - TOME 2 *** + +***** This file should be named 37896-h.htm or 37896-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/3/7/8/9/37896/ + +Produced by Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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