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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 20:09:03 -0700
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+ The Project Gutenberg eBook of Les Derniers Paysans, by Emile Souvestre.
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+Project Gutenberg's Les derniers paysans - Tome 2, by Émile Souvestre
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les derniers paysans - Tome 2
+
+Author: Émile Souvestre
+
+Release Date: October 31, 2011 [EBook #37896]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DERNIERS PAYSANS - TOME 2 ***
+
+
+
+
+Produced by Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online
+Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
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+</pre>
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+
+<h1>LES DERNIERS PAYSANS</h1>
+
+<h4>PAR</h4>
+
+<h1>ÉMILE SOUVESTRE</h1>
+
+<h2>II</h2>
+
+<h4>PARIS</h4>
+
+<h4>MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS</h4>
+
+<h4>RUE VIVIENNE, 2 <i>bis</i>.</h4>
+
+<h4>1851</h4>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="La_Niole_Blanche" id="La_Niole_Blanche"></a><span class="smcap">La Niole Blanche.</span></h2>
+
+<h4>(Suite.)</h4>
+
+
+<p>A la vue du gendarme qui venait de paraître sur le
+seuil, Jérôme devint très pâle, le verre qu'il allait porter
+à ses lèvres resta à moitié chemin, le brigadier nous salua
+avec la politesse joviale ordinaire à ses pareils.</p>
+
+<p>&mdash;Bon appétit, dit-il, et ne vous dérangez point pour
+moi; il paraît que la santé se soutient, père Jérôme?</p>
+
+<p>&mdash;La... la santé! bégaya le cabanier, tenant toujours
+son verre à la même hauteur.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai voulu faire une petite visite en passant, reprit
+le gendarme, qui appuyait ironiquement sur les mots;
+mais où est donc la <i>Loubette</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'elle n'est pas là? dit le cabanier, qui regarda
+autour de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le savez bien, vieux finot, reprit le brigadier,
+et vous allez m'avouer tout de suite où elle est.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais...... je vais la chercher, dit Jérôme, qui fit
+un mouvement vers la porte.</p>
+
+<p>Mais le gendarme lui barra le passage.</p>
+
+<p>&mdash;Minute! s'écria-t-il, on ne sort pas, mon brave.</p>
+
+<p>&mdash;On ne sort pas! répéta le cabanier de plus en plus
+effrayé; cependant pour avertir <i>Loubette</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Justement nous ne voulons pas qu'on puisse l'avertir,
+répliqua le brigadier en clignant de l'&oelig;il, et c'est
+pourquoi j'ai laissé un homme à l'extérieur. Voyons, père
+Blaisot, il n'y a plus à faire le malin avec nous; on sait
+que votre fils est ici.</p>
+
+<p>&mdash;Guillaume! s'écria le cabanier avec un saisissement
+de surprise trop naturel pour être joué.</p>
+
+<p>&mdash;Et nous venons l'arrêter comme réfractaire, ajouta
+le gendarme. Croyez-moi, l'ami, engagez-le à se rendre.</p>
+
+<p>Jérôme jura par tous les saints du haut et du bas Poitou
+qu'il ignorait le retour de son fils, et qu'il n'était
+pour rien dans sa résistance à l'arrêt du sort qui l'appelait
+sous les drapeaux; mais le brigadier connaissait évidemment
+son homme, et, persuadé que Jérôme cachait le
+réfractaire, il voulut l'effrayer.</p>
+
+<p>&mdash;Pas de farces, dit-il en hérissant sa moustache; on
+sait que vous êtes tous des <i>blancs</i> dans le pays; aucun de
+vous n'ouvrirait la bouche pour mettre l'autorité sur la
+piste d'un réfractaire; vous n'avez pas même l'air de vous
+douter de la chose; mais on connaît les couleurs, mon
+cher, et les ennemis de l'ordre n'ont qu'à se bien tenir.</p>
+
+<p>Blaisot voulut protester de sa soumission au gouvernement
+de juillet.</p>
+
+<p>&mdash;Faites donc pas le câlin, reprit l'agent de la force
+publique d'un ton presque menaçant; on vous connaît,
+peut-être! Est-ce que vous-même vous n'avez pas refusé
+de rejoindre dans le temps? Si on était méchant garçon,
+on pourrait le dire assez haut pour être entendu de Fontenay,
+et alors gare l'amende, la prison et le reste!</p>
+
+<p>&mdash;Le reste! murmura le cabanier, qui se rappelait
+avoir vu fusiller les réfractaires et ceux qui leur donnaient
+asile pendant la guerre de la Vendée.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi qu'il arrive, continua le gendarme, je vous
+aurai averti; il ne faudra vous en prendre qu'à vous-même,
+si le procureur du roi se fâche et si les garnisaires
+vous mangent.</p>
+
+<p>A ce mot de garnisaires, Blaisot devint encore plus
+pâle.</p>
+
+<p>Ceux qui ont vécu dans le pays où a fleuri ce système
+odieux de la République et de l'Empire peuvent
+seuls comprendre tout ce qu'un pareil mot renferme.
+Pour nos paysans, recevoir les garnisaires, c'était souffrir
+le sort de pays conquis. Livrés à des soudards dont la
+mission était surtout de se rendre insupportables, il fallait
+subir à la fois la ruine et l'insulte, car ces loups officiels,
+en dévorant leur proie, ne manquaient jamais de
+la railler d'être si maigre. L'idée de se trouver exposé à
+une telle épreuve épouvanta Blaisot. Aux émotions de sa
+poltronnerie vinrent se joindre les inquiétudes de son avarice;
+il vit ses épargnes englouties et sa cabane au pillage.</p>
+
+<p>&mdash;Sainte Vierge! ne parlez pas de garnisaires, Monsieur
+Durand, s'écria-t-il enjoignant les mains; aussi vrai
+que j'ai été baptisé, Guillaume n'est pas venu au pays.
+Ah! Jésus! ce n'est pas moi qui voudrais le cacher pour
+attirer le malheur sur mon pauvre toit. Non, non, mon
+saint patron est témoin que je ne l'ai point encouragé à
+faire le conscrit de buissons. Je savais trop bien que j'en
+souffrirais. Puisque la mauvaise chance lui était tombée,
+il fallait se soumettre; je le lui ai dit, Monsieur Durand,
+mais vous savez: le <i>Triste-Gars</i> avait le c&oelig;ur arrêté dans
+le pays, et, quoique la fille soit maintenant à un autre,
+il y pense toujours pour sa damnation.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà justement pourquoi il revient, fit observer Durand;
+nos renseignements sont précis; hier on l'a reconnu
+près de Vallembreuse, ainsi il doit être au <i>Petit-Poitou</i>
+ou dans les environs. Du reste, on va fouiller la
+case, et quand il serait sous la pierre du foyer, où vous
+mettiez autrefois vos fusils, faudra qu'on le trouve, mille
+dieux! ou j'y perdrai mon nom.</p>
+
+<p>Il allait sans doute donner suite à sa menace, mais
+nous entendîmes au dehors la voix de la <i>Loubette</i> mêlée
+à celle des gendarmes; presqu'aussitôt l'un d'eux entra,
+tenant par la main la jeune fille, qui se plaignait très
+haut.</p>
+
+<p>&mdash;C'est-il la loi maintenant, s'écria-t-elle, qu'on arrête
+les gens quand ils rentrent tranquillement chez eux?
+Votre uniforme vous rend bien effrontés, mes gas!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! c'est la cabanière, dit le brigadier; et d'où
+viens-tu comme ça, ma vieille?</p>
+
+<p>&mdash;D'un endroit où on ne tutoie pas les filles qui ne
+vous connaissent pas! répondit-elle avec une hardiesse
+provocante.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! j'ai donc bien changé depuis mon dernier
+voyage? demanda le gendarme.</p>
+
+<p>&mdash;Possible, dit la <i>Loubette</i>, je n'ai pas gardé votre
+signalement.</p>
+
+<p>&mdash;Alors tu ne sais pas qui je suis?</p>
+
+<p>&mdash;Je vois que vous n'êtes pas des gens polis, toujours,
+répliqua la jeune fille aigrement.</p>
+
+<p>Il était évident que cette exagération de mauvaise humeur
+avait surtout pour but de cacher son trouble et de
+gagner du temps; le brigadier parut le comprendre:</p>
+
+<p>&mdash;Prenons donc des mitaines à quatre pouces, dit-il
+ironiquement; mademoiselle <i>Loubette</i> pourrait-elle nous
+faire l'honneur de nous dire d'où elle vient dans ce moment?</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien malaisé à savoir, dit la paysanne du même
+ton bourru, j'étais allée porter la pitance au grand berger.</p>
+
+<p>&mdash;Elle ne venait pas du côté où nous avons vu le
+troupeau, dit le gendarme qui était entré avec elle.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a donc à cette heure un chemin commandé?
+reprit la <i>Loubette</i>, toujours aussi maussade.</p>
+
+<p>&mdash;On ne prend pas le plus long pour son plaisir, objecta
+Durand.</p>
+
+<p>&mdash;Mais on le prend pour son devoir, répliqua la paysanne,
+et j'avais oublié quelque chose près du grand canal.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;Vous le voyez bien.</p>
+
+<p>Elle avait tiré de dessous son tablier une petite faucille
+qu'elle jeta derrière la porte, sur un tas d'herbe fraîchement
+coupée. Durand et son compagnon se regardèrent:
+les réponses de la jeune fille étaient si vraisemblables et
+faites d'un tel accent, que tous deux se trouvaient évidemment
+embarrassés; mais le brigadier n'était pas
+homme à se payer de pareils subterfuges.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, dit-il après un instant de silence, je vois
+que vous êtes une fine mouche et qu'il n'y a pas moyen
+de vous prendre au gluau; vaut mieux alors tout vous dire
+franchement. Voilà l'histoire, ma fille: le grand Guillaume
+est pincé!</p>
+
+<p>&mdash;Vrai! s'écria la <i>Loubette</i>.</p>
+
+<p>&mdash;On l'a rencontré en route, nous avons été avertis;
+il n'y a plus moyen de nous échapper.</p>
+
+<p>La paysanne joignit les mains.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre <i>gas</i>! dit-elle; hélas! fallait finir comme ça;
+c'est un crève-c&oelig;ur que j'attendais! mais puisqu'il est
+arrêté, Monsieur Durand, on ne m'empêchera pas de le
+voir; c'est-il à Chaillé que vous l'avez emmené?</p>
+
+<p>Les deux gendarmes échangèrent encore un regard:
+en prenant au mot le brigadier, la jeune fille l'avait complétement
+dérouté. Ainsi battu pour la seconde fois dans
+ses propres embuscades, il se décida à attaquer de front.</p>
+
+<p>&mdash;Au diable! dit-il, vous seriez capable d'en revendre
+à tous les juges d'instruction du département; mais c'est
+assez de charades comme ça, ma chère: je vous répète
+que le grand Guillaume est au <i>Petit-Poitou</i>, que nous le
+cherchons et que vous venez de lui parler.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi tout ce que vous avez dit était des menteries!
+s'écria la paysanne.</p>
+
+<p>&mdash;On vous demande où vous avez laissé Guillaume,
+interrompit le brigadier.</p>
+
+<p>Mais <i>Loubette</i> paraissait indignée.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà qui est glorieux! dit-elle; tromper une pauvre
+fille, pour qu'elle soit dommageable à son propre frère!</p>
+
+<p>&mdash;Tonnerre! vous ne voulez donc pas répondre? dit
+Durand impatienté.</p>
+
+<p>&mdash;Non! répliqua la cabanière avec énergie; puisque
+vous me tendez des piéges, je n'ouvrirai plus la bouche;
+on me hacherait menu comme balle d'avoine plutôt que
+de me faire dire un mot.</p>
+
+<p>&mdash;Nous perdons notre temps avec ces chouans-là, s'écria
+Durand, le père est un sournois et la fille une <i>dessallée</i><a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>;
+vite, deux hommes ici pour garder la case,
+pendant que tu viendras avec moi battre l'estrade vers le
+grand canal.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> Rusée.</p></div>
+
+<p>Il avait regagné la porte; je le suivis. La nuit était
+étoilée; mais de grands nuages passaient par instants et
+amenaient des alternatives d'ombre et de lumière. Lorsque
+nous sortîmes, tout était plongé dans l'obscurité. Le
+brigadier appela deux hommes qui veillaient en dehors et
+commença à leur donner ses instructions à voix basse,
+mais il ne tarda pas à s'interrompre; la brise venait d'apporter
+jusqu'à nous un bruit que je ne reconnus point
+d'abord.</p>
+
+<p>&mdash;On dirait une niole qui passe sur le grand canal,
+fit observer un des gendarmes.</p>
+
+<p>Tout le monde prêta l'oreille. Le clapotement des eaux
+refoulées par la petite barque devenait moins confus. Dans
+ce moment, son conducteur se mit à fredonner la chanson
+du <i>retour des noces</i>. Quoique la voix me parût avinée,
+je la reconnus; c'était celle de Nivôse Bérard. Les vers de
+la mélancolique ballade nous arrivaient si nettement, que
+le <i>coureur de bois</i> était évidemment près d'aborder. Son
+chant continuait avec la même expression d'insouciance,
+lorsqu'il s'éteignit tout-à-coup. Il y eut un silence de
+quelques secondes, puis nous entendîmes un cri sourd, un
+bruit de pas précipités, et <i>Fait-Tout</i> vint tomber au milieu
+de nous chancelant et hors d'haleine.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la jambe de bois! s'écria le brigadier surpris;
+comment diable se trouve-t-il ici à cette heure? D'où
+viens-tu, vagabond, et que t'est-il arrivé?</p>
+
+<p>Nivôse voulut répondre, mais l'ivresse et la peur enchaînaient
+sa langue: à demi renversé sur le banc placé
+près du seuil de la cabane, il tendait les mains vers le
+massif de saules du grand canal, en bégayant des mots
+entrecoupés.</p>
+
+<p>&mdash;Comprenez-vous ce qu'il veut dire? demanda Durand
+à ses hommes.</p>
+
+<p>&mdash;Le pauvre diable n'a plus sa raison, reprit le gendarme
+qui avait déjà parlé.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous dis.... balbutia <i>Fait-Tout</i>, que je l'ai vue,
+j'en suis sûr.... je l'ai vue.</p>
+
+<p>Et me saisissant la main:</p>
+
+<p>&mdash;C'est là, dit-il, comme j'abordais.... elle est sortie
+du milieu des roseaux.... et elle a filé sous les arbres!</p>
+
+<p>&mdash;Mais qui? quoi? s'écria le brigadier impatienté.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, elle! murmura <i>Fait-Tout</i>, dont la voix
+devient encore plus basse, la <i>niole d'angoisse</i>!</p>
+
+<p>Les gendarmes firent un mouvement de surprise; Durand
+haussa les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Il aura aperçu un rayon de lune qui glissait sur
+l'eau! reprit-il.</p>
+
+<p>Mais le coureur de bois insista.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous dis qu'elle a passé tout près de moi, et,
+comme je ne rangeais pas ma barque, j'ai entendu une
+voix répéter: <i>Tourne ou je te retourne!</i></p>
+
+<p>&mdash;Alors, tu as vu le <i>tousseux jaune</i>? demanda Durand
+d'un ton railleur.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai aperçu le mort qu'il emportait.</p>
+
+<p>&mdash;Un mort?</p>
+
+<p>&mdash;Sa tête pendait à l'avant de la niole et traînait dans
+les joncs.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, ivrogne! dis que tu as eu peur, interrompit
+le brigadier.</p>
+
+<p>&mdash;Non! s'écria le coureur de bois; au premier instant,
+l'eau-de-vie m'a soutenu le c&oelig;ur, et la preuve, c'est
+que je lui ai parlé.</p>
+
+<p>&mdash;Au conducteur de la <i>niole d'angoisse</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Je lui ai demandé tout haut: <i>Mâle ou femelle, qui
+emmènes-tu!</i></p>
+
+<p>&mdash;Et il t'a répondu?</p>
+
+<p>&mdash;Il m'a répondu: <i>J'emmène le grand Guillaume!</i></p>
+
+<p>Le cabanier, qui était accouru sur le seuil, poussa un
+cri; mais la <i>Loubette</i> resta immobile. Durand ne parut
+nullement ébranlé par l'accent de conviction de Bérard.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes encore pas mal innocents d'écouter
+ici ce père la Soif, dit-il; pendant ce temps-là, notre
+conscrit se donne de l'air. Vite, les enfants, préparez les
+armes et commençons la chasse!</p>
+
+<p>Nous entendîmes craquer les batteries des carabines,
+puis les gendarmes s'avancèrent avec leur chef dans la
+direction du grand canal.</p>
+
+<p>Nous les suivîmes tous par un mouvement involontaire;
+Bérard lui-même se laissa entraîner, en protestant
+toutefois que nous courions à notre perte. Le brigadier
+arriva le premier au massif de saules. Le canal, plongé
+dans la nuit, formait un large sillon noir que tachetaient,
+de loin en loin, les touffes de plantes aquatiques. Durand
+se retourna en ricanant:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! où est donc sa <i>niole blanche</i>? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Regardez! cria <i>Fait-Tout</i>, qui nous montrait l'embouchure
+de l'<i>étier</i>.</p>
+
+<p>Tous les yeux se fixèrent en même temps sur le point indiqué:
+en avant, d'un jet de clarté stellaire qui argentait
+les eaux, une forme vague glissait légèrement dans
+l'obscurité; elle atteignit bientôt la ligne lumineuse, et
+nous reconnûmes une petite barque recouverte de blanc.</p>
+
+<p>Cette fois le brigadier parut céder au saisissement général.</p>
+
+<p>&mdash;C'est elle! c'est la <i>niole d'angoisse</i>! répétèrent
+plusieurs voix.</p>
+
+<p>&mdash;Elle rentre dans le grand <i>étier</i>, dit Jérôme.</p>
+
+<p>&mdash;Mais elle nous a laissé auparavant son chargement,
+acheva Fait-Tout.</p>
+
+<p>Il désignait du doigt un petit atterrissement qui, jusqu'alors,
+avait été caché par la berge; nous nous penchâmes
+tous à la fois, et nous aperçûmes le cadavre d'un
+noyé.</p>
+
+<p>Il était couché au milieu des broussailles, la face contre
+terre et les deux bras étendus. Les gendarmes descendirent
+jusqu'à lui, le dégagèrent des repoussés de frêne,
+et, l'enlevant avec effort, le déposèrent sur le bord du
+canal. La <i>Loubette</i>, qui les avait aidés, se mit alors à
+genoux près du mort pour le mieux examiner. Le long
+séjour sous les eaux avait rendu le visage méconnaissable,
+mais les vêtements semblaient être ceux du réfractaire;
+enfin, une bague, que l'on retrouva à la main gauche,
+dissipa tous les doutes: c'était l'anneau de promesse dont
+m'avait parlé le cabanier, on y lisait distinctement les
+noms de Guillaume et de Lousa!</p>
+
+<p>Le corps du noyé fut porté à la cabane, et on le déposa
+dans un petit appentis fermé attenant au logis d'habitation.
+Le hasard ayant appris au brigadier Durand que
+j'avais quelques notions de médecine, il me pria de dresser
+procès-verbal. Il fallait, pour cela, procéder à l'examen
+du cadavre, afin d'en connaître l'état et de constater
+la cause du décès. Cependant les deux gendarmes, qui
+étaient retournés à Chaillé, avaient répandu le bruit de
+ce qui venait d'arriver. Malgré la nuit, on accourut
+bientôt du voisinage pour voir le mort.</p>
+
+<p>On sait que tout événement qui réunit des paysans est
+pour eux l'occasion de manger et de boire. Les traditions
+d'hospitalité ne leur permettent pas de recevoir ceux qui
+viennent prendre part à la douleur ou à la joie de la famille
+sans offrir le pain et le vin, ces deux antiques symboles
+d'alliance. La <i>Loubette</i> couvrit, en conséquence, la
+table de tout ce qui pouvait être offert, et Jérôme se
+chargea de faire les honneurs de la maison. Il accueillait
+tout le monde avec de bruyantes lamentations. Aux plaintes
+des visiteurs sur le sort de son fils, il répondait par
+des plaintes sur son propre sort. Qu'allait devenir la cabane,
+gouvernée par une coiffe et par deux bras vieillis?
+Tôt ou tard on le verrait infailliblement réduit aux haillons
+des chercheurs d'aumône, et par malheur, on n'était
+plus au temps de la grande s&oelig;ur de la sagesse, qui
+<i>demandait à Dieu de devenir étoffe, pour vêtir les
+pauvres gens</i><a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>. Tous ces gémissements étaient entrecoupés
+de libations qui me parurent en adoucir sensiblement
+l'amertume. Comme tous les paysans, le cabanier,
+qui ne se mettait que rarement en dépense, voulait au
+moins profiter de celle qu'il ne pouvait éviter, et il buvait
+seul autant que tous les visiteurs.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Ces paroles sont historiques; elles furent prononcées
+par la s&oelig;ur Marie-Louise, qui fonda la maison des <i>Filles de
+la Sagesse</i>, à Saint-Laurent (Vendée).</p></div>
+
+<p>Quant à la <i>Loubette</i>, après avoir mis le couvert, elle
+était sortie et avait d'abord rôdé quelque temps autour
+des gendarmes groupés au dehors. Son attitude et son expression
+me surprirent. Ses larmes coulaient, mais sans
+les éclats ordinaires aux douleurs campagnardes; c'était
+plutôt une angoisse agitée qu'entrecoupaient des tressaillements
+nerveux. Elle se dirigea bientôt vers l'appentis
+où l'on avait déposé les restes de son frère. Ceux-ci
+avaient été recouverts d'un drap roux en toile de chanvre,
+et on avait allumé aux pieds deux chandelles de résine.
+Tous les arrivants venaient pour regarder le mort;
+mais la <i>Loubette</i>, assise à terre sur le seuil, la figure
+cachée sur ses genoux, barrait la porte et ne permettait à
+personne d'entrer. Cependant, à la voix du vieux Jacques,
+elle tressaillit et releva la tête.</p>
+
+<p>Le grand berger était debout devant l'appentis, contemplant
+cette forme humaine à jamais immobile qui se
+dessinait dans l'obscurité. Il tenait des deux mains son
+chapeau appuyé sur sa poitrine, ses longs cheveux gris
+tombaient sur ses épaules, et un pli douloureux crispait
+son front tanné.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà donc ce qu'on gagne à vieillir! dit-il, en
+ayant l'air de penser tout haut plutôt que de s'adresser à
+quelqu'un; ceux qu'on a vu naître sont étendus sur les
+tréteaux, et la fille de la maison pleure à la porte!</p>
+
+<p>&mdash;Dieu essaie notre c&oelig;ur, vieux Jacques! dit la <i>Loubette</i>,
+qui laissait échapper quelques larmes.</p>
+
+<p>Le berger remua la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit-il doucement. Je sais qu'on ne peut pas
+lui demander compte; mais il y a des fois où il est dur
+de se soumettre!.... Et c'est donc vrai qu'on ne sait pas
+comment la chose est arrivée?</p>
+
+<p>&mdash;On ne sait rien, dit la jeune fille.</p>
+
+<p>Jacques regarda le cadavre quelque temps en silence.</p>
+
+<p>&mdash;On dit toujours du bien de ceux qui sont partis
+pour l'éternité, reprit-il enfin; mais quand celui-ci était
+vivant, on en parlait déjà comme d'un mort. Où est
+l'homme qui serait capable, dans tout le Marais, de lui
+reprocher une mauvaise action ou seulement un mauvais
+mot? Sa présence riait à tout le monde, et quand il vous
+avait dit bonjour en passant, on se croyait plus riche.</p>
+
+<p>&mdash;Ça n'a pas empêché le malheur de venir, objecta
+sourdement la <i>Loubette</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Qui aurait pu penser que le vieux Jacques le mettrait
+en terre? reprit le berger revenant toujours à son
+étonnement douloureux; qui l'aurait dit, quand il courait
+avec mes moutons dans la pâture, quand je lui faisais
+des sifflets de frêne, quand il me lisait l'histoire de
+la grande guerre au coin d'un fossé?</p>
+
+<p>Le vieillard s'arrêta. Cette énumération de souvenirs
+avait fait grandir son émotion, deux petites larmes, les
+dernières, à ce qu'il semblait, d'une source depuis longtemps
+tarie, glissèrent lentement le long de ses joues.
+La <i>Loubette</i> parut très troublée.</p>
+
+<p>&mdash;Taisez-vous, vieux Jacques, dit-elle très bas et sans
+regarder le grand berger, vos paroles sont comme un
+couteau qui entre dans le c&oelig;ur; pourquoi rendre la peine
+plus lourde en rappelant la joie?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que vous dites, c'est la raison, ma fille, reprit
+le paysan déjà remis; aussi voilà qui est fini, je ne parlerai
+plus; seulement vous laisserez bien le grand berger
+voir une dernière fois le fils de la maison?</p>
+
+<p>Il avait fait un mouvement pour franchir le seuil de
+l'appentis; la <i>Loubette</i> parut hésiter, et ne se rangea
+qu'avec une visible répugnance.</p>
+
+<p>&mdash;Faites vite, Jacques, dit-elle, ou tout le monde viendra
+troubler la tranquillité des morts.</p>
+
+<p>Le grand berger entra en se signant. Dans ce moment
+la <i>flandrine</i>, qui était derrière lui et à laquelle on n'avait
+point pris garde jusqu'alors, voulut le suivre malgré
+<i>Loubette</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez, dit le vieillard en se retournant vers la
+jeune fille, la <i>Bien-Gagnée</i> a droit de voir son ancien
+maître.</p>
+
+<p>Et s'adressant à la brebis:</p>
+
+<p>&mdash;Comment n'as-tu pas senti le malheur venir sur
+nous? dit-il avec un ton de tristesse et de reproche; le
+bon Dieu t'aurait-il retiré ton instinct, ou bien as-tu oublié
+Guillaume?</p>
+
+<p>La <i>flandrine</i> redressa la tête à ce nom, et regarda le
+berger avec une intelligence singulière. Le vieux Jacques
+s'approcha alors du cadavre, souleva le drap mortuaire,
+et s'adressant à la brebis:</p>
+
+<p>&mdash;Viens, la <i>Bien-Gagnée</i>, reprit-il, et prouve que tu
+as reçu le don; reconnais tes morts!</p>
+
+<p>La brebis s'approcha lentement, tourna autour du
+noyé, passa la langue sur une de ses mains, puis s'éloigna
+avec indifférence, et sortit de l'appentis.</p>
+
+<p>Le grand berger parut stupéfait. Il regarda le visage
+défiguré du cadavre, laissa retomber le suaire, et, tournant
+la tête:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, murmura-t-il, l'animal et l'homme se ressemblent;
+ils oublient les absents et ils abandonnent les
+morts.</p>
+
+<p>Il s'agenouilla alors près des tréteaux, fit une courte
+prière, puis se signa de nouveau, et sortit en silence.</p>
+
+<p>Je n'avais pu me livrer encore à l'examen nécessaire
+pour la rédaction du procès-verbal demandé par le brigadier.
+Je profitai du moment où la <i>Loubette</i> s'éloignait
+avec Jacques pour y procéder. Les gendarmes avaient rejoint
+Jérôme et buvaient dans la cabane; j'appelai <i>Fait-Tout</i>,
+qui était à peu près dégrisé et ne fit aucune difficulté
+pour me venir en aide. Sûr désormais de n'avoir
+affaire qu'à un cadavre, il se mit à le dépouiller avec
+une rapidité et une adresse que l'expérience seule pouvait
+donner. J'appris, en effet, qu'il fallait ajouter cette
+industrie à toutes celles qu'il exerçait déjà. Le coureur
+de bois ensevelissait les <i>morts de malheur</i>! c'est le nom
+donné, dans nos campagnes, à ceux qu'un coup subit a
+frappés. Surpris dans les erreurs de la vie sans avoir eu
+le temps de les expier, ils laissent un doute funeste sur le
+sort de leur âme, et, d'après le préjugé populaire, la plupart
+appartient à l'enfer. Aussi les mains pieuses qui cousent
+le suaire des pécheurs absous ne s'offrent-elles point
+pour eux: il faut appeler un des mercenaires désignés par
+le nom flétrissant <i>d'ensevelisseurs des damnés</i>. Bien souvent
+même l'église refuse d'ouvrir ses portes à celui qu'elle
+n'a pas réconcilié, ou, si elle le reçoit, elle ne lui accorde
+que ses moindres honneurs et ses plus courtes
+prières. Cette espèce de réprobation grandit surtout quand
+la fin a été visiblement violente: meurtre ou suicide, on
+soupçonne un crime, et il semble que le sang du cadavre
+souille la mémoire du mort.</p>
+
+<p>Tout en déshabillant le noyé, Bérard m'avait remis sur
+la voie de ces préventions populaires.</p>
+
+<p>&mdash;Si c'était Sauvage le <i>Bien-Nommé</i>, dit-il, on l'enterrerait
+sans messe à l'entrée du cimetière; mais, pour
+un réfractaire, M. le curé n'y regardera que d'un &oelig;il.
+Ils n'avaient pas moins raison quand ils disaient à Marans
+que le mauvais vent soufflait sur le <i>Petit-Poitou</i>. Voilà
+deux <i>gas</i> couchés sous l'eau en moins d'un mois. Pour
+Sauvage, je ne dis rien, il buvait jusqu'à se noyer l'esprit,
+et il n'avait ni force ni vaillantise; mais celui-ci n'a
+jamais vu double: il nageait comme une brème, et je
+l'ai vu abattre un taureau par les cornes.</p>
+
+<p>Le cadavre que nous avions sous les yeux était loin
+d'annoncer une pareille vigueur, et j'en fis l'observation.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce que je me disais tout en vous parlant, reprit
+le coureur de bois étonné; j'aurais juré que le grand
+Guillaume était plus membru et mieux en point.</p>
+
+<p>Je lui fis remarquer les jambes grêles du mort, ses
+mains allongées et ses épaules étroites.</p>
+
+<p>&mdash;Faut voir les bras, dit-il en les dégageant de leur
+dernier vêtement.</p>
+
+<p>Mais il s'arrêta tout à coup, se pencha vivement vers
+le cadavre, et se récria.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'il y a, reprit <i>Fait-Tout</i>; regardez-moi là, sur
+l'avant-bras; qu'est-ce que vous voyez, dites?</p>
+
+<p>&mdash;Un tatouage.</p>
+
+<p>&mdash;Qui représente?</p>
+
+<p>&mdash;Mais... <i>un autel... une croix... une fleur de lis..</i></p>
+
+<p>&mdash;Le <i>grand jeu</i> avec ma marque, à preuve que c'est
+moi qui l'ai piqué! Mais, comme avant le <i>Fier-Gas</i>, il
+n'y avait qu'un autre à l'avoir dans le pays, je dis que
+ceci n'est pas le corps du grand Guillaume.</p>
+
+<p>&mdash;Et de qui donc?</p>
+
+<p>&mdash;De Sauvage le <i>Bien-Nommé</i>.</p>
+
+<p>Il fut interrompu par un cri sourd. Nous nous retournâmes;
+la <i>Loubette</i> était à la porte de l'appentis, pâle,
+la tête droite et la main en avant.</p>
+
+<p>&mdash;Arrive! arrive! et essuie tes yeux, cria <i>Fait-Tout</i>,
+ton frère n'est pas trépassé.</p>
+
+<p>&mdash;Taisez-vous, sur votre salut! dit la jeune fille en
+refermant vivement la porte. Qu'est-ce que vous êtes
+venu faire ici, et qui vous a permis de toucher aux
+morts?</p>
+
+<p>&mdash;Qui? répliqua Bérard, surpris du ton de la paysanne;
+foi de Dieu! tu n'as qu'à demander à Monsieur.</p>
+
+<p>La <i>Loubette</i> me regarda; je lui expliquai la mission
+dont j'avais été chargé par le brigadier.</p>
+
+<p>&mdash;Au fait, il ne sait encore rien, interrompit <i>Nivôse</i>,
+je vas lui annoncer le changement.</p>
+
+<p>Il voulut sortir; la cabanière lui barra le passage.</p>
+
+<p>&mdash;Quel bien ça vous fait-il de le lui dire? reprit-elle
+d'une voix basse et vibrante; c'est-il donc pour qu'ils recommencent
+à fouiller tous les buissons avec leurs sabres
+et leurs fusils? Ne savez-vous pas qu'un réfractaire est
+comme le loup du bois? Tant qu'on le sait debout, on
+travaille à avoir sa peau. Laissez clouer ce mort-ci entre
+quatre planches, afin de donner un peu de repos aux
+vivants.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, tu savais que ce n'était pas le corps du
+<i>Triste-Gas</i>? dit <i>Fait-Tout</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Et votre frère est au <i>Petit-Poitou</i>? ajoutai-je.</p>
+
+<p>Elle poussa la barre de bois qui fermait la porte; puis
+nous regardant en face:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! oui, dit-elle, avec une résolution subite;
+mais, si vous êtes des hommes et des chrétiens, vous
+vous tairez. Voilà treize mois que le grand Guillaume était
+hors du pays et en sûreté, comme je pouvais croire;
+mais le chagrin l'a pris, et il est revenu. <i>Fait-Tout</i> sait
+bien pourquoi.</p>
+
+<p>&mdash;Pour la Lousa, dit celui-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Pour elle! reprit la paysanne d'un accent de rancune.
+A l'ordinaire, on guérit d'une amitié, quand il n'y
+a plus d'espoir; mais lui, il est sous un mauvais charme
+et son esprit reste malade malgré tout.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez donc vu? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Pendant le souper: Monsieur se rappelle ce cri de
+<i>tire-arrache</i> qui a étonné mon père?</p>
+
+<p>&mdash;C'était un signal....</p>
+
+<p>&mdash;Qui m'a averti que Guillaume était arrivé, et de
+fait il m'attendait près du grand canal avec le corps du
+<i>Bien-Nommé</i>, qu'il avait rencontré sous sa perche en
+traversant l'<i>étier</i>.</p>
+
+<p>&mdash;C'est alors, sans doute, qu'il a eu l'idée de donner
+le change à ceux qui le cherchaient en mettant au
+noyé sa bague et ses habits.</p>
+
+<p>&mdash;Et en couvrant sa niole d'un linceul blanc.</p>
+
+<p>&mdash;Par ainsi, c'était une menterie! s'écria <i>Fait-Tout</i>,
+visiblement partagé entre une indignation sincère et la
+honte d'avoir été pris pour dupe; c'est lui qui m'a dit
+les mauvaises paroles! il n'a pas eu peur de jouer avec la
+mort! Eh bien! par mon baptême, la mort aura son
+tour!</p>
+
+<p>&mdash;Je le lui ai dit, murmura la <i>Loubette</i> en baissant la
+tête; mais Guillaume est un c&oelig;ur mauhardi qui ne croit
+pas ce que les mères apprennent aux enfants du pays.</p>
+
+<p>&mdash;Puisqu'il a besoin d'un exemple, le bon Dieu le lui
+donnera, reprit Nivôse avec une certaine aigreur, et voilà
+qu'il commence en faisant reconnaître sa feintise.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'êtes toujours que deux à le savoir, fit observer
+vivement la <i>Loubette</i>, et Monsieur n'est pas un
+traître.</p>
+
+<p>Je l'assurai de ma discrétion.</p>
+
+<p>&mdash;Alors <i>Fait-Tout</i> n'a qu'à oublier ce qu'il a vu, et
+le secret restera sous l'herbe du cimetière, continua-t-elle
+en regardant mon compagnon; mais faut avouer
+franchement ses intentions.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que j'ai dit que je voulais parler? répliqua
+Bérard avec humeur.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous n'avez pas promis de vous taire, objecta
+la <i>Loubette</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Faut avoir confiance dans les gens, reprit sournoisement
+le coureur.</p>
+
+<p>La jeune fille le regarda en face; un flot de sang était
+monté à sa joue blafarde, et son &oelig;il, plus ouvert, avait
+une sorte de rayonnement.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez garde à ce que vous allez faire, coureur,
+dit-elle lentement; suivant votre choix, vous pourrez
+avoir ici, pour le reste de votre vie, de grands amis ou
+de vrais ennemis. Dans le moment présent, je ne vous
+veux que du bien; mais si vous faites le moindre tort à
+Guillaume, aussi vrai qu'il y a un Dieu au ciel, je mettrai
+tout mon courage à vous préparer du mal, et vous
+regretterez jusqu'aux larmes d'avoir mis du chagrin sur
+ma route. Je vous dis ça, vous le voyez, sans colère,
+mais c'est un engagement que je prends, et vous pouvez
+demander dans le pays si j'ai jamais faussé mes promesses.</p>
+
+<p>Il y avait dans l'accent de la paysanne une telle puissance
+de sincérité, que <i>Fait-Tout</i> en fut visiblement
+troublé; cependant il affecta d'en rire.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! quoi donc on se fâche? dit-il ironiquement;
+voila les femmes qui veulent me faire peur de leurs
+langues! Eh! eh! eh! impossible, ma fille, je suis trop
+habitué à la chasse des vipères. Aussi mets-toi bien dans
+l'esprit que si je me tais, ce ne sera point par crainte,
+mais par pure amitié..... d'autant que j'y perdrai un bon
+profit.</p>
+
+<p>La <i>Loubette</i> parut étonnée.</p>
+
+<p>&mdash;Eh oui! un bon profit, répéta Bérard; il n'y a pas
+que toi qui t'intéresses à celui qui est là. Voilà-t-il pas six
+semaines que la famille du <i>Bien-Nommé</i> le cherche pour
+mettre son pauvre corps en terre sainte? Celui qui le lui
+apporterait pourrait être sûr d'être traité avec politesse.</p>
+
+<p>L'expression donnée à ce dernier mot ne pouvait laisser
+de doute sur sa signification.</p>
+
+<p>&mdash;Les parents du <i>Bien-Nommé</i> ne sont pas plus riches
+que les Blaisot, répliqua la fille du cabanier, qui comprit
+où tendait le coureur de bois.</p>
+
+<p>&mdash;Mais peut-être bien qu'ils sont plus généreux? dit
+<i>Fait-Tout</i> en clignant de l'&oelig;il.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à savoir; pour payer un service, il faut d'abord
+qu'il ait été rendu.</p>
+
+<p>&mdash;On peut toujours convenir du prix, objecta effrontément
+Bérard.</p>
+
+<p>&mdash;Non pas ici, interrompis-je, en prêtant l'oreille, car
+j'entends le sabre et les éperons des gendarmes.</p>
+
+<p>&mdash;Venez dehors, nous causerons, dit vivement la
+<i>Loubette</i>.</p>
+
+<p>Et rouvrant la porte, elle sortit avec Bérard.</p>
+
+<p>Je me hâtai d'achever mon procès-verbal que je remis
+au brigadier. Il repartit aussitôt, emmenant Jérôme qui,
+bien qu'un peu étourdi par les toasts de condoléance auxquels
+il avait dû répondre, gardait sa prudence ordinaire,
+et voulait faire lui-même sa déclaration à l'autorité.
+Les voisins s'étaient déjà retirés; je me trouvais seul
+dans la cabane au moment où la <i>Loubette</i> et le coureur
+rentrèrent. Tous deux s'étaient mis complétement d'accord.
+Le coureur, qui se préparait à ensevelir le noyé,
+venait chercher une <i>bouteille de dur</i> pour combattre le
+brouillard de la nuit.</p>
+
+<p>Resté seul avec la jeune fille, j'allais l'interroger sur
+le grand Guillaume, quand je la vis courir à une porte
+de derrière qu'elle ouvrit avec précaution, elle avança la
+tête au dehors, sembla fouiller du regard tout l'enclos,
+prêta un instant l'oreille, et finit par pousser ce cri plaintif
+de la chouette, rendu sinistre par tant de sanglants
+souvenirs. J'entendis bientôt des pas; la <i>Loubette</i> disparut
+un instant, échangea quelques paroles à voix basse,
+puis rentra avec un jeune paysan que je reconnus au premier
+coup d'&oelig;il pour son frère: c'était les mêmes traits,
+mais avec plus de netteté et de finesse. La physionomie,
+restée confuse chez la s&oelig;ur, s'était, chez le frère, éclaircie
+et achevée. En les voyant à la fois, on avait, pour
+ainsi dire, l'ébauche et la statue.</p>
+
+<p>A mon aspect, le jeune Poitevin s'était involontairement
+arrêté.</p>
+
+<p>&mdash;N'ayez pas peur, Guillaume, dit la <i>Loubette</i>, Monsieur
+ne vous veut que du bien, et il est capable de vous
+donner un bon conseil.</p>
+
+<p>&mdash;Il sera reçu en grande révérence, dit le paysan, qui
+se découvrit.</p>
+
+<p>Je l'assurai de mes bonnes intentions et lui expliquai
+très brièvement comment j'étais venu pour lui au <i>Petit-Poitou</i>.
+Il parut faire effort pour m'écouter; mais ses
+yeux, qui allaient d'un objet à l'autre, trahissaient sa
+distraction. Je m'interrompis brusquement.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, excuse, Monsieur, dit Guillaume, qui parut
+craindre de m'avoir blessé; mais voilà si longtemps
+que j'étais entré ici, que, malgré moi, je regarde si tout
+est à son ancienne place. Vous savez, on aime les endroits
+qu'on a connus tout petit; surtout quand on revient...
+et qu'il faut repartir, car on ne doit plus me voir par ici,
+maintenant qu'on va me croire au cimetière!</p>
+
+<p>Je voulus lui faire entrevoir les sérieuses conséquences
+de cette ruse, qui, en le rangeant parmi les morts, lui
+enlevait son nom, ses droits et toute possibilité de retour
+au pays; mais, à ce dernier mot, il m'interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce qu'il faut! dit-il vivement; tant qu'il y aurait
+eu moyen de revenir, j'aurais voulu revoir la cabane,
+tandis qu'à cette heure tout est dit. Quand le prêtre
+aura chanté le <i>de profundis</i>, il ne restera plus de <i>grand
+Guillaume</i>. Il y avait comme un courant qui m'emportait
+par ici, fallait l'empêcher; quand on ne veut pas que les
+barques suivent le fil de l'eau, on les coule au fond: eh
+bien! moi, voilà que j'y suis.</p>
+
+<p>Il éclata d'un rire forcé; mais la <i>Loubette</i> laissa
+échapper un gémissement; le jeune réfractaire se tourna
+vers elle.</p>
+
+<p>&mdash;N'ayez pas de regrets, pauvre fille, reprit-il avec
+beaucoup de douceur, le bon Dieu sait où il nous mène;
+remercions-le plutôt d'avoir bien voulu nous donner ce
+dernier moment.</p>
+
+<p>&mdash;Mettez-le donc à profit, reprit la paysanne avec une
+résignation naïve; vous avez grand besoin, Guillaume, buvez
+à votre soif et mangez à votre faim.</p>
+
+<p>Le jeune homme s'approcha de la table, qui était restée
+servie, et voulut s'asseoir sur le banc; mais sa s&oelig;ur
+lui montra, à l'autre bout, un escabeau qui était évidemment
+sa place accoutumée. Elle prit au vaisselier une assiette
+particulière, une cuiller de bois sur laquelle le
+nom de son frère était grossièrement gravé, et lui présenta
+un pain de méteil encore entier. Avant de l'entamer,
+le paysan y traça une croix avec la pointe de son
+couteau.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la première mouture du grain nouveau, fit
+observer la <i>Loubette</i>.</p>
+
+<p>&mdash;La première! répéta Guillaume, dont l'&oelig;il brilla
+de cet orgueil du laboureur qui goûte aux prémices de
+la moisson; par mon baptême! il est gris comme lin et
+flaire la noisette. Dieu soit béni pour m'avoir fait manger
+encore une fois le blé de nos champs!</p>
+
+<p>Il se mit alors à souper avec un appétit que la jeune
+fille m'expliqua en m'apprenant qu'il était encore à jeun.
+Il ne s'arrêtait que pour me répondre de temps en temps
+ou pour interroger la <i>Loubette</i>. Ses questions roulaient
+presque toujours sur quelques détails de la ferme. Il s'informait
+de l'état de chaque pièce de terre, des semailles
+projetées, de son attelage favori, et, en parlant de ce
+rustique royaume qu'il avait autrefois gouverné, son regard
+s'animait, sa voix devenait plus haute, ses fortes
+mains s'étendaient comme s'il eût voulu saisir la charrue
+ou nouer le joug. Un bruit que nous crûmes entendre au
+dehors l'interrompit. La jeune fille courut à la porte,
+mais tout était désert et silencieux. Je parlai toutefois
+du retour probable de Jérôme et de la nécessité de l'éviter.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur a raison, dit le grand Guillaume, dont
+l'animation momentanée tomba aussitôt; je m'oublie ici,
+quand je devrais déjà être en route; faut qu'avant le jour
+j'aie assez marché pour ne plus trouver devant moi aucune
+figure de connaissance.</p>
+
+<p>Et ne pouvant retenir un soupir:</p>
+
+<p>&mdash;C'est dur, pas moins, ajouta-t-il, que le fils de la
+maison soit obligé de venir chez son père en se cachant
+comme un voleur; mais on doit se soumettre, personne
+n'a raison contre la volonté du bon Dieu.</p>
+
+<p>Il se leva lentement pour prendre son chapeau et son
+bâton; la <i>Loubette</i> coupa à la miche un morceau de pain
+qu'elle mit en silence dans la poche de sa veste. Je dis
+alors que je comptais moi-même retourner à Marans sans
+plus tarder, et j'offris à Guillaume de le prendre dans
+ma carriole, en lui faisant observer que c'était le moyen
+le plus prompt et le plus sûr de sortir du Marais; il accepta
+avec un remercîment. Pendant ce temps, la <i>Loubette</i>
+s'était retirée dans l'ombre; elle se tenait appuyée
+contre un meuble, et je l'entendais pleurer tout bas.
+Guillaume, qui la regardait à la dérobée, tournait son
+chapeau avec embarras; je compris que je gênais leurs
+adieux, et je sortis pour atteler le char-à-bancs.</p>
+
+<p>En passant devant l'appentis, j'aperçus <i>Fait-Tout</i>,
+qui achevait son &oelig;uvre funèbre. La peur de l'humidité
+nocturne l'avait sans doute engagé à un emploi très fréquent
+du préservatif, car la bouteille d'eau-de-vie, placée
+devant une des chandelles de résine, me parut presque
+vide. Les traits du coureur avaient pris une expression
+encore plus joviale que d'habitude. Tout en donnant
+ses derniers soins au mort, il lui chantonnait une
+hymne d'église dont le latin me sembla singulièrement
+revu et corrigé au point de vue du patois vendéen. Trouvant
+commode et prudent d'éviter, pour le retour, la
+compagnie du chasseur de vipères, je le laissai à ses occupations.
+Le cheval fut bientôt mis à la carriole, et je
+rentrai pour avertir Guillaume.</p>
+
+<p>Sa s&oelig;ur et lui étaient près du seuil, se tenant par la
+main. A ma vue, la <i>Loubette</i> jeta ses bras autour du cou
+du jeune homme et éclata en sanglots. Je m'efforçai de
+la calmer par quelques paroles d'espérance; mais le réfractaire
+garda le silence. Après avoir rendu à la paysanne
+ses embrassements, il se dégagea très vite et
+sortit le premier. Lorsque nous fûmes dans le char-à-bancs,
+elle lui tendit encore la main; mais il ne fit, pour
+ainsi dire, que l'effleurer, saisit les rênes, et nous partîmes.
+La <i>Loubette</i> nous suivit quelques instants en courant;
+mais Guillaume pressa le cheval, et elle ne tarda
+pas à disparaître derrière nous dans l'obscurité. Il respira
+alors fortement comme soulagé d'un fardeau, et me rendit
+les rênes. Arrivé à un pli de terrain que nous allions
+dépasser, il se retourna. Le toit de la cabane apparaissait
+au loin à travers la nuit. Il ôta son chapeau en signe d'adieu,
+croisa les bras sur sa poitrine, et nous continuâmes
+ainsi en silence jusqu'à l'entrée de Chaillé. Là seulement
+il releva la tête, et appuyant la main sur les rênes:</p>
+
+<p>&mdash;Faites excuse, Monsieur, dit-il d'un accent qui me
+parut altéré; il faut que je m'arrête ici, mais je ne veux
+point vous retarder; que Dieu vous donne un heureux
+voyage et qu'il vous bénisse pour votre bonté!</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez quelqu'un à visiter? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas quelqu'un, balbutia le réfractaire, c'est
+un endroit...</p>
+
+<p>&mdash;Et vous serez longtemps?</p>
+
+<p>&mdash;Assez seulement pour revoir... une maison!</p>
+
+<p>&mdash;Où est-elle?</p>
+
+<p>&mdash;Là bas, derrière l'église.</p>
+
+<p>Il me montrait une masure précédée d'un petit jardin
+enclos d'aubépines.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la demeure de la Lousa? demandai-je en le
+regardant.</p>
+
+<p>Il tressaillit.</p>
+
+<p>&mdash;On a parlé d'elle à Monsieur? s'écria-t-il vivement;
+quand donc et qui cela? Ça ne peut pas être la <i>Loubette</i>!
+elle aurait perdu son âme plutôt que de me
+trahir.</p>
+
+<p>Je dis comment Jérôme m'avait tout raconté en soupant;
+mon compagnon fit un geste de dépit.</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends! dit-il avec amertume; pour que les
+vieilles gens croient un secret bon à garder, il faut qu'il
+intéresse leur bourse. N'ayez pas peur que le maître de
+la cabane eût parlé, s'il eût fallu cacher une poche de
+<i>faux-sel</i>; mais, après tout, il n'y a pas d'affront, et
+puisque Monsieur sait la chose, il voudra bien m'arrêter
+ici.</p>
+
+<p>&mdash;A condition de veiller sur vous, repris-je; tout le
+monde vous connaît au bourg; vous pourriez faire
+quelque dangereuse rencontre; je ne veux point vous
+quitter.</p>
+
+<p>Guillaume hasarda quelques objections; mais j'y coupai
+court en lui rappelant qu'il n'y avait pas de temps à
+perdre. Nous arrêtâmes la carriole près de l'église; il se
+dirigea vers la haie d'aubépines, y trouva une brèche qui
+lui était connue et entra dans le jardin. Je me hâtai d'attacher
+le cheval au mur du cimetière, afin de le suivre.</p>
+
+<p>Lorsque je franchis la haie, je l'aperçus sous une
+longue tonnelle de vigne qui partageait le jardin dans sa
+longueur. Il marchait lentement en regardant autour de
+lui, comme s'il eût voulu reconnaître les lieux. Arrivé à
+un rond-point où se dressait une table de planches brutes
+et des bancs grossiers, il s'arrêta un instant, il s'y était sans
+doute souvent assis avec la Lousa; c'était là, selon toute
+apparence, que l'on venait souper les soirs d'été, et les
+deux familles y avaient rompu le pain de promesse. Un
+peu plus loin, il fit une pause devant un petit parterre
+enlevé à la culture qui occupait tout le reste du jardin.
+On apercevait encore des bordures de buis enfouis sous
+les herbes parasites et quelques fleurs d'automne qui élevaient
+çà et là leurs tiges jaunies. Je pensai que ce devait
+être l'ouvrage de Guillaume, un souvenir de ses jours
+d'illusions et d'espérances, aujourd'hui abandonné comme
+les espérances et les illusions elles-mêmes. Le jeune
+homme passa outre: arrivé à une touffe de troënes sous
+laquelle deux ruches avaient été abritées, je crus l'entendre
+murmurer quelques mots; il parlait aux <i>avettes</i>,
+ces bonnes amis du logis, qui entendent tout ce qu'on
+leur dit, et partagent nos douleurs comme nos joies.
+Enfin il atteignit la maison, où tout semblait endormi.
+Après en avoir fait le tour, il s'arrêta devant une petite
+fenêtre du rez-de-chaussée qu'il regarda longtemps,
+s'assit sur les marches de la porte et cacha sa tête dans
+ses mains. J'attendis longtemps; mais, outre le danger de
+tout retard, il était à craindre qu'un trop long attendrissement
+n'enlevât au jeune homme le courage et la présence
+d'esprit dont il allait avoir besoin: je m'approchai
+donc doucement, et je lui rappelai la nécessité de se remettre
+en route. Il se releva sans faire aucune objection:
+il me semblait plutôt exalté qu'abattu.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis prêt, dit-il d'un accent entrecoupé; maintenant
+que j'ai vu l'endroit, je repartirai content. La
+dernière fois que j'y suis venu, c'était en plein jour; les
+aubépines fleurissaient, on n'entendait que chants d'oiseaux;
+aujourd'hui il fait nuit, les fleurs sont mortes, les
+oiseaux se taisent: tout est changé ici comme dans ma
+vie; fasse le bon Dieu qu'il n'en soit pas de même pour
+elle!</p>
+
+<p>Il essuya ses larmes, fit deux ou trois pas, et se tourna
+de nouveau vers la petite fenêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je m'en irais content, dit-il avec une sorte
+d'angoisse passionnée, oui, content, si je pouvais seulement
+connaître ce qu'elle dira demain, quand on sonnera
+mon enterrement! Qui sait si elle n'aura pas quelque
+regret, si elle ne pensera pas qu'elle y est pour quelque
+chose? Peut-être bien que la nuit prochaine elle ne
+dormira pas aussi bien que celle-ci.</p>
+
+<p>En ce moment, l'horloge du village sonna trois heures,
+je fis un geste pour inviter Guillaume à se hâter.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous suis, Monsieur, reprit-il précipitamment;
+mais je veux qu'elle sache que je suis venu. J'aurais aimé
+lui rendre sa bague, s'il n'avait pas fallu la mettre au
+doigt du noyé. Heureusement il me reste ceci, ma marque
+y est; elle la reconnaîtra.</p>
+
+<p>Il avait dénoué de son cou une cravate de coton noir,
+qu'il attacha au châssis de la petite fenêtre. Comme il
+achevait, une voix de nouveau-né se fit entendre dans la
+maisonnette; Guillaume tressaillit.</p>
+
+<p>&mdash;Un enfant! s'écria-t-il en s'appuyant au mur; la
+<i>Loubette</i> ne m'avait pas dit..... elle a un enfant!</p>
+
+<p>Je voulus l'emmener, mais il tremblait d'émotion et
+ne m'entendait plus. Il se dressa de nouveau jusqu'à la
+fenêtre en collant son visage contre les vitres que la lune
+éclairait. Il y était depuis un instant, lorsqu'un cri d'épouvante
+retentit à l'intérieur. Guillaume se rejeta en
+arrière.</p>
+
+<p>&mdash;Elle m'a vu, dit-il; partons, partons!</p>
+
+<p>Il s'était précipité vers la brèche; je le suivis, et quelques
+minutes après notre char-à-bancs roulait sur la route
+de Marans.</p>
+
+<p>En arrivant au <i>booth</i> de Vix, le réfractaire descendit
+et prit congé de moi. Je lui avais offert, pendant le chemin,
+de l'emmener en Touraine au nouveau défrichement,
+et de l'établir, comme fermier, sous un nom d'emprunt;
+mais il avait refusé.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne peux plus songer à vivre comme les autres,
+me répondit-il: pour tenir une ferme, il faut se marier,
+et je n'y ai pas le c&oelig;ur; il faut travailler d'un esprit tranquille,
+et moi je serais toujours dans l'angoisse; à chaque
+bruit de pas, je croirais entendre venir les soldats. Merci
+de vos intentions, Monsieur, mais c'est trop tard. Il y a
+un an, j'étais une pierre bonne à bâtir; à cette heure je
+ne suis plus qu'un caillou fait pour rouler dans les eaux
+coulantes.</p>
+
+<p>&mdash;Mais qu'allez-vous devenir? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Le bon Dieu en décidera, me répondit-il avec réserve.</p>
+
+<p>&mdash;Et où allez-vous maintenant?</p>
+
+<p>&mdash;Chez des gens que je connais devers Talmont.</p>
+
+<p>Je lui tendis la main.</p>
+
+<p>&mdash;Allez donc, lui dis-je, et bonne chance! Peut-être
+que nous nous reverrons un jour.</p>
+
+<p>Il secoua la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Ils disent dans le pays que celui sur qui on a chanté
+l'office des morts ne passe jamais l'année, répliqua-t-il
+avec un accent de sombre ironie.</p>
+
+<p>Et, sans attendre ma réponse, il salua et partit.</p>
+
+<p>Je ne doute point qu'on ne raconte encore dans le Marais,
+pour appuyer la croyance à la <i>niole blanche</i> et aux
+apparitions, la manière dont fut découvert le noyé du
+<i>Petit-Poitou</i>, ainsi que sa visite nocturne à la Lousa.
+Quant au sort du jeune réfractaire, personne n'a pu
+m'en instruire; mais, le soulèvement tenté par la duchesse
+de Berry ayant eu lieu deux mois après mon départ,
+j'ai toujours pensé qu'il s'y était laissé entraîner,
+et qu'il avait péri dans quelque engagement contre les
+<i>bleus</i>.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="SIXIEME_RECIT" id="SIXIEME_RECIT"></a>SIXIÈME RÉCIT.</h2>
+
+<h2>LE KACOUSS DE L'ARMOR.</h2>
+
+
+<p>A l'ouest de l'Armor finistérien s'étend une longue
+pointe granitique, dont l'extrémité se bifurque et forme
+les deux presqu'îles de Kelern et de Crozon. La dernière
+de ces presqu'îles dessine un des côtés de la magnifique
+baie de Douarnenez, ce lac marin au fond duquel dort
+la mystérieuse cité du roi Gralon. On peut trouver des
+horizons moins monotones, des rocs aussi bouleversés,
+des terrains encore plus écorchés par la rafale; mais on
+chercherait vainement un site dont le caractère fût plus
+complet. Ce qui distingue le paysage qu'on découvre du
+haut de cette dune, c'est une harmonie indéfinissable;
+ce sont les falaises pierreuses le long desquelles coulent
+des traînées de bruyères en fleurs, les volées de goëlands
+gris tournoyant au dessus des enceintes druidiques, les
+linceuls d'algues fauves qui enveloppent les récifs et dont
+les plis flottent dans les remous; c'est le mélange de
+grèves, d'écumes, de débris de naufrages, et, par-dessus
+tout, cette respiration rauque de l'Océan dont les intermittences
+régulières semblent mesurer le temps. Ailleurs,
+l'aspect séduit par la variété, ici il impose par son
+unité: la même impression vous arrive par tous les sens,
+et cette impression a je ne sais quoi de fortifiant et d'austère.
+La brise de mer est d'une nature purifiante; comme
+l'air des montagnes, elle produit une sorte d'excitation
+salutaire; après l'avoir respirée, on se sent plus d'activité,
+plus d'initiative; la grandeur du spectacle réagit au
+dedans et communique à l'être intérieur son énergique
+gravité. J'éprouvais d'autant plus vivement cette impression,
+que je retrouvais les rudes paysages de la Bretagne
+après un long séjour dans l'énervante atmosphère des
+villes. Ce que je revoyais avait en quelque sorte pour moi
+le charme du souvenir et celui de la nouveauté. Je reconnaissais
+mes sensations d'autrefois, mais ravivées et
+plus entières.</p>
+
+<p>Après m'être arrêté au cap La Chèvre, je me dirigeais
+vers le nord en suivant le promontoire. J'avais passé Rostudel.
+J'apercevais en avant quelques arbres rabougris,
+et, derrière leur feuillage échevelé par la brise, le hameau
+de Kercolleorc'h, lorsque mon &oelig;il s'arrêta, à gauche,
+sur une étroite oasis dont la verdure rayait la
+brande. C'était une petite ravine de quelques pas s'inclinant
+vers la baie et que vivifiait une source appauvrie par les
+chaleurs de juillet. Au plus profond de ce pli de terrain,
+quatre pierres brutes avaient été disposées de manière à
+former une sorte de fontaine que protégeaient quelques
+touffes de saules. Une jeune paysanne s'y trouvait assise,
+le bras appuyé sur sa cruche de terre de Cornouaille dont
+l'orifice était recouvert d'une toile fine et blanche. L'arrangement
+de son costume flétri témoignait d'un goût
+remarquable. La coiffe de toile rousse encadrait avec soin
+l'ovale un peu large de son visage, un petit mouchoir de
+cotonnade brune évasait gracieusement ses plis sur la
+nuque et enveloppait les épaules comme deux ailes; une
+jupe bordée de rouge retombait jusqu'au dessus de la
+cheville, et laissait voir deux pieds nus d'une forme parfaite
+et de la couleur du bronze florentin.</p>
+
+<p>Je m'étais arrêté pour la regarder; elle me salua d'un
+de ces bonjours cadencés qui donnent tant de grâce caressante
+au vieux langage celtique. Je m'approchai, attiré
+par la douceur de la voix et par la fraîcheur de la source.
+En me voyant essuyer mon front, la Rébecca armoricaine
+me demanda si je voulais boire, et, sur ma réponse affirmative,
+elle souleva la cruche en riant et approcha le
+goulot de mes lèvres. Comme je la remerciais à la manière
+bretonne en lui souhaitant la <i>bénédiction de Dieu</i>,
+le pas d'un cheval retentit au revers du coteau, et la silhouette
+d'un meunier se dessina au détour de la montée.
+C'était un homme jeune encore, à la mine ironique, et
+vêtu d'un habit de couleur opale qui dénonçait sa profession.
+Assis de côté sur ses sacs de farine, il cheminait en
+sifflant et battait la mesure, des deux pieds, contre le
+flanc de sa monture. Habitué à cette excitation régulière,
+l'animal n'y prenait point garde, et s'avançait d'un pas
+philosophique comme trop blasé sur les choses de ce
+monde pour s'émouvoir ni se hâter. Le nouveau venu
+salua la petite paysanne par son nom.</p>
+
+<p>&mdash;Que la Trinité nous aide! dit-il en riant; voici Dinorah
+qui tient auberge sur la lande pour les gentilshommes
+de passage.</p>
+
+<p>&mdash;Continuez votre chemin, Guiller <i>Trois-Bouches</i>,
+répondit Dinorah en riant; il n'y a ici que de l'eau de
+fontaine, et vos pareils n'aiment que l'<i>eau de feu</i><a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> Nom breton de l'eau-de-vie.</p></div>
+
+<p>&mdash;Par ma conscience! mon chemin est le tien, reprit
+le meunier, car je porte les moutures à Kercolleorc'h.</p>
+
+<p>&mdash;Sauf ce que la sébille du moulin en aura retiré, dit
+la jeune fille malignement.</p>
+
+<p>Je souris de cette allusion connue des meuniers bretons,
+trop sujets à dîmer sur les grains qui leur sont confiés.
+Guiller hocha la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Vous entendez la <i>langue de malice (gour lanchenn)</i>,
+dit-il en se tournant vers moi; je l'ai vue trop petite pour
+m'appeler par mon nom, et maintenant elle pourrait plaider
+contre un avocat. Que je sois damné si Dieu n'a pas
+donné aux femmes la parole qu'il a retirée au serpent!</p>
+
+<p>Dinorah se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Les plus faibles ont droit de se défendre, fit-elle
+observer; le ver de terre lui-même se redresse contre celui
+qui l'écrase.</p>
+
+<p>Guiller secoua la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, continua-t-il ironiquement, la <i>petite
+sainte</i> n'aime pas les curieux, et, comme les chiens de
+métairie, elle aboie de loin.</p>
+
+<p>&mdash;Les bons chiens n'aboient pas contre les honnêtes
+gens! objecta finement la paysanne.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, dis-moi un peu, reprit le meunier, ce que
+font les chiens de Kercolleorc'h quand Beuzec-le-Noir
+passe devant ta porte!</p>
+
+<p>Dinorah ne répondit rien et rougit beaucoup; évidemment
+Guiller avait trouvé le point sensible. Il appuya avec
+une persistance qui prouvait la rancune, et plaisanta longuement
+la jeune fille sur son voisin Beuzec, qui me parut
+être un de ces favoris pour lesquels on avoue difficilement
+sa prédilection. Dinorah, d'abord troublée, recouvra
+bientôt sa présence d'esprit, et finit par répondre
+avec une vivacité acérée. Tous deux épuisèrent
+leur malignité dans ce duel de paroles. Guiller y mit l'entrain
+vulgaire des railleurs de profession, la jeune fille
+une dextérité nerveuse et hardie dans laquelle perçait
+quelquefois l'amertume. Le meunier parut céder le premier.</p>
+
+<p>&mdash;Sur mon baptême! le diable n'aurait pas avec elle
+le dernier mot, dit-il en me regardant; voici bien la
+preuve que ce qu'il y a de plus infatigable sur la terre,
+c'est la mauvaiseté d'une femme.</p>
+
+<p>&mdash;Vous mentez, dit vivement Dinorah: ce qu'il y a
+de plus infatigable, c'est la cravate d'un meunier.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cela? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'au dire de la tradition, reprit la paysanne
+en riant, elle peut, sans se lasser, tenir toujours un coquin
+à la gorge.</p>
+
+<p>Guiller ne parut point se fâcher de l'application du
+proverbe populaire.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit-il d'assez bonne grâce, la fille est bien
+instruite et connaît toutes les sentences de malice. Depuis
+que le froment a du son, les piqueurs de meules ont
+été exposés à la médisance et au péché. Il n'y a que les
+<i>petites saintes</i> qui peuvent être filleules de la vierge
+Marie!</p>
+
+<p>La figure de Dinorah prit une expression sérieuse.</p>
+
+<p>&mdash;Ne riez pas des choses bénites, Guiller <i>Trois-bouches</i>,
+dit-elle presque sévèrement.</p>
+
+<p>&mdash;Que le <i>vieux Guillaume</i><a name="FNanchor_4_4" id="FNanchor_4_4"></a><a href="#Footnote_4_4" class="fnanchor">[4]</a> me brûle si je ris? répliqua
+ironiquement le meunier; tout le monde ne sait-il
+pas bien que tu as eu pour marraine la mère de Jésus?</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_4" id="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4"><span class="label">[4]</span></a> Nom que les Bretons donnent au diable, dans leurs
+plaisanteries.</p></div>
+
+<p>&mdash;Assez! interrompit la paysanne visiblement scandalisée.</p>
+
+<p>Mais le meunier n'était pas homme à s'arrêter dans
+une revanche, d'autant plus qu'il avait rencontré mon
+regard qui l'interrogeait.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur ne connaît pas l'histoire! dit-il d'un ton
+narquois. C'était après la naissance de Dinorah; on l'avait
+conduite à l'église; le bedeau venait d'apporter la
+coquille de sel, et le recteur décrochait déjà son étole,
+quand on accourut dire que celle qui avait été choisie
+pour marraine venait de mourir. La chose parut un signe
+de malheur, ainsi que Monsieur peut croire, et on se demandait
+comment l'innocente serait baptisée; mais on vit
+tout à coup sortir de la chapelle de la Vierge une belle créature,
+vêtue de dentelles et de soie, qui se proposa pour tenir
+l'enfant, et qui, le baptême achevé, disparut sans qu'on
+ait pu savoir comment. Certaines gens ont dit que c'était
+une étrangère du haut pays venue pour voir la mer, et qui
+avait aidé, par hasard, à faire une chrétienne, mais ceux
+de Kercolleorc'h, qui ont plus d'esprit que le pauvre
+monde, ont assuré que c'était la vierge Marie elle-même,
+en raison de quoi ils ont appelé Dinorah la <i>petite sainte</i>.</p>
+
+<p>Je regardai la jeune fille, et je lui demandai si ceci
+n'était point un conte inventé par le meunier.</p>
+
+<p>&mdash;Guiller sait mentir, même quand il n'invente pas!
+répliqua-t-elle avec une brusquerie qui indiquait une
+conscience blessée; mais, après tout, sa moquerie ne
+peut rien changer dans ce que Dieu a voulu: pour rire
+des étoiles, on ne les fait pas tomber du ciel!</p>
+
+<p>A ces mots, elle doubla le pas malgré la cruche qu'elle
+portait sur sa tête, et nous devança dans le sentier, de
+manière à rompre l'entretien. Guiller me regarda de
+côté.</p>
+
+<p>&mdash;En voilà de la fierté! me dit-il ironiquement; la
+petite ne veut pas renoncer à avoir une marraine au-dessus
+du firmament.</p>
+
+<p>Je reportai les yeux avec curiosité sur Dinorah, qui
+continuait à marcher devant nous. Ce n'était point la
+première fois que j'entendais parler de ces créatures
+d'élection qu'un heureux hasard avait faites les protégées
+de quelque sublime patron. Je savais qu'en Bretagne, où
+la légende chrétienne s'est partout substituée à la mythologie
+gauloise, où la Vierge et les saints ont remplacé les
+fées de l'Armor, ces interventions surhumaines ne sont
+point aujourd'hui sans exemple. J'avais entendu citer la
+<i>fouacière</i> de Saint-Matthieu, dont l'ange Gabriel pétrissait
+les pains azymes, et le pilote de l'île de Batz, à qui
+Jésus-Christ avait appris les paroles qui relèvent les navires
+en détresse; mais c'était la première fois que je
+voyais de mes yeux une de ces favorites du ciel. Bien que
+familiarisé depuis longtemps avec les inventions de la
+fantaisie populaire, j'avais quelque peine à entrer dans
+ce nouveau domaine, à prendre au sérieux la naïveté de
+cette foi qui me transportait en plein moyen-âge. Je contemplais
+tout surpris cette pauvre paysanne qui se croyait
+sincèrement filleule de la reine des anges, et qui sentait
+sur elle une bénédiction particulière. Cette persuasion
+avait, du reste, imprimé à toute sa personne un
+caractère de pureté plus digne et plus sereine; une fois
+averti, on en restait frappé. C'était la grâce de la jeunesse
+avec la fermeté de l'âge mûr et la placidité de la
+vieillesse. Sous cette enveloppe sans éclat, on devinait
+une flamme intérieure dont le reflet brillait doucement
+au fond de deux yeux couleur de mer. Je n'eus point le
+temps de demander au meunier de nouvelles explications:
+nous étions arrivés à une cabane de <i>gabarier</i><a name="FNanchor_5_5" id="FNanchor_5_5"></a><a href="#Footnote_5_5" class="fnanchor">[5]</a>,
+que j'appris alors être celle du père de Dinorah. La maisonnette
+était de granit, couverte en ardoises, contre l'usage,
+et d'un aspect moins misérable que celles qui parsèment
+nos grèves. On avait profité d'une échancrure assez
+profonde du coteau pour ménager derrière la cabane
+un courtil bordé d'aubépines et de troënes. En avant
+s'ouvrait une petite crique pailletée de coquillages dont
+les débris nacrés étincelaient au soleil. A l'ouverture
+même de cette espèce de port, des filets séchaient sur le
+roc, et une barque était échouée; le gabarier dormait au
+pied du rocher, la face tournée vers le sable et le front
+appuyé sur ses deux bras repliés.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_5" id="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5"><span class="label">[5]</span></a> Nom donné, en Bretagne, aux bateliers qui exploitent
+les produits maritimes, tels que varechs, galets, sables marins,
+etc.</p></div>
+
+<p>&mdash;Voila Salaün qui récite la <i>prière de saint Lâche</i>, dit
+le meunier en me montrant le dormeur avec le manche
+de son fouet; ces fermiers de la mer sont les protégés de
+Dieu: tandis qu'ils dorment, la semaille se fait sous l'eau,
+leur moisson grandit, et, le jour venu, ils n'ont qu'à
+récolter. Je gage que le père Salaün fait maintenant quelque
+rêve royal! il voit entre deux eaux le grand congre
+aux yeux de perle ou le banc de sardines d'argent, et il
+engage son âme au diable pour avoir le filet qui prend
+tout. Nous arrivons tout juste pour sauver un chrétien de
+la damnation.</p>
+
+<p>A ces mots, il rapprocha ses deux mains réunies en
+forme de porte-voix, et poussa un de ces cris prolongés
+par lesquels les marins s'appellent sur mer. Le gabarier
+se secoua aussitôt et releva la tête. Guiller éclata de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! vieux marsouin, dit-il, tu vois que les gens
+de terre savent aussi parler, au besoin, ta langue marine.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai cru que c'était un canonnier de marine qui me
+hélait, répliqua ironiquement Salaün, en faisant allusion
+à la maladresse proverbiale de ces derniers pour tout ce
+qui concerne les habitudes nautiques.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, tout le monde sur le pont! reprit le meunier,
+qui continuait à parodier le langage du gaillard d'avant;
+j'apporte de quoi faire le biscuit.</p>
+
+<p>Il avait délié les cordes qui tenaient les sacs de mouture
+attachés sur le bât; Salaün vint l'aider. Je profitai
+du moment pour m'informer des moyens de visiter les
+belles grottes de Morgate; Salaün m'offrit sa barque, nous
+tombâmes d'accord du prix, et il fut convenu que nous
+partirions à la descente de la marée, qui était alors <i>étale</i>.
+En attendant, je gravis le rocher qui fermait au nord la
+petite crique, et le lac de Douarnenez m'apparut sous les
+lueurs déjà obliques du soleil. Les côtes brunes s'arrondissant
+autour des eaux bleues, çà et là empourprées par
+des rayons plus vifs ou moirées par de blanches lueurs,
+donnaient à la baie entière l'apparence d'un gigantesque
+coquillage aux bords rugueux et à l'intérieur irisé de nacre.
+On apercevait, de loin en loin, les voiles blanches
+des pêcheurs ou les voiles roses des <i>gabariers</i> qui glissaient
+à l'horizon et allaient se noyer parmi les splendeurs
+du soir. Aucun bruit dans cette immense étendue, si ce
+n'est la rumeur de la mer et quelques bourdonnements
+d'insectes. L'odeur marine des algues arrivait jusqu'à moi
+mêlée aux parfums mielleux des troënes et à la senteur
+amère des genêts. Les pointes de Saint-Hernot, de Morgate
+et de Trebéron se dressaient successivement au nord
+comme des bastions géants; çà et là des hameaux tachetaient
+la lande.</p>
+
+<p>Après avoir longtemps promené les yeux sur ce merveilleux
+spectacle, je les abaissai vers la petite anse creusée
+à mes pieds. Le meunier et Salaün étaient rentrés; je
+n'apercevais plus que la gabare échouée, le cheval broutant
+les rares gazons marins qui veloutaient le roc, et
+quelques oiseaux de mer se jouant le long des anfractuosités.
+Mais bientôt Dinorah parut. Elle portait la quenouille
+de roseau passée à sa ceinture et tournait le fuseau
+en marchant; son tablier relevé se gonflait des grains
+de rebut que rejette le vanneur. Je la vis monter la petite
+colline qui aboutissait au rocher où je m'étais assis.
+Arrivée au sommet, elle regarda autour d'elle, leva la
+main comme si elle eût appelé aux quatre coins du ciel,
+et se mit à répéter je ne sais quel chant sans paroles et
+sans rhythme. Presqu'aussitôt des gazouillements lui répondirent,
+et une douzaine d'oiseaux s'élancèrent pour
+recevoir la pâture. Je voyais la jeune fille, dont la silhouette
+se découpait sur l'azur du ciel, semer le grain en
+chantant à demi-voix, tandis que les bouvreuils, les roitelets
+et les rouges-gorges, voletant alentour, l'enveloppaient
+dans leurs évolutions aériennes. Le tout, éclairé par les
+clartés du soir, formait un tableau rustique et charmant;
+on eût dit une de ces idylles en quelques vers telles que
+nous en a laissées la poésie sicilienne. Je voulus rejoindre
+la <i>petite sainte</i>, mais elle m'arrêta par un geste.</p>
+
+<p>&mdash;Si monsieur approche, les oiselets vont partir, dit-elle,
+en me les montrant qui tournaient déjà la tête d'un
+air inquiet et qui gonflaient leurs ailes.</p>
+
+<p>Je lui demandai comment elle avait pu les apprivoiser.</p>
+
+<p>&mdash;Comme toutes les créatures du bon Dieu, en leur
+montrant que je les aimais. Quand l'hiver vient et que la
+terre est gelée, je leur jette la graine sur le seuil, et,
+dans le temps des fleurs, ils s'en souviennent.</p>
+
+<p>En ce moment, le meunier et Salaün reparurent; le
+premier appela son cheval, qui jeta un regard de regret
+mélancolique sur les gazons marins, mais se résigna à
+obéir. A leur approche, les oiseaux de Dinorah s'envolèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà encore la <i>petite sainte</i> qui fait l'aumône aux
+mendiants de l'air, dit Guiller en nous rejoignant; aurait-elle
+parmi eux quelque messager qui lui apporte des nouvelles
+de sa marraine?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi non? répliqua le gabarier; si nos pères
+n'ont pas menti, il y a des oiseaux qui connaissent les
+routes dans <i>la mer d'en haut</i>, et qui peuvent porter une
+lettre aux bienheureux du paradis.</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc le contraire de mon cheval, reprit le
+meunier, car il porte, de ce pas, de la mouture à un
+damné de l'enfer.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez à <i>la Pointe-du-Corbeau</i>? demanda Salaün.</p>
+
+<p>&mdash;Voir si le père du mal n'a pas encore emporté le
+vieux <i>Judok-Naufrage</i>.</p>
+
+<p>Ce dernier nom me frappa: de récentes recherches
+faites aux archives judiciaires de la marine me l'avaient
+fait rencontrer, et je me souvins alors avoir ouï dire que
+celui qui le portait devait habiter encore quelque point
+de nos côtes bretonnes. Mes questions à Salaün et au
+meunier dissipèrent bientôt tous mes doutes. L'habitant
+de la <i>Pointe-du-Corbeau</i> était bien l'homme traduit en
+1812 devant le tribunal maritime de Brest, sous l'accusation
+de crimes qu'on n'avait pu prouver, et renvoyé
+absous. Guiller lui apportait la mouture du mois, et s'inquiétait
+de savoir s'il le trouverait à sa cabane, quand le
+pêcheur lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas le savoir, car voici son fils, Beuzec-le-Noir.</p>
+
+<p>A ce nom, je me retournai vers le nouveau venu: c'était
+un jeune paysan, vêtu d'un costume de toile en lambeaux.
+Sa chevelure rousse lui tombait jusqu'au cou, et
+sa main droite serrait un bâton de houx noueux, tandis
+que la gauche retenait un bissac sur son épaule. On cherchait
+vainement dans ses traits le type calme et pur des
+Cambriens. Sa face élargie, son front déprimé, ses yeux
+enfoncés, ses dents aiguës, tout semblait accuser l'origine
+tartare; son visage et ses membres avaient pris sous le
+soleil une teinte foncée qu'échauffaient, au-dessous, quelques
+glacis rougeâtres; c'était ce qui l'avait fait appeler
+Beuzec-le-Noir. L'aspect de ce jeune homme avait je ne
+sais quoi de repoussant et de terrible.</p>
+
+<p>Beuzec avait ralenti le pas en nous apercevant, sans
+changer pourtant de direction. Dinorah, qui s'était retournée
+comme moi en l'entendant nommer, affectait
+maintenant de filer sans le regarder. L'&oelig;il de Beuzec se
+fixait, au contraire, sur la jeune fille, et il me parut évident
+qu'il était tout à la fois attiré par elle et repoussé
+par nous. Guiller l'appela de loin avec la familiarité hardie
+qui lui semblait habituelle.</p>
+
+<p>&mdash;Arrive donc, coureur de sentiers! cria-t-il en remuant
+les bras; ne vois-tu pas qu'on veut te parler?</p>
+
+<p>Beuzec marcha encore plus lentement.</p>
+
+<p>&mdash;Il faudrait un bout de filin à trois n&oelig;uds pour lui
+faire comprendre le breton, objecta Salaün.</p>
+
+<p>Beuzec parut près de s'arrêter.</p>
+
+<p>&mdash;Le meunier veut savoir si Judok est chez lui, dit
+alors Dinorah sans lever les yeux et en continuant à filer.</p>
+
+<p>Le vagabond ne répondit pas immédiatement; il promena
+sur nous un regard scrutateur, puis répliqua:</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a que ceux qui viennent de la Pointe qui
+peuvent le savoir.</p>
+
+<p>&mdash;Et d'où viens-tu donc? demanda Salaün.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! d'où il vient toujours, répondit Guiller,
+de la petite guerre. Ne voyez-vous pas qu'il a le bissac
+de picorée sur l'épaule? Qu'as-tu maraudé aujourd'hui,
+voyons, pupille du diable; fruit ou racine, chair ou poisson?</p>
+
+<p>Il fit un geste comme s'il eût voulu porter la main sur
+la besace; mais un éclair passa dans l'&oelig;il du vagabond,
+et son bâton de houx se releva lentement.</p>
+
+<p>&mdash;Beuzec vient de la lande, dit la jeune fille en s'entremettant;
+je l'ai vu il y a une heure du côté des terriers.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'il se serait mis à chasser comme les gentilshommes?
+demanda ironiquement Guiller.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc pas? dit le vagabond avec humeur.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'as-tu fait de ton fusil et de ton chien? reprit
+le meunier.</p>
+
+<p>&mdash;Voici le fusil des coureurs de sentiers, répliqua
+Beuzec en montrant son bâton noueux, et j'ai là, dans
+mon bissac, le chien de chasse de <i>sainte misère</i>!</p>
+
+<p>A ces mots, il plongea la main dans la poche la plus
+profonde, et en retira un petit animal très vif, de couleur
+sale, aux yeux enflammés et le museau humide de
+sang.</p>
+
+<p>&mdash;Un furet! s'écria Salaün; je comprends à cette heure
+pourquoi les messieurs du manoir se plaignent de ne plus
+trouver de lapins dans la garenne; c'est toi qui les braconnes
+avec ta vermine.</p>
+
+<p>Beuzec éclata de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! nous savons les trouver, nous autres, reprit-il
+d'un accent de triomphe; <i>Jean qui tue</i> m'en a encore
+étranglé quatre aujourd'hui; voyez!</p>
+
+<p>Et il retira de la seconde poche du bissac plusieurs
+jeunes lapins qui portaient au cou les traces de la dent
+du furet. Il nous les montra avec un rire féroce en les
+pressant du pouce et faisant couler le sang.</p>
+
+<p>Guiller lui demanda s'il voulait vendre son gibier.</p>
+
+<p>&mdash;Pas ici, répliqua-t-il; j'irai à Crozon, où l'aubergiste
+me l'achètera pour du <i>vin de feu</i>.</p>
+
+<p>Il avait repris les lapins; et allait les replonger dans sa
+besace; mais il se ravisa tout à coup, en saisit un, et le
+jeta sans rien dire devant Dinorah. Celle-ci le regarda
+comme si elle n'eût point compris.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le plus beau, dit brusquement Beuzec, la <i>petite
+sainte</i> peut le prendre.</p>
+
+<p>Salaün ne permit point à sa fille de répondre, et repoussa
+du pied le présent.</p>
+
+<p>&mdash;Emporte ta chasse, dit-il d'un ton rude, nous ne
+mangeons que le gibier pris par des chrétiens.</p>
+
+<p>Beuzec tressaillit et parut un instant déconcerté; mais
+il redressa bientôt la tête comme une vipère, fit entendre
+un de ces éclats de rire faux et stridents qui m'avaient
+déjà étonné, puis replaça le bissac sur son épaule sans
+répondre et disparut au penchant du promontoire.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! et son lapin! dit Guiller, qui montra l'animal
+resté à terre.</p>
+
+<p>&mdash;Tu le lui rapporteras! répondit brusquement Salaün.</p>
+
+<p>Le meunier releva le gibier, qu'il examina avec un regard
+de convoitise friande.</p>
+
+<p>&mdash;Du diable si j'ai vos scrupules, maître Salaün, dit-il;
+l'animal est gras comme un nourrisson de neuf mois,
+et, arrangé au vin blanc, ça serait un mets royal; aussi
+j'ai grande envie d'accepter pour vous le cadeau.</p>
+
+<p>Et comme il vit que le pêcheur allait répliquer:</p>
+
+<p>&mdash;Au reste, nous nous arrangerons, moi et Beuzec,
+ajouta-t-il, vu que je vais le retrouver là-bas. Aucun de
+vous n'a de commission pour <i>Judok-Naufrage</i>?</p>
+
+<p>Je répondis que je désirais le voir, et que, si la barque
+pouvait venir me prendre à <i>la Pointe-du-Corbeau</i>, j'accompagnerais
+Guiller jusque chez le vieux naufrageur.
+Salaün parut éprouver quelque répugnance pour cet arrangement,
+qu'il finit pourtant par accepter. Après avoir
+pris congé de Dinorah, je partis avec le meunier.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur va voir un drôle de païen, dit celui-ci
+lorsque nous fûmes en route; dans le pays, on le croit
+donné au diable, et, à vrai dire, voilà bien longtemps
+qu'ils vivent en compérage. M'est avis que, si on mettait
+ses péchés à la file, il y aurait de quoi paver le chemin de
+Camaret à Crozon. Il a seul fait venir plus de navires à la
+côte depuis vingt années que tous les vents de <i>suroit</i><a name="FNanchor_6_6" id="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6" class="fnanchor">[6]</a>,
+et il a promené ses fausses balises et ses feux de tromperie
+depuis Loquirek jusqu'à Trevignon.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_6" id="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6"><span class="label">[6]</span></a> Sud-ouest.</p></div>
+
+<p>Je demandai si cet odieux métier l'avait enrichi.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à savoir, dit Guiller; Judok vit à la Pointe
+comme un <i>chercheur de pain</i><a name="FNanchor_7_7" id="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7" class="fnanchor">[7]</a>, mais nul ne pourrait
+dire si sa pauvreté est un mensonge. Souvent Dieu vous
+punit du bien mal acquis en vous donnant l'avarice, et
+alors la richesse ressemble à une maladie intérieure qui
+vous ronge le c&oelig;ur.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_7" id="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7"><span class="label">[7]</span></a> <i>Klasker bara</i>, mendiant.</p></div>
+
+<p>Nous traversions une campagne de plus en plus ravagée.
+A droite se dressait un encadrement de rochers qui
+nous cachait les flots; à gauche, l'&oelig;il se perdait sur une
+bruyère desséchée: des blocs de quartz blanc perçaient,
+de loin en loin, le sol dépouillé, comme des ossements
+gigantesques exhumés par le vent de mer; enfin, au tournant
+d'un monticule, nous aperçûmes la hutte de Judok.
+Bâtie dans une fente, à la pointe d'une petite crique, elle
+se confondait presqu'avec les dentelures de granit du promontoire.
+Le toit, adossé à un rocher, était couvert d'algues
+marines retenues par d'énormes galets. La carcasse
+d'une tête de cheval se dressait à l'une des extrémités,
+tandis qu'à l'autre pendait une touffe de chanvre. Le
+meunier me la fit remarquer.</p>
+
+<p>&mdash;C'est son enseigne d'autrefois, me dit-il; le métier de
+noyeur d'hommes n'était que pour les grands jours;
+d'ordinaire il écorchait les bêtes mortes et filait des cordes.
+Aussi les vieux du pays ne le considèrent pas comme
+un chrétien, et disent que c'est un <i>kacouss</i>.</p>
+
+<p>J'avais déjà rencontré dans l'Arhès quelques restes de
+cette caste maudite, livrée aux mêmes industries que les
+parias de l'Inde et rejetée comme eux de la société commune.
+Assez nombreux autrefois pour avoir nécessité des
+dispositions particulières dans les ordonnances civiles et
+religieuses de la Bretagne, les <i>kacouss</i> s'étaient longtemps
+cachés aux lieux les plus solitaires, repoussés par l'église
+elle-même, qui ne leur permettait d'entendre les offices
+qu'à la porte du temple, <i>sous les cloches</i>. Quant à leur
+origine, la tradition était multiple et douteuse: les uns les
+tenaient pour des <i>Gypsians</i> ou Bohêmes, les autres pour
+des Juifs lépreux, quelques-uns pour des Sarrazins emmenés
+captifs à l'époque des croisades. Les ducs de Bretagne
+leur avaient d'abord interdit l'agriculture et le commerce;
+mais, au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, voulant diminuer le nombre
+des mendiants, François II leur permit de prendre des
+fermes avec des baux de trois ans et de faire le trafic du
+fil ou du chanvre dans les lieux peu fréquentés. Ces nouveaux
+priviléges ne leur furent accordés qu'à la condition de
+porter une marque de drap rouge sur leurs vêtements.
+Bien que le temps eût fait disparaître toutes ces distinctions,
+le préjugé populaire avait survécu. Le petit nombre
+de <i>kacouss</i>, dont l'origine était restée visible, continuait à
+vivre à l'écart, séparé de tous par une muraille de mépris.
+Pour ceux que je venais de voir dans la montagne,
+cette réprobation n'avait eu d'autre résultat que l'ignorance
+et la misère. Si l'on disait vrai, j'allais en voir un
+dont elle paraissait avoir envenimé le c&oelig;ur et nourri la
+méchanceté.</p>
+
+<p>Nous trouvâmes Judok devant sa porte, occupé à détordre
+de vieux bouts de cordage recueillis sur la grève.
+C'était un petit vieillard très maigre et complétement
+chauve. Son visage, couleur de brique, était sillonné en
+tous sens de rides si creusées, que le soleil n'avait pu les
+brunir jusqu'au fond, et qu'elles dessinaient, sur la peau,
+un dédale de lignes plus blanches qu'on eût pris, au premier
+aspect, pour un tatouage. La bouche dégarnie était
+rentrée et sans lèvres, le front fuyant, le nez recourbé;
+l'&oelig;il avait une mobilité farouche, et la mâchoire inférieure
+une sorte de tremblement: on eût dit une bête
+fauve qui mâche à vide.</p>
+
+<p>A ma vue, Judok fit un mouvement de surprise qui
+ressemblait à de la frayeur. Cependant il ne se leva point,
+et ses doigts continuèrent à parfiler le chanvre; mais son
+regard me suivait avec cette oscillation fiévreuse qui lui
+semblait habituelle. Guiller s'aperçut de son inquiétude.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! vous ne m'attendiez pas en si bonne
+compagnie, vieux fileur du cordes! dit-il en ricanant.</p>
+
+<p>&mdash;Que cherche le gentilhomme sur nos côtes? demanda
+Judok, dont l'&oelig;il ne pouvait me quitter.</p>
+
+<p>&mdash;Vous, peut-être, dit le meunier.</p>
+
+<p>Le <i>kacouss</i> se leva et laissa tomber la corde qu'il effilait.
+Je tâchai de le rassurer en lui expliquant que j'avais
+suivi Guiller pour voir le pays, et que j'attendais le bateau
+de Salaün à la <i>Pointe-du-Corbeau</i>. Il parut satisfait,
+grommela une malédiction contre le meunier qui continuait
+à rire, et alla prendre un des bouts du sac qu'il venait
+de décharger. Tous deux le portèrent à la cabane,
+où je les suivis; mais, à peine entré, Judok s'arrêta avec
+un cri et laissa retomber la poche de mouture. Il venait
+d'apercevoir Beuzec accroupi sur le foyer et occupé à recouvrir
+de cendre des pommes de terre qu'il retirait de
+sa besace.</p>
+
+<p>&mdash;Lui! s'écria le <i>kacouss</i> avec une indicible expression
+de surprise; que les saints nous protégent! Par où est-il
+entré?</p>
+
+<p>&mdash;Il me paraît qu'il n'y a pas à choisir, dit Guiller en
+montrant la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! reprit le cordier avec force; quand je
+suis sorti, il n'y était pas; je n'ai point quitté le seuil, et
+il n'a pu passer sans être vu.</p>
+
+<p>&mdash;Par où alors serait-il venu? demandai-je en regardant
+autour de moi la cabane, qui n'avait aucune autre
+ouverture.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce que le <i>reptile</i> seul pourrait dire, murmura
+Judok, qui lança au jeune garçon un regard où la colère
+se mêlait à la crainte.</p>
+
+<p>Beuzec avait tout écouté d'un air indifférent, et continuait
+à ranger ses pommes de terre sur le foyer.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qui étonne <i>mon père</i>? dit-il enfin tranquillement;
+le vent ne sait-il pas bien entrer sans qu'il y
+ait de porte?</p>
+
+<p>&mdash;Entendez-vous, s'écria le <i>kacouss</i>, il l'avoue! Le
+malheureux peut venir et aller sans que je le sache; je
+ne suis plus le maître dans mon pauvre logis! il peut
+tout prendre ici à sa fantaisie!...</p>
+
+<p>&mdash;Il y a donc à prendre, <i>mon père</i>? demanda Beuzec
+en appuyant pour la seconde fois sur cette appellation
+avec une ironie de tendresse.</p>
+
+<p>Le cordier se retourna vers lui l'&oelig;il allumé.</p>
+
+<p>&mdash;Qui a dit cela? s'écria-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vous, répliqua Beuzec.</p>
+
+<p>&mdash;Tu mens!</p>
+
+<p>&mdash;Demandez au gentilhomme! A vous entendre, on
+dirait qu'il y a dans la cabane un trésor.</p>
+
+<p>Beuzec avait prononcé ces derniers mots plus lentement,
+la tête basse, et regardant le vieillard en-dessous.
+Celui-ci se redressa.</p>
+
+<p>&mdash;Où ça, un trésor? bégaya-t-il, où l'as-tu vu, damné
+que tu es? montre-le donc, parle, voyons, vite, dis
+où est le trésor?</p>
+
+<p>Le jeune garçon ne répondit rien; il continuait à sifflotter
+entre ses dents d'un air sardonique. Judok se retourna
+vers nous.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu lui a donné une <i>tête de brute</i><a name="FNanchor_8_8" id="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8" class="fnanchor">[8]</a>, dit-il en ricanant;
+il chante comme les goëlands de la grève, sans savoir
+ce qu'il dit. Plût à Dieu que le pauvre homme d'ici
+eût un trésor! Il bluterait sa farine plus blanche et ferait
+ses miches plus grandes.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_8" id="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8"><span class="label">[8]</span></a> Expression bretonne; pour désigner un fou on dit <i>pen-saout</i>,
+mot à mot, <i>tête de brute</i>.</p></div>
+
+<p>&mdash;Allons, vieille pratique, ne criez donc pas toujours
+misère, ou je croirai que vous roulez sur l'or, interrompit
+Guiller; vous pouvez compter les bouchées, pourvu
+que vous ne comptiez pas les petits verres.... En route la
+bouteille de <i>vin de feu</i>.</p>
+
+<p>Le cordier parut embarrassé. Il grommela entre ses
+dents quelques mots que le meunier ne dut point entendre
+plus que moi, mais dont il comprit l'intention.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pas de <i>flibuste</i>, Judok-Naufrage! interrompit-il
+presque sérieusement, ou je ne vous apporte plus de
+mouture! Ma meule ne tourne que pour les bons enfants.</p>
+
+<p>Le <i>kacouss</i> parut céder à la menace de Guiller. Je savais
+déjà que la rareté des moulins, dans plusieurs parties
+de la Bretagne, mettait les habitants solitaires et dispersés
+à la merci des meuniers. En refusant leur pratique,
+ceux-ci pouvaient les affamer, et on m'avait cité, dans
+l'Arhès, des exemples singuliers de leur tyrannie. L'un
+d'eux avait forcé son voisin à transporter le blé qu'il faisait
+moudre à six lieues de sa ferme, et je l'avais vu faire
+jusqu'à trois et quatre voyages avec sa charrette et son
+attelage avant d'obtenir sa mouture. Je ne fus donc surpris
+ni de la menace de Guiller, ni de la condescendance
+du cordier. Ce dernier s'était approché d'un vieux coffre
+fermé à clé d'où il retira une bouteille à moitié vide et
+trois verres d'inégale grandeur. Il posa les verres sur la
+table, Guiller s'empara du plus grand.</p>
+
+<p>&mdash;Faisons bonne mesure, compère, dit-il en le tendant
+à son hôte, les routes sont aujourd'hui aussi chaudes
+que la gueule d'un four, et les chrétiens ont besoin
+de rafraîchissements.</p>
+
+<p>Malgré l'invitation, la main de Judok versait si précautionneusement,
+que le verre ne pouvait se remplir.
+Deux ou trois fois, il s'arrêta court; mais le meunier restait
+le bras tendu et l'obligeait à verser de nouveau. Il
+ne retira le verre que lorsqu'il fut plein.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant au gentilhomme! dit-il en m'indiquant;
+il y a toujours profit à trinquer avec les honnêtes gens.</p>
+
+<p>La générosité forcée de Judok lui donnait un air
+d'anxiété si plaisante, que malgré ma répugnance, j'acceptai
+la maligne invitation du meunier. La main de notre
+avare échanson remplit le second verre avec force hésitations
+et tremblements; mais, quand il en vint au troisième,
+qui lui était destiné, le comique prit des proportions
+véritablement merveilleuses. Partagé entre sa ladrerie
+et son goût pour le <i>vin de feu</i>, Judok versait à
+demi, s'arrêtait, puis reprenait avec des grognements de
+convoitise et de désespoir d'une indicible bouffonnerie.
+Il porta enfin le verre à ses lèvres en gémissant; poussa
+une exclamation de joie dès qu'il eut goûté, puis, subitement
+repris par la pensée de la dépense, soupira de
+nouveau, but une seconde fois pour se consoler, et s'épanouit
+encore jusqu'à ce qu'il revînt au cruel souvenir.
+J'assistais à cette pantomime de l'Harpagon sauvage avec
+une admiration d'artiste qui me faisait complétement oublier
+la laideur de la réalité. Cependant il me parut qu'après
+avoir vidé son verre, le vieil écorcheur fléchissait
+dans ses principes, et que la sensualité avait momentanément
+vaincu l'avarice. Il reprit, d'un air décidé, la
+bouteille qu'il avait posée sur la table et voulut remplir
+de nouveau son verre; mais je le vis s'arrêter avec
+une expression de stupeur: la bouteille était vide! Il se
+retourna vers le foyer; Beuzec n'y était plus.</p>
+
+<p>Guiller riait aux éclats, mais sans comprendre comment
+le <i>vin de feu</i> avait pu disparaître. Judok paraissait
+en proie à une agitation qui tenait de l'épouvante et de la
+colère. Il nous regardait l'un après l'autre de ses petits
+yeux gris et inquiets en répétant:&mdash;Qui a bu? qui a
+bu?</p>
+
+<p>&mdash;Pour sûr ce n'est pas le gentilhomme, car son
+verre est encore plein, dit Guiller, et que Dieu me damne
+si c'est moi; vous avez chez vous un pupille du diable.</p>
+
+<p>&mdash;Le <i>reptile</i>! s'écria Judok; c'est donc lui? Mais où
+et comment? Vous l'avez vu?</p>
+
+<p>Son regard nous interrogeait avec angoisse, en allant
+de l'un à l'autre. Le meunier continuait à rire sans répondre.
+Je déclarai que, pour ma part, je n'avais rien
+remarqué. Judok continuait à agiter sa bouteille qu'il ne
+pouvait croire vide. Je voulus enfin donner un dénouement
+à l'aventure en prenant une petite pièce de monnaie
+que je jetai sur la table. A cette vue, le cordier
+tressaillit, un sourire traversa sa physionomie de renard,
+et il étendit la main pour saisir ce dédommagement inattendu;
+mais une autre main plus prompte, qui sortit de
+dessous la table, s'en empara, et Beuzec, se dressant tout à
+coup sous nos pieds avec un éclat de rire, s'élança vers
+la porte de la cabane. Judok se mit en vain à sa poursuite;
+le jeune garçon était trop agile pour qu'il pût le
+rejoindre. Nous le vîmes disparaître dans une fente du
+promontoire aux bords de laquelle Judok dut s'arrêter.</p>
+
+<p>&mdash;L'argent est allé rejoindre le <i>vin de feu</i>, dit Guiller
+en riant. Sur mon salut! le <i>reptile</i>, comme il dit, est un
+garçon avisé, et je ne m'étonne plus si, dans le pays, on
+lui donne une <i>origine noire</i>; mais voici Salaün qui
+aborde, et je vous conseille de descendre, car ne comptez
+pas qu'il vienne vous chercher jusqu'ici: il a encore
+plus peur du diable que je n'ai peur de la mer.</p>
+
+<p>Je rejoignis le vieux gabarier, qui se tenait à la poupe,
+appuyé sur sa gaffe. Dès que j'eus mis le pied dans la
+barque, il poussa au large, et nous nous trouvâmes au
+milieu des algues qui frangeaient la grève. Il fallut louvoyer
+quelques minutes dans un archipel de petits récifs
+contre lesquels la vague bouillonnait en soupirant. Nous
+allions doubler la dernière pointe, quand j'aperçus Judok
+debout sur le rebord de la roche où Beuzec lui avait
+échappé, un bras étendu et le poing fermé comme s'il
+menaçait encore. Salaün imprima à la barque une brusque
+déviation qui l'éloigna du promontoire. Je lui dis en
+souriant de se rassurer, que ce n'était point à nous qu'en
+voulait l'écorcheur: il secoua la tête.</p>
+
+<p>&mdash;L'ami du diable est ennemi de tout le monde, murmura-t-il
+à demi-voix; Monsieur n'aura qu'à s'en prendre
+à lui-même, si tout à l'heure il ne fait pas bon sur l'eau
+salée.</p>
+
+<p>&mdash;Craignez-vous un grain? demandai-je.</p>
+
+<p>Salaün plia les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Demandez à ceux qui l'envoient! dit-il avec humeur;
+quand je suis parti, rien ne s'annonçait, et maintenant
+il y a un nuage sur la <i>Pointe-du-Corbeau</i>!</p>
+
+<p>Je regardai dans la direction indiquée; une sorte de
+fumée blanche montait, en effet, dans le ciel et commençait
+à en salir l'azur. La brise fraîchissait de plus en
+plus; on voyait les crêtes des vagues se border d'une
+écume verdâtre; le bruit du ressac devenait plus rauque,
+et les rivages effaçaient à demi leurs contours dans une
+transparente bruine. Cependant l'horizon avait conservé
+sa limpidité, et j'avais assez souvent observé les annonces
+d'orage pour ne trouver, dans ce que j'apercevais,
+aucun signe sérieusement alarmant. Il me parut évident
+que les superstitieuses préventions du gabarier lui faisaient
+oublier sa propre expérience. Je m'assis donc tranquillement
+sur le rebord du bateau, laissant pendre au dehors
+une de mes mains qui effleurait, en se jouant, la cime
+des flots.</p>
+
+<p>Nous contournions lentement la baie, dont tous les
+aspects passaient successivement sous nos yeux. La côte
+présentait tantôt des plages couvertes d'un sable nacré
+que les coquillages émaillaient comme des fleurs, tantôt
+des dunes pierreuses aux flancs sculptés par la mer. Ici
+c'étaient de hautes pyramides rougeâtres et pailletées de
+mica qui se dressaient aux bords du promontoire, là des
+galeries aériennes d'un chiste ardoisé s'avançant au-dessus
+des vagues comme des balcons de fer aquatiques. De
+loin en loin, le roc creusé par les flots dressait de gigantesques
+arcades sous lesquelles tourbillonnaient des
+essaims de goëlands gris, tandis que la mer, brisée à tous
+ces écueils, les entourait de son murmure plaintif.
+Nous commencions à distinguer l'ouverture de la caverne
+marine vers laquelle nous nous dirigions. <i>Née de la mer</i>,
+comme l'indique son nom celtique, la grotte de Morgate
+ou <i>Morgane</i><a name="FNanchor_9_9" id="FNanchor_9_9"></a><a href="#Footnote_9_9" class="fnanchor">[9]</a> occupe la base d'un haut promontoire
+entièrement dépouillé. Le cintre surbaissé que forme
+l'entrée de la grotte s'ouvre sur les flots comme la mâchoire
+à demi noyée d'un cétacé gigantesque. Il fallut se
+coucher sur les bancs au moment où la barque s'y engagea.
+Nous passions du jour à une obscurité subite qui ne
+nous permit d'abord de rien voir; mais cette nuit sembla
+s'éclairer insensiblement: une clarté bleuâtre pénétrait
+par l'entrée, glissait le long des parois et allait s'arrêter
+au fond, sur une petite grève de sable fin. Lorsque
+l'&oelig;il, habitué à cette ombreuse lueur, put saisir l'ensemble,
+je me levai involontairement avec un cri d'admiration.
+La voûte de la grotte se dressait à quarante pieds au-dessus
+de nos têtes, revêtue d'une sorte de vitrification
+qui se prolongeait des deux côtés jusqu'aux flots. De longues
+veines d'un rouge sombre et d'un vert pâle qui marbraient
+cette immense nef lui donnaient je ne sais quelle
+somptuosité sauvage; on eût dit le palais d'une des divinités
+de notre orageux océan. Au milieu se dressait un
+rocher de granit rose poli par la vague; l'onde, abritée,
+frissonnait à ses pieds, à peine ridée par le souffle du dehors.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_9" id="Footnote_9_9"></a><a href="#FNanchor_9_9"><span class="label">[9]</span></a> <i>Morgane</i> vient de deux mots celtiques, <i>mor</i>, mer, et
+<i>gannet</i>, enfanté. C'est par corruption que le nom de <i>Morgane</i>
+a été transformé en celui de <i>Morgate</i>.</p></div>
+
+<p>Notre barque, qui obéissait là au moindre mouvement
+de l'aviron, en fit le tour, et nous arrivâmes au fond de
+la grotte: elle était terminée par la petite grève que j'avais
+déjà aperçue et par deux couloirs qui se perdaient sous
+la montagne. A chaque oscillation du flux, on entendait
+la vague s'y plonger avec un gémissement sonore. Je demandai
+à Salaün où conduisaient ces routes mystérieuses.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce que pourrait dire la <i>pennérèz</i> de Rozan,
+répliqua le gabarier; Monsieur doit avoir entendu les fileuses
+chanter son histoire.</p>
+
+<p>Ce nom fut, pour ma mémoire, tout un réveil: je me
+rappelai le vieux <i>guerz</i> de Génoffa, dont le drame se dénouait
+en effet au lieu même où nous nous trouvions arrêtés.&mdash;Génoffa
+habitait, dit le poète breton, le château
+<i>puissant</i><a name="FNanchor_10_10" id="FNanchor_10_10"></a><a href="#Footnote_10_10" class="fnanchor">[10]</a>, à l'embouchure de la rivière de Laber. Elle
+était fille d'un seigneur qui l'avait vu naître et grandir
+comme la ronce des haies, sans y prendre garde. L'enfant était restée païenne,
+car aucun prêtre n'avait traversé
+la rivière depuis que la tour jetait son ombre sur
+les eaux, et l'île appartenait au démon, le signe saint
+n'ayant jamais été tracé sur la terre, ni sur les hommes.
+Génoffa vivait là sans autre dieu que son désir. Montée
+sur une vache blanche dont les cornes étaient dorées,
+elle courait à travers les joncs du rivage, le long des
+landes en fleurs, sur les coteaux alors couverts de chênes,
+et saisissait les oiseaux au vol dans un filet de soie.
+Un jour qu'elle allait traverser le carrefour d'un taillis,
+elle vit venir derrière elle un cavalier qui montait un
+taureau noir aux cornes argentées. Génoffa sentit un <i>frémissement
+dans sa chair</i>, et, sans y penser, elle ralentit
+le pas de sa monture. Alors l'étranger s'approcha et
+se mit à lui parler avec tant de douceur, que la jeune
+païenne se sentit transportée dans le monde des fées.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_10" id="Footnote_10_10"></a><a href="#FNanchor_10_10"><span class="label">[10]</span></a> On trouve encore dans l'île de Rozan les ruines du
+vieux château de <i>Mur</i> ou de <i>Meur</i>, mot qui, en celtique,
+signifie <i>beaucoup</i>, et exprime l'idée de puissance, comme le
+prouve le surnom donné au Grallon appelé dans nos ballades
+<i>Grallon-Mur</i>.</p></div>
+
+<blockquote><p>«La vache blanche et le taureau noir allaient côte à côte,
+si lentement, qu'ils pouvaient brouter les pousses nouvelles
+aux deux revers du chemin.</p>
+
+<p>»Et le bruit de leurs pas sur les pierres du sentier retentissait
+dans le c&oelig;ur de Génoffa comme de la musique.</p>
+
+<p>»Il lui semblait que tous les arbres étaient couronnés de
+fleurs, que les oiseaux chantaient sous chaque feuille, et que
+la brise de mer avait l'odeur de l'encens<a name="FNanchor_11_11" id="FNanchor_11_11"></a><a href="#Footnote_11_11" class="fnanchor">[11]</a>.</p></blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_11" id="Footnote_11_11"></a><a href="#FNanchor_11_11"><span class="label">[11]</span></a> A veoc'h venn bez'ez camp gand ar cozle-tarv du, etc.</p></div>
+
+<blockquote><p>»La dangereuse rencontre se renouvela plusieurs fois; à
+chaque entrevue, l'enchantement de Génoffa grandissait.</p>
+
+<p>»Si bien qu'elle ne voulait plus que ce que voulait l'étranger.</p>
+
+<p>»Et qu'un soir la vache blanche revint seule au <i>château
+puissant</i>: sa maîtresse était restée avec le cavalier inconnu.</p>
+
+<p>»Le seigneur de l'île de Rozan se mit aussitôt à leur poursuite
+à la tête de ses soldats. Tous tenaient une épée nue de
+la main droite et un poignard dans la gauche, afin d'être
+prêts à frapper;</p>
+
+<p>»Car le seigneur avait promis de couvrir avec une pièce
+d'or chaque tache que ferait sur eux le sang de l'étranger.</p>
+
+<p>»Lorsqu'il les vit venir, celui-ci prit Génoffa dans ses bras,
+monta sur son taureau noir, et s'élança dans la mer, et gagna
+la grotte merveilleuse.</p>
+
+<p>»Arrivé là, il crut être maître de la jeune fille; mais elle
+se mit tout à coup à avoir honte et à trembler.</p>
+
+<p>»&mdash;Laissez-moi, <i>Spountus</i><a name="FNanchor_12_12" id="FNanchor_12_12"></a><a href="#Footnote_12_12" class="fnanchor">[12]</a>, dit-elle toute pâle; j'entends
+ma mère pleurer entre les planches de sa bière.</p></blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_12" id="Footnote_12_12"></a><a href="#FNanchor_12_12"><span class="label">[12]</span></a> <i>Spountus</i>, surnom donné au démon: mot à mot l'<i>effroyable</i>.
+</p><p>
+Avoalc'h, Spountus, émé, droug-livet éné drem, etc.</p></div>
+
+<blockquote><p>»&mdash;C'est le bruit du flot contre la falaise, fit observer le
+cavalier.</p>
+
+<p>»&mdash;Ecoutez, <i>Spountus</i>, ma mère parle sous la terre
+bénite.</p>
+
+<p>»&mdash;Et que dit-elle, pauvre créature?</p>
+
+<p>»&mdash;Elle dit qu'elle ne veut point donner sa fille, corps et
+âme, sans allumer les cierges et sans faire chanter les prêtres.&mdash;Qu'il
+lui soit donc accordé ce qu'elle demande, chère âme;
+je n'ai jamais méprisé les morts.</p>
+
+<p>»A ces mots, l'inconnu fait un signe, et voilà que des
+prêtres et des acolytes surgissent de l'obscurité; ils entourent
+le rocher qui se trouve au centre de la grotte.</p>
+
+<p>»Ils le recouvrent d'un tapis de soie damassé et d'une
+nappe de dentelle; ils allument les cierges, ils font brûler
+l'encens, et la cérémonie du mariage commence.</p>
+
+<p>»Au moment où l'union est prononcée, Génoffa pousse
+un cri, car elle sent que l'anneau d'argent brûle son doigt;
+mais il est trop tard!</p>
+
+<p>»<i>Spountus</i> a saisi sa main et l'emmène à travers les routes
+sombres ouvertes au fond de la caverne. Le c&oelig;ur de la jeune
+païenne frissonne et devient froid. Elle se serre contre l'inconnu,
+qui est devenu le seigneur de sa vie.</p>
+
+<p>»Ecoutez, <i>Spountus</i>, on dirait que là-bas, au-dessus de
+notre tête, retentissent des plaintes et des grincements de
+rage.&mdash;C'est le bruit que font les ouvriers en minant les
+pierres de la montagne, ma douce âme.</p>
+
+<p>»&mdash;Cher mari, je sens tomber sur mon visage une pluie
+de larmes chaudes.&mdash;C'est l'eau qui coule du rocher, Génoffa.</p>
+
+<p>»&mdash;Moitié de ma vie, l'air que nous respirons ici me
+brûle comme si j'approchais d'une fournaise.&mdash;C'est le vent
+qui vient du c&oelig;ur de la terre, madame.</p>
+
+<p>»&mdash;Joie et salut de mes jours, regarde, du feu, du feu,
+du feu partout!&mdash;C'est l'enfer, païenne! tu es maintenant à
+moi pour l'éternité<a name="FNanchor_13_13" id="FNanchor_13_13"></a><a href="#Footnote_13_13" class="fnanchor">[13]</a>.»</p></blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_13" id="Footnote_13_13"></a><a href="#FNanchor_13_13"><span class="label">[13]</span></a> Peoch, Spountus, grigonez ha klemmou zo azé, etc.</p></div>
+
+<p>Pendant que je murmurais ces derniers vers du <i>guerz</i>
+breton, la barque avait achevé son circuit, elle se retrouva
+en face du rocher de granit rose qui avait conservé
+dans le pays le nom d'<i>Autel-du-Diable</i>. Je demandai
+à Salaün si <i>Spountus</i> ne hantait plus la grotte où son
+mariage avait été célébré. Au lieu de répondre, il fit glisser
+la barque vers l'entrée, et quelques instants après,
+nous nous trouvions de nouveau sous le ciel. Le gabarier
+laissa alors flotter sa rame, se retourna vers la sombre
+ouverture qui béait derrière nous, puis, me regardant:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur devait faire sa question quand il a visité
+la <i>Pointe-du-Corbeau</i>, dit-il avec intention, Judok-Naufrage
+aurait pu vous répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce donc ici qu'il reçoit la visite de son maître?
+demandai-je en riant.</p>
+
+<p>Salaün me jeta un regard de côté, parut hésiter; puis,
+comme un homme à qui la mauvaise humeur ôte la
+honte:</p>
+
+<p>&mdash;C'est ici! dit-il brusquement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez aperçu?</p>
+
+<p>&mdash;Comme j'aperçois mon bateau.</p>
+
+<p>&mdash;Et ce n'était ni un jour d'aire neuve, ni un soir de
+pardon?</p>
+
+<p>&mdash;C'était une nuit de gros temps, et je n'avais bu que
+de l'eau de fontaine.</p>
+
+<p>&mdash;Où vous trouviez-vous donc?</p>
+
+<p>&mdash;Là-bas, à l'ancre, près de la <i>Petite-Roche aux
+Plumes</i>. C'était dans ma jeunesse; j'avais l'&oelig;il bon et
+l'oreille fine, sans compter qu'il y allait de la liberté, vu
+que les navires saxons<a name="FNanchor_14_14" id="FNanchor_14_14"></a><a href="#Footnote_14_14" class="fnanchor">[14]</a> croisaient sans cesse à l'horizon,
+et que leurs péniches fouillaient toutes les nuits les
+stations de pêche: c'était miracle de leur échapper; j'avais
+déjà deux de mes cousins sur les pontons. Aussi un
+gabier de grande hune n'eût pas fait meilleur garde. Mon
+regard allait de la mer à la côte, quand tout à coup l'ouverture
+de la caverne marine s'éclaira, et un trait de
+flamme partit vers le ciel, d'où il retomba sous forme
+d'étoiles.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14_14" id="Footnote_14_14"></a><a href="#FNanchor_14_14"><span class="label">[14]</span></a> Nom donné aux Anglais par les Bretons.</p></div>
+
+<p>&mdash;C'était un signal!</p>
+
+<p>&mdash;Qui fut compris, car bientôt après la pirogue de
+Judok parut au milieu des récifs et s'enfonça dans la
+grotte.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous l'en avez vue ressortir?</p>
+
+<p>&mdash;Pas elle, dit Salaün, dont la voix s'altérait à ce souvenir,
+mais une autre barque telle que les hommes n'en
+ont jamais construite: elle avait la couleur de l'eau et
+rasait la vague de si près, qu'on ne pouvait les distinguer
+l'une de l'autre. Six ombres étaient assises de chaque
+côté, maniant les avirons qui s'enfonçaient dans la mer
+sans faire aucun bruit, et, près du gouvernail, un homme
+rouge se tenait debout. Elle passa comme une rafale! Je
+la suivis de l'&oelig;il jusqu'à l'horizon; mais, au moment où
+elle disparut, un coup de tonnerre éclata au loin et fit
+trembler toute la baie. Comprenant alors que Dieu livrait
+la mer au démon, je levai l'ancre pour regagner la
+terre.</p>
+
+<p>&mdash;De sorte que la terrible apparition n'eut aucune
+suite?</p>
+
+<p>&mdash;Faites excuse, Monsieur; il se leva un vent de sud
+qui ouvrit pendant trois jours tous les étangs du ciel; les
+barques de pêche rentrèrent; on fit mauvaise garde dans
+les forts, et les Saxons en profitèrent pour surprendre le
+plus petit, dont ils égorgèrent la garnison; vous pouvez
+encore voir d'ici ses ruines.</p>
+
+<p>Il se redressa pour me les montrer; mais la nuée blanche
+que j'avais vue monter dans le ciel au moment du
+départ s'était insensiblement condensée en une brume
+de couleur fauve, qui voilait les côtes, s'avançait
+vers la mer comme un cercle de fumée, et resserrait de
+plus en plus l'espace lumineux dans lequel notre barque
+naviguait. Salaün me jeta un regard où se révélaient, à
+expressions égales, l'inquiétude et le triomphe. Dans sa
+pensée, ce brouillard subit confirmait ses prédictions.
+Ainsi qu'il l'avait prévu, en quittant la Pointe-du-Corbeau,
+nous subissions la maligne influence de l'écorcheur.
+Ne voyant point quel obstacle sérieux pouvait nous opposer
+le nuage humide qui menaçait de nous entourer, je
+lui demandai, en souriant, s'il ne saurait pas bien trouver
+sa route malgré l'obscurité.</p>
+
+<p>&mdash;L'obscurité n'est rien, répliqua le <i>gabarier</i>, qui
+promena autour de lui un regard scrutateur, je naviguerais
+les yeux fermés dans toutes nos passes; mais la science
+des hommes ne peut rien contre le <i>brouillard de maléfice</i>!
+Là où il descend, les quatre aires de vent changent
+de place, les brisants flottent au milieu des courants, les
+côtes montent ou s'abaissent selon la volonté du malin
+esprit; l'&oelig;il ne peut voir, ni la raison comprendre, il n'y
+a plus d'autre pilote que le bon Dieu!</p>
+
+<p>J'aurais souri de l'explication du gabarier, si une partie
+des hallucinations qu'il venait de décrire ne s'étaient
+presque immédiatement produites. Au moment où la
+brume nous enveloppa, tout parut se transformer et passer
+du réel dans la région du rêve. Devenu le jouet des
+plus singuliers mirages, je voyais les rocs détachés de
+leur base et suspendus dans les airs où ils semblaient
+flotter; des anses fantastiques se creusaient aux flancs de
+la falaise; les toits d'un village se dessinaient à la place
+du groupe d'écueils que nous avions dû éviter en
+venant. Ces erreurs de sens étaient, pour la plupart,
+très fugitives, mais tellement renaissantes et multipliées,
+que l'esprit finissait par en être troublé. De rectifications
+en rectifications, on arrivait à ne plus se reconnaître et à
+douter même de son orientation. Au bout d'un quart d'heure,
+je n'aurais pu dire de quel côté se trouvait la
+terre, de quel côté l'Océan. Salaün avait échappé à cette
+confusion en évitant de regarder autour de lui. Penché
+sur la mer, dont il interrogeait les flots, il cherchait le
+courant bien connu qui devait nous conduire au rivage.
+Quand il fut certain que la barque y était entrée, il releva
+la tête plus rassuré. Les images trompeuses devenaient
+d'ailleurs moins fascinantes à l'approche de la
+terre; on commençait à distinguer les véritables contours
+de la grève. Le courant nous avait fait un peu dévier vers
+la Pointe-du-Corbeau, que je crus reconnaître à travers
+la brume. J'allais demander au <i>gabarier</i> si je n'étais pas
+encore le jouet d'une illusion; quand il poussa un cri et
+me saisit le bras:</p>
+
+<p>&mdash;Voyez, dit-il, en me montrant l'extrémité du promontoire,
+la cabane de Judok!...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Elle est en feu.</p>
+
+<p>Une lueur rougeâtre, à demi noyée dans le brouillard,
+éclairait en effet les cimes du rocher. On eût pu la prendre
+pour un rayon du soleil couchant qui perçait les
+nuées, si son intermittence n'eût trahi les mouvements
+de la flamme. Je criai à Salaün de mettre le cap sur la
+Pointe du Corbeau, ce qu'il exécuta sans objections. La
+vue du feu lui avait momentanément fait oublier ses préventions,
+et il y courait avec l'empressement ordinaire
+aux habitants de nos campagnes. C'est que, de tous les
+désastres qui peuvent les frapper, aucun n'éveille la
+même terreur, ni, par suite, les mêmes sympathies. L'orage
+n'atteint pas tous les champs, et, au pire, ne compromet
+qu'une seule moisson; la maladie n'enlève que le
+laboureur ou l'attelage; l'impôt de guerre même, cette
+épidémie politique qui emporte l'argent, laisse après lui
+quelques ressources; mais, dans nos métairies isolées,
+l'incendie dévore tout, édifices, meubles, instruments,
+troupeaux: il détruit à la fois le présent et l'avenir, et
+réduit le plus souvent ceux qu'il a dépouillés au bâton
+du mendiant. Le rapide secours des voisins peut seul permettre
+d'arracher quelques débris; aussi, quand la flamme
+brille à l'horizon, quand le cri: <i>au feu!</i> a retenti dans les
+paroisses, tous s'émeuvent en même temps. Le moissonneur
+laisse sa faucille sur le sillon, la mère remet au
+berceau l'enfant qu'elle allaite, le pâtre abandonne ses
+génisses, le prêtre lui-même interrompt sa prière commencée,
+et tous accourent vers le grand ennemi. Pour
+s'empresser de secourir les autres, il suffit alors de penser
+à soi; l'égoïsme même conseille le dévouement, et la
+terreur donne du courage.</p>
+
+<p>En approchant du rivage, nous distinguâmes des hommes,
+des femmes, des enfants qui avaient également vu
+le feu et accouraient dans toutes les directions. Dès que
+la barque eut abordé, nous gravîmes rapidement la falaise,
+et nous aperçûmes enfin distinctement l'incendie,
+qui semblait concentré à l'intérieur de la cabane. Les
+flammes cependant commençaient à percer la toiture et
+en sortaient par bouffées étincelantes; autour de la hutte
+se pressaient les gens accourus des habitations les plus
+voisines, mais tous se tenaient inactifs, regardant le feu et
+échangeant des exclamations confuses. Je demandai vivement
+ce qui empêchait d'entrer: on me répondit que la
+porte était fermée, et tous mes efforts, joints à ceux de
+Salaün, ne purent l'ébranler. Contre l'ordinaire, elle était
+d'une seule pièce, fortement bâtie en chêne et barrée à
+l'intérieur. Pendant que je tâchais de la soulever, un gémissement
+retentit dans la cabane. Nous nous arrêtâmes
+en même temps.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la voix de Judok, dit le gabarier.</p>
+
+<p>Tous les assistants s'étaient approchés et se pressaient
+sur le seuil pour entendre. Le gémissement se renouvela,
+mais cette fois une voix ironique l'interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;Le cordier n'est point seul! m'écriai-je.</p>
+
+<p>Un éclat de rire strident sembla me répondre. Il y eut
+un mouvement général parmi les auditeurs, qui se rejetèrent
+en arrière. Je prêtai de nouveau l'oreille; les soupirs
+plaintifs et l'accent railleur continuaient à se faire
+entendre; il me semblait distinguer aussi des coups répétés
+qui ébranlaient la terre. Salaün et plusieurs autres s'étaient
+d'abord timidement rapprochés, puis avaient reculé
+de nouveau. Sans partager leur effroi, j'étais surpris et
+troublé. Évidemment il se passait chez l'écorcheur quelque
+chose d'étrange. Je me retournai vers les spectateurs en
+les excitant à briser la porte; mais, groupés à quelques
+pas, ils restèrent immobiles. Je m'adressai alors à Salaün,
+et je lui reprochai de laisser périr un voisin sans secours.
+Le vieux <i>gabarier</i>, qui regardait l'incendie les mains sous
+les aisselles, secoua la tête:</p>
+
+<p>&mdash;Ceci n'est pas un feu allumé par les chrétiens, dit-il
+avec conviction, l'aide des hommes n'y peut rien!</p>
+
+<p>&mdash;Alors nous essaierons des secours de l'église, dit un
+prêtre qui parut au haut du sentier.</p>
+
+<p>Tout le monde se découvrit; je courus à sa rencontre,
+et je lui expliquai en quelques mots ce qui se passait.
+C'était un vieillard encore vert et doué de cette activité
+du c&oelig;ur toujours en éveil.</p>
+
+<p>&mdash;Êtes-vous certain que cette porte est la seule entrée?
+me demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Certain, répliquai-je.</p>
+
+<p>Il ordonna à ceux dont les demeures étaient les moins
+éloignées de courir chercher des haches et des leviers.
+Pendant ce temps je voulus faire le tour de la hutte pour
+m'assurer de nouveau qu'elle n'avait aucune autre issue;
+mais je fus bientôt arrêté. Bâtie dans une fissure et comme
+incrustée dans le rocher, elle n'avait de libre accès que
+sur le devant. Je venais de gravir, sans but précis, les premiers
+ressauts de la roche à laquelle s'appuyait la cabane,
+et mon regard en fouillait machinalement les anfractuosités,
+quand, à travers la brume rendue plus épaisse par
+l'approche de la nuit, je crus voir une forme noire monter,
+atteindre le sommet du roc, puis disparaître, comme
+si elle eût glissé au revers de la pointe qui surplombait à
+la grève. Cependant l'apparition avait été si rapide, que
+je doutais moi-même de sa réalité. Je cherchais le moyen
+de m'avancer davantage, dans l'espoir de m'éclairer,
+quand les coups frappés à la porte de la hutte me rappelèrent.
+Enhardis par la présence du prêtre, les paysans
+commençaient à l'ébranler; quelques coups de pic donnés
+dans la baie achevèrent de dégager le battant de
+chêne, qui fut violemment repoussé à l'intérieur. Un jet
+de fumée et d'étincelles força d'abord les paysans à reculer,
+mais l'entrée se trouva libre presqu'aussitôt. Le
+recteur se hasarda le premier; je le suivis jusqu'au foyer,
+où nous trouvâmes Judok étendu dans une mare de sang;
+néanmoins il respirait encore. Le prêtre m'aida à le porter
+au-dehors, tandis que les autres se rendaient maîtres
+du feu. La charpente et tout ce qui donnait prise à la
+flamme avait été déjà consumé, il ne restait plus que
+quelques poutrelles qui achevaient de brûler. Outre le
+toit de la cabane, qui avait complétement disparu, la plupart
+des meubles étaient réduits en cendres. Un lit clos,
+caché dans un enfoncement du rocher comme dans une
+alcôve de granit, avait seul échappé; on y transporta le
+<i>kacouss</i>. Il avait repris quelques forces, et sa main droite
+s'était machinalement repliée vers sa poitrine. Le recteur
+y remarqua alors trois profondes blessures qui semblaient
+épuisées de sang. Il les examina un instant, puis, regardant
+Judok, dont les paupières à moitié entr'ouvertes
+laissaient voir un &oelig;il fixe et vitré, il se retourna de mon
+côté avec un froncement de sourcils facile à comprendre.
+Je tressaillis malgré moi.</p>
+
+<p>&mdash;Tout est-il donc fini? demandai-je en français, afin
+de ne pas être entendu des paysans qui nous entouraient.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai vu trop d'agonies pour me méprendre sur les
+approches de la mort, répondit-il dans la même langue;
+le malheureux ne passera point la nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Ne croyez-vous pas cependant qu'il faudrait réclamer
+les soins du médecin?</p>
+
+<p>&mdash;Faites et confiez le blessé à la prudence humaine,
+pendant que je le recommanderai à la clémence de Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez, on dirait qu'il veut quelque chose.</p>
+
+<p>Le cordier avait en effet rouvert les yeux; il faisait un
+visible effort pour parler. Une expression d'épouvante et
+de prière désespérée illuminait son visage terreux, toutes
+ses rides tremblaient d'un mouvement convulsif, ses lèvres
+remuaient sans pouvoir articuler; enfin le mot de
+<i>confession</i> sortit comme un cri des profondeurs de son
+être. Le recteur fit signe aux paysans de se retirer; je les
+suivis pour donner mes instructions à l'un d'eux, qui
+courut emprunter un cheval et partit à la recherche du
+médecin.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, la nuit était venue, et le brouillard
+s'était insensiblement dissipé. Le ciel, sans un seul nuage,
+était constellé d'innombrables étoiles qui se reflétaient
+au loin sur la face azurée de la mer. L'air apportait des
+odeurs marines mêlées aux senteurs mielleuses des fleurs
+de blé noir. Jamais soirée plus sereine n'avait éclairé un
+plus sombre spectacle. Tandis qu'autour de nous tout était
+fraîcheur, parfum et douceur, devant nos yeux se dressait
+cette ruine sans toiture, toute calcinée par les flammes,
+et d'où s'exhalait encore une légère fumée; le sol était
+jonché de charbons mal éteints, et vers le fond, sous la
+saillie du rocher noirci, un mourant confessait ses crimes!
+De la place où nous nous trouvions, je ne pouvais l'apercevoir,
+mais j'entendais, par instants, le sifflement de sa
+voix entrecoupé de plaintes. Le prêtre, assis à terre et
+l'oreille penchée, écoutait ces aveux arrachés sans doute
+à l'agonie bien moins par le repentir de la faute que par
+la crainte du châtiment. Tous les assistants regardaient
+tête nue; les femmes s'étaient agenouillées; un silence
+profond planait sur cette scène et ajoutait à sa lugubre
+solennité.</p>
+
+<p>Le sentiment que ce qui venait de s'accomplir sortait
+des faits naturels était si général parmi les spectateurs,
+qu'aucune supposition n'avait été faite, aucune explication
+hasardée. Moi-même j'étais resté tout entier à la
+surprise. Remis de ma première émotion, je m'efforçai
+de comprendre. Là où les voisins de Judok ne supposaient
+que la main du démon, je voyais celle d'un
+meurtrier; mais quel était-il? Comment et pourquoi avait-il
+frappé? A toutes les questions faites pour m'éclairer, les
+paysans ne répondaient que par des exclamations entrecoupées
+de silences craintifs. Je ne savais plus où chercher
+la lumière, quand le recteur m'appela. La confession
+du naufrageur était achevée; mais, gagné par un
+demi-délire, il continuait à parler d'un accent saccadé.</p>
+
+<p>&mdash;J'essaierais en vain désormais de me faire entendre,
+dit le prêtre à demi-voix; j'ai tiré du malheureux tout ce
+que j'en pouvais espérer. Je ne puis plus qu'adoucir ses
+dernières heures par les secours de l'église. Je vais chercher
+les saintes huiles; assistez-le jusqu'à mon retour, si
+vous le pouvez.</p>
+
+<p>Il partit, et j'allai prendre place près de l'agonisant.
+Salaün vint me rejoindre. Partagé entre la curiosité et la
+crainte, il se tint debout à quelques pas, les mains jointes
+sur son bonnet de laine. Judok ne paraissait point s'être
+aperçu du départ de son confesseur; il continuait à parler
+comme s'il eût été là, tantôt sur le ton de la confidence,
+tantôt avec l'exaltation de la douleur ou de la colère.
+Dans le premier instant, je ne compris rien à ses
+incohérentes divagations. Suivant à la fois plusieurs ordres
+d'idées de manière à les quitter, à les reprendre, à les
+confondre, il dérouta longtemps toute mon attention.
+Cependant, peu à peu, une lueur se fit dans ce chaos. Quelques
+mots saisis au passage me mirent sur la voie. J'adressai
+au mourant plusieurs questions auxquelles il ne
+répondit point tout de suite, mais seulement après un
+long intervalle, comme si la parole eût eu besoin de ce
+temps pour arriver jusqu'à son cerveau. Je pus ainsi donner
+une sorte de direction entrecoupée à son égarement
+et faire jaillir, de loin en loin, un rapide éclair; mais cette
+espèce d'instruction fut lente et difficile. Le langage de
+Judok était une perpétuelle énigme; on eût dit une formule
+à laquelle le déplacement des termes avait ôté toute
+signification; il fallait retrouver le sens logique vingt fois
+brisé, et remettre à sa place chaque partie. Salaün, d'abord
+indifférent, finit par comprendre mes intentions et
+par s'associer à mes efforts. A travers les détours de cet
+étrange interrogatoire, je pus enfin saisir un fil conducteur.
+Les souvenirs du mourant, obscurcis sur plusieurs
+points, étaient, sur certains autres, d'une singulière précision;
+mais, soit affaiblissement d'esprit, soit croyance,
+il mêlait, dans ses révélations, les détails d'un crime vulgaire
+au sentiment d'une intervention surnaturelle, et
+semblait rattacher le vol et l'assassinat à l'idée du démon.
+L'&oelig;il égaré, la main crispée, il nous montrait, dans l'enfoncement
+du rocher, un creux plus sombre par où l'<i>esprit
+malfaisant</i> était venu. Salaün mit un genou à terre,
+et remarqua alors, à l'endroit désigné, un interstice naturel
+qui paraissait correspondre avec le dehors. Je me
+rappelai à ce moment l'entrée inexplicable de Beuzec lors
+de ma première visite à la cabane et l'espèce d'ombre
+que j'avais vue fuir pendant l'incendie. Cependant Judok
+continuait ses divagations interrompues, d'où ressortirent
+de nouveaux éclaircissements. Le maudit l'avait surpris
+comptant ses pauvres épargnes... il l'avait frappé avec le
+couteau à manche de corne... il avait mis un tison sous
+le toit... et il avait fouillé sous le foyer pour tout emporter!...</p>
+
+<p>A mesure que chaque détail était ainsi arraché, nos
+yeux allaient en chercher la preuve. Salaün découvrit le
+couteau parmi les cendres éparpillées, et je remarquai,
+pour la première fois, que la pierre de l'âtre avait été
+dérangée. C'était là, sans doute, que le trésor de l'avare
+se trouvait caché. Une pioche dont on s'était servi pour
+fouiller au-dessous m'expliquait les coups sourds que
+nous avions entendus du dehors. Salaün fit observer que
+celui qui avait frappé semblait connaître tous les secrets
+de la cabane.</p>
+
+<p>&mdash;D'autant plus que c'était la sienne, répliquai-je.</p>
+
+<p>Le <i>gabarier</i> releva la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur soupçonne aussi le garçon sans baptême?
+dit-il d'un ton qui prouvait que la même idée lui était
+venue.</p>
+
+<p>Je lui expliquai rapidement les indices qui m'avaient
+frappé. Salaün écouta d'un air pensif et garda quelque
+temps le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit-il enfin comme s'il se fût parlé, c'est ainsi
+que les choses devaient finir; le bon Dieu y a mis la main.</p>
+
+<p>&mdash;En faisant tuer un père par son fils! m'écriai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Beuzec-le-noir n'est point du sang de Judok, répliqua
+le <i>gabarier</i>, et c'est le père du mal qui l'a mis dans
+sa maison. J'ai vu la chose de mes yeux. Le cordier et
+moi, nous demeurions alors vers la Pointe du Raz,
+où l'on dirait que les brisants attirent les navires. Aussi,
+pendant six années que j'y ai demeuré, je ne me suis jamais
+chauffé qu'avec du bois qui <i>avait flotté sous voile</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Et votre voisin travaillait, sans doute, à ce que vous
+ne pussiez point en manquer?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, <i>celui qu'on ne nomme pas</i> lui fournissait
+chaque jour de nouveaux piéges contre les bâtiments
+en dangers; mais tôt ou tard il devait se faire
+payer son salaire, et pour cela il allait envoyer à Judok
+un des siens.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire?</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui est arrivé, Monsieur. C'était un soir de printemps;
+le <i>suroit</i> fouettait la mer à en emporter des morceaux,
+quand un gros trois-mâts en détresse parut au
+débouquement de l'île de Sein. C'était pitié de voir ces
+pauvres planches baptisées emportées par le vent et le
+flot. Tous ceux de la côte étaient accourus; on se montrait
+l'un à l'autre le navire à l'agonie, mais sans pouvoir
+rien faire. Judok-Naufrage se tenait tout seul sur son rocher,
+la gaffe à la main. On eût dit qu'avec la malice de
+son regard il attirait le bâtiment. Nous vîmes le trois-mâts
+aller à lui jusqu'à quatre ou cinq encâblures de la
+grève; là il rencontra la <i>Couette-de-Plume</i>: c'est un
+écueil qui ne découvre qu'aux équinoxes! Aussitôt il s'arrêta
+court, les voiles s'abattirent, et tout s'en alla en débris.
+Nous étions accourus pour voir s'il arriverait quelque
+naufragé; mais la mer n'apportait que des coffres,
+des futailles et des planches brisées. Personne n'avait encore
+le c&oelig;ur d'y toucher. Judok seul était à l'ouvrage,
+dans la houle jusqu'au ventre et joyeux comme un chat-huant
+qui mange des roitelets, quand voilà tout-à-coup
+quelque chose de noir qui glisse entre deux lames; le
+cordier jette son croc et amène une cage. Au-dedans il y
+avait un grand oiseau noyé, tel qu'aucun de nous n'en
+avait jamais vu, et au-dessus un garçon à moitié nu qui
+se mit à danser de joie en poussant des cris de bête féroce:
+c'était celui qu'on a appelé Beuzec<a name="FNanchor_15_15" id="FNanchor_15_15"></a><a href="#Footnote_15_15" class="fnanchor">[15]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15_15" id="Footnote_15_15"></a><a href="#FNanchor_15_15"><span class="label">[15]</span></a> C'est-à-dire le <i>noyé</i>.</p></div>
+
+<p>&mdash;Et comment le naufrageur arriva-t-il à l'adopter
+pour fils?</p>
+
+<p>&mdash;Faites excuse, Monsieur; ce fut lui qui adopta le
+Naufrageur pour père. Lorsque Judok remonta à sa hutte,
+il le suivit à la manière du chien qui suit son maître. Ce
+jour-là, le <i>kacouss</i> le laissa venir, mais le lendemain, il
+essaya de le chasser. Le garçon mis dehors rentra dès que
+la porte fut rouverte; on lui refusa de la nourriture, il
+en vola; on voulut le battre, il se mit en défense et rendit
+coups pour coups. Enfin personne ne peut dire ce qui
+se passa entre eux; mais le nouveau venu força l'écorcheur
+à le garder sous son toit et à lui donner une part
+de son pain. Quand il apprit à parler, il l'appela son
+père comme par moquerie, car Judok, lui, ne le nommait
+jamais que le <i>reptile</i>; aussi a-t-on toujours cru dans
+le pays que Beuzec était venu du fond de l'abîme, envoyé
+par l'esprit du mal pour veiller ici à l'accomplissement
+du pacte.</p>
+
+<p>L'explication du <i>gabarier</i> m'était donnée avec un tel
+accent de sincérité, que je ne pouvais mettre en doute sa
+conviction. Pour lui, ainsi que pour la plupart de ceux
+qui se trouvaient là, Beuzec-le-Noir n'était pas un fils du
+démon dans le sens symbolique, mais dans le sens réel;
+ils y voyaient une de ces incarnations de l'ange déchu si
+fréquentes dans nos légendes et nos contes populaires.
+J'aurais bien voulu interroger le mourant à cet égard;
+mais, pendant l'espèce d'<i>à parte</i> que je venais d'avoir
+avec Salaün, le désordre de son esprit était allé croissant.
+Il murmurait maintenant des mots anglais, parlait de
+guinées, et faisait le geste de compter une monnaie absente.
+Quelle que fût l'incohérence de ses paroles, j'y trouvai
+autant de révélations; elles expliquaient et confirmaient
+ce que les pièces du procès qu'il avait autrefois
+subi m'avaient déjà fait soupçonner. Dans ce moment, le
+<i>gabarier</i>, qui était retourné vers le foyer et avait plongé
+la main à plusieurs reprises dans le vide creusé au-dessous,
+m'appela précipitamment; parmi quelques poignées
+de terre, il venait de retirer une pièce d'or à l'effigie
+du roi Georges. Ce dernier indice achevait la démonstration.</p>
+
+<p>&mdash;Voici la preuve que Judok a bien été, ainsi qu'on
+l'en accusait, l'espion de l'Angleterre, lui dis-je, et le secret
+de la grotte s'explique désormais de lui-même. Votre
+démon était un officier en uniforme qui venait recevoir
+les confidences du cordier, et la barque mystérieuse, une
+de ces yoles couleur de mer, aux avirons garnis de feutre
+qu'exigent les expéditions nocturnes. Où vous avez cru
+voir les ruses de Satan, il n'y avait que les précautions
+d'un traître.</p>
+
+<p>Salaün me regarda: mon explication l'avait évidemment
+frappé; mais ce ne fut que la surprise d'un moment.
+La tradition avait, dans cette âme, de trop profondes
+racines pour que la logique pût l'en arracher. Il
+fit un signe de doute, et garda le silence, preuve
+certaine d'une croyance qui ne veut pas se discuter elle-même.
+J'avais mieux à faire que d'essayer de le convaincre.
+Le plus nécessaire, pour le moment, était de retrouver
+celui que je supposais coupable. Je parcourus la
+grève, je fis fouiller les rochers, mais sans rien découvrir.
+Comme nous revenions, je trouvai les paysans groupés
+dans la cabane. Le prêtre se tenait agenouillé devant
+le lit de Judok, et derrière lui un enfant portait les saintes
+huiles. Tous deux étaient arrivés trop tard.</p>
+
+
+<p>Je m'approchai avec l'émotion involontaire que cause
+toujours l'aspect de la mort. L'écorcheur venait de s'éteindre
+dans une convulsion dont tout révélait encore
+l'horreur suprême. Un de ses bras était tordu sous sa
+tête, tandis que l'autre se raidissait sur la couche de
+paille. Aucune main pieuse n'avait refermé ses paupières
+qui laissaient voir une orbite blanche et renversée; les
+traits crispés par l'agonie avaient une expression si douloureusement
+terrible, que, malgré moi, je détournai
+les yeux. Le prêtre éprouva sans doute la même sensation,
+car il prit le <i>ballin</i><a name="FNanchor_16_16" id="FNanchor_16_16"></a><a href="#Footnote_16_16" class="fnanchor">[16]</a> qui recouvrait le lit et le
+tira sur la tête du trépassé. On lui apporta ensuite une
+assiette pleine d'eau qu'il bénit; on la posa près du chevet
+funèbre avec une branche de buis en guise de goupillon;
+deux chandelles de résine furent allumées, et une
+vieille femme s'assit, le chapelet à la main, sur l'âtre
+calciné par l'incendie. C'était la veillée des morts qui
+commençait; les assistants se dispersèrent, et je regagnai
+la barque avec le <i>gabarier</i>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_16_16" id="Footnote_16_16"></a><a href="#FNanchor_16_16"><span class="label">[16]</span></a> Couverture d'étoupe.</p></div>
+
+<p>La nuit était remarquablement sereine; on entendait
+les moindres clapotements de la mer le long des récifs,
+et une petite brise qui ne gonflait que le haut de notre
+voile poussait lentement l'embarcation. Assis au dernier
+banc, je tenais l'<i>écoute</i>, tandis que Salaün était à l'arrière,
+la main sur la barre. Encore sous l'impression de
+ce qui venait de se passer, nous gardions tous deux le silence.
+Les dentelures de la côte, qui se dessinaient vigoureusement
+sur un ciel à demi éclairé, passaient successivement
+sous nos yeux. Quelquefois, d'un clocher
+lointain que nous ne pouvions apercevoir, le tintement
+de l'heure nous arrivait à travers le calme de la nuit.</p>
+
+<p>La barque avait déjà doublé la dernière pointe, et nous
+apercevions la petite crique du <i>gabarier</i>, quand celui-ci
+se leva à demi et plaça sa main au-dessus de ses yeux. Je
+suivis la direction de son regard; et j'aperçus sur la grève,
+alors éclairée par les étoiles, deux ombres en mouvement.
+Bien que la distance et la demi-obscurité ne permissent
+pas de les distinguer, leur agitation semblait annoncer
+une lutte. Par instants, elles s'arrêtaient comme
+pour s'expliquer, puis l'une d'elles s'écartait vivement
+poursuivie par la seconde, qui l'arrêtait de nouveau et
+la forçait de reprendre l'entretien. A mesure que notre
+barque approchait, le débat s'animait de plus en plus.
+Tout à coup un cri perça la nuit et nous arriva distinctement.
+Salaün se redressa.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu me sauve! c'est la voix de Dinorah, s'écria-t-il
+saisi.</p>
+
+<p>Je me levai pour mieux voir, mais on n'apercevait
+plus rien: les deux ombres avaient disparu de l'espace
+lumineux pour se perdre dans l'obscurité du promontoire.
+On entendait encore un murmure de voix toujours
+plus élevé, puis un nouveau cri nous arriva; le <i>gabarier</i>
+y répondit par un de ces <i>hêlements</i> prolongés qui s'échangent
+au loin sur la mer, et saisit une rame pour accélérer
+la marche du canot. Au même instant, les deux ombres
+reparurent, l'une courant vers les vagues, l'autre la
+poursuivant. Nous n'étions plus qu'à quelques pas du
+rivage; je reconnus Beuzec et Dinorah. Celle-ci qui nous
+avait aperçus, s'élança droit à notre rencontre. Au moment
+où notre barque toucha la grève, elle entra dans
+les flots et se précipita à la poupe, qu'elle saisit des deux
+bras avec un cri de joie. Beuzec qui, à notre vue, avait
+ralenti sa poursuite, se jeta brusquement à droite et disparut.
+On ne pouvait songer à le poursuivre parmi les
+rochers et au milieu de la nuit. La jeune fille occupait
+d'ailleurs toute notre attention. Le <i>gabarier</i> l'avait soulevée
+pour l'asseoir près de nous et l'accablait de questions;
+mais encore haletante de la course et de l'émotion, elle
+ne put d'abord répondre que par des mots entrecoupés:
+cependant le ton me rassura. Revenue de son trouble,
+elle s'était mise à rire selon l'habitude des jeunes filles
+qui veulent cacher leur confusion.</p>
+
+<p>&mdash;Mais que s'est-il donc passé? Pourquoi criais-tu, et
+que voulait le <i>reptile</i>? s'écria Salaün inquiet.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est rien, dit-elle, sans répondre directement;
+quand on est seule, on prend peur; je ne savais pas ce
+qui avait pu vous retenir sur la mer et j'étais à la grève
+pour vous voir venir.</p>
+
+<p>&mdash;Mais Beuzec?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! il est arrivé quand je vous attendais là; il
+m'a dit qu'il allait quitter le pays, et... il m'a proposé...
+de partir avec lui!</p>
+
+<p>&mdash;Démon! murmura le <i>gabarier</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Pour sûr, il est arrivé quelque chose d'extraordinaire,
+reprit Dinorah, car il parlait comme un homme
+ivre, et cependant il n'y avait pas de <i>vin de feu</i> dans
+son haleine. Il m'a dit que, si je le suivais, il me ferait
+plus riche que la femme d'un gentilhomme, et, comme
+je n'avais pas l'air de croire, il m'a montré plein ses
+mains de pièces d'or.</p>
+
+
+<p>J'échangeai un regard avec Salaün.</p>
+
+<p>&mdash;Et alors? repris-je.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, dit la jeune fille émue, j'ai eu peur... Je lui
+ai demandé où il avait trouvé ce trésor; mais il s'est
+mis à le compter, à le faire sonner sans répondre, et en
+riant de son méchant rire. Quand j'ai voulu rentrer, il
+m'a barré le passage; il m'a encore parlé de partir. Plus
+je refusais, plus il me montrait d'argent en disant que
+tout serait à moi. Enfin, j'ai voulu fuir, mais il m'a saisi
+les deux mains en disant qu'il m'emmènerait malgré
+moi. Comme il était le plus fort, j'ai crié, et c'est alors
+que j'ai entendu la voix de mon père qui venait de la
+mer.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi notre arrivée vous a sauvée? repris-je.</p>
+
+<p>&mdash;Votre arrivée et ma marraine, répliqua la jeune
+fille, en portant instinctivement la main à une petite relique
+cachée dans son corsage; ceux qui sont protégés des
+grands saints n'ont rien à craindre du mauvais esprit.</p>
+
+<p>Ces dernières révélations changeaient mes soupçons en
+certitude; le crime du <i>reptile</i> était désormais pour moi
+hors de doute. Salaün lui-même parut ébranlé; quant à
+Dinorah, elle ne savait rien de ce qui s'était passé à la
+<i>Pointe-du-Corbeau</i>. En l'apprenant, elle poussa une exclamation
+d'horreur. Nous venions de gagner la maison
+où le <i>gabarier</i> m'avait proposé de passer la nuit; elle
+m'adressa d'une voix tremblante des questions auxquelles
+je répondis en racontant tout ce que je savais. A mesure
+que je parlais, elle devenait plus pâle, et je vis
+qu'elle était prise d'un tremblement. Quand j'eus achevé,
+elle joignit les mains, ferma les yeux, et se laissa
+glisser sur un banc appuyé au mur. Elle ne disait rien,
+mais des larmes glissaient sous ses paupières et descendaient
+silencieusement le long de ses joues. Je me rappelai
+alors l'allusion railleuse faite par le meunier à notre
+première rencontre. Guiller avait-il parlé sérieusement?
+La pitié de la <i>petite sainte</i> pour le réprouvé s'était-elle
+réellement transformée en un sentiment plus tendre?
+Plusieurs détails que je me rappelais maintenant pouvaient
+le faire croire. Chez la paysanne comme chez la
+grande dame, le c&oelig;ur est le même et glisse sur les mêmes
+pentes. Femme, elle avait pu céder à cette ambition féminine
+de dévouement qui en a séduit tant d'autres; elle
+s'était trouvée de celles que l'abandon attire, que le péril
+encourage, que la méchanceté malheureuse attendrit.
+Comme sainte Thérèse, elle avait peut-être plaint le démon
+de ne connaître que la haine, et avait rêvé une rédemption
+par l'amour. En tout cas, je n'eus ni les
+moyens, ni le loisir de m'en assurer, car avant que
+j'eusse pu lui adresser la parole, Salaün, qui était sorti
+pour dégréer la barque, l'appela par son nom. A cette
+voix, Dinorah se redressa en sursaut, passa la main sur
+ses yeux et sortit brusquement.</p>
+
+<p>Au-dessus du rez-de-chaussée qui formait le logement
+du <i>gabarier</i> s'étendait un grenier, auquel on arrivait par
+une échelle et sans autre plancher que des fagots jetés
+en travers des poutrelles. Ce fut là que je passai la nuit
+sur une couette de balle d'avoine. Quelque fée bretonne y
+avait sans doute caché l'<i>herbe qui endort</i>, car, lorsque
+je me réveillai, le soleil filtrait à travers le chaume et
+dessinait, autour de moi, mille réseaux lumineux. Les roitelets,
+cachés dans toutes les crevasses du toit, gazouillaient
+joyeusement, et les pinsons leur répondaient sur
+les troënes du courtil. Quant à la maison, aucun bruit
+ne s'y faisait entendre. Je me levai à la hâte, et je descendis.
+Il n'y avait personne au rez-de-chaussée. Tous les
+meubles étaient en ordre, et le sol balayé, les cendres
+du foyer relevées, annonçaient que les maîtres du logis
+étaient sortis pour longtemps. En regardant par la petite
+croisée, à un seul carreau, qui donnait sur la grève, je
+vis en effet que la barque n'était plus là.</p>
+
+<p>Je connaissais trop bien les libertés de l'hospitalité bretonne
+pour que cette absence me causât ni surprise, ni
+embarras. J'allai à la table et je relevai une manne d'osier
+renversée, sous laquelle se trouvait le pain noir enveloppé
+d'une petite nappe à frange. Faisant ensuite glisser
+la table elle-même, j'aperçus dans l'espèce de coffre
+qu'elle recouvrait, le beurre et le lait mis en réserve. Je
+choisis ce que je préférais, et je me mis à déjeûner avec
+la confiance que donne ce titre d'<i>envoyé de Dieu</i> accordé
+par le paysan de l'Armor à celui qui vient s'asseoir à son
+foyer. Quand j'eus achevé, je remis tout en place, laissant,
+pour mon hôte absent, une pièce de monnaie que,
+présent, il eût peut-être refusée. Je refermai, en sortant,
+la porte de la cabane avec ce loquet de bois, dont la vue
+m'a toujours rappelé la <i>chevillette et la bobinette</i> du
+<i>Petit Chaperon-Rouge</i>, puis, reprenant ma route par
+les landes, je me dirigeai vers Crozon.</p>
+
+<p>Le soleil, déjà élevé sur l'horizon, commençait à frapper
+directement le promontoire, rendu plus aride par
+une longue sécheresse. Je suivais un pli de la colline où
+n'arrivait aucun souffle de la brise de mer. Le sol, ouvert
+par la chaleur, était entrecoupé de larges fissures au
+bord desquelles les bruyères et les ajoncs penchaient leurs
+touffes jaunies. On n'apercevait à droite ni à gauche aucun
+village, aucune ferme; à peine si quelques champs
+cultivés annonçaient, de loin en loin, la présence de l'homme.
+J'avais ralenti le pas, fatigué du poids du jour, de la
+longueur de la route et de la morne solitude qui m'entourait,
+quand un compagnon inattendu se montra à
+l'extrémité d'un sentier: c'était le meunier Guiller. Il
+me reconnut, poussa un cri d'appel, et pressa, pour me
+rejoindre, le pas de sa monture.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur vient de <i>la Pointe-du-Corbeau</i>? dit-il en
+portant la main à son bonnet bleuâtre; que Dieu fasse
+miséricorde aux pécheurs! le vieux Judok-Naufrage a
+donné un terrible exemple; mais le diable n'a fait que
+commencer l'ouvrage, maintenant c'est aux gens de justice
+de finir, et voilà qu'on leur amène pour ça Beuzec-le-Noir.</p>
+
+<p>Je demandai s'il était vraiment arrêté.</p>
+
+<p>&mdash;Depuis ce matin, répondit le meunier; on l'a pris
+au moment où il essayait de voler une barque à l'anse de
+Dinant, et, en le fouillant, on a trouvé sur lui plus de
+pièces d'or qu'il n'a jamais gagné de sous. Je viens de le
+rencontrer dans une charrette, garotté comme un sanglier.</p>
+
+<p>Guiller ajouta beaucoup de suppositions sur l'origine
+de cet or, sans paraître soupçonner la vérité. Profitant de
+son humeur causeuse, je l'interrogeai à loisir sur le <i>reptile</i>,
+et j'appris de lui tout ce qui pouvait expliquer cette
+étrange nature. Jeté sur les côtes bretonnes par la tempête,
+ainsi que me l'avait raconté Salaün, l'enfant naufragé
+avait grandi dans l'isolement et la réprobation;
+tout le monde l'avait repoussé, et il était devenu l'ennemi
+de tout le monde. Comme le sauvage, il avait vécu de
+ruse, d'hostilité et de patience: sa vie était devenue une
+perpétuelle embuscade.</p>
+
+<p>Maraudeur insaisissable, il échappait à toutes les poursuites
+sans que rien pût lui échapper, et cette miraculeuse
+adresse avait encore confirmé la superstition populaire.
+D'abord quelques voisins dépouillés par lui s'étaient
+vengés; mais des désastres inattendus, et dont l'auteur
+restait invisible, leur avaient toujours fait cruellement
+expier cette audace; aussi la haine s'était-elle tempérée
+par la crainte. On fermait les yeux sur les déprédations
+de Beuzec, pour n'avoir pas à les punir; il avait fini par
+se faire une force de sa méchanceté.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il soit venu d'enfer ou qu'il y aille, ajouta Guiller
+avec plus de sérieux que je ne lui en avais vu jusqu'alors,
+c'était une dure épreuve pour le pays; lui et Judok
+se tenaient là-bas comme deux vipères qui mettaient
+les honnêtes gens en angoisse; maintenant qu'ils n'y sont
+plus, on pourra marcher sans regarder à ses pieds.</p>
+
+<p>Je ne répondis pas: depuis un instant, mon attention
+était attirée ailleurs et j'écoutais avec distraction. Nous
+avions atteint un plateau boisé, et nous suivions un chemin
+creux dont les haies vives ne permettaient de rien
+voir, mais n'empêchaient pas d'entendre un chant
+grave et lointain qui s'élevait par intervalles. Je m'arrêtai
+en imposant silence de la main à mon compagnon et en
+prêtant l'oreille; le chant retentit plus rapproché. Le meunier
+se dressa sur sa monture et regarda par-dessus les
+buissons.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu nous bénisse! c'est la procession pour les
+biens de la terre, dit-il; le blé a soif, et ceux de Crozon
+font le tour de la paroisse avec leurs prêtres pour implorer
+le maître de la pluie et du soleil.</p>
+
+<p>Je pressai le pas afin d'atteindre le plateau auquel conduisait
+notre route, et en débouchant sur la bruyère,
+j'aperçus la procession qui s'avançait de notre côté.</p>
+
+<p>A la tête du cortége marchait le clergé avec le dais et
+des enfants en costume de ch&oelig;ur qui portaient l'eau consacrée
+ou agitaient des sonnettes, puis venaient les populations
+accourues des campagnes voisines.</p>
+
+<p>Les hommes marchaient les premiers, deux à deux et
+tête nue; derrière, à une certaine distance, s'avançaient
+les femmes, le chapelet à la main. Tous avaient revêtu
+leur costume des jours de fête, dont les formes variées
+donnaient à la cérémonie je ne sais quoi de pittoresque
+et d'animé qui semblait appartenir à un autre âge. Après
+chaque stance de l'hymne sainte, les voix se taisaient,
+et il y avait une pause pendant laquelle on n'entendait
+plus que le bourdonnement des insectes dans l'air et le
+cri du grillon sous les fougères. La procession se déroulait
+avec une lenteur majestueuse sur la crête même du coteau.
+Elle arriva droit à nous.</p>
+
+<p>Je m'étais découvert, et le meunier, descendu de sa
+monture, s'était agenouillé.</p>
+
+<p>Le premier groupe passa avec les aubes blanches, les
+bannières à franges de soie et les croix d'argent étincelantes.
+Les hommes commençaient à défiler les mains
+jointes sur leurs larges chapeaux, et le visage à demi-voilé
+par leurs longs cheveux, quand il se fit tout à coup un
+mouvement. Les regards s'étaient tournés vers la route
+que Guiller et moi venions de quitter. Une petite charrette
+entourée de douaniers et de pêcheurs débouchait sur le
+plateau où nous nous trouvions. Le meunier se leva à
+demi.</p>
+
+<p>&mdash;C'est lui, c'est Beuzec! me dit-il vivement.</p>
+
+<p>Ce nom répété de proche en proche, courut dans la
+foule et y causa une sorte de frémissement; les prêtres
+eux-mêmes s'étaient arrêtés; la charrette arrivait près
+d'eux. Je reconnus alors le <i>reptile</i>, dont les pieds étaient
+liés avec des filins goudronnés et les bras solidement attachés
+aux barreaux.</p>
+
+<p>En entendant les chants, il s'était redressé, et son visage
+hagard apparut au-dessus des bords du tombereau.
+A la vue de la procession, il jeta un premier cri d'ironie
+insultante qui alla se répétant à mesure que les prêtres
+et les symboles consacrés passaient devant lui; puis quand
+vint le tour des assistants, il se mit à les appeler l'un
+après l'autre, en accompagnant chaque nom d'un éclat de
+rire ou d'une injure; mais, arrivé aux femmes, nous le
+vîmes s'interrompre subitement, son rire s'éteignit, il fit,
+pour s'élancer, un effort qui ébranla les barreaux, puis,
+poussant une sorte de rugissement, il se laissa tomber
+au fond du chariot.</p>
+
+<p>Dans ce moment, mon &oelig;il rencontra le pâle visage de
+Dinorah. Les yeux baissés et les mains tremblantes sur
+son chapelet, elle passait avec la procession qui avait repris
+sa marche. Je la vis se perdre dans le chemin creux,
+tandis que la charrette disparaissait avec son escorte au
+versant du coteau.</p>
+
+<p>La protégée de Marie et le fils du démon venaient de se
+rencontrer pour la dernière fois, et de se faire un éternel
+adieu.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="SEPTIEME_RECIT" id="SEPTIEME_RECIT"></a>SEPTIÈME RÉCIT.</h2>
+
+<h2>LES BOISIERS.</h2>
+
+
+<p>Il est surtout trois formes sous lesquelles la création
+se révèle à nous plus souveraine, la montagne, l'océan,
+la forêt: de ces trois grands aspects de l'&oelig;uvre divine,
+deux restent à l'abri de toutes les atteintes humaines et
+immuables dans leur sublimité; mais la troisième est
+soumise à la volonté de l'homme. Partout où il s'établit,
+sa hache fait la place libre. Ces longues chaînes d'ombrages
+que le travail latent de la terre a mis des
+siècles à élever comme de verdoyantes montagnes,
+il les taille, il les entr'ouvre, il les abat à son gré;
+aussi la forêt devient-elle chaque jour, dans notre vieux
+monde, un accident plus rare et par cela même plus curieux.</p>
+
+<p>J'avais traversé les grands taillis et les petites futaies
+qui parsèment nos provinces de l'Ouest, mais il me restait
+à voir une oasis forestière assez vaste pour renfermer
+une population spéciale, créer des caractères et des industries.
+Je me décidai à visiter la forêt du Gavre, enclavée
+entre le Don et l'Isac, deux des principaux affluents
+de la Vilaine. J'avais pour compagnon momentané
+de ce voyage un nouveau garde que l'administration
+expédiait au Gavre, afin d'activer la surveillance et de
+réprimer des abus favorisés par la négligence et la tradition.
+Il eût été difficile de trouver un homme plus
+propre que Moser à une pareille mission; il était né sur
+cette terre alsacienne qui fournit à la France ses soldats
+les mieux disciplinés: race laborieuse, positive, esclave
+de la règle, et qui, étrangère aux sentimentalités un peu
+puériles d'outre-Rhin, est, pour ainsi dire, la prose de
+l'Allemagne. Moser joignait d'ailleurs aux qualités générales
+de sa race une perspicacité singulière, aiguisée par
+l'expérience. Dans sa carrière de forestier, il avait eu à
+déjouer trop de subterfuges pour n'avoir pas appris lui-même
+à s'en servir; il marchait en toutes choses comme
+dans la forêt, moins souvent par les larges avenues que
+par les <i>foulées</i>, et plus volontiers sur la mousse qui
+éteint le bruit des pas que sur les cailloux qui avertissent
+de l'approche. Cependant, chez lui, la ruse n'avait rien
+de bas et s'aidait plutôt du silence que du mensonge:
+c'était, à tout prendre, une nature droite, mais mise en
+défiance; c'était surtout un caractère. Tel vous l'aviez vu
+au premier instant, tel vous le retrouviez toujours. Moser
+avait donné le règlement des eaux et forêts pour doublure
+à sa conscience et se tenait inébranlable derrière ce bouclier.</p>
+
+<p>L'étude de cette personnalité, d'autant plus facile à
+déchiffrer qu'elle n'avait pas de recoins, donna un véritable
+intérêt à la route que nous faisions ensemble. Le
+garde alsacien prenait rarement l'initiative d'une confidence,
+mais ne refusait jamais de répondre. Je l'amenai
+à me raconter ses longues embuscades dans les fourrés
+pour surprendre les coureurs de bois, ses poursuites sur
+la piste des braconniers, ses ruses victorieuses ou déjouées,
+les luttes corps à corps qu'il avait eues à braver,
+en un mot, tous les incidents de la vie demi-sauvage qu'il
+menait depuis bientôt vingt années, et dont il avait fait
+son plaisir après en avoir fait son devoir.</p>
+
+<p>Pendant ces récits, forcément entrecoupés de beaucoup
+de pauses et de digressions, nous avions franchi la <i>vallée
+d'Or</i> (Orvault), tantôt suivant la route sinueuse qui ondoie
+avec la coulée, tantôt coupant au plus court à travers les
+<i>sentes</i> qui traversent les prairies et s'enfoncent au milieu
+des châtaigneraies. Après avoir escaladé le bourg bâti au
+haut des collines, nous avions gagné la grande lande qui
+remplace l'ancienne forêt de Sautron, où le duc de
+Bretagne, François II, fit bâtir la chapelle de Bongarand,
+encore debout, puis côtoyé l'étang de la Barossière,
+grande flaque immobile et sans ombrage, devant laquelle
+se dressent, comme des fourches patibulaires, quelques
+arbres desséchés qu'entourent des volées de corbeaux.
+Enfin, quittant le chemin direct, j'avais incliné, avec
+mon compagnon, vers le hameau de la Thébaudière,
+désireux de visiter la demeure de cette femme célèbre,
+qui sut, à force de grâce et de bon sens, écrire, sous
+forme de lettres à sa fille, un livre immortel.</p>
+
+<p>Nous arrivâmes au château du Buron par une avenue de
+sapins de cent pieds de haut. Il ne reste pas autre chose
+de ce que Madame de Sévigné appelle les <i>plus vieux bois
+du monde</i>. Dès 1680, son fils avait fait abattre le dernier
+bosquet: «Votre frère, écrit-elle à Madame de Grignan,
+a trouvé l'invention de dépenser sans paraître, de perdre
+sans jouer et de payer sans s'acquitter. Toujours une soif et
+un besoin d'argent, en paix comme en guerre: c'est un
+abîme de je ne sais quoi, car il n'a aucune fantaisie;
+mais sa main est un creuset où l'argent se fond. Ma fille,
+il faut que vous essuyiez tout ceci: toutes ces driades affligées,
+que je vis hier, tous ces vieux sylvains, qui ne
+savent plus où se retirer; tous ces anciens corbeaux, établis
+depuis deux cents ans dans l'horreur de ces bois.....
+tout cela me fit hier des plaintes qui me touchèrent sensiblement
+le c&oelig;ur.»</p>
+
+<p>On ne trouve au Buron d'autre souvenir de Madame
+de Sévigné que quelques lettres autographes et la chambre
+où elle couchait: c'est une petite pièce écartée, à six
+pans, ornée de boiseries sculptées, et encore garnie de
+meubles du <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle.</p>
+
+<p>Partis du Buron, nous atteignîmes la lande de Treillères,
+steppe de près de sept lieues de circonférence, où
+quelques pousses de chêne et de hêtre, dernières traces
+des forêts druidiques, percent un tapis de maigres bruyères,
+puis enfin le bourg de Blain, d'où nous nous dirigeâmes
+sur la forêt du Gavre, qui, depuis longtemps déjà,
+dessinait à l'horizon ses sombres contours.</p>
+
+<p>L'entrée en était autrefois gardée par un château dont
+la possession fut la cause première des plus dramatiques
+épisodes de notre histoire. Le duc de Bretagne l'ayant
+donné à Chandos, au préjudice de Clisson qui le sollicitait,
+celui-ci jura Dieu <i>qu'il n'aurait pas un Anglais pour
+voisin</i>, et courut brûler la propriété du nouveau seigneur.
+Le duc se vengea par un guet-apens célèbre dans l'histoire,
+et auquel Voltaire a emprunté les ressorts dramatiques de
+sa tragédie d'<i>Adélaïde du Guesclin</i>. Plus tard eut lieu le
+meurtre du connétable, que Charles VI voulut venger.
+On sait comment la folie surprit le roi à la tête de son
+armée et commença cette longue série de désastres qui
+faillirent rayer la France du rang des nations.</p>
+
+<p>Je cherchai longtemps en vain la place de ce château,
+dont le nom éveille un si lugubre retentissement dans le
+passé. Les tours que s'étaient disputées les seigneurs et les
+rois les plus puissants de la chrétienté ne forment qu'une
+imperceptible ondulation de terrain; leurs décombres mêmes
+ont disparu sous les orties.</p>
+
+<p>Quand nous descendîmes au bourg, le soleil commençait
+à disparaître derrière les horizons de Rozet et de
+Plessé. Une lueur pourprée incendiait les toits de chaume.
+Les femmes revenaient des <i>vagues</i> de la forêt, portant
+des fagots d'ajoncs ou de fougères qu'elles retenaient à
+l'épaule avec la pointe de la faucille; des enfants couraient
+pieds nus en poussant devant eux des porcs qui arrivaient
+de la glandée.</p>
+
+<p>Debout à la porte du cabaret qui sert d'hôtellerie aux
+rares voyageurs qu'amène le hasard, je contemplais d'un
+&oelig;il curieux l'étrange bourgade. Ses habitants avaient je
+ne sais quoi de rude et d'effarouché; ils accouraient pour
+voir les étrangers, et s'enfuyaient dès qu'ils avaient
+rencontré leurs regards. Leurs chaumières croulantes,
+leurs habits en lambeaux, leur chevelure hérissée, l'expression
+un peu dure des physionomies, tout annonçait
+une pauvreté sauvage, mais rien ne révélait l'ambition
+du désir. La forêt leur fournit le bois qui les
+chauffe, l'herbe qui nourrit leurs troupeaux, l'écorce de
+houx dont ils fabriquent la glu qu'on vient leur acheter de
+loin; le reste leur manque, et ils n'y songent pas. Par
+instants, il me semblait voir un de ces campements fixes
+de Bohêmes arrêtés dans les grandes clairières de la Valachie
+et vivant, comme les oiseaux, de ce que leur donnent
+les bois. Cependant, quelle que fût l'indigence de tout
+ce qui m'entourait, l'heure et le mouvement donnaient
+au tableau un certain charme agreste. Au milieu
+de cette fange et de ces haillons, les éclats de rires se répondaient
+d'une fenêtre à l'autre, quelques chants de
+jeunes filles s'élevaient çà et là; les vieillards souriaient
+sur les seuils aux derniers rayons du soleil, et la fumée
+qui montait des toits de chaume annonçait le repas du
+soir. A travers cette sauvagerie misérable, on sentait
+que les paisibles joies de la famille n'étaient point absentes.</p>
+
+<p>Je fus réveillé dès le point du jour par le son prolongé
+du buccin d'Amérique. Avec un soleil moins voilé de
+brumes, j'aurais pu me croire au pied de quelque morne
+des Antilles. J'ouvris ma fenêtre et j'aperçus le vacher du
+Gavre, qui réunissait les bestiaux du village. On les voyait
+arriver à l'appel du <i>lambis</i>, dont les intonations monotones
+étaient égayées par le bruit des sonnettes et des grelots.
+Tous se dirigeaient vers la forêt, où le droit de pacage,
+autrefois concédé aux habitants par les vieilles
+chartes, leur a été conservé. Quelques hommes les suivaient
+portant sur l'épaule l'<i>étrêpe</i>, faulx recourbée avec
+laquelle ils coupent dans les bois la litière de leurs étables.</p>
+
+<p>J'avais hâte de prendre le même chemin, et je descendis
+au rez-de-chaussée. J'y trouvai Moser, qui, en attendant
+les gardes auxquels il avait fait savoir son arrivée,
+déjeunait debout avec un verre de vin et un morceau de
+pain bis.</p>
+
+<p>Je commençais à partager son frugal repas, quand
+nous vîmes entrer un paysan qui, à notre aspect, s'arrêta
+sur le seuil, parut hésiter et finit par s'avancer vers
+la cabaretière, à laquelle il présenta une petite gourde
+de cuir sans prononcer un seul mot; elle la prit également
+en silence et se prépara à la remplir d'eau-de-vie. Le paysan
+attendit, adossé à la table qui servait de comptoir, et
+les deux mains appuyées sur son bâton de houx. Il était
+grand, maigre, un peu voûté, mais d'une apparence robuste.
+Vêtu d'une veste de drap vert très usée, d'un pantalon
+de berlinge et de souliers à semelles de bois, il
+portait en bandoulière une poche de toile qui affectait la
+forme d'un carnier. Son regard, promené autour de lui
+d'un air d'insouciance, glissa sur nous sans paraître s'arrêter,
+puis il se mit à siffler en tourmentant de la pointe
+de son bâton la terre battue qui servait de plancher.
+Quand l'aubergiste lui tendit la gourde remplie, il n'en
+paya point le prix, mais il fit un geste d'intelligence auquel
+la femme répondit par un signe de tête, gagna la
+porte et disparut.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne connaissez point cet homme? demandai-je
+à Moser, qui venait, comme moi, de s'approcher du
+seuil pour suivre des yeux le paysan.</p>
+
+<p>Moser fit un signe négatif et descendit les deux marches
+de l'entrée afin de voir la direction que prenait l'homme
+à la veste verte.</p>
+
+<p>&mdash;Il va vers la forêt, dit-il au bout d'un instant.</p>
+
+<p>&mdash;Où pourrait-il aller? répliquai-je; la forêt est ici
+le champ commun où tout le monde moissonne.</p>
+
+<p>&mdash;Mais tout le monde n'y fait pas la même récolte.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai trouvé en effet quelque chose de particulier
+dans la tournure de ce visiteur silencieux.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous remarqué qu'il n'était point chaussé de
+sabots, mais de galoches plus commodes pour la marche
+et qui laissent la même empreinte? Les autres paysans
+vont jambes nues, tandis qu'il porte des guêtres de cuir
+pour se défendre des épines du fourré; leur veste est
+brune ou bleue; la sienne est verte, afin de se confondre
+plus facilement avec les feuilles. Son carnier de toile pourrait
+passer pour une pannetière sans les taches de sang
+qu'on y voit encore, et ses mains seraient celles d'un laboureur,
+si elles n'avaient point été noircies par la poudre
+du bassinet.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi vous croyez que nous venons de voir un braconnier?</p>
+
+<p>&mdash;De la pire espèce, et je me tromperais fort si ce
+n'était celui qui dépeuple depuis dix ans la forêt, et qu'on
+a signalé à l'administration.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le nommez?....</p>
+
+<p>&mdash;Antoine, ou plus communément <i>Bon-Affût</i>.</p>
+
+<p>La cabaretière, qui rangeait ses bouteilles, se retourna
+à ce mot en tressaillant.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez que j'ai touché juste, dit l'Alsacien, à
+qui ce mouvement ne put échapper; notre vagabond est
+en compte-courant avec le <i>Cheval-Blanc</i>, et paiera un
+de ces jours sa provision d'eau-de-vie en gibier.</p>
+
+<p>Notre hôtesse commençait à protester par un de ces flux
+de paroles que les paysannes prennent pour des raisonnements,
+quand l'arrivée d'une jeune <i>boisière</i> vint heureusement
+l'interrompre.</p>
+
+<p>Ce nom de <i>boisier</i> n'appartient, à vrai dire, qu'aux
+<i>navreurs</i> de cercles et d'échalas, aux tailleurs de cuillers,
+aux tourneurs d'écuelles et de rouets, aux charbonniers,
+aux fendeurs de lattes, aux sabotiers, population
+nomade qui habite des huttes de feuillage dans
+les clairières, déloge forcément à chaque coupe, et s'établit
+là où frappe la cognée; mais l'habitude a fait donner
+le même nom à tous ceux qui vivent des produits forestiers,
+alors même qu'ils ne travaillent pas le bois de
+leurs mains. C'était le cas de Michelle, la jeune marchande
+qui colportait les ustensiles fabriqués au Gavre,
+dans les foires des villages, où ses façons riantes, sa malicieuse
+adresse et son inépuisable faconde ensorcelaient
+les chalands jusqu'à les empêcher de distinguer le hêtre
+du bouleau.</p>
+
+<p>Elle revenait avec trois chevaux, dont les mannequins
+étaient vides, et retournait aux campements des
+<i>boisiers</i> pour renouveler son approvisionnement. Cette
+direction était précisément celle que je désirais prendre.
+Moser allait commencer avec ses gardes une inspection
+qui ne leur permettait point de me servir de
+guides: je demandai à Michelle s'il me serait permis de
+la suivre en profitant de sa compagnie.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc pas? dit-elle en riant; la route du
+roi est ouverte à tout le monde, mêmement que, pour
+mieux passer les fondrières, Monsieur pourra monter sur
+une de mes bêtes, à la place des sébilles et des boîtes à
+sel.</p>
+
+<p>J'acceptai la proposition sans fausse honte. Moser m'aida
+à me hisser sur le bât recouvert d'un coussin de paille,
+et, après avoir échangé un adieu, nous nous séparâmes,
+lui pour suivre, avec les gardes, le fossé qui enceint la
+forêt, moi pour la traverser avec Michelle.</p>
+
+<p>Le hasard ne pouvait me donner une compagne de
+route de plus vive humeur. Son oncle lui avait confié la
+vente des <i>boiseries</i> depuis l'âge de quatorze ans, et,
+obligée de défendre ses intérêts et sa personne contre tous
+les accidents d'une vie nomade, la jeune paysanne avait
+acquis cette hardiesse un peu virile qui choque au premier
+abord, puis amuse par la nouveauté. A chaque
+rencontre faite sur le chemin, il y avait échange de confidences
+ou de railleries, dans lesquelles le dernier mot
+lui restait toujours.</p>
+
+<p>C'était une grande fille d'environ vingt ans, plutôt
+leste que jolie, mais dont l'&oelig;il noir, le teint coloré, les
+dents blanches, avaient un certain attrait de vie et de
+santé. Du reste, la malice chez Michelle n'excluait point
+la coquetterie; elle se servait d'épigrammes comme d'hameçons
+pour arrêter les passants et les attirer.</p>
+
+<p>Un d'eux, qui tenait le milieu entre le bourgeois et le
+manant, reçut ses agaceries avec une majesté officielle,
+dont je ne pus m'empêcher de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Ne faites pas attention, dit Michelle qui avait remis
+sa monture au trot, nous sommes un peu fier, rapport à
+notre titre d'officier municipal.</p>
+
+<p>Je demandai si c'était vraiment le maire du bourg.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que vous parlez de bourg! s'écria la <i>boisière</i>,
+d'un air plaisamment scandalisé; heureusement
+que la <i>chevaline</i> n'est pas de la paroisse, sans quoi ce
+mot-là l'eût fait ruer! Vous ne savez donc pas qu'en sortant
+du paradis terrestre, Adam et Ève arrivèrent juste au
+milieu de cette grande ravine où vous voyez le Gavre, que
+l'endroit leur parut trop avenant pour aller plus loin, et
+qu'ils bâtirent là, dans la crotte, la première ville du
+monde. M. le maire doit en avoir la preuve dans ses paperasses
+timbrées, et les enfants de cinq ans vous conteront
+la chose. Aussi méprisons-nous ici les gens de Vay,
+de Rozet et de Plessé, qui ne sont que des paysans, tandis
+que ceux du Gavre ont toujours passé devant Dieu pour
+les premiers bourgeois de la création.</p>
+
+<p>Tout en causant, nous avions atteint la forêt, et nous
+commencions à cheminer sous une jeune <i>vente</i> de chênes.
+Ce nom de <i>vente</i> est donné aux divisions qui forment les
+triages de la forêt, au nombre de quatre cents; elles sont
+soumises à des coupes calculées qui constituent le système
+d'aménagement.</p>
+
+<p>Après avoir pris une des dix grandes avenues ou <i>rabines</i>
+qui aboutissent au point central, nous tournâmes par
+les <i>foulées</i>.</p>
+
+<p>Le feuillage de chêne, qui dominait dans ces longues
+routes de verdure, était entrecoupé çà et là de merisiers,
+de trembles et d'alisiers. Au-dessus, des <i>aigrasses</i>
+ou pommiers sauvages tordaient leurs rameaux noueux,
+et le nerprun dressait ses faisceaux de branches fines destinées
+au vannier.</p>
+
+<p>Le pas des chevaux résonnait à peine sur la mousse;
+l'air, plus frais et plus léger, avait une sorte de saveur
+agreste qui se communiquait à tout l'être, et me donnait
+une facilité de vivre jusqu'alors inconnue. En se sentant
+plus loin des hommes, on se sentait plus près de l'&oelig;uvre
+de Dieu: on en percevait par tous les pores la sève fortifiante,
+on s'y trouvait plongé. Le silence même de la
+forêt était traversé par mille souffles mélodieux et animés:
+ici, c'étaient les roucoulements des tourterelles, les
+martellements cadencés du pivert, les sifflements des grives
+ou la joyeuse chanson des bergeronnettes; là, le
+murmure de l'eau parmi les glaïeuls, les soupirs du vent
+dans le feuillage, le bourdonnement de l'abeille, ou la
+rumeur confuse de mille insectes invisibles; partout enfin
+le bruit du grand flot de la vie qui vient de Dieu, passe
+sans cesse et se renouvelle toujours.</p>
+
+<p>Lorsque nous eûmes atteint les nouvelles <i>ventes</i>, la
+forêt perdit son aspect solitaire: l'homme reparaissait,
+comme d'habitude, par la trace de récents ravages. Des
+arbres fraîchement équarris jonchaient çà et là le sol,
+des ornières déchiraient l'herbe fine des <i>placis</i>, et l'on
+entendait les clochettes des vaches qui broutaient les
+jeunes pousses.</p>
+
+<p>Je demandai à ma conductrice si le baraquement des
+<i>boisiers</i> était encore éloigné.</p>
+
+<p>&mdash;Assez pour qu'on ne puisse en voir la fumée, répondit-elle;
+il a fallu se détourner du droit chemin afin
+de conduire Monsieur à la Magdeleine.</p>
+
+<p>Je m'excusai de l'avoir retardée.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous en inquiétez point, reprit-elle; ce sera une
+occasion de voir la ferme des Louroux en passant, et de
+savoir si les cheveux de la Louison ont changé de couleur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est une parente ou une amie? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;La Louison, s'écria Michelle; eh! fi! Jésus! Monsieur
+ne sait donc pas? C'est une pauvre créature dont le
+nom de famille est un nom de baptême.</p>
+
+<p>&mdash;J'entends, une enfant d'hospice.</p>
+
+<p>&mdash;Du tout, du tout; la Louison a été trouvée dans le
+bois par un homme du pays, qui vit d'aventure et qu'on
+appelle Antoine.</p>
+
+<p>&mdash;Le <i>Bon-Affût</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Juste! Monsieur le connaît?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai vu ce matin pour la première fois.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien donc! le <i>Bon-Affût</i> est arrivé ici, voilà
+quinze ans, pas loin, portant dans sa peau de chèvre l'enfançon
+qu'il avait soi-disant trouvé à un des carrefours
+de la forêt; mais ceux qui l'ont reçu disent qu'il ne criait
+point la faim comme un nourrisson abandonné, et que,
+pour sûr, le braconnier le tenait de la mère.</p>
+
+<p>&mdash;Et il l'a fait élever?</p>
+
+<p>&mdash;A la ferme de la Magdeleine, où on la garde depuis,
+bien que ce soit une rousse et pas trop vaillante! Mais les
+Louroux ont des affaires avec Antoine, et, comme il protége
+la Louison, on lui passe ses mièvreries. Monsieur
+n'aura pas à s'étonner s'il retrouve là-bas le braconnier
+avec la petite.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas lui qui vient de ce côté? demandai-je,
+en montrant quelqu'un dont on apercevait la silhouette à
+travers les branches d'une jeune <i>vente</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Lui! répéta Michelle, qui se pencha sur le cou de
+son cheval. Eh! non pas! c'est Bruno! Monsieur doit avoir
+entendu parler à l'auberge de Bruno, le <i>chasseur de miel</i>
+de la forêt. Gage qu'il va aussi à la Magdeleine! Eh!
+Bruno! tournez un peu la tête par ici; vous pouvez nous
+voir sans impolitesse.</p>
+
+<p>Celui à qui s'adressait cet appel venait de paraître au
+coude du chemin, et se retourna vers nous en souriant.</p>
+
+<p>C'était un jeune garçon dans toute la fleur de la première
+virilité, et dont les haillons semblaient trahir plutôt que
+voiler la beauté. Un chapeau de paille aux bords frangés
+retombait sur sa chevelure bouclée; une veste de drap
+trop étroite dessinait son buste et ses bras bien détachés;
+un pantalon de toile en lambeaux laissait voir des jambes
+nerveuses qui eussent fait l'admiration d'un statuaire. La
+force dominait dans cet ensemble plein de grâce, mais la
+force jeune et souple de l'adolescence; on eût dit un de
+ces arbres à la fine écorce, au feuillage foncé et aux branches
+hardies qui poussent, d'un seul jet, dans les terres
+généreuses. Il portait un vase de bois à couvercle mobile,
+retenu sur l'épaule par une courroie.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! les <i>avettes</i> ont-elles travaillé pour toi?
+demanda Michelle, que la supériorité d'âge et de fortune
+rendait plus libre de langage.</p>
+
+<p>&mdash;Les mouches du bon Dieu travaillent toujours pour
+les chrétiens, répliqua Bruno, en nous montrant son vase
+plein de rayons récemment enlevés.</p>
+
+<p>&mdash;Et où as-tu <i>picoré</i> ton sucre de chêne?</p>
+
+<p>&mdash;Là-bas, vers l'<i>Epine des haies</i>, au creux d'une
+<i>bourdaine</i> que j'ai enfumée. J'ai encore plus de dix autres
+endroits où les petites belles se fatiguent à mon intention.
+L'année sera bonne pour la récolte des douceurs,
+vu que les <i>lancygnés</i> (sureaux) ont fleuri dru au
+printemps.</p>
+
+<p>J'interrogeai Bruno sur l'abondance de ces nids d'abeilles,
+et j'appris qu'on en comptait plusieurs centaines
+dans la forêt. Le jeune garçon les connaissait presque
+tous; mais la plupart se trouvaient placés hors de portée,
+et, pour recueillir le miel, il eût fallu abattre l'arbre,
+comme le font les chasseurs de miel du Nouveau-Monde.</p>
+
+<p>Le commerce de Bruno était donc peu lucratif, et il avait
+dû y joindre la quête des magasins d'écureuils où il s'emparait
+des faînes, des châtaignes et des noix entassées
+pour leurs provisions d'hiver; il vendait enfin des baguettes
+de <i>bourdaine</i> aux cagiers, de l'écorce de houx aux
+fabricants de glu, et portait au bourg, en hiver, quelques
+oiseaux d'étang pris au trébuchet. Toutes ces industries de
+contrebande n'avaient point réussi à le rendre riche, mais
+semblaient le faire heureux. Toléré par les gardes, que
+sa complaisance et sa bonne humeur avaient apprivoisés,
+il vivait dans la forêt aussi libre que le pêcheur sur les
+flots.</p>
+
+<p>Michelle avait d'abord accepté la compagnie de Bruno
+avec empressement; mais un scrupule subit parut traverser
+sa pensée, elle ralentit le pas de sa monture et
+demanda brusquement à Bruno s'il ne s'éloignait pas trop
+de sa route.</p>
+
+<p>&mdash;M'éloigner! dit le jeune garçon, je me rapproche,
+au contraire.</p>
+
+<p>&mdash;Où vas-tu donc?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, comme vous, jolie Michelle, à la ferme des
+Louroux.</p>
+
+<p>La <i>boisière</i> le regarda en face.</p>
+
+<p>&mdash;C'est-il, comme ton bon ami Antoine, pour quelque
+affaire de maraude? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Sur ma conscience, non! dit Bruno d'un accent de
+sincérité; je ne vais que pour dire un bonjour à ceux de
+la Magdeleine et pour leur faire goûter mon sucre d'<i>avettes</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! je comprends, reprit Michelle avec un rire
+trop éclatant pour ne pas être forcé, c'est un cadeau que
+tu apportes à la Louison.</p>
+
+<p>&mdash;A elle...... et aux autres! répliqua le jeune paysan
+un peu embarrassé.</p>
+
+<p>&mdash;Alors pourquoi ne nous en as-tu pas offert?</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, dit Bruno, qui dégagea de son épaule le
+petit baril qu'il découvrit en l'avançant à portée de la
+jeune fille; vous pouvez en manger à votre appétit.</p>
+
+<p>Michelle l'écarta de la main.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, reprit-elle, il n'y en a point trop pour
+la <i>trouvée</i>! Prends garde seulement que le sucre de chêne
+ne lui tourne dans le sang, ses <i>roussures</i> pourraient grandir,
+et son visage prendre la couleur d'un coin de beurre
+de Nozay.</p>
+
+<p>Elle accompagna cette plaisanterie rustique d'un nouvel
+éclat de rire; le chercheur de miel secoua la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes méchante, la Michelle, dit-il d'un ton fâché;
+ceux qui ont bon c&oelig;ur ne raillent pas les misères
+que Dieu nous a faites. Si la Louison n'est ni belle, ni de
+grand courage, elle n'a pas moins ses mérites.</p>
+
+<p>&mdash;On sait bien que tu en es amoureux, mon pauvre
+moissonneur de noisettes! dit Michelle toujours plus
+aigre.</p>
+
+<p>&mdash;Ceci est une menterie, reprit Bruno vivement: la
+Louison n'a point l'âge pour qu'on l'épouse, et par ainsi
+je ne puis pas en être amoureux; mais c'est la vérité que
+je lui veux du bien, parce qu'elle a une bonne âme, ce
+qui est encore, je vous le dis, la Michelle, plus profitable
+et plus rare que la beauté. J'ai aidé la Rousse à marcher
+quand elle n'était guère plus haute qu'un fagot couché;
+je l'ai retirée du grand étang, déjà si noyée qu'elle avait
+perdu la voix; on sait bien que tout ça attache, et il
+n'est point juste de nous tourmenter pour une honnête
+amitié.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! eh bien! s'écria la <i>boisière</i>, sait-il donc
+parler à cette heure, lui qui d'ordinaire n'a pas plus de
+voix qu'un hanneton? Allons, ajouta-t-elle en voyant le
+mouvement d'impatience du jeune garçon, ne vous retournez
+pas vers moi avec l'air d'un sanglier qu'on est
+venu tracasser dans sa <i>fougeace</i>. Voici la maison des Louroux,
+pauvre innocent, et, si je ne me trompe, la Louison
+a senti l'odeur du miel, car je l'aperçois devant la
+porte qui vous attend pour vous souhaiter la bienvenue.</p>
+
+<p>Une fillette d'environ quinze ans venait en effet d'accourir
+sur le seuil.</p>
+
+<p>Ce qu'en avaient dit Bruno et Michelle m'avait préparé
+à une laideur exceptionnelle; je fus tout surpris de trouver
+une créature petite, frêle et un peu pâle, mais
+d'une physionomie si douce et d'une grâce si mignonne,
+que dès le premier coup d'&oelig;il on était gagné. Sa chevelure,
+d'un roux splendide, tombait en désordre sur un
+cou dont la blancheur de marbre défiait le hâle et le soleil.
+Ses yeux bleus et un peu ronds avaient je ne sais
+quoi d'étonné, comme ceux d'un enfant qui s'éveille;
+ses traits suaves étaient éclairés par un fin sourire. La
+seule disgrâce de ce charmant visage adolescent était les
+rousseurs auxquelles la <i>boisière</i> avait fait allusion.</p>
+
+<p>Louison nous salua avec une politesse agreste.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc! demanda ironiquement ma conductrice,
+c'est-il aujourd'hui dimanche pour la Louison, qu'elle se
+tient là écoutant l'herbe pousser et les mains sous sa <i>devantière</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Faites excuse, Michelle, répondit la fillette d'une
+voix doucement timbrée; mais les pauvres gens ne sont
+pas plus robustes que Dieu le créateur, qui a eu besoin
+de se reposer.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous ça! dit la <i>boisière</i>, qui se tourna de mon
+côté comme si elle eût voulu me rendre complice de ses
+moqueries; c'est une savante, oui! le <i>Bon-Affût</i> lui a
+appris à lire dans l'imprimé, et les murs de la ferme sont
+tapissés d'images que lui a données M. le curé.</p>
+
+<p>&mdash;Tout le monde ne peut pas avoir sa chambre comme
+la jolie Michelle <i>adournée</i> des cadeaux de ses amoureux,
+fit observer la petite.</p>
+
+<p>Bruno eut l'imprudence de rire de cette innocente malice,
+ce qui parut faire perdre à Michelle tout son sang-froid.</p>
+
+<p>&mdash;Si les amoureux sont honnêtes pour moi, c'est que
+je ne leur fais pas honte, reprit-elle, en jetant un regard
+expressif sur les pauvres habits de l'orpheline; mais consolez-vous,
+la Rousse, voici un galant qui n'a point tant
+de <i>braverie</i> et qui vous cherche. Allons, le beau gars,
+ouvrez votre barillet et offrez à celle-ci vos friandises de
+mendiant.</p>
+
+<p>Je voulus m'entremettre pour donner une autre tournure
+à l'entretien; mais Michelle avait une piqûre au
+c&oelig;ur, et, quoi que je pusse dire, elle reprit toujours l'offensive.</p>
+
+<p>Bruno, qui s'était assis près du seuil sur une pierre,
+écoutait avec impatience. Quant à Louison, elle fut
+quelque temps sans sentir les coups et riant des sarcasmes
+de Michelle: elle jouait avec sa colère comme un
+enfant avec des armes dont il ne se défie pas, mais la
+<i>boisière</i> finit par trouver le joint du c&oelig;ur en lui demandant
+méchamment si les Louroux ne l'habilleraient point
+de neuf pour la prochaine fête de Plessé. Elle faisait sans
+doute allusion à quelqu'avanie précédemment infligée à
+l'orpheline pour son pauvre costume, car je la vis tout à
+coup rougir et balbutier. Michelle, qui comprit que le
+coup avait porté, redoubla avec la cruauté d'une femme
+qui se venge; elle n'épargna à la Louison aucune raillerie
+sur ses misérables vêtements, énuméra tout ce qui lui
+manquait, et finit par une description complaisante du
+nouvel habit que faisait pour elle le tailleur de Niort.</p>
+
+<p>La Louison, qui jusqu'alors avait eu la réplique si libre,
+écouta tout sans répondre et la tête basse. Evidemment,
+la cruelle insistance de la <i>boisière</i>, après lui avoir rappelé
+quelque pénible souvenir, venait d'éveiller ses innocentes
+coquetteries. Ramenée à ce désir de parure, qui
+n'est chez la femme qu'une des formes du besoin de plaire,
+elle était passée presque subitement de son insouciante
+gaîté à toutes les amertumes de la honte et du souhait
+sans espoir. Debout près de la porte, elle roulait de son
+petit pied nu quelques feuilles que le vent avait poussées
+jusqu'au seuil; des mèches de cheveux couleur d'or
+bruni voilaient son visage, et une de ses mains arrachait
+avec distraction la mousse qui veloutait, par taches, le
+mur auquel elle s'appuyait.</p>
+
+<p>L'arrivée du maître de la Magdeleine coupa heureusement
+court à l'entretien; l'orpheline en profita pour
+s'échapper, et, après avoir remercié assez brièvement
+Michelle, qui continua sa route, j'entrai au logis avec le
+fermier.</p>
+
+<p>J'étais curieux de connaître les détails d'une exploitation
+agricole placée dans des circonstances aussi particulières.
+Le père Louroux m'expliqua et me fit visiter tout
+ce qui méritait d'être connu.</p>
+
+<p>Ces terres enclavées dans la forêt étaient entourées
+d'innombrables ennemis contre lesquels il fallait sans
+cesse les défendre. A chaque instant mon guide me dénonçait
+quelque fausse trappe creusée sous le gazon pour
+les loups, et toute semblable à celle où tomba Daphnis
+quand Chloé vint l'en retirer en «l'aidant du cordon qui
+nouait ses cheveux.»</p>
+
+<p>Ainsi ramené au souvenir des pastorales de Longus,
+j'avais précédé le père Louroux de quelques pas, et j'allais
+franchir une brèche ouverte sur un champ de blé,
+quand le fermier accourut avec un cri d'épouvante et me
+montra une faulx cachée sous les ramées, à l'intention des
+sangliers, très nombreux au Gavre, et qui, en se précipitant
+par l'ouverture, devaient rencontrer la faulx et s'ouvrir
+les entrailles.</p>
+
+<p>Ces sortes de piéges, les plus redoutables de tous,
+étaient aussi les plus multipliés. Cependant ils ne suffisaient
+point pour garantir les moissons contre la voracité
+des <i>grogneurs</i>. Le père Louroux m'apprit qu'à l'époque
+où les froments jaunissaient, tous les gens de la
+ferme devaient se disperser dans les champs, monter sur
+des chariots, comme les barbares de la Crimée, et, le fusil
+à la main, attendre au haut de ces citadelles roulantes
+l'arrivée des sangliers.</p>
+
+<p>Quant aux loups, ils n'étaient redoutables qu'en hiver;
+mais alors ils se rassemblaient par troupes et venaient
+assiéger les étables. Deux ans auparavant, ils avaient
+failli dévorer la Louison, qui était perdue sans Antoine.</p>
+
+<p>&mdash;Et il paraît, dis-je, que depuis tous deux sont restés
+amis?</p>
+
+<p>Je lui montrai le braconnier et la jeune fille causant
+intimement au coin de la clairière que nous allions
+traverser.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! <i>Bon-Affût</i> est par ici! reprit le fermier,
+dont la figure s'éclaira; gage qu'il apporte quelque chose
+à la petite! On ne sait pas ce que c'est que l'attachement
+de ces endurcis-là, monsieur; ils sont pires que le fer, car
+la rouille du temps n'y peut rien. Depuis le jour où Antoine
+a ramassé la pauvre créature parmi les feuilles
+mortes, il l'a aimée autant à lui seul qu'un père et une
+mère, et, si elle lui demandait son &oelig;il droit, au lieu de
+refuser, il lui donnerait encore le gauche pour appoint.</p>
+
+<p>L'attitude et l'expression du braconnier ne démentaient
+point les paroles de Louroux.</p>
+
+<p>Antoine était assis aux pieds de la Louison, accoudé sur
+ses genoux, où il mangeait un morceau de pain noir, la
+tête levée vers elle, et les regards plongés dans ses yeux.
+On eût dit que la table transformait pour lui ce frugal
+repas en festin, car tous les plis de son rude visage semblaient
+sourire.</p>
+
+<p>La jeune fille, qui venait sans doute de lui raconter
+l'humiliation qu'elle avait eu à subir de la Michelle, essuyait
+encore de temps en temps une larme avec le coin
+de son tablier, et ne pouvait retenir de petits sanglots qui
+lui entrecoupaient la voix; mais les paroles du braconnier
+avaient déjà ramené la gaîté sur ce visage d'enfant,
+où le rire reparaissait à travers les derniers pleurs, comme
+le soleil dans un rayon de pluie.</p>
+
+<p>Nous suivions la lisière du bois, cachés par les touffes
+de houx, et le gazon éteignait le bruit de nos pas: aussi
+approchions-nous sans être aperçus. La voix du braconnier
+s'était insensiblement élevée, et je crus distinguer
+quelques mots dont l'accent étranger m'était bien connu.</p>
+
+<p>&mdash;On dirait qu'ils parlent breton? fis-je observer à
+demi-voix.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la vérité! reprit le père Louroux, qui se mit
+instinctivement à mon diapason; le <i>Bon-Affût</i> est né
+devers les bois de Camore, et, quand il est venu ici, voilà
+une quinzaine d'années, il avait grande peine à parler
+comme tout le monde. Aussi a-t-il appris le jargon du
+bas-pays à sa mignonne Louison, et celle-ci l'a enseigné
+à Bruno, si bien que, lorsqu'ils sont ensemble, ils font
+un verbiage que le bon Dieu n'y entendrait rien. Ecoutez
+plutôt si cela ressemble à une langue faite pour le
+monde?</p>
+
+<p>Malgré l'opinion du fermier, je commençais à comprendre
+parfaitement.</p>
+
+<p>&mdash;La paix! la paix! répétait Antoine d'un ton caressant:
+je te dis que tu iras à l'assemblée prochaine et que
+tu seras la plus belle, oui!</p>
+
+<p>&mdash;Le drap et la toile sont bien chers! objectait la
+fillette, qui ne pleurait plus que d'un &oelig;il.</p>
+
+<p>&mdash;Mais les chevreuils se vendent bien, répliqua le braconnier,
+et pas plus tard que demain il y en aura un à
+la ferme. Le père Louroux se chargera comme d'habitude
+de le faire arriver à Nantes.</p>
+
+<p>&mdash;Et si les gardes veillent cette nuit? demanda la
+Rousse tout-à-fait consolée.</p>
+
+<p>&mdash;Ils ne veilleront point, répliqua <i>Bon-Affût</i>, j'ai un
+moyen sûr de les envoyer au fenil.....</p>
+
+<p>Les branches mortes qui craquaient sous nos pieds dénoncèrent
+notre approche; le braconnier fit un geste rapide
+qui recommandait à l'enfant la discrétion et se leva
+pour nous recevoir.</p>
+
+<p>Il reconnut évidemment en moi le voyageur aperçu
+le matin à l'auberge en compagnie de Moser, dont l'uniforme
+lui avait révélé les fonctions, car il prit subitement
+une expression défiante. Je m'efforçai de dissiper
+ses soupçons en expliquant, pendant le cours de l'entretien,
+ce qu'il y avait de fortuit dans mon rapprochement
+avec le forestier, dont je n'étais ni le collègue ni le chef;
+je fis connaître le motif de mon excursion dans la forêt,
+et je demandai au fermier le chemin qu'il fallait prendre
+pour arriver aux huttes des <i>boisiers</i>. <i>Bon-Affût</i>, qui avait
+jusqu'alors écouté sans rien dire, mais que mes déclarations
+avaient sans doute rassuré, répondit qu'il allait
+du côté de la grande coupe, et que je pouvais le suivre.</p>
+
+<p>Après avoir traversé avec quelque peine les lisières des
+<i>placis</i> tout encombrées de ronces et de buissons, nous
+arrivâmes à la vieille futaie.</p>
+
+<p>Je fus involontairement saisi de la grandeur religieuse
+de ces mille arceaux de feuillage entremêlés comme les
+voûtes d'un palais mauresque, et dont les troncs moussus
+formaient la verte colonnade.</p>
+
+<p>Ici, la solitude n'invitait pas à l'idylle comme celle que
+j'avais traversée quelques heures auparavant, mais à la
+vie hasardeuse et mâle. Animé par l'air plus pur, attiré
+par les perspectives mobiles et infinies qui s'ouvraient de
+tous côtés, sentant la marche plus facile sur ces tapis de
+feuilles en poussière, on arrivait à comprendre l'espèce
+de délire qui, vers le <span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> siècle, s'empara de la noblesse
+entière et la poussa dans les forêts au milieu des chevauchées,
+des aboiements de meutes et des hallalis de veneurs.
+Alors les bois, pareils à une marée montante, envahirent
+partout les champs et les villages. En Normandie,
+un seul gentilhomme fit disparaître trente-deux paroisses
+pour planter <i>une chasse</i>; au Gavre, le flot de verdure
+avait également expulsé les hommes: il fallut des lois
+pour préserver les seigneurs des séductions du <i>couvert</i>.</p>
+
+<p>Je subissais à mon tour et je comprenais ces irrésistibles
+attirements de la forêt. Plus je me plongeais sous ses ombres
+mouvantes, plus leur fraîcheur embaumait mon
+sang, fortifiait mes membres et m'excitait à poursuivre.
+Je me sentais une vigueur enivrée qui m'eût fait prendre
+volontiers pour devise le cri de force et de jeunesse adopté
+par les Byrons d'Angleterre: <i>En avant!</i></p>
+
+<p>Le braconnier, à qui j'essayai d'expliquer ce que j'éprouvais,
+m'avoua que hors du <i>couvert</i> il ne respirait jamais
+qu'à moitié. Fils d'un <i>boisier</i> de Camore, il était né
+et avait grandi dans la forêt. Les ombrages étaient pour
+lui ce qu'est la mer pour le matelot; il en aimait le murmure
+et la couleur, il en connaissait tous les mystères.</p>
+
+<p>Après avoir suivi les <i>sentes</i> quelques instants, il prit sa
+direction par des ouvertures où les branches brisées indiquaient
+<i>la passée</i> des sangliers. Nous traversions à vol
+d'oiseau les fourrés et les brandes. Au milieu de ces mille
+<i>bouées</i> (bosquets) qui entrecoupent les jeunes <i>ventes</i> de
+tant d'ombres et d'éclaircies, que l'&oelig;il s'égare dans leurs
+inextricables détours, il marchait tout droit et sans regarder,
+comme si une mystérieuse attraction lui eût indiqué
+sa route.</p>
+
+<p>A mesure que nous avancions, les sites devenaient de
+plus en plus sauvages. Enfin toute trace du travail de
+l'homme disparut. Nous n'avions plus autour de nous
+qu'un chaos d'arbres de toutes grandeurs, une bataille
+de végétation dans laquelle le plus faible se tordait au
+pied du plus fort, qui l'étranglait de ses replis ou l'asphyxiait
+sous son ombre. Çà et là, de grands chênes
+abattus par le temps appuyaient leurs squelettes poudreux
+aux robustes troncs de leurs successeurs; les arbustes
+grimpants qui cherchaient le soleil lançaient leurs guirlandes
+jusqu'aux cimes les plus élevées, couraient de
+l'une à l'autre, et formaient mille ponts suspendus le
+long desquels se balançaient les écureuils. Le sol lui-même,
+autrefois bouleversé par quelque terrible convulsion,
+était entrecoupé de ravines au bord desquelles surplombaient
+des rocs hérissés de ronces échevelées.</p>
+
+<p>De loin en loin, il se faisait une ouverture dans ce fouillis
+de pierres et de verdure; alors apparaissaient des étangs
+tout brodés de nénuphars. On voyait passer au-dessus de
+grandes volées de ramiers, tandis que l'alcyon aux couleurs
+diamantées rasait rapidement les oseraies, et que le héron,
+immobile sur les rameaux desséchés du saule, penchait la
+tête vers les eaux dormantes comme un pêcheur patient.</p>
+
+<p>Nous suivions la rive d'un de ces lacs perdus dans la
+solitude, quand un grand mouvement se fit tout à coup
+près de nous. Les grenouilles qui croassaient sur les
+glaïeuls s'élancèrent au fond des eaux, tous les chants
+s'arrêtèrent dans le feuillage, et les oiseaux descendirent
+en tournoyant jusqu'au pied des arbres. Au même instant,
+l'ombre de deux grandes ailes noircit la surface argentée
+de l'étang, et j'aperçus un aigle de mer qui semblait flotter
+dans l'azur du ciel. Après avoir plané quelques minutes,
+l'aigle descendit comme un trait dans le fourré,
+d'où il ressortit bientôt tenant dans son bec une proie.
+Je le vis alors voler vers un grand chêne au haut duquel
+<i>Bon-Affût</i> me montra son nid. Celui-ci était grand
+comme une de ces cabanes roulantes en usage parmi
+les bergers, et il semblait surcharger la cime de l'arbre,
+qu'agitait un continuel balancement. Mon guide
+m'apprit que les aigles étaient si nombreux dans la forêt,
+qu'ils étendaient leurs ravages jusqu'aux basses-cours des
+villages voisins. On eût même dit que les violences de ces
+suzerains de l'air encourageaient l'audace des moins forts,
+selon la remarque de Panurge, que «les bonnes aubaines
+des brigandissimes élèvent partout des brigandeaux.»
+J'appris, en effet, qu'au Gavre la fable du <i>corbeau qui
+veut imiter l'aigle</i> n'était point une allégorie, mais une
+réalité. Ces voleurs de fromages osaient ici s'abattre sur
+les jeunes agneaux et cherchaient à leur dévorer les
+yeux.</p>
+
+<p>Nous avions atteint le centre de la solitude, et nous arrivions
+à un <i>placis</i> au milieu duquel brillait une flaque
+d'eau si limpide, que le ciel s'y reflétait avec toutes ses
+lueurs et toutes ses nuées. Arrivé là, le braconnier ralentit
+le pas en promenant autour de lui des regards plus
+complaisants, comme un propriétaire qui rentre dans son
+domaine. Il se mit à répondre à chaque chant d'oiseau par
+un chant si merveilleusement imité, que l'oiseau trompé
+descendait de branche en branche et s'arrêtait à quelques
+pas de nous en penchant la tête pour mieux écouter. Les
+écureuils accouraient à son cri; les poules d'eau sortaient
+des touffes de joncs pour venir picorer les graines qu'il
+semait sur le lac; des lapins qui jouaient sous une touffe
+de bruyère s'étaient arrêtés et nous regardaient d'un air
+presqu'effronté. Le braconnier sourit de ma surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont mes amis et mes voisins, me dit-il; voilà
+longtemps que nous vivons sans procès, et, comme on ne
+vient guère de ce côté, ils n'ont pu apprendre à se méfier.</p>
+
+<p>&mdash;Alors vous ne leur tendez jamais de piéges?</p>
+
+<p>&mdash;Jamais; ce serait tromper leur confiance! Mais je ne
+vois pas la <i>verdaude</i>, d'habitude elle est plus alerte.</p>
+
+<p>Il s'était approché de la flaque, et se mit à siffler d'une
+façon particulière; bientôt un sifflement pareil lui répondit,
+et la tête triangulaire d'une énorme couleuvre se
+dressa dans les roseaux; je fis, malgré moi, un mouvement
+en arrière.</p>
+
+<p>&mdash;N'ayez pas de souci, dit <i>Bon-Affût</i> tranquillement,
+c'est une vieille camarade; elle m'a reconnu, voyez!</p>
+
+<p>La couleuvre était en effet sortie de la <i>rosière</i>; elle nageait
+vers nous la tête haute, en dardant sa langue fourchue
+avec de petits sifflements. Les longs replis de son
+corps verdâtre, marbré de taches sombres, traçaient derrière
+elle un sillon sur les eaux dormantes; elle s'élança d'un
+bond vers la rive, et, se <i>lovant</i> sur elle-même, elle arriva
+à la ceinture du braconnier. Celui-ci étendit le bras; elle
+s'y enroula vivement, et atteignit ainsi son giron, où je
+la vis s'enfoncer.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur s'étonne de ma confiance, dit <i>Bon-Affût</i>,
+qui avait remarqué mon expression d'inquiétude et de
+dégoût; mais ça n'a point de malice, c'est un aspic d'eau.
+Quand on passe de longues semaines seul dans les bois,
+voyez vous, on devient moins difficile pour sa compagnie;
+on est heureux de trouver quelque chose qui vit et
+qui vous connaît. Aussi, quand je ne puis aller à la Magdeleine
+causer avec la Louison, et que Bruno est en
+voyage, je tombe quelquefois dans mes <i>chêtiveries</i>; alors
+je viens ici pour me distraire, et les bêtes du bon Dieu
+me font société.</p>
+
+<p>Il ajouta beaucoup de remarques étranges sur les animaux
+de la forêt. Il s'était composé lui-même une histoire
+naturelle, mélange de préjugés et d'observation dans lequel
+il me parut fort difficile de distinguer l'erreur de la
+vérité. Les <i>fauves</i> avaient été classés par lui en amis ou
+en ennemis des hommes, et il prétendait reconnaître leur
+nature selon qu'ils étaient sensibles ou non à la voix humaine;
+une tradition forestière faisait remonter cette division
+aux premiers jours du monde. L'homme et le lion se
+disputaient alors la royauté de la terre; les animaux prirent
+parti dans la querelle selon leurs inclinations. Tous ceux
+qui avaient l'<i>esprit ouvert et le c&oelig;ur soumis</i> se rangèrent
+du côté d'Adam, tandis que les <i>violents et les stupides</i>
+se faisaient les défenseurs du lion. L'homme remporta la
+victoire; mais il fut chassé peu après du pays de délices
+qu'il habitait, et perdit ainsi la couronne du monde. C'est
+depuis que les animaux qui l'avaient combattu sont restés
+les ennemis de ceux qui avaient soutenu sa cause.
+Malheureusement les hommes de nos jours ont perdu le
+souvenir du passé, et, comme le traité d'alliance entre
+leurs pères et les animaux du paradis terrestre a été noyé
+par le déluge, ils ne se souviennent plus de leur ancienne
+amitié; mais, quand on la connaît, on n'a qu'à le montrer,
+et les <i>fauves</i>, qui ont été autrefois les soldats d'Adam,
+se le rappellent.</p>
+
+<p>Ces explications nous avaient conduits hors du fourré,
+à l'entrée d'une des grandes <i>rabines</i>. Nous y rencontrâmes
+Bruno assis au bord de la route, où il dépouillait
+de leur écorce des branches de <i>bourdaine</i>. En apercevant
+le braconnier qui débouchait le premier de la <i>passée</i>,
+il fit un geste d'avertissement qu'il réprima de son
+mieux en me voyant. <i>Bon-Affût</i> fouilla d'un regard rapide
+toutes les avenues.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dit-il en s'arrêtant devant le jeune garçon,
+qui s'était remis au travail, tu nous prépares donc des
+paniers, mon mignon.</p>
+
+<p>&mdash;Faites excuse, ceci est pour le cagier de Rozet, répliqua
+Bruno sans lever les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;C'est s'y prendre tard que de préparer des prisons
+aux oiselets quand ils ont déjà toutes leurs plumes, objecta
+le braconnier, et tu n'es guère plus diligent, toi qui
+attends pour blanchir tes baguettes que le soleil ait un
+&oelig;il fermé.</p>
+
+<p>&mdash;Le jour n'est pas si long que la volonté, répondit
+Bruno.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu comptes porter ce soir ta marchandise au
+Rozet?</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit le jeune garçon, qui releva la tête en regardant
+<i>Bon-Affût</i>, la route est trop mauvaise du côté
+des <i>boisiers</i>; voyez plutôt.</p>
+
+<p>Il montrait le sol boueux que sillonnaient de profondes
+ornières et les traces de pas tout récents. Le braconnier
+sembla particulièrement frappé de celles-ci qu'il reconnut
+sans doute, car je le vis échanger un regard avec Bruno,
+et après avoir hésité un instant:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur n'a plus besoin de moi, dit-il brusquement;
+il n'a qu'a suivre la <i>rabine</i> pour trouver les huttes
+des <i>boisiers</i>; s'il veut presser le pas, il pourra encore y
+arriver avant le jour failli.</p>
+
+<p>Je compris que cette détermination avait quelque motif
+que l'on ne voulait point me faire connaître, et dont
+il était par conséquent inutile de s'informer; je pris donc
+congé de mon guide sans insister davantage, et je m'engageai
+seul dans la longue avenue.</p>
+
+<p>L'épaisseur du feuillage interceptait les dernières clartés
+du jour, de sorte qu'il y régnait déjà une demi-obscurité;
+mais, par intervalles, la brise qui s'élève le
+soir entr'ouvrait la voûte de verdure, et alors un rayon
+du soleil couchant plongeait tout à coup dans cette ombre,
+s'y brisait et faisait pleuvoir mille jets lumineux.
+Lorsque je me retournais, j'apercevais l'immense allée
+qui se déroulait derrière moi comme un souterrain au
+fond duquel apparaissait le ciel bleuâtre du levant, déjà
+diamanté de pâles étoiles.</p>
+
+<p>Le premier hameau de <i>boisiers</i> que je rencontrai n'était
+composé que de quelques huttes; je le traversai sans m'y
+arrêter, gagnant le milieu de la coupe, où se trouvait le
+principal campement. Je voyais se dessiner çà et là, sous
+les vagues lueurs de la nuit, des groupes de cabanes qui
+formaient, dans l'immense clairière, comme un réseau de
+villages forestiers. Toutes les huttes étaient rondes, bâties
+en branchages dont on avait garni les interstices avec du
+gazon ou de la mousse, et recouvertes d'une toiture de
+copeaux. Lorsque je passais devant ces portes fermées par
+une simple claie à hauteur d'appui, les chiens-loups accroupis
+près de l'âtre se levaient en aboyant, des enfants
+demi-nus accouraient sur le seuil, et me regardaient avec
+une curiosité effarouchée. Je pouvais saisir tous les détails
+de l'intérieur de ces cabanes, éclairées par les feux de
+bruyères sur lesquels on préparait le repas du soir. Une
+large cheminée en clayonnage occupait le côté opposé à
+la porte d'entrée; des lits clos par un battant à coulisses
+étaient rangés autour de la hutte avec quelques autres
+meubles indispensables, tandis que vers le centre se dressaient
+les établis de travail auxquels hommes et femmes
+étaient également occupés.</p>
+
+<p>J'appris plus tard que ces baraques dispersées dans plusieurs
+coupes, étaient habitées par près de quatre cents
+<i>boisiers</i> qui ne quittaient jamais la forêt. Pour eux, le
+monde ne s'étendait point au-delà de ces ombrages par
+lesquels ils étaient abrités et nourris. Cependant dans le
+cercle étroit de ces obscures destinées se retrouvait tout
+ce qui agite ailleurs la foule haletante: espérances déçues
+ou remplies, amours accueillis ou repoussés, joies ou
+deuils de la famille, et par-dessus tout, l'éternelle épée
+suspendue au banquet du genre humain: la misère! Pour
+le moment, celle-ci était heureusement absente; mais on
+se rappelait ses visites, et les femmes me les racontèrent.
+A plusieurs reprises, l'exploitation du bois avait été suspendue,
+le prix du blé s'était élevé, et les <i>boisiers</i> sans
+ressources avaient dû vivre, comme les bêtes fauves, de
+ce qu'ils trouvaient dans la forêt. Chassés par la faim, ils
+avaient cherché secours dans les villages voisins; mais la
+pauvreté avait fermé les portes, l'amitié seule eût pu les
+rouvrir, et pour le laboureur qui vit hors du <i>couvert</i>, le
+<i>boisier</i> est un étranger. Aucune alliance ne rattache la
+campagne à la forêt, aucune habitude ne les rapproche;
+il y a plus, une vieille défiance met la première en garde
+contre l'homme du <i>couvert</i>. Son accent rude et précipité,
+ses vêtements sordides, sa physionomie sauvage, tout
+étonne et inquiète; puis la tradition rappelle qu'autrefois
+les <i>boiseries</i> servirent de champ d'asile aux désespérés,
+et qu'alors les hommes de la forêt faisaient irruption dans
+les villages pour y enlever les femmes ou les moissons,
+et, bien que l'abus ait cessé, le souvenir a survécu.</p>
+
+<p>Je trouvai au principal campement, ainsi qu'on me l'avait
+annoncé, une hutte plus vaste convertie en cabaret,
+et où un certain nombre de voisins étaient alors rassemblés.
+J'y aperçus Moser avec ses deux gardes qui soupaient
+dans un coin où j'allai les rejoindre.</p>
+
+<p>Vers le milieu de la cabane, autour d'un feu dont la
+fumée était recueillie par une sorte d'entonnoir en
+clayonnage, plusieurs femmes se tenaient accroupies. A
+l'aspect étrange du lieu, on eût pu se croire dans un
+wigwam de Peaux-Rouges sans la conversation bruyante
+des fileuses réunies près de l'âtre. Le nom de Michelle
+plusieurs fois prononcé attira mon attention; Michelle
+faisait les frais de la veillée, et il me parut, dès les premiers
+mots, qu'en fait de médisance, la ville n'avait
+rien à apprendre à la forêt. L'élégante boisière déplaisait
+évidemment à tout le monde sans que l'on pût s'accorder
+sur ses défauts. Les unes l'accusaient d'être hautaine,
+les autres trop familière; on lui reprochait de ne songer
+qu'à faire fortune, puis de se ruiner pour paraître
+<i>brave</i>; celle-ci la déclarait sans esprit, celle-là lui en
+trouvait trop; il n'y avait unanimité que dans la malveillance.
+Quand on eut épuisé toutes les critiques, une fille
+dont le teint couleur de taupe et les cheveux roussis excusaient
+la jalousie, demanda pourquoi la Michelle ne venait
+point avec les autres à la veillée.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre innocente! répondit une seconde fileuse à
+mine aigre-douce, tu ne sais donc pas que quand les
+garçons soupent, on est sûr de les trouver au logis?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! qu'est-ce que cela fait, demanda brutalement
+la <i>noiraude</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Cela fait, ma mignonne, que la Michelle choisit ses
+heures, continua la maligne paysanne, et que pour le
+moment elle va de hutte en hutte montrer sa coiffe
+blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyez ça, la Landry! interrompit tout à coup
+une voix.</p>
+
+<p>Et la <i>boisière</i> parut à la porte de la cabane, le visage
+rouge et un peu essoufflée.</p>
+
+<p>&mdash;Elle nous écoutait! s'écrièrent les fileuses étonnées.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne porte pas assez de coiffes sales pour avoir à les
+montrer quand elles sont blanches, reprit Michelle, qui
+désignait de l'&oelig;il la <i>dormeuse</i> en toile rousse de la Landry,
+et je n'ai encore visité aucun logis dans la <i>coupe</i> depuis
+mon arrivée.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes pourtant bien échauffée, ma bonne amie,
+fit observer la fileuse avec un regard de vipère qui s'éveille.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que j'ai couru pour traverser le <i>placis</i>, dit
+la <i>boisière</i>, rapport à ce que vient de me dire Bruno.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous vous sauvez devant le chercheur de miel,
+reprit ironiquement la Landry; jusqu'à présent, quand
+vous vous rencontriez sur le grand chemin, c'était lui
+qui prenait les <i>voyettes</i>, mais il faut croire que vous
+l'aurez enhardi.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, n'ayez donc pas comme ça des <i>innocences</i>
+par mauvaiseté, s'écria Michelle en colère, ce n'est pas
+Bruno qui m'a <i>épeurée</i>, mais son dire, et gage que vous
+n'auriez pas été plus vaillante, bien que vous soyez douce
+comme une louve qui n'a pas sevré!</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'a pu te dire ce pauvre coureur, pour te rendre
+aussi rouge qu'une graine de houx? demanda la plus
+vieille des fileuses.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'il m'a dit, mère Colette? répliqua la <i>boisière</i>,
+qui baissa la voix; eh bien! il m'a avertie qu'il venait de
+rencontrer, vers les fourrés de l'<i>Homme-Mort</i>, le <i>mau-piqueur</i>
+qui <i>faisait le bois</i>.</p>
+
+<p>Il y eut à ces mots un mouvement général; toutes les
+conversations furent interrompues.</p>
+
+<p>&mdash;Bruno l'a vu? demandèrent en même temps plusieurs
+voix.</p>
+
+<p>&mdash;Comme je vous vois, dit la <i>boisière</i>, il tenait à la
+chaîne son chien noir et avait l'air de chercher les pistes.
+Au premier moment, Bruno a cru que c'était un forestier;
+mais, quand <i>l'avertisseur de tristesse</i> s'est
+tourné vers lui, il a vu ses yeux qui laissaient couler des
+flammes, il l'a entendu qui prononçait les mauvaises paroles.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Fauves par les passées,<br /></span>
+<span class="i0">Gibiers par les foulées,<br /></span>
+<span class="i0">Place aux âmes damnées!<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Puis il a disparu dans les <i>ventes</i> en faisant grésiller les
+feuilles.</p>
+
+<p>Les femmes avaient cessé de filer; les hommes se regardèrent,
+et les gardes eux-mêmes semblaient saisis.
+Moser leur demanda ce que cela voulait dire. L'un d'eux
+répondit avec un peu d'embarras que, selon la croyance
+du <i>couvert</i>, l'apparition du <i>mau-piqueur</i> annonçait la
+<i>grande chasse des réprouvés</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Et il y a des gens baptisés qui peuvent croire à de
+pareils contes? demanda Moser scandalisé.</p>
+
+<p>Un murmure s'éleva parmi les <i>boisiers</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Les gens baptisés croient ce qui frappe leurs oreilles,
+fit observer un vieillard; tous ceux qui sont ici ont
+ouï la trompe de l'<i>avertisseur de tristesse</i>, et vos gens
+eux-mêmes peuvent en rendre témoignage.</p>
+
+<p>Les gardes avouèrent, avec un peu d'hésitation, que
+c'était la vérité.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, vous avez entendu le cor dans la forêt sans
+chercher les chasseurs? demanda l'Alsacien.</p>
+
+<p>&mdash;Par la raison qu'ils seraient allés au-devant de la
+mort, reprit le <i>boisier</i> qui avait déjà parlé: la venue du
+<i>mau-piqueur</i> est toujours un méchant signe; mais quiconque
+rencontre la chasse n'a qu'à faire préparer sa bière,
+car ses heures sont comptées.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! j'en courrai la chance, dit Moser, et que
+le diable me brûle si je ne force pas vos damnés à me
+montrer leurs ports-d'armes!</p>
+
+<p>Tous les assistants se récrièrent; le vieillard secoua
+la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne faut pas jouer avec les morts, dit-il, Dieu a
+fait les parts; il a donné le jour aux hommes, et la nuit
+aux mauvais esprits. C'est d'un c&oelig;ur trop fier d'aller
+contre sa volonté, et, si vous avez un bon patron dans
+le ciel, il vous épargnera cette épreuve.</p>
+
+<p>&mdash;J'attends au contraire qu'il me l'accorde, dit Moser.
+Depuis quinze ans que je marche sous le <i>couvert</i>, je
+n'y ai trouvé que des braconniers de ce monde-ci: j'aurais
+plaisir à en rencontrer quelques-uns de l'autre; mais
+vous verrez que la chasse aura été remise, et que le
+diable nous trouvera trop à jeun et trop éveillés pour faire
+retentir la trompe du <i>mau-piqueur</i>.</p>
+
+<p>Nul ne répondit, il y eut une pause. La hutte était enveloppée
+de ce grand silence de la solitude, à peine entrecoupé
+par le bruit du vent et la rumeur des eaux.
+Tout à coup un son de cor s'éleva, grandit, courut le
+long des <i>ravines</i>, et vint éclater à la porte de la cabane.
+L'effet fut terrible et soudain. Hommes et femmes se levèrent
+d'un seul mouvement. Moser me regarda avec
+surprise; il y eut un court silence, puis l'appel de la
+trompe se répéta plus vif et plus rapproché.</p>
+
+<p>&mdash;C'est lui! c'est lui! murmurèrent toutes les voix.</p>
+
+<p>Le forestier s'était levé.</p>
+
+<p>&mdash;Il est clair que quelqu'un s'amuse à nos dépens,
+dit-il, avec une impatience irritée; reste à savoir qui
+rira le dernier.</p>
+
+<p>Et se tournant vers ses deux compagnons:</p>
+
+<p>&mdash;En route! ajouta-t-il; le <i>mau-piqueur</i> me semble un
+peu enroué, nous allons tâcher de lui éclaircir la voix.</p>
+
+<p>Les gardes, qui s'étaient levés, se regardaient d'un air
+inquiet, et le son du cor continuait à retentir avec une
+force toujours croissante; tous les <i>boisiers</i> s'étaient rassemblés
+autour de la cheminée, où ils parlaient à voix
+basse. Moser attendait près de la porte en examinant la
+batterie de son fusil. Enfin ses compagnons le rejoignirent,
+mais d'un air qui trahissait leur trouble. L'Alsacien leur
+demanda s'ils avaient peur.</p>
+
+<p>&mdash;On peut craindre sans honte ce qu'on ne comprend
+pas, dit le plus âgé avec humeur, et, pour mon compte,
+je me demande ce que nous allons faire à cette heure
+dans la forêt.</p>
+
+<p>&mdash;Votre devoir! répliqua Moser durement; savez-vous
+ce que cache cette mauvaise plaisanterie dont on veut
+nous effrayer? êtes-vous sûrs qu'elle ne serve point à
+quelque maraudeur pour ravager les <i>ventes</i>? Le bois nous
+est confié, nous devons le surveiller comme notre enfant.
+Voulez-vous donc qu'on vous prenne pour des lâches?
+Allons, en avant, vous dis-je, et veillez à vos fusils.</p>
+
+<p>Les gardes ne dirent mot, et nous prîmes notre chemin
+vers la futaie.</p>
+
+<p>Moser se dirigeait sur le son du cor, qui devenait à
+chaque instant plus distinct. Ses <i>hallalis</i> ne ressemblaient
+en rien aux airs de chasse contemporains:
+c'étaient des appels prolongés et plaintifs, entrecoupés
+de fanfares furieuses, mais dont le rhythme antique rappelait
+les airs de la vieille France. Le <i>mau-piqueur</i>
+paraissait venir à notre rencontre par un sentier parallèle
+à celui que nous suivions. Bientôt le cor éclata
+à notre droite et de si près, que nous en paraissions à
+peine séparés par quelques buissons. Moser tourna brusquement
+de son côté; mais à l'instant même nous l'entendîmes
+retentir à notre gauche. Le forestier surpris
+s'élança dans la nouvelle direction; l'<i>hallali</i> passa aussitôt
+à droite, plus éclatant que jamais. Cette fois, Moser lui-même
+s'arrêta désorienté, et demanda aux gardes s'il y
+avait dans la forêt des échos: tous deux répondirent négativement;
+ils nous firent même remarquer que le son
+du cor avait de nouveau changé de place et se faisait entendre
+derrière nous. L'Alsacien allait rebrousser chemin,
+quand nous le distinguâmes en avant. Le son se maintint
+dans cette direction, que nous suivîmes quelque temps,
+mais avec des intermittences qui continuaient à nous égarer.
+Parfois on eût cru le corneur nocturne à quelques
+pas; dans d'autres instants, il nous paraissait perdu
+à l'extrémité de la forêt. Les deux gardes nous suivaient
+dans un saisissement que trahissait leur haleine
+haletante. Quand nous nous arrêtâmes enfin au milieu
+d'un carrefour sauvage, ils se mirent à regarder autour
+d'eux avec une épouvante qu'ils ne cherchaient plus à
+dissimuler.</p>
+
+<p>&mdash;C'est aller volontairement à l'encontre du malheur!
+dit le plus vieux d'une voix altérée; le forestier doit savoir
+à cette heure que nous n'avons pas affaire à des
+hommes, et la raison nous dit de retourner aux huttes.</p>
+
+<p>Moser ne répliqua rien. Le corps penché et l'oreille
+ouverte à toutes les brises de la nuit, il semblait étudier
+depuis quelque temps avec une attention particulière les
+<i>hallalis</i> du <i>mau-piqueur</i>; il se redressa enfin et se tourna
+de notre côté.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai le mot de l'énigme, dit-il vivement; les sons
+éloignés sont plus nets et plus forts que ceux qui retentissent
+à quelques pas: ce n'est ni le même musicien ni
+le même instrument, il y a évidemment deux trompes,
+et voilà une heure qu'on se moque de nous!</p>
+
+<p>Quelque vraisemblable que fût l'explication, elle ne
+put persuader nos compagnons, qui se refusèrent positivement
+à explorer l'un des côtés de la forêt, tandis que
+Moser et moi aurions parcouru l'autre. L'Alsacien dut se
+résigner à les conduire dans une des directions, en me
+laissant prendre seul la route opposée. Un des gardes me
+donna son fusil, et j'entrai dans une étroite <i>foulée</i> qui
+me conduisait à la partie la plus solitaire de la forêt.</p>
+
+<p>J'avançais avec difficulté sur un terrain marécageux, où
+le pied glissait à chaque pas. La clarté stellaire donnait à
+l'ensemble de la futaie je ne sais quel aspect chimérique;
+tantôt des lueurs filtrant à travers l'ombrage couraient
+devant moi sur l'herbe fine à la manière des follets, tantôt
+de vieux arbres desséchés se dressaient aux angles des
+<i>bouées</i> comme des fantômes qui agitaient à la brise leurs
+linceuls de lierre. Mille rumeurs couraient dans l'air,
+des cris sans nom sortaient des tannières creusées sous
+les racines, des soupirs étouffés descendaient du haut
+des cimes; on sentait vivre autour de soi un monde
+inconnu et invisible.</p>
+
+<p>Le cor avait cessé de retentir; mais depuis quelque
+temps il me semblait entendre, au milieu des murmures
+de la nuit, un bruit de pas que trahissait de plus
+en plus le craquement des branches mortes et des
+glands desséchés. Enfin, à l'entrée d'un <i>placis</i>, j'aperçus
+distinctement une ombre tenant à la main une
+trompe de chasse: elle émergeait comme moi de l'obscurité,
+et entrait dans l'espace éclairé. Au léger cri
+que je laissai échapper, elle se retourna de mon côté,
+puis s'élança vers le centre du <i>placis</i>, où elle disparut
+derrière un obstacle que je pris d'abord pour un rocher;
+mais en approchant, je reconnus un chêne gigantesque,
+dont le tronc vermoulu avait fait jaillir, à quelques pieds
+de terre, un taillis de rameaux. Après avoir vainement
+tourné autour du colosse sans pouvoir atteindre l'ombre
+fuyante, je revins brusquement sur mes pas, et je me
+trouvai en face du porteur de trompe, qui n'était autre
+que Bruno.</p>
+
+<p>En me reconnaissant, il parut plus surpris qu'effrayé;
+mais j'étais un peu en colère de l'émotion que
+la plaisanterie m'avait causée, et je lui mis la main au
+collet.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! je tiens cette fois le <i>mau-piqueur</i>! m'écriai-je,
+et je veux le faire connaître aux gens de la
+<i>coupe</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Au nom du Christ! ne le faites pas, Monsieur, interrompit
+le chercheur de miel d'une voix troublée, ce
+serait me perdre à jamais.... et d'autres avec moi.</p>
+
+<p>&mdash;Qui cela? demandai-je.</p>
+
+<p>Il hésita.</p>
+
+<p>&mdash;Notre musique ne porte dommage à personne, reprit-il
+en évitant de répondre, nous avons seulement
+voulu faire causer les gens...</p>
+
+<p>Un coup de feu l'interrompit; il s'arrêta court d'un air
+déconcerté.</p>
+
+<p>&mdash;Voici qui vous donne un démenti, maître Bruno,
+répliquai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont les gardes qui tirent en rentrant, balbutia le
+jeune garçon.</p>
+
+<p>&mdash;Les gardes suivent une direction opposée, repris-je,
+et je gage que les gens qui ont entendu parler les fusils
+de la forêt reconnaîtraient plutôt la voix de celui de
+<i>Bon-Affût</i>.</p>
+
+<p>Bruno me regarda.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! il faut que quelqu'un ait averti Monsieur, s'écria-t-il;
+il n'aurait pu avoir tout seul une pareille idée.
+Mais Monsieur ne voudrait point faire de peine à un pauvre
+homme....</p>
+
+<p>&mdash;D'autant que je sais à qui il destine la chasse, répliquai-je.</p>
+
+<p>Et je lui racontai comment j'avais entendu la promesse
+faite à la Louison par le braconnier; je lui annonçai en
+même temps que Moser était dans la forêt avec ses gardes.
+Un peu effrayé pour <i>Bon-Affût</i>, qui se croyait à l'abri
+de toute poursuite grâce à son stratagème, Bruno voulut
+aller l'avertir: j'avais perdu mon orientation à travers
+les <i>bouées</i>, et, dans la crainte de m'égarer de plus en
+plus, je me décidai à le suivre.</p>
+
+<p>Le chasseur d'abeilles ne prit ni par les avenues, ni
+par les sentiers; il coupa droit vers le lit d'un ruisseau
+desséché que nous longeâmes quelque temps sans bruit
+sur une jonchée de feuilles humides et cachées par les
+touffes de coudriers. Nous atteignîmes ainsi un <i>gîte</i> très
+fourré où le braconnier venait également d'arriver avec
+un chevreuil. Bruno lui expliqua rapidement notre rencontre
+et la présence de forestiers dans le bois. J'indiquai
+le plus exactement qu'il me fut possible la direction
+que je leur avais vu prendre et le carrefour où ils m'avaient
+donné rendez-vous. Le chercheur de miel fit observer
+que leur route devait les éloigner de nous.</p>
+
+<p>&mdash;S'ils la suivent! objecta <i>Bon-Affût</i>; mais ils auront
+entendu, comme Monsieur, ma canardière chanter
+sous le <i>couvert</i>: en se dirigeant sur le son, ils vont arriver
+par la <i>rabine</i> de la Hubiais, et avant dix minutes
+nous les aurons sur nos talons. Le plus sage est de tourner
+vers la brande et de filer par la clairière de la <i>petite
+Fougeace</i>.</p>
+
+<p>A ces mots, sans attendre notre réponse, il reprit le
+chevreuil dont Bruno avait lié les pieds, le jeta sur son
+épaule et se mit en marche.</p>
+
+<p>Au sortir du fourré s'ouvrait une vaste bruyère sans
+ombrages, dans laquelle il fallut s'engager. Toutes les
+étoiles avaient disparu du ciel; un vent froid s'était
+élevé; on apercevait à travers la brume nocturne les
+lisières de la forêt, qui semblait ourler la brande d'un
+pli plus sombre, et d'où sortait la triste rumeur du vent
+dans les feuilles. De temps en temps retentissaient dans
+la nuit des cris de loups affamés auxquels répondaient,
+comme un écho, les hurlements des chiens dans les villages.
+<i>Bon-Affût</i> rentra enfin sous le <i>couvert</i>, et, après
+avoir traversé une jeune <i>vente</i>, tourna vers la clairière
+de la <i>Fougeace</i>. Nous commencions à côtoyer le long
+étang qui la ferme à gauche, quand une grande clarté
+nous apparut de l'autre côté dans les arbres. Des vapeurs
+lumineuses montaient sous les voûtes de verdure, puis
+disparaissaient derrière les tourbillons d'une fumée blanchâtre
+que pailletaient des étincelles.</p>
+
+<p>&mdash;Le feu! s'écria <i>Bon-Affût</i>, le feu est à la futaie!</p>
+
+<p>Et il courut avec nous vers la clairière. Nous vîmes
+alors que l'incendie n'avait encore gagné que les lisières.
+Le feu allait de buisson en buisson jusqu'au pied des
+grands arbres, dont il effleurait les troncs noueux. <i>Bon-Affût</i>
+s'était arrêté les deux mains appuyées sur son
+fusil.</p>
+
+<p>&mdash;Encore quelque vacher du diable qui aura allumé
+une bourrée aux bords des traînes! dit-il. Si on ne débarrasse
+point la forêt de ces fainéans, nous n'aurons bientôt
+plus que des <i>bois-arcis</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Sans compter que c'est nous autres qu'on accuse
+de tous les dégâts, fit observer Bruno.</p>
+
+<p>&mdash;Le garçon dit pourtant vrai, reprit le braconnier en
+me regardant. Demain les gardes assureront que le feu a
+été mis par les coureurs de bois, comme si le monde
+avait coutume de brûler son champ et sa maison!</p>
+
+<p>Je déclarai que le forestier alsacien ne manquerait point
+en effet de regarder l'accident comme une nouvelle malice
+du <i>mau-piqueur</i>, et que celui-ci ferait sagement
+d'éviter sa rencontre, s'il ne voulait s'exposer à quelques
+semaines de retraite forcée dans la prison de Savenay.</p>
+
+<p>&mdash;Moi en prison! interrompit <i>Bon-Affût</i>, qui releva
+sa canardière par un geste instinctif et menaçant; c'est
+impossible! j'ai besoin du <i>couvert</i> pour vivre. En prison!
+que le diable me torde si je n'en usais pas les murs
+avec mes ongles! C'est dans la forêt que j'ai toutes mes
+connaissances; faut que j'y reste... pour la <i>verdaude</i>...
+et pour d'autres encore!.... Mais Monsieur a raison, pas
+moins; il est inutile de s'arrêter; d'autant que nous ne
+pouvons rien contre le feu. Si le vent reste où il souffle,
+il n'y a d'ailleurs pas de danger; la forêt se tiendra bien.
+Seulement faut rebrousser chemin, vu qu'ici on ne peut
+plus passer, et que nous sommes enfermés entre le feu
+et l'eau.</p>
+
+<p>Nous retournâmes vers l'entrée de la clairière; mais
+près d'y arriver, Bruno, qui marchait en avant, revint
+vivement sur ses pas.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il? demanda le braconnier en s'arrêtant.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai vu quelqu'un dans la <i>foulée</i>! répliqua le jeune
+garçon à voix basse.</p>
+
+<p>Nous reculâmes jusqu'à l'ombre projetée par une touffe
+de saules qui bordaient l'étang; mais trop tard pour
+échapper aux regards de Moser et des deux gardes, qui
+venaient de déboucher dans la clairière.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes pris! dit le chasseur d'abeilles en voyant l'Alsacien
+nous montrer du doigt.</p>
+
+<p>&mdash;Pas encore! murmura <i>Bon-Affût</i> caché derrière le
+buisson, et dont j'entendis craquer la batterie.</p>
+
+<p>Les forestiers continuaient à marcher sur nous avec
+précaution; ils ne pouvaient avoir aperçu le braconnier,
+qui, dès le premier instant, s'était accroupi dans l'ombre.
+Je fis comprendre rapidement à Bruno que le seul
+moyen de dérober la présence de <i>Bon-Affût</i> et d'éviter une lutte
+dangereuse était de marcher à leur rencontre.
+Il se débarrassa à l'instant de sa trompe de chasse qu'il
+laissa glisser sur l'herbe près de <i>Bon-Affût</i>, et il s'avança
+avec moi vers Moser.</p>
+
+<p>Celui-ci m'eut à peine reconnu, que, sans prendre le
+temps de nous interroger, il courut examiner l'incendie.</p>
+
+<p>Bien que les flammes ne parussent point devoir s'étendre,
+il envoya les deux gardes pour réclamer en toute
+hâte du secours au campement des boisiers. Ce fut seulement
+après leur départ que nous pûmes échanger quelques
+explications. Ainsi que le braconnier l'avait prévu,
+Moser <i>était venu au coup de fusil</i>. Les taillis en feu le
+confirmèrent dans ses premiers soupçons.</p>
+
+<p>&mdash;Les braconniers sont à l'ouvrage, me dit-il, et, afin
+d'avoir le <i>couvert</i> à eux, ils ont voulu effrayer. Heureusement
+que je suis sevré depuis trop longtemps pour croire
+aux contes de nourrice. Dès ma première tournée, ce
+matin, j'ai reconnu que la forêt était au pillage; tout le
+monde en use comme de son bien. Les troupeaux du
+Gavre broutent, en guise d'herbe, les chênes naissants;
+l'<i>étrèpe</i> des paysans fauche le reste pour litières; les
+marchands de glu, en écorchant les houx, font chaque
+année pour cent louis de bois mort. Il ne reste déjà plus
+de cerfs sous le <i>couvert</i>; bientôt on cherchera en vain
+des chevreuils. Il est temps d'en finir avec les vagabonds
+qui moissonnent effrontément dans le champ du roi.</p>
+
+<p>A ce moment, son regard tomba sur Bruno, qui revenait
+vers nous après s'être approché du marais, et il
+me demanda ce que c'était que ce compagnon recueilli
+en chemin. J'expliquai notre rencontre la veille chez le
+fermier et tout à l'heure près du <i>chêne du grand duc</i> de
+manière à prévenir tout soupçon. Moser voulut lui adresser
+quelques questions, mais le chercheur de miel n'eut
+point l'air de les comprendre. Un masque de stupidité
+s'était subitement étendu sur tous ses traits; à chaque
+demande du forestier, il éclatait de rire et répondait longuement
+par de puériles divagations. Je m'aperçus bientôt que, pendant
+qu'il fixait ainsi l'attention de l'Alsacien,
+ses yeux fouillaient la nuit vers l'ouverture de la
+clairière; je suivis leur direction, et il me sembla distinguer,
+à travers l'obscurité, une forme vague qui rampait
+aux bords de l'étang. Je compris que c'était <i>Bon-Affût</i>
+qui gagnait le bois. Bruno ne témoigna aucune intention
+de le suivre. Assis sur l'herbe devant le <i>brûlis</i>,
+dont les flammes commençaient à s'abattre et ne serpentaient
+plus que dans les broussailles, il écoutait Moser,
+qui me développait son plan contre les maraudeurs de la
+forêt.</p>
+
+<p>Notre conversation fut interrompue par le retour des
+gardes, qu'accompagnait une troupe nombreuse de boisiers.
+A l'annonce d'un <i>brûlis</i>, tous étaient accourus armés
+de seaux, de haches et de hoyaux. Les femmes elles-mêmes
+avaient suivi pour prêter secours. Le premier effort
+les rendit maîtres de l'incendie: la lisière de buissons
+qui brûlait encore fut abattue, le terrain nettoyé, et
+le brasier éteint. Le dommage avait été peu de chose;
+mais les boisiers, nourris par l'exploitation de la forêt,
+qu'ils regardent comme leur champ, restèrent émus et
+irrités de l'inquiétude qu'ils venaient d'éprouver. Tout le
+monde demandait à la fois comment le feu avait pris.</p>
+
+<p>&mdash;Comment? répéta le forestier; demandez aux vauriens
+que vous laissez maîtres du <i>couvert</i>, et qui tôt ou
+tard vous en feront un tas de cendres! Voilà où conduisent
+vos histoires de veillée! On vous fait trembler comme
+de vieilles femmes avec une fanfare, et pendant ce temps
+les braconniers tuent le gibier et mettent le feu aux futaies.</p>
+
+<p>Il y eut parmi les boisiers un mouvement et un échange
+de réflexions rapides. Quelques-uns des plus jeunes penchaient
+évidemment vers l'opinion de Moser; mais la
+plupart ne pouvaient échapper ainsi à l'empire de la tradition.</p>
+
+<p>&mdash;Bruno a vu le <i>mau-piqueur</i>, disait une femme.</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons entendu tous la trompe maudite, ajoutait
+un vieillard.</p>
+
+<p>&mdash;Demain, on trouvera par les foulées la trace de la
+meute avec les plumes ou le poil du gibier.</p>
+
+<p>&mdash;Et puisque le forestier est sorti pendant la chasse,
+il en aura sa part.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu me damne! ceci est une chose que je voudrais
+voir! s'écria en riant Moser, qui alla reprendre son fusil
+posé contre un chêne.</p>
+
+<p>Il s'interrompit tout-à-coup. Une patte de chevreuil
+était plantée dans le canon même de la carabine!</p>
+
+<p>Le saisissement fut d'abord général. Les <i>boisiers</i> se
+montrèrent avec une surprise effrayée l'envoi du chasseur
+maudit qui devait être, selon la tradition, un talisman
+de malheur; mais après avoir réfléchi un instant,
+l'Alsacien se frappa le front, et se tournant de
+mon côté:</p>
+
+<p>&mdash;C'est un tour du jeune drôle que vous avez rencontré
+près du <i>chêne au duc</i>, s'écria-t-il; il était là tout à
+l'heure; qu'est-il devenu?</p>
+
+<p>Je cherchai Bruno autour de moi; il avait disparu. Le
+forestier s'informait à tout le monde du chemin qu'il
+avait pu prendre, quand des femmes qui puisaient de
+l'eau à l'étang pour éteindre les derniers brasiers accoururent
+avec la trompe de chasse cachée par le chercheur de
+miel derrière les touffes de saule. Les <i>boisiers</i> la reconnurent
+aussitôt pour l'avoir vue aux mains de <i>Bon-Affût</i>.</p>
+
+<p>A ce nom, Moser fut frappé d'un trait de lumière.
+Les renseignements recueillis depuis son arrivée sur le
+braconnier ne lui permettaient point de douter que tout
+ce qui venait d'arriver ne fût son ouvrage. Le chasseur
+d'abeilles lui servait évidemment de compère; tous deux
+avaient abusé de la crédulité des gens du <i>couvert</i> en
+jouant cette comédie du <i>mau-piqueur</i>, et, quand ils s'étaient
+vus poursuivis, ils avaient mis le feu au taillis, afin
+de détourner l'attention.</p>
+
+<p>Malgré la vraisemblance de ces explications, les <i>boisiers</i>
+eussent peut-être continué à douter sans l'arrivée
+de Michelle, qui, tardivement avertie du <i>brûlis</i>, avait
+pris les grands sentiers, et ne savait rien de ce qui s'était
+passé à la clairière. Elle raconta que, vers la petite
+ravine, elle avait aperçu deux hommes qui lui avaient
+d'abord fait peur, mais qu'en les laissant approcher, elle
+avait reconnu Bruno et <i>Bon-Affût</i>, qu'elle les avait appelés,
+et qu'au lieu de répondre, tous deux s'étaient enfoncés
+dans les jeunes <i>ventes</i>.</p>
+
+<p>Ceci mit fin aux incertitudes. Il s'éleva un cri de réprobation
+générale. Honteux d'avoir été pris pour dupes
+et irrités d'un essai d'incendie qui les exposait à perdre
+leur gagne-pain, les <i>boisiers</i> s'écrièrent qu'il fallait arrêter
+les deux maraudeurs.</p>
+
+<p>D'après le rapport de Michelle, ils avaient pris le
+chemin de la Madeleine: on se partagea en plusieurs
+bandes qui devaient occuper tous les passages et se rabattre
+ensemble sur la ferme.</p>
+
+<p>Ne pouvant prévenir les fugitifs, ni empêcher cette
+battue, je me décidai à ne point quitter le forestier.</p>
+
+<p>La troupe que Moser conduisait prit par le sentier où
+<i>Bon-Affût</i> et Bruno avaient été aperçus; mais ceux-ci
+avaient sans doute trop d'avance pour qu'on pût les
+atteindre; car nous arrivâmes à la Madeleine sans avoir
+rien rencontré. Bien que la ferme fût close et silencieuse,
+une raie de lumière dessinée sur le seuil prouvait
+suffisamment que tout le monde n'y était point endormi;
+un chien ayant aboyé à notre approche, la lumière
+disparut. Moser nous arrêta d'un geste en pressant
+le pas. Presqu'au même instant la porte s'ouvrit, le père
+Louroux avança la tête pour voir qui venait, et le forestier
+se trouva brusquement devant lui.</p>
+
+<p>A l'exclamation poussée par le fermier, nous nous rapprochâmes
+tous ensemble, ce qui le fit reculer et nous
+permit d'entrer; mais, déconcerté un instant, il se remit
+vite et demanda ce qui nous amenait.</p>
+
+<p>&mdash;D'abord ce vaurien, dit Moser en montrant Bruno
+assis sur la pierre du foyer, puis un autre qui doit être à
+la ferme avec lui.</p>
+
+<p>&mdash;Qui cela? demanda Louroux d'un air étonné.</p>
+
+<p>&mdash;Le braconnier de la <i>Mare-aux-Aspics</i>.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Bon-Affût</i>? il n'est point ici, comme vous pouvez
+voir; mais je lui ai parlé pas plus tard qu'hier, même
+que Monsieur était témoin.</p>
+
+<p>Le forestier ne perdit point son temps à contester, il
+se mit à fouiller tous les coins de la ferme sans rien découvrir.
+Le paysan, qui vit son désappointement, jugea
+l'occasion favorable pour se plaindre d'une visite faite
+sous cette forme et à pareille heure: il commençait à le
+prendre de très haut; mais l'Alsacien lui coupa la parole
+en l'avertissant qu'on connaissait ses rapports avec les
+braconniers, que la présence du chasseur d'abeilles, reçu
+au milieu de la nuit, était une confirmation suffisante, et
+qu'il aurait lui-même à rendre compte de sa part de responsabilité
+dans le double crime de braconnage et d'incendie.
+Il raconta ensuite brièvement ce qui avait eu lieu,
+annonça que toutes les routes étaient surveillées, et reprit
+sa recherche, suivi cette fois du paysan effrayé, qui
+était bien vite redescendu de la récrimination à l'humilité,
+et prenait tous les saints du calendrier à témoin de
+son innocence.</p>
+
+<p>Le forestier voulut emmener Bruno. En passant devant
+un des lits refermés dont l'unique chambre de l'habitation
+des Louroux était garnie, celui-ci murmura quelques
+mots bretons que je ne pus distinguer; mais à peine
+eut-il disparu, que le battant du lit glissa doucement dans
+la coulisse, et, aux premières clartés du jour qui pénétraient
+par la porte ouverte, je vis la tête charmante de
+la Louison s'avancer avec une précaution inquiète. Fatigué
+de ma longue course de nuit à travers la forêt, je
+m'étais assis dans l'ombre du foyer, où elle ne pouvait
+me voir. Elle se pencha au bord du lit, regarda encore
+vers l'entrée, et se laissa couler à terre, elle était pieds
+nus, coiffée d'un petit bonnet à trois pièces, comme en
+portent les enfants, et vêtue d'une simple jupe de berlinge.
+Je la vis s'avancer jusqu'à la porte à pas comptés,
+regarder au dehors, puis gagner la seconde entrée, qui
+donnait sur une cour de derrière.</p>
+
+<p>Persuadé qu'elle voulait avertir le braconnier, je la
+suivis jusqu'au seuil. Comme elle allait traverser la cour,
+la voix de Moser se fit entendre, et il parut lui-même,
+continuant ses recherches. La jeune paysanne effrayée fit
+d'abord un mouvement pour rentrer, puis s'arrêta. Le
+forestier venait vers elle en compagnie du père Louroux.
+Michelle causait plus loin très vivement avec Bruno.</p>
+
+<p>&mdash;C'est-il donc la naissance d'un nouveau Jésus, notre
+maître, demanda la Louison en souriant, pour qu'on
+mène tant de <i>déduit par l'housteau</i>, et qu'on réveille
+les bergères avant la pointure du jour?</p>
+
+<p>&mdash;D'où vient cette fille et que veut-elle? interrompit
+brusquement Moser.</p>
+
+<p>Mais Michelle avait tressailli à la voix de Louison.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! le forestier ne voit donc pas? dit-elle en
+s'approchant; c'est la pastoure de la Magdeleine, à qui
+ses parents n'ont laissé ni bas ni sabots.</p>
+
+<p>Et s'adressant à l'enfant avec cette pitié triomphante
+qui insulte:</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! voici bien du malheur pour toi, pauvre
+créature, ajouta-t-elle; ton grand ami <i>Bon-Affût</i> va être
+conduit en prison.</p>
+
+<p>&mdash;Et son chagrin vous portera beaucoup de profit,
+faut croire, répliqua un peu aigrement la Louison, car
+la mauvaise nouvelle rit plein vos yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a toujours profit pour les honnêtes gens qu'on
+fasse justice, reprit Michelle en élevant la voix; le braconnier
+est un malheureux qui a mis le feu aux futaies...</p>
+
+<p>&mdash;Vous mentez, la Michelle! s'écria Louison, dont
+l'&oelig;il bleu étincela; <i>Bon-Affût</i> aime trop le <i>couvert</i> pour
+lui avoir fait du mal. Allez, allez, c'est d'un méchant
+courage d'accuser ainsi ceux qui ne sont point là et qui
+n'ont personne pour les défendre.</p>
+
+<p>&mdash;Tu le défends, toi, laideronnette! s'écria la <i>boisière</i>
+en éclatant de rire.</p>
+
+<p>&mdash;C'est du moins preuve qu'elle a le c&oelig;ur mieux placé
+que vous, dit sévèrement le chercheur de miel.</p>
+
+<p>Michelle se retourna de son côté avec une expression
+de rancune hautaine.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bon, mon Bruno, reprit-elle amèrement, on
+sait que vous êtes bien disposé pour la Louison et pour
+<i>Bon-Affût</i>. Quand les oiseaux ont le même plumage, ils
+font ensemble leurs nids; mais, pour le moment, le
+commerce va mal, mon pauvre gars, et vous voilà tous
+deux pris.</p>
+
+<p>&mdash;Encore une menterie! interrompit la pastoure en
+colère; <i>Bon-Affût</i> n'est pas pris et ne le sera pas.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous la rusée qui sait cela! s'écria Michelle;
+gage qu'elle connaît le retrait du braconnier!</p>
+
+<p>Moser, qui avait prêté jusqu'alors peu d'attention à la
+querelle des deux jeunes filles, devint attentif. Il interrogea
+Louison en usant de tous les moyens de la surprendre;
+mais la petite pastoure échappa à ses piéges avec
+une finesse naturelle et alerte dont je fus émerveillé. Les
+<i>boisiers</i> arrivèrent sur ces entrefaites; ils avaient exploré
+les chemins sans rien rencontrer. Le forestier ne put cacher
+son dépit. Outre la nécessité de justifier la confiance
+de l'administration à laquelle il avait promis une prompte
+réforme des abus qui ruinaient la forêt, il mettait sans
+doute son amour-propre à ne pas échouer devant tant de
+témoins et à signaler son arrivée au Gavre par une prise
+importante. Après avoir ordonné de fouiller encore les
+environs de la Magdeleine, il s'assit à la porte de la ferme
+et alluma sa pipe allemande, comme s'il eût voulu attendre
+là le résultat des nouvelles recherches.</p>
+
+<p>Cependant je m'étais aperçu qu'il continuait à suivre
+de l'&oelig;il tous les mouvements de la Louison; le jour s'était
+levé, et l'on commençait à entendre au loin dans la
+forêt le <i>lambis</i> du vacher; la pastoure fit sortir les bestiaux
+des étables et se dirigea avec eux vers les pâtures.
+Moser la laissa partir sans avoir l'air d'y prendre garde;
+mais à peine fut-elle engagée dans le sentier qui conduisait
+aux friches, que je le vis éteindre vivement sa pipe et reprendre
+son fusil. Je lui demandai ce qu'il voulait faire; il
+mit le doigt sur ses lèvres en me montrant la pastoure, et
+se glissa dans le champ qu'elle côtoyait. Je le rejoignis sans
+trop comprendre son projet, et nous suivîmes la Louison
+de l'autre côté de la haie. La bergerette marchait en
+chantant, sans se presser ni regarder derrière elle, uniquement
+occupée en apparence des pailles qu'elle tressait.
+Elle arriva ainsi au <i>pâtis</i>, grimpa sur un petit monticule
+qui le dominait et s'assit sur un bouquet de frênes.
+Pour la première fois alors elle promena les yeux autour
+d'elle; mais vaguement et comme si elle n'eût point regardé.
+Presque à ses pieds était un champ de blés mûrs
+dont les épis ondulaient à la brise du matin. A droite
+s'ouvrait la forêt, à gauche s'étendait la culture où nous
+nous tenions cachés. Louison continuait à chanter; mais
+sa voix s'élevait insensiblement et jetait au loin les modulations
+de la complainte champêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Dans quelle langue de sauvage nous chante-t-elle
+là? demanda Moser, qui s'efforçait en vain de comprendre
+les paroles.</p>
+
+<p>Je lui fis signe de se taire, car j'avais reconnu le rude
+accent celtique. La pastoure chantait le vieux <i>guerz</i> de
+<i>Jean Devereux</i>, mais en l'entrecoupant d'avertissements
+adressés à un auditeur invisible.</p>
+
+<blockquote><p>«Bretons, soyez tous sur vos gardes, c'est là que demeure
+Jean <i>la Prise</i>, il est avec ses soldats dans sa citadelle, comme
+un bigorneau dans sa coquille.»</p></blockquote>
+
+<p>A cet endroit, la voix changeait légèrement d'inflexion
+et substituait aux paroles traditionnelles ce rapide avertissement:</p>
+
+<blockquote><p>«Toute la troupe des coupeurs de bois est ici; le plus sûr
+pour vous est de retourner à cette heure dans la forêt, vers
+le gîte de la Mare-aux-Aspics.»</p></blockquote>
+
+<p>Puis le chant primitif reprenait:</p>
+
+<blockquote><p>«Ils ont pillé dans ce pays tout ce qui était vieux et tout
+ce qui était neuf,&mdash;les croix d'argent des églises, les hanaps
+dorés des bourgeois.»</p></blockquote>
+
+<p>Et l'accent s'élevait encore pour ajouter:</p>
+
+<blockquote><p>«Il n'y a personne à droite; suivez les blés sans lever la
+tête, vous arriverez à la petite bouée de houx.»</p></blockquote>
+
+<p>Mon &oelig;il se retourna vers le champ de blé, et, au bout
+de quelques secondes, je vis la mer d'épis s'entr'ouvrir
+légèrement et dessiner un sillon qui semblait se diriger
+vers la forêt. Je me levai pour mieux distinguer; Moser,
+qui suivait tous mes mouvements, surprit mon regard,
+aperçut l'agitation des épis et poussa une exclamation
+joyeuse: il avait tout deviné.</p>
+
+<p>Ecartant les buissons derrière lesquels nous étions
+abrités, il traversa en courant la friche, arriva à la clôture
+du champ de blé, trop élevée en cet endroit pour
+être franchie, la côtoya un instant, et, apercevant enfin
+une ouverture garnie de ramées, s'y élança; mais je
+l'entendis jeter un cri de douleur et je le vis s'abattre: il
+avait rencontré la faulx cachée sous les feuilles pour la
+<i>passée</i> des sangliers.</p>
+
+<p>Les deux gardes, qui arrivaient et qui avaient vu
+comme moi l'accident, accoururent pour m'aider à relever
+l'Alsacien. Moser était couvert de sang, mais il ne
+parut point s'en préoccuper.</p>
+
+<p>&mdash;Vite, vite, au braconnier! balbutia-t-il en montrant
+la direction dans laquelle fuyait <i>Bon-Affût</i>.</p>
+
+<p>Après un moment d'hésitation, les gardes se précipitèrent
+à la poursuite d'Antoine, tandis que Moser s'aidait
+du talus pour se redresser et les suivre du regard.</p>
+
+<p>Je voulus en vain savoir s'il était dangereusement atteint;
+étanchant machinalement avec son mouchoir le sang
+qui coulait de ses mains et de sa poitrine, il ne semblait
+s'occuper que du braconnier. Dès que celui-ci s'était vu
+découvert, il n'avait plus songé à se cacher dans les blés
+et courait à travers les sillons; il s'efforçait de gagner le
+bois, poursuivi par les forestiers. L'intervalle qui le séparait
+d'eux s'agrandissait de plus en plus, et il était évident
+qu'il allait leur échapper, lorsqu'à la dernière clôture
+il se trouva inopinément en face d'une troupe de
+<i>boisiers</i> qui l'entourèrent et le saisirent.</p>
+
+<p>Aux cris qui l'avertissaient de cette capture, Moser fit
+un geste de triomphe, et, à bout de forces, se laissa glisser
+au pied du fossé.</p>
+
+<p>Un quart d'heure après, tout le monde était réuni devant
+la ferme du père Louroux. On attelait une charrette
+pour le forestier, dont on avait pansé les blessures. A
+quelques pas, au milieu d'un cercle formé par les <i>boisiers</i>,
+se tenaient <i>Bon-Affût</i> et Bruno. Ils avaient les mains
+liées et étaient appuyés à un petit mur d'enclos. Louise,
+assise un peu plus loin, sanglotait, la tête sur ses genoux.
+Je m'approchai pour donner quelques encouragements
+aux prisonniers; mais le braconnier, longtemps silencieux,
+venait d'adresser la parole à la jeune pastoure:
+il parlait en breton, afin de n'être pas compris de ceux
+qui les entouraient.</p>
+
+<p>&mdash;Ne pleure pas, chère créature, disait-il d'une voix
+très douce: oublies-tu qu'il y a ici un mauvais c&oelig;ur jaloux
+qui boit tes larmes comme une eau de source?</p>
+
+<p>Son &oelig;il indiquait Michelle, qui les regardait de loin
+avec une expression de joie troublée; mais la pastoure
+ne parut point prendre garde à l'espèce d'avantage qu'elle
+donnait à sa rivale: le malheur de ses deux amis l'occupait
+uniquement.</p>
+
+<p>&mdash;En prison! vous, en prison! mes pauvres gens!
+reprit-elle les mains pressées l'une contre l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Le garçon n'y sera pas longtemps, vu qu'on ne
+trouvera rien contre lui.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous, cher homme, dit la Louison en regardant
+<i>Bon-Affût</i> avec une tendresse filiale, qu'allez-vous
+devenir quand il n'y aura plus de feuilles sur votre tête,
+que vous ne pourrez plus respirer <i>au c&oelig;ur de l'air</i>, et
+qu'il faudra rester nuit et jour entre des murailles?</p>
+
+<p>Le front du braconnier s'obscurcit.</p>
+
+<p>&mdash;Oui ce sera une dure épreuve, dit-il sourdement.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi vous suivre au moins, vieil Antoine,
+reprit vivement Louison; peut-être qu'ils me permettront
+de demeurer avec vous, et, si c'est défendu, je
+pourrai rester à la porte de votre prison, je chanterai
+pour vous avertir que je suis là; j'irai prier les juges
+qu'ils vous laissent partir.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre innocente! interrompit <i>Bon-Affût</i>, qu'est-ce
+qu'on dirait ici, et comment vivrais-tu là-bas?</p>
+
+<p>&mdash;Ici on dirait que je vous sers comme mon vrai père,
+répliqua la pastoure, vous savez qu'on le dit déjà, et,
+pour vivre là-bas, je travaillerais, ou, s'il n'y a pas d'ouvrage
+pour moi, eh bien! je m'asseoirais au coin de la
+prison, et quand il passerait de bonnes âmes, elles verraient
+que j'ai faim et elles me secourraient pour l'amour
+du Christ!</p>
+
+<p>Un sourire attendri passa sur le visage du braconnier;
+il regarda avec complaisance la petite paysanne, dont le
+charmant visage était tourné vers lui.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as bon c&oelig;ur, la Louison, dit-il, mais il faut que
+tu restes à la Magdeleine; je le veux. Il n'est pas bon que
+les jeunes filles soient par les chemins, demandant secours
+à ceux qui passent. S'il y en a qui donnent au nom
+du Christ, comme tu dis, il y en a aussi qui veulent prendre
+au nom du diable. Demeure ici; Bruno reviendra
+avant qu'il soit longtemps, et moi plus tard.</p>
+
+<p>La pastoure voulut insister.</p>
+
+<p>&mdash;C'est dit, entends-tu bien? ajouta le braconnier
+d'un ton impérieux.</p>
+
+<p>Louison joignit les mains et baissa la tête.</p>
+
+<p>&mdash;On fera selon votre désir, dit-elle avec une résignation
+presque craintive.</p>
+
+<p>Il y eut un assez long silence; Bruno l'interrompit en
+annonçant à demi-voix qu'on allait partir. Les gardes venaient,
+en effet, de placer Moser dans la charrette et reprenaient
+leurs fusils. La pastoure se jeta au cou de <i>Bon-Affût</i>
+en sanglottant. Le courage de celui-ci parut fléchir:
+il devint très pâle, tout son corps tremblait, et il fut
+obligé de s'asseoir; mais ce ne fut que l'émotion d'un
+instant. Il se releva presque aussitôt.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, Dieu vous gardera, pauvre fille, dit-il en
+retenant avec peine ses sanglots, ne pleurez pas, vous
+donneriez occasion de parler aux mauvaises gens... Embrassez-la,
+Bruno..... et maintenant en voilà assez. Du
+courage, mes enfants, nous reviendrons quand il plaira
+à Dieu!</p>
+
+<p>Puis, comme s'il se ravisait:</p>
+
+<p>&mdash;Encore un mot, la Louison, ajouta-t-il plus bas;
+vous savez où est la <i>Mare-aux-Aspics</i>, vous connaissez
+le trou de la <i>verdaude</i>; j'ai caché au fond sept pièces de
+six livres, qui sont toutes mes économies: je voulais en
+avoir dix pour le jour où Bruno et vous seriez revenus
+ensemble de l'église. Tant que j'aurai chance de compléter
+la somme, n'y touchez pas; mais, si on vous dit que
+je n'ai plus besoin que de prières, alors prenez l'héritage;
+la <i>verdaude</i> vous connaît comme moi, et vous laissera
+faire.</p>
+
+<p>A ces mots, il embrassa de nouveau la jeune paysanne,
+dont les sanglots redoublaient malgré elle.</p>
+
+<p>Je me décidai à intervenir.</p>
+
+<p>&mdash;Rassurez-vous, ma bonne créature, lui dis-je en
+breton, vos deux amis reviendront bientôt.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur parle <i>blohik</i><a name="FNanchor_17_17" id="FNanchor_17_17"></a><a href="#Footnote_17_17" class="fnanchor">[17]</a>! s'écria le braconnier;
+alors il a tout entendu!....</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_17_17" id="Footnote_17_17"></a><a href="#FNanchor_17_17"><span class="label">[17]</span></a> Dialecte breton de l'évêché de Vannes.</p></div>
+
+<p>&mdash;Mais il n'abusera de rien, ajoutai-je rapidement,
+car il part aussi tout à l'heure et vous rejoindra demain
+à Savenay, où il espère bien que sa déposition vous justifiera
+complétement.</p>
+
+<p>&mdash;Que Dieu vous en récompense! répondirent en
+même temps Bruno et la pastoure.</p>
+
+<p>Nous ne pûmes en dire davantage, car les gardes arrivaient.
+Ils firent signe aux prisonniers, qui allèrent se
+placer derrière la charrette, et la petite escorte se mit en
+marche.</p>
+
+<p>En passant, Moser me salua. Il avait sur son visage
+défait et dans ses yeux enfiévrés une expression de joie
+farouche. A le voir si faible et si pâle conduire en
+triomphe ces deux hommes pleins de vigueur, je me rappelai
+involontairement Richelieu à l'agonie, traînant à sa
+suite de Thou et Cinq-Mars. Les <i>boisiers</i> regardaient,
+groupés à l'entrée de l'aire, et Louison, debout sur le
+petit mur, adressait de loin des signes d'adieu aux prisonniers;
+mais tout-à-coup elle poussa une exclamation, se
+retourna vers moi et se rassit en pleurant. La charrette
+et ceux qui la suivaient venaient de disparaître sous
+l'ombre des <i>rabines</i>.</p>
+
+<p>Je ne pus arriver à Savenay que le surlendemain;
+mais je me rendis aussitôt chez le magistrat chargé d'instruire
+l'affaire de Bruno et du braconnier. Mes explications
+suffirent pour dissiper tous les soupçons d'incendie
+et pour faire rendre la liberté au jeune coureur de bois.
+Quant à son compagnon, il avait trop de vieux comptes
+à régler avec les forestiers pour que je pusse obtenir son
+élargissement avant mon départ; mais j'avais heureusement
+retrouvé à Savenay un ancien condisciple, devenu
+avoué, qui me promit de surveiller son affaire et de l'assister
+au besoin. J'appris effectivement, assez longtemps
+après mon excursion chez les <i>boisiers</i>, que l'avoué de
+Savenay avait réussi à tirer <i>Bon-Affût</i> de prison au bout
+de quelques semaines, et qu'il l'avait placé sur le domaine
+de Carheil, où l'ancien braconnier était devenu
+le modèle des gardes-chasse. On m'assura même que ce
+dernier allait se trouver de nouveau réuni au <i>chercheur
+de miel</i>, récemment gagé comme terrassier-planteur, et
+qui devait le rejoindre, après la sève d'août, avec la
+pastoure de la Magdeleine, que les gens du <i>couvert</i> appelaient
+par avance Louison Bruno.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="HUITIEME_RECIT" id="HUITIEME_RECIT"></a>HUITIÈME RÉCIT.</h2>
+
+<h2>LA GROAC'H.</h2>
+
+
+<p>J'étais parti de Pontrieux fort tard, prenant un chemin
+de traverse que j'avais autrefois parcouru et qui,
+selon mon calcul, devait me permettre d'atteindre Tréguier
+avant la fin du jour; mais je m'aperçus bientôt que
+mes souvenirs m'avaient trompé. La nuit me surprit au
+tiers du voyage, et je commençai à craindre de m'égarer
+au milieu de ces routes entrelacées que l'obscurité rendait
+plus difficiles à reconnaître. Pour comble d'embarras,
+le vent s'éleva et la neige se mit à tomber.</p>
+
+<p>Je venais justement d'atteindre un plateau couvert de
+bruyères que l'orage balayait sans obstacle et où on eût en
+vain cherché un abri. Enveloppé dans mon caban de peau
+de chèvre, la tête basse et le corps penché pour lutter contre
+le vent, je suivais avec peine le sentier inégal. De quelque
+côté que mon regard se tournât, il n'apercevait qu'un
+nuage blanchâtre et mobile qui confondait la terre avec
+le ciel. Par intervalle pourtant la tempête semblait s'arrêter;
+le vent se taisait, on entendait retentir au loin des
+rumeurs de cascade, ou quelques hurlements plaintifs
+de loups affamés; puis la rafale s'élevait de nouveau,
+grandissait, grondait, et tout allait se perdre dans un
+immense rugissement.</p>
+
+<p>J'avais d'abord lutté avec une sorte de plaisir orgueilleux
+contre ces tourbillons qui se succédaient comme
+des vagues; mais insensiblement, la fatigue et le froid
+amortissaient mon ardeur, et je commençai à chercher
+autour de moi les moyens de me procurer un abri.</p>
+
+<p>Par bonheur, le sentier que j'avais suivi jusqu'alors
+ne tarda point à descendre et à s'enfoncer dans une gorge
+étroite. Quelques arbres dépouillés montrèrent, devant
+moi, leurs silhouettes confuses, et, à mesure que je
+m'en approchais, l'orage semblait s'éloigner. Enfin, je
+me trouvai à l'entrée d'une coulée où ses sifflements assourdis
+par les montagnes n'arrivaient plus que comme
+un écho, et où la neige tombait moins pressée.</p>
+
+<p>Je relevai la tête, heureux de pouvoir respirer à
+l'aise.</p>
+
+<p>Je savais d'ailleurs, par expérience, que le vallon
+annonçait immanquablement des habitations. Un lavoir,
+un four isolé, me confirmèrent bientôt dans cette espérance,
+et, au bout de quelques pas, j'aperçus un hameau
+composé d'une douzaine de chaumières.</p>
+
+<p>La première, dont je m'approchai, était obscure et
+vide; mais dirigé par un bruit de voix, j'en gagnai une
+autre bâtie à l'écart, et, poussant la porte, je me trouvai
+au milieu d'une <i>filerie</i> bretonne<a name="FNanchor_18_18" id="FNanchor_18_18"></a><a href="#Footnote_18_18" class="fnanchor">[18]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_18_18" id="Footnote_18_18"></a><a href="#FNanchor_18_18"><span class="label">[18]</span></a> Réunion des femmes qui veillent en filant.</p></div>
+
+<p>Une douzaine de femmes, accroupies sur leurs talons,
+autour d'un foyer où brillait une flambée d'ajoncs, tournaient
+leurs fuseaux en causant et en chantant. Quelques
+enfants, couchés à leurs pieds, s'étaient endormis, et
+une jeune mère, assise au coin le plus reculé de l'âtre,
+allaitait un nouveau-né en murmurant, à demi-voix, un
+air de nourrice.</p>
+
+<p>A mon entrée, toutes se détournèrent. Je m'étais arrêté
+sur le seuil pour secouer la neige dont j'étais couvert,
+et je déposai mon bâton près de la porte selon l'usage.
+La maîtresse de la maison comprit que je demandais
+un abri.</p>
+
+<p>&mdash;Bénédiction de Dieu à ceux qui sont ici, dis-je en
+m'avançant à sa rencontre.</p>
+
+<p>&mdash;Et à vous! répliqua-t-elle avec le laconisme armoricain.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a un drap mortuaire sur la lande, et les
+loups eux-mêmes ne retrouveraient pas leur chemin.</p>
+
+<p>&mdash;Les maisons ont été faites pour les chrétiens.</p>
+
+<p>En prononçant ces mots, la paysanne me montrait du
+geste le foyer. Toutes les fileuses s'écartèrent pour m'engager
+à approcher, et j'allai prendre place près de la
+jeune mère, tandis que la maîtresse du logis jetait sur le
+feu une brassée de ronces desséchées.</p>
+
+<p>Il y eut un assez long silence, les lois de l'hospitalité
+bretonne défendant d'adresser des questions à un hôte
+avant qu'il n'ait parlé lui-même. Je demandai enfin si
+Tréguier était encore loin.</p>
+
+<p>A trois lieues et quelques <i>sifflées</i>, répondit la paysanne;
+mais les rivières sont débordées et la route dangereuse
+sans guide.</p>
+
+<p>&mdash;Un de vos hommes ne pourrait-il m'en servir?</p>
+
+<p>&mdash;Les hommes d'ici sont partis pour Terre-Neuve
+sur le navire le <i>Saint-Pierre</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi, tous?</p>
+
+<p>&mdash;Tous, notre <i>maître</i><a name="FNanchor_19_19" id="FNanchor_19_19"></a><a href="#Footnote_19_19" class="fnanchor">[19]</a> sait bien que ceux de la
+même paroisse embarquent ensemble quand ils le peuvent.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_19_19" id="Footnote_19_19"></a><a href="#FNanchor_19_19"><span class="label">[19]</span></a> Les paysans bretons appellent les bourgeois <i>mon
+maître</i>.</p></div>
+
+<p>&mdash;Et vous les attendez?</p>
+
+<p>&mdash;Chaque jour.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, reprit une des fileuses, en soupirant,
+que Dieu les protège! Les autres navires sont de retour
+à Bréhat, à Saint-Brieuc, et partout, il n'y a que le
+<i>Saint-Pierre</i> en retard......</p>
+
+<p>&mdash;Et pourtant, continua une seconde femme avec
+intention, il est temps que les hommes reviennent.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cela? demandai-je.</p>
+
+<p>Elle me montra du doigt la paysanne qui était assise
+devant moi sur l'âtre.</p>
+
+<p>&mdash;Demandez à Dinah combien il lui reste de boisseaux
+d'orge dans sa huche? dit-elle.</p>
+
+<p>La jeune Bretonne rougit.</p>
+
+<p>&mdash;Sans compter, ajouta la maîtresse de la maison,
+qu'elle me doit autant de mesures de lait que son enfant
+a de jours.</p>
+
+<p>&mdash;Et que le propriétaire de la maison a menacé hier
+de faire vendre chez elle, ajouta une troisième.</p>
+
+<p>&mdash;Aussi, reprit celle qui avait parlé la première, je
+lui ai conseillé de demander à Dieu que les matelots du
+<i>Saint-Pierre</i> aient fait bonne pêche pour avoir double
+part!</p>
+
+<p>&mdash;Je demande seulement à Dieu qu'il ramène Joan,
+dit la paysanne, en serrant son nourrisson contre son
+sein.</p>
+
+<p>Je fus frappé de l'accent triste, passionné et profond
+avec lequel ces mots avaient été prononcés, et je me
+tournai vers Dinah pour la regarder. C'était une femme
+de vingt-quatre ans au plus, dont la beauté avait quelque
+chose de mâle et de doux à la fois. La taille droite, le
+front haut, ses pieds nus hardiment appuyés sur la pierre
+de l'âtre, elle soutenait d'un bras l'enfant qui s'était endormi
+sur son sein, tandis que son autre main retombait
+immobile. Il y avait dans les lignes souples mais fièrement
+dessinées de son visage, dans ses lèvres entr'ouvertes,
+dans ses yeux noirs, toujours prêts à se baisser, je
+ne sais quelle fierté effarouchée que tempérait pourtant
+visiblement une bienveillance caressante.</p>
+
+<p>Au bout d'un instant, elle s'aperçut que je l'observais
+et détourna la tête avec embarras. Mais pendant l'examen
+auquel je m'étais livré, la conversation avait continué
+entre les fileuses, et chacune d'elles parlait de ce qu'elle
+devait faire quand le <i>Saint-Pierre</i> serait de retour.</p>
+
+<p>&mdash;J'irai à la ville et je mangerai une fois du pain de
+froment à ma faim, disait l'une.</p>
+
+<p>&mdash;Mon frère m'a promis une bague d'argent de trente
+<i>blancs</i>, ajoutait une autre.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, j'achèterai une messe pour l'âme de ma mère.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, j'irai au pardon de Sainte-Anne.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, Dinah? demandai-je à la paysanne, que
+ferez-vous quand Joan sera de retour?</p>
+
+<p>&mdash;Je mettrai son enfant dans ses bras et je resterai
+avec eux, me répondit-elle en rougissant.</p>
+
+<p>Dans ce moment, la vache noire qui se trouvait au
+fond de la cabane, avança la tête par-dessus la claie qui
+nous séparait d'elle et fit entendre un meuglement.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a quelqu'un près du seuil, dit la maîtresse de
+la maison.</p>
+
+<p>Elle n'avait point achevé qu'un coup brusque ébranla
+la porte, et qu'une voix rude se fit entendre au dehors.</p>
+
+<p>&mdash;Y a-t-il place pour les pauvres dans cette maison?
+demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Anaïk Timor! s'écrièrent toutes les femmes.</p>
+
+<p>&mdash;Anaïk! répéta Dinah, en rapprochant son enfant de
+son sein par un mouvement involontaire.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce donc? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Une mendiante qui voit clair dans l'avenir, et qui
+jette des sorts, ajouta la maîtresse de la cabane.</p>
+
+<p>&mdash;Y a-t-il place pour les pauvres dans cette maison?
+répéta la voix d'un accent d'impatience.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-la entrer, ou elle nous fera arriver malheur,
+fit observer Dinah.</p>
+
+<p>Une fileuse alla ouvrir la porte, et Anaïk Timor parut.</p>
+
+<p>C'était une vieille femme, de petite taille, et dont les
+vêtements en lambeaux laissaient voir en partie les membres
+maigres. Elle portait sur l'épaule un bissac de toile
+rousse d'où sortait le goulot d'une bouteille, et tenait de
+l'autre main un bâton d'épines durci au feu. La neige,
+qui s'était arrêtée dans les déchirures de ses vêtements
+souillés, semblait en tacheter la couleur sombre, et quelques
+mèches de cheveux gris, hérissés par le givre, pendaient
+en glaçons le long de ses joues creusées. Son &oelig;il
+gris avait cette expression âpre et pourtant flottante que
+donne la folie ou l'ivresse.</p>
+
+<p>Elle s'arrêta au milieu de la chambre et se secoua avec
+un sourd grognement.</p>
+
+<p>&mdash;On a bien de la peine à recevoir la vieille Timor,
+dit-elle, en promenant autour d'elle un regard mécontent;
+on la laisse frapper sans répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Personne ne vous attendait, répliqua la maîtresse
+avec quelque embarras.</p>
+
+<p>&mdash;Non....... on ne m'attend jamais, moi, grommela
+Anaïk; qu'importe à ceux qui ont chaud près du foyer
+que les autres aient froid hors du seuil! Mais il faut
+prendre garde; tout le monde aura son tour!......</p>
+
+<p>Bien que je connusse les priviléges accordés aux mendiants
+de nos campagnes, et que je fusse accoutumé à
+les voir, une fois admis, traiter les maîtres de la maison
+sur un pied d'égalité, je m'étonnai du ton impérieux et
+presque menaçant de la vieille femme. Tout en grondant
+elle s'était déchargée de son bissac. Après l'avoir déposé
+dans un coin, elle fit quelques pas vers l'âtre et m'aperçut.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! il y a ici un gentilhomme<a name="FNanchor_20_20" id="FNanchor_20_20"></a><a href="#Footnote_20_20" class="fnanchor">[20]</a>, dit-elle en s'arrêtant
+court et fixant sur moi son regard perçant; un
+gentilhomme qui porte de la toile fine...... qui a une
+montre... Jann aussi en avait une.... et des anneaux d'or
+aux oreilles.... et des souliers à rubans! Quand Jann vivait,
+la vieille Timor n'avait pas besoin de frapper aux
+portes avec un bâton de mendiante! Mais il est allé rejoindre
+son père et ses s&oelig;urs.... Alors tout le monde a pu
+marcher sur la tête de la veuve qui avait descendu en
+terre son dernier fils.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_20_20" id="Footnote_20_20"></a><a href="#FNanchor_20_20"><span class="label">[20]</span></a> Les Bretons donnent ce nom à tous les citadins (<i>Tud-Gentil</i>).</p></div>
+
+<p>Et elle se mit à chantonner inintelligiblement les couplets
+connus de la peste d'Elliant.</p>
+
+<blockquote><p>«J'avais neuf fils que j'avais mis au monde et voilà que la
+mort est venue me les prendre.</p>
+
+<p>»Me les prendre sur le seuil de notre porte, et je n'ai
+personne pour me donner une goutte d'eau.»</p></blockquote>
+
+<p>Tout en murmurant ce chant, elle s'était agenouillée
+sur la pierre du foyer, et elle étendait ses mains de squelette
+devant la flamme dont les lueurs mourantes faisaient
+scintiller le givre sur sa chevelure. Ses yeux hagards,
+qui erraient autour d'elle, s'arrêtèrent sur Dinah,
+et un éclair haineux traversa tous ses traits.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! te voilà, &oelig;il de corbeau, reprit-elle; pourquoi
+viens-tu avec d'honnêtes gens, toi, la fille d'un cordier.</p>
+
+<p>Je regardai la jeune paysanne qui pâlit.</p>
+
+<p>Ces mots de <i>fille de cordier</i> m'expliquaient la timidité
+de Dinah, et la vague malveillance qui semblait l'entourer.
+Elle appartenait à cette race maudite de <i>kacouss</i>
+contre laquelle s'élevait encore en Bretagne le préjugé
+populaire.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es fière, reprit Anaïk, parce qu'un jeune homme
+de la paroisse a bien voulu de toi; parce que tu as un
+enfant qui grandit... Moi aussi, j'ai eu un mari, des enfants!!!!
+Mais attends un peu! Voilà un an que je t'ai
+prédit de mauvais jours....</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi me voulez-vous du mal, Timor? demanda
+Dinah d'un ton doux et craintif.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi! s'écria la vieille; tu me demandes pourquoi?
+ton mari ne m'a-t-il pas chassée de sa maison?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que vos injures me faisaient pleurer.</p>
+
+<p>&mdash;Des injures, répéta Anaïk; je t'appelais <span class="smcap">FILLE DE
+CORDIER</span>! N'est-ce pas la vérité?.. Et cependant Joan a dit
+que j'étais ivre! il m'a menacée! oui, il a menacé la
+vieille Timor!... Ah! ah! ah!&mdash;Il y en a qui croient
+pouvoir mettre le pied sur la vipère, mais la vipère sait
+mordre. Une heure viendra où je serai vengée de tous
+ceux qui m'ont en mépris... et qui m'ont fait attendre à
+la porte.... Oui, oui, les gens d'ici ne seront pas toujours
+aussi fiers, c'est de Tréguier que leur viendra le
+malheur.</p>
+
+<p>&mdash;De Tréguier, répéta vivement Dinah, avez-vous vu
+quelqu'un qui en arrivait?</p>
+
+<p>&mdash;Moi, répliqua la mendiante.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! cette nuit?</p>
+
+<p>&mdash;Tout à l'heure.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous avez appris quelque nouvelle?</p>
+
+<p>&mdash;Il est arrivé un navire.</p>
+
+<p>&mdash;Le <i>Saint-Pierre</i>! s'écrièrent toutes les voix.</p>
+
+<p>Anaïk promena autour d'elle un regard méchant et
+éclata de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit-elle, un navire de <i>Saxons</i><a name="FNanchor_21_21" id="FNanchor_21_21"></a><a href="#Footnote_21_21" class="fnanchor">[21]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_21_21" id="Footnote_21_21"></a><a href="#FNanchor_21_21"><span class="label">[21]</span></a> Nom que les Bretons donnent aux Anglais.</p></div>
+
+<p>Les fileuses poussèrent une exclamation de désappointement.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu confonde les païens de l'île, dit l'une d'elles
+avec dépit, j'ai cru que c'étaient nos gens.</p>
+
+<p>&mdash;Les Saxons aussi viennent de Terre-Neuve, fit observer
+Timor.</p>
+
+<p>&mdash;Apportaient-ils des nouvelles du <i>Saint-Pierre</i>, demanda
+Dinah, inquiète du sourire fauve de la mendiante.</p>
+
+<p>Celle-ci ne parut pas avoir entendu.</p>
+
+<p>&mdash;Ils sont descendus chez Mareck pour boire, et comme
+le capitaine parlait français, je l'ai entendu.</p>
+
+<p>&mdash;Et que disait-il?</p>
+
+<p>&mdash;Il parlait de glaces grosses comme des montagnes
+qui flottaient sur les mers de là-bas, et qui brisaient les
+vaisseaux.</p>
+
+<p>&mdash;Il en a vu?</p>
+
+<p>&mdash;Il en a vu.</p>
+
+<p>&mdash;Et il a entendu parler de naufrages?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mais en revenant, il a trouvé des débris que
+l'eau emportait.</p>
+
+<p>&mdash;Des débris de navires?</p>
+
+<p>&mdash;Et sur une des planches il y avait écrit: Le <i>Saint-Pierre</i>.</p>
+
+<p>L'annonce d'Anaïk Timor fut un coup de foudre. Les
+fileuses laissèrent tomber leurs fuseaux.</p>
+
+<p>&mdash;Le <i>Saint-Pierre</i>! répétèrent toutes les voix; il a
+dit le <i>Saint-Pierre</i>?</p>
+
+<p>&mdash;De Tréguier.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez bien entendu?.... Vous êtes sûre?</p>
+
+<p>&mdash;Sûre.</p>
+
+<p>Des cris de désespoir éclatèrent. J'avais été saisi comme
+elles par cette subite nouvelle; mais le sourire de la
+vieille mendiante me mit en défiance.</p>
+
+<p>&mdash;Ne la croyez pas, m'écriai-je; elle veut vous épouvanter...
+elle est ivre.</p>
+
+<p>Et m'adressant à Timor:</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as point vu de capitaine anglais, lui dis-je;
+on ne t'a point dit que le <i>Saint-Pierre</i> avait fait naufrage;
+tu mens, méchante <i>groac'h</i>.</p>
+
+<p>A ce nom, par lequel on désigne en Bretagne la pire
+espèce des sorcières, les yeux de la mendiante étincelèrent
+et elle se redressa avec un grondement sauvage.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui dà, s'écria-t-elle en frappant du pied contre
+l'âtre..... Ah! c'est comme cela que le gentilhomme
+parle à la vieille Anaïk! je mens, je suis ivre! eh bien!
+que les femmes d'ici consultent les avertissements! qu'elles
+écoutent si l'eau de la mer ne tombe pas goutte à
+goutte au pied de leur lit; que celles qui ont cassé le pain
+blanc des Rois regardent si la part de l'absent ne s'est
+point gâtée<a name="FNanchor_22_22" id="FNanchor_22_22"></a><a href="#Footnote_22_22" class="fnanchor">[22]</a>.... Ah! Timor est une <i>Groac'h</i>..... C'est
+bon, c'est bon! Dieu répondra au gentilhomme et aux
+femmes de Loc-Evar; Dieu a des intersignes, et les noyés
+sauront parler....</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_22_22" id="Footnote_22_22"></a><a href="#FNanchor_22_22"><span class="label">[22]</span></a> Présages qui, aux yeux des Bretons, annoncent la
+mort des absents.</p></div>
+
+<p>&mdash;Ecoutez, interrompit Dinah, qui s'était levée pâle
+et les traits bouleversés.</p>
+
+<p>Nous prêtâmes l'oreille, un chant venait de s'élever à
+travers les éclats de la tempête.</p>
+
+<p>Il devint bientôt plus distinct, plus rapproché, et, le
+vent ayant fait une pause, nous pûmes distinguer des voix
+qui répétaient le <i>Cantique des âmes</i>.</p>
+
+<blockquote><p>«Frères, parents, amis, au nom de Dieu, écoutez-nous,
+secourez-nous, au nom de Dieu, s'il est encore de la pitié
+dans le monde.</p>
+
+<p>»Tous ceux que nous avons nourris nous ont depuis longtemps
+oubliés; ceux que nous avons aimés nous ont sans pitié
+délaissés.</p>
+
+<p>»Vous reposez là mollement; les pauvres âmes sont bien
+mal; vous dormez d'un profond sommeil, les pauvres âmes
+veillent dans la souffrance.</p>
+
+<p>»Nous sommes dans les flammes et l'angoisse; feu sur nos
+têtes, feu sous nos pieds; flammes en haut, flammes en bas;
+priez pour les âmes<a name="FNanchor_23_23" id="FNanchor_23_23"></a><a href="#Footnote_23_23" class="fnanchor">[23]</a>.»</p></blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_23_23" id="Footnote_23_23"></a><a href="#FNanchor_23_23"><span class="label">[23]</span></a> Voir les <i>Derniers Bretons</i> et le <i>Barzas-Breis</i>, où se
+trouve ce chant.</p></div>
+
+<p>Dès les premiers vers de ce chant lugubre, toutes les
+femmes s'étaient levées dans une inexprimable angoisse;
+moi-même, frappé de cette espèce de réponse à l'appel
+de Timor, j'étais demeuré immobile et comme fasciné;
+mais en entendant les voix s'éloigner, je m'élançai vers
+la porte de la cabane, et je fis quelques pas au dehors.
+Aussi loin que mon &oelig;il put percer la nuit le val était désert,
+la neige continuait à tomber en silence, et l'ouragan
+à rugir sur la montagne.</p>
+
+<p>Pendant toute cette scène, Anaïk Timor était seule
+restée impassible. En rentrant, je la trouvai debout promenant
+sur les femmes qui l'entouraient un regard triomphant:
+ce regard s'arrêta tout-à-coup sur moi.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! j'étais folle, s'écria-t-elle; on disait tout-à-l'heure
+à la vieille Timor qu'elle avait menti!</p>
+
+<p>&mdash;Et elle n'a point prouvé le contraire, repris-je, en
+cherchant à cacher mon trouble.</p>
+
+<p>&mdash;Le gentilhomme n'a-t-il donc pas entendu les voix?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai entendu des pèlerins ou des voyageurs qui passaient
+en chantant un cantique.</p>
+
+<p>Elle me regarda d'un &oelig;il farouche et secoua la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, dit-elle, on parle ainsi à la ville, à la ville on
+ne croit pas aux âmes; ils regardent leurs morts comme
+des chiens qui pourrissent tout entiers dans le trou de
+terre où on les a mis.&mdash;Bien, bien, Dieu apprendra aux
+païens ce qu'il sait faire.... Le gentilhomme peut dire
+que ceux qui viennent de passer là n'étaient pas les
+noyés du <i>Saint-Pierre</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Et le gentilhomme aura raison, interrompit une
+voix grave.</p>
+
+<p>Je me retournai; un prêtre venait d'entrer et se tenait
+debout sur le seuil.</p>
+
+<p>Toutes les femmes se levèrent en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Le <i>recteur</i>!</p>
+
+<p>Celui-ci s'avança lentement et jeta un regard sévère
+sur Anaïk Timor.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'es-tu venu faire ici, lui demanda-t-il brusquement.</p>
+
+<p>&mdash;Le pauvre a le droit d'aller partout où il y a un
+morceau de pain et des chrétiens, répondit la mendiante
+avec humeur.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas la faim, reprit le curé, mais la joie
+d'apporter une mauvaise nouvelle qui t'a amenée si tard
+dans nos chemins.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi la mendiante a dit la vérité? s'écria Dinah
+palpitante.</p>
+
+<p>&mdash;Non, pas toute entière, répondit le prêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Comment?</p>
+
+<p>&mdash;Le navire anglais débarqué à Tréguier n'a pas seulement
+apporté la nouvelle de la perte du <i>Saint-Pierre</i>;
+il a aussi amené ceux qu'il avait sauvés.</p>
+
+<p>&mdash;Sauvés... ils sont sauvés!</p>
+
+<p>&mdash;Du moins en partie, reprit le prêtre.</p>
+
+<p>Quand le naufrage a eu lieu, six hommes firent v&oelig;u,
+s'ils échappaient, de venir nus pieds et voilés entendre
+la messe que je dirais pour eux à l'autel de la Vierge.</p>
+
+<p>&mdash;Et ces six-là?</p>
+
+<p>&mdash;Ils ont survécu.</p>
+
+<p>&mdash;Où sont-ils?</p>
+
+<p>&mdash;Vous venez de les entendre passer.</p>
+
+<p>Les femmes voulurent se précipiter hors de la cabane.</p>
+
+<p>&mdash;Arrêtez! s'écria le recteur en barrant le seuil, vous
+ne pouvez les voir.</p>
+
+<p>&mdash;Ne sont-ils point ici?</p>
+
+<p>&mdash;Ils sont ici, mais tous ont promis de ne quitter le
+voile qui les couvre qu'après le saint office.</p>
+
+<p>&mdash;Leurs noms, au moins, leurs noms! s'écria Dinah
+éperdue.</p>
+
+<p>&mdash;Ce serait violer le serment, répondit le prêtre;
+car ils ont juré de ne se faire connaître à leurs femmes,
+à leurs s&oelig;urs, ou à leurs mères, qu'après le v&oelig;u accompli.
+Respectez l'engagement qu'ils ont pris devant
+Dieu.</p>
+
+<p>Il s'éleva une clameur de désespoir, et il y eut comme
+un moment d'hésitation. Chaque femme nommait tout
+haut son père, son fils, son frère ou son mari, s'efforçant
+de surprendre une réponse sur les traits du recteur
+à chacun des noms prononcés; mais le prêtre, impassible,
+continuait à invoquer la sainteté du v&oelig;u et à en
+appeler à leur soumission. Enfin, quelques-unes n'écoutant
+que leur douloureuse impatience, crièrent qu'elles
+voulaient connaître leur sort; le recteur essaya vainement
+de les retenir; elles coururent à une seconde porte et
+l'ouvrirent précipitamment.</p>
+
+<p>&mdash;Allez donc, dit le prêtre indigné, allez, violez la
+promesse faite à Dieu; mais tremblez qu'il punisse votre
+sacrilège, et que la première qui soulèvera le voile des
+naufragés ne cherche en vain celui qu'elle attend.</p>
+
+<p>Dinah, qui allait sortir, recula vivement.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je n'irai pas, s'écria-t-elle épouvantée.</p>
+
+<p>&mdash;Soumettez-vous et priez, reprit-il avec autorité;
+votre incertitude doit durer peu de temps désormais;
+souffrez-là sans murmure, comme une punition de vos
+fautes; élues ou frappées, songez à plier vos âmes aux
+volontés divines. Que chacune de vous, à partir de cet
+instant, se dise veuve ou orpheline; qu'elle fasse accepter
+à son c&oelig;ur ce dur sacrifice; et si celui qu'elle a
+cru perdu sort tout-à-l'heure du tombeau, qu'elle voie
+là un miracle dont elle devra remercier Dieu aussi longtemps
+qu'elle vivra.</p>
+
+<p>Les femmes fondirent en larmes et tombèrent à genoux.</p>
+
+<p>Le recteur s'efforça de les calmer en adressant à chacune
+quelque consolation particulière. Il leur rappela la
+résignation de Marie, cette sainte patronne des c&oelig;urs
+brisés, et, leur ayant annoncé qu'il allait célébrer la
+messe de délivrance pour les naufragés, il les engagea
+à se rendre avec lui à l'église, pour joindre leurs prières
+aux siennes.</p>
+
+<p>Toutes suivirent, sauf Dinah, qui se retourna vivement,
+courut à la vieille Timor, assise au foyer, et lui
+saisit la main.</p>
+
+<p>&mdash;Tu connais ceux qui sont sauvés, demanda-t-elle
+d'un accent étouffé?</p>
+
+<p>&mdash;Moi? répliqua Anaïk.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as dû les rencontrer à Tréguier.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Joan! où est Joan?</p>
+
+<p>La mendiante fit un geste moqueur.</p>
+
+<p>&mdash;Le prêtre a ordonné d'attendre, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Non, s'écria Dinah qui se laissa glisser à genoux,
+les mains jointes et l'&oelig;il égaré; je t'en conjure, Anaïk,
+dis si tu as vu Joan; si tu l'as reconnu!... Oh! rien qu'un
+geste qui dise oui.... ou s'il a péri... eh bien! que je le
+sache!..... Mieux vaut mourir de suite qu'attendre!.... Anaïk,
+Anaïk! ne me refuse pas!</p>
+
+<p>&mdash;Et que me donneras-tu pour ma nouvelle, demanda
+la mendiante?</p>
+
+<p>&mdash;Tout ce que j'ai, cria Dinah. Que voulez-vous, tenez,
+mon chapelet d'ébène? ma croix?... Les voilà.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est point assez.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! voilà encore la bague d'argent qu'il m'a
+donnée, prenez tout, Anaïk; tout ce que j'ai au monde.</p>
+
+<p>Elle était toujours aux pieds de la vieille femme, serrant
+d'une main son enfant contre sa poitrine, et présentant
+de l'autre sa croix, sa bague et son chapelet. Timor
+la tint un instant comme agonisante sous son regard;
+puis poussant un éclat de rire insensé:</p>
+
+<p>&mdash;Garde tout, dit-elle; j'aime mieux ton tourment!</p>
+
+<p>Dinah se leva d'un bond et s'élança hors de la cabane.</p>
+
+<p>J'étais trop ému pour rester étranger à ce qui allait se
+passer; je la suivis. Elle traversa le hameau en courant,
+et nous arrivâmes ensemble à l'église.</p>
+
+<p>Les femmes y étaient déjà réunies; les cierges brillaient
+sur l'autel; l'enfant de ch&oelig;ur venait d'y poser le pupitre.... Tout-à-coup,
+la porte de la sacristie s'ouvrit et les
+six naufragés parurent, voilés de draps mortuaires qui
+les enveloppaient tout entiers.</p>
+
+<p>Un sourd gémissement retentit parmi les femmes;
+quelques noms s'échappèrent au milieu des sanglots..... mais
+les voiles demeurèrent immobiles!</p>
+
+<p>J'essayerais en vain de rendre la solennité lugubre de
+cette scène. Le silence qui régnait dans l'église n'était
+interrompu que par la voix du prêtre, et si, par instant,
+une plainte retentissait sourdement, cette voix s'élevait
+comme pour rappeler à la patience, et la plainte s'éteignait
+étouffé!.... Sublime puissance de la volonté sur
+l'âme humaine!... Toutes ces femmes étaient là, attendant
+l'arrêt qui allait décider de leur vie, et toutes, les
+mains jointes sur leur c&oelig;ur, demeuraient immobiles.</p>
+
+<p>Je cherchai plusieurs fois Dinah du regard; elle était
+agenouillée à l'entrée, le front levé, les mains pendantes
+et son enfant étendu devant elle comme une victime qui
+attend le coup sans songer à l'éviter.</p>
+
+<p>Enfin le recteur prononça les paroles sacramentelles
+destinées à congédier les fidèles, un frémissement parcourut
+la foule. Il y eut un moment d'angoisse inexprimable.
+Toutes les têtes étaient penchées en avant, tous
+les bras tendus vers l'autel.</p>
+
+<p>&mdash;Elevez vos âmes à Dieu! dit le prêtre.</p>
+
+<p>Et prenant par la main le premier homme voilé qui se
+trouvait le plus près de lui, il le fit avancer d'un pas et
+souleva le linceul qui le couvrait! Un cri partit et une
+femme s'élança vers l'autel.</p>
+
+<p>Le prêtre passa à un second naufragé, puis aux suivants.
+A chaque voile arraché, retentissait un nouveau
+cri de joie à demi étouffé par un douloureux murmure,
+mais au dernier, une clameur de désespoir s'éleva et les
+sanglots éclatèrent de toutes parts.</p>
+
+<p>Je me tournai vivement vers Dinah; elle était à la
+même place, dans la même attitude, regardant toujours.... Tous
+les linceuls étaient tombés et elle cherchait
+encore Joan.</p>
+
+<hr style="width: 45%;" />
+
+<p>Je passai le reste de la nuit au presbytère pendant que
+le recteur s'occupait de consoler les orphelins et les
+veuves. Enfin, le jour venu, je pus reprendre le chemin
+de Tréguier.</p>
+
+<p>L'orage avait cessé et le soleil, dégagé de brouillard,
+brillait joyeusement dans le ciel; les oiseaux, ranimés,
+sautillaient en gazouillant sur les arbres étincelants de
+givre, les haies d'aubépines avaient secoué leurs robes
+de neige et montraient leurs riants bourgeons; la création
+entière semblait renaître et un souffle de printemps
+passait sur la campagne attiédie.</p>
+
+<p>Près de descendre du coteau, je me retournai, et jetai
+un dernier regard sur le hameau désolé que je venais de
+quitter, j'aperçus au loin Dinah, la veuve de Joan, qui
+descendait le versant opposé, son enfant dans ses bras,
+et tenant à la main le bâton blanc des mendiants.</p>
+
+
+<h2>FIN.</h2>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="TABLE_DES_CHAPITRES" id="TABLE_DES_CHAPITRES"></a>TABLE DES CHAPITRES.</h2>
+
+
+<p><a href="#La_Niole_Blanche"><span class="smcap">Cinquième Récit</span> (suite).</a> La Niole blanche.</p>
+
+<p><a href="#SIXIEME_RECIT"><span class="smcap">Sixième Récit.</span></a> Le Kacouss de l'Armor.</p>
+
+<p><a href="#SEPTIEME_RECIT"><span class="smcap">Septième Récit.</span></a> Les Boisiers.</p>
+
+<p><a href="#HUITIEME_RECIT"><span class="smcap">Huitième Récit.</span></a> La Groac'h.</p>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Les derniers paysans - Tome 2, by Émile Souvestre
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DERNIERS PAYSANS - TOME 2 ***
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+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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+
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