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index 4a4e513..6ac3e8a 100644
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<html lang="fr">
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-<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=iso-8859-1">
+<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=UTF-8">
<title>The Project Gutenberg e-Book of Les Romans de la Table Ronde; Author: Paulin Paris.</title>
<link rel="coverpage" href="images/cover-page.jpg">
@@ -57,45 +57,7 @@ p {text-indent: 1em;}
</head>
<body>
-
-
-<pre>
-
-Project Gutenberg's Les Romans de la Table Ronde (1 / 5), by Anonyme
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org
-
-
-Title: Les Romans de la Table Ronde (1 / 5)
- Mis en nouveau langage et accompagnés de recherches sur
- l'origine et le caractère de ces grandes compositions
-
-Author: Anonyme
-
-Release Date: May 20, 2013 [EBook #42743]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES ROMANS DE LA TABLE RONDE ***
-
-
-
-
-Produced by mireille, Christine P. Travers and the
-Distributed Proofreading team at DP-test Italia.
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 42743 ***</div>
<p class="center p4"><b>LES ROMANS<br>
DE<br>
@@ -107,26 +69,26 @@ Distributed Proofreading team at DP-test Italia.
LE SAINT-GRAAL.</p>
</div>
-<p class="p4 smaller center">Paris.&mdash;Typ. de Ad. Lainé et J. Havard, rue des Saints-Pères, 19.</p>
+<p class="p4 smaller center">Paris.&mdash;Typ. de Ad. Lainé et J. Havard, rue des Saints-Pères, 19.</p>
<h1>LES ROMANS<br>
DE<br>
LA TABLE RONDE</h1>
<p class="p2 center">MIS EN NOUVEAU LANGAGE<br>
-<span class="smaller">ET ACCOMPAGNÉS DE RECHERCHES SUR L'ORIGINE<br>
- ET LE CARACTÈRE DE CES GRANDES COMPOSITIONS</span></p>
+<span class="smaller">ET ACCOMPAGNÉS DE RECHERCHES SUR L'ORIGINE<br>
+ ET LE CARACTÈRE DE CES GRANDES COMPOSITIONS</span></p>
<p class="p2 center"><span class="smaller">PAR</span><br>
PAULIN PARIS</p>
-<p class="center">Membre de l'Institut, Professeur de langue et littérature du Moyen âge
- au Collége de France.</p>
+<p class="center">Membre de l'Institut, Professeur de langue et littérature du Moyen âge
+ au Collége de France.</p>
<p class="p2 center">TOME PREMIER.</p>
<p class="p4 center smaller">PARIS,<br>
- LÉON TECHENER, LIBRAIRE,<br>
+ LÉON TECHENER, LIBRAIRE,<br>
RUE DE L'ARBRE-SEC, 52.</p>
<p class="p2 center smaller">MDCCCLXVIII</p>
@@ -139,153 +101,153 @@ PAULIN PARIS</p>
<h2>INTRODUCTION.</h2>
-<p>Le nom de <em>Romans de la Table ronde</em> appartient à une série de livres
-écrits en langue française, les uns en vers, les autres en prose, et
-consacrés, soit à l'histoire fabuleuse d'Uter-Pendragon et de son fils
+<p>Le nom de <em>Romans de la Table ronde</em> appartient à une série de livres
+écrits en langue française, les uns en vers, les autres en prose, et
+consacrés, soit à l'histoire fabuleuse d'Uter-Pendragon et de son fils
Artus, soit aux aventures d'autres princes et vaillants chevaliers,
-contemporains présumés de ces rois. Ces livres ont offert, durant les
-quatre siècles littéraires du Moyen âge, la théorie de la perfection
+contemporains présumés de ces rois. Ces livres ont offert, durant les
+quatre siècles littéraires du Moyen âge, la théorie de la perfection
chevaleresque: on se plut, dans un grand nombre de familles baronnales,
-à donner aux enfants, même sur les fonts de baptême, le nom de ces
-héros imaginaires, auxquels on attribua des armoiries, pour avoir le
+à donner aux enfants, même sur les fonts de baptême, le nom de ces
+héros imaginaires, auxquels on attribua des armoiries, pour avoir le
plaisir de <span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> les leur emprunter. On alla plus loin encore, en
-plaçant sous leur patronage les joutes, les tournois, parfois même les
+plaçant sous leur patronage les joutes, les tournois, parfois même les
combats judiciaires. Dans cet ordre de compositions, un certain nombre
-de traditions religieuses, particulières à l'église gallo-bretonne,
-devinrent le tronc d'où parurent s'échapper les récits primitifs,
-comme autant de branches et de rameaux. Disposition réellement fort
-habile, quoique peut-être elle se soit présentée d'elle-même, pour
-donner une apparence de sincérité aux inventions les plus incroyables
-et les plus éloignées de toute espèce de vraisemblance.</p>
+de traditions religieuses, particulières à l'église gallo-bretonne,
+devinrent le tronc d'où parurent s'échapper les récits primitifs,
+comme autant de branches et de rameaux. Disposition réellement fort
+habile, quoique peut-être elle se soit présentée d'elle-même, pour
+donner une apparence de sincérité aux inventions les plus incroyables
+et les plus éloignées de toute espèce de vraisemblance.</p>
<p>On est aujourd'hui d'accord sur l'origine de ces fameuses
-compositions. Elles sont comme le reflet des traditions répandues au
-douzième siècle parmi les Bretons d'Angleterre et de France. Le
-courant de ces traditions provenait lui-même de trois sources
-distinctes:&mdash;les souvenirs de la longue résistance des Bretons
-insulaires à la domination saxonne;&mdash;les <em>lais</em> ou chants poétiques
-échappés à l'oubli des anciennes annales, et dont l'imagination
-populaire était journellement bercée;&mdash;les légendes relatives soit à
-l'établissement de la foi chrétienne dans la Bretagne insulaire, soit
-à la possession et à la perte de certaines reliques. Encore faut-il
-ajouter à ces trois sources patriotiques un certain nombre
-d'émanations orientales, <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> répandues en France et surtout en
-Bretagne, dès le commencement du douzième siècle, par les pèlerins de
+compositions. Elles sont comme le reflet des traditions répandues au
+douzième siècle parmi les Bretons d'Angleterre et de France. Le
+courant de ces traditions provenait lui-même de trois sources
+distinctes:&mdash;les souvenirs de la longue résistance des Bretons
+insulaires à la domination saxonne;&mdash;les <em>lais</em> ou chants poétiques
+échappés à l'oubli des anciennes annales, et dont l'imagination
+populaire était journellement bercée;&mdash;les légendes relatives soit à
+l'établissement de la foi chrétienne dans la Bretagne insulaire, soit
+à la possession et à la perte de certaines reliques. Encore faut-il
+ajouter à ces trois sources patriotiques un certain nombre
+d'émanations orientales, <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> répandues en France et surtout en
+Bretagne, dès le commencement du douzième siècle, par les pèlerins de
la Terre sainte, les Maures d'Espagne et les Juifs de tous les pays.</p>
-<p>Nos romans représentent donc assez bien l'ensemble des traditions
-historiques, poétiques et religieuses des anciens Bretons, toutefois
-modifiées plus ou moins, à leur entrée dans les littératures
-étrangères. Étudier les Romans de la Table ronde, c'est, d'un côté,
-suivre le cours des anciennes légendes bretonnes; et, de l'autre,
-observer les transformations auxquelles ces légendes ont été soumises
-en pénétrant, pour ainsi dire, la littérature des autres pays. Le même
-fond s'est coloré de nuances distinctes, en passant de l'idiome
+<p>Nos romans représentent donc assez bien l'ensemble des traditions
+historiques, poétiques et religieuses des anciens Bretons, toutefois
+modifiées plus ou moins, à leur entrée dans les littératures
+étrangères. Étudier les Romans de la Table ronde, c'est, d'un côté,
+suivre le cours des anciennes légendes bretonnes; et, de l'autre,
+observer les transformations auxquelles ces légendes ont été soumises
+en pénétrant, pour ainsi dire, la littérature des autres pays. Le même
+fond s'est coloré de nuances distinctes, en passant de l'idiome
original dans chacun des autres idiomes. Mais je n'ai pas l'intention
-de suivre les Récits de la Table Ronde dans toutes les modifications
-qu'ils ont pu subir: je laisse à d'autres écrivains, plus versés dans
-la connaissance des langues germaniques, le soin d'en étudier la forme
-allemande, flamande et même anglaise. La France les a pris dans le
-fond breton et les a révélés aux autres nations, en offrant par son
-exemple les moyens d'en tirer parti: j'ai borné le champ de mes
-recherches aux différentes formes que les traditions bretonnes ont
-revêtues dans la littérature française. La <span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span> carrière est encore
+de suivre les Récits de la Table Ronde dans toutes les modifications
+qu'ils ont pu subir: je laisse à d'autres écrivains, plus versés dans
+la connaissance des langues germaniques, le soin d'en étudier la forme
+allemande, flamande et même anglaise. La France les a pris dans le
+fond breton et les a révélés aux autres nations, en offrant par son
+exemple les moyens d'en tirer parti: j'ai borné le champ de mes
+recherches aux différentes formes que les traditions bretonnes ont
+revêtues dans la littérature française. La <span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span> carrière est encore
assez longue, et si j'arrive heureusement au but, la voie se trouvera
-frayée pour ceux qui voudront se rendre compte des compositions du
-même ordre, dans les autres langues de l'Europe.</p>
+frayée pour ceux qui voudront se rendre compte des compositions du
+même ordre, dans les autres langues de l'Europe.</p>
<h3>I.<br>
<span class="smaller">LES LAIS BRETONS.</span></h3>
-<p>C'est dans la première partie du douzième siècle que Geoffroy, moine
-bénédictin d'une abbaye située sur les limites du pays de Galles, fit
-passer dans la langue latine un certain nombre de récits fabuleux,
-décorés par lui du nom d'<cite lang="la">Historia Britonum</cite>. Je dirai tout à l'heure
-si, comme il le prétendait, il n'avait fait que traduire un livre
-anciennement écrit en breton;&mdash;s'il n'avait eu d'autre guide qu'un
-livre purement latin;&mdash;s'il avait plus ou moins ajouté à ce texte
-primitif. Mais, en admettant que Geoffroy de Monmouth n'eût consulté
-qu'un seul livre écrit, il ne faudra pas conclure que tous les récits
-ajoutés à ce premier document aient été l'&oelig;uvre de son imagination.
-Bien avant le premier tiers du douzième siècle, les harpeurs <span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span>
-bretons répétaient les récits dont les romanciers français devaient
-s'emparer plus tard. Disons quels étaient ces harpeurs bretons.</p>
-
-<p>Pour constater leur existence et leur antique popularité, il n'est pas
-besoin de citer les fameux passages si souvent allégués d'Athénée, de
-César, de Strabon, de Lucain, de Tacite: il suffit de rappeler qu'au
-quatrième siècle, en plein christianisme, il y avait encore en France
-un collége de Druides; Ausone en offre un témoignage irrécusable.
-Fortunat, au septième siècle, faisait, à deux reprises, un appel à la
-harpe et à la rhote des Bretons. Au commencement du onzième siècle,
+<p>C'est dans la première partie du douzième siècle que Geoffroy, moine
+bénédictin d'une abbaye située sur les limites du pays de Galles, fit
+passer dans la langue latine un certain nombre de récits fabuleux,
+décorés par lui du nom d'<cite lang="la">Historia Britonum</cite>. Je dirai tout à l'heure
+si, comme il le prétendait, il n'avait fait que traduire un livre
+anciennement écrit en breton;&mdash;s'il n'avait eu d'autre guide qu'un
+livre purement latin;&mdash;s'il avait plus ou moins ajouté à ce texte
+primitif. Mais, en admettant que Geoffroy de Monmouth n'eût consulté
+qu'un seul livre écrit, il ne faudra pas conclure que tous les récits
+ajoutés à ce premier document aient été l'&oelig;uvre de son imagination.
+Bien avant le premier tiers du douzième siècle, les harpeurs <span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span>
+bretons répétaient les récits dont les romanciers français devaient
+s'emparer plus tard. Disons quels étaient ces harpeurs bretons.</p>
+
+<p>Pour constater leur existence et leur antique popularité, il n'est pas
+besoin de citer les fameux passages si souvent allégués d'Athénée, de
+César, de Strabon, de Lucain, de Tacite: il suffit de rappeler qu'au
+quatrième siècle, en plein christianisme, il y avait encore en France
+un collége de Druides; Ausone en offre un témoignage irrécusable.
+Fortunat, au septième siècle, faisait, à deux reprises, un appel à la
+harpe et à la rhote des Bretons. Au commencement du onzième siècle,
Dudon de Saint-Quentin, historien normand, pour que la gloire du duc
-Richard I<sup>er</sup> se répandît dans le monde, conjurait les harpeurs
+Richard I<sup>er</sup> se répandît dans le monde, conjurait les harpeurs
armoricains de venir en aide aux clercs de Normandie. Il est donc bien
-établi que les Bretons de France</p>
+établi que les Bretons de France</p>
<p class="poem10">
Jadis suloient, par proesse,<br>
Par curteisie et par noblesse,<br>
Des aventures qu'il ooient<br>
- Et qui à plusurs avenoient,<br>
+ Et qui à plusurs avenoient,<br>
Fere les lais, por remenbrance;<br>
Qu'on ne les mist en obliance<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>.</p>
-<p>On donnait donc le nom de lais aux récits chantés des harpeurs
+<p>On donnait donc le nom de lais aux récits chantés des harpeurs
bretons. Or ces lais affectaient <span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span> une forme de versification
-déterminée, et se soumettaient à des mélodies distinctes qui
+déterminée, et se soumettaient à des mélodies distinctes qui
demandaient le concours de la voix et d'un instrument de musique.
-L'accord de la voix aux instruments avait assurément un charme
-particulier pour nos ancêtres; car, lorsqu'on parle des jongleurs
-bretons dans nos plus anciens poëmes français, c'est pour y rendre
-hommage à la douceur de leurs chants comme à l'intérêt de leurs
-récits. Mon savant ami, M. Ferdinand Wolf, dont l'Europe entière
-regrette la perte récente, a trop bien étudié tout ce qui se
+L'accord de la voix aux instruments avait assurément un charme
+particulier pour nos ancêtres; car, lorsqu'on parle des jongleurs
+bretons dans nos plus anciens poëmes français, c'est pour y rendre
+hommage à la douceur de leurs chants comme à l'intérêt de leurs
+récits. Mon savant ami, M. Ferdinand Wolf, dont l'Europe entière
+regrette la perte récente, a trop bien étudié tout ce qui se
rapportait aux lais bretons, pour que j'aie besoin aujourd'hui de
-démontrer leur importance et leur ancienne célébrité: je me
+démontrer leur importance et leur ancienne célébrité: je me
contenterai de rassembler un certain nombre de passages qui pourront
-servir à mieux justifier ou à compléter ses excellentes recherches. Et
+servir à mieux justifier ou à compléter ses excellentes recherches. Et
d'abord, nous avons d'assez bonnes raisons de conjecturer que la forme
-des lais réclamait, même fort anciennement, douze doubles couplets de
-mesures distinctes. Le trouvère français Renaut, traducteur du
-très-ancien lai d'Ignaurès, suppose qu'en mémoire des douze dames qui
-refusèrent toute nourriture, après avoir été servies du c&oelig;ur de
-leur ami<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> le récit de leurs aventures fut ainsi divisé:</p>
+des lais réclamait, même fort anciennement, douze doubles couplets de
+mesures distinctes. Le trouvère français Renaut, traducteur du
+très-ancien lai d'Ignaurès, suppose qu'en mémoire des douze dames qui
+refusèrent toute nourriture, après avoir été servies du c&oelig;ur de
+leur ami<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> le récit de leurs aventures fut ainsi divisé:</p>
<p class="poem10">
D'eles douze fu li deuls fais,<br>
Et douze vers plains a li lais.</p>
-<p>Telle dut être la forme assez ordinaire des autres lais; au moins au
-quatorzième siècle l'exigeait-on pour ceux que les poëtes français
-composaient à leur imitation. «Le lai,» dit Eustache Deschamps, «est
-une chose longue et malaisée à trouver; car il faut douze couples,
-chascune partie en deux.» Mais la forme ne s'en était pas conservée
-dans les traductions faites aux douzième et treizième siècles. Marie
-de France et ses émules n'ont reproduit que le fond des lais bretons,
-sans se plier au rhythme particulier ni à la mélodie qui les
-accompagnaient. On reconnaissait pourtant l'agrément que cette mélodie
-avait répandue sur les lais originaux, et Marie disait en finissant
+<p>Telle dut être la forme assez ordinaire des autres lais; au moins au
+quatorzième siècle l'exigeait-on pour ceux que les poëtes français
+composaient à leur imitation. «Le lai,» dit Eustache Deschamps, «est
+une chose longue et malaisée à trouver; car il faut douze couples,
+chascune partie en deux.» Mais la forme ne s'en était pas conservée
+dans les traductions faites aux douzième et treizième siècles. Marie
+de France et ses émules n'ont reproduit que le fond des lais bretons,
+sans se plier au rhythme particulier ni à la mélodie qui les
+accompagnaient. On reconnaissait pourtant l'agrément que cette mélodie
+avait répandue sur les lais originaux, et Marie disait en finissant
celui de <em>Gugemer</em>:</p>
<p class="poem10">
- De ce conte qu'oï avés<br>
- Fu li lais Gugemer trovés,<br>
+ De ce conte qu'oï avés<br>
+ Fu li lais Gugemer trovés,<br>
Qu'on dit en harpe et en rote,<br>
- Bone en est à oïr la note.</p>
+ Bone en est à oïr la note.</p>
-<p>Et au début de celui de <em>Graelent</em>:</p>
+<p>Et au début de celui de <em>Graelent</em>:</p>
<p class="poem10">
L'aventure de Graelent<br>
Vous dirai, si com je l'entent,<br>
- Bon en sont li ver à oïr,<br>
- Et les notes à retenir.</p>
+ Bon en sont li ver à oïr,<br>
+ Et les notes à retenir.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> La partie musicale des lais était aussi variée que le fond des
-récits; tantôt douce et tendre, tantôt vive et bruyante. L'auteur
-français d'un poëme allégorique sur le <em>Château d'amour</em> nous dit que
-les solives de cet édifice étaient formées de <em>doux</em> lais bretons:</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> La partie musicale des lais était aussi variée que le fond des
+récits; tantôt douce et tendre, tantôt vive et bruyante. L'auteur
+français d'un poëme allégorique sur le <em>Château d'amour</em> nous dit que
+les solives de cet édifice étaient formées de <em>doux</em> lais bretons:</p>
<p class="poem10">
De rotruenges estoit tos fais li pons,<br>
@@ -293,21 +255,21 @@ les solives de cet édifice étaient formées de <em>doux</em> lais bretons:</p>
De sons de harpe les ataches des fons,<br>
Et les solijes de <em>dous</em> lais des Bretons.</p>
-<p>Et, d'un autre côté, l'auteur du roman de <cite>Troie</cite>, contemporain de
-Geoffroy de Monmouth, voulant donner une idée du vacarme produit dans
-une mêlée sanglante par le choc des lances et les clameurs des
-blessés, dit qu'auprès de ces cris, les lais bretons n'auraient été
+<p>Et, d'un autre côté, l'auteur du roman de <cite>Troie</cite>, contemporain de
+Geoffroy de Monmouth, voulant donner une idée du vacarme produit dans
+une mêlée sanglante par le choc des lances et les clameurs des
+blessés, dit qu'auprès de ces cris, les lais bretons n'auraient été
que des pleurs:</p>
<p class="poem10">
Li bruis des lances i fu grans,<br>
- Et haus li cris, à l'ens venir;<br>
- Sous ciel ne fust riens à oïr,<br>
+ Et haus li cris, à l'ens venir;<br>
+ Sous ciel ne fust riens à oïr,<br>
Envers eus, li lais des Bretons.<br>
Harpe, viele, et autres sons<br>
N'ert se plors non, enviers lor cris...</p>
-<p>Tel n'était pas assurément celui que blonde Yseult se plaisait à
+<p>Tel n'était pas assurément celui que blonde Yseult se plaisait à
composer et chanter:</p>
<p class="poem10">
@@ -317,39 +279,39 @@ composer et chanter:</p>
Por s'amour et la dame ocis<br>
Que il sor totes riens ama;<br>
Et coment li cuens puis dona<br>
- Le cuer Guiron à sa mollier<br>
- Par engien, un jour, à mangier.<br>
+ Le cuer Guiron à sa mollier<br>
+ Par engien, un jour, à mangier.<br>
La reine chante doucement,<br>
- La vois acorde à l'instrument;<br>
+ La vois acorde à l'instrument;<br>
Les mains sont beles, li lais bons,<br>
Douce la vois et bas li tons.</p>
<p>Remarquons ici que ces lais de <em>Gorion</em> ou <em>Goron</em> et de <em>Graelent</em>
-n'étaient pas chantés seulement en Bretagne, mais sur tous les points
-de la France. La geste d'<em>Anséis de Cartage</em> nous en fournit la
+n'étaient pas chantés seulement en Bretagne, mais sur tous les points
+de la France. La geste d'<em>Anséis de Cartage</em> nous en fournit la
preuve. On lit dans un des manuscrits qui la contiennent:</p>
<p class="poem10">
- Rois Anséis dut maintenant souper:<br>
+ Rois Anséis dut maintenant souper:<br>
Devant lui fist un Breton vieler<br>
Le lai Goron, coment il dut finer.</p>
-<p>Un autre manuscrit du même poëme présente cette variante:</p>
+<p>Un autre manuscrit du même poëme présente cette variante:</p>
<p class="poem10">
- Li rois séist sor un lit à argent,<br>
+ Li rois séist sor un lit à argent,<br>
Por oblier son desconfortement<br>
Faisoit chanter le lai de Graelent.</p>
-<p>Dans la geste de Guillaume d'Orange, quand la fée Morgan a transporté
-Rainouart dans l'île d'Avalon:</p>
+<p>Dans la geste de Guillaume d'Orange, quand la fée Morgan a transporté
+Rainouart dans l'île d'Avalon:</p>
<p class="poem10">
Sa masse fait muer en un faucon,<br>
<span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> Et son vert elme muer en un Breton<br>
Qui <em>doucement</em> harpe le lai Gorhon.</p>
-<p>Enfin Roland lui-même comptait au nombre de ses meilleurs amis le
+<p>Enfin Roland lui-même comptait au nombre de ses meilleurs amis le
jeune Graelent, dont l'auteur de la geste d'<em>Aspremont</em> fait un
jongleur breton:</p>
@@ -357,45 +319,45 @@ jongleur breton:</p>
Rolans appelle ses quatre compaignons,<br>
Estout de Lengres, Berengier et Hatton,<br>
Et un dansel qui Graelent ot non,<br>
- Nés de Bretaigne, parens fu Salemon.<br>
+ Nés de Bretaigne, parens fu Salemon.<br>
Rois Karlemaine l'avoit en sa maison<br>
Nourri d'enfance, mout petit valeton.<br>
- Ne gisoit mès se en sa chambre non.<br>
+ Ne gisoit mès se en sa chambre non.<br>
Sous ciel n'a home mieux viellast un son,<br>
- Ne mieux déist les vers d'une leçon.</p>
+ Ne mieux déist les vers d'une leçon.</p>
-<p>Ces passages attestent assurément la haute renommée des lais bretons.
-Nos poëtes français les connaissaient au moins de nom; mais ils
+<p>Ces passages attestent assurément la haute renommée des lais bretons.
+Nos poëtes français les connaissaient au moins de nom; mais ils
aimaient le chant sans en comprendre toujours les paroles. Alors ils
-confondaient comme dans le précédent exemple, le nom du héros avec
+confondaient comme dans le précédent exemple, le nom du héros avec
celui de l'auteur ou du compositeur.</p>
-<p>De tous ces anciens récits chantés, les plus fameux étaient ceux que
-la tradition attribuait à Tristan, tels que <cite>le lai Mortel</cite>, <cite>les lais
-de Pleurs</cite>, <cite>des Amans</cite> et <cite>du Chevrefeuil</cite>. Tristan lui-même, dans un
-des anciens poëmes consacrés à ses aventures et dont il ne reste
-malheureusement <span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> que de rares fragments, rappelle à sa
-maîtresse ces compositions:</p>
+<p>De tous ces anciens récits chantés, les plus fameux étaient ceux que
+la tradition attribuait à Tristan, tels que <cite>le lai Mortel</cite>, <cite>les lais
+de Pleurs</cite>, <cite>des Amans</cite> et <cite>du Chevrefeuil</cite>. Tristan lui-même, dans un
+des anciens poëmes consacrés à ses aventures et dont il ne reste
+malheureusement <span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> que de rares fragments, rappelle à sa
+maîtresse ces compositions:</p>
<p class="poem10">
- Onques n'oïstes-vous parler<br>
+ Onques n'oïstes-vous parler<br>
Que moult savoie bien harper?<br>
Bons lais de harpe vous apris,<br>
- Lais bretons de nostre païs.</p>
+ Lais bretons de nostre païs.</p>
-<p>Et Marie de France a raconté avec un charme particulier à quelle
-occasion Tristan avait trouvé le lai du <cite>Chevrefeuil</cite>: il en était,
+<p>Et Marie de France a raconté avec un charme particulier à quelle
+occasion Tristan avait trouvé le lai du <cite>Chevrefeuil</cite>: il en était,
dit-elle, d'Iseut et de Tristan,</p>
<p class="poem10">
Come del chevrefeuil estoit<br>
- Qui à la codre se prenoit.<br>
+ Qui à la codre se prenoit.<br>
Ensemble pooient bien durer,<br>
Mais qui les vousist desevrer,<br>
Li codres fust mors ensement<br>
Com li chievres, hastivement.<br>
- «Bele amie, si est de nus:<br>
- Ne vus sans mei, ne jo sans vus.»<br>
+ «Bele amie, si est de nus:<br>
+ Ne vus sans mei, ne jo sans vus.»<br>
Pour les paroles remembrer,<br>
Tristans qui bien savoit harper<br>
En avoit fet un novel lai;<br>
@@ -403,1164 +365,1164 @@ dit-elle, d'Iseut et de Tristan,</p>
<em>Gottlief</em>, l'apelent en engleis,<br>
Chievre le noment en franceis.</p>
-<p>Or ce lai du <cite>Chevrefeuil</cite> était déjà regardé au douzième siècle comme
+<p>Or ce lai du <cite>Chevrefeuil</cite> était déjà regardé au douzième siècle comme
un des plus anciens. L'auteur de la geste des <cite>Loherains</cite> le fait
chanter dans un banquet nuptial:</p>
<p class="poem10">
- Grans fu la feste, mès pleniers i ot tant;<br>
+ Grans fu la feste, mès pleniers i ot tant;<br>
<span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> Bondissent timbre, et font feste moult grant<br>
- Harpes et gigues et jugléor chantant.<br>
+ Harpes et gigues et jugléor chantant.<br>
En lor chansons vont les lais vielant<br>
- Que en Bretaigne firent <em>jà</em> li amant.<br>
+ Que en Bretaigne firent <em>jà</em> li amant.<br>
Del <em>Chevrefoil</em> vont le sonet disant<br>
Que Tristans fist que Iseut ama tant.</p>
-<p>Au reste, il ne faut pas croire que tous les sujets traités dans les
-lais bretons se rapportassent à des aventures bretonnes. Marie de
+<p>Au reste, il ne faut pas croire que tous les sujets traités dans les
+lais bretons se rapportassent à des aventures bretonnes. Marie de
France, dans sa version du <cite>lai de l'Espine</cite>, parle d'un Irlandais qui
-chantait l'histoire d'Orphée:</p>
+chantait l'histoire d'Orphée:</p>
<p class="poem10">
Le lai escoutent d'Aelis<br>
Que un Irois doucement note<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a>.<br>
Mout bien le sonne ens sa rote.<br>
- Après ce lai autre comence.<br>
+ Après ce lai autre comence.<br>
Nus d'eux ne noise ne ne tense.<br>
- Le lai lor sone d'Orféi;<br>
+ Le lai lor sone d'Orféi;<br>
Et quant icel lai est feni,<br>
- Li chevalier après parlerent,<br>
+ Li chevalier après parlerent,<br>
Les aventures raconterent<br>
Qui soventes fois sont venues,<br>
- Et par Bretagne sont séues.</p>
+ Et par Bretagne sont séues.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> Ainsi les harpeurs bretons, gallois, écossais et irlandais
-admettaient dans leur répertoire des récits venus, plus ou moins
-directement, de la Grèce ou de l'Italie: précieux débris échappés au
-naufrage des souvenirs antiques. Seulement les lais, étant dits de
-mémoire et non écrits, offraient le mélange des traditions de tous les
+<p><span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> Ainsi les harpeurs bretons, gallois, écossais et irlandais
+admettaient dans leur répertoire des récits venus, plus ou moins
+directement, de la Grèce ou de l'Italie: précieux débris échappés au
+naufrage des souvenirs antiques. Seulement les lais, étant dits de
+mémoire et non écrits, offraient le mélange des traditions de tous les
temps, et devenaient l'occasion naturelle des confusions les plus
-multipliées. Dans nos romans de la Table ronde nous n'aurons pas de
-peine à reconnaître de fréquents emprunts faits aux légendes
-d'Hercule, d'&OElig;dipe et de Thésée; aux métamorphoses d'Ovide et
-d'Apulée: et nous n'en ferons pas honneur à l'érudition personnelle
-des romanciers, pour avoir droit de contester l'ancienneté des lais:
-car plusieurs de ces récits mythologiques devaient être depuis
-longtemps la propriété de la menestraudie bretonne.</p>
-
-<p>De tous les peuples de l'Europe, cette race bretonne avait été dans la
+multipliées. Dans nos romans de la Table ronde nous n'aurons pas de
+peine à reconnaître de fréquents emprunts faits aux légendes
+d'Hercule, d'&OElig;dipe et de Thésée; aux métamorphoses d'Ovide et
+d'Apulée: et nous n'en ferons pas honneur à l'érudition personnelle
+des romanciers, pour avoir droit de contester l'ancienneté des lais:
+car plusieurs de ces récits mythologiques devaient être depuis
+longtemps la propriété de la menestraudie bretonne.</p>
+
+<p>De tous les peuples de l'Europe, cette race bretonne avait été dans la
position la plus favorable pour conserver et son idiome primitif, et
-les traditions les moins brisées. Les Bretons insulaires, devenus la
-proie des Anglo-Saxons, s'étaient renfermés dans une morne soumission,
+les traditions les moins brisées. Les Bretons insulaires, devenus la
+proie des Anglo-Saxons, s'étaient renfermés dans une morne soumission,
mais n'avaient jamais pu ni voulu se plier aux habitudes des
-conquérants. Ils furent, dans le pays de Galles, comme les Juifs dans
-le monde entier; ils gardèrent leur foi, leurs espérances, <span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span>
-leurs rancunes. Ceux qui vinrent en France donner à la presqu'île
-armoricaine le nom que les Anglais ravissaient à leur patrie, ne se
-confondirent jamais non plus avec la nation française. Aussi put-on
-mieux retrouver chez eux le dépôt des traditions gauloises que chez
-les Gallo-Romains devenus Français. Ils avaient été réunis autrefois
-de culte et de m&oelig;urs avec les Gaulois: le culte avait changé, non
+conquérants. Ils furent, dans le pays de Galles, comme les Juifs dans
+le monde entier; ils gardèrent leur foi, leurs espérances, <span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span>
+leurs rancunes. Ceux qui vinrent en France donner à la presqu'île
+armoricaine le nom que les Anglais ravissaient à leur patrie, ne se
+confondirent jamais non plus avec la nation française. Aussi put-on
+mieux retrouver chez eux le dépôt des traditions gauloises que chez
+les Gallo-Romains devenus Français. Ils avaient été réunis autrefois
+de culte et de m&oelig;urs avec les Gaulois: le culte avait changé, non
le fond des m&oelig;urs, non les anciens objets de la superstition
-populaire. Jamais les évêques, appuyés des conciles, ne parvinrent à
-détruire chez eux la crainte de certains arbres, de certaines forêts,
-de certaines fontaines. Que l'étrange disposition des pierres de
-Carnac, de Mariaker et de Stone-Henge ait été leur &oelig;uvre ou celle
-d'autres populations antérieures dont l'histoire ne garde aucun
-souvenir, ils portaient à ces amas gigantesques un respect mêlé de
+populaire. Jamais les évêques, appuyés des conciles, ne parvinrent à
+détruire chez eux la crainte de certains arbres, de certaines forêts,
+de certaines fontaines. Que l'étrange disposition des pierres de
+Carnac, de Mariaker et de Stone-Henge ait été leur &oelig;uvre ou celle
+d'autres populations antérieures dont l'histoire ne garde aucun
+souvenir, ils portaient à ces amas gigantesques un respect mêlé de
terreur qui ne laissait au raisonnement aucune prise. Rien ne put
-jamais les soustraire à la préoccupation d'hommes changés en loups, en
-cerfs, en lévriers; de femmes douées d'une science qui mettait à leur
+jamais les soustraire à la préoccupation d'hommes changés en loups, en
+cerfs, en lévriers; de femmes douées d'une science qui mettait à leur
disposition toutes les forces de la nature. Et comme ils regardaient
-les anciens lais comme une expression fidèle des temps passés, ils en
-concluaient, et leurs voisins de France et d'Angleterre n'étaient pas
-loin d'en conclure après eux, que les deux Bretagnes <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> avaient
-été longtemps et pouvaient être encore le pays des enchantements et
+les anciens lais comme une expression fidèle des temps passés, ils en
+concluaient, et leurs voisins de France et d'Angleterre n'étaient pas
+loin d'en conclure après eux, que les deux Bretagnes <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> avaient
+été longtemps et pouvaient être encore le pays des enchantements et
des merveilles.</p>
-<p>Voilà donc un fait littéraire bien établi. Les <em>lais</em>, récits et
-chants poétiques des Bretons, furent répandus en France, tantôt dans
-leur forme originale par les harpeurs et jongleurs bretons, tantôt
-dans une traduction exclusivement narrative par les trouvères et
-jongleurs français; et cela longtemps avant le douzième siècle. Les
-lais embrassaient une vaste série de traditions plus ou moins
-reculées, et ne souffraient de partage, dans les domaines de la poésie
+<p>Voilà donc un fait littéraire bien établi. Les <em>lais</em>, récits et
+chants poétiques des Bretons, furent répandus en France, tantôt dans
+leur forme originale par les harpeurs et jongleurs bretons, tantôt
+dans une traduction exclusivement narrative par les trouvères et
+jongleurs français; et cela longtemps avant le douzième siècle. Les
+lais embrassaient une vaste série de traditions plus ou moins
+reculées, et ne souffraient de partage, dans les domaines de la poésie
vulgaire, qu'avec les chansons de geste et les enseignements moraux
-dont le <cite>Roman des Sept Sages</cite> fut un des premiers modèles. Il est
+dont le <cite>Roman des Sept Sages</cite> fut un des premiers modèles. Il est
fait allusion aux trois grandes sources de compositions dans ces vers
de la <cite>Chanson des Saisnes</cite>:</p>
<p class="poem10">
- Ne sont que trois materes à nul home entendant:<br>
+ Ne sont que trois materes à nul home entendant:<br>
De France, de Bretagne et de Rome la grant.<br>
Et de ces trois materes n'i a nule semblant.<br>
Li conte de Bretagne sont et vain et plaisant,<br>
Cil de Rome sont sage et de sens apparent,<br>
Cil de France sont voir chascun jour aprenant.</p>
-<p>D'ailleurs, on conçoit que les lais bretons, en passant par la
-traduction des trouvères français, aient dû perdre l'élément mélodieux
+<p>D'ailleurs, on conçoit que les lais bretons, en passant par la
+traduction des trouvères français, aient dû perdre l'élément mélodieux
qui recommandait les originaux. C'est le sort de toutes les
compositions musicales de vieillir <span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> vite; on se lasse des plus
-beaux airs longuement répétés: mais il n'en est pas de même des
-histoires et des aventures bien racontées. Ainsi l'on garda les récits
-originaux, on oublia la musique qui en avait été le premier attrait,
+beaux airs longuement répétés: mais il n'en est pas de même des
+histoires et des aventures bien racontées. Ainsi l'on garda les récits
+originaux, on oublia la musique qui en avait été le premier attrait,
et d'autant plus rapidement qu'on l'avait d'abord plus souvent
entendue.</p>
-<p>Cependant ces anciennes mélodies avaient offert à nos aïeux du dixième
-siècle, du onzième et du douzième, autant de charmes que peuvent en
-avoir aujourd'hui pour nous les chansons napolitaines ou vénitiennes,
-les plus beaux airs de Mozart, de Rossini, de Meyerbeer. Partagés en
-plusieurs couplets redoublés, offrant une variété de rhythme et de
-ton, réunissant la musique vocale et instrumentale, les lais bretons
-ont été nos premières cantates. On l'a dit: si le monde est l'image de
-la famille, les siècles passés doivent avoir avec les temps présents
-d'assez nombreux points de ressemblance. Pourquoi des générations si
-passionnées pour les grands récits de guerre, d'amour et d'aventures,
-qui permettaient à ceux qui les chantaient de former une corporation
-nombreuse et active, n'auraient-ils rien compris aux mélodieux
+<p>Cependant ces anciennes mélodies avaient offert à nos aïeux du dixième
+siècle, du onzième et du douzième, autant de charmes que peuvent en
+avoir aujourd'hui pour nous les chansons napolitaines ou vénitiennes,
+les plus beaux airs de Mozart, de Rossini, de Meyerbeer. Partagés en
+plusieurs couplets redoublés, offrant une variété de rhythme et de
+ton, réunissant la musique vocale et instrumentale, les lais bretons
+ont été nos premières cantates. On l'a dit: si le monde est l'image de
+la famille, les siècles passés doivent avoir avec les temps présents
+d'assez nombreux points de ressemblance. Pourquoi des générations si
+passionnées pour les grands récits de guerre, d'amour et d'aventures,
+qui permettaient à ceux qui les chantaient de former une corporation
+nombreuse et active, n'auraient-ils rien compris aux mélodieux
accords, aux grands effets de la musique? Pourquoi n'auraient-ils pas
eu leur Mario, leur Patti, leur Malibran, leur Chopin, leur Paganini?
-Le sentiment musical <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> n'attend pas, pour se révéler, la réunion
+Le sentiment musical <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> n'attend pas, pour se révéler, la réunion
de plusieurs centaines d'instruments et de chanteurs: il agit sur
-l'âme humaine en tous temps, en tous pays, comme une sorte
-d'aspiration involontaire vers des voluptés plus grandes que celles de
-la terre. Ce sentiment, il est malaisé de le définir; plus malaisé de
+l'âme humaine en tous temps, en tous pays, comme une sorte
+d'aspiration involontaire vers des voluptés plus grandes que celles de
+la terre. Ce sentiment, il est malaisé de le définir; plus malaisé de
s'y soustraire. Je ne tiens pas compte ici des exceptions; je parle
-pour la généralité des hommes. Il en est parmi nous quelques-uns qui
-ne voient dans le système du monde qu'un jeu de machines, organisé de
-toute éternité par je ne sais qui, pour je ne sais quoi. D'autres ne
-reconnaissent dans les plus suaves mélodies qu'un bruit d'autant plus
-tolérable qu'il est moins prolongé. Ces natures exceptionnelles, et
-pour ainsi dire en dehors de l'humanité, ne détruiront pas plus
-l'instinct de la musique que l'idée non moins innée, non moins
+pour la généralité des hommes. Il en est parmi nous quelques-uns qui
+ne voient dans le système du monde qu'un jeu de machines, organisé de
+toute éternité par je ne sais qui, pour je ne sais quoi. D'autres ne
+reconnaissent dans les plus suaves mélodies qu'un bruit d'autant plus
+tolérable qu'il est moins prolongé. Ces natures exceptionnelles, et
+pour ainsi dire en dehors de l'humanité, ne détruiront pas plus
+l'instinct de la musique que l'idée non moins innée, non moins
instinctive de la Providence<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a>.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span> Oui, nos ancêtres, et j'entends ici parler de toutes les
-classes de la nation sans préférence des plus élevées aux plus
-humbles, étaient sensibles au charme de la musique et de la poésie,
-autant, pour le moins, que nous nous flattons de l'être aujourd'hui.
+<p><span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span> Oui, nos ancêtres, et j'entends ici parler de toutes les
+classes de la nation sans préférence des plus élevées aux plus
+humbles, étaient sensibles au charme de la musique et de la poésie,
+autant, pour le moins, que nous nous flattons de l'être aujourd'hui.
Quel cercle verrions-nous se former maintenant sur les places
publiques de Paris, cette capitale des arts et des lettres, autour
-d'un pauvre acteur qui viendrait réciter ou chanter un poëme de
-plusieurs milliers de vers, le poëme fût-il de Lamartine ou de Victor
-Hugo? Eh bien, ce qui ne serait plus possible aujourd'hui, l'était
-dans toutes les parties de la France aux temps si décriés (peut-être
-parce qu'ils sont très-mal connus), de Hugues Capet, de Louis le Gros.
-Et pour des générations si avides de chants et de vers, il fallait
-assurément des artistes, jongleurs, musiciens, trouvères et
-compositeurs, d'une certaine habileté, d'une certaine éducation
-littéraire. Qu'ils aient ignoré le grec, qu'ils n'aient pas été de
-grands latinistes, qu'ils se soient dispensés fréquemment de savoir
-écrire et même lire, je l'accorde. Mais leur mémoire ne <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span>
-chômait pas pour si peu: elle n'en était que mieux et plus solidement
+d'un pauvre acteur qui viendrait réciter ou chanter un poëme de
+plusieurs milliers de vers, le poëme fût-il de Lamartine ou de Victor
+Hugo? Eh bien, ce qui ne serait plus possible aujourd'hui, l'était
+dans toutes les parties de la France aux temps si décriés (peut-être
+parce qu'ils sont très-mal connus), de Hugues Capet, de Louis le Gros.
+Et pour des générations si avides de chants et de vers, il fallait
+assurément des artistes, jongleurs, musiciens, trouvères et
+compositeurs, d'une certaine habileté, d'une certaine éducation
+littéraire. Qu'ils aient ignoré le grec, qu'ils n'aient pas été de
+grands latinistes, qu'ils se soient dispensés fréquemment de savoir
+écrire et même lire, je l'accorde. Mais leur mémoire ne <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span>
+chômait pas pour si peu: elle n'en était que mieux et plus solidement
fournie de traditions remontant aux plus lointaines origines et
-rassemblées de toutes parts: traditions d'autant plus attrayantes
-qu'elles avaient traversé de longs espaces de temps et de lieux, en
-s'y colorant de reflets qui les douaient d'une originalité distincte.
-Les jongleurs avaient à leur disposition des chants de toutes les
-mesures, des récits de tous les caractères. Pour être assurés de
+rassemblées de toutes parts: traditions d'autant plus attrayantes
+qu'elles avaient traversé de longs espaces de temps et de lieux, en
+s'y colorant de reflets qui les douaient d'une originalité distincte.
+Les jongleurs avaient à leur disposition des chants de toutes les
+mesures, des récits de tous les caractères. Pour être assurés de
plaire, ils devaient savoir beaucoup, bien chanter et bien dire,
respecter l'accent dominant des masses auxquelles ils s'adressaient,
-posséder l'art d'alimenter l'attention sans la fatiguer. La profession
+posséder l'art d'alimenter l'attention sans la fatiguer. La profession
offrait d'assez grands avantages pour entretenir entre ceux qui
-l'avaient embrassée une émulation salutaire, et pour les obliger à
-chercher constamment des sources nouvelles de récits et de chants.
-Aussi n'avaient-ils pas tardé à s'approprier les principaux lais de
-Bretagne comme les plus agréables contes de l'Orient, en imprimant à
-ces glanes plus ou moins exotiques la forme française d'un dit, d'un
+l'avaient embrassée une émulation salutaire, et pour les obliger à
+chercher constamment des sources nouvelles de récits et de chants.
+Aussi n'avaient-ils pas tardé à s'approprier les principaux lais de
+Bretagne comme les plus agréables contes de l'Orient, en imprimant à
+ces glanes plus ou moins exotiques la forme française d'un dit, d'un
fabliau, d'un roman d'aventures.</p>
-<p>L'ancienneté incontestable et la priorité des lais bretons sur les
-romans de la Table ronde résout une des difficultés qui m'avaient
-longtemps préoccupé. Comment expliquer, me disais-je, <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> le
-caractère et la composition du deuxième <cite>Saint-Graal</cite>, du <cite>Lancelot</cite>
-et du <cite>Tristan</cite>, au milieu d'une société qui, jusque-là, n'avait
-écouté, retenu que les chansons de geste, expression de m&oelig;urs si
+<p>L'ancienneté incontestable et la priorité des lais bretons sur les
+romans de la Table ronde résout une des difficultés qui m'avaient
+longtemps préoccupé. Comment expliquer, me disais-je, <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> le
+caractère et la composition du deuxième <cite>Saint-Graal</cite>, du <cite>Lancelot</cite>
+et du <cite>Tristan</cite>, au milieu d'une société qui, jusque-là, n'avait
+écouté, retenu que les chansons de geste, expression de m&oelig;urs si
rudes, si violentes et si primitives? Comment Garin le Loherain,
Guillaume d'Orange, Charlemagne, Roland, ont-ils pu si soudainement
-être remplacés par le courtois Artus, le langoureux Lancelot, le fatal
-Tristan, le voluptueux Gauvain? Comment, à la sauvage Ludie, <a id="p22l11" name="p22l11"></a>
-à la violente Blanchefleur, à la fière Orable, a-t-on pu substituer si vite
-des héroïnes tendres et délicates, comme Iseult, Genièvre, Énide et
-Viviane? Comment enfin des &oelig;uvres si différentes, expression de
-deux états de société si contraires, ont-elles pu se coudoyer dans le
-douzième siècle?</p>
-
-<p>C'est qu'au douzième siècle, et même avant le douzième siècle, il y
-avait en France deux courants de poésie, et deux expressions de la
-même société. Les trouvères français puisaient à l'une de ces sources,
-les harpeurs bretons à l'autre. Les premiers représentaient les
-m&oelig;urs, le caractère et les aspirations de la nation franque; les
-seconds, séparés par leur langue et par leurs habitudes du reste de la
-population française, se berçaient à l'écart des souvenirs de leur
-ancienne indépendance, conservaient le culte des traditions
-patriotiques, et <span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> préféraient au tableau des combats et des
-luttes de la baronnie française le récit des anciennes aventures dont
-l'amour avait été l'occasion, ou qui justifiaient les superstitions
-inutilement combattues par le christianisme. Les formes mélodieuses de
-la poésie bretonne retentirent dans le lointain, et ne tardèrent pas à
-charmer les Français de nos autres provinces: les harpeurs furent
+être remplacés par le courtois Artus, le langoureux Lancelot, le fatal
+Tristan, le voluptueux Gauvain? Comment, à la sauvage Ludie, <a id="p22l11" name="p22l11"></a>
+à la violente Blanchefleur, à la fière Orable, a-t-on pu substituer si vite
+des héroïnes tendres et délicates, comme Iseult, Genièvre, Énide et
+Viviane? Comment enfin des &oelig;uvres si différentes, expression de
+deux états de société si contraires, ont-elles pu se coudoyer dans le
+douzième siècle?</p>
+
+<p>C'est qu'au douzième siècle, et même avant le douzième siècle, il y
+avait en France deux courants de poésie, et deux expressions de la
+même société. Les trouvères français puisaient à l'une de ces sources,
+les harpeurs bretons à l'autre. Les premiers représentaient les
+m&oelig;urs, le caractère et les aspirations de la nation franque; les
+seconds, séparés par leur langue et par leurs habitudes du reste de la
+population française, se berçaient à l'écart des souvenirs de leur
+ancienne indépendance, conservaient le culte des traditions
+patriotiques, et <span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> préféraient au tableau des combats et des
+luttes de la baronnie française le récit des anciennes aventures dont
+l'amour avait été l'occasion, ou qui justifiaient les superstitions
+inutilement combattues par le christianisme. Les formes mélodieuses de
+la poésie bretonne retentirent dans le lointain, et ne tardèrent pas à
+charmer les Français de nos autres provinces: les harpeurs furent
accueillis en-dehors de la Bretagne; puis on voulut savoir le sujet
-des chants qu'on aimait à écouter; peu à peu, les jongleurs français
-en firent leur profit et comprirent l'intérêt qui pouvait s'attacher à
-ces lais de Tristan, d'Orphée, de Pirame et Tisbé, de Gorion, de
-Graelent, d'Ignaurès, de Lanval, etc. On traitait bien, en France,
-tout cela de fables et de contes inventés à plaisir; longtemps on se
-garda de les mettre en parallèle avec les Chansons de geste, cette
-grande et vigoureuse expression de l'ancienne société franque; mais
-cependant on écoutait les fables bretonnes, et les gestes perdaient
-chaque jour le terrain que les lais et récits bretons gagnaient, en
-s'insinuant dans la société du moyen âge. Grâce à cette influence, les
+des chants qu'on aimait à écouter; peu à peu, les jongleurs français
+en firent leur profit et comprirent l'intérêt qui pouvait s'attacher à
+ces lais de Tristan, d'Orphée, de Pirame et Tisbé, de Gorion, de
+Graelent, d'Ignaurès, de Lanval, etc. On traitait bien, en France,
+tout cela de fables et de contes inventés à plaisir; longtemps on se
+garda de les mettre en parallèle avec les Chansons de geste, cette
+grande et vigoureuse expression de l'ancienne société franque; mais
+cependant on écoutait les fables bretonnes, et les gestes perdaient
+chaque jour le terrain que les lais et récits bretons gagnaient, en
+s'insinuant dans la société du moyen âge. Grâce à cette influence, les
m&oelig;urs devenaient plus douces, les sentiments plus tendres, les
-caractères plus humains. On donnait une préférence chaque jour plus
-marquée sur le récit des querelles féodales, des guerres soutenues
-contre les Maures qui ne <span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> menaçaient plus la France, au tableau
-des luttes courtoises, des épreuves amoureuses et des aventures
-surnaturelles qui faisaient le fond de la poésie bretonne.</p>
-
-<p>Mais cette mémorable révolution ne fut pas accomplie en un jour: la
-France ne faisait encore que s'y préparer, quand Geoffroy de Monmouth
-écrivit le livre qui devait être le précurseur et conduire à la
+caractères plus humains. On donnait une préférence chaque jour plus
+marquée sur le récit des querelles féodales, des guerres soutenues
+contre les Maures qui ne <span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> menaçaient plus la France, au tableau
+des luttes courtoises, des épreuves amoureuses et des aventures
+surnaturelles qui faisaient le fond de la poésie bretonne.</p>
+
+<p>Mais cette mémorable révolution ne fut pas accomplie en un jour: la
+France ne faisait encore que s'y préparer, quand Geoffroy de Monmouth
+écrivit le livre qui devait être le précurseur et conduire à la
composition des <cite>Romans de la Table ronde</cite>.</p>
<h3>II.<br>
<span class="smaller">NENNIUS ET GEOFFROY DE MONMOUTH.</span></h3>
-<p>Il faut d'abord remarquer que la première partie du douzième siècle
-avait vu renaître la curiosité et le goût des études historiques,
-négligées ou plutôt oubliées depuis le règne de Charlemagne. Le
-faussaire effronté qui venait de rédiger, sous le nom de l'archevêque
-Turpin, la relation mensongère du voyage de Charlemagne en Espagne,
-avait même eu sur cette espèce de renaissance une assez grande
-influence. En discréditant les chansons de geste populaires, qui
+<p>Il faut d'abord remarquer que la première partie du douzième siècle
+avait vu renaître la curiosité et le goût des études historiques,
+négligées ou plutôt oubliées depuis le règne de Charlemagne. Le
+faussaire effronté qui venait de rédiger, sous le nom de l'archevêque
+Turpin, la relation mensongère du voyage de Charlemagne en Espagne,
+avait même eu sur cette espèce de renaissance une assez grande
+influence. En discréditant les chansons de geste populaires, qui
seules tenaient lieu de toutes <span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> traditions historiques, en
-remplaçant les fables des jongleurs par d'autres récits non moins
-fabuleux, mais qu'il appuyait sur l'autorité d'un archevêque déjà
+remplaçant les fables des jongleurs par d'autres récits non moins
+fabuleux, mais qu'il appuyait sur l'autorité d'un archevêque déjà
rendu fameux par les chanteurs populaires, le moine espagnol, auteur
-de cette fraude pieuse, avait accoutumé ses contemporains à n'ajouter
-de foi qu'aux récits justifiés par les livres de clercs autorisés.
-Bientôt après, le célèbre abbé de Saint-Denis, Suger, non content de
-donner l'exemple, en rédigeant lui-même l'histoire de son temps,
-chargeait ses moines du soin de réunir les anciens textes de nos
-annales, depuis Aimoin, compilateur de Grégoire de Tours, jusqu'aux
-historiens contemporains de la première croisade, sans en excepter
-cette fausse Chronique de Turpin. En même temps, Orderic Vital
-érigeait, pour l'histoire de la Normandie, une sorte de phare dont la
-lumière devait se refléter sur la France entière; et, dans la
+de cette fraude pieuse, avait accoutumé ses contemporains à n'ajouter
+de foi qu'aux récits justifiés par les livres de clercs autorisés.
+Bientôt après, le célèbre abbé de Saint-Denis, Suger, non content de
+donner l'exemple, en rédigeant lui-même l'histoire de son temps,
+chargeait ses moines du soin de réunir les anciens textes de nos
+annales, depuis Aimoin, compilateur de Grégoire de Tours, jusqu'aux
+historiens contemporains de la première croisade, sans en excepter
+cette fausse Chronique de Turpin. En même temps, Orderic Vital
+érigeait, pour l'histoire de la Normandie, une sorte de phare dont la
+lumière devait se refléter sur la France entière; et, dans la
Grande-Bretagne, Henry I<sup>er</sup> et son fils naturel, Robert, comte de
-Glocester, se déclaraient les patrons généreux de plusieurs grands
+Glocester, se déclaraient les patrons généreux de plusieurs grands
clercs qui, tels que Guillaume de Malmesbury, Henry de Huntingdon et
-Karadoc de Lancarven, travaillaient à rassembler les éléments de
-l'histoire de l'île d'Albion et des peuples qui l'avaient tour à tour
-habitée et conquise.</p>
+Karadoc de Lancarven, travaillaient à rassembler les éléments de
+l'histoire de l'île d'Albion et des peuples qui l'avaient tour à tour
+habitée et conquise.</p>
<p>Ordinairement, ces historiens, si dignes de <span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> la reconnaissance
-de la postérité, n'ont pas daté leurs ouvrages: et quand même, ainsi
-qu'Orderic Vital, ils indiquent le temps où ils les terminent, ils
-nous laissent encore à deviner quand ils les commencèrent, et le temps
-qu'ils mirent à les exécuter. En général, ils n'en avaient pas plutôt
-laissé courir une première rédaction, qu'ils faisaient subir au
+de la postérité, n'ont pas daté leurs ouvrages: et quand même, ainsi
+qu'Orderic Vital, ils indiquent le temps où ils les terminent, ils
+nous laissent encore à deviner quand ils les commencèrent, et le temps
+qu'ils mirent à les exécuter. En général, ils n'en avaient pas plutôt
+laissé courir une première rédaction, qu'ils faisaient subir au
manuscrit original des changements plus ou moins nombreux et des
-remaniements qui, dans les années suivantes, formaient autant
-d'éditions considérablement revues et augmentées. Tout ce qu'on peut
+remaniements qui, dans les années suivantes, formaient autant
+d'éditions considérablement revues et augmentées. Tout ce qu'on peut
donc affirmer, c'est que les livres de Guillaume de Malmesbury, de
Henri de Huntingdon, d'Orderic Vital et de Suger furent mis en
-circulation dans l'intervalle des années 1135 à 1150.</p>
+circulation dans l'intervalle des années 1135 à 1150.</p>
-<p>La même date approximative appartient à l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite> de
+<p>La même date approximative appartient à l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite> de
Geoffroy de Monmouth. Mais nous avons de fortes raisons de croire que
-le livre subit plusieurs remaniements assez éloignés l'un de
+le livre subit plusieurs remaniements assez éloignés l'un de
l'autre<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Go to footnote 5"><span class="smaller">[5]</span></a>. Henri de Huntingdon <span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> dit positivement, dans une
-lettre destinée à compléter son <cite lang="la">Historia Anglica</cite>, qu'en 1139 l'abbé
-du Bec lui avait montré, dans la bibliothèque de son couvent, un
+lettre destinée à compléter son <cite lang="la">Historia Anglica</cite>, qu'en 1139 l'abbé
+du Bec lui avait montré, dans la bibliothèque de son couvent, un
exemplaire de l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite>, qu'il regrettait de n'avoir pas
-plus tôt connue. D'un autre côté, Geoffroy de Monmouth lui-même
-avertit au début de son septième livre qu'il y insère les prophéties
-de Merlin, pour répondre au v&oelig;u d'Alexandre, évêque de Lincoln, en
-son temps le plus généreux et le plus vanté des prélats. Or ces
-dernières paroles ne se concilient pas avec la date donnée par Henri
-de Huntingdon: car l'évêque de Lincoln Alexandre, qui ne devait plus
+plus tôt connue. D'un autre côté, Geoffroy de Monmouth lui-même
+avertit au début de son septième livre qu'il y insère les prophéties
+de Merlin, pour répondre au v&oelig;u d'Alexandre, évêque de Lincoln, en
+son temps le plus généreux et le plus vanté des prélats. Or ces
+dernières paroles ne se concilient pas avec la date donnée par Henri
+de Huntingdon: car l'évêque de Lincoln Alexandre, qui ne devait plus
exister quand Geoffroy parlait ainsi de lui, ne mourut qu'au mois
-d'août 1147<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a>. Ainsi le préambule du septième livre ne se trouvait
+d'août 1147<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a>. Ainsi le préambule du septième livre ne se trouvait
pas dans l'exemplaire de l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite> qu'avait pu consulter
Henri de Huntingdon en 1139; et, ce qui complique encore le
-recensement des dates, l'&oelig;uvre entière est dédiée à Robert, comte
+recensement des dates, l'&oelig;uvre entière est dédiée à Robert, comte
de Glocester, et, comme je vais le justifier, longtemps avant sa
-mort, arrivée au mois d'octobre <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> de cette même année 1147. On
-se voit donc obligé d'admettre, pour tout concilier, que Geoffroy de
-Monmouth aura plusieurs fois remanié son ouvrage.</p>
+mort, arrivée au mois d'octobre <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> de cette même année 1147. On
+se voit donc obligé d'admettre, pour tout concilier, que Geoffroy de
+Monmouth aura plusieurs fois remanié son ouvrage.</p>
-<p>Voici comment la pensée lui vint de le composer. Vers l'année 1130,
+<p>Voici comment la pensée lui vint de le composer. Vers l'année 1130,
Gautier, archidiacre d'Oxford<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Go to footnote 7"><span class="smaller">[7]</span></a>, auquel on attribuait de grandes
-connaissances historiques, avait rapporté de France un livre qui
-aurait été écrit en langue bretonne, et qui, breton ou latin,
-contenait l'histoire des anciens rois de l'île de Bretagne. Gautier
-avait montré son volume à Geoffroy de Monmouth, en l'engageant, si
-l'on s'en rapporte au témoignage de celui-ci, à le <em>traduire en
-latin</em>. «Précisément alors,» ajoute Geoffroy, «j'avais été conduit,
-dans l'intérêt d'autres études, à jeter les yeux sur l'histoire des
-rois de Bretagne<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>; et j'avais été surpris de ne trouver, ni dans
-Bède ni dans Gildas, la mention des <span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> princes dont le règne
-avait précédé la naissance de Jésus-Christ; ni même celle d'Arthur et
-des princes qui avaient régné en Bretagne depuis l'incarnation.
-Cependant les glorieuses gestes de ces rois étaient demeurées célèbres
-dans maintes contrées où l'on en faisait d'agréables récits, comme
-aurait pu les fournir une relation écrite. Je me rendis aux v&oelig;ux de
-Gautier, bien que je ne fusse pas exercé dans le beau langage et que
-je n'eusse pas fait amas d'élégantes tournures empruntées aux auteurs.
+connaissances historiques, avait rapporté de France un livre qui
+aurait été écrit en langue bretonne, et qui, breton ou latin,
+contenait l'histoire des anciens rois de l'île de Bretagne. Gautier
+avait montré son volume à Geoffroy de Monmouth, en l'engageant, si
+l'on s'en rapporte au témoignage de celui-ci, à le <em>traduire en
+latin</em>. «Précisément alors,» ajoute Geoffroy, «j'avais été conduit,
+dans l'intérêt d'autres études, à jeter les yeux sur l'histoire des
+rois de Bretagne<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>; et j'avais été surpris de ne trouver, ni dans
+Bède ni dans Gildas, la mention des <span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> princes dont le règne
+avait précédé la naissance de Jésus-Christ; ni même celle d'Arthur et
+des princes qui avaient régné en Bretagne depuis l'incarnation.
+Cependant les glorieuses gestes de ces rois étaient demeurées célèbres
+dans maintes contrées où l'on en faisait d'agréables récits, comme
+aurait pu les fournir une relation écrite. Je me rendis aux v&oelig;ux de
+Gautier, bien que je ne fusse pas exercé dans le beau langage et que
+je n'eusse pas fait amas d'élégantes tournures empruntées aux auteurs.
J'usai de l'humble style qui m'appartenait, et je fis la traduction
exacte du livre breton. Si je l'avais embelli des fleurs de
-rhétorique, j'aurais contrarié mes lecteurs en arrêtant leur attention
+rhétorique, j'aurais contrarié mes lecteurs en arrêtant leur attention
sur mes paroles et non sur le fond de l'histoire. Tel qu'il est
-aujourd'hui, ce livre, noble comte de Glocester, se présente
-humblement à vous. C'est par vos conseils que j'entends le corriger,
+aujourd'hui, ce livre, noble comte de Glocester, se présente
+humblement à vous. C'est par vos conseils que j'entends le corriger,
et <span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> y faire assez distinguer votre heureuse influence pour
-qu'il cesse d'être la méchante production de Geoffroy, et devienne
+qu'il cesse d'être la méchante production de Geoffroy, et devienne
l'&oelig;uvre du fils d'un roi, de celui que nous reconnaissons pour un
-éminent philosophe, un savant accompli, un vaillant guerrier, un grand
-chef d'armée; en un mot, pour le prince dans lequel l'Angleterre aime
-à retrouver un second Henry.»</p>
+éminent philosophe, un savant accompli, un vaillant guerrier, un grand
+chef d'armée; en un mot, pour le prince dans lequel l'Angleterre aime
+à retrouver un second Henry.»</p>
<p>Ces lignes de Geoffroy de Monmouth nous donnent les moyens de
-conjecturer la première date de son livre. Le caractère des éloges
-prodigués au comte de Glocester convient au temps où ce fils naturel
-de Henry I<sup>er</sup>, méconnaissant l'autorité du roi son frère, prenait en
-main la défense des droits et des intérêts de sa s&oelig;ur l'impératrice
+conjecturer la première date de son livre. Le caractère des éloges
+prodigués au comte de Glocester convient au temps où ce fils naturel
+de Henry I<sup>er</sup>, méconnaissant l'autorité du roi son frère, prenait en
+main la défense des droits et des intérêts de sa s&oelig;ur l'impératrice
Mathilde, comtesse d'Anjou, sans doute avec le secret espoir d'obtenir
-lui-même une grande part dans l'héritage du feu roi leur père. Cette
-guerre civile, dont les premiers succès furent suivis de revers
-prolongés, durait encore en 1147, quand la mort surprit le comte de
-Glocester. C'est donc avant cette époque, et probablement vers 1137,
-au début de la guerre, que Geoffroy lui présentait son livre. Alors
-les Gallois, sous la conduite de ce Walter Espec dont il est parlé
+lui-même une grande part dans l'héritage du feu roi leur père. Cette
+guerre civile, dont les premiers succès furent suivis de revers
+prolongés, durait encore en 1147, quand la mort surprit le comte de
+Glocester. C'est donc avant cette époque, et probablement vers 1137,
+au début de la guerre, que Geoffroy lui présentait son livre. Alors
+les Gallois, sous la conduite de ce Walter Espec dont il est parlé
dans la chronique de Geoffroy Gaymar, venaient de remporter une
-victoire signalée qui semblait faire <span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> présager le triomphe
-définitif de Mathilde et la déchéance de son frère Étienne I<sup>er</sup>.
-Mais après les longs revers qui suivirent les succès passagers de
-l'année 1137, Geoffroy n'aurait plus apparemment parlé dans les mêmes
-termes à son patron le comte de Glocester. Au moins est-il certain
-qu'il n'attendit pas même la mort de ce prince pour présenter au roi
-Étienne un autre exemplaire de son livre, aujourd'hui conservé dans la
-bibliothèque de Berne.</p>
-
-<p>Le préambule qu'on vient de lire semble renfermer plusieurs
-contradictions. Si Geoffroy n'a traduit le livre breton que pour céder
-aux instances de l'archidiacre d'Oxford, pour quoi le dédie-t-il au
+victoire signalée qui semblait faire <span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> présager le triomphe
+définitif de Mathilde et la déchéance de son frère Étienne I<sup>er</sup>.
+Mais après les longs revers qui suivirent les succès passagers de
+l'année 1137, Geoffroy n'aurait plus apparemment parlé dans les mêmes
+termes à son patron le comte de Glocester. Au moins est-il certain
+qu'il n'attendit pas même la mort de ce prince pour présenter au roi
+Étienne un autre exemplaire de son livre, aujourd'hui conservé dans la
+bibliothèque de Berne.</p>
+
+<p>Le préambule qu'on vient de lire semble renfermer plusieurs
+contradictions. Si Geoffroy n'a traduit le livre breton que pour céder
+aux instances de l'archidiacre d'Oxford, pour quoi le dédie-t-il au
comte de Glocester?</p>
-<p>S'il s'est contenté de rendre fidèlement et sans ornement étranger ce
-vieux livre breton, pourquoi remercie-t-il à l'avance le comte Robert
-de ses bons avis et des changements qu'il fera subir à son livre?
-comment enfin y retrouvons-nous les prophéties de Merlin, déjà
-publiées par lui longtemps auparavant?</p>
+<p>S'il s'est contenté de rendre fidèlement et sans ornement étranger ce
+vieux livre breton, pourquoi remercie-t-il à l'avance le comte Robert
+de ses bons avis et des changements qu'il fera subir à son livre?
+comment enfin y retrouvons-nous les prophéties de Merlin, déjà
+publiées par lui longtemps auparavant?</p>
-<p>J'ajouterai que, de son propre aveu, à partir du onzième livre, il a
-complété le prétendu texte breton à l'aide des souvenirs personnels de
-Gautier d'Oxford, cet homme si profondément versé dans la connaissance
-des histoires. <i lang="la">Ut in britannico præfato sermone inveni, et a <span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span>
+<p>J'ajouterai que, de son propre aveu, à partir du onzième livre, il a
+complété le prétendu texte breton à l'aide des souvenirs personnels de
+Gautier d'Oxford, cet homme si profondément versé dans la connaissance
+des histoires. <i lang="la">Ut in britannico præfato sermone inveni, et a <span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span>
Gualtero Oxinefordensi in multis historiis peritissimo viro audivi.</i></p>
-<p>Ainsi, que le livre breton ait ou non existé, il est évident que
-Geoffroy de Monmouth ne s'est pas contenté de le traduire ou de le
-reproduire: il a été embelli, développé, complété. Nous en avons la
-preuve dans son propre témoignage.</p>
-
-<p>Maintenant, je n'élève aucun doute, je ne soulève aucune objection
-contre l'existence d'un livre, premier type, première inspiration de
-celui de Geoffroy de Monmouth. J'accorde même très-volontiers avec M.
-Le Roux de Lincy, auteur de précieuses recherches sur les origines du
-roman de <cite>Brut</cite>, que le livre modèle fut rapporté de basse Bretagne
-par Gautier d'Oxford, et que ce fut à ce Gautier que Geoffroy de
+<p>Ainsi, que le livre breton ait ou non existé, il est évident que
+Geoffroy de Monmouth ne s'est pas contenté de le traduire ou de le
+reproduire: il a été embelli, développé, complété. Nous en avons la
+preuve dans son propre témoignage.</p>
+
+<p>Maintenant, je n'élève aucun doute, je ne soulève aucune objection
+contre l'existence d'un livre, premier type, première inspiration de
+celui de Geoffroy de Monmouth. J'accorde même très-volontiers avec M.
+Le Roux de Lincy, auteur de précieuses recherches sur les origines du
+roman de <cite>Brut</cite>, que le livre modèle fut rapporté de basse Bretagne
+par Gautier d'Oxford, et que ce fut à ce Gautier que Geoffroy de
Monmouth en dut la communication.</p>
-<p>Mais j'oserai soutenir que le livre rapporté de la petite Bretagne, ou
-ne fut jamais écrit en breton, ou fut, aussitôt son arrivée en
+<p>Mais j'oserai soutenir que le livre rapporté de la petite Bretagne, ou
+ne fut jamais écrit en breton, ou fut, aussitôt son arrivée en
Angleterre, traduit en latin par Geoffroy de Monmouth. Et ce livre est
-précisément celui qu'on désigne sous le nom de chronique de Nennius.</p>
+précisément celui qu'on désigne sous le nom de chronique de Nennius.</p>
<p>Geoffroy de Monmouth, comme on vient de voir, exprime sa surprise de
-n'avoir rien lu dans le Vénérable Bède ni dans S. Gildas qui se
-rapportât aux anciens rois bretons, et même au fameux et populaire
-Artus. Bède en effet ni <span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> Gildas ne disent mot de tout cela, et
-si Geoffroy de Monmouth avait pu lire l'Histoire ecclésiastique
-d'Orderic Vital, publiée dans le temps où lui-même se mettait à
-l'&oelig;uvre, il n'y aurait encore rien trouvé sur ces rois ni sur ce
-héros. Cependant il existait un récit bien antérieur à l'histoire
-ecclésiastique d'Orderic, un récit dans lequel lui, Geoffroy de
-Monmouth, avait reconnu assurément la plupart de ces mêmes noms, et
+n'avoir rien lu dans le Vénérable Bède ni dans S. Gildas qui se
+rapportât aux anciens rois bretons, et même au fameux et populaire
+Artus. Bède en effet ni <span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> Gildas ne disent mot de tout cela, et
+si Geoffroy de Monmouth avait pu lire l'Histoire ecclésiastique
+d'Orderic Vital, publiée dans le temps où lui-même se mettait à
+l'&oelig;uvre, il n'y aurait encore rien trouvé sur ces rois ni sur ce
+héros. Cependant il existait un récit bien antérieur à l'histoire
+ecclésiastique d'Orderic, un récit dans lequel lui, Geoffroy de
+Monmouth, avait reconnu assurément la plupart de ces mêmes noms, et
qu'il avait entre les mains, puisqu'il en pouvait transporter des
-phrases entières dans son propre ouvrage. C'était cette chronique de
-Nennius, anonyme dans les plus anciennes leçons, et dans quelques
-autres attribuée à Gildas le Sage. Malgré la date postérieure des
-manuscrits (les plus anciens sont du milieu du douzième siècle), il
-est impossible de contester l'époque reculée de la composition. Elle
-remonte au neuvième siècle, et, dans son texte le plus sincère, à
-l'année 857, <a id="p33l21" name="p33l21"></a>
-ou, suivant MM. Parrie et J. Sharp, à 858, la quatrième
-du règne de S. Edmund, roi d'Estangle. Mais il faut qu'elle n'ait pas
-été répandue en Angleterre avant le douzième siècle; car les deux
-premiers historiens qui l'ont consultée sont Guillaume de Malmesbury
-et Henri de Huntingdon. Malmesbury lui dut le récit de l'amour de
+phrases entières dans son propre ouvrage. C'était cette chronique de
+Nennius, anonyme dans les plus anciennes leçons, et dans quelques
+autres attribuée à Gildas le Sage. Malgré la date postérieure des
+manuscrits (les plus anciens sont du milieu du douzième siècle), il
+est impossible de contester l'époque reculée de la composition. Elle
+remonte au neuvième siècle, et, dans son texte le plus sincère, à
+l'année 857, <a id="p33l21" name="p33l21"></a>
+ou, suivant MM. Parrie et J. Sharp, à 858, la quatrième
+du règne de S. Edmund, roi d'Estangle. Mais il faut qu'elle n'ait pas
+été répandue en Angleterre avant le douzième siècle; car les deux
+premiers historiens qui l'ont consultée sont Guillaume de Malmesbury
+et Henri de Huntingdon. Malmesbury lui dut le récit de l'amour de
Wortigern pour la belle Rowena, <a id="p33l28" name="p33l28"></a>
fille d'Hengist, et tout ce qu'il a
-cru devoir rappeler <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> de l'ancien chef des Bretons Artus. «Cet
-Artus,» dit-il, «source de tant de folles imaginations bretonnes; bien
-digne cependant d'inspirer, au lieu de fables mensongères, des
-relations véridiques, comme ayant été le soutien généreux de la patrie
-chancelante, et le vaillant promoteur de la résistance à l'oppression
-étrangère<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>.»</p>
-
-<p>Guillaume de Malmesbury nous paraît dans ce passage témoigner un
+cru devoir rappeler <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> de l'ancien chef des Bretons Artus. «Cet
+Artus,» dit-il, «source de tant de folles imaginations bretonnes; bien
+digne cependant d'inspirer, au lieu de fables mensongères, des
+relations véridiques, comme ayant été le soutien généreux de la patrie
+chancelante, et le vaillant promoteur de la résistance à l'oppression
+étrangère<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>.»</p>
+
+<p>Guillaume de Malmesbury nous paraît dans ce passage témoigner un
double regret, et de la concision de Nennius, et des fabuleuses
-amplifications de Geoffroy de Monmouth, déjà devenues l'objet d'une
-vogue extraordinaire. Que l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite> eût paru avant
-l'<cite lang="la">Historia Regum Anglorum</cite> de Malmesbury, les dernières lignes de
-Monmouth ne permettent pas d'en douter. «Je laisse,» dit-il, «le soin
-de parler des rois saxons qui régnèrent en Galles à Karadoc de
-Lancarven, à Guillaume de Malmesbury et à Henry de Huntingdon.
-Seulement, je les engage à garder le silence sur les rois bretons,
-attendu qu'ils n'ont pu voir le livre breton rapporté par Gautier
-d'Oxford, lequel j'ai traduit en latin.» Or ce <span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> livre prétendu
-breton était précisément, je le répète, la courte chronique latine de
-Nennius, et Geoffroy se faisait illusion en croyant s'en réserver seul
-la connaissance; car Malmesbury, avant de mettre la dernière main à sa
-précieuse histoire des rois anglais, put la consulter et distinguer ce
-que le vieux chroniqueur avait sincèrement raconté de ce que Geoffroy
-de Monmouth y avait gratuitement ajouté.</p>
+amplifications de Geoffroy de Monmouth, déjà devenues l'objet d'une
+vogue extraordinaire. Que l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite> eût paru avant
+l'<cite lang="la">Historia Regum Anglorum</cite> de Malmesbury, les dernières lignes de
+Monmouth ne permettent pas d'en douter. «Je laisse,» dit-il, «le soin
+de parler des rois saxons qui régnèrent en Galles à Karadoc de
+Lancarven, à Guillaume de Malmesbury et à Henry de Huntingdon.
+Seulement, je les engage à garder le silence sur les rois bretons,
+attendu qu'ils n'ont pu voir le livre breton rapporté par Gautier
+d'Oxford, lequel j'ai traduit en latin.» Or ce <span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> livre prétendu
+breton était précisément, je le répète, la courte chronique latine de
+Nennius, et Geoffroy se faisait illusion en croyant s'en réserver seul
+la connaissance; car Malmesbury, avant de mettre la dernière main à sa
+précieuse histoire des rois anglais, put la consulter et distinguer ce
+que le vieux chroniqueur avait sincèrement raconté de ce que Geoffroy
+de Monmouth y avait gratuitement ajouté.</p>
<p>Mais pendant que Malmesbury faisait ainsi preuve d'un judicieux
sentiment historique, les deux autres annalistes contemporains, Henri
-de Huntingdon et Alfred de Bewerley, admettaient sans contrôle les
-récits de ce même Geoffroy. Le premier, pour se consoler de les avoir
-connus trop tard, les résumait dans une épître jointe aux plus
-récentes transcriptions de son ouvrage; le second reproduisait en
+de Huntingdon et Alfred de Bewerley, admettaient sans contrôle les
+récits de ce même Geoffroy. Le premier, pour se consoler de les avoir
+connus trop tard, les résumait dans une épître jointe aux plus
+récentes transcriptions de son ouvrage; le second reproduisait en
entier l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite>, phrase par phrase, sinon mot par
mot<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Go to footnote 10"><span class="smaller">[10]</span></a>.</p>
-<p>Je reviens à Nennius. Warton et les meilleurs critiques s'accordent à
+<p>Je reviens à Nennius. Warton et les meilleurs critiques s'accordent à
regarder la chronique qui porte ce nom comme l'&oelig;uvre d'un Breton
-armoricain, et M. Thomas Wright est persuadé que le texte n'en parvint
-en Angleterre que dans la première partie du douzième <span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span>
-siècle<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a>. Bien plus, avec une sagacité qui, suivant nous, aurait pu
-le conduire à d'autres inductions, mon savant ami a constaté que
-Geoffroy de Monmouth avait eu cette chronique du douzième siècle
-devant les yeux, et qu'il en avait même copié textuellement des
-phrases et des pages entières. Ainsi, par exemple, Geoffroy applique à
-la route suivie par le Troyen Brutus le récit que fait Nennius de la
-traversée d'un chef égyptien qui aurait peuplé l'Irlande. Voici
+armoricain, et M. Thomas Wright est persuadé que le texte n'en parvint
+en Angleterre que dans la première partie du douzième <span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span>
+siècle<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a>. Bien plus, avec une sagacité qui, suivant nous, aurait pu
+le conduire à d'autres inductions, mon savant ami a constaté que
+Geoffroy de Monmouth avait eu cette chronique du douzième siècle
+devant les yeux, et qu'il en avait même copié textuellement des
+phrases et des pages entières. Ainsi, par exemple, Geoffroy applique à
+la route suivie par le Troyen Brutus le récit que fait Nennius de la
+traversée d'un chef égyptien qui aurait peuplé l'Irlande. Voici
d'abord Nennius: <i lang="la">At ille per quadraginta et duos annos ambulavit par
Africam, et venerunt ad aras Philistinorum per lacum Salinarum, et
-venerunt inter Ruscicadam et montes Azariæ, et venerunt per flumen
+venerunt inter Ruscicadam et montes Azariæ, et venerunt per flumen
Malvum, et transierunt per Mauritaniam ad Columnas Herculis, et
-navigaverunt Tyrrhenum mare</i>, etc. (§ 15).</p>
+navigaverunt Tyrrhenum mare</i>, etc. (§ 15).</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> Voici maintenant Geoffroy de Monmouth (liv. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">II</span>):</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> Voici maintenant Geoffroy de Monmouth (liv. <span class="smcap">I</span>, § <span class="smcap">II</span>):</p>
-<p><i lang="la">Et sulcantes æquora cursu triginta dierum venerunt ad Africam. Deinde
+<p><i lang="la">Et sulcantes æquora cursu triginta dierum venerunt ad Africam. Deinde
venerunt ad aras Philenorum et ad locum Salinarum, et navigaverunt
-intra Ruscicadam et montes Azaræ... Porro flumen Malvæ transeuntes,
+intra Ruscicadam et montes Azaræ... Porro flumen Malvæ transeuntes,
applicuerunt in Mauritaniam; deinde... refertis navibus, petierunt
Columnas Herculis... utrumque tamen elapsi venerunt ad Tyrrhenum
-æquor.</i></p>
+æquor.</i></p>
-<p>Ces indications géographiques dont Geoffroy peut-être aurait
-difficilement essayé de justifier l'exactitude, et qu'il se contente
-de rapporter au fabuleux voyage de Brutus, pour enfler la légende
-bretonne aux dépens de celle des Irlandais, sont évidemment l'&oelig;uvre
-d'un seul des deux auteurs, c'est-à-dire de Nennius, le plus ancien
+<p>Ces indications géographiques dont Geoffroy peut-être aurait
+difficilement essayé de justifier l'exactitude, et qu'il se contente
+de rapporter au fabuleux voyage de Brutus, pour enfler la légende
+bretonne aux dépens de celle des Irlandais, sont évidemment l'&oelig;uvre
+d'un seul des deux auteurs, c'est-à-dire de Nennius, le plus ancien
des deux. Un grand nombre d'autres phrases ne permettent pas de
-contester l'influence de la première histoire sur la seconde: comme le
-récit de la présentation d'Ambrosius (le Merlin de Geoffroy) à la cour
+contester l'influence de la première histoire sur la seconde: comme le
+récit de la présentation d'Ambrosius (le Merlin de Geoffroy) à la cour
de Wortigern; la description du festin dans lequel la belle Rowena,
-fille d'Hengist, porte la santé du roi breton. Or, si l'on considère
+fille d'Hengist, porte la santé du roi breton. Or, si l'on considère
que Geoffroy de Monmouth avait pu dire, la chronique de Nennius sous
-les yeux, que le livre breton était le seul qui fît mémoire d'Artus et
-de ses prédécesseurs, on devra se trouver assez naturellement conduit
-<span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> à douter de sa parfaite sincérité, et l'on cherchera les
+les yeux, que le livre breton était le seul qui fît mémoire d'Artus et
+de ses prédécesseurs, on devra se trouver assez naturellement conduit
+<span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> à douter de sa parfaite sincérité, et l'on cherchera les
motifs d'une pareille dissimulation. Ainsi l'on en viendra, sans trop
-d'effort, à présumer que cette chronique latine de Nennius était le
-texte original ou la traduction du livre breton, rapporté du Continent
-par l'archidiacre d'Oxford. Cette conjecture n'a rien à craindre de
-l'examen du livre breton conservé sous le titre de <cite>Brut y Brennined</cite>;
-car il est aujourd'hui généralement reconnu, même par les antiquaires
-bretons que leurs préventions ont entraînés le plus loin des réalités,
+d'effort, à présumer que cette chronique latine de Nennius était le
+texte original ou la traduction du livre breton, rapporté du Continent
+par l'archidiacre d'Oxford. Cette conjecture n'a rien à craindre de
+l'examen du livre breton conservé sous le titre de <cite>Brut y Brennined</cite>;
+car il est aujourd'hui généralement reconnu, même par les antiquaires
+bretons que leurs préventions ont entraînés le plus loin des réalités,
que cet autre livre n'est que la traduction de l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite>
-de Geoffroy de Monmouth, traduction d'une date relativement récente,
+de Geoffroy de Monmouth, traduction d'une date relativement récente,
au sentiment des meilleurs juges, MM. de Courson et de la Borderie,
que j'ai pris soin de consulter. Si pourtant on s'en rapportait au
-témoignage de William Owen, le principal éditeur de la <cite lang="en">Myvyrian
-Archæology of Wales</cite>, on aurait conservé jusqu'à la fin du dernier
-siècle un manuscrit autographe de l'archidiacre d'Oxford, à la fin
+témoignage de William Owen, le principal éditeur de la <cite lang="en">Myvyrian
+Archæology of Wales</cite>, on aurait conservé jusqu'à la fin du dernier
+siècle un manuscrit autographe de l'archidiacre d'Oxford, à la fin
duquel on lisait: <i>Moi, Gautier, j'ai traduit ce livre du gallois en
latin, et, dans ma vieillesse, je l'ai traduit de latin en gallois.</i>
Mais n'est-il pas probable qu'il faudrait supprimer le premier membre
de cette phrase et se contenter du second: <i>dans ma vieillesse j'ai
traduit ce livre du latin en gallois</i>? On ne devinerait pas autrement
-pourquoi <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> Gautier, possesseur et révélateur de l'original
+pourquoi <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> Gautier, possesseur et révélateur de l'original
breton, aurait eu besoin de le traduire en latin, et de le remettre en
gallo-breton sur sa propre traduction latine. Dans tous les cas, cette
traduction latine ou bretonne de Gautier d'Oxford ne se rapporterait
-qu'au livre même de Geoffroy de Monmouth, et non pas à celui qui en
-aurait été l'occasion.</p>
-
-<p>Nous avons d'autres moyens de démontrer que Geoffroy a toujours eu
-sous les yeux la chronique de Nennius, et qu'il ne s'est aidé d'aucun
-autre texte écrit. Il commence, comme Nennius, par donner le même
-nombre de milles à l'île de Bretagne, en longueur et en largeur; comme
-Nennius, il décrit la fertilité, l'aspect, les monts, les rivières,
-les promontoires de la contrée; il ne change rien à la chronologie du
+qu'au livre même de Geoffroy de Monmouth, et non pas à celui qui en
+aurait été l'occasion.</p>
+
+<p>Nous avons d'autres moyens de démontrer que Geoffroy a toujours eu
+sous les yeux la chronique de Nennius, et qu'il ne s'est aidé d'aucun
+autre texte écrit. Il commence, comme Nennius, par donner le même
+nombre de milles à l'île de Bretagne, en longueur et en largeur; comme
+Nennius, il décrit la fertilité, l'aspect, les monts, les rivières,
+les promontoires de la contrée; il ne change rien à la chronologie du
premier auteur, depuis le fabuleux Brut jusqu'au fantastique Artus.
-Seulement, au lieu d'un mot ou d'une ligne accordée à chaque roi,
-Geoffroy écrit une ligne pour un mot, un paragraphe, un chapitre pour
-une phrase. Tout devient pour lui matière à développement. Si vous
-rapprochez sa fluidité de la source originelle, vous le verrez enfler
-celle-ci tantôt de souvenirs d'école, tantôt de traditions nationales
-consacrées par les chanteurs et jongleurs de la Bretagne insulaire ou
+Seulement, au lieu d'un mot ou d'une ligne accordée à chaque roi,
+Geoffroy écrit une ligne pour un mot, un paragraphe, un chapitre pour
+une phrase. Tout devient pour lui matière à développement. Si vous
+rapprochez sa fluidité de la source originelle, vous le verrez enfler
+celle-ci tantôt de souvenirs d'école, tantôt de traditions nationales
+consacrées par les chanteurs et jongleurs de la Bretagne insulaire ou
continentale; non par d'autres livres bretons ou gallois qui
-probablement <span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> n'existaient pas encore. Mais c'est aux légendes
-latines que Geoffroy va surtout demander les couleurs qu'il étend sur
-la première trame. Le voyage de Brutus et l'apparition des Sirènes
-sont empruntés à l'<cite>Énéide</cite>. La prêtresse de Diane arrêtant Brutus
-pour lui révéler ses destinées est imitée d'un chapitre de Solin.
+probablement <span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> n'existaient pas encore. Mais c'est aux légendes
+latines que Geoffroy va surtout demander les couleurs qu'il étend sur
+la première trame. Le voyage de Brutus et l'apparition des Sirènes
+sont empruntés à l'<cite>Énéide</cite>. La prêtresse de Diane arrêtant Brutus
+pour lui révéler ses destinées est imitée d'un chapitre de Solin.
L'histoire d'Uter-Pendragon et d'Ygierne est le plagiat de la fable
-d'Amphitryon. Le roi Bladus avec ses ailes de cire est le Dédale des
-<cite>Métamorphoses</cite>. Le combat d'Artus contre le géant du mont
-Saint-Michel est la contrefaçon de la lutte d'Hercule et de Cacus. On
-ne pensera pas assurément que toutes ces belles choses, ignorées de
-Nennius, aient pu se rencontrer dans un livre écrit en bas breton
-longtemps avant le douzième siècle. Mais on admettra volontiers qu'un
-habile homme, tel qu'était réellement Geoffroy de Monmouth, ait eu
-recours à Virgile, à Ovide, pour broder la très-simple trame de
-Nennius, et il sera toujours aisé de faire la part de chacun d'eux.
-C'est ainsi que les brillantes couleurs d'une verrière n'empêchent pas
-de suivre les tiges de plomb qui l'enchâssent et la retiennent. Je ne
-veux pourtant pas dire que Geoffroy de Monmouth n'ait dû qu'aux poëtes
-latins tout ce qu'il a ajouté à Nennius: il a pris aux traditions
-locales ce qu'il a écrit des pierres druidiques de Stonehenge,
-transportées <span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> des montagnes d'Irlande dans la plaine de
+d'Amphitryon. Le roi Bladus avec ses ailes de cire est le Dédale des
+<cite>Métamorphoses</cite>. Le combat d'Artus contre le géant du mont
+Saint-Michel est la contrefaçon de la lutte d'Hercule et de Cacus. On
+ne pensera pas assurément que toutes ces belles choses, ignorées de
+Nennius, aient pu se rencontrer dans un livre écrit en bas breton
+longtemps avant le douzième siècle. Mais on admettra volontiers qu'un
+habile homme, tel qu'était réellement Geoffroy de Monmouth, ait eu
+recours à Virgile, à Ovide, pour broder la très-simple trame de
+Nennius, et il sera toujours aisé de faire la part de chacun d'eux.
+C'est ainsi que les brillantes couleurs d'une verrière n'empêchent pas
+de suivre les tiges de plomb qui l'enchâssent et la retiennent. Je ne
+veux pourtant pas dire que Geoffroy de Monmouth n'ait dû qu'aux poëtes
+latins tout ce qu'il a ajouté à Nennius: il a pris aux traditions
+locales ce qu'il a écrit des pierres druidiques de Stonehenge,
+transportées <span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> des montagnes d'Irlande dans la plaine de
Salisbury; aux lais de la Bretagne appartiennent encore la touchante
-histoire du roi Lear, la dernière bataille d'Artus, sa blessure
-mortelle et sa retraite dans l'île d'Avalon.</p>
-
-<p>Voici une dernière preuve du lien étroit qui unit la chronique de
-Nennius à celle de Geoffroy. La première s'arrêtait à la mention des
-douze combats d'Artus<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a>. À compter de là, Geoffroy, sentant le
-besoin d'un autre guide, nous avertit qu'il va compléter ce qu'il
-avait trouvé dans le livre breton par ce qu'il a recueilli de la
-bouche même de l'archidiacre d'Oxford, cet homme si versé dans la
+histoire du roi Lear, la dernière bataille d'Artus, sa blessure
+mortelle et sa retraite dans l'île d'Avalon.</p>
+
+<p>Voici une dernière preuve du lien étroit qui unit la chronique de
+Nennius à celle de Geoffroy. La première s'arrêtait à la mention des
+douze combats d'Artus<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a>. À compter de là, Geoffroy, sentant le
+besoin d'un autre guide, nous avertit qu'il va compléter ce qu'il
+avait trouvé dans le livre breton par ce qu'il a recueilli de la
+bouche même de l'archidiacre d'Oxford, cet homme si versé dans la
connaissance de toutes les histoires. Pouvait-il avouer plus
-clairement la perte du bâton qui l'avait jusqu'alors soutenu? Après
-avoir donc suivi les légendes populaires pour ce qui regardait Artus,
-il se borne à mentionner <span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> les événements liés à l'histoire de
-la conquête anglo-saxonne. Il accepte les récits connus, sans faire
-pour les dénaturer un nouvel appel à ses souvenirs scolastiques.
-C'était le seul moyen de donner une sorte de consistance aux fables
-précédemment accumulées. On pouvait en effet être tenté d'accorder à
+clairement la perte du bâton qui l'avait jusqu'alors soutenu? Après
+avoir donc suivi les légendes populaires pour ce qui regardait Artus,
+il se borne à mentionner <span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> les événements liés à l'histoire de
+la conquête anglo-saxonne. Il accepte les récits connus, sans faire
+pour les dénaturer un nouvel appel à ses souvenirs scolastiques.
+C'était le seul moyen de donner une sorte de consistance aux fables
+précédemment accumulées. On pouvait en effet être tenté d'accorder à
ces fables une certaine confiance, en voyant celui qui les avait
-rassemblées se rapprocher, pour les temps mieux connus, du récit de
+rassemblées se rapprocher, pour les temps mieux connus, du récit de
tous les autres historiens.</p>
-<p>Mais ici je m'attends à une objection, même de la part des mieux
-disposés à retrouver avec moi dans Nennius l'original de l'<cite lang="la">Historia
-Britonum</cite>. Pourquoi hésiterions-nous à reconnaître que cette chronique
-de Nennius ait été écrite en breton, et, dans cette forme, rapportée
+<p>Mais ici je m'attends à une objection, même de la part des mieux
+disposés à retrouver avec moi dans Nennius l'original de l'<cite lang="la">Historia
+Britonum</cite>. Pourquoi hésiterions-nous à reconnaître que cette chronique
+de Nennius ait été écrite en breton, et, dans cette forme, rapportée
du continent en Angleterre?</p>
-<p>Je réponds que le latin de Nennius semble accuser, non pas une
-traduction du douzième siècle, mais un original du neuvième, qu'on ne
-saurait attribuer sans scrupule à des clercs tels que Gautier d'Oxford
+<p>Je réponds que le latin de Nennius semble accuser, non pas une
+traduction du douzième siècle, mais un original du neuvième, qu'on ne
+saurait attribuer sans scrupule à des clercs tels que Gautier d'Oxford
ou Geoffroy de Monmouth. Ce latin conserve toute la rouille, toute la
-physionomie de la seconde partie du neuvième siècle: il semble donc
-l'&oelig;uvre d'un écrivain qui n'avait pas l'habitude d'écrire en latin,
-et qui, vivant dans un temps où les seuls lecteurs étaient des clercs,
-où personne encore ne s'était avisé de composer un livre breton,
+physionomie de la seconde partie du neuvième siècle: il semble donc
+l'&oelig;uvre d'un écrivain qui n'avait pas l'habitude d'écrire en latin,
+et qui, vivant dans un temps où les seuls lecteurs étaient des clercs,
+où personne encore ne s'était avisé de composer un livre breton,
<span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span> avait, tant bien que mal, rendu en latin ce qu'il aurait sans
-doute exprimé plus clairement dans l'idiome qu'il avait l'habitude de
-parler. Le latin de Grégoire de Tours, de Frédégaire et du moine de
+doute exprimé plus clairement dans l'idiome qu'il avait l'habitude de
+parler. Le latin de Grégoire de Tours, de Frédégaire et du moine de
Saint-Gall, ce contemporain de Nennius, n'est pas celui de Suger, de
-Malmesbury ou de Geoffroy de Monmouth. D'ailleurs, si le livre eût été
-breton, comment Geoffroy de Monmouth en eût-il reproduit plusieurs
-passages, retrouvés textuellement dans la rédaction latine? On dira
-peut-être encore que Gautier l'archidiacre aura pu traduire le livre
-breton, et Geoffroy suivre cette traduction; mais, je le répète,
+Malmesbury ou de Geoffroy de Monmouth. D'ailleurs, si le livre eût été
+breton, comment Geoffroy de Monmouth en eût-il reproduit plusieurs
+passages, retrouvés textuellement dans la rédaction latine? On dira
+peut-être encore que Gautier l'archidiacre aura pu traduire le livre
+breton, et Geoffroy suivre cette traduction; mais, je le répète,
l'archidiacre l'aurait traduit dans un latin moins grossier. Et puis,
-une fois décidé à feindre l'existence d'un texte breton, afin de
-pouvoir en amplifier le contenu, Geoffroy devait désirer la
-suppression, plutôt que la reproduction du livre qui aurait mis à
-découvert ses propres inventions. Aussi pouvons-nous conjecturer que
+une fois décidé à feindre l'existence d'un texte breton, afin de
+pouvoir en amplifier le contenu, Geoffroy devait désirer la
+suppression, plutôt que la reproduction du livre qui aurait mis à
+découvert ses propres inventions. Aussi pouvons-nous conjecturer que
s'il lui a fait tant d'emprunts plagiaires, c'est dans la conviction
que l'exemplaire qu'il avait entre les mains ne serait jamais connu de
personne.</p>
-<p>Et puis les autres objections qu'on peut faire à l'existence d'une
-chronique bretonne du neuvième siècle, conservent toute leur force.
-Pourquoi aurait on écrit ce livre? Pour ceux qui n'entendaient que le
-breton? Mais ceux-là <span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> étaient aussi incapables de lire le
-breton que le latin. On n'apprenait à lire qu'en se mettant au latin,
-et c'est par la science de la lecture que les clercs étaient
-distingués de tous les autres Français, Anglais ou Bretons<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>.
-Admettez au contraire qu'au neuvième siècle un clerc ait eu la bonne
-pensée de marcher sur les traces du vénérable Bède, en inscrivant dans
-la seule langue alors littéraire les traditions vraies ou fabuleuses
-de ses compatriotes, les difficultés qui nous arrêtaient
+<p>Et puis les autres objections qu'on peut faire à l'existence d'une
+chronique bretonne du neuvième siècle, conservent toute leur force.
+Pourquoi aurait on écrit ce livre? Pour ceux qui n'entendaient que le
+breton? Mais ceux-là <span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> étaient aussi incapables de lire le
+breton que le latin. On n'apprenait à lire qu'en se mettant au latin,
+et c'est par la science de la lecture que les clercs étaient
+distingués de tous les autres Français, Anglais ou Bretons<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>.
+Admettez au contraire qu'au neuvième siècle un clerc ait eu la bonne
+pensée de marcher sur les traces du vénérable Bède, en inscrivant dans
+la seule langue alors littéraire les traditions vraies ou fabuleuses
+de ses compatriotes, les difficultés qui nous arrêtaient
disparaissent. Cette chronique, rarement transcrite en basse Bretagne
-où elle était née, n'aura passé qu'au douzième siècle dans la Bretagne
+où elle était née, n'aura passé qu'au douzième siècle dans la Bretagne
insulaire, par les mains de l'archidiacre d'Oxford: Geoffroy de
-Monmouth en aura reçu la communication, et, la supposant entièrement
+Monmouth en aura reçu la communication, et, la supposant entièrement
inconnue, il en aura <span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> fait la base d'une plus large
-composition; mais comme, en avouant la source à laquelle il avait
-puisé, il s'exposait à ce qu'on lui demandât compte de tout ce qu'il
-avait ajouté, il aura prévenu les objections en supposant l'existence
-d'un autre livre tout différent de celui qu'il avait entre les mains.</p>
-
-<p>Maintenant, si le premier Gildas, si le vénérable Bède n'avaient rien
-dit des rois bretons cités dans la chronique de Nennius, leur silence
-est facile à justifier. Tous ces princes, fabuleux descendants du
-Troyen Brutus, n'étaient encore connus que dans la petite Bretagne où
-l'on en avait fait les naturels émules des Francus et des Bavo des
-légendes françaises et belges. Si Bède n'a même pas écrit une seule
-fois le nom d'Artus, c'est peut-être parce que le souvenir du héros
-breton ne s'était perpétué que parmi les habitants de l'Armorique et
-du pays de Galles. Bède, Anglo-Saxon d'origine, écrivant l'histoire
-des Anglais, n'avait pas à se préoccuper des fables bretonnes<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>.
-Pour saint <span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> Gildas, il n'avait rien à dire des généreux efforts
-d'Artus pour résister à l'oppression des Anglais, dans le petit nombre
-de pages où sont énumérés les malheurs et les péchés de ses
-compatriotes. Artus avait cependant existé: il avait réellement lutté
-contre l'établissement des Saxons, et le souvenir de ses glorieux
-combats s'était conservé dans le c&oelig;ur des Bretons réfugiés, les uns
+composition; mais comme, en avouant la source à laquelle il avait
+puisé, il s'exposait à ce qu'on lui demandât compte de tout ce qu'il
+avait ajouté, il aura prévenu les objections en supposant l'existence
+d'un autre livre tout différent de celui qu'il avait entre les mains.</p>
+
+<p>Maintenant, si le premier Gildas, si le vénérable Bède n'avaient rien
+dit des rois bretons cités dans la chronique de Nennius, leur silence
+est facile à justifier. Tous ces princes, fabuleux descendants du
+Troyen Brutus, n'étaient encore connus que dans la petite Bretagne où
+l'on en avait fait les naturels émules des Francus et des Bavo des
+légendes françaises et belges. Si Bède n'a même pas écrit une seule
+fois le nom d'Artus, c'est peut-être parce que le souvenir du héros
+breton ne s'était perpétué que parmi les habitants de l'Armorique et
+du pays de Galles. Bède, Anglo-Saxon d'origine, écrivant l'histoire
+des Anglais, n'avait pas à se préoccuper des fables bretonnes<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>.
+Pour saint <span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> Gildas, il n'avait rien à dire des généreux efforts
+d'Artus pour résister à l'oppression des Anglais, dans le petit nombre
+de pages où sont énumérés les malheurs et les péchés de ses
+compatriotes. Artus avait cependant existé: il avait réellement lutté
+contre l'établissement des Saxons, et le souvenir de ses glorieux
+combats s'était conservé dans le c&oelig;ur des Bretons réfugiés, les uns
dans les montagnes du pays de Galles, les autres dans la province de
-France habitée par leurs anciens compatriotes. Il était devenu le
-héros de plusieurs lais fondés sur des exploits réels. Mais
-l'imagination populaire n'avait pas tardé à le transformer; chaque
-jour les lais qui le célébraient <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> avaient pris un développement
-plus chimérique. De défenseur plus ou moins heureux de la patrie
+France habitée par leurs anciens compatriotes. Il était devenu le
+héros de plusieurs lais fondés sur des exploits réels. Mais
+l'imagination populaire n'avait pas tardé à le transformer; chaque
+jour les lais qui le célébraient <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> avaient pris un développement
+plus chimérique. De défenseur plus ou moins heureux de la patrie
insulaire, il devint ainsi le vainqueur des Saxons; le souverain des
-trois royaumes; le conquérant de la France, de l'Islande, du Danemark;
+trois royaumes; le conquérant de la France, de l'Islande, du Danemark;
la terreur de l'empereur de Rome. Bien plus, affranchi de la loi
-commune, les Fées l'avaient transporté dans l'île d'Avalon; elles l'y
-retenaient pour le faire un jour reparaître dans le monde et rendre
-aux Bretons leur ancienne indépendance. Tel était déjà l'Artus des
-chants bretons, longtemps avant la rédaction de Geoffroy de Monmouth.
-Ces chants, surtout répandus en Armorique, étaient écoutés dans toute
-la France avec une grande curiosité, au moment où la récente conquête
-des Normands leur assurait en Angleterre un accueil également
+commune, les Fées l'avaient transporté dans l'île d'Avalon; elles l'y
+retenaient pour le faire un jour reparaître dans le monde et rendre
+aux Bretons leur ancienne indépendance. Tel était déjà l'Artus des
+chants bretons, longtemps avant la rédaction de Geoffroy de Monmouth.
+Ces chants, surtout répandus en Armorique, étaient écoutés dans toute
+la France avec une grande curiosité, au moment où la récente conquête
+des Normands leur assurait en Angleterre un accueil également
favorable. C'est alors que Geoffroy de Monmouth s'appuya de la
chronique informe de Nennius pour faire entrer ces traditions
-fabuleuses dans la littérature latine, d'où bientôt elles devaient
+fabuleuses dans la littérature latine, d'où bientôt elles devaient
passer dans nos Romans de la Table ronde.</p>
-<p>Mais Nennius tient dans les domaines de la véritable histoire une
-place que Geoffroy s'est interdit le droit de réclamer. S'il a
+<p>Mais Nennius tient dans les domaines de la véritable histoire une
+place que Geoffroy s'est interdit le droit de réclamer. S'il a
recueilli beaucoup de traditions fabuleuses, il l'a fait de bonne foi.
-On reconnaît dans son livre plus d'un souvenir précieux et sincère.
+On reconnaît dans son livre plus d'un souvenir précieux et sincère.
<span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> La passion de Wortigern pour la fille d'Hengist, la perfidie
-des Saxons, les vains efforts des Bretons pour éloigner ces terribles
-auxiliaires, tout cela est du domaine des faits réels. L'auteur,
-étranger aux procédés de la composition littéraire, rapporte avec une
-parfaite candeur les deux opinions répandues de son temps sur
-l'origine des Bretons. «Les uns,» dit-il, «nous font descendre de
-Brutus, petit-fils du Troyen Énée; les autres soutiennent que Brutus
-était petit-fils d'Alain, celui des descendants de Noé qui alla
-peupler l'Europe.» Ainsi, tout en se rendant l'écho des traditions
+des Saxons, les vains efforts des Bretons pour éloigner ces terribles
+auxiliaires, tout cela est du domaine des faits réels. L'auteur,
+étranger aux procédés de la composition littéraire, rapporte avec une
+parfaite candeur les deux opinions répandues de son temps sur
+l'origine des Bretons. «Les uns,» dit-il, «nous font descendre de
+Brutus, petit-fils du Troyen Énée; les autres soutiennent que Brutus
+était petit-fils d'Alain, celui des descendants de Noé qui alla
+peupler l'Europe.» Ainsi, tout en se rendant l'écho des traditions
populaires, Nennius ne se prononce pas entre elles et garde la mesure
-qu'on peut attendre d'un historien sincère. Il ne parle pas même de
+qu'on peut attendre d'un historien sincère. Il ne parle pas même de
Merlin, mais d'un certain Ambrosius dont on a fait le premier nom du
-fabuleux prophète des Bretons. Pour Nennius, Ambrosius n'est pas
-encore un être surnaturel, c'est le fils d'un comte ou consul romain.
+fabuleux prophète des Bretons. Pour Nennius, Ambrosius n'est pas
+encore un être surnaturel, c'est le fils d'un comte ou consul romain.
Il ne raconte pas les amours d'Uter-Pendragon et d'Ygierne,
-renouvelées d'Ovide. Il se contente de nous dire d'Artus qu'il
-conduisait les armées bretonnes, et qu'il avait livré douze glorieux
-combats aux ennemis de son pays. «Au temps d'Octa, fils d'Hengist,»
-lisons-nous à la fin de son livre, «Artus résistait aux Saxons, ou
-plutôt les Saxons attaquaient les rois bretons qui <span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> avaient
-Artus pour conducteur de leurs guerres<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a>. Bien qu'il y eût des
-Bretons de plus noble race, il fut élu douze fois pour les commander
-et fut autant de fois victorieux. Le premier de ses combats fut livré
-à l'embouchure de la rivière Glem (à l'extrémité du Northumberland);
-les quatre suivants, sur une autre rivière nommée par les Bretons le
-Douglas (à l'extrémité méridionale du Lothian); le sixième, sur la
-rivière Bassas (près de Nort-Berwick); le septième, dans la forêt de
-Célidon (peut-être Calidon ou Calédonienne); le huitième, près de
-Gurmois-Castle (près de Yarmouth). Ce jour-là, Artus porta sur son
-bouclier l'image de la sainte Vierge, mère de Dieu, et, par la grâce
+renouvelées d'Ovide. Il se contente de nous dire d'Artus qu'il
+conduisait les armées bretonnes, et qu'il avait livré douze glorieux
+combats aux ennemis de son pays. «Au temps d'Octa, fils d'Hengist,»
+lisons-nous à la fin de son livre, «Artus résistait aux Saxons, ou
+plutôt les Saxons attaquaient les rois bretons qui <span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> avaient
+Artus pour conducteur de leurs guerres<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a>. Bien qu'il y eût des
+Bretons de plus noble race, il fut élu douze fois pour les commander
+et fut autant de fois victorieux. Le premier de ses combats fut livré
+à l'embouchure de la rivière Glem (à l'extrémité du Northumberland);
+les quatre suivants, sur une autre rivière nommée par les Bretons le
+Douglas (à l'extrémité méridionale du Lothian); le sixième, sur la
+rivière Bassas (près de Nort-Berwick); le septième, dans la forêt de
+Célidon (peut-être Calidon ou Calédonienne); le huitième, près de
+Gurmois-Castle (près de Yarmouth). Ce jour-là, Artus porta sur son
+bouclier l'image de la sainte Vierge, mère de Dieu, et, par la grâce
de Notre-Seigneur et de sainte Marie, il mit en fuite les Saxons et
les poursuivit longtemps en faisant d'eux un grand carnage. Le
-neuvième fut dans la ville de Légion appelée Cairlion (Exeter); le
-dixième, sur le sable de la rivière Ribroit (dans le Somersetshire);
-le onzième, sur le mont nommé Agned Cabregonium (Catbury); le
-douzième, enfin, longtemps et vivement disputé, devant le mont Badon
-(Bath), où il parvint à s'établir. <span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> Dans ce dernier combat, il
+neuvième fut dans la ville de Légion appelée Cairlion (Exeter); le
+dixième, sur le sable de la rivière Ribroit (dans le Somersetshire);
+le onzième, sur le mont nommé Agned Cabregonium (Catbury); le
+douzième, enfin, longtemps et vivement disputé, devant le mont Badon
+(Bath), où il parvint à s'établir. <span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> Dans ce dernier combat, il
tua de sa main neuf cent quarante ennemis. Les Bretons avaient obtenu
l'avantage dans tous ces engagements; mais nulle force ne pouvait
-prévaloir contre les desseins de Dieu. Plus les Saxons éprouvaient de
-revers, plus ils demandaient de renforts à leurs frères de la
-Germanie, qui ne cessèrent d'arriver jusqu'au temps d'Ida, le fils de
-Eoppa, et le premier prince de race saxonne qui ait régné en Bernicie
-et à York.»</p>
-
-<p>Il y a loin de ce témoignage, peut-être entièrement historique, à ce
-qu'on devait trouver sur le héros breton dans le livre de Geoffroy de
+prévaloir contre les desseins de Dieu. Plus les Saxons éprouvaient de
+revers, plus ils demandaient de renforts à leurs frères de la
+Germanie, qui ne cessèrent d'arriver jusqu'au temps d'Ida, le fils de
+Eoppa, et le premier prince de race saxonne qui ait régné en Bernicie
+et à York.»</p>
+
+<p>Il y a loin de ce témoignage, peut-être entièrement historique, à ce
+qu'on devait trouver sur le héros breton dans le livre de Geoffroy de
Monmouth.</p>
-<p>M. Thomas Wright a déjà parfaitement reconnu que la plupart des
-additions faites à Nennius par le bénédictin anglais ne pouvaient être
+<p>M. Thomas Wright a déjà parfaitement reconnu que la plupart des
+additions faites à Nennius par le bénédictin anglais ne pouvaient être
traduites d'un livre breton. Passons rapidement en revue ces
-additions. L'histoire de Brut ou Brutus y est exposée avec autant de
-confiance et de netteté que s'il s'était agi d'un prince contemporain.
-On nous donne ses lettres missives, les délibérations de son conseil,
-ses discours et ceux qu'on lui adresse, les fêtes de son mariage.
+additions. L'histoire de Brut ou Brutus y est exposée avec autant de
+confiance et de netteté que s'il s'était agi d'un prince contemporain.
+On nous donne ses lettres missives, les délibérations de son conseil,
+ses discours et ceux qu'on lui adresse, les fêtes de son mariage.
Avant d'arriver au terme de ses voyages de long cours, voyages
-renouvelés de l'Énéide, il aborde sur le rivage gaulois, où Turnus,
-un de ses capitaines, bâtit la ville de <span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> Tours, comme Homère,
-ajoute Geoffroy, l'avait déjà raconté. Assurément personne, au temps
-de Geoffroy, n'était en mesure de rechercher dans Homère la mention
+renouvelés de l'Énéide, il aborde sur le rivage gaulois, où Turnus,
+un de ses capitaines, bâtit la ville de <span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> Tours, comme Homère,
+ajoute Geoffroy, l'avait déjà raconté. Assurément personne, au temps
+de Geoffroy, n'était en mesure de rechercher dans Homère la mention
d'un pareil fait. Mais le conteur savait bien qu'on l'en croirait sur
-parole<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>. Il arrive enfin dans l'île d'Albion, marquée par l'oracle
-de Diane pour le terme et la récompense de ses travaux. Il impose son
-nom à la contrée et construit avant de mourir une grande ville qu'il
+parole<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>. Il arrive enfin dans l'île d'Albion, marquée par l'oracle
+de Diane pour le terme et la récompense de ses travaux. Il impose son
+nom à la contrée et construit avant de mourir une grande ville qu'il
appelle Troie-Neuve, ou <em>Trinovant</em>, en souvenir de Troie: nom plus
-tard remplacé par celui de London. «De <em>London</em>,» ajoute Geoffroy,
-«les étrangers» (c'est-à-dire apparemment les Normands) «ont fait
-<em>Londres</em>.»</p>
-
-<p>L'histoire fabuleuse des successeurs de Brutus doit moins à Virgile,
-et plus aux traditions orales de la Bretagne. À l'occasion du roi
-Hudibras, Geoffroy exprime un scrupule assez inattendu: «Comme ce
-prince,» dit-il, «élevait les murs de Shaftesbury, on entendit parler
+tard remplacé par celui de London. «De <em>London</em>,» ajoute Geoffroy,
+«les étrangers» (c'est-à-dire apparemment les Normands) «ont fait
+<em>Londres</em>.»</p>
+
+<p>L'histoire fabuleuse des successeurs de Brutus doit moins à Virgile,
+et plus aux traditions orales de la Bretagne. À l'occasion du roi
+Hudibras, Geoffroy exprime un scrupule assez inattendu: «Comme ce
+prince,» dit-il, «élevait les murs de Shaftesbury, on entendit parler
une aigle; et je rapporterais son discours, si le fait ne me semblait
-moins croyable que le reste des histoires.» (Livre II, § 9.) Les
-prophéties de l'aigle de Shaftesbury étaient célèbres parmi les
-anciens Bretons: dans son douzième <span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> et dernier livre, Geoffroy,
-malgré l'incrédulité qu'il avait d'abord affectée, assurera qu'en
-l'année 688, le roi de la Petite-Bretagne Alain les avait consultées
-en même temps que les livres des Sibylles et de Merlin, pour savoir
-s'il devait ou non mettre ses vaisseaux à la disposition de
+moins croyable que le reste des histoires.» (Livre II, § 9.) Les
+prophéties de l'aigle de Shaftesbury étaient célèbres parmi les
+anciens Bretons: dans son douzième <span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> et dernier livre, Geoffroy,
+malgré l'incrédulité qu'il avait d'abord affectée, assurera qu'en
+l'année 688, le roi de la Petite-Bretagne Alain les avait consultées
+en même temps que les livres des Sibylles et de Merlin, pour savoir
+s'il devait ou non mettre ses vaisseaux à la disposition de
Cadwallader.</p>
-<p>Après Hudibras viennent Bladus, fondateur de Bath;&mdash;Leir ou Lear, si
-fameux par les ballades et par Shakespeare;&mdash;Brennus, le conquérant de
-l'Italie;&mdash;Elidure, Peredure, dont les poëtes allemands s'emparèrent
-plus tard;&mdash;Cassibelaun, le rival de César. Enfin, sous le règne de
-Lucius, vers 170 de l'ère nouvelle, la foi chrétienne est pour la
-première fois introduite en Grande-Bretagne par les missionnaires du
-pape Éleuthère. Geoffroy traduit ici Nennius, et ne laisse pas
-soupçonner l'autre courant des traditions bretonnes qui rapportaient
-l'origine de la prédication évangélique à Joseph d'Arimathie, comme
-elle est exposée dans le roman du Saint-Graal. Je donne ailleurs
-l'explication du silence qu'il a gardé.</p>
-
-<p>Plus loin Geoffroy rappellera, peut-être avec plus d'exactitude qu'on
-ne l'admet aujourd'hui, la grande émigration bretonne en Armorique, à
-l'époque du tyran Maxime: il racontera l'histoire des Onze mille
-vierges, enfin l'arrivée de Constantin, frère d'Audren, roi de
-<span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> la Petite-Bretagne. Constantin fut proclamé roi de l'île
-d'Albion, et c'est à partir de l'histoire de ce prince que Geoffroy de
-Monmouth est mis à contribution par l'auteur ou les auteurs des romans
+<p>Après Hudibras viennent Bladus, fondateur de Bath;&mdash;Leir ou Lear, si
+fameux par les ballades et par Shakespeare;&mdash;Brennus, le conquérant de
+l'Italie;&mdash;Elidure, Peredure, dont les poëtes allemands s'emparèrent
+plus tard;&mdash;Cassibelaun, le rival de César. Enfin, sous le règne de
+Lucius, vers 170 de l'ère nouvelle, la foi chrétienne est pour la
+première fois introduite en Grande-Bretagne par les missionnaires du
+pape Éleuthère. Geoffroy traduit ici Nennius, et ne laisse pas
+soupçonner l'autre courant des traditions bretonnes qui rapportaient
+l'origine de la prédication évangélique à Joseph d'Arimathie, comme
+elle est exposée dans le roman du Saint-Graal. Je donne ailleurs
+l'explication du silence qu'il a gardé.</p>
+
+<p>Plus loin Geoffroy rappellera, peut-être avec plus d'exactitude qu'on
+ne l'admet aujourd'hui, la grande émigration bretonne en Armorique, à
+l'époque du tyran Maxime: il racontera l'histoire des Onze mille
+vierges, enfin l'arrivée de Constantin, frère d'Audren, roi de
+<span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> la Petite-Bretagne. Constantin fut proclamé roi de l'île
+d'Albion, et c'est à partir de l'histoire de ce prince que Geoffroy de
+Monmouth est mis à contribution par l'auteur ou les auteurs des romans
de Merlin et d'Artus. Je ne vais plus m'attacher qu'aux passages de
-l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite> reproduits ou imités par les romanciers.</p>
+l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite> reproduits ou imités par les romanciers.</p>
-<p>Constantin avait laissé trois fils: Constant, Aurélius Ambroise et
+<p>Constantin avait laissé trois fils: Constant, Aurélius Ambroise et
Uter-Pendragon.</p>
-<p>Constant, l'aîné, fut d'abord relégué dans un monastère; mais
+<p>Constant, l'aîné, fut d'abord relégué dans un monastère; mais
Wortigern, un des principaux conseillers de Constantin, l'en avait
-tiré pour le faire proclamer roi. Sous ce prince faible et timide,
-Wortigern gouverna sans contrôle; si bien qu'aspirant lui-même à la
+tiré pour le faire proclamer roi. Sous ce prince faible et timide,
+Wortigern gouverna sans contrôle; si bien qu'aspirant lui-même à la
couronne, il entoura le Roi-moine de serviteurs choisis parmi les
-Pictes, et, sur un prétexte d'irritation envenimé par le ministre
-ambitieux, ces étrangers massacrèrent le pauvre roi qu'ils devaient
-défendre. Ils se confiaient dans la reconnaissance du premier
-instigateur du crime: ils se trompèrent. Wortigern recueillit le fruit
-du meurtre, mais, à peine couronné, il fit pendre les meurtriers de
+Pictes, et, sur un prétexte d'irritation envenimé par le ministre
+ambitieux, ces étrangers massacrèrent le pauvre roi qu'ils devaient
+défendre. Ils se confiaient dans la reconnaissance du premier
+instigateur du crime: ils se trompèrent. Wortigern recueillit le fruit
+du meurtre, mais, à peine couronné, il fit pendre les meurtriers de
celui dont il recueillait la couronne.</p>
-<p>Cependant personne ne doutait de la part qu'il avait prise à la mort
+<p>Cependant personne ne doutait de la part qu'il avait prise à la mort
de Constant. Ceux qui gardaient les deux autres fils de Constantin se
-hâtèrent de mettre en sûreté leur vie, en les <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> faisant passer
-dans la Petite-Bretagne, où le roi Bude les accueillit et pourvut à
-leur éducation.</p>
+hâtèrent de mettre en sûreté leur vie, en les <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> faisant passer
+dans la Petite-Bretagne, où le roi Bude les accueillit et pourvut à
+leur éducation.</p>
-<p>Wortigern, l'usurpateur, se vit bientôt menacé d'un côté par les
+<p>Wortigern, l'usurpateur, se vit bientôt menacé d'un côté par les
Pictes, qui voulaient venger les meurtriers de Constant, de l'autre
-par les deux frères dont il occupait le trône. Pour conjurer ce double
-danger, il appela les Saxons à son aide. Ici, Geoffroy raconte au
-long, d'après Nennius, l'arrivée d'Hengist, l'amour de Wortigern pour
-la belle Rowena, ses démêlés avec les Saxons. Mais l'auteur du roman
-de Merlin a passé sous silence tous ces détails et s'est contenté de
-dire d'après Geoffroy: «Tant fist Anguis et pourchaça que Vortiger
-prist une soe fille à feme, et saichent tuit cil qui cest conte orront
-que ce fu celle qui premierement dist en cest roiaume: <em>Garsoil</em>.»</p>
-
-<p>Dans Geoffroy de Monmouth, le roi Wortigern est invité à un somptueux
+par les deux frères dont il occupait le trône. Pour conjurer ce double
+danger, il appela les Saxons à son aide. Ici, Geoffroy raconte au
+long, d'après Nennius, l'arrivée d'Hengist, l'amour de Wortigern pour
+la belle Rowena, ses démêlés avec les Saxons. Mais l'auteur du roman
+de Merlin a passé sous silence tous ces détails et s'est contenté de
+dire d'après Geoffroy: «Tant fist Anguis et pourchaça que Vortiger
+prist une soe fille à feme, et saichent tuit cil qui cest conte orront
+que ce fu celle qui premierement dist en cest roiaume: <em>Garsoil</em>.»</p>
+
+<p>Dans Geoffroy de Monmouth, le roi Wortigern est invité à un somptueux
banquet, et, quand il est assis, la fille de Hengist entre dans la
-salle, tenant à la main une coupe d'or remplie de vin; elle approche
+salle, tenant à la main une coupe d'or remplie de vin; elle approche
du Roi, s'incline courtoisement et lui dit: <em>Lawerd King, Wevs heil!</em>
-Le Roi, subitement enflammé à la vue de sa grande beauté, demande à
+Le Roi, subitement enflammé à la vue de sa grande beauté, demande à
son latinier ce que la jeune dame avait dit et ce qu'il lui fallait
-répondre: «Elle vous appelle Seigneur roi, et <span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> elle offre de
-boire à votre santé. Vous devez lui répondre: <em>Drinck heil!</em> Ainsi fit
-Wortigern, et, depuis ce temps, la coutume s'est établie en Bretagne,
-quand on boit à quelqu'un, de lui dire <em>Wevs heil</em> et de l'entendre
-répondre <em>Drinck heil</em>.»&mdash;De cette tradition paraît venir notre mot
-français trinquer et l'ancienne expression si fameuse de <em>vin de
-Garsoi</em> ou <em>Guersoi</em>, c'est-à-dire versé pour porter des santés, à la
-fin des repas. Au reste, c'est aux Anglais à nous dire aujourd'hui
+répondre: «Elle vous appelle Seigneur roi, et <span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> elle offre de
+boire à votre santé. Vous devez lui répondre: <em>Drinck heil!</em> Ainsi fit
+Wortigern, et, depuis ce temps, la coutume s'est établie en Bretagne,
+quand on boit à quelqu'un, de lui dire <em>Wevs heil</em> et de l'entendre
+répondre <em>Drinck heil</em>.»&mdash;De cette tradition paraît venir notre mot
+français trinquer et l'ancienne expression si fameuse de <em>vin de
+Garsoi</em> ou <em>Guersoi</em>, c'est-à-dire versé pour porter des santés, à la
+fin des repas. Au reste, c'est aux Anglais à nous dire aujourd'hui
quelle est la meilleure forme de ce mot: <em>Garsoil</em> ou <em>Wevs heil</em>, et
quel respect on garde encore pour cet ancien et patriotique usage.</p>
-<p>Wortigern, victime de la confiance qu'il accordait aux Saxons, s'était
-retiré dans la Cambrie ou pays de Galles. Ses magiciens ou astrologues
-lui conseillèrent alors d'élever une tour assez forte pour ne lui
+<p>Wortigern, victime de la confiance qu'il accordait aux Saxons, s'était
+retiré dans la Cambrie ou pays de Galles. Ses magiciens ou astrologues
+lui conseillèrent alors d'élever une tour assez forte pour ne lui
laisser rien craindre de ses ennemis. Il choisit pour le lieu de cette
-construction le mont Friri; mais, chaque fois que le bâtiment
-commençait à monter, les pierres se séparaient et croulaient l'une sur
-l'autre. Le Roi demande à ses magiciens de conjurer ce prodige: ils
-répondent, après avoir consulté les astres, qu'il fallait trouver un
-enfant né sans père, et humecter de son sang les pierres et le ciment
-dont on se servait. Messagers sont envoyés à la recherche de
-l'enfant: un jour, en traversant la ville <span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> nommée depuis
+construction le mont Friri; mais, chaque fois que le bâtiment
+commençait à monter, les pierres se séparaient et croulaient l'une sur
+l'autre. Le Roi demande à ses magiciens de conjurer ce prodige: ils
+répondent, après avoir consulté les astres, qu'il fallait trouver un
+enfant né sans père, et humecter de son sang les pierres et le ciment
+dont on se servait. Messagers sont envoyés à la recherche de
+l'enfant: un jour, en traversant la ville <span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> nommée depuis
Kaermerdin<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a>, ils remarquent plusieurs jeunes gens jouant sur la
-place; et bientôt une dispute s'élève: «Oses-tu bien,» disait l'un
-d'eux, «te quereller avec moi! Sommes-nous de naissance pareille? Moi,
-je suis de race royale par mon père et par ma mère. Toi, personne ne
-sait qui tu es; tu n'as jamais eu de père.» En entendant ces mots, les
+place; et bientôt une dispute s'élève: «Oses-tu bien,» disait l'un
+d'eux, «te quereller avec moi! Sommes-nous de naissance pareille? Moi,
+je suis de race royale par mon père et par ma mère. Toi, personne ne
+sait qui tu es; tu n'as jamais eu de père.» En entendant ces mots, les
messagers approchent de Merlin; ils apprennent qu'en effet l'enfant
-n'a jamais connu son père, et que sa mère, fille du roi de Demetie (le
-Southwall), vivait retirée dans l'église de Saint-Pierre, parmi les
-nonnes. La mère et le fils sont aussitôt conduits devant Wortigern, et
-la dame interrogée répond: «Mon souverain seigneur, sur votre âme et
-sur la mienne, j'ignore complétement ce qui m'est arrivé. Tout ce que
+n'a jamais connu son père, et que sa mère, fille du roi de Demetie (le
+Southwall), vivait retirée dans l'église de Saint-Pierre, parmi les
+nonnes. La mère et le fils sont aussitôt conduits devant Wortigern, et
+la dame interrogée répond: «Mon souverain seigneur, sur votre âme et
+sur la mienne, j'ignore complétement ce qui m'est arrivé. Tout ce que
je sais, c'est que, me trouvant une fois avec mes compagnes dans nos
-chambres, je vis paraître devant moi un très-beau jouvenceau, qui me
-prit dans ses bras, me donna un baiser, puis s'évanouit. Maintes fois,
-il revint comme j'étais seule, mais sans se découvrir. Enfin, je le
-vis à plusieurs reprises sous la forme d'un homme, et il me laissa
+chambres, je vis paraître devant moi un très-beau jouvenceau, qui me
+prit dans ses bras, me donna un baiser, puis s'évanouit. Maintes fois,
+il revint comme j'étais seule, mais sans se découvrir. Enfin, je le
+vis à plusieurs reprises sous la forme d'un homme, et il me laissa
avec cet enfant. Je jure devant vous que jamais je n'eus de rapport
-avec un <span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> autre que lui.» Le Roi, étonné, fit venir le sage
-Maugantius: «J'ai trouvé,» dit celui-ci, dans les livres des
-philosophes et les anciennes histoires, que plusieurs hommes sont nés
-de la même façon. Apuléius nous apprend dans le livre du Démon de
+avec un <span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> autre que lui.» Le Roi, étonné, fit venir le sage
+Maugantius: «J'ai trouvé,» dit celui-ci, dans les livres des
+philosophes et les anciennes histoires, que plusieurs hommes sont nés
+de la même façon. Apuléius nous apprend dans le livre du Démon de
Socrate qu'entre la lune et la terre habitent des esprits que nous
appelons <em>Incubes</em>. Ils tiennent de la nature des hommes et de celle
-des anges; ils peuvent à leur gré prendre la forme humaine et
-converser avec les femmes. Peut-être l'un d'eux a-t-il visité cette
-dame et déposa-t-il un enfant dans ses flancs<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Go to footnote 18"><span class="smaller">[18]</span></a>.»</p>
+des anges; ils peuvent à leur gré prendre la forme humaine et
+converser avec les femmes. Peut-être l'un d'eux a-t-il visité cette
+dame et déposa-t-il un enfant dans ses flancs<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Go to footnote 18"><span class="smaller">[18]</span></a>.»</p>
-<p>L'histoire des deux dragons découverts dans <span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> les fondements de
-la tour, leur combat acharné, les explications données par Merlin, et
+<p>L'histoire des deux dragons découverts dans <span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> les fondements de
+la tour, leur combat acharné, les explications données par Merlin, et
la construction de la haute tour, tout cela se trouvait dans Nennius
-avant d'être amplifié par Geoffroy de Monmouth, et a été fidèlement
-suivi par Robert de Boron. Au milieu de son récit, Geoffroy intercale
-les prophéties de Merlin que, dit-il, il a traduites du breton, à la
-prière d'Alexandre, évêque de Lincoln. Ces prophéties ont été admises
+avant d'être amplifié par Geoffroy de Monmouth, et a été fidèlement
+suivi par Robert de Boron. Au milieu de son récit, Geoffroy intercale
+les prophéties de Merlin que, dit-il, il a traduites du breton, à la
+prière d'Alexandre, évêque de Lincoln. Ces prophéties ont été admises
dans un assez grand nombre de manuscrits du roman de Merlin; mais on
ne peut nier qu'elles ne soient, au moins dans leur forme latine,
l'&oelig;uvre de Geoffroy de Monmouth. Comme les lais bretons, elles
-s'étaient conservées dans la mémoire des harpeurs et chanteurs
+s'étaient conservées dans la mémoire des harpeurs et chanteurs
populaires: et c'est de ces traditions ondoyantes et mobiles, comme il
-convient à des prophéties, que Geoffroy dut tirer la rédaction que
-nous en avons conservée, et qui eut aussitôt dans l'Europe entière un
+convient à des prophéties, que Geoffroy dut tirer la rédaction que
+nous en avons conservée, et qui eut aussitôt dans l'Europe entière un
si grand retentissement.</p>
-<p>Voici les autres récits de l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite> que s'est appropriés
-l'auteur du roman de Merlin et que Geoffroy n'avait pas trouvés dans
+<p>Voici les autres récits de l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite> que s'est appropriés
+l'auteur du roman de Merlin et que Geoffroy n'avait pas trouvés dans
Nennius.</p>
-<p>Wortigern, après la première épreuve du savoir de Merlin, désire
-apprendre ce qui peut encore le menacer, et la façon doit il doit
-mourir. Merlin l'avertit d'éviter le feu des fils de Constantin. «Ces
-princes voguent déjà vers <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> l'île de Bretagne; ils chasseront
-les Saxons, ils te contraindront à chercher un refuge dans une tour à
-laquelle ils mettront le feu. Hengist sera tué, Aurélius Ambroise
-couronné. Il aura pour successeur son frère Uter-Pendragon.»</p>
+<p>Wortigern, après la première épreuve du savoir de Merlin, désire
+apprendre ce qui peut encore le menacer, et la façon doit il doit
+mourir. Merlin l'avertit d'éviter le feu des fils de Constantin. «Ces
+princes voguent déjà vers <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> l'île de Bretagne; ils chasseront
+les Saxons, ils te contraindront à chercher un refuge dans une tour à
+laquelle ils mettront le feu. Hengist sera tué, Aurélius Ambroise
+couronné. Il aura pour successeur son frère Uter-Pendragon.»</p>
-<p>Les événements répondent à la prédiction; mais, chez le romancier,
-l'intervention de Merlin est permanente et plus décisive. Le transport
+<p>Les événements répondent à la prédiction; mais, chez le romancier,
+l'intervention de Merlin est permanente et plus décisive. Le transport
des pierres d'Irlande dans la plaine de Salisbury, ces pierres si
-fameuses sous le nom de <em>Stonehenge</em> et de <em>Danse des géants</em>, est
-mieux et plus longuement raconté par Geoffroy; l'événement est placé
-sous le règne d'Ambrosius-Uter, qui aurait ainsi voulu consacrer la
-sépulture des Bretons immolés par les Saxons, et dont les corps
+fameuses sous le nom de <em>Stonehenge</em> et de <em>Danse des géants</em>, est
+mieux et plus longuement raconté par Geoffroy; l'événement est placé
+sous le règne d'Ambrosius-Uter, qui aurait ainsi voulu consacrer la
+sépulture des Bretons immolés par les Saxons, et dont les corps
reposaient dans la plaine; tandis que le romancier fait arriver les
pierres un peu plus tard, pour entourer la tombe de ce roi Ambrosius,
-frère aîné d'Uter-Pendragon.</p>
+frère aîné d'Uter-Pendragon.</p>
-<p>C'est encore à Geoffroy que les romanciers ont emprunté l'histoire des
+<p>C'est encore à Geoffroy que les romanciers ont emprunté l'histoire des
amours d'Ygierne et d'Uter et la naissance d'Artus. Mais, chez le
-latiniste, Artus succède à son père, sans passer par l'épreuve de
-l'épée fichée dans l'enclume du perron.</p>
-
-<p>Plusieurs des héros secondaires de nos romans sont nommés par
-Geoffroy, mais avec une rapidité qui permet de croire que leur
-célébrité <span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> populaire n'était pas encore très-bien établie. Tels
-sont les trois frères Loth, Urien et Aguisel d'Écosse. Loth, ici comme
-dans les romans, époux de la s&oelig;ur d'Artus, a deux fils, le fameux
+latiniste, Artus succède à son père, sans passer par l'épreuve de
+l'épée fichée dans l'enclume du perron.</p>
+
+<p>Plusieurs des héros secondaires de nos romans sont nommés par
+Geoffroy, mais avec une rapidité qui permet de croire que leur
+célébrité <span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> populaire n'était pas encore très-bien établie. Tels
+sont les trois frères Loth, Urien et Aguisel d'Écosse. Loth, ici comme
+dans les romans, époux de la s&oelig;ur d'Artus, a deux fils, le fameux
Walgan ou Gauvain, et Mordred, qui devait trahir son oncle Artus.
-Artus a épousé Gwanhamara (la belle Genièvre), issue d'une noble
-famille romaine. Il a pour premier adversaire le Norwégien Riculf, le
-même que le roi Rion qui, dans le roman d'Artus, voudra réunir aux
-vingt-huit barbes royales de son manteau celle du roi Léodagan de
-Carmélide, père de Genièvre. Frollo, roi des Gaules, est également
-vaincu par Artus, et bientôt après l'empereur Lucius de Rome vient
+Artus a épousé Gwanhamara (la belle Genièvre), issue d'une noble
+famille romaine. Il a pour premier adversaire le Norwégien Riculf, le
+même que le roi Rion qui, dans le roman d'Artus, voudra réunir aux
+vingt-huit barbes royales de son manteau celle du roi Léodagan de
+Carmélide, père de Genièvre. Frollo, roi des Gaules, est également
+vaincu par Artus, et bientôt après l'empereur Lucius de Rome vient
dans les plaines de Langres payer de sa vie l'audace qu'il avait eue
-de déclarer la guerre aux Bretons.</p>
+de déclarer la guerre aux Bretons.</p>
-<p>La belle description des fêtes du couronnement d'Artus, due à
+<p>La belle description des fêtes du couronnement d'Artus, due à
l'imagination et aux souvenirs classiques de Geoffroy, n'est pas
-reproduite dans le roman, où elle eût été peut-être mieux à sa place.
-Mais les conteurs français ont emprunté à Geoffroy le récit du combat
-d'Artus contre le géant du mont Saint-Michel. Quelques jours après la
-grande victoire remportée sur les Romains et les Gaulois, Artus reçoit
-la nouvelle de la révolte de Mordred et de l'infidélité de
-Gwanhamara. Après avoir <span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> tué son neveu, il est lui-même
-mortellement blessé, et de là transporté dans l'île d'Avalon, où
-Geoffroy nous permet de supposer, sans le dire expressément, que les
-fées l'ont guéri de ses plaies et le tiennent en réserve pour la
-future délivrance des Bretons.</p>
-
-<p>Nous ne suivrons pas l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite> au-delà de la mort d'Artus.
-Les deux derniers livres se rapportent aux successeurs du héros breton
-et n'ont plus d'intérêt pour l'étude particulière des Romans de la
-Table ronde. Il nous suffit d'avoir rappelé les passages du livre
-latin dont les romanciers ont évidemment profité. Ce que Geoffroy de
-Monmouth dit de Gwanhamara qui, au mépris de son premier mariage,
-avait accepté pour époux Mordred, prouve que cet historien ou plutôt
-ce conteur n'avait aucune idée du roman de Lancelot. D'ailleurs ses
+reproduite dans le roman, où elle eût été peut-être mieux à sa place.
+Mais les conteurs français ont emprunté à Geoffroy le récit du combat
+d'Artus contre le géant du mont Saint-Michel. Quelques jours après la
+grande victoire remportée sur les Romains et les Gaulois, Artus reçoit
+la nouvelle de la révolte de Mordred et de l'infidélité de
+Gwanhamara. Après avoir <span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> tué son neveu, il est lui-même
+mortellement blessé, et de là transporté dans l'île d'Avalon, où
+Geoffroy nous permet de supposer, sans le dire expressément, que les
+fées l'ont guéri de ses plaies et le tiennent en réserve pour la
+future délivrance des Bretons.</p>
+
+<p>Nous ne suivrons pas l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite> au-delà de la mort d'Artus.
+Les deux derniers livres se rapportent aux successeurs du héros breton
+et n'ont plus d'intérêt pour l'étude particulière des Romans de la
+Table ronde. Il nous suffit d'avoir rappelé les passages du livre
+latin dont les romanciers ont évidemment profité. Ce que Geoffroy de
+Monmouth dit de Gwanhamara qui, au mépris de son premier mariage,
+avait accepté pour époux Mordred, prouve que cet historien ou plutôt
+ce conteur n'avait aucune idée du roman de Lancelot. D'ailleurs ses
omissions dans la longue liste de tous les personnages illustres qui
-assistèrent aux fêtes du couronnement d'Artus permet également de
-penser que la plupart des héros de la Table ronde, Yvain, Agravain,
-Lionel, Galehaut, Hector des Mares, Sagremor, Baudemagus, Bliombéris,
-Perceval, Tristan, Palamède, le roi Marc, la belle Yseult et Viviane
-n'existaient pas, ou du moins n'avaient pas encore figuré dans une
-composition littéraire. Il faut en dire autant de la Table ronde
-<span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> elle-même, dont Geoffroy n'a pas dit un seul mot.
-Uter-Pendragon, Artus et Merlin, voilà les trois portraits dont il a
-fourni la première esquisse aux romanciers, et c'est en partant de là
-qu'ils sont arrivés à tous les beaux récits qui durant plusieurs
-siècles devaient charmer le monde.</p>
+assistèrent aux fêtes du couronnement d'Artus permet également de
+penser que la plupart des héros de la Table ronde, Yvain, Agravain,
+Lionel, Galehaut, Hector des Mares, Sagremor, Baudemagus, Bliombéris,
+Perceval, Tristan, Palamède, le roi Marc, la belle Yseult et Viviane
+n'existaient pas, ou du moins n'avaient pas encore figuré dans une
+composition littéraire. Il faut en dire autant de la Table ronde
+<span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> elle-même, dont Geoffroy n'a pas dit un seul mot.
+Uter-Pendragon, Artus et Merlin, voilà les trois portraits dont il a
+fourni la première esquisse aux romanciers, et c'est en partant de là
+qu'ils sont arrivés à tous les beaux récits qui durant plusieurs
+siècles devaient charmer le monde.</p>
<p>L'<cite lang="la">Historia Britonum</cite> produisit en France et en Angleterre un effet
-immense. Les manuscrits s'en multiplièrent; tous les clercs voulurent
-aussitôt l'avoir entre les mains. Geoffroy de Monmouth, bientôt après
-nommé évêque de Saint-Azaph, reçut le surnom d'Artus, le héros dont il
-venait de consacrer la renommée. Son livre fut une sorte de révélation
+immense. Les manuscrits s'en multiplièrent; tous les clercs voulurent
+aussitôt l'avoir entre les mains. Geoffroy de Monmouth, bientôt après
+nommé évêque de Saint-Azaph, reçut le surnom d'Artus, le héros dont il
+venait de consacrer la renommée. Son livre fut une sorte de révélation
inattendue pour Henry de Huntingdon, pour Alfred de Bewerley, pour
-Robert du Mont-Saint-Michel, qui n'exprimèrent aucun doute sur
+Robert du Mont-Saint-Michel, qui n'exprimèrent aucun doute sur
l'existence de l'original breton et l'exactitude de la traduction.
-Mais on n'accueillit pas en tous lieux ces fabuleux récits avec la
-même confiance. Dans le pays de Galles même, source adoptive, sinon
+Mais on n'accueillit pas en tous lieux ces fabuleux récits avec la
+même confiance. Dans le pays de Galles même, source adoptive, sinon
primitive, des fictions bretonnes, il y eut des protestations dont un
-auteur contemporain, d'ailleurs assez crédule de sa nature, Giraud de
+auteur contemporain, d'ailleurs assez crédule de sa nature, Giraud de
Galles ou Giraldus Cambrensis, s'est rendu l'organe d'une assez
-plaisante façon. C'est en parlant d'un certain Gallois doué de la
-faculté d'évoquer <span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> les malins esprits et de les conjurer. Cet
-homme, ayant su qu'un de ses voisins était tourmenté par ces esprits
-de ténèbres, s'avisa de placer l'Évangile de saint Jean sur la
-poitrine du malade; aussitôt les démons s'évanouirent comme une volée
-d'oiseaux. Il tenta sans désemparer une seconde expérience: à la place
-de l'Évangile, il posa le livre de Geoffroy Arthur; aussitôt les
-démons revinrent en foule, couvrirent et le livre et tout le corps de
-celui qui le tenait, de façon à le tourmenter beaucoup plus qu'ils
-n'avaient jamais fait<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>. Il faut avouer que l'épreuve était on ne
-peut plus décisive.</p>
-
-<p>Mais un autre témoignage bien autrement honorable pour le sentiment
+plaisante façon. C'est en parlant d'un certain Gallois doué de la
+faculté d'évoquer <span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> les malins esprits et de les conjurer. Cet
+homme, ayant su qu'un de ses voisins était tourmenté par ces esprits
+de ténèbres, s'avisa de placer l'Évangile de saint Jean sur la
+poitrine du malade; aussitôt les démons s'évanouirent comme une volée
+d'oiseaux. Il tenta sans désemparer une seconde expérience: à la place
+de l'Évangile, il posa le livre de Geoffroy Arthur; aussitôt les
+démons revinrent en foule, couvrirent et le livre et tout le corps de
+celui qui le tenait, de façon à le tourmenter beaucoup plus qu'ils
+n'avaient jamais fait<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>. Il faut avouer que l'épreuve était on ne
+peut plus décisive.</p>
+
+<p>Mais un autre témoignage bien autrement honorable pour le sentiment
critique des contemporains de Geoffroy de Monmouth est celui de
Guillaume de Newburg, <cite lang="la">De rebus anglicis sui temporis libri quinque</cite>,
-dont la chronique fut publiée vers la fin du douzième siècle. On dit
-qu'il avait voué une haine particulière aux Bretons, et que c'était
-pour satisfaire une vengeance personnelle qu'il avait attaqué le livre
-de Geoffroy. Peu importe: il nous suffit d'être obligés de reconnaître
+dont la chronique fut publiée vers la fin du douzième siècle. On dit
+qu'il avait voué une haine particulière aux Bretons, et que c'était
+pour satisfaire une vengeance personnelle qu'il avait attaqué le livre
+de Geoffroy. Peu importe: il nous suffit d'être obligés de reconnaître
dans son invective une argumentation solide et la preuve que tout ou
-presque tout semblait déjà fabuleux dans le livre <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> dont il ne
-conteste d'ailleurs ni l'ancienneté ni l'origine bretonne.</p>
+presque tout semblait déjà fabuleux dans le livre <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> dont il ne
+conteste d'ailleurs ni l'ancienneté ni l'origine bretonne.</p>
-<p>«La race bretonne,» dit Guillaume de Newburg, «qui peupla d'abord
-notre île, eut dans Gildas un premier historien que l'on rencontre
+<p>«La race bretonne,» dit Guillaume de Newburg, «qui peupla d'abord
+notre île, eut dans Gildas un premier historien que l'on rencontre
rarement et dont on a fait de rares transcriptions, en raison de la
rudesse et de la fadeur de son style<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Go to footnote 20"><span class="smaller">[20]</span></a>. C'est pourtant un monument
-précieux de sincérité. Bien que Breton, il n'hésite pas à gourmander
+précieux de sincérité. Bien que Breton, il n'hésite pas à gourmander
ses compatriotes, aimant mieux en dire peu de bien et beaucoup de mal
-que de dissimuler la vérité. On voit par lui combien ils étaient peu
-redoutables comme guerriers, et peu fidèles comme citoyens.</p>
+que de dissimuler la vérité. On voit par lui combien ils étaient peu
+redoutables comme guerriers, et peu fidèles comme citoyens.</p>
-<p>«À l'encontre de Gildas, nous avons vu de notre temps un écrivain qui,
+<p>«À l'encontre de Gildas, nous avons vu de notre temps un écrivain qui,
pour effacer les souillures du nom breton<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Go to footnote 21"><span class="smaller">[21]</span></a>, a ourdi une trame
-ridiculement fabuleuse, et, par l'effet d'une sotte vanité, nous les a
-présentés comme supérieurs en vertu guerrière aux Macédoniens et aux
-Romains. Cet homme, <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> nommé Geoffroy, a reçu le surnom d'Artus,
-pour avoir décoré du titre d'histoire et présenté dans la forme latine
-les fables imaginées par les anciens Bretons à propos d'Artus, et par
-lui fort exagérées. Il a fait plus encore, en écrivant en latin, comme
-une &oelig;uvre sérieuse et authentique, les prophéties très-mensongères
-d'un certain Merlin auxquelles il a de lui-même beaucoup ajouté. C'est
-là qu'il nous présente Merlin comme né d'une femme et d'un démon
-incube, et comme étant doué d'une vaste prescience, sans doute en
-raison de la sainteté de son père; tandis que le bon sens, d'accord
-avec les livres sacrés, nous apprend que les démons, étant privés de
-la clarté divine, ne voient rien des choses qui ne sont pas encore et
-ne peuvent que conjecturer la suite de quelques événements d'après les
-signes qui sont à leur portée aussi bien qu'à la nôtre. Il est aisé de
-reconnaître la fausseté de ces prédictions de Merlin, pour tout ce qui
-touche aux événements arrivés en Angleterre depuis la mort de ce
+ridiculement fabuleuse, et, par l'effet d'une sotte vanité, nous les a
+présentés comme supérieurs en vertu guerrière aux Macédoniens et aux
+Romains. Cet homme, <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> nommé Geoffroy, a reçu le surnom d'Artus,
+pour avoir décoré du titre d'histoire et présenté dans la forme latine
+les fables imaginées par les anciens Bretons à propos d'Artus, et par
+lui fort exagérées. Il a fait plus encore, en écrivant en latin, comme
+une &oelig;uvre sérieuse et authentique, les prophéties très-mensongères
+d'un certain Merlin auxquelles il a de lui-même beaucoup ajouté. C'est
+là qu'il nous présente Merlin comme né d'une femme et d'un démon
+incube, et comme étant doué d'une vaste prescience, sans doute en
+raison de la sainteté de son père; tandis que le bon sens, d'accord
+avec les livres sacrés, nous apprend que les démons, étant privés de
+la clarté divine, ne voient rien des choses qui ne sont pas encore et
+ne peuvent que conjecturer la suite de quelques événements d'après les
+signes qui sont à leur portée aussi bien qu'à la nôtre. Il est aisé de
+reconnaître la fausseté de ces prédictions de Merlin, pour tout ce qui
+touche aux événements arrivés en Angleterre depuis la mort de ce
Geoffroy. Il avait traduit, dit-il, du breton ces impertinences; en
-tout cas il les a fortifiées de ses propres inventions, comme il
-convient d'en avertir ceux qui seraient tentés d'y ajouter la moindre
-confiance. Pour les événements arrivés avant le temps où il écrivait,
-<span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> il a pu donner à ces prophéties toutes les additions
-nécessaires, afin de les mettre en rapport avec les événements mêmes;
+tout cas il les a fortifiées de ses propres inventions, comme il
+convient d'en avertir ceux qui seraient tentés d'y ajouter la moindre
+confiance. Pour les événements arrivés avant le temps où il écrivait,
+<span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> il a pu donner à ces prophéties toutes les additions
+nécessaires, afin de les mettre en rapport avec les événements mêmes;
mais, quant au livre qu'il appelle <cite>Histoire des Bretons</cite>, il faut
-être tout à fait étranger aux anciennes annales, pour ne pas voir les
+être tout à fait étranger aux anciennes annales, pour ne pas voir les
insolents et audacieux mensonges qu'il ne cesse d'y accumuler. Je
passe tout ce qu'il nous raconte des gestes des Bretons avant Jules
-César, gestes peut-être inventés à plaisir par d'autres, mais
-présentés par lui comme authentiques. Je passe ce qu'il ajoute à la
-gloire des Bretons, depuis Jules César qui les avait subjugués
-jusqu'au temps d'Honorius, quand les Romains abandonnèrent l'île, pour
-pourvoir à leur propre défense sur le continent. On sait que les
-Bretons ainsi laissés à la merci de leurs ennemis eurent alors pour
-roi Wortigern, le premier qui réclama le secours d'Hengist, chef des
-Saxons ou Anglais. Ceux-ci, après avoir repoussé les Pictes et les
-Écossais, cédèrent à l'appât que leur présentait d'un côté la
-fertilité de l'île, de l'autre la lâcheté de ceux qui les avaient
-appelés à leur défense. Ils s'établirent en Bretagne, accablèrent ceux
-qui essayèrent de leur résister, et contraignirent les misérables
+César, gestes peut-être inventés à plaisir par d'autres, mais
+présentés par lui comme authentiques. Je passe ce qu'il ajoute à la
+gloire des Bretons, depuis Jules César qui les avait subjugués
+jusqu'au temps d'Honorius, quand les Romains abandonnèrent l'île, pour
+pourvoir à leur propre défense sur le continent. On sait que les
+Bretons ainsi laissés à la merci de leurs ennemis eurent alors pour
+roi Wortigern, le premier qui réclama le secours d'Hengist, chef des
+Saxons ou Anglais. Ceux-ci, après avoir repoussé les Pictes et les
+Écossais, cédèrent à l'appât que leur présentait d'un côté la
+fertilité de l'île, de l'autre la lâcheté de ceux qui les avaient
+appelés à leur défense. Ils s'établirent en Bretagne, accablèrent ceux
+qui essayèrent de leur résister, et contraignirent les misérables
restes de leurs adversaires, ceux qu'on nomme aujourd'hui les
-Gallois, à chercher un refuge sur des hauteurs <span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> ou dans des
-forêts également inaccessibles. Les Anglais victorieux eurent une
-suite de rois très-puissants, entre autres le petit-neveu d'Hengist,
-Éthelbert, qui, réunissant sous son sceptre toute l'île d'Albion
-jusqu'à l'Humber, reçut la loi de l'Évangile annoncée par Augustin.
-Alfred ajouta le Northumberland aux précédentes conquêtes, après une
-grande victoire sur les Bretons et les Écossais. Edwin fut son
-successeur; Oswald vint après Edwin, et ne trouva pas dans l'île
-entière la moindre résistance. Tout cela, le Vénérable Bède, dont
-personne ne récuse le témoignage, l'a parfaitement établi. Il faut
-donc reconnaître le caractère fabuleux de tout ce que ce Geoffroy a
-écrit d'Artus et de ses successeurs d'après quelques autres et d'après
-lui-même. Il a rassemblé ces mensonges, soit par un éloignement
-coupable de la vérité, soit dans l'intention de plaire aux Bretons,
+Gallois, à chercher un refuge sur des hauteurs <span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> ou dans des
+forêts également inaccessibles. Les Anglais victorieux eurent une
+suite de rois très-puissants, entre autres le petit-neveu d'Hengist,
+Éthelbert, qui, réunissant sous son sceptre toute l'île d'Albion
+jusqu'à l'Humber, reçut la loi de l'Évangile annoncée par Augustin.
+Alfred ajouta le Northumberland aux précédentes conquêtes, après une
+grande victoire sur les Bretons et les Écossais. Edwin fut son
+successeur; Oswald vint après Edwin, et ne trouva pas dans l'île
+entière la moindre résistance. Tout cela, le Vénérable Bède, dont
+personne ne récuse le témoignage, l'a parfaitement établi. Il faut
+donc reconnaître le caractère fabuleux de tout ce que ce Geoffroy a
+écrit d'Artus et de ses successeurs d'après quelques autres et d'après
+lui-même. Il a rassemblé ces mensonges, soit par un éloignement
+coupable de la vérité, soit dans l'intention de plaire aux Bretons,
dont la plupart sont, dit-on, assez stupides, pour attendre encore
-Artus et soutenir qu'il n'est pas mort. À Wortigern il fait succéder
-Aurélius Ambroise, qui aurait vaincu les Saxons et reconquis l'île
-entière. Après Ambroise aurait régné son frère Uter-Pendragon avec la
-même autorité. C'est alors qu'il insère tant de rêveries mensongères à
-l'occasion de Merlin. Artus, prétendu fils de ce prétendu <span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span>
-Uter, aurait été le quatrième roi des Bretons à partir de Wortigern;
-de même que, dans la véritable histoire de Bède, Éthelbert, converti
-par Augustin, est le quatrième roi des Saxons à partir d'Hengist.
-Ainsi le règne d'Artus et celui d'Éthelbert devaient être
-contemporains. Mais on voit aisément ici de quel côté se trouve la
-vérité. C'est précisément l'époque du règne d'Éthelbert qu'il choisit
-pour élever la gloire et les exploits de son Artus; qu'il le fait
-triompher des Anglais, des Écossais, des Pictes; réduire au joug de
-ses armes l'Irlande, la Suède, les Orcades, le Danemark, l'Islande:
-peu de jours lui suffisent pour lui faire conquérir les Gaules
-elles-mêmes, que Jules César avait eu bien de la peine à réduire en
-dix ans; de façon que le petit doigt de ce Breton aurait été plus fort
-que les reins du plus grand des Césars. Enfin, après tant de
-triomphes, il fait revenir Artus en Bretagne et présider une grande
-fête avec les princes et les rois subjugués, en présence des trois
-archevêques de Londres, de Carléon et d'York, bien que les Bretons
-n'eussent pas alors un seul archevêque. Pour couronner tant de fables,
+Artus et soutenir qu'il n'est pas mort. À Wortigern il fait succéder
+Aurélius Ambroise, qui aurait vaincu les Saxons et reconquis l'île
+entière. Après Ambroise aurait régné son frère Uter-Pendragon avec la
+même autorité. C'est alors qu'il insère tant de rêveries mensongères à
+l'occasion de Merlin. Artus, prétendu fils de ce prétendu <span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span>
+Uter, aurait été le quatrième roi des Bretons à partir de Wortigern;
+de même que, dans la véritable histoire de Bède, Éthelbert, converti
+par Augustin, est le quatrième roi des Saxons à partir d'Hengist.
+Ainsi le règne d'Artus et celui d'Éthelbert devaient être
+contemporains. Mais on voit aisément ici de quel côté se trouve la
+vérité. C'est précisément l'époque du règne d'Éthelbert qu'il choisit
+pour élever la gloire et les exploits de son Artus; qu'il le fait
+triompher des Anglais, des Écossais, des Pictes; réduire au joug de
+ses armes l'Irlande, la Suède, les Orcades, le Danemark, l'Islande:
+peu de jours lui suffisent pour lui faire conquérir les Gaules
+elles-mêmes, que Jules César avait eu bien de la peine à réduire en
+dix ans; de façon que le petit doigt de ce Breton aurait été plus fort
+que les reins du plus grand des Césars. Enfin, après tant de
+triomphes, il fait revenir Artus en Bretagne et présider une grande
+fête avec les princes et les rois subjugués, en présence des trois
+archevêques de Londres, de Carléon et d'York, bien que les Bretons
+n'eussent pas alors un seul archevêque. Pour couronner tant de fables,
notre conteur fait engager une grande guerre contre les Romains: Artus
-est d'abord vainqueur d'un géant de merveilleuse grandeur, bien que,
+est d'abord vainqueur d'un géant de merveilleuse grandeur, bien que,
depuis le temps de David, <span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> personne de nous n'ait entendu
-parler d'aucun géant. À cette guerre des Romains il fait concourir
+parler d'aucun géant. À cette guerre des Romains il fait concourir
tous les peuples de la terre, les Grecs, les Africains, les Espagnols,
-les Parthes, les Mèdes, les Libyens, les Égyptiens, les Babyloniens,
-les Phrygiens, qui tous périssent dans le même combat, tandis
-qu'Alexandre, le plus fameux des conquérants, mit à conquérir tant de
-nations diverses plus de douze années. Comment tous les
-historiographes qui ont pris si grand soin de raconter les événements
-des siècles passés, qui nous en ont même transmis d'une importance
+les Parthes, les Mèdes, les Libyens, les Égyptiens, les Babyloniens,
+les Phrygiens, qui tous périssent dans le même combat, tandis
+qu'Alexandre, le plus fameux des conquérants, mit à conquérir tant de
+nations diverses plus de douze années. Comment tous les
+historiographes qui ont pris si grand soin de raconter les événements
+des siècles passés, qui nous en ont même transmis d'une importance
fort contestable, auraient-ils pu passer sous silence les actions d'un
-héros si incomparable? Comment n'auraient-ils rien dit non plus de ce
-Merlin aussi grand prophète qu'Isaïe? Car la seule différence entre
-eux, c'est que Geoffroy n'a pas osé faire précéder les prédictions
-qu'il prête à Merlin de ces mots: <em>Voici ce que dit le Seigneur</em>, et
+héros si incomparable? Comment n'auraient-ils rien dit non plus de ce
+Merlin aussi grand prophète qu'Isaïe? Car la seule différence entre
+eux, c'est que Geoffroy n'a pas osé faire précéder les prédictions
+qu'il prête à Merlin de ces mots: <em>Voici ce que dit le Seigneur</em>, et
qu'il a rougi de les remplacer par ceux-ci: <em>Voici ce que dit le
-diable</em>. Notez enfin qu'après nous avoir représenté Artus mortellement
-frappé dans un combat, il le fait sortir de son royaume pour aller
-guérir ses plaies dans une île que les fables bretonnes nomment l'île
+diable</em>. Notez enfin qu'après nous avoir représenté Artus mortellement
+frappé dans un combat, il le fait sortir de son royaume pour aller
+guérir ses plaies dans une île que les fables bretonnes nomment l'île
d'Avalon; et qu'il n'ose pas dire qu'il soit mort, par la crainte de
-déplaire aux Bretons, ou plutôt aux <span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> <em>Brutes</em> qui attendent
-encore son retour.»</p>
+déplaire aux Bretons, ou plutôt aux <span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> <em>Brutes</em> qui attendent
+encore son retour.»</p>
<p>Je ne vois pas bien ce que la critique moderne pourrait dire de plus
contre ce fameux livre de Geoffroy de Monmouth. Les bons esprits ne
-l'avaient donc accepté que comme un recueil d'histoires controuvées à
+l'avaient donc accepté que comme un recueil d'histoires controuvées à
plaisir, auxquelles les Bretons seuls pouvaient ajouter une foi
-sérieuse.</p>
+sérieuse.</p>
-<p>Mais ce jugement lui-même permettait à l'imagination et aux fantaisies
-poétiques de prendre l'essor. Geoffroy avait donné l'exemple dont nos
-romanciers avaient besoin et qu'ils ne tardèrent pas à suivre. La
-courte, informe et cependant précieuse chronique de Nennius avait
-éveillé la verve de Geoffroy de Monmouth; et ce que Nennius avait été
+<p>Mais ce jugement lui-même permettait à l'imagination et aux fantaisies
+poétiques de prendre l'essor. Geoffroy avait donné l'exemple dont nos
+romanciers avaient besoin et qu'ils ne tardèrent pas à suivre. La
+courte, informe et cependant précieuse chronique de Nennius avait
+éveillé la verve de Geoffroy de Monmouth; et ce que Nennius avait été
pour lui, Geoffroy le fut pour Robert de Boron, et pour les auteurs
des autres romans en prose et en vers, dont la France nous semble
-avoir le droit de réclamer la composition, et qui devaient produire
-une si grande révolution dans la littérature et même dans les m&oelig;urs
-de toutes les nations chrétiennes.</p>
+avoir le droit de réclamer la composition, et qui devaient produire
+une si grande révolution dans la littérature et même dans les m&oelig;urs
+de toutes les nations chrétiennes.</p>
-<h3><span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> § III.<br>
-<span class="smaller">LE POÈME LATIN: <em lang="la">Vita Merlini</em>.</span></h3>
+<h3><span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> § III.<br>
+<span class="smaller">LE POÈME LATIN: <em lang="la">Vita Merlini</em>.</span></h3>
-<p>Avant d'aborder les romans de la Table ronde, il faut épuiser
-l'&oelig;uvre de celui qui paraît en avoir fait naître la pensée.</p>
+<p>Avant d'aborder les romans de la Table ronde, il faut épuiser
+l'&oelig;uvre de celui qui paraît en avoir fait naître la pensée.</p>
-<p>Les <cite>Prophéties de Merlin</cite> forment maintenant le septième livre de
-l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite>. Elles avaient été rédigées avant la publication
-de cette histoire, et l'auteur les avait envoyées séparément à
-l'évêque de Lincoln. Orderic Vital, dont la chronique finit en 1128,
+<p>Les <cite>Prophéties de Merlin</cite> forment maintenant le septième livre de
+l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite>. Elles avaient été rédigées avant la publication
+de cette histoire, et l'auteur les avait envoyées séparément à
+l'évêque de Lincoln. Orderic Vital, dont la chronique finit en 1128,
Henri de Huntingdon et Suger, qui n'avaient pas connu l'<cite lang="la">Historia
-Britonum</cite>, avaient fait usage des <cite>Prophéties</cite>. D'ailleurs, Geoffroy
-de Monmouth a constaté cette antériorité: «Je travaillais à mon
-histoire,» dit-il au début du septième livre, «quand, l'attention
-publique étant récemment attirée sur Merlin<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a>, je publiai ses
-prophéties, <span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> à la prière de mes amis, et particulièrement
-d'Alexandre, évêque de Lincoln, prélat d'une sagesse et d'une piété
-éminentes, et qui se distinguait entre tous, clercs ou laïques, par le
-nombre et la qualité des gentilshommes que retenait auprès de lui sa
-réputation de vertu et de générosité. Dans l'intention de lui être
-agréable, j'accompagnai l'envoi de ces prophéties d'une lettre que je
-vais transcrire...»</p>
-
-<p>Dans cette lettre, Geoffroy se flatte d'avoir répondu aux v&oelig;ux du
-prélat en interrompant l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite> pour traduire du breton
-en latin les Prophéties de Merlin. «Mais,» ajoute-t-il «je m'étonne
-que vous n'ayez pas demandé ce travail à quelque autre plus savant et
+Britonum</cite>, avaient fait usage des <cite>Prophéties</cite>. D'ailleurs, Geoffroy
+de Monmouth a constaté cette antériorité: «Je travaillais à mon
+histoire,» dit-il au début du septième livre, «quand, l'attention
+publique étant récemment attirée sur Merlin<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a>, je publiai ses
+prophéties, <span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> à la prière de mes amis, et particulièrement
+d'Alexandre, évêque de Lincoln, prélat d'une sagesse et d'une piété
+éminentes, et qui se distinguait entre tous, clercs ou laïques, par le
+nombre et la qualité des gentilshommes que retenait auprès de lui sa
+réputation de vertu et de générosité. Dans l'intention de lui être
+agréable, j'accompagnai l'envoi de ces prophéties d'une lettre que je
+vais transcrire...»</p>
+
+<p>Dans cette lettre, Geoffroy se flatte d'avoir répondu aux v&oelig;ux du
+prélat en interrompant l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite> pour traduire du breton
+en latin les Prophéties de Merlin. «Mais,» ajoute-t-il «je m'étonne
+que vous n'ayez pas demandé ce travail à quelque autre plus savant et
plus habile. Sans vouloir rabaisser aucun des philosophes anglais,
-j'ai le droit de dire que vous-même, si les devoirs de votre haute
-position vous en eussent laissé le temps, auriez mieux que personne
-composé de pareils ouvrages.»</p>
-
-<p>Soit que l'évêque Alexandre eût regretté d'avoir demandé un livre dont
-l'Église contestait l'autorité, soit que ce livre n'eût pas répondu à
-ce qu'il en attendait, soit enfin qu'il eût oublié, comme cela
-n'arrive que trop souvent, les promesses faites à l'auteur, il mourut
-<span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> sans avoir donné à Geoffroy le moindre témoignage de
-gratitude; et nous l'apprenons dès le début du poëme de la <cite lang="la">Vita
+j'ai le droit de dire que vous-même, si les devoirs de votre haute
+position vous en eussent laissé le temps, auriez mieux que personne
+composé de pareils ouvrages.»</p>
+
+<p>Soit que l'évêque Alexandre eût regretté d'avoir demandé un livre dont
+l'Église contestait l'autorité, soit que ce livre n'eût pas répondu à
+ce qu'il en attendait, soit enfin qu'il eût oublié, comme cela
+n'arrive que trop souvent, les promesses faites à l'auteur, il mourut
+<span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> sans avoir donné à Geoffroy le moindre témoignage de
+gratitude; et nous l'apprenons dès le début du poëme de la <cite lang="la">Vita
Merlini</cite>.</p>
-<p>«Prêt à chanter la folie furieuse et les agréables jeux<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a> de Merlin,
-c'est à vous, Robert, de diriger ma plume; vous, honneur de
-l'épiscopat et que la philosophie a parfumé de son nectar; vous qui
+<p>«Prêt à chanter la folie furieuse et les agréables jeux<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a> de Merlin,
+c'est à vous, Robert, de diriger ma plume; vous, honneur de
+l'épiscopat et que la philosophie a parfumé de son nectar; vous qui
brillez entre tous par votre science; vous le guide et l'exemple du
-monde. Soyez favorable à mon entreprise; accordez au poëte une
-bienveillance qu'il n'avait pas trouvée dans le prélat auquel vous
-avez mérité de succéder.</p>
+monde. Soyez favorable à mon entreprise; accordez au poëte une
+bienveillance qu'il n'avait pas trouvée dans le prélat auquel vous
+avez mérité de succéder.</p>
-<p>«Je voudrais entreprendre vos louanges, rappeler vos m&oelig;urs, vos
-antécédents, votre noble naissance, l'intérêt public qui faisait
-désirer votre élection au peuple et au clergé de l'heureuse et
+<p>«Je voudrais entreprendre vos louanges, rappeler vos m&oelig;urs, vos
+antécédents, votre noble naissance, l'intérêt public qui faisait
+désirer votre élection au peuple et au clergé de l'heureuse et
glorieuse ville de Lincoln; mais il ne suffirait pas, pour parler
-dignement de vous, de la lyre d'Orphée, de la science de Maurus, de
-l'éloquence de Rabirius.....»</p>
+dignement de vous, de la lyre d'Orphée, de la science de Maurus, de
+l'éloquence de Rabirius.....»</p>
<p class="poem10" lang="la">
Fatidici vatis rabiem musamque jocosam<br>
@@ -1568,7 +1530,7 @@ l'éloquence de Rabirius.....»</p>
Gloria Pontificum, calamos moderando, Roberte.<br>
Scimus enim quia te perfudit nectare sacro<br>
<span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> Philosophia suo, fecitque per omnia doctum,<br>
- Ut documenta dares, dux et præceptor in orbe.<br>
+ Ut documenta dares, dux et præceptor in orbe.<br>
Ergo meis c&oelig;ptis faveas, vatemque tueri<br>
Auspicio meliore velis quam fecerit alter<br>
Cui modo succedis, merito promotus honore.<br>
@@ -1576,11 +1538,11 @@ l'éloquence de Rabirius.....»</p>
Utilitasque loci clerus populusque petebant,<br>
Unde modo felix Lincolnia fertur ad astra.</p>
-<p>Le poëme contient 1530 vers, et doit être un des derniers ouvrages de
-l'auteur. «Bretons,» s'écrie-t-il en l'achevant, «tressez une couronne
-à votre Geoffroy de Monmouth. Il est bien <em>vôtre</em> en effet, car
-autrefois il a chanté vos exploits et ceux de vos chefs dans le livre
-que le monde entier célèbre sous le nom de <cite>Gestes des Bretons</cite>.»</p>
+<p>Le poëme contient 1530 vers, et doit être un des derniers ouvrages de
+l'auteur. «Bretons,» s'écrie-t-il en l'achevant, «tressez une couronne
+à votre Geoffroy de Monmouth. Il est bien <em>vôtre</em> en effet, car
+autrefois il a chanté vos exploits et ceux de vos chefs dans le livre
+que le monde entier célèbre sous le nom de <cite>Gestes des Bretons</cite>.»</p>
<p class="poem10" lang="la">
Duximus ad metam carmen. Vos ergo, Britanni,<br>
@@ -1589,95 +1551,95 @@ que le monde entier célèbre sous le nom de <cite>Gestes des Bretons</cite>.»</p>
Vestrorumque ducum cecinit scripsitque libellum<br>
Quem nunc Gesta vocant Britonum celebrata per orbem.</p>
-<p>Il semble donc qu'on ne pouvait élever des doutes sur l'auteur de ce
-poëme. Le style rappelle l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite>, autant que la prose
-peut rappeler la versification: et Geoffroy avait déjà prouvé qu'il
-aimait à faire des vers, par ceux dont il a parsemé, sans la moindre
-nécessité, son histoire. Il loue ses patrons dans les deux ouvrages,
-avec la même emphase; <span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> et si, dans le premier, il fait appel à
-la générosité du prélat dont il accuse, dans le second, le défaut de
+<p>Il semble donc qu'on ne pouvait élever des doutes sur l'auteur de ce
+poëme. Le style rappelle l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite>, autant que la prose
+peut rappeler la versification: et Geoffroy avait déjà prouvé qu'il
+aimait à faire des vers, par ceux dont il a parsemé, sans la moindre
+nécessité, son histoire. Il loue ses patrons dans les deux ouvrages,
+avec la même emphase; <span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> et si, dans le premier, il fait appel à
+la générosité du prélat dont il accuse, dans le second, le défaut de
reconnaissance, c'est qu'il n'aura pas ressenti les effets attendus de
-cette générosité. Il avait loué en pure perte, comme notre rimeur
-français Wace, lequel, après avoir vanté la libéralité du roi Henry II
-d'Angleterre, finit tristement son poëme de <cite>Rou</cite> en regrettant
+cette générosité. Il avait loué en pure perte, comme notre rimeur
+français Wace, lequel, après avoir vanté la libéralité du roi Henry II
+d'Angleterre, finit tristement son poëme de <cite>Rou</cite> en regrettant
l'oubli de ce prince:</p>
<p class="poem10" lang="la">
Li Reis jadis maint bien me fist,<br>
Mult me dona, plus me pramist.<br>
- Et se il tot doné m'éust<br>
+ Et se il tot doné m'éust<br>
Ce qu'il me pramist, miels me fust.<br>
Nel pois avoir, nel plut al Rei...</p>
<p>Ses plaintes auraient eu sans doute un accent de reproche plus
-prononcé, si le Roi eût alors, comme l'évêque Alexandre, cessé de
+prononcé, si le Roi eût alors, comme l'évêque Alexandre, cessé de
vivre. Alexandre, mort en 1147, avait eu pour successeur Robert de
-Quesnet; et c'est à cet évêque Robert que Geoffroy adressa la <cite lang="la">Vita
+Quesnet; et c'est à cet évêque Robert que Geoffroy adressa la <cite lang="la">Vita
Merlini</cite>, comme pour le mettre en mesure de tenir les engagements de
-son prédécesseur.</p>
+son prédécesseur.</p>
-<p>Tout, dans ce poëme de Merlin, marche en parfait accord avec ce que
+<p>Tout, dans ce poëme de Merlin, marche en parfait accord avec ce que
Geoffroy avait mis dans son <em>histoire</em>. On y retrouve le fond des
-prophéties de Merlin, auxquelles est ajoutée celle de sa s&oelig;ur
-Ganiede, pour devenir un prétexte d'allusions aux événements
+prophéties de Merlin, auxquelles est ajoutée celle de sa s&oelig;ur
+Ganiede, pour devenir un prétexte d'allusions aux événements
contemporains. <span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> Dans l'<em>histoire</em>, et non dans les romans,
-Merlin est fils d'une princesse de Demetie; et dans le <em>poëme</em>, non
-ailleurs, Merlin, devenu vieux, règne sur cette partie de la
-principauté de Galles:</p>
+Merlin est fils d'une princesse de Demetie; et dans le <em>poëme</em>, non
+ailleurs, Merlin, devenu vieux, règne sur cette partie de la
+principauté de Galles:</p>
<p class="poem10" lang="la">
Ergo peragratis sub multis regibus annis,<br>
Clarus habebatur Merlinus in orbe Britannus;<br>
- Rex erat et vates: Demætarumque superbis<br>
+ Rex erat et vates: Demætarumque superbis<br>
Jura dabat populis...</p>
<p>Dans les deux ouvrages, Wortigern est duc des Gewisseans ou
-West-Saxons (aujourd'hui, Hatt, Dorset et Île de Wight); Biduc est roi
-de la Petite Bretagne où se réfugient les deux fils de Constant; Artus
-succède sans opposition à son père Uter-Pendragon, et la reine
-Gwanhamara n'est mentionnée qu'en raison de ses relations criminelles
+West-Saxons (aujourd'hui, Hatt, Dorset et ÃŽle de Wight); Biduc est roi
+de la Petite Bretagne où se réfugient les deux fils de Constant; Artus
+succède sans opposition à son père Uter-Pendragon, et la reine
+Gwanhamara n'est mentionnée qu'en raison de ses relations criminelles
avec Mordred.</p>
<p class="poem10" lang="la">
Illicitam venerem cum conjuge Regis habebat.</p>
-<p>Enfin, dans les deux ouvrages, on appuie du témoignage d'Apulée
-l'existence d'esprits dispersés entre le ciel et la terre, qui peuvent
+<p>Enfin, dans les deux ouvrages, on appuie du témoignage d'Apulée
+l'existence d'esprits dispersés entre le ciel et la terre, qui peuvent
entretenir un commerce amoureux avec les femmes. Il est vrai que, dans
-le poëme seul, Merlin est marié à Guendolene et a pour s&oelig;ur
+le poëme seul, Merlin est marié à Guendolene et a pour s&oelig;ur
Ganiede, femme de Rodarcus, roi de Galles: l'auteur, en cela, suivait
-apparemment une tradition répandue dans le pays de Galles, <span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span>
+apparemment une tradition répandue dans le pays de Galles, <span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span>
tradition qui, pour se transformer, attendait encore la plume des
romanciers de la Table ronde. Mais, puisqu'on ne retrouve dans le
-poëme de Merlin aucun trait qui soit inspiré par ces romans de la
-Table ronde; puisque la Genièvre, l'Artus, la fée Morgan ne sont pas
+poëme de Merlin aucun trait qui soit inspiré par ces romans de la
+Table ronde; puisque la Genièvre, l'Artus, la fée Morgan ne sont pas
encore ce qu'ils sont devenus dans ces romans, il faut absolument en
-conclure que le poëme a été composé avant les romans, c'est-à-dire de
-1140 à 1150. Il n'était plus permis, après la composition de l'<cite>Artus</cite>
-et du <cite>Lancelot</cite>, de ne voir qu'une fée dans Morgan, que l'épouse
-d'Artus enlevée par Mordred dans Genièvre, et que le mari d'une femme
-délaissée dans Merlin. Ainsi tout se réunit pour conserver à Geoffroy
-de Monmouth l'honneur d'avoir écrit, vers le milieu du douzième
-siècle, le poëme <cite lang="la">De Vita Merlini</cite>, après l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite> que
-semble continuer le poëme, pour ce qui touche à Merlin, et avant le
-roman français de <cite>Merlin</cite>, qui devait faire au poëme d'assez nombreux
+conclure que le poëme a été composé avant les romans, c'est-à-dire de
+1140 à 1150. Il n'était plus permis, après la composition de l'<cite>Artus</cite>
+et du <cite>Lancelot</cite>, de ne voir qu'une fée dans Morgan, que l'épouse
+d'Artus enlevée par Mordred dans Genièvre, et que le mari d'une femme
+délaissée dans Merlin. Ainsi tout se réunit pour conserver à Geoffroy
+de Monmouth l'honneur d'avoir écrit, vers le milieu du douzième
+siècle, le poëme <cite lang="la">De Vita Merlini</cite>, après l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite> que
+semble continuer le poëme, pour ce qui touche à Merlin, et avant le
+roman français de <cite>Merlin</cite>, qui devait faire au poëme d'assez nombreux
emprunts.</p>
-<p>Je regrette donc infiniment de me trouver ici d'une opinion opposée à
+<p>Je regrette donc infiniment de me trouver ici d'une opinion opposée à
celle de mes honorables amis, M. Thomas Wright et M. Fr. Michel,
-auxquels on doit d'ailleurs une excellente édition de la <cite lang="la">Vita
-Merlini</cite><a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a>. Oui, le <span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> poëme fut assurément composé avant les
-romans de la Table ronde. Les allusions qu'on croit y découvrir aux
-guerres d'Irlande, extrêmement vagues en elles-mêmes, sont empruntées
-aux textes des prophéties en prose, dont la date est bien connue. Je
-dois ajouter que toute mon attention n'a pas suffi pour y découvrir le
-moindre trait qui pût se rapporter au règne de Henry II. Il est vrai
-que le poëte donne au savoir de l'évêque Robert de Quesnet des éloges
-que la postérité n'a démentis ni confirmés; mais, dans la bouche de
-l'auteur de l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite>, ces éloges ne sortent pas de la
-banalité des compliments obligés. J'en excepte pourtant le vers où
-l'on rappelle l'intérêt que les habitants de Lincoln avaient pris à
-l'élection du prélat:</p>
+auxquels on doit d'ailleurs une excellente édition de la <cite lang="la">Vita
+Merlini</cite><a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a>. Oui, le <span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> poëme fut assurément composé avant les
+romans de la Table ronde. Les allusions qu'on croit y découvrir aux
+guerres d'Irlande, extrêmement vagues en elles-mêmes, sont empruntées
+aux textes des prophéties en prose, dont la date est bien connue. Je
+dois ajouter que toute mon attention n'a pas suffi pour y découvrir le
+moindre trait qui pût se rapporter au règne de Henry II. Il est vrai
+que le poëte donne au savoir de l'évêque Robert de Quesnet des éloges
+que la postérité n'a démentis ni confirmés; mais, dans la bouche de
+l'auteur de l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite>, ces éloges ne sortent pas de la
+banalité des compliments obligés. J'en excepte pourtant le vers où
+l'on rappelle l'intérêt que les habitants de Lincoln avaient pris à
+l'élection du prélat:</p>
<p class="poem10" lang="la">
Sic etenim mores, sic vita probata genusque,<br>
@@ -1686,186 +1648,186 @@ l'élection du prélat:</p>
<p>On peut, en effet, rapprocher ces vers de l'empressement que montra
Robert de Quesnet, suivant Giraud de Galles, pour multiplier dans la
-ville de Lincoln les foires et les marchés.</p>
-
-<p>J'ajouterai qu'il ne peut y avoir aucune raison sérieuse de croire que
-la <cite lang="la">Vita Merlini</cite> ait été adressée à Robert Grossetest, évêque de
-Lincoln dans la première moitié du treizième siècle. Ce <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span>
-Robert fut sans doute un prélat très-savant, très-recommandable; il a
-laissé plusieurs ouvrages longtemps célèbres; mais il était de la plus
-basse extraction, et notre poëte, au nombre des éloges qu'il accorde à
-son patron, vante son illustre origine; ce qui convient parfaitement à
-Robert de Quesnet, dont la famille était au rang des plus
-considérables de l'Angleterre.</p>
-
-<p>C'est encore, à mon avis, bien gratuitement qu'on a voulu séparer du
-poëme les quatre derniers vers dans lesquels l'auteur recommande son
-&oelig;uvre à l'intérêt de la nation bretonne. Geoffroy, en rappelant la
-renommée de l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite>, n'a rien exagéré, et, en se plaçant
+ville de Lincoln les foires et les marchés.</p>
+
+<p>J'ajouterai qu'il ne peut y avoir aucune raison sérieuse de croire que
+la <cite lang="la">Vita Merlini</cite> ait été adressée à Robert Grossetest, évêque de
+Lincoln dans la première moitié du treizième siècle. Ce <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span>
+Robert fut sans doute un prélat très-savant, très-recommandable; il a
+laissé plusieurs ouvrages longtemps célèbres; mais il était de la plus
+basse extraction, et notre poëte, au nombre des éloges qu'il accorde à
+son patron, vante son illustre origine; ce qui convient parfaitement à
+Robert de Quesnet, dont la famille était au rang des plus
+considérables de l'Angleterre.</p>
+
+<p>C'est encore, à mon avis, bien gratuitement qu'on a voulu séparer du
+poëme les quatre derniers vers dans lesquels l'auteur recommande son
+&oelig;uvre à l'intérêt de la nation bretonne. Geoffroy, en rappelant la
+renommée de l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite>, n'a rien exagéré, et, en se plaçant
aussi haut dans l'estime publique, il n'a fait que suivre un usage
-assez ordinaire alors, et même dans tous les siècles. C'est ainsi que
-Gautier de Chastillon terminait son poëme d'Alexandre en promettant à
-l'archevêque de Reims, Guillaume, un partage égal d'immortalité:</p>
+assez ordinaire alors, et même dans tous les siècles. C'est ainsi que
+Gautier de Chastillon terminait son poëme d'Alexandre en promettant à
+l'archevêque de Reims, Guillaume, un partage égal d'immortalité:</p>
<p class="poem10" lang="la">
Vivemus pariter, vivet cum vate superstes<br>
- Gloria Guillelmi, nullum moritura per ævum.</p>
+ Gloria Guillelmi, nullum moritura per ævum.</p>
<p>Les derniers vers de la <cite lang="la">Vita Merlini</cite> sont, dans le plus ancien
-manuscrit, de la même main que le reste de l'ouvrage; ce serait donc
-<span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> accorder à la critique une trop grande licence que lui
+manuscrit, de la même main que le reste de l'ouvrage; ce serait donc
+<span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> accorder à la critique une trop grande licence que lui
permettre de supposer apocryphes tous les passages qui dans un ouvrage
justifieraient l'opinion qu'elle voudrait contredire.</p>
-<p>Alexandre était mort en 1147, et Geoffroy de Monmouth fut lui-même
-élevé au siége de Saint-Azaph, dans le pays de Galles, en 1151. Il est
-naturel de penser que ce fut dans l'intervalle de ces quatre années
-qu'il adressa la <cite lang="la">Vita Merlini</cite> à l'évêque Robert de Quesnet,
+<p>Alexandre était mort en 1147, et Geoffroy de Monmouth fut lui-même
+élevé au siége de Saint-Azaph, dans le pays de Galles, en 1151. Il est
+naturel de penser que ce fut dans l'intervalle de ces quatre années
+qu'il adressa la <cite lang="la">Vita Merlini</cite> à l'évêque Robert de Quesnet,
successeur d'Alexandre.</p>
-<p>Mais (dira-t-on, pour expliquer la différence des légendes) il y eut
-deux prophètes du nom de Merlin: l'un fils d'un consul romain, l'autre
-fils d'un démon incube; le premier, ami et conseiller d'Artus, le
-second, habitant des forêts; celui-ci surnommé <em>Ambrosius</em>, celui-là
-<em>Sylvester</em> ou le <em>Sauvage</em>. L'<cite lang="la">Historia Britonum</cite> a parlé du premier,
+<p>Mais (dira-t-on, pour expliquer la différence des légendes) il y eut
+deux prophètes du nom de Merlin: l'un fils d'un consul romain, l'autre
+fils d'un démon incube; le premier, ami et conseiller d'Artus, le
+second, habitant des forêts; celui-ci surnommé <em>Ambrosius</em>, celui-là
+<em>Sylvester</em> ou le <em>Sauvage</em>. L'<cite lang="la">Historia Britonum</cite> a parlé du premier,
et la <cite lang="la">Vita Merlini</cite> du second.</p>
-<p>Je donnerai bientôt l'explication de tous ces doubles personnages de
-la tradition bretonne: mais il sera surtout facile de prouver à ceux
-qui suivront le progrès de la légende de Merlin que l'<em>Ambrosius</em>, le
-<em>Sylvester</em> et le <em>Caledonius</em> (car les Écossais ont aussi réclamé
-leur Merlin topique) ne sont qu'une seule et même personne.</p>
-
-<p>Après avoir été, dans Nennius, fils d'un consul <span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> romain, et
-dans l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite> fils d'un démon incube, Merlin deviendra
-dans le poëme français de Robert de Boron l'objet des faveurs égales
-du ciel et de l'enfer. Il aimera les forêts, tantôt celles de Calidon
-en Écosse, tantôt celles d'Arnante ou de Brequehen dans le
-Northumberland, tantôt celles de Brocéliande dans la Cornouaille
-armoricaine. Cet amour de la solitude ne l'empêchera pas de paraître
-souvent à la Cour, d'être le bon génie d'Uter et de son fils Artus.
+<p>Je donnerai bientôt l'explication de tous ces doubles personnages de
+la tradition bretonne: mais il sera surtout facile de prouver à ceux
+qui suivront le progrès de la légende de Merlin que l'<em>Ambrosius</em>, le
+<em>Sylvester</em> et le <em>Caledonius</em> (car les Écossais ont aussi réclamé
+leur Merlin topique) ne sont qu'une seule et même personne.</p>
+
+<p>Après avoir été, dans Nennius, fils d'un consul <span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> romain, et
+dans l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite> fils d'un démon incube, Merlin deviendra
+dans le poëme français de Robert de Boron l'objet des faveurs égales
+du ciel et de l'enfer. Il aimera les forêts, tantôt celles de Calidon
+en Écosse, tantôt celles d'Arnante ou de Brequehen dans le
+Northumberland, tantôt celles de Brocéliande dans la Cornouaille
+armoricaine. Cet amour de la solitude ne l'empêchera pas de paraître
+souvent à la Cour, d'être le bon génie d'Uter et de son fils Artus.
Ainsi, Geoffroy de Monmouth a pu suivre une tradition qui faisait de
-la mère du prophète une princesse de Demetie, et du prophète devenu
+la mère du prophète une princesse de Demetie, et du prophète devenu
vieux un roi de ce petit pays; tandis que les continuateurs de Robert
de Boron auront suivi la tradition continentale en le faisant retenir
-par Viviane dans la forêt de Brocéliande. Mais ce double récit ne fait
-pas qu'il y ait eu réellement deux ou trois prophètes du nom de
+par Viviane dans la forêt de Brocéliande. Mais ce double récit ne fait
+pas qu'il y ait eu réellement deux ou trois prophètes du nom de
Merlin.</p>
-<p>Réunissons maintenant les traits légendaires ajoutés dans le poëme
-latin à ceux que renfermait déjà l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite>.</p>
+<p>Réunissons maintenant les traits légendaires ajoutés dans le poëme
+latin à ceux que renfermait déjà l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite>.</p>
-<p>Merlin perd la raison à la suite d'un combat dans lequel il a vu périr
-plusieurs vaillants chefs de ses amis. Il prend en horreur le séjour
-des villes, et, pour se dérober à tous les regards, il s'enfonce dans
-les profondeurs de la forêt de Calidon.</p>
+<p>Merlin perd la raison à la suite d'un combat dans lequel il a vu périr
+plusieurs vaillants chefs de ses amis. Il prend en horreur le séjour
+des villes, et, pour se dérober à tous les regards, il s'enfonce dans
+les profondeurs de la forêt de Calidon.</p>
<p class="poem10" lang="la">
<span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> Fit silvester homo, quasi silvis editus esset.</p>
-<p>Sa s&oelig;ur la reine Ganiede envoie des serviteurs à sa recherche. Un
-d'eux l'aperçoit assis sur les bords d'une fontaine et parvient à le
-faire rentrer en lui-même en prononçant le nom de Guendolene, et en
+<p>Sa s&oelig;ur la reine Ganiede envoie des serviteurs à sa recherche. Un
+d'eux l'aperçoit assis sur les bords d'une fontaine et parvient à le
+faire rentrer en lui-même en prononçant le nom de Guendolene, et en
formant sur la harpe de douloureux accords:</p>
<p class="poem10" lang="la">
- Cum modulis citharæ quam secum gesserat ultro.</p>
-
-<p>Merlin consent à quitter les bois, à reparaître dans les villes. Mais
-bientôt le tumulte et le mouvement de la foule le replongent dans sa
-première mélancolie; il veut retourner à la forêt. Ni les pleurs de sa
-femme, ni les prières de sa s&oelig;ur, ne peuvent le fléchir. On
-l'enchaîne; il pleure, il se lamente. Puis tout à coup, voyant le roi
-Rodarcus détacher du milieu des cheveux de Ganiede une feuille verte
-qui s'y trouvait mêlée, il jette un éclat de rire. Le roi s'étonne et
-demande la raison de cet éclair de gaieté. Merlin veut bien répondre,
-à la condition qu'on lui ôtera ses chaînes et qu'on lui permettra de
-retourner dans les bois. Dès que la liberté lui est rendue, il dévoile
-les secrets de sa s&oelig;ur, la reine Ganiede. Le matin même, elle avait
-prodigué ses faveurs à un jeune varlet, sur un lit de verdure dont une
-des feuilles était demeurée dans ses cheveux. Ganiede proteste de
-<span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> son innocence: «Comment, dit-elle, ajouter la moindre foi aux
-paroles d'un insensé!» Et, pour justifier le mépris que méritaient de
+ Cum modulis citharæ quam secum gesserat ultro.</p>
+
+<p>Merlin consent à quitter les bois, à reparaître dans les villes. Mais
+bientôt le tumulte et le mouvement de la foule le replongent dans sa
+première mélancolie; il veut retourner à la forêt. Ni les pleurs de sa
+femme, ni les prières de sa s&oelig;ur, ne peuvent le fléchir. On
+l'enchaîne; il pleure, il se lamente. Puis tout à coup, voyant le roi
+Rodarcus détacher du milieu des cheveux de Ganiede une feuille verte
+qui s'y trouvait mêlée, il jette un éclat de rire. Le roi s'étonne et
+demande la raison de cet éclair de gaieté. Merlin veut bien répondre,
+à la condition qu'on lui ôtera ses chaînes et qu'on lui permettra de
+retourner dans les bois. Dès que la liberté lui est rendue, il dévoile
+les secrets de sa s&oelig;ur, la reine Ganiede. Le matin même, elle avait
+prodigué ses faveurs à un jeune varlet, sur un lit de verdure dont une
+des feuilles était demeurée dans ses cheveux. Ganiede proteste de
+<span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> son innocence: «Comment, dit-elle, ajouter la moindre foi aux
+paroles d'un insensé!» Et, pour justifier le mépris que méritaient de
telles accusations, elle fait prendre successivement trois
-déguisements à l'un des habitués du palais. Merlin interrogé annonce à
-cet homme trois genres de mort. La prédiction s'accomplit, mais
+déguisements à l'un des habitués du palais. Merlin interrogé annonce à
+cet homme trois genres de mort. La prédiction s'accomplit, mais
beaucoup plus tard<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a>, et la reine, en attendant, triomphe de la
fausse science du devin. On retrouvera dans le roman de Merlin cet
-épisode devenu célèbre.</p>
+épisode devenu célèbre.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> Merlin reprend le chemin de la forêt. En le voyant partir, sa
-femme et sa s&oelig;ur semblent inconsolables: «Ô mon frère,» dit
-Ganiede, «que vais-je devenir, et que va devenir votre malheureuse
+<p><span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> Merlin reprend le chemin de la forêt. En le voyant partir, sa
+femme et sa s&oelig;ur semblent inconsolables: «Ô mon frère,» dit
+Ganiede, «que vais-je devenir, et que va devenir votre malheureuse
Guendolene? si vous l'abandonnez, ne pourra-t-elle chercher un
-consolateur?&mdash;Comme il lui plaira,» répond Merlin; «seulement celui
-qu'elle choisira fera bien d'éviter mes regards. Je reviendrai le jour
-qui devra les unir, et j'apporterai mon présent de secondes noces.»</p>
+consolateur?&mdash;Comme il lui plaira,» répond Merlin; «seulement celui
+qu'elle choisira fera bien d'éviter mes regards. Je reviendrai le jour
+qui devra les unir, et j'apporterai mon présent de secondes noces.»</p>
<p class="poem10" lang="la">
- «Ipsemet interero donis munitus honestis,<br>
- Dotaboque datam profuse Guendoloenam.»</p>
+ «Ipsemet interero donis munitus honestis,<br>
+ Dotaboque datam profuse Guendoloenam.»</p>
-<p>Un jour, les astres avertissent Merlin retiré dans la forêt que
+<p>Un jour, les astres avertissent Merlin retiré dans la forêt que
Guendolene va former de nouveaux liens. Il rassemble un troupeau de
-daims et de chèvres, et lui-même, monté sur un cerf, arrive aux portes
-du palais et appelle Guendolene. Pendant qu'elle accourt assez émue,
-le fiancé met la tête à la fenêtre et se prend à rire à la vue du
-grand cerf que monte l'étranger. Merlin le reconnaît, arrache les bois
-du cerf, les jette à la tête du beau rieur et le renverse mort au
-milieu des invités. Cela fait, il pique des deux et veut regagner les
+daims et de chèvres, et lui-même, monté sur un cerf, arrive aux portes
+du palais et appelle Guendolene. Pendant qu'elle accourt assez émue,
+le fiancé met la tête à la fenêtre et se prend à rire à la vue du
+grand cerf que monte l'étranger. Merlin le reconnaît, arrache les bois
+du cerf, les jette à la tête du beau rieur et le renverse mort au
+milieu des invités. Cela fait, il pique des deux et veut regagner les
bois: mais on le poursuit; un cours d'eau lui ferme le passage; il
-est atteint et ramené à la ville:</p>
+est atteint et ramené à la ville:</p>
<p class="poem10" lang="la">
<span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> Adducuntque domum, vinctumque dedere sorori<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a>.</p>
-<p>On ne voit pas que la mort du fiancé de Guendolene ait été vengée, et
+<p>On ne voit pas que la mort du fiancé de Guendolene ait été vengée, et
Merlin demeure l'objet du respect des gens de la cour. Pour lui rendre
-supportable le séjour des villes, le roi lui offre des distractions et
-le conduit au milieu des foires et des marchés. Merlin jette alors
-deux nouveaux ris dont le roi veut encore pénétrer la cause. Il met à
-ses réponses la même condition: on le laissera regagner sa chère
-forêt. D'abord il n'a pu voir sans rire un mendiant bien plus riche
-que ceux dont il sollicitait la charité, car il foulait à ses pieds un
-immense trésor. Puis il a ri d'un pèlerin achetant des souliers neufs
+supportable le séjour des villes, le roi lui offre des distractions et
+le conduit au milieu des foires et des marchés. Merlin jette alors
+deux nouveaux ris dont le roi veut encore pénétrer la cause. Il met à
+ses réponses la même condition: on le laissera regagner sa chère
+forêt. D'abord il n'a pu voir sans rire un mendiant bien plus riche
+que ceux dont il sollicitait la charité, car il foulait à ses pieds un
+immense trésor. Puis il a ri d'un pèlerin achetant des souliers neufs
et du cuir pour les ressemeler plus tard, tandis que la mort
l'attendait dans quelques heures. Ces deux jeux se retrouveront dans
le roman de Merlin.</p>
-<p>Libre de retourner une seconde fois dans la forêt, le prophète console
-sa s&oelig;ur et l'engage à construire sur la lisière des bois une maison
-pourvue de soixante-dix portes et de soixante-dix fenêtres: lui-même y
+<p>Libre de retourner une seconde fois dans la forêt, le prophète console
+sa s&oelig;ur et l'engage à construire sur la lisière des bois une maison
+pourvue de soixante-dix portes et de soixante-dix fenêtres: lui-même y
viendra consulter les astres et raconter ce qui doit avenir.
Soixante-dix <span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> scribes tiendront note de tout ce qu'il
annoncera.</p>
-<p>La maison construite, Merlin se met à prophétiser, et les clercs
-écrivent ce qu'il lui plaît de chanter:</p>
+<p>La maison construite, Merlin se met à prophétiser, et les clercs
+écrivent ce qu'il lui plaît de chanter:</p>
<p class="poem10" lang="la">
O rabiem Britonum quos copia divitiarum<br>
Usque superveniens ultra quam debeat effert!...</p>
-<p>Après un long accès fatidique, le poëte, sans trop prendre souci de
-nous y préparer, fait intervenir Telgesinus ou Talgesin, qui,
-nouvellement arrivé de la Petite-Bretagne, raconte là ce qu'il a
-appris à l'école du sage Gildas. Le système que le barde développe
-résume les opinions cosmogoniques de l'école armoricaine. Il admet les
-esprits supérieurs, inférieurs et intermédiaires. Puis le vieux devin
-passe en revue les îles de la mer. L'île des Pommes, autrement appelée
-Fortunée, est la résidence ordinaire des neuf S&oelig;urs, dont la plus
-belle et la plus savante est Morgen; Morgen connaît le secret et le
-remède de toutes les maladies; elle revêt toutes les formes; elle peut
-voler comme autrefois Dédale, passer à son gré de Brest à Chartres, à
-Paris; elle apprend la «mathématique» à ses s&oelig;urs, Moronoe, Mazoe,
+<p>Après un long accès fatidique, le poëte, sans trop prendre souci de
+nous y préparer, fait intervenir Telgesinus ou Talgesin, qui,
+nouvellement arrivé de la Petite-Bretagne, raconte là ce qu'il a
+appris à l'école du sage Gildas. Le système que le barde développe
+résume les opinions cosmogoniques de l'école armoricaine. Il admet les
+esprits supérieurs, inférieurs et intermédiaires. Puis le vieux devin
+passe en revue les îles de la mer. L'île des Pommes, autrement appelée
+Fortunée, est la résidence ordinaire des neuf S&oelig;urs, dont la plus
+belle et la plus savante est Morgen; Morgen connaît le secret et le
+remède de toutes les maladies; elle revêt toutes les formes; elle peut
+voler comme autrefois Dédale, passer à son gré de Brest à Chartres, à
+Paris; elle apprend la «mathématique» à ses s&oelig;urs, Moronoe, Mazoe,
Gliten, Glitonea, Gliton, Tyronoe, Thyten, et l'autre Thyten, grande
-harpiste. «C'est dans l'<em>île Fortunée</em>,» ajoute Talgesin, «que, sous
+harpiste. «C'est dans l'<em>île Fortunée</em>,» ajoute Talgesin, «que, sous
la conduite du sage pilote <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> Barinthe, j'ai fait aborder Artus,
-blessé après la bataille de Camblan; Morgen<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a> nous a favorablement
-accueillis, et, faisant déposer le roi sur sa couche, elle a touché de
+blessé après la bataille de Camblan; Morgen<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a> nous a favorablement
+accueillis, et, faisant déposer le roi sur sa couche, elle a touché de
sa main les blessures et promis de les cicatriser s'il voulait
-demeurer longtemps avec elle. Je revins, après lui avoir confié le
-roi.»</p>
+demeurer longtemps avec elle. Je revins, après lui avoir confié le
+roi.»</p>
<p class="poem10" lang="la">
Inque suis thalamis posuit super aurea regem<br>
@@ -1874,454 +1836,454 @@ roi.»</p>
Posse sibi dixit, si secum tempore longo<br>
Esset...</p>
-<p>Monmouth, dans sa très-véridique histoire, s'était contenté de dire
-qu'Artus, mortellement blessé, avait été porté dans l'île d'Avalon
-pour y trouver sa guérison; ce qui présenterait une contradiction
-ridicule, si l'île d'Avalon et le pays des Fées n'étaient pas
+<p>Monmouth, dans sa très-véridique histoire, s'était contenté de dire
+qu'Artus, mortellement blessé, avait été porté dans l'île d'Avalon
+pour y trouver sa guérison; ce qui présenterait une contradiction
+ridicule, si l'île d'Avalon et le pays des Fées n'étaient pas
ordinairement, dans les chansons de geste et dans les traditions
-bretonnes, l'équivalent des Champs-Élysées chez les Anciens.</p>
+bretonnes, l'équivalent des Champs-Élysées chez les Anciens.</p>
-<p>D'ailleurs, la description de cette île:</p>
+<p>D'ailleurs, la description de cette île:</p>
<p class='poem10 lang="la"'>
- Insula pomorum quæ Fortunata vocatur,</p>
+ Insula pomorum quæ Fortunata vocatur,</p>
-<p class="noindent">avec son printemps perpétuel et sa merveilleuse abondance de toutes
-choses, convient assez mal <span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> à cette île d'Avalon, qu'on crut
-plus tard reconnaître dans Glastonbury.</p>
+<p class="noindent">avec son printemps perpétuel et sa merveilleuse abondance de toutes
+choses, convient assez mal <span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> à cette île d'Avalon, qu'on crut
+plus tard reconnaître dans Glastonbury.</p>
-<p>Un dernier trait de la légende galloise de Merlin se retrouve dans
-notre poëme. Merlin et Talgesin exposaient à qui mieux mieux les
-propriétés de certaines fontaines et la nature de certains oiseaux,
+<p>Un dernier trait de la légende galloise de Merlin se retrouve dans
+notre poëme. Merlin et Talgesin exposaient à qui mieux mieux les
+propriétés de certaines fontaines et la nature de certains oiseaux,
quand ils sont interrompus par un fou furieux qu'on entoure et sur
-lequel on interroge Merlin: «Je connais cet homme,» dit-il; «il eut
+lequel on interroge Merlin: «Je connais cet homme,» dit-il; «il eut
une belle et joyeuse jeunesse. Un jour, sur le bord d'une fontaine,
-nous aperçûmes plusieurs pommes qui semblaient excellentes. Je les
-pris, les distribuai à mes compagnons et n'en réservai pas une seule
-pour moi. On sourit de ma libéralité, et chacun s'empressa de manger
-la pomme qu'il avait reçue; mais l'instant d'après, les voilà tous
-pris d'un accès de rage qui les fait courir dans les bois en poussant
+nous aperçûmes plusieurs pommes qui semblaient excellentes. Je les
+pris, les distribuai à mes compagnons et n'en réservai pas une seule
+pour moi. On sourit de ma libéralité, et chacun s'empressa de manger
+la pomme qu'il avait reçue; mais l'instant d'après, les voilà tous
+pris d'un accès de rage qui les fait courir dans les bois en poussant
des cris et des hurlements effroyables. L'homme que vous voyez fut une
-des victimes. Les fruits cependant m'étaient destinés et non pas à
-eux. C'était une femme qui m'avait longtemps aimé et qui, pour se
-venger de mon indifférence, avait répandu ces fruits empoisonnés dans
-un lieu où je me plaisais à venir. Mais cet homme, en humectant ses
-lèvres de l'eau de la fontaine voisine, pourra retrouver sa raison.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> L'épreuve fut heureuse: l'insensé, revenu à lui-même, suivit
-Merlin dans la forêt de Calidon; Talgesin demanda la même faveur, et
-la reine Ganiede ne voulut pas non plus se séparer de son frère. Tous
-quatre s'enfoncèrent dans l'épaisseur des bois, et le poëme finit par
-une tirade prophétique chantée par Ganiede, devenue tout à coup
-presque aussi <em>prévoyante</em> que son frère.</p>
-
-<p>Je l'ai déjà dit, ce poëme, expression de la tradition galloise du
-prophète Merlin, ne sera pas inutile au prosateur français, et nous
-permettra de mieux suivre les développements de la légende
-armoricaine, exprimée dans la seconde branche de nos Romans de la
+des victimes. Les fruits cependant m'étaient destinés et non pas à
+eux. C'était une femme qui m'avait longtemps aimé et qui, pour se
+venger de mon indifférence, avait répandu ces fruits empoisonnés dans
+un lieu où je me plaisais à venir. Mais cet homme, en humectant ses
+lèvres de l'eau de la fontaine voisine, pourra retrouver sa raison.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> L'épreuve fut heureuse: l'insensé, revenu à lui-même, suivit
+Merlin dans la forêt de Calidon; Talgesin demanda la même faveur, et
+la reine Ganiede ne voulut pas non plus se séparer de son frère. Tous
+quatre s'enfoncèrent dans l'épaisseur des bois, et le poëme finit par
+une tirade prophétique chantée par Ganiede, devenue tout à coup
+presque aussi <em>prévoyante</em> que son frère.</p>
+
+<p>Je l'ai déjà dit, ce poëme, expression de la tradition galloise du
+prophète Merlin, ne sera pas inutile au prosateur français, et nous
+permettra de mieux suivre les développements de la légende
+armoricaine, exprimée dans la seconde branche de nos Romans de la
Table ronde.</p>
<h3>IV.<br>
-<span class="smaller">SUR LE LIVRE LATIN DU GRAAL ET SUR LE POÈME DE JOSEPH D'ARIMATHIE.</span></h3>
+<span class="smaller">SUR LE LIVRE LATIN DU GRAAL ET SUR LE POÈME DE JOSEPH D'ARIMATHIE.</span></h3>
-<p>Établissons d'abord comme un fait dont nous aurons plus tard à fournir
+<p>Établissons d'abord comme un fait dont nous aurons plus tard à fournir
les preuves, que les cinq branches romanesques qui forment le Cycle
-primitif de la Table ronde, bien que réunies assez ordinairement dans
-les anciens <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> manuscrits, ont été séparément écrites, sans qu'on
-eût d'abord l'intention de les coordonner l'une à l'autre. Ces récits
-ont été disposés comme on les voit aujourd'hui par des <em>assembleurs</em>
+primitif de la Table ronde, bien que réunies assez ordinairement dans
+les anciens <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> manuscrits, ont été séparément écrites, sans qu'on
+eût d'abord l'intention de les coordonner l'une à l'autre. Ces récits
+ont été disposés comme on les voit aujourd'hui par des <em>assembleurs</em>
(il faut me permettre ce mot) qui, pour en effacer les disparates, en
-former les jointures, ont été conduits à des interpolations et
+former les jointures, ont été conduits à des interpolations et
additions assez nombreuses.</p>
<p>Le <cite>Saint-Graal</cite> et <cite>Merlin</cite> parurent les premiers. Un second auteur
-donna le livre d'<cite>Artus</cite>, que les assembleurs réunirent au Merlin. Un
-troisième fit le <cite>Lancelot du Lac</cite>; un quatrième, la <cite>Quête du
-Saint-Graal</cite>, qui compléta les récits précédents.</p>
-
-<p>Ces livres, composés à des époques assez rapprochées, furent d'abord
-transcrits à petit nombre, en raison de leur longueur et du refus que
-faisaient les clercs de les admettre dans le trésor des maisons
-religieuses. On n'en trouvait çà et là un exemplaire que chez certains
-princes pour lesquels on les avait copiés et qui rarement les
-possédaient tous. Helinand, dont la chronique s'arrête à l'année 1209,
-n'en avait parlé que par ouï-dire, et Vincent de Beauvais, qui nous a
-conservé cette chronique en l'insérant dans le <cite lang="la">Speculum historiale</cite>,
-ne semble pas les avoir mieux connus. Voici les précieuses paroles
+donna le livre d'<cite>Artus</cite>, que les assembleurs réunirent au Merlin. Un
+troisième fit le <cite>Lancelot du Lac</cite>; un quatrième, la <cite>Quête du
+Saint-Graal</cite>, qui compléta les récits précédents.</p>
+
+<p>Ces livres, composés à des époques assez rapprochées, furent d'abord
+transcrits à petit nombre, en raison de leur longueur et du refus que
+faisaient les clercs de les admettre dans le trésor des maisons
+religieuses. On n'en trouvait çà et là un exemplaire que chez certains
+princes pour lesquels on les avait copiés et qui rarement les
+possédaient tous. Helinand, dont la chronique s'arrête à l'année 1209,
+n'en avait parlé que par ouï-dire, et Vincent de Beauvais, qui nous a
+conservé cette chronique en l'insérant dans le <cite lang="la">Speculum historiale</cite>,
+ne semble pas les avoir mieux connus. Voici les précieuses paroles
d'Helinand:</p>
-<p lang="la">«Anno 717. Hoc tempore, cuidam eremitæ monstrata est mirabilis quædam
+<p lang="la">«Anno 717. Hoc tempore, cuidam eremitæ monstrata est mirabilis quædam
visio per Angelum, <span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> de sancto Josepho, decurione nobili, qui
corpus Domini deposuit de cruce; et de catino illo vel paropside in
quo Dominus c&oelig;navit cum discipulis suis; de qua ab eodem eremita
-descripta est historia quæ dicitur <em>Gradal</em>. Gradalis autem vel
-Gradale dicitur gallicè scutella lata et aliquantulum profunda in qua
-pretiosæ dapes, cum suo jure» (dans leur jus), «divitibus solent
-apponi, et dicitur nomine <em>Graal</em>... Hanc historiam latinè scriptam
-invenire non potui; sed tantum gallicè scripta habetur à quibusdam
-proceribus; nec facilè, ut aiunt, tota inveniri potest. Hanc autem
-nondum potui ad legendum sedulò ab aliquo impetrare.»</p>
-
-<p>La curiosité, vivement éveillée, conduisit bientôt à la pensée de
+descripta est historia quæ dicitur <em>Gradal</em>. Gradalis autem vel
+Gradale dicitur gallicè scutella lata et aliquantulum profunda in qua
+pretiosæ dapes, cum suo jure» (dans leur jus), «divitibus solent
+apponi, et dicitur nomine <em>Graal</em>... Hanc historiam latinè scriptam
+invenire non potui; sed tantum gallicè scripta habetur à quibusdam
+proceribus; nec facilè, ut aiunt, tota inveniri potest. Hanc autem
+nondum potui ad legendum sedulò ab aliquo impetrare.»</p>
+
+<p>La curiosité, vivement éveillée, conduisit bientôt à la pensée de
former un recueil unique de ces romans, devenus l'entretien de toutes
-les cours seigneuriales<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a>. En les étudiant aujourd'hui, on pourrait
+les cours seigneuriales<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a>. En les étudiant aujourd'hui, on pourrait
encore y distinguer la main des assembleurs. Ainsi, tandis que le
-romancier du Saint-Graal avait annoncé le livre comme apporté du ciel
-par Jésus-Christ, les assembleurs le donnent pour une histoire
+romancier du Saint-Graal avait annoncé le livre comme apporté du ciel
+par Jésus-Christ, les assembleurs le donnent pour une histoire
<span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> faite de toutes les histoires du monde; messire de Boron
-l'aurait composée, tantôt seul et par le commandement du roi Philippe
-de France, tantôt avec l'aide de M<sup>e</sup> Gautier Map, et par le
+l'aurait composée, tantôt seul et par le commandement du roi Philippe
+de France, tantôt avec l'aide de M<sup>e</sup> Gautier Map, et par le
commandement du roi Henry d'Angleterre. Ils privent le livre de Merlin
-de son dernier paragraphe, où se trouvait annoncée la suite de
+de son dernier paragraphe, où se trouvait annoncée la suite de
l'histoire d'Alain le Gros, et remplacent la branche promise par celle
-d'Artus. On lisait encore vers la fin du Merlin qu'Artus, à partir de
-son couronnement, «avait longuement tenu son royaume en paix.» La
-ligne a été biffée, parce qu'immédiatement après on insérait le livre
-d'Artus, &oelig;uvre d'un autre écrivain, où d'abord étaient racontées
+d'Artus. On lisait encore vers la fin du Merlin qu'Artus, à partir de
+son couronnement, «avait longuement tenu son royaume en paix.» La
+ligne a été biffée, parce qu'immédiatement après on insérait le livre
+d'Artus, &oelig;uvre d'un autre écrivain, où d'abord étaient racontées
les longues guerres d'Artus avec les Sept rois, avec Rion d'Islande,
-avec les Saisnes ou Saxons. Il faut prendre garde à toutes ces
-retouches, à ces interpolations, si l'on veut se rendre compte de la
+avec les Saisnes ou Saxons. Il faut prendre garde à toutes ces
+retouches, à ces interpolations, si l'on veut se rendre compte de la
composition successive de ces fameux ouvrages.</p>
-<p>Voilà tout ce que j'avais besoin de dire ici de l'ensemble des cinq
+<p>Voilà tout ce que j'avais besoin de dire ici de l'ensemble des cinq
grands romans, qui, comme on le pense bien, ne sont pas venus d'une
-manière fortuite, <em lang="la">prolem sine matre creatam</em>, changer le mouvement
-des idées et le caractère des &oelig;uvres littéraires. L'écrivain
-français auquel revient l'honneur d'avoir mis sur la trace d'une
-source si féconde est, ainsi que tous les critiques <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> l'ont
-déjà reconnu, Robert de Boron. Robert de Boron n'est cependant pas
-l'auteur du roman<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a> du <cite>Saint-Graal</cite>, comme l'ont dit et répété les
-assembleurs; il n'a fait que le poëme de <cite>Joseph d'Arimathie</cite>.</p>
-
-<p>Ce roman en vers est fondé sur une tradition que j'appellerais
-volontiers l'Évangile des Bretons, et qui remontait peut-être au
-troisième ou quatrième siècle de notre ère. Le pieux décurion qui
-avait mis le Christ au tombeau était devenu, sous la main des
-légendaires, l'apôtre de l'île de Bretagne. Il avait miraculeusement
-passé la mer, était venu fonder sur la Saverne, dans le Somersetshire,
-le célèbre monastère de Glastonbury, et son corps y avait été déposé.
-Telle était l'ancienne croyance bretonne, et l'on peut voir combien
-elle était devenue chère à ce peuple, en se reportant aux dernières
-années du sixième siècle, quand le pape saint Grégoire, à la demande
-du roi saxon Éthelbert, envoya des prêtres romains pour travailler à
-la conversion des nouveaux conquérants. Les vieux Bretons
-s'indignèrent de cette intervention de l'évêque de Rome, qui venait
-ouvrir les portes du paradis à la race détestée de leurs <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span>
+manière fortuite, <em lang="la">prolem sine matre creatam</em>, changer le mouvement
+des idées et le caractère des &oelig;uvres littéraires. L'écrivain
+français auquel revient l'honneur d'avoir mis sur la trace d'une
+source si féconde est, ainsi que tous les critiques <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> l'ont
+déjà reconnu, Robert de Boron. Robert de Boron n'est cependant pas
+l'auteur du roman<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a> du <cite>Saint-Graal</cite>, comme l'ont dit et répété les
+assembleurs; il n'a fait que le poëme de <cite>Joseph d'Arimathie</cite>.</p>
+
+<p>Ce roman en vers est fondé sur une tradition que j'appellerais
+volontiers l'Évangile des Bretons, et qui remontait peut-être au
+troisième ou quatrième siècle de notre ère. Le pieux décurion qui
+avait mis le Christ au tombeau était devenu, sous la main des
+légendaires, l'apôtre de l'île de Bretagne. Il avait miraculeusement
+passé la mer, était venu fonder sur la Saverne, dans le Somersetshire,
+le célèbre monastère de Glastonbury, et son corps y avait été déposé.
+Telle était l'ancienne croyance bretonne, et l'on peut voir combien
+elle était devenue chère à ce peuple, en se reportant aux dernières
+années du sixième siècle, quand le pape saint Grégoire, à la demande
+du roi saxon Éthelbert, envoya des prêtres romains pour travailler à
+la conversion des nouveaux conquérants. Les vieux Bretons
+s'indignèrent de cette intervention de l'évêque de Rome, qui venait
+ouvrir les portes du paradis à la race détestée de leurs <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span>
oppresseurs. Et ce fut bien pis, quand Augustin, le chef de la
-mission, s'avisa de blâmer les formes consacrées de leur liturgie. «De
-quel droit,» disaient-ils, «le Pape vient-il désapprouver nos
-cérémonies et contester nos traditions? Nous ne devons rien aux
-Romains; nous avons été jadis chrétiennés par les premiers disciples
-de Jésus-Christ, miraculeusement arrivés d'Asie. Ils ont été nos
-premiers évêques; ils ont transmis à ceux qui leur ont succédé le
-droit de sacrer et ordonner les autres.»</p>
+mission, s'avisa de blâmer les formes consacrées de leur liturgie. «De
+quel droit,» disaient-ils, «le Pape vient-il désapprouver nos
+cérémonies et contester nos traditions? Nous ne devons rien aux
+Romains; nous avons été jadis chrétiennés par les premiers disciples
+de Jésus-Christ, miraculeusement arrivés d'Asie. Ils ont été nos
+premiers évêques; ils ont transmis à ceux qui leur ont succédé le
+droit de sacrer et ordonner les autres.»</p>
<p>Il faut voir, dans le beau livre des <cite>Moines d'Occident</cite>, l'histoire
-de cette grande et curieuse querelle. L'animosité prit alors d'assez
-larges proportions pour que les envoyés de Rome fussent accusés par
-les clercs bretons d'avoir provoqué la ruine et l'incendie du célèbre
-monastère de Bangor, centre de la résistance à la nouvelle liturgie.
-Que l'accusation ait ou n'ait pas été fondée, que les motifs de
-séparation aient été plus ou moins plausibles, il n'en faut pas moins
-admettre que, pour justifier une si longue obstination, le clergé
-breton devait alléguer une ancienne tradition qui ne s'accordait pas
-avec les traditions des autres églises et les décisions de la cour de
+de cette grande et curieuse querelle. L'animosité prit alors d'assez
+larges proportions pour que les envoyés de Rome fussent accusés par
+les clercs bretons d'avoir provoqué la ruine et l'incendie du célèbre
+monastère de Bangor, centre de la résistance à la nouvelle liturgie.
+Que l'accusation ait ou n'ait pas été fondée, que les motifs de
+séparation aient été plus ou moins plausibles, il n'en faut pas moins
+admettre que, pour justifier une si longue obstination, le clergé
+breton devait alléguer une ancienne tradition qui ne s'accordait pas
+avec les traditions des autres églises et les décisions de la cour de
Rome.</p>
-<p>M. le comte de Montalembert, après avoir reconnu l'ancienneté de la
-légende de l'apostolat <span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> de Joseph d'Arimathie<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a>, refuse
-cependant, avec M. Pierre Varin, d'admettre que l'Église bretonne ait
+<p>M. le comte de Montalembert, après avoir reconnu l'ancienneté de la
+légende de l'apostolat <span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> de Joseph d'Arimathie<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a>, refuse
+cependant, avec M. Pierre Varin, d'admettre que l'Église bretonne ait
jamais eu la moindre tendance schismatique. Suivant lui, les Bretons,
-avant les Anglo-Saxons, croyaient bien devoir les premières semences
-de la foi à Joseph, «qui n'aurait emporté de Judée pour tout trésor
-que quelques gouttes du sang de Jésus-Christ; et c'est ainsi que le
-midi de la France faisait remonter ses origines chrétiennes à Marthe,
-à Lazare, à Madeleine. Mais,» ajoute ailleurs le grand écrivain<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a>,
-«les usages bretons ne différaient des usages romains que sur quelques
-points qui n'avaient aucune importance; c'était sur la date à préférer
-pour la célébration de la fête de Pâques; c'était sur la forme de la
-tonsure monastique et sur les cérémonies du baptême<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Go to footnote 32"><span class="smaller">[32]</span></a>.» Si M. de
-Montalembert et les autorités qu'il allègue avaient pu devancer
-l'opinion générale et attacher quelque importance à la lecture du
-Saint-Graal, ils auraient assurément changé d'opinion; ils auraient
-reconnu que les légendes <span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> vraies ou fabuleuses de l'arrivée en
+avant les Anglo-Saxons, croyaient bien devoir les premières semences
+de la foi à Joseph, «qui n'aurait emporté de Judée pour tout trésor
+que quelques gouttes du sang de Jésus-Christ; et c'est ainsi que le
+midi de la France faisait remonter ses origines chrétiennes à Marthe,
+à Lazare, à Madeleine. Mais,» ajoute ailleurs le grand écrivain<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a>,
+«les usages bretons ne différaient des usages romains que sur quelques
+points qui n'avaient aucune importance; c'était sur la date à préférer
+pour la célébration de la fête de Pâques; c'était sur la forme de la
+tonsure monastique et sur les cérémonies du baptême<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Go to footnote 32"><span class="smaller">[32]</span></a>.» Si M. de
+Montalembert et les autorités qu'il allègue avaient pu devancer
+l'opinion générale et attacher quelque importance à la lecture du
+Saint-Graal, ils auraient assurément changé d'opinion; ils auraient
+reconnu que les légendes <span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> vraies ou fabuleuses de l'arrivée en
Espagne et en France de saint Jacques le Mineur, de Lazare, Marthe et
Madeleine, pouvaient bien se concilier avec la tradition romaine, mais
-qu'il en avait été tout autrement de la légende de Joseph, qui, le
-faisant dépositaire du vrai sang de Jésus-Christ, le présentait comme
-le premier évêque investi par le Christ du droit de transmettre le
+qu'il en avait été tout autrement de la légende de Joseph, qui, le
+faisant dépositaire du vrai sang de Jésus-Christ, le présentait comme
+le premier évêque investi par le Christ du droit de transmettre le
sacrement de l'Ordre aux premiers clercs bretons, desquels seuls
-aurait procédé toute la hiérarchie sacerdotale, dans cette ancienne
-Église.</p>
+aurait procédé toute la hiérarchie sacerdotale, dans cette ancienne
+Église.</p>
-<p>Bien que le Vénérable Bède n'ait pas déterminé quels étaient ces
-sentiments «contraires à l'église universelle,&mdash;ces traditions que les
+<p>Bien que le Vénérable Bède n'ait pas déterminé quels étaient ces
+sentiments «contraires à l'église universelle,&mdash;ces traditions que les
Bretons et les Scots mettaient au-dessus de celles qui sont admises
-par toutes les Églises du monde,» peut être dans la crainte de jeter
-un nouveau brandon dans le feu des résistances, il n'est pas malaisé
-de voir, dans son livre même, une sorte d'indication des points sur
-lesquels portait le désaccord. Au livre V, dans le chapitre <span class="smcap">XXI</span>
-consacré à rappeler la vie de saint Wilfride, originaire d'Écosse et
-réformateur de plusieurs monastères, nous voyons le saint, avant même
-d'être tonsuré, apprendre les Psaumes et quelques autres livres<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Go to footnote 33"><span class="smaller">[33]</span></a>.
-Puis, entré <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> dans le monastère de Lindisfarn<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Go to footnote 34"><span class="smaller">[34]</span></a>, Wilfride
-vient à penser, après un séjour de quelques années, que la voie du
-salut telle que la traçaient les Scots, ses compatriotes, était loin
-d'être celle de la perfection<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Go to footnote 35"><span class="smaller">[35]</span></a>: il prend donc le parti de se rendre
-à Rome, pour y voir quels étaient les rites ecclésiastiques et
-monastiques qu'on y observait. Arrivé dans cette ville, il doit à
+par toutes les Églises du monde,» peut être dans la crainte de jeter
+un nouveau brandon dans le feu des résistances, il n'est pas malaisé
+de voir, dans son livre même, une sorte d'indication des points sur
+lesquels portait le désaccord. Au livre V, dans le chapitre <span class="smcap">XXI</span>
+consacré à rappeler la vie de saint Wilfride, originaire d'Écosse et
+réformateur de plusieurs monastères, nous voyons le saint, avant même
+d'être tonsuré, apprendre les Psaumes et quelques autres livres<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Go to footnote 33"><span class="smaller">[33]</span></a>.
+Puis, entré <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> dans le monastère de Lindisfarn<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Go to footnote 34"><span class="smaller">[34]</span></a>, Wilfride
+vient à penser, après un séjour de quelques années, que la voie du
+salut telle que la traçaient les Scots, ses compatriotes, était loin
+d'être celle de la perfection<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Go to footnote 35"><span class="smaller">[35]</span></a>: il prend donc le parti de se rendre
+à Rome, pour y voir quels étaient les rites ecclésiastiques et
+monastiques qu'on y observait. Arrivé dans cette ville, il doit à
Boniface, savant archidiacre et conseiller du Souverain Pontife, les
-moyens d'apprendre dans leur ordre les <em>quatre Évangiles</em>, le comput
-raisonnable de Pâques, «et beaucoup d'autres choses qu'il n'avait pu
-apprendre dans sa patrie<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Go to footnote 36"><span class="smaller">[36]</span></a>.» Arrêtons-nous ici. N'est-il pas
-singulier de voir Wilfride obligé d'aller à Rome pour y entendre les
-quatre Évangélistes? et n'est-il pas permis d'en conclure que les
-Scots, et à plus forte raison les Gallois, mettaient quelque chose
-au-dessus de ces quatre livres consacrés? En tout cas, on sait qu'ils
-refusaient de reconnaître le <span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> droit réclamé par les papes de
-nommer ou désigner leurs évêques. C'était suivant eux du métropolitain
-d'York, que devait exclusivement procéder toute la hiérarchie de
-l'Église bretonne. Comment auraient-ils pu justifier cette prétention,
-sinon sur la foi d'un cinquième Évangile, ou du moins de seconds
-<em>Actes des Apôtres</em>? MM. Varin et de Montalembert triomphent en nous
-défiant de trouver, dans la liturgie bretonne, un autre rapport avec
-l'Église grecque que celui du comput pascal. Mais, d'abord, nous ne
+moyens d'apprendre dans leur ordre les <em>quatre Évangiles</em>, le comput
+raisonnable de Pâques, «et beaucoup d'autres choses qu'il n'avait pu
+apprendre dans sa patrie<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Go to footnote 36"><span class="smaller">[36]</span></a>.» Arrêtons-nous ici. N'est-il pas
+singulier de voir Wilfride obligé d'aller à Rome pour y entendre les
+quatre Évangélistes? et n'est-il pas permis d'en conclure que les
+Scots, et à plus forte raison les Gallois, mettaient quelque chose
+au-dessus de ces quatre livres consacrés? En tout cas, on sait qu'ils
+refusaient de reconnaître le <span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> droit réclamé par les papes de
+nommer ou désigner leurs évêques. C'était suivant eux du métropolitain
+d'York, que devait exclusivement procéder toute la hiérarchie de
+l'Église bretonne. Comment auraient-ils pu justifier cette prétention,
+sinon sur la foi d'un cinquième Évangile, ou du moins de seconds
+<em>Actes des Apôtres</em>? MM. Varin et de Montalembert triomphent en nous
+défiant de trouver, dans la liturgie bretonne, un autre rapport avec
+l'Église grecque que celui du comput pascal. Mais, d'abord, nous ne
savons pas bien toutes les formes de cette liturgie bretonne; puis,
nous comprenons sans peine que la tradition de l'apostolat de Joseph
-d'Arimathie, née peut-être de la possession de quelque relique
-attribuée à ce personnage, et déposée originairement dans le monastère
+d'Arimathie, née peut-être de la possession de quelque relique
+attribuée à ce personnage, et déposée originairement dans le monastère
de Glastonbury, que cette tradition, disons-nous, n'ait rien eu de
-commun avec les usages et les rites de l'Église byzantine. Les Bretons
-croyaient simplement avoir été faits chrétiens sans le secours de
-Rome, et ils ne tenaient qu'à rester indépendants de ce siége suprême.</p>
+commun avec les usages et les rites de l'Église byzantine. Les Bretons
+croyaient simplement avoir été faits chrétiens sans le secours de
+Rome, et ils ne tenaient qu'à rester indépendants de ce siége suprême.</p>
-<p>Voilà donc quel fut le vrai sujet de la résistance du clergé breton
-aux missionnaires du pape Grégoire. Si les dissidences de ce genre ne
+<p>Voilà donc quel fut le vrai sujet de la résistance du clergé breton
+aux missionnaires du pape Grégoire. Si les dissidences de ce genre ne
constituent pas une tendance au schisme, je ne vois pas trop qu'on ait
-le droit d'appeler schismatiques les Arméniens, les Moscovites,
-<span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> et les Grecs. J'oserai donc appliquer à M. de Montalembert les
-paroles que notre romancier adresse au poëte Wace. Si le clergé breton
-ne lui semble pas avoir jamais décliné la suprématie du souverain
+le droit d'appeler schismatiques les Arméniens, les Moscovites,
+<span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> et les Grecs. J'oserai donc appliquer à M. de Montalembert les
+paroles que notre romancier adresse au poëte Wace. Si le clergé breton
+ne lui semble pas avoir jamais décliné la suprématie du souverain
pontife, c'est qu'il n'avait pas connaissance du livre du Saint-Graal,
-dans lequel il eut vu l'origine et les motifs de cette résistance
+dans lequel il eut vu l'origine et les motifs de cette résistance
incontestable.</p>
-<p>Que les Bretons du sixième siècle aient reconnu pour leurs premiers
-apôtres les disciples du Sauveur, ou bien seulement le décurion Joseph
+<p>Que les Bretons du sixième siècle aient reconnu pour leurs premiers
+apôtres les disciples du Sauveur, ou bien seulement le décurion Joseph
d'Arimathie, cette tradition est, en tous cas, le fondement de
-l'édifice romanesque élevé dans le cours du douzième siècle. Passons
-de l'époque de la première conversion des Anglo-Saxons, à la fin du
-septième siècle, alors que l'antagonisme des deux Églises, exalté par
+l'édifice romanesque élevé dans le cours du douzième siècle. Passons
+de l'époque de la première conversion des Anglo-Saxons, à la fin du
+septième siècle, alors que l'antagonisme des deux Églises, exalté par
le massacre des moines de Bangor et le triomphe des Saxons, n'a rien
perdu de sa violence. Les deux derniers rois de race bretonne,
-Cadwallad et Cadwallader, ont été l'un après l'autre chercher un
-refuge en Armorique: le premier, auprès du roi Salomon<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Go to footnote 37"><span class="smaller">[37]</span></a>, dont les
-vaisseaux le ramenèrent bientôt dans l'île; le second, auprès du roi
+Cadwallad et Cadwallader, ont été l'un après l'autre chercher un
+refuge en Armorique: le premier, auprès du roi Salomon<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Go to footnote 37"><span class="smaller">[37]</span></a>, dont les
+vaisseaux le ramenèrent bientôt dans l'île; le second, auprès du roi
Alain <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> le Long, ou le Gros. Cadwallad, pour quelque temps
-rétabli, laissa dans les établissements saxons une trace sanglante et
-prolongée de son retour. Après sa mort, son fils Cadwallader, victime
-d'une lutte renouvelée, quitta et abandonna la Grande-Bretagne en
-promettant d'y revenir comme avait fait son père; mais, au lieu
+rétabli, laissa dans les établissements saxons une trace sanglante et
+prolongée de son retour. Après sa mort, son fils Cadwallader, victime
+d'une lutte renouvelée, quitta et abandonna la Grande-Bretagne en
+promettant d'y revenir comme avait fait son père; mais, au lieu
d'accepter les secours que semblait lui offrir Alain, il s'en va
-mourir à Rome, où le Pape le met au rang des saints et lui fait
-dresser un tombeau, objet de la vénération des pèlerins bretons.
-Ceux-ci, refoulés dans le pays de Galles, attendaient toujours de
-leurs princes la fin de la domination étrangère; car les bardes, dont
-l'influence se confondait avec celle des clercs, avaient annoncé que
-Cadwallad, d'abord, puis Cadwallader, étaient prédestinés à renouveler
-les beaux jours d'Artus, et que ce n'était pas en vain que Joseph
-d'Arimathie avait jadis apporté dans l'île le vase dépositaire du vrai
-sang de Jésus-Christ.</p>
-
-<p>Je ne sais; mais tout me porte à croire que la tradition de ce vase
+mourir à Rome, où le Pape le met au rang des saints et lui fait
+dresser un tombeau, objet de la vénération des pèlerins bretons.
+Ceux-ci, refoulés dans le pays de Galles, attendaient toujours de
+leurs princes la fin de la domination étrangère; car les bardes, dont
+l'influence se confondait avec celle des clercs, avaient annoncé que
+Cadwallad, d'abord, puis Cadwallader, étaient prédestinés à renouveler
+les beaux jours d'Artus, et que ce n'était pas en vain que Joseph
+d'Arimathie avait jadis apporté dans l'île le vase dépositaire du vrai
+sang de Jésus-Christ.</p>
+
+<p>Je ne sais; mais tout me porte à croire que la tradition de ce vase
miraculeux grandit au milieu des circonstances que je viens
d'indiquer. Les noms de Cadwallad et d'Alain le roi de la
-Petite-Bretagne rappellent de trop près ceux de Galaad, chevalier
-destiné à retrouver le vase, et d'Alain le Gros, qui devait en être
+Petite-Bretagne rappellent de trop près ceux de Galaad, chevalier
+destiné à retrouver le vase, et d'Alain le Gros, qui devait en être
le gardien, pour nous permettre d'attribuer au <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> hasard une
-telle coïncidence. Mais les rois Cadwallad, Cadwallader et Alain le
-Long, triple fondement de tant d'espérances, étant morts sans que le
-précieux sang eût été retrouvé, et que les Saxons eussent été chassés,
-la même confiance ne fut plus sans doute accordée aux bardes, aux
-devins, quand ils répétèrent que le triomphe des Bretons était
-seulement retardé, que l'heure de la délivrance sonnerait quand le
-corps de saint Cadwallader serait ramené en Bretagne, et quand on
-aurait retrouvé la relique tant regrettée et jusque-là si vainement
-cherchée.</p>
+telle coïncidence. Mais les rois Cadwallad, Cadwallader et Alain le
+Long, triple fondement de tant d'espérances, étant morts sans que le
+précieux sang eût été retrouvé, et que les Saxons eussent été chassés,
+la même confiance ne fut plus sans doute accordée aux bardes, aux
+devins, quand ils répétèrent que le triomphe des Bretons était
+seulement retardé, que l'heure de la délivrance sonnerait quand le
+corps de saint Cadwallader serait ramené en Bretagne, et quand on
+aurait retrouvé la relique tant regrettée et jusque-là si vainement
+cherchée.</p>
<p>Geoffroy de Monmouth, tout en se gardant de prononcer le nom de Joseph
-d'Arimathie et de son plat, s'est rendu l'interprète de ces espérances
+d'Arimathie et de son plat, s'est rendu l'interprète de ces espérances
bretonnes.</p>
-<p>«Cadwallader,» dit-il, «avait obtenu du roi Alain, son parent, la
-promesse d'une puissante assistance: la flotte destinée à la conquête
-de l'île de Bretagne était déjà prête, quand un ange avertit le prince
-fugitif de renoncer à son entreprise. Dieu ne voulait pas rendre aux
-Bretons leur indépendance avant les temps prédits par Merlin: Dieu
-commandait à Cadwallader de partir pour Rome, de s'y confesser au
-Pape, et d'y achever pieusement ses jours. À sa mort, il serait mis au
+<p>«Cadwallader,» dit-il, «avait obtenu du roi Alain, son parent, la
+promesse d'une puissante assistance: la flotte destinée à la conquête
+de l'île de Bretagne était déjà prête, quand un ange avertit le prince
+fugitif de renoncer à son entreprise. Dieu ne voulait pas rendre aux
+Bretons leur indépendance avant les temps prédits par Merlin: Dieu
+commandait à Cadwallader de partir pour Rome, de s'y confesser au
+Pape, et d'y achever pieusement ses jours. À sa mort, il serait mis au
rang des saints, et les Bretons verraient la fin de la domination
-saxonne <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> quand sa dépouille mortelle serait ramenée en
+saxonne <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> quand sa dépouille mortelle serait ramenée en
Bretagne et qu'on retrouverait certaines reliques saintes<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Go to footnote 38"><span class="smaller">[38]</span></a> qu'on
-avait enfouies pour les soustraire à la fureur des païens.»</p>
+avait enfouies pour les soustraire à la fureur des païens.»</p>
-<p>Ce fut trente ans environ après la mort du roi Cadwallader, vers l'an
-720, qu'un clerc du pays de Galles, prêtre ou ermite, s'avisa
-d'insérer dans un recueil de leçons ou de chants liturgiques
+<p>Ce fut trente ans environ après la mort du roi Cadwallader, vers l'an
+720, qu'un clerc du pays de Galles, prêtre ou ermite, s'avisa
+d'insérer dans un recueil de leçons ou de chants liturgiques
l'ancienne tradition de l'apostolat de Joseph d'Arimathie et du
-précieux vase dont il avait été dépositaire. Pour donner à ce
-<em>Graduel</em> (voyez Du Cange, à <cite>Gradale</cite>) une incomparable autorité, il
-annonça que Jésus-Christ en avait écrit l'original, et lui avait
-ordonné de le copier mot à mot, sans y rien changer. Il avait, dit-il,
-obéi, et transcrit fidèlement l'histoire de l'amour particulier du
-Fils de Dieu pour Joseph, de la longue captivité de celui-ci, de sa
-délivrance miraculeuse, due au fils de l'empereur Vespasien, que la
-vue de l'image du Sauveur, empreinte sur le voile de la Véronique,
-avait guéri de la lèpre. Joseph, premier évêque sacré de la main de
-Jésus-Christ, avait reçu le privilége d'ordonner les autres évêques et
-de donner commencement à la hiérarchie ecclésiastique. Il était
-arrivé miraculeusement <span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> dans l'île de Bretagne, avait marié
-ses parents aux filles des rois de la contrée nouvellement convertis,
-et était mort après avoir remis le dépôt du vase précieux à Bron, son
-beau-frère, qui, plus tard, en avait confié la garde à son petit-fils,
-le Roi pécheur. Le <cite>Gradale</cite> finissait par la généalogie, ou, comme
+précieux vase dont il avait été dépositaire. Pour donner à ce
+<em>Graduel</em> (voyez Du Cange, à <cite>Gradale</cite>) une incomparable autorité, il
+annonça que Jésus-Christ en avait écrit l'original, et lui avait
+ordonné de le copier mot à mot, sans y rien changer. Il avait, dit-il,
+obéi, et transcrit fidèlement l'histoire de l'amour particulier du
+Fils de Dieu pour Joseph, de la longue captivité de celui-ci, de sa
+délivrance miraculeuse, due au fils de l'empereur Vespasien, que la
+vue de l'image du Sauveur, empreinte sur le voile de la Véronique,
+avait guéri de la lèpre. Joseph, premier évêque sacré de la main de
+Jésus-Christ, avait reçu le privilége d'ordonner les autres évêques et
+de donner commencement à la hiérarchie ecclésiastique. Il était
+arrivé miraculeusement <span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> dans l'île de Bretagne, avait marié
+ses parents aux filles des rois de la contrée nouvellement convertis,
+et était mort après avoir remis le dépôt du vase précieux à Bron, son
+beau-frère, qui, plus tard, en avait confié la garde à son petit-fils,
+le Roi pécheur. Le <cite>Gradale</cite> finissait par la généalogie, ou, comme
dit Geoffroy Gaimar, la <em>transcendance</em> des rois bretons, tous issus
des compagnons de Joseph d'Arimathie.</p>
-<p>Ce livre fut conservé dans la maison religieuse où sans doute il avait
-été composé; soit à Salisbury, comme prétend le pseudonyme auteur du
-livre de <cite>Tristan</cite>, soit plutôt à Glastonbury, que Joseph avait,
-dit-on, fondée, où l'on croyait posséder son tombeau, où l'on crut
+<p>Ce livre fut conservé dans la maison religieuse où sans doute il avait
+été composé; soit à Salisbury, comme prétend le pseudonyme auteur du
+livre de <cite>Tristan</cite>, soit plutôt à Glastonbury, que Joseph avait,
+dit-on, fondée, où l'on croyait posséder son tombeau, où l'on crut
ensuite retrouver celui d'Artus. Mais l'influence que cette &oelig;uvre
-audacieuse devait exercer plus tard sur le mouvement littéraire ne fut
-pas celle que son auteur en avait attendue. Le clergé breton sentit de
+audacieuse devait exercer plus tard sur le mouvement littéraire ne fut
+pas celle que son auteur en avait attendue. Le clergé breton sentit de
bonne heure le danger d'en faire usage, et recula devant les
-conséquences du schisme qu'elle n'eût pas manqué de provoquer. C'eût
-été rompre en effet avec l'Église romaine, et révoquer en doute les
-paroles de l'Évangile, qui font de saint Pierre la pierre angulaire de
-la nouvelle loi. Demeuré secret, le <cite>Graal</cite> breton fut, durant trois
-siècles, oublié; du moins n'éveilla-t-il <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> une sorte de
-curiosité respectueuse que parmi les bardes du pays de Galles.
-Peut-être même n'en aurait-on jamais parlé, sans les luttes de la
-papauté et de Henri II, sans le désir qu'eut un instant ce prince de
-rompre entièrement avec l'Église romaine.</p>
-
-<p>L'auteur du <cite lang="la">Liber Gradalis</cite> avait rapporté sa vision à l'année 717.
-J'aurai bien étonné ceux qui ont jusqu'à présent étudié le roman du
-Saint-Graal, en avouant que cette date ne me semble pas chimérique, et
-que je la trouve même en assez bon accord avec la disposition d'esprit
-où pouvaient et devaient être les Bretons du huitième siècle. Ils
-avaient cessé de voir dans les deux Cadwallad et dans Alain les
-libérateurs prédestinés de la Bretagne: mais, bien que la tradition
-religieuse ne fût plus, dans leur imagination, liée aux aspirations
-patriotiques, la légende de Joseph était demeurée chère à tous ceux
-qui tenaient encore à la liturgie nationale. D'ailleurs ils s'étaient
-résignés à souffrir pour voisins les Anglo-Saxons, qu'ils ne voulaient
-pas avoir pour maîtres. Les leçons du <cite>Gradale</cite> ne faisaient plus
+conséquences du schisme qu'elle n'eût pas manqué de provoquer. C'eût
+été rompre en effet avec l'Église romaine, et révoquer en doute les
+paroles de l'Évangile, qui font de saint Pierre la pierre angulaire de
+la nouvelle loi. Demeuré secret, le <cite>Graal</cite> breton fut, durant trois
+siècles, oublié; du moins n'éveilla-t-il <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> une sorte de
+curiosité respectueuse que parmi les bardes du pays de Galles.
+Peut-être même n'en aurait-on jamais parlé, sans les luttes de la
+papauté et de Henri II, sans le désir qu'eut un instant ce prince de
+rompre entièrement avec l'Église romaine.</p>
+
+<p>L'auteur du <cite lang="la">Liber Gradalis</cite> avait rapporté sa vision à l'année 717.
+J'aurai bien étonné ceux qui ont jusqu'à présent étudié le roman du
+Saint-Graal, en avouant que cette date ne me semble pas chimérique, et
+que je la trouve même en assez bon accord avec la disposition d'esprit
+où pouvaient et devaient être les Bretons du huitième siècle. Ils
+avaient cessé de voir dans les deux Cadwallad et dans Alain les
+libérateurs prédestinés de la Bretagne: mais, bien que la tradition
+religieuse ne fût plus, dans leur imagination, liée aux aspirations
+patriotiques, la légende de Joseph était demeurée chère à tous ceux
+qui tenaient encore à la liturgie nationale. D'ailleurs ils s'étaient
+résignés à souffrir pour voisins les Anglo-Saxons, qu'ils ne voulaient
+pas avoir pour maîtres. Les leçons du <cite>Gradale</cite> ne faisaient plus
mention de ces vieux ennemis de la race bretonne; elles ne
-présentaient plus ces noms mystérieux de <em>Galaad</em> et du Roi pécheur
-comme le reflet, le dernier écho des espérances patriotiques
-longtemps fondées sur les rois Cadwallad <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> et Cadwallader, sur
-le prince armoricain Alain le Long. Les traditions qui s'étaient liées
-un demi-siècle auparavant aux aspirations politiques avaient même
-perdu dans ce livre leur sens et leur portée. Galaad n'était déjà plus
-que l'heureux enquêteur, Alain que le gardien prédestiné du vase
+présentaient plus ces noms mystérieux de <em>Galaad</em> et du Roi pécheur
+comme le reflet, le dernier écho des espérances patriotiques
+longtemps fondées sur les rois Cadwallad <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> et Cadwallader, sur
+le prince armoricain Alain le Long. Les traditions qui s'étaient liées
+un demi-siècle auparavant aux aspirations politiques avaient même
+perdu dans ce livre leur sens et leur portée. Galaad n'était déjà plus
+que l'heureux enquêteur, Alain que le gardien prédestiné du vase
eucharistique, et le silence de l'auteur laissait croire que les
-Bretons n'avaient plus rien à attendre de cette relique, bien qu'on
-lui eût dû tout ce que les Bardes racontaient d'Artus. Mais, comme cet
-auteur affectait la prétention d'appartenir à la race des anciens rois
-bretons, il avait eu soin de rassembler les preuves de sa généalogie,
-depuis Bron, beau-frère de Joseph, jusqu'aux successeurs d'Artus. Or,
-je le répète, la date de 717, attribuée à la vision, répond à tout ce
+Bretons n'avaient plus rien à attendre de cette relique, bien qu'on
+lui eût dû tout ce que les Bardes racontaient d'Artus. Mais, comme cet
+auteur affectait la prétention d'appartenir à la race des anciens rois
+bretons, il avait eu soin de rassembler les preuves de sa généalogie,
+depuis Bron, beau-frère de Joseph, jusqu'aux successeurs d'Artus. Or,
+je le répète, la date de 717, attribuée à la vision, répond à tout ce
qu'il est permis de conjecturer des sentiments qui devaient animer les
-Gallo-Bretons de cette époque. Rien n'y fait disparate, et n'offre la
-moindre allusion aux tendances, aux événements du douzième siècle,
-époque de la forme romanesque imprimée aux leçons du <cite>Gradale</cite>. La
-seule intention qu'on puisse y reconnaître, c'est de constater la
-séparation de l'Église bretonne et de l'Église romaine, en glorifiant
-les princes que l'auteur déclarait ses ancêtres et dont un grand
-nombre de familles galloises prétendaient également descendre.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> Occupons-nous maintenant du poëme de Joseph d'Arimathie,
-première expression française de toutes ces traditions
+Gallo-Bretons de cette époque. Rien n'y fait disparate, et n'offre la
+moindre allusion aux tendances, aux événements du douzième siècle,
+époque de la forme romanesque imprimée aux leçons du <cite>Gradale</cite>. La
+seule intention qu'on puisse y reconnaître, c'est de constater la
+séparation de l'Église bretonne et de l'Église romaine, en glorifiant
+les princes que l'auteur déclarait ses ancêtres et dont un grand
+nombre de familles galloises prétendaient également descendre.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> Occupons-nous maintenant du poëme de Joseph d'Arimathie,
+première expression française de toutes ces traditions
gallo-bretonnes.</p>
<p>Robert de Boron n'eut pas sous les yeux le livre latin qui lui
-fournissait les éléments de son &oelig;uvre, ni le roman en prose, déjà,
-comme nous dirions, en voie d'exécution. Il en convient lui-même:</p>
+fournissait les éléments de son &oelig;uvre, ni le roman en prose, déjà,
+comme nous dirions, en voie d'exécution. Il en convient lui-même:</p>
<p class="poem10">
Je n'ose parler ne retraire,<br>
Ne je ne le porroie faire,<br>
(Neis se je feire le voloie),<br>
Se je le grant livre n'aveie<br>
- Où les estoires sont escrites,<br>
+ Où les estoires sont escrites,<br>
Par les grans clercs feites et dites.<br>
- Là sont li grant secré escrit<br>
+ Là sont li grant secré escrit<br>
Qu'on nomme le Graal...</p>
-<p>C'est-à-dire: «Je n'ose parler des secrets révélés à Joseph, et je
-voudrais les révéler que je ne le pourrais, sans avoir sous les yeux
-le grand livre où les grands clercs les ont rapportées et qu'on nomme
-le <cite>Graal</cite>.»</p>
+<p>C'est-à-dire: «Je n'ose parler des secrets révélés à Joseph, et je
+voudrais les révéler que je ne le pourrais, sans avoir sous les yeux
+le grand livre où les grands clercs les ont rapportées et qu'on nomme
+le <cite>Graal</cite>.»</p>
-<p>D'ailleurs, en sa qualité de chevalier, il ne devait pas entendre le
-texte latin, comme il l'a prouvé en transportant au vase de Joseph le
-nom du livre liturgique; mais je ne doute pas que le <cite>Gradale</cite> ne fût
+<p>D'ailleurs, en sa qualité de chevalier, il ne devait pas entendre le
+texte latin, comme il l'a prouvé en transportant au vase de Joseph le
+nom du livre liturgique; mais je ne doute pas que le <cite>Gradale</cite> ne fût
connu de Geoffroy de Monmouth, bien que dans sa fabuleuse histoire des
-Bretons il ait évité de dire un seul mot de Joseph d'Arimathie. La
-<span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> position de Geoffroy dut naturellement l'empêcher d'aborder
-un pareil sujet. Il était moine bénédictin; il aspirait aux honneurs
-ecclésiastiques, auxquels il ne tarda pas d'arriver: une grande
-réserve lui était donc commandée à l'égard d'un livre aussi contraire
-à la tradition catholique.</p>
+Bretons il ait évité de dire un seul mot de Joseph d'Arimathie. La
+<span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> position de Geoffroy dut naturellement l'empêcher d'aborder
+un pareil sujet. Il était moine bénédictin; il aspirait aux honneurs
+ecclésiastiques, auxquels il ne tarda pas d'arriver: une grande
+réserve lui était donc commandée à l'égard d'un livre aussi contraire
+à la tradition catholique.</p>
<p>Pour Robert de Boron, il n'a voulu prendre parti ni pour ni contre les
-prétentions romaines ou galloises. On lui avait raconté une belle
-histoire de <cite>Joseph d Arimathie</cite> et de la <cite>Véronique</cite>, consignée dans
-«un livre qu'on nommait le Graal,» et d'une table faite à l'imitation
-de celle où Jésus-Christ avait célébré la Cène: il ne vit dans tout
-cela rien qui ne fût orthodoxe, et il ne crut pas un instant que
-l'amour de Jésus-Christ pour Joseph pût porter la moindre atteinte à
-l'autorité de saint Pierre et de ses successeurs. En un mot, il
-n'entendit pas malice à toutes ces histoires, et il ne les mit en
-français que parce qu'elles lui parurent faites pour plaire et pour
-édifier. Il n'en sera pas de même, comme nous verrons, de l'auteur du
-roman du <cite>Saint-Graal</cite>, qui, traducteur plus ou moins fidèle, ne
-craindra pas d'opposer aux droits de la souveraineté pontificale, les
-fabuleuses traditions de l'Église bretonne.</p>
-
-<p>Maintenant il y a, j'en conviens, quelque <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> raison d'être
-étonné qu'un Français du comté de Montbéliart ait, le premier, révélé
-au continent l'existence d'une légende gallo-bretonne. Mais que
-savons-nous si Robert de Boron n'avait pas séjourné en Angleterre, ou
-si, dans un temps où les villes et les châteaux étaient le rendez-vous
-des jongleurs de tous les pays, quelqu'un de ces pèlerins de la gaie
-science ne lui avait pas raconté le fond de cette tradition
-religieuse? En tout cas, nous ne pouvons récuser son propre
-témoignage; Robert s'est nommé, et il a nommé le chevalier auquel il
-soumettait son &oelig;uvre. Après avoir conté comment Joseph remit le
-vase qu'il nomme le <em>Graal</em> aux mains de Bron, comment étaient partis
-vers l'Occident Alain et Petrus: «Il me faudrait,» ajoute-t-il,
-«suivre Alain et Petrus dans les contrées où ils abordèrent, et
-joindre à leur histoire celle de Moïse précipité dans un abîme; mais</p>
+prétentions romaines ou galloises. On lui avait raconté une belle
+histoire de <cite>Joseph d Arimathie</cite> et de la <cite>Véronique</cite>, consignée dans
+«un livre qu'on nommait le Graal,» et d'une table faite à l'imitation
+de celle où Jésus-Christ avait célébré la Cène: il ne vit dans tout
+cela rien qui ne fût orthodoxe, et il ne crut pas un instant que
+l'amour de Jésus-Christ pour Joseph pût porter la moindre atteinte à
+l'autorité de saint Pierre et de ses successeurs. En un mot, il
+n'entendit pas malice à toutes ces histoires, et il ne les mit en
+français que parce qu'elles lui parurent faites pour plaire et pour
+édifier. Il n'en sera pas de même, comme nous verrons, de l'auteur du
+roman du <cite>Saint-Graal</cite>, qui, traducteur plus ou moins fidèle, ne
+craindra pas d'opposer aux droits de la souveraineté pontificale, les
+fabuleuses traditions de l'Église bretonne.</p>
+
+<p>Maintenant il y a, j'en conviens, quelque <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> raison d'être
+étonné qu'un Français du comté de Montbéliart ait, le premier, révélé
+au continent l'existence d'une légende gallo-bretonne. Mais que
+savons-nous si Robert de Boron n'avait pas séjourné en Angleterre, ou
+si, dans un temps où les villes et les châteaux étaient le rendez-vous
+des jongleurs de tous les pays, quelqu'un de ces pèlerins de la gaie
+science ne lui avait pas raconté le fond de cette tradition
+religieuse? En tout cas, nous ne pouvons récuser son propre
+témoignage; Robert s'est nommé, et il a nommé le chevalier auquel il
+soumettait son &oelig;uvre. Après avoir conté comment Joseph remit le
+vase qu'il nomme le <em>Graal</em> aux mains de Bron, comment étaient partis
+vers l'Occident Alain et Petrus: «Il me faudrait,» ajoute-t-il,
+«suivre Alain et Petrus dans les contrées où ils abordèrent, et
+joindre à leur histoire celle de Moïse précipité dans un abîme; mais</p>
<p class="poem10">
<span class="add10em">Je bien croi</span><br>
Que nus hons nes puet rassembler,<br>
- S'il n'a avant oï conter<br>
+ S'il n'a avant oï conter<br>
Dou Graal la plus grant estoire<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39" title="Go to footnote 39"><span class="smaller">[39]</span></a>,<br>
Sans doute qui est toute voire.<br>
A ce tens que je la retreis,<br>
- Ô mon seigneur Gautier en peis,<br>
+ Ô mon seigneur Gautier en peis,<br>
<span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> Qui de Montbelial esteit,<br>
- Unques retreite esté n'aveit<br>
+ Unques retreite esté n'aveit<br>
La grant estoire dou Graal,<br>
Par nul home qui fust mortal.<br>
- Mais je fais bien à tous savoir<br>
+ Mais je fais bien à tous savoir<br>
Qui cest livre vourront avoir,<br>
- Que se Diex me donne santé<br>
- Et vie, bien ai volenté<br>
+ Que se Diex me donne santé<br>
+ Et vie, bien ai volenté<br>
De ces parties assembler,<br>
Se en livre les puis trouver.<br>
Ausi, come d'une partie<br>
@@ -2329,160 +2291,160 @@ joindre à leur histoire celle de Moïse précipité dans un abîme; mais</p>
Ausi convenra-il conter<br>
La quinte et les quatre oblier.</p>
-<p>C'est-à-dire: «Mais quand je fis, sous les yeux de messire Gautier de
-Montbéliart, le roman qu'on vient de lire, je n'avais pu consulter la
+<p>C'est-à-dire: «Mais quand je fis, sous les yeux de messire Gautier de
+Montbéliart, le roman qu'on vient de lire, je n'avais pu consulter la
grande histoire du Graal, que nul mortel n'avait encore reproduite.
-Maintenant qu'elle est publiée, j'avertis ceux qui tiendront à la
-suite de mes récits, que j'ai l'intention d'en réunir toutes les
+Maintenant qu'elle est publiée, j'avertis ceux qui tiendront à la
+suite de mes récits, que j'ai l'intention d'en réunir toutes les
parties, pourvu que je puisse consulter les livres qui les
-renferment.»</p>
-
-<p>Je ne crois pas qu'on puisse entendre et développer autrement cet
-important passage, et j'en conclus que si Robert de Boron écrivit le
-poëme de Joseph avant la publication du Saint-Graal, c'est dans une
-tardive révision, seule parvenue jusqu'à nous, qu'il a réclamé le
-mérite de l'antériorité, afin de se justifier, soit <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> de
-n'avoir pas suivi et continué la légende, soit d'arriver sans autre
-transition à l'histoire de Merlin, en attendant la suite des récits
-commencés dans le Joseph d'Arimathie. Eut-il le temps ou la volonté
+renferment.»</p>
+
+<p>Je ne crois pas qu'on puisse entendre et développer autrement cet
+important passage, et j'en conclus que si Robert de Boron écrivit le
+poëme de Joseph avant la publication du Saint-Graal, c'est dans une
+tardive révision, seule parvenue jusqu'à nous, qu'il a réclamé le
+mérite de l'antériorité, afin de se justifier, soit <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> de
+n'avoir pas suivi et continué la légende, soit d'arriver sans autre
+transition à l'histoire de Merlin, en attendant la suite des récits
+commencés dans le Joseph d'Arimathie. Eut-il le temps ou la volonté
d'acquitter cette promesse? Je ne sais et n'en ai pas grand souci,
-puisque nous possédons les romans qu'il n'eût plus alors fait que
+puisque nous possédons les romans qu'il n'eût plus alors fait que
tourner en vers.</p>
-<p>J'ai dit qu'il était originaire du comté de Montbéliart. On trouve en
-effet, à quatre lieues de la ville de ce nom, un village de Boron, et
-ce village nous fait en même temps reconnaître un des barons de
-Montbéliart dans le personnage auprès duquel Robert composa son livre.
-J'ai longtemps hésité sur le sens qu'il fallait donner à ces deux
+<p>J'ai dit qu'il était originaire du comté de Montbéliart. On trouve en
+effet, à quatre lieues de la ville de ce nom, un village de Boron, et
+ce village nous fait en même temps reconnaître un des barons de
+Montbéliart dans le personnage auprès duquel Robert composa son livre.
+J'ai longtemps hésité sur le sens qu'il fallait donner à ces deux
vers:</p>
<p class="poem10">
- Ô monseigneur Gautier en peis<br>
+ Ô monseigneur Gautier en peis<br>
Qui de Montbelial esteit.</p>
<p>En changeant quelque chose au texte, en lisant <em>Espec</em> au lieu d'<em>en
-peis</em>, en ne tenant pas compte du second vers, je m'étais demandé s'il
+peis</em>, en ne tenant pas compte du second vers, je m'étais demandé s'il
ne serait pas permis de retrouver dans le patron de Robert de Boron,
Gautier ou Walter Espec, ce puissant baron du Yorkshire, constamment
-dévoué à la fortune du comte Robert de Glocester, le protecteur de
+dévoué à la fortune du comte Robert de Glocester, le protecteur de
Geoffroy de Monmouth et de Guillaume de Malmesbury<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Go to footnote 40"><span class="smaller">[40]</span></a>. Mais,
-<span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> après tout, nous n'avions pas le droit, même au profit de la
-plus séduisante hypothèse, de faire violence à notre texte pour donner
-à l'Angleterre l'&oelig;uvre française d'un auteur français. Walter Espec
-n'a réellement rien de commun avec la ville de Montbéliart, située à
-l'extrémité de l'ancien comté de Bourgogne; et le nom de Gautier, qui
-appartenait alors <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> au plus célèbre des frères du comte de
-Montbéliart, ne permet pas de méconnaître, dans l'écrivain qui tirait
-son nom d'un lieu voisin de la ville de Montbéliart, un Français
-attaché au service de Gautier. Cette conjecture si plausible est
-d'ailleurs justifiée par le texte d'une rédaction en prose faite peu
-de temps après la composition originale. Voici comme les vers
-précédents y sont rendus: «Et au temps que messire Robers de Boron lou
-retrait à monseigneur Gautier, lou preu conte de Montbéliart, ele
-n'avoit onques esté escrite par nul homme.» Et un peu auparavant: «Et
-messire Robers de Boron qui cest conte mist en autorité, par le congié
-de sainte Église et par la proiere au preu conte de Montbéliart en cui
-service il esteit...» Comment, à une époque aussi rapprochée de
-l'exécution du poëme, le prosateur aurait-il pu commettre la méprise
-d'attribuer à un chevalier de Gautier de Montbéliart l'&oelig;uvre d'un
-chevalier attaché au baron anglais Walter Espec?</p>
-
-<p>Reste une dernière incertitude sur le sens qu'on doit attacher à ces
+<span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> après tout, nous n'avions pas le droit, même au profit de la
+plus séduisante hypothèse, de faire violence à notre texte pour donner
+à l'Angleterre l'&oelig;uvre française d'un auteur français. Walter Espec
+n'a réellement rien de commun avec la ville de Montbéliart, située à
+l'extrémité de l'ancien comté de Bourgogne; et le nom de Gautier, qui
+appartenait alors <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> au plus célèbre des frères du comte de
+Montbéliart, ne permet pas de méconnaître, dans l'écrivain qui tirait
+son nom d'un lieu voisin de la ville de Montbéliart, un Français
+attaché au service de Gautier. Cette conjecture si plausible est
+d'ailleurs justifiée par le texte d'une rédaction en prose faite peu
+de temps après la composition originale. Voici comme les vers
+précédents y sont rendus: «Et au temps que messire Robers de Boron lou
+retrait à monseigneur Gautier, lou preu conte de Montbéliart, ele
+n'avoit onques esté escrite par nul homme.» Et un peu auparavant: «Et
+messire Robers de Boron qui cest conte mist en autorité, par le congié
+de sainte Église et par la proiere au preu conte de Montbéliart en cui
+service il esteit...» Comment, à une époque aussi rapprochée de
+l'exécution du poëme, le prosateur aurait-il pu commettre la méprise
+d'attribuer à un chevalier de Gautier de Montbéliart l'&oelig;uvre d'un
+chevalier attaché au baron anglais Walter Espec?</p>
+
+<p>Reste une dernière incertitude sur le sens qu'on doit attacher à ces
mots: <em>en peis</em>: <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> Remarquons d'abord que l'imparfait <em>esteit</em>
-s'applique assez naturellement à un personnage défunt: d'où la
-conjecture, qu'au moment où Boron parlait ainsi, Gautier de
-Montbéliart avait cessé de vivre. Alors ne peut-on reconnaître dans
+s'applique assez naturellement à un personnage défunt: d'où la
+conjecture, qu'au moment où Boron parlait ainsi, Gautier de
+Montbéliart avait cessé de vivre. Alors ne peut-on reconnaître dans
<em>en peis</em> le synonyme du latin <em lang="la">in pace</em>, lu sur tant d'anciennes
-inscriptions funéraires?<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Go to footnote 41"><span class="smaller">[41]</span></a> Je traduirais donc ainsi: «Au temps où je
-travaillais à ce livre avec feu monseigneur Gautier, de la maison de
-Montbéliart.»</p>
+inscriptions funéraires?<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Go to footnote 41"><span class="smaller">[41]</span></a> Je traduirais donc ainsi: «Au temps où je
+travaillais à ce livre avec feu monseigneur Gautier, de la maison de
+Montbéliart.»</p>
<p>Quelques mots maintenant sur ce dernier personnage, qui ne figure pas
dans nos biographies dites universelles.</p>
-<p>C'était le frère puîné du comte Richard de Montbéliart: il avait pris
+<p>C'était le frère puîné du comte Richard de Montbéliart: il avait pris
la croix au fameux tournoi d'Ecry, en 1199. Mais, au lieu de suivre
-les croisés devant Zara et Constantinople, il les avait devancés pour
+les croisés devant Zara et Constantinople, il les avait devancés pour
accompagner son parent Gautier de Brienne en Sicile. Joffroy de
-Villehardoin, le grand historien de la quatrième croisade, revenant de
-Venise en France pour y rendre compte du traité conclu avec les
-Vénitiens, avait rencontré, en passant le mont Cénis, <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> le
-comte Gautier de Brienne, qui «s'en aloit en Poulle conquerre la terre
-sa femme, qu'il avoit espousée puis qu'il ot prise la crois, et qui
-estoit fille au roi Tancré. Avec lui aloit Gautier de Montbéliart,
+Villehardoin, le grand historien de la quatrième croisade, revenant de
+Venise en France pour y rendre compte du traité conclu avec les
+Vénitiens, avait rencontré, en passant le mont Cénis, <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> le
+comte Gautier de Brienne, qui «s'en aloit en Poulle conquerre la terre
+sa femme, qu'il avoit espousée puis qu'il ot prise la crois, et qui
+estoit fille au roi Tancré. Avec lui aloit Gautier de Montbéliart,
Robert de Joinville et grans partie de la bonne gent de Champaigne. Et
-quant Joffrois leur conta coment il avoient exploitié, si en orent
-moult grant joie et disrent: <i>Vous nous troverez tout près quant vous
-venrez</i>. Mais les aventures avienent si com à Nostre Seignour plaist;
-car onques n'orent povoir qu'il assemblassent à leur ost; dont ce fut
+quant Joffrois leur conta coment il avoient exploitié, si en orent
+moult grant joie et disrent: <i>Vous nous troverez tout près quant vous
+venrez</i>. Mais les aventures avienent si com à Nostre Seignour plaist;
+car onques n'orent povoir qu'il assemblassent à leur ost; dont ce fut
moult grant domage, quar moult estoient preudome et vaillant
-durement.»</p>
-
-<p>De Pouille Gautier de Montbéliart passa dans l'île de Chypre, où il ne
-tarda pas à faire un grand établissement en épousant Bourgogne de
-Lusignan, s&oelig;ur du roi Amaury. À la mort de ce prince arrivée en
-1201, il obtint le bail ou régence du royaume de Chypre pendant la
-minorité de son neveu, le petit roi Hugon; enfin il mourut lui-même
-vers 1212, avec la réputation de prince opulent, habile et valeureux,
-mais sans avoir revu la France, dont il s'était éloigné quatorze ans
+durement.»</p>
+
+<p>De Pouille Gautier de Montbéliart passa dans l'île de Chypre, où il ne
+tarda pas à faire un grand établissement en épousant Bourgogne de
+Lusignan, s&oelig;ur du roi Amaury. À la mort de ce prince arrivée en
+1201, il obtint le bail ou régence du royaume de Chypre pendant la
+minorité de son neveu, le petit roi Hugon; enfin il mourut lui-même
+vers 1212, avec la réputation de prince opulent, habile et valeureux,
+mais sans avoir revu la France, dont il s'était éloigné quatorze ans
auparavant.</p>
-<p>Ce serait donc avant ce départ, avant l'année 1199, que Robert de
-Boron aurait composé le poëme de <cite>Joseph d'Arimathie</cite>, et après
-<span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> 1212 qu'il en aurait fait une sorte de révision. Or les
-romans en prose du <cite>Saint-Graal</cite> et de <cite>Lancelot</cite>, sont antérieurs aux
-poëmes du <cite>Chevalier au Lion</cite>, de la <cite>Charrette</cite> et de <cite>Perceval</cite>
-qu'ils ont inspirés, et Chrestien de Troyes, auteur de ces poëmes,
-était mort vers 1190. Les romans en prose ont donc été faits avant
-cette année 1190<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Go to footnote 42"><span class="smaller">[42]</span></a>, et ont assurément suivi de très-près le <cite>Joseph
-d'Arimathie</cite>. Ainsi nous arrivons aux dates approximatives de 1160 à
+<p>Ce serait donc avant ce départ, avant l'année 1199, que Robert de
+Boron aurait composé le poëme de <cite>Joseph d'Arimathie</cite>, et après
+<span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> 1212 qu'il en aurait fait une sorte de révision. Or les
+romans en prose du <cite>Saint-Graal</cite> et de <cite>Lancelot</cite>, sont antérieurs aux
+poëmes du <cite>Chevalier au Lion</cite>, de la <cite>Charrette</cite> et de <cite>Perceval</cite>
+qu'ils ont inspirés, et Chrestien de Troyes, auteur de ces poëmes,
+était mort vers 1190. Les romans en prose ont donc été faits avant
+cette année 1190<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Go to footnote 42"><span class="smaller">[42]</span></a>, et ont assurément suivi de très-près le <cite>Joseph
+d'Arimathie</cite>. Ainsi nous arrivons aux dates approximatives de 1160 à
1170 pour le <cite>Joseph</cite> et pour les romans en prose du <cite>Saint-Graal</cite> et
-de <cite>Merlin</cite>; à 1185 pour le <cite>Chevalier au Lion</cite> et la <cite>Charrette</cite>:
-enfin à 1214 ou 1215 pour notre remaniement du <cite>Joseph d'Arimathie</cite>.</p>
+de <cite>Merlin</cite>; à 1185 pour le <cite>Chevalier au Lion</cite> et la <cite>Charrette</cite>:
+enfin à 1214 ou 1215 pour notre remaniement du <cite>Joseph d'Arimathie</cite>.</p>
-<p>Je ne prétends pas mettre ces supputations chronologiques à l'abri de
+<p>Je ne prétends pas mettre ces supputations chronologiques à l'abri de
toute incertitude; j'attendrai toutefois pour y renoncer qu'on en
-trouve de plus satisfaisantes. Et je le répète en finissant, si Robert
-de Boron avait écrit les vers du <cite>Joseph</cite> après la prose du
-<cite>Saint-Graal</cite>, il ne se serait pas avisé de dire qu'avant lui personne
-n'avait encore mis à la portée des laïques cette légende du
+trouve de plus satisfaisantes. Et je le répète en finissant, si Robert
+de Boron avait écrit les vers du <cite>Joseph</cite> après la prose du
+<cite>Saint-Graal</cite>, il ne se serait pas avisé de dire qu'avant lui personne
+n'avait encore mis à la portée des laïques cette légende du
<em>Saint-Graal</em>.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> Avant qu'on soupçonnât l'existence du poëme de <cite>Joseph
-d'Arimathie</cite>, la critique était en droit de reconnaître l'&oelig;uvre de
+<p><span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> Avant qu'on soupçonnât l'existence du poëme de <cite>Joseph
+d'Arimathie</cite>, la critique était en droit de reconnaître l'&oelig;uvre de
Robert de Boron dans le roman du <cite>Saint-Graal</cite>, qui lui est
-fréquemment attribué par les assembleurs du treizième siècle. La
-méprise n'est plus permise depuis que M. Francisque Michel a publié le
+fréquemment attribué par les assembleurs du treizième siècle. La
+méprise n'est plus permise depuis que M. Francisque Michel a publié le
<cite>Joseph</cite><a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Go to footnote 43"><span class="smaller">[43]</span></a>. Le savant philologue le fit imprimer en 1841 (Bordeaux,
-in-12), avec l'exactitude qu'on était en droit d'attendre de lui.
-Malheureusement le texte unique qu'il avait reproduit était assez
-défectueux. Un feuillet en avait été enlevé; un autre semblait y avait
-été placé par méprise et se rapporter à quelque éloge de la vierge
-Marie. Mais la rédaction en prose permet de combler ces lacunes et de
+in-12), avec l'exactitude qu'on était en droit d'attendre de lui.
+Malheureusement le texte unique qu'il avait reproduit était assez
+défectueux. Un feuillet en avait été enlevé; un autre semblait y avait
+été placé par méprise et se rapporter à quelque éloge de la vierge
+Marie. Mais la rédaction en prose permet de combler ces lacunes et de
retrouver le sens des cinquante vers qui appartenaient au feuillet
perdu.</p>
-<p>J'ai déjà dit un mot de cette rédaction en prose, qui avait dû suivre
-de bien près le poëme original: sous cette forme, le récit semble
-avoir été plus goûté. Au moins en conservons-nous un assez grand
+<p>J'ai déjà dit un mot de cette rédaction en prose, qui avait dû suivre
+de bien près le poëme original: sous cette forme, le récit semble
+avoir été plus goûté. Au moins en conservons-nous un assez grand
nombre d'exemplaires<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44" title="Go to footnote 44"><span class="smaller">[44]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> tandis qu'un seul manuscrit nous a
-jusqu'à présent révélé l'existence du poëme.</p>
+jusqu'à présent révélé l'existence du poëme.</p>
-<p>On pourra demander ici quelles raisons de croire que le poëme ait été
-le modèle suivi par celui qui nous en représente toute la substance en
-prose. Ces raisons, les voici: malgré l'intention que le prosateur
-avait de suivre pas à pas le poëme, il en a souvent mal rendu le
-véritable sens, et quelquefois il y a fait des additions
+<p>On pourra demander ici quelles raisons de croire que le poëme ait été
+le modèle suivi par celui qui nous en représente toute la substance en
+prose. Ces raisons, les voici: malgré l'intention que le prosateur
+avait de suivre pas à pas le poëme, il en a souvent mal rendu le
+véritable sens, et quelquefois il y a fait des additions
impertinentes. Citons quelques exemples, que j'aurais pu facilement
multiplier.</p>
-<p>Le poëte, au vers 165, expose comment Jésus-Christ avait donné charge
-à saint Pierre d'absoudre les pécheurs, et comment saint Pierre avait
-délégué son pouvoir aux ministres de l'Église:</p>
+<p>Le poëte, au vers 165, expose comment Jésus-Christ avait donné charge
+à saint Pierre d'absoudre les pécheurs, et comment saint Pierre avait
+délégué son pouvoir aux ministres de l'Église:</p>
<p class="poem10">
- A sainte église a Dieu doné<br>
- Tel vertu et tel poesté:<br>
+ A sainte église a Dieu doné<br>
+ Tel vertu et tel poesté:<br>
Saint Pierre son commandement<br>
Redona tout comunalment<br>
As menistres de sainte eglise;<br>
@@ -2491,61 +2453,61 @@ délégué son pouvoir aux ministres de l'Église:</p>
<p>Ces vers sont d'un sens plus clair pour nous qu'ils ne le furent pour
notre prosateur; car il les rend ainsi:</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> «Cest pooirs dona nostre Sire sainte Église, et les
-comandemens des menistres dona messire sains Pierres.»</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> «Cest pooirs dona nostre Sire sainte Église, et les
+comandemens des menistres dona messire sains Pierres.»</p>
-<p>Voici qui est plus fort: au vers 473, Robert de Boron avait écrit:</p>
+<p>Voici qui est plus fort: au vers 473, Robert de Boron avait écrit:</p>
<p class="poem10">
D'ileques Joseph se tourna,<br>
- Errant à la crois s'en ala,<br>
- Jhesu vit, s'en ot pitié grant...</p>
+ Errant à la crois s'en ala,<br>
+ Jhesu vit, s'en ot pitié grant...</p>
<p>Puis, s'adressant aux gardiens du corps, Joseph dit, au vers 479:</p>
<p class="poem10">
- Pilates m'a cest cors donné,<br>
- Et si m'a dit et comandé<br>
+ Pilates m'a cest cors donné,<br>
+ Et si m'a dit et comandé<br>
Que je l'oste de cest despit...</p>
<p>Et plus loin encore, vers 503:</p>
<p class="poem10">
Ostez Jhesu de la haschie<br>
- Où li encrismé l'ont posé.</p>
+ Où li encrismé l'ont posé.</p>
<p>Notre prosateur ne va-t-il pas s'imaginer que le mot despit (honte,
-outrage) du vers 482 était le nom particulier de la croix? «Lors
-s'entorna Joseph et vint droit à la croix qu'il apeloient
+outrage) du vers 482 était le nom particulier de la croix? «Lors
+s'entorna Joseph et vint droit à la croix qu'il apeloient
<em>despit</em>..... Si li comanda que il alast au <em>Despit</em>, et lou cors
-Jhesu en ostast.»</p>
+Jhesu en ostast.»</p>
-<p>Au vers 171, le poëte dit que la mort de Jésus-Christ avait racheté le
-péché de luxure dont Adam s'était rendu coupable:</p>
+<p>Au vers 171, le poëte dit que la mort de Jésus-Christ avait racheté le
+péché de luxure dont Adam s'était rendu coupable:</p>
<p class="poem10">
- Ainsi fu luxure lavée<br>
- D'ome, de femme, et espurée.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> Peut-être le prosateur avait-il lu espousée au lieu
-<em>d'espurée</em>, ce qui l'a conduit à une énorme bévue: «Ainsi lava nostre
-sire luxure d'homme et de femme, de pere et de mere par mariage.» Mais
-le mariage, ayant été institué avant la chute d'Adam, ne devait rien à
-Jésus-Christ fait homme, et Boron n'avait rien dit de pareil.</p>
-
-<p>C'est encore par suite d'une autre méprise que le prosateur qualifie
-du titre de comte de Montbéliart messire Gautier, qui ne fut jamais
-investi de ce fief, régulièrement recueilli par son frère aîné. Il
+ Ainsi fu luxure lavée<br>
+ D'ome, de femme, et espurée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> Peut-être le prosateur avait-il lu espousée au lieu
+<em>d'espurée</em>, ce qui l'a conduit à une énorme bévue: «Ainsi lava nostre
+sire luxure d'homme et de femme, de pere et de mere par mariage.» Mais
+le mariage, ayant été institué avant la chute d'Adam, ne devait rien à
+Jésus-Christ fait homme, et Boron n'avait rien dit de pareil.</p>
+
+<p>C'est encore par suite d'une autre méprise que le prosateur qualifie
+du titre de comte de Montbéliart messire Gautier, qui ne fut jamais
+investi de ce fief, régulièrement recueilli par son frère aîné. Il
serait superflu de donner d'autres moyens de distinguer le texte
original de la mise en prose. D'ailleurs je craindrais de retenir trop
-longtemps mon lecteur sur une matière aride, en accumulant les
-arguments en faveur des allégations précédentes. Je dirai seulement
-qu'une étude opiniâtre m'a fait pénétrer dans les nombreux détours du
-terrain que j'avais à parcourir; que je crois avoir reconnu l'ordre
-chronologique des récits, la forme et l'étendue de chaque rédaction,
-la part qui revient à chacun des auteurs désignés ou anonymes. Je
+longtemps mon lecteur sur une matière aride, en accumulant les
+arguments en faveur des allégations précédentes. Je dirai seulement
+qu'une étude opiniâtre m'a fait pénétrer dans les nombreux détours du
+terrain que j'avais à parcourir; que je crois avoir reconnu l'ordre
+chronologique des récits, la forme et l'étendue de chaque rédaction,
+la part qui revient à chacun des auteurs désignés ou anonymes. Je
crois marcher sur un fond solide, et l'on peut me suivre avec
-confiance; sauf à me confondre plus tard, si l'on parvient à détruire
+confiance; sauf à me confondre plus tard, si l'on parvient à détruire
la force des raisons auxquelles je me suis rendu.</p>
<h2><span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> LIVRE PREMIER.<br>
@@ -2558,885 +2520,885 @@ JOSEPH D'ARIMATHIE</span></h2>
<h3><span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> LE ROMAN EN VERS<br>
DE JOSEPH D'ARIMATHIE.</h3>
-<p>Les pécheurs doivent savoir qu'avant de descendre en terre,
-Jésus-Christ avait fait annoncer par les prophètes sa venue et sa
-passion douloureuse. Tous jusque-là, rois, barons et pauvres gens,
-justes et coupables, passaient en enfer à la suite d'Adam et Ève,
-d'Abraham, Ysaïe, Jérémie. Le démon réclamait leur possession, et
-croyait avoir sur eux un droit absolu; car la justice éternelle devait
-être satisfaite. Il fallut que la rançon de notre premier père fût
-apportée par les trois personnes divines qui sont une seule et même
-chose. À peine Adam et Ève avaient-ils approché de leurs lèvres le
-fruit <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> défendu, que, s'apercevant de leur nudité, ils étaient
-tombés dans le péché d'impureté<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Go to footnote 45"><span class="smaller">[45]</span></a>. Dès ce moment s'évanouit le
-bonheur dont ils jouissaient. Ève conçut dans la douleur, leur
-postérité fut comme eux soumise à la mort, et le démon réclama de
-droit la possession de leurs âmes. Pour nous racheter de l'enfer,
+<p>Les pécheurs doivent savoir qu'avant de descendre en terre,
+Jésus-Christ avait fait annoncer par les prophètes sa venue et sa
+passion douloureuse. Tous jusque-là, rois, barons et pauvres gens,
+justes et coupables, passaient en enfer à la suite d'Adam et Ève,
+d'Abraham, Ysaïe, Jérémie. Le démon réclamait leur possession, et
+croyait avoir sur eux un droit absolu; car la justice éternelle devait
+être satisfaite. Il fallut que la rançon de notre premier père fût
+apportée par les trois personnes divines qui sont une seule et même
+chose. À peine Adam et Ève avaient-ils approché de leurs lèvres le
+fruit <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> défendu, que, s'apercevant de leur nudité, ils étaient
+tombés dans le péché d'impureté<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Go to footnote 45"><span class="smaller">[45]</span></a>. Dès ce moment s'évanouit le
+bonheur dont ils jouissaient. Ève conçut dans la douleur, leur
+postérité fut comme eux soumise à la mort, et le démon réclama de
+droit la possession de leurs âmes. Pour nous racheter de l'enfer,
Notre-Seigneur prit naissance dans les flancs de la vierge Marie. Et
-quand il voulut être baptisé par saint Jean, il dit: «Tous ceux qui
-croiront en moi et recevront l'eau du baptême, seront arrachés au joug
-du démon, jusqu'au moment où de nouveaux péchés les rejetteront dans
-la première servitude.» Notre-Seigneur fit plus encore pour nous: il
-institua, comme un second baptême, la confession, par laquelle tout
-pécheur qui témoignait de son repentir obtenait le pardon de ses
+quand il voulut être baptisé par saint Jean, il dit: «Tous ceux qui
+croiront en moi et recevront l'eau du baptême, seront arrachés au joug
+du démon, jusqu'au moment où de nouveaux péchés les rejetteront dans
+la première servitude.» Notre-Seigneur fit plus encore pour nous: il
+institua, comme un second baptême, la confession, par laquelle tout
+pécheur qui témoignait de son repentir obtenait le pardon de ses
nouvelles fautes.</p>
-<p>Or, au temps où Notre-Seigneur allait prêchant par les terres, le pays
-de Judée était en partie soumis aux Romains, dont Pilate était
-<span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> le bailli. Un prudhomme, nommé Joseph d'Arimathie, rendait à
-Pilate un service de cinq chevaliers. Dès que Joseph avait vu
-Jésus-Christ, il l'avait aimé de grand amour, bien qu'il n'osât pas le
-témoigner par la crainte des mauvais Juifs. Pour Jésus, il avait un
-petit nombre de disciples; encore un d'entre eux, Judas, était-il des
-plus méchants. Judas avait dans la maison de Jésus la charge de
-sénéchal et touchait, à ce titre, une rente appelée dîme, sur tout ce
-qu'on donnait au maître. Or il arriva, le jour de la Cène, que Marie
-la Madeleine entra chez Simon, où Jésus était à table avec ses
-disciples; elle s'agenouilla aux pieds de Jésus et les mouilla de ses
-larmes; puis elle les essuya de ses beaux cheveux, et répandit sur son
-corps un pur et précieux onguent. La maison fut aussitôt inondée des
-plus suaves odeurs; mais Judas, loin d'en être touché: «Ces parfums,»
-dit-il, «valaient bien trois cents deniers; c'est donc une rente de
-trente deniers dont on me fait tort.» Dès l'heure, il chercha les
-moyens de réparer ce dommage<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46" title="Go to footnote 46"><span class="smaller">[46]</span></a>.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> Il sut que dans la maison de l'évêque Chaiphas se tenait une
-assemblée de Juifs pour y délibérer sur les moyens de perdre Jésus. Il
-s'y rendit et offrit de livrer son maître, s'ils voulaient lui donner
-trente deniers. Un Juif aussitôt les tira de sa ceinture et les lui
-compta. Judas assigna le jour et le lieu où ils pourraient saisir
-Jésus: «N'allez pas,» dit-il, «prendre à sa place Jacques, son cousin
-germain, qui lui ressemble beaucoup: pour plus de sûreté, vous
-saisirez celui que je baiserai.»</p>
-
-<p>Le jeudi suivant, Jésus, dans la maison de Simon, fit apporter une
-grande piscine, dans laquelle il ordonna à ses disciples de mettre les
+<p>Or, au temps où Notre-Seigneur allait prêchant par les terres, le pays
+de Judée était en partie soumis aux Romains, dont Pilate était
+<span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> le bailli. Un prudhomme, nommé Joseph d'Arimathie, rendait à
+Pilate un service de cinq chevaliers. Dès que Joseph avait vu
+Jésus-Christ, il l'avait aimé de grand amour, bien qu'il n'osât pas le
+témoigner par la crainte des mauvais Juifs. Pour Jésus, il avait un
+petit nombre de disciples; encore un d'entre eux, Judas, était-il des
+plus méchants. Judas avait dans la maison de Jésus la charge de
+sénéchal et touchait, à ce titre, une rente appelée dîme, sur tout ce
+qu'on donnait au maître. Or il arriva, le jour de la Cène, que Marie
+la Madeleine entra chez Simon, où Jésus était à table avec ses
+disciples; elle s'agenouilla aux pieds de Jésus et les mouilla de ses
+larmes; puis elle les essuya de ses beaux cheveux, et répandit sur son
+corps un pur et précieux onguent. La maison fut aussitôt inondée des
+plus suaves odeurs; mais Judas, loin d'en être touché: «Ces parfums,»
+dit-il, «valaient bien trois cents deniers; c'est donc une rente de
+trente deniers dont on me fait tort.» Dès l'heure, il chercha les
+moyens de réparer ce dommage<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46" title="Go to footnote 46"><span class="smaller">[46]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> Il sut que dans la maison de l'évêque Chaiphas se tenait une
+assemblée de Juifs pour y délibérer sur les moyens de perdre Jésus. Il
+s'y rendit et offrit de livrer son maître, s'ils voulaient lui donner
+trente deniers. Un Juif aussitôt les tira de sa ceinture et les lui
+compta. Judas assigna le jour et le lieu où ils pourraient saisir
+Jésus: «N'allez pas,» dit-il, «prendre à sa place Jacques, son cousin
+germain, qui lui ressemble beaucoup: pour plus de sûreté, vous
+saisirez celui que je baiserai.»</p>
+
+<p>Le jeudi suivant, Jésus, dans la maison de Simon, fit apporter une
+grande piscine, dans laquelle il ordonna à ses disciples de mettre les
pieds, qu'il lava et qu'il essuya tous ensemble. Saint Jean lui
-demanda pourquoi il s'était servi de la même eau pour tous. «Cette
-eau,» répondit Jésus, «devient sale comme est l'âme de tous ceux dont
-je l'approche: les derniers sont pourtant lavés comme les premiers. Je
-laisse cet exemple à Pierre et aux ministres de l'Église. L'ordure de
-leurs propres péchés ne les empêchera pas <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> d'enlever celle
-des pécheurs qui se confesseront à eux<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47" title="Go to footnote 47"><span class="smaller">[47]</span></a>.»</p>
+demanda pourquoi il s'était servi de la même eau pour tous. «Cette
+eau,» répondit Jésus, «devient sale comme est l'âme de tous ceux dont
+je l'approche: les derniers sont pourtant lavés comme les premiers. Je
+laisse cet exemple à Pierre et aux ministres de l'Église. L'ordure de
+leurs propres péchés ne les empêchera pas <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> d'enlever celle
+des pécheurs qui se confesseront à eux<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47" title="Go to footnote 47"><span class="smaller">[47]</span></a>.»</p>
<p>Ce fut dans cette maison de Simon que les Juifs vinrent prendre
-Notre-Seigneur. Judas en le baisant leur dit: «Tenez-le bien, car il
-est merveilleusement fort.» Jésus fut emmené; les disciples se
-dispersèrent. Sur la table était un vase où le Christ avait fait son
-sacrement<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48" title="Go to footnote 48"><span class="smaller">[48]</span></a>. Un Juif l'aperçut, le prit et l'emporta dans l'hôtel
-de Pilate, où l'on avait <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> conduit Jésus; et quand le bailli,
-persuadé de l'innocence de l'accusé, demanda de l'eau pour protester
-contre le jugement, le Juif qui avait pris le vase le lui présenta, et
-Pilate, après s'en être servi, le fit mettre en lieu sûr.</p>
-
-<p>Et quand Jésus fut crucifié, Joseph d'Arimathie vint trouver Pilate et
-lui dit: «Sire, je vous ai longtemps servi de cinq chevaliers, sans en
-recevoir de loyer; je viens demander pour mes soudées le corps de
-Jésus crucifié.&mdash;Je l'accorde de grand c&oelig;ur,» répondit Pilate.
-Aussitôt Joseph courut à la Croix; mais les gardes lui en défendirent
-l'approche. «Car,» disaient-ils, «Jésus s'est vanté de ressusciter le
-troisième jour; s'il a dit vrai, tant de fois ressuscitera-t-il, tant
-de fois le referons-nous mourir.» Joseph revint à Pilate, qui, pour
-vaincre la résistance des gardes, chargea Nicodème de prêter
-main-forte. «Vous aimiez donc bien cet homme!» dit Pilate; «tenez,
-voici le vase dans lequel il a lavé ses mains en dernier; gardez-le en
-mémoire du juste que je n'ai pu sauver.» Pilate, d'ailleurs, ne
-voulait pas qu'on pût l'accuser de rien retenir de ce qui avait
-appartenu à celui qu'il avait condamné.</p>
+Notre-Seigneur. Judas en le baisant leur dit: «Tenez-le bien, car il
+est merveilleusement fort.» Jésus fut emmené; les disciples se
+dispersèrent. Sur la table était un vase où le Christ avait fait son
+sacrement<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48" title="Go to footnote 48"><span class="smaller">[48]</span></a>. Un Juif l'aperçut, le prit et l'emporta dans l'hôtel
+de Pilate, où l'on avait <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> conduit Jésus; et quand le bailli,
+persuadé de l'innocence de l'accusé, demanda de l'eau pour protester
+contre le jugement, le Juif qui avait pris le vase le lui présenta, et
+Pilate, après s'en être servi, le fit mettre en lieu sûr.</p>
+
+<p>Et quand Jésus fut crucifié, Joseph d'Arimathie vint trouver Pilate et
+lui dit: «Sire, je vous ai longtemps servi de cinq chevaliers, sans en
+recevoir de loyer; je viens demander pour mes soudées le corps de
+Jésus crucifié.&mdash;Je l'accorde de grand c&oelig;ur,» répondit Pilate.
+Aussitôt Joseph courut à la Croix; mais les gardes lui en défendirent
+l'approche. «Car,» disaient-ils, «Jésus s'est vanté de ressusciter le
+troisième jour; s'il a dit vrai, tant de fois ressuscitera-t-il, tant
+de fois le referons-nous mourir.» Joseph revint à Pilate, qui, pour
+vaincre la résistance des gardes, chargea Nicodème de prêter
+main-forte. «Vous aimiez donc bien cet homme!» dit Pilate; «tenez,
+voici le vase dans lequel il a lavé ses mains en dernier; gardez-le en
+mémoire du juste que je n'ai pu sauver.» Pilate, d'ailleurs, ne
+voulait pas qu'on pût l'accuser de rien retenir de ce qui avait
+appartenu à celui qu'il avait condamné.</p>
<a id="img001" name="img001"></a>
<div class="figcenter">
<img src="images/img001.jpg" width="350" height="535" alt="" title="Crucifixion.">
</div>
-<p>Ce ne fut pas sans peine que les deux amis triomphèrent de la
-résistance des gardes. Nicodème était entré chez un fèvre, et, lui
-ayant <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> emprunté tenailles et marteau, ils montèrent à la
-croix, en détachèrent Jésus. Joseph le prit entre ses bras, le posa
-doucement à terre, replaça convenablement les membres, et les lava le
+<p>Ce ne fut pas sans peine que les deux amis triomphèrent de la
+résistance des gardes. Nicodème était entré chez un fèvre, et, lui
+ayant <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> emprunté tenailles et marteau, ils montèrent à la
+croix, en détachèrent Jésus. Joseph le prit entre ses bras, le posa
+doucement à terre, replaça convenablement les membres, et les lava le
mieux qu'il put. Pendant qu'il les essuyait, il vit le sang divin
-couler des plaies; et, se souvenant de la pierre qui s'était fendue en
+couler des plaies; et, se souvenant de la pierre qui s'était fendue en
recevant le sang que la lance de Longin<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49" title="Go to footnote 49"><span class="smaller">[49]</span></a> avait fait jaillir, il
-courut à son vase, et recueillit les gouttes qui s'échappaient des
-flancs, de la tête, des mains et des pieds: car il pensait qu'elles y
-seraient conservées avec plus de révérence que dans tout autre
+courut à son vase, et recueillit les gouttes qui s'échappaient des
+flancs, de la tête, des mains et des pieds: car il pensait qu'elles y
+seraient conservées avec plus de révérence que dans tout autre
vaisseau. Cela fait, il enveloppa le corps d'une toile fine et neuve,
-le déposa dans un coffre qu'il avait fait creuser pour son propre
-corps, et le recouvrit d'une autre pierre que nous désignons sous le
+le déposa dans un coffre qu'il avait fait creuser pour son propre
+corps, et le recouvrit d'une autre pierre que nous désignons sous le
nom de tombe.</p>
-<p>Jésus, le lendemain de sa mort, descendit en enfer pour délivrer les
-bonnes gens; puis il ressuscita, se montra à Marie la Madeleine, à ses
-disciples, à d'autres encore. Plusieurs morts, rappelés à la vie,
+<p>Jésus, le lendemain de sa mort, descendit en enfer pour délivrer les
+bonnes gens; puis il ressuscita, se montra à Marie la Madeleine, à ses
+disciples, à d'autres encore. Plusieurs morts, rappelés à la vie,
eurent permission de visiter leurs amis avant de prendre place au
-Ciel. Voilà les Juifs bien émus, et les soldats chargés de garder le
-sépulcre bien inquiets <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> du compte qu'ils auraient à rendre.
-Pour échapper au châtiment, ils résolurent de s'emparer de Nicodème et
+Ciel. Voilà les Juifs bien émus, et les soldats chargés de garder le
+sépulcre bien inquiets <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> du compte qu'ils auraient à rendre.
+Pour échapper au châtiment, ils résolurent de s'emparer de Nicodème et
de Joseph et de les faire mourir; puis, si l'on venait leur demander
-ce qu'ils avaient fait de Jésus, ils convinrent de répondre que
-c'était aux deux Juifs chargés de le garder de dire ce qu'il était
+ce qu'ils avaient fait de Jésus, ils convinrent de répondre que
+c'était aux deux Juifs chargés de le garder de dire ce qu'il était
devenu<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50" title="Go to footnote 50"><span class="smaller">[50]</span></a>.</p>
-<p>Mais Nicodème, averti à l'avance, parvint à leur échapper. Il n'en fut
-pas de même de Joseph, qu'ils surprirent au lit et auquel ils
-donnèrent à peine le temps de se vêtir, pour l'emmener et le faire
-descendre à force de coups dans une tour secrète et profonde. L'entrée
-de la tour une fois scellée, il ne devait plus jamais être question de
+<p>Mais Nicodème, averti à l'avance, parvint à leur échapper. Il n'en fut
+pas de même de Joseph, qu'ils surprirent au lit et auquel ils
+donnèrent à peine le temps de se vêtir, pour l'emmener et le faire
+descendre à force de coups dans une tour secrète et profonde. L'entrée
+de la tour une fois scellée, il ne devait plus jamais être question de
lui.</p>
-<p>Mais au besoin voit-on le véritable ami. Jésus lui-même descendit dans
-la tour, et se présenta devant Joseph, tenant à la main le vase où son
-divin sang avait été recueilli. «Joseph,» dit-il, «prends confiance.
+<p>Mais au besoin voit-on le véritable ami. Jésus lui-même descendit dans
+la tour, et se présenta devant Joseph, tenant à la main le vase où son
+divin sang avait été recueilli. «Joseph,» dit-il, «prends confiance.
Je suis le Fils de Dieu, ton Sauveur et celui de tous les
-hommes.»&mdash;«Quoi!» s'écria Joseph, «seriez-vous le grand prophète qui
+hommes.»&mdash;«Quoi!» s'écria Joseph, «seriez-vous le grand prophète qui
prit chair en la vierge Marie, que Judas vendit trente deniers, que
-les Juifs mirent en croix, et dont ils m'accusent d'avoir volé le
-corps?&mdash;Oui; et pour <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> être sauvé il te suffit de croire en
-moi.&mdash;Ah! Seigneur,» répondit Joseph, «ayez pitié de moi; me voici
-enfermé dans cette tour, je dois y mourir de faim. Vous savez combien
-je vous ai aimé; je n'osais vous le dire, par la crainte de n'en être
-pas cru, dans la mauvaise compagnie que je hantais.&mdash;Joseph,» dit
-Notre-Seigneur, «j'étais au milieu de mes amis et de mes ennemis. Tu
-étais des derniers, mais je savais qu'au besoin tu me viendrais en
+les Juifs mirent en croix, et dont ils m'accusent d'avoir volé le
+corps?&mdash;Oui; et pour <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> être sauvé il te suffit de croire en
+moi.&mdash;Ah! Seigneur,» répondit Joseph, «ayez pitié de moi; me voici
+enfermé dans cette tour, je dois y mourir de faim. Vous savez combien
+je vous ai aimé; je n'osais vous le dire, par la crainte de n'en être
+pas cru, dans la mauvaise compagnie que je hantais.&mdash;Joseph,» dit
+Notre-Seigneur, «j'étais au milieu de mes amis et de mes ennemis. Tu
+étais des derniers, mais je savais qu'au besoin tu me viendrais en
aide, et, si tu n'avais pas servi Pilate, tu n'aurais pas obtenu le
don de mon corps.&mdash;Ah! Seigneur, ne dites pas que j'aie pu recevoir un
si grand don.&mdash;Je le dis, Joseph, car je suis aux bons comme les bons
-sont à moi. Je viens à toi plutôt qu'à mes disciples, parce qu'aucun
-d'eux ne m'a autant aimé que toi et n'a connu le grand amour que je
-t'ai porté: tu m'as détaché de la croix, sans vaine gloire, tu m'as
-secrètement aimé, je t'ai chéri de même, et je t'en laisse un précieux
-témoignage en te rapportant ce vase, que tu garderas jusqu'au moment
-où je t'apprendrai comment tu devras en disposer.»</p>
-
-<p>Alors Jésus-Christ lui tendit le saint vaisseau en ajoutant:
-«Souviens-toi que trois personnes devront en avoir la garde, l'une
-après l'autre. Tu le posséderas le premier, et, comme tu as <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span>
-droit à de bonnes soudées, jamais on n'offrira le sacrifice sans faire
-mémoire de ce que tu fis pour moi.</p>
-
-<p>«&mdash;Seigneur,» reprit Joseph, «veuillez m'éclaircir ces paroles.</p>
-
-<p>«&mdash;Tu n'as pas oublié le jeudi où je fis la Cène chez Simon avec mes
-disciples. En bénissant le pain et le vin, je leur dis qu'ils
+sont à moi. Je viens à toi plutôt qu'à mes disciples, parce qu'aucun
+d'eux ne m'a autant aimé que toi et n'a connu le grand amour que je
+t'ai porté: tu m'as détaché de la croix, sans vaine gloire, tu m'as
+secrètement aimé, je t'ai chéri de même, et je t'en laisse un précieux
+témoignage en te rapportant ce vase, que tu garderas jusqu'au moment
+où je t'apprendrai comment tu devras en disposer.»</p>
+
+<p>Alors Jésus-Christ lui tendit le saint vaisseau en ajoutant:
+«Souviens-toi que trois personnes devront en avoir la garde, l'une
+après l'autre. Tu le posséderas le premier, et, comme tu as <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span>
+droit à de bonnes soudées, jamais on n'offrira le sacrifice sans faire
+mémoire de ce que tu fis pour moi.</p>
+
+<p>«&mdash;Seigneur,» reprit Joseph, «veuillez m'éclaircir ces paroles.</p>
+
+<p>«&mdash;Tu n'as pas oublié le jeudi où je fis la Cène chez Simon avec mes
+disciples. En bénissant le pain et le vin, je leur dis qu'ils
mangeaient ma chair avec le pain, et qu'ils buvaient mon sang avec le
-vin. Or il sera fait mémoire de la table de Simon en maints pays
-lointains: l'autel sur lequel on offrira le sacrifice sera le sépulcre
-où tu me déposas; le corporal sera le drap dont tu m'avais enveloppé;
-le calice rappellera le vase où tu recueillis mon sang; enfin le
-plateau (ou patène) posé sur le calice signifiera la pierre dont tu
-scellas mon sépulcre.</p>
-
-<p>«Et maintenant, tous ceux auxquels il sera donné de voir d'un c&oelig;ur
+vin. Or il sera fait mémoire de la table de Simon en maints pays
+lointains: l'autel sur lequel on offrira le sacrifice sera le sépulcre
+où tu me déposas; le corporal sera le drap dont tu m'avais enveloppé;
+le calice rappellera le vase où tu recueillis mon sang; enfin le
+plateau (ou patène) posé sur le calice signifiera la pierre dont tu
+scellas mon sépulcre.</p>
+
+<p>«Et maintenant, tous ceux auxquels il sera donné de voir d'un c&oelig;ur
pur le vase que je te confie, seront des miens: ils auront
satisfaction de c&oelig;ur et joie perdurable. Ceux qui pourront
apprendre et retenir certaines paroles que je te dirai auront plus de
-pouvoir sur les gens, et plus de crédit près de Dieu. Ils n'auront
-jamais à craindre d'être déchus de leurs droits, d'être mal jugés, et
-d'être vaincus en bataille, quand leur cause sera juste.»</p>
+pouvoir sur les gens, et plus de crédit près de Dieu. Ils n'auront
+jamais à craindre d'être déchus de leurs droits, d'être mal jugés, et
+d'être vaincus en bataille, quand leur cause sera juste.»</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> «Je n'oserais,» dit ici Robert de Boron, conter ni transcrire
-les hautes paroles apprises à Joseph, et je ne le pourrais faire,
-quand j'en aurais la volonté, si je n'avais par-devers moi le grand
-livre, écrit par les grands clercs, et où l'on trouve le grand secret
-nommé le Graal.»</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> «Je n'oserais,» dit ici Robert de Boron, conter ni transcrire
+les hautes paroles apprises à Joseph, et je ne le pourrais faire,
+quand j'en aurais la volonté, si je n'avais par-devers moi le grand
+livre, écrit par les grands clercs, et où l'on trouve le grand secret
+nommé le Graal.»</p>
-<p>Jésus-Christ ne quitta pas Joseph sans l'avertir qu'il serait un jour
+<p>Jésus-Christ ne quitta pas Joseph sans l'avertir qu'il serait un jour
affranchi de sa prison. Il y demeura plus de quarante ans; on l'avait
-complétement oublié en Judée, quand arriva dans la ville de Rome un
-pèlerin, jadis témoin de la prédication, des miracles et de la mort de
-Jésus. L'hôte qui l'hébergeait lui apprit que Vespasien, le fils de
-l'Empereur, était atteint d'une affreuse lèpre qui le forçait à vivre
-séparé de tous les vivants. Il était renfermé dans une tour sans
-fenêtre et sans escalier, et chaque jour on déposait sur une étroite
-lucarne le manger qui le soutenait. «Ne sauriez-vous,» ajouta l'hôte,
-«indiquer un remède à sa maladie?&mdash;Non,» répondit le pèlerin, «mais je
-sais qu'au pays d'où je viens, il y avait dans ma jeunesse un grand
-prophète qui guérissait de tous les maux. Il se nommait Jésus de
+complétement oublié en Judée, quand arriva dans la ville de Rome un
+pèlerin, jadis témoin de la prédication, des miracles et de la mort de
+Jésus. L'hôte qui l'hébergeait lui apprit que Vespasien, le fils de
+l'Empereur, était atteint d'une affreuse lèpre qui le forçait à vivre
+séparé de tous les vivants. Il était renfermé dans une tour sans
+fenêtre et sans escalier, et chaque jour on déposait sur une étroite
+lucarne le manger qui le soutenait. «Ne sauriez-vous,» ajouta l'hôte,
+«indiquer un remède à sa maladie?&mdash;Non,» répondit le pèlerin, «mais je
+sais qu'au pays d'où je viens, il y avait dans ma jeunesse un grand
+prophète qui guérissait de tous les maux. Il se nommait Jésus de
Nazareth. Je l'ai vu redressant les boiteux, illuminant les aveugles,
-rendant sains les gens pourris de lèpre. Les Juifs le firent mourir;
-mais, s'il vivait encore, <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> je ne doute pas qu'il n'eût le
-pouvoir de guérir Vespasien.»</p>
+rendant sains les gens pourris de lèpre. Les Juifs le firent mourir;
+mais, s'il vivait encore, <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> je ne doute pas qu'il n'eût le
+pouvoir de guérir Vespasien.»</p>
-<p>L'hôte alla conter le tout à l'Empereur, qui voulut entendre lui-même
-le pèlerin. Il apprit de lui que la chose s'était passée en Judée,
-dans la partie romaine de la contrée soumise à l'autorité de Pilate.
-«Sire,» dit le pèlerin, «envoyez de vos plus sages conseillers pour
-enquerre; et, si je suis trouvé menteur, faites-moi trancher la tête.»</p>
+<p>L'hôte alla conter le tout à l'Empereur, qui voulut entendre lui-même
+le pèlerin. Il apprit de lui que la chose s'était passée en Judée,
+dans la partie romaine de la contrée soumise à l'autorité de Pilate.
+«Sire,» dit le pèlerin, «envoyez de vos plus sages conseillers pour
+enquerre; et, si je suis trouvé menteur, faites-moi trancher la tête.»</p>
-<p>Les messagers furent envoyés avec recommandation, dans le cas où les
-récits du pèlerin seraient trouvés sincères, de chercher les objets
-qui pouvaient avoir appartenu au prophète injustement condamné.</p>
+<p>Les messagers furent envoyés avec recommandation, dans le cas où les
+récits du pèlerin seraient trouvés sincères, de chercher les objets
+qui pouvaient avoir appartenu au prophète injustement condamné.</p>
-<p>Pilate, auquel ils s'adressèrent, leur raconta les enfances de Jésus,
+<p>Pilate, auquel ils s'adressèrent, leur raconta les enfances de Jésus,
ses miracles, la haine des Juifs, les vains efforts qu'il avait faits
-pour l'arracher de leurs mains, l'eau qu'il avait demandée pour
-protester contre sa condamnation et le don fait à l'un de ses
-chevaliers du corps du prophète. «J'ignore,» ajouta-t-il, «ce que
-Joseph est devenu: personne ne m'en a parlé, et peut-être les Juifs
-l'ont-ils tué, noyé, ou mis en prison.»</p>
-
-<p>L'enquête faite en présence des Juifs justifia le récit de Pilate, et
-les messagers, ayant demandé si l'on n'avait pas conservé quelque
-objet venant de Jésus: «Il y a,» répondit un <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> Juif, «une
-vieille femme nommé Verrine qui garde son portrait; elle demeure dans
-la rue de l'École.»</p>
-
-<p>Pilate la fit venir, et, tout bailli qu'il était, fut contraint de se
-lever, quand elle parut devant lui. La pauvre femme, effrayée et
-craignant un mauvais parti, commença par nier qu'elle eût un portrait;
-mais, quand les messagers l'eurent assurée de leurs bonnes intentions
-et lui eurent appris qu'il s'agissait pour eux de trouver un remède à
-la lèpre du fils de l'Empereur, elle dit: «Pour rien au monde je ne
-vendrais ce que je possède: mais, si vous jurez de me le laisser,
-j'irai volontiers à Rome avec vous et j'y porterai l'image.»</p>
-
-<p>Les messagers promirent ce que Verrine souhaitait et demandèrent à
-voir la précieuse image. Elle alla ouvrir une huche, en tira une
-guimpe, et, l'ayant couverte de son manteau, revint bientôt vers les
-envoyés de Rome, qui se levèrent comme avait fait auparavant Pilate.
-«Écoutez,» dit-elle, «comment je la reçus: je portais ce morceau de
-fine toile entre les mains, quand je fis rencontre du prophète que les
-Juifs menaient au supplice. Il avait les mains liées d'une courroie
-derrière le dos. Ceux qui le conduisaient me prièrent de lui essuyer
+pour l'arracher de leurs mains, l'eau qu'il avait demandée pour
+protester contre sa condamnation et le don fait à l'un de ses
+chevaliers du corps du prophète. «J'ignore,» ajouta-t-il, «ce que
+Joseph est devenu: personne ne m'en a parlé, et peut-être les Juifs
+l'ont-ils tué, noyé, ou mis en prison.»</p>
+
+<p>L'enquête faite en présence des Juifs justifia le récit de Pilate, et
+les messagers, ayant demandé si l'on n'avait pas conservé quelque
+objet venant de Jésus: «Il y a,» répondit un <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> Juif, «une
+vieille femme nommé Verrine qui garde son portrait; elle demeure dans
+la rue de l'École.»</p>
+
+<p>Pilate la fit venir, et, tout bailli qu'il était, fut contraint de se
+lever, quand elle parut devant lui. La pauvre femme, effrayée et
+craignant un mauvais parti, commença par nier qu'elle eût un portrait;
+mais, quand les messagers l'eurent assurée de leurs bonnes intentions
+et lui eurent appris qu'il s'agissait pour eux de trouver un remède à
+la lèpre du fils de l'Empereur, elle dit: «Pour rien au monde je ne
+vendrais ce que je possède: mais, si vous jurez de me le laisser,
+j'irai volontiers à Rome avec vous et j'y porterai l'image.»</p>
+
+<p>Les messagers promirent ce que Verrine souhaitait et demandèrent à
+voir la précieuse image. Elle alla ouvrir une huche, en tira une
+guimpe, et, l'ayant couverte de son manteau, revint bientôt vers les
+envoyés de Rome, qui se levèrent comme avait fait auparavant Pilate.
+«Écoutez,» dit-elle, «comment je la reçus: je portais ce morceau de
+fine toile entre les mains, quand je fis rencontre du prophète que les
+Juifs menaient au supplice. Il avait les mains liées d'une courroie
+derrière le dos. Ceux qui le conduisaient me prièrent de lui essuyer
le visage, je m'approchai, je passai mon linge sur son front
-ruisselant de sueur, <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> puis je le suivis: on le frappait à
-chaque pas sans qu'il exhalât de plaintes. Rentrée dans ma maison, je
-regardai mon drap, et j'y vis l'image du saint prophète.»</p>
-
-<p>Verrine partit avec les messagers. Arrivée devant l'Empereur, elle
-découvrit l'image, et l'Empereur s'inclina par trois fois, bien qu'il
-n'y eût là ni bois, ni or, ni argent<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51" title="Go to footnote 51"><span class="smaller">[51]</span></a>. Jamais il n'avait vu d'image
-aussi belle. Il la prit, la posa sur la lucarne qui tenait à la tour
-de son fils, et Vespasien n'eut pas plutôt arrêté les yeux sur elle
-qu'il se trouva revenu dans la plus parfaite santé.</p>
-
-<p>Ne demandez pas si le pèlerin et Verrine furent grandement récompensés
-de ce qu'ils avaient dit et fait. «L'image fut conservée à Rome comme
-relique précieuse; on la vénère encore aujourd'hui sous le nom de la
-<cite>Véronique</cite>.» Pour le jeune Vespasien, son premier v&oelig;u fut de
-témoigner de sa reconnaissance, en vengeant le prophète auquel il
-devait la santé. L'Empereur et lui parurent bientôt en Judée à la tête
-d'une armée nombreuse. Pilate fut mandé, et, pour prévenir la défiance
-des Juifs, Vespasien le fit conduire en prison comme <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> accusé
-d'avoir voulu soustraire Jésus au supplice. Les Juifs, persuadés qu'on
-entendait les récompenser, vinrent à qui mieux mieux se vanter d'avoir
-eu grande part à la mort de Jésus. Quel ne fut pas leur effroi quand
-ils se virent eux-mêmes saisis et chargés de chaînes! L'Empereur fit
-attacher à la queue des chevaux indomptés trente des plus coupables.
-«Rendez-nous le prophète Jésus,» leur dit-il, «ou nous vous traiterons
-tous de même.» Ils répondirent: «Nous l'avions laissé prendre par
-Joseph, c'est à Joseph seul qu'il faudrait le demander.» Les
-exécutions continuèrent; il en mourut un grand nombre. «Mais,» dit un
-d'entre eux, «m'accorderez-vous la vie si j'indique où l'on a mis
-Joseph?»&mdash;«Oui,» dit Vespasien, «tu éviteras à cette condition la
-torture et conserveras tes membres.» Le Juif le conduisit au pied de
-la tour où Joseph était enfermé depuis quarante-deux ans. «Celui,» dit
-Vespasien, «qui m'a guéri, peut bien avoir conservé la vie de son
-serviteur. Je veux pénétrer dans la tour.»</p>
-
-<p>On ouvre la tour, il appelle; personne ne répond. Il demande une
-longue corde, et se fait descendre dans les dernières profondeurs;
-alors il aperçoit un rayon lumineux et entend une voix: «Sois le
-bienvenu, Vespasien! que viens-tu chercher ici?&mdash;Ah! Joseph,» dit
-<span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> Vespasien en l'embrassant, «qui donc a pu te conserver la vie
-et me rendre la santé?»&mdash;«Je te le dirai,» répond Joseph, «si tu
-consens à suivre ses commandements.»&mdash;«Me voici prêt à les entendre.
+ruisselant de sueur, <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> puis je le suivis: on le frappait à
+chaque pas sans qu'il exhalât de plaintes. Rentrée dans ma maison, je
+regardai mon drap, et j'y vis l'image du saint prophète.»</p>
+
+<p>Verrine partit avec les messagers. Arrivée devant l'Empereur, elle
+découvrit l'image, et l'Empereur s'inclina par trois fois, bien qu'il
+n'y eût là ni bois, ni or, ni argent<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51" title="Go to footnote 51"><span class="smaller">[51]</span></a>. Jamais il n'avait vu d'image
+aussi belle. Il la prit, la posa sur la lucarne qui tenait à la tour
+de son fils, et Vespasien n'eut pas plutôt arrêté les yeux sur elle
+qu'il se trouva revenu dans la plus parfaite santé.</p>
+
+<p>Ne demandez pas si le pèlerin et Verrine furent grandement récompensés
+de ce qu'ils avaient dit et fait. «L'image fut conservée à Rome comme
+relique précieuse; on la vénère encore aujourd'hui sous le nom de la
+<cite>Véronique</cite>.» Pour le jeune Vespasien, son premier v&oelig;u fut de
+témoigner de sa reconnaissance, en vengeant le prophète auquel il
+devait la santé. L'Empereur et lui parurent bientôt en Judée à la tête
+d'une armée nombreuse. Pilate fut mandé, et, pour prévenir la défiance
+des Juifs, Vespasien le fit conduire en prison comme <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> accusé
+d'avoir voulu soustraire Jésus au supplice. Les Juifs, persuadés qu'on
+entendait les récompenser, vinrent à qui mieux mieux se vanter d'avoir
+eu grande part à la mort de Jésus. Quel ne fut pas leur effroi quand
+ils se virent eux-mêmes saisis et chargés de chaînes! L'Empereur fit
+attacher à la queue des chevaux indomptés trente des plus coupables.
+«Rendez-nous le prophète Jésus,» leur dit-il, «ou nous vous traiterons
+tous de même.» Ils répondirent: «Nous l'avions laissé prendre par
+Joseph, c'est à Joseph seul qu'il faudrait le demander.» Les
+exécutions continuèrent; il en mourut un grand nombre. «Mais,» dit un
+d'entre eux, «m'accorderez-vous la vie si j'indique où l'on a mis
+Joseph?»&mdash;«Oui,» dit Vespasien, «tu éviteras à cette condition la
+torture et conserveras tes membres.» Le Juif le conduisit au pied de
+la tour où Joseph était enfermé depuis quarante-deux ans. «Celui,» dit
+Vespasien, «qui m'a guéri, peut bien avoir conservé la vie de son
+serviteur. Je veux pénétrer dans la tour.»</p>
+
+<p>On ouvre la tour, il appelle; personne ne répond. Il demande une
+longue corde, et se fait descendre dans les dernières profondeurs;
+alors il aperçoit un rayon lumineux et entend une voix: «Sois le
+bienvenu, Vespasien! que viens-tu chercher ici?&mdash;Ah! Joseph,» dit
+<span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> Vespasien en l'embrassant, «qui donc a pu te conserver la vie
+et me rendre la santé?»&mdash;«Je te le dirai,» répond Joseph, «si tu
+consens à suivre ses commandements.»&mdash;«Me voici prêt à les entendre.
Parle.</p>
-<p>«&mdash;Vespasien, le Saint-Esprit a tout créé, le ciel, la terre et la
-mer, les éléments, la nuit, le jour et les quatre vents. Il a fait
+<p>«&mdash;Vespasien, le Saint-Esprit a tout créé, le ciel, la terre et la
+mer, les éléments, la nuit, le jour et les quatre vents. Il a fait
aussi les archanges et les anges. Parmi ces derniers il s'en trouva de
-mauvais, pleins d'orgueil, de colère, d'envie, de haine, de mensonge,
-d'impureté, de gloutonnerie. Dieu les précipita des hauteurs du ciel;
-ce fut une pluie épaisse qui dura trois jours et trois nuits<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52" title="Go to footnote 52"><span class="smaller">[52]</span></a>. Ces
-mauvais anges formaient trois générations: la première est descendue
-en Enfer: leur soin est de tourmenter les âmes. La seconde s'est
-arrêtée sur la terre: ils s'attachent aux femmes et aux hommes pour
-les perdre et les mettre en guerre avec leur Créateur; ils tiennent
-registre de nos péchés afin qu'il n'en soit rien oublié. Ceux de la
-<span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> troisième génération séjournent dans l'air: ils prennent
-diverses formes, usent de flèches et de lances, dont ils percent les
-âmes des hommes pour les détourner de la droite voie. Telle est leur
-généalogie. Pour les anges demeurés fidèles, ils ont leur hôtel dans
-le ciel et ne sont plus soumis à la tentation des mauvais esprits.»</p>
-
-<p>Joseph dit ensuite comment, pour combler le vide laissé dans le
-Paradis par la désobéissance des anges, Dieu avait créé l'homme et la
-femme; comment le grand Ennemi, ne le pouvant souffrir, avait ménagé
-la chute de nos premiers parents, et comment il se croyait assuré de
-les entraîner dans le même abîme, le Paradis ne pouvant supporter la
-moindre souillure. Mais Dieu avait envoyé son Fils sur la terre pour
-fournir la rançon exigée par la Justice. «C'est ce Fils que les Juifs
-ont fait mourir, qui nous a rachetés des tourments d'Enfer, qui m'a
-sauvé et qui t'a guéri. Crois donc à ses commandements, et reconnais
-que Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, sont une seule et même chose.»</p>
-
-<p>Vespasien n'hésita pas à confesser les vérités qu'on lui apprenait. Il
-remonta, fit dépecer la tour, d'où sortit Joseph entièrement sain de
-corps et d'esprit. «Voici Joseph que vous réclamez,» dit-il aux
-Juifs, «c'est à vous <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> maintenant à me rendre Jésus-Christ.»
-Ils ne surent que répondre, et Vespasien ne tarda plus à faire d'eux
-bonne et sévère justice. On cria par son ordre qu'il donnerait trente
-Juifs pour un denier à qui voudrait les acheter. Quant à celui qui
-avait indiqué la prison de Joseph, on le fit entrer en mer avec toute
-sa famille dans un vaisseau sans agrès qui les porta là où Dieu voulut
+mauvais, pleins d'orgueil, de colère, d'envie, de haine, de mensonge,
+d'impureté, de gloutonnerie. Dieu les précipita des hauteurs du ciel;
+ce fut une pluie épaisse qui dura trois jours et trois nuits<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52" title="Go to footnote 52"><span class="smaller">[52]</span></a>. Ces
+mauvais anges formaient trois générations: la première est descendue
+en Enfer: leur soin est de tourmenter les âmes. La seconde s'est
+arrêtée sur la terre: ils s'attachent aux femmes et aux hommes pour
+les perdre et les mettre en guerre avec leur Créateur; ils tiennent
+registre de nos péchés afin qu'il n'en soit rien oublié. Ceux de la
+<span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> troisième génération séjournent dans l'air: ils prennent
+diverses formes, usent de flèches et de lances, dont ils percent les
+âmes des hommes pour les détourner de la droite voie. Telle est leur
+généalogie. Pour les anges demeurés fidèles, ils ont leur hôtel dans
+le ciel et ne sont plus soumis à la tentation des mauvais esprits.»</p>
+
+<p>Joseph dit ensuite comment, pour combler le vide laissé dans le
+Paradis par la désobéissance des anges, Dieu avait créé l'homme et la
+femme; comment le grand Ennemi, ne le pouvant souffrir, avait ménagé
+la chute de nos premiers parents, et comment il se croyait assuré de
+les entraîner dans le même abîme, le Paradis ne pouvant supporter la
+moindre souillure. Mais Dieu avait envoyé son Fils sur la terre pour
+fournir la rançon exigée par la Justice. «C'est ce Fils que les Juifs
+ont fait mourir, qui nous a rachetés des tourments d'Enfer, qui m'a
+sauvé et qui t'a guéri. Crois donc à ses commandements, et reconnais
+que Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, sont une seule et même chose.»</p>
+
+<p>Vespasien n'hésita pas à confesser les vérités qu'on lui apprenait. Il
+remonta, fit dépecer la tour, d'où sortit Joseph entièrement sain de
+corps et d'esprit. «Voici Joseph que vous réclamez,» dit-il aux
+Juifs, «c'est à vous <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> maintenant à me rendre Jésus-Christ.»
+Ils ne surent que répondre, et Vespasien ne tarda plus à faire d'eux
+bonne et sévère justice. On cria par son ordre qu'il donnerait trente
+Juifs pour un denier à qui voudrait les acheter. Quant à celui qui
+avait indiqué la prison de Joseph, on le fit entrer en mer avec toute
+sa famille dans un vaisseau sans agrès qui les porta là où Dieu voulut
les conduire.</p>
<p>C'est ainsi que Vespasien vengea la mort de Notre-Seigneur.</p>
-<p>Or Joseph avait une s&oelig;ur appelée Enigée, mariée à un Juif nommé
-Bron: les deux époux, en apprenant que Joseph était encore vivant,
-accoururent et lui crièrent merci. «Ce n'est pas à moi qu'il la faut
-demander, mais à Jésus ressuscité, auquel vous devez croire.» Ils
-accordèrent tout ce qu'on voulait et décidèrent leurs amis à suivre
-leur exemple. «Et maintenant,» dit Joseph, «si vous êtes sincères,
-vous abandonnerez vos demeures, vos héritages; vous me suivrez et nous
-quitterons le pays.» Ils répondirent qu'ils étaient prêts à
-l'accompagner partout où il voudrait les conduire.</p>
-
-<p>Joseph les mena en terres lointaines; ils y demeurèrent un grand
-espace de temps, fortifiés par ses bons enseignements. Ils
-s'adonnaient à la culture des champs. D'abord tout alla <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span>
-comme ils voulaient, tout prospérait chez eux; mais un temps vint où
-Dieu parut se lasser de les favoriser; rien ne répondait plus à leurs
-espérances. Les blés se desséchaient avant de mûrir, et les arbres
-cessaient de donner des fruits. C'était la punition du vice d'impureté
+<p>Or Joseph avait une s&oelig;ur appelée Enigée, mariée à un Juif nommé
+Bron: les deux époux, en apprenant que Joseph était encore vivant,
+accoururent et lui crièrent merci. «Ce n'est pas à moi qu'il la faut
+demander, mais à Jésus ressuscité, auquel vous devez croire.» Ils
+accordèrent tout ce qu'on voulait et décidèrent leurs amis à suivre
+leur exemple. «Et maintenant,» dit Joseph, «si vous êtes sincères,
+vous abandonnerez vos demeures, vos héritages; vous me suivrez et nous
+quitterons le pays.» Ils répondirent qu'ils étaient prêts à
+l'accompagner partout où il voudrait les conduire.</p>
+
+<p>Joseph les mena en terres lointaines; ils y demeurèrent un grand
+espace de temps, fortifiés par ses bons enseignements. Ils
+s'adonnaient à la culture des champs. D'abord tout alla <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span>
+comme ils voulaient, tout prospérait chez eux; mais un temps vint où
+Dieu parut se lasser de les favoriser; rien ne répondait plus à leurs
+espérances. Les blés se desséchaient avant de mûrir, et les arbres
+cessaient de donner des fruits. C'était la punition du vice d'impureté
auquel plusieurs d'entre eux s'abandonnaient. Dans leur affliction, il
-s'adressèrent à Bron, le beau-frère de Joseph, et le prièrent
-d'obtenir de Joseph qu'il voulût bien leur dire si leur malheur venait
-de leurs péchés ou des siens.</p>
+s'adressèrent à Bron, le beau-frère de Joseph, et le prièrent
+d'obtenir de Joseph qu'il voulût bien leur dire si leur malheur venait
+de leurs péchés ou des siens.</p>
<p>Joseph eut alors recours au saint vaisseau. Il s'agenouilla tout en
-larmes, et, après une courte oraison, pria l'Esprit-Saint de lui
-apprendre la cause de la commune adversité. La voix du Saint-Esprit
-répondit: «Joseph, le péché ne vient pas de toi; je vais t'apprendre à
-séparer les bons des mauvais. Souviens-toi qu'étant à la table de
-Simon, je désignai le disciple qui devait me trahir. Judas comprit sa
-honte et cessa de converser avec mes disciples. À l'imitation de la
-Cène, tu dresseras une table, tu commanderas à Bron, l'époux de ta
-s&oelig;ur Enigée, d'aller pêcher dans la rivière voisine et de rapporter
+larmes, et, après une courte oraison, pria l'Esprit-Saint de lui
+apprendre la cause de la commune adversité. La voix du Saint-Esprit
+répondit: «Joseph, le péché ne vient pas de toi; je vais t'apprendre à
+séparer les bons des mauvais. Souviens-toi qu'étant à la table de
+Simon, je désignai le disciple qui devait me trahir. Judas comprit sa
+honte et cessa de converser avec mes disciples. À l'imitation de la
+Cène, tu dresseras une table, tu commanderas à Bron, l'époux de ta
+s&oelig;ur Enigée, d'aller pêcher dans la rivière voisine et de rapporter
ce qu'il y prendra. Tu placeras le poisson devant le vase couvert
d'une toile, justement au milieu de la table. Cela fait, tu appelleras
-ton peuple; quand tu seras assis précisément à la <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> place que
-j'occupais chez Simon, tu diras à Bron de venir à ta droite, et tu le
-verras laisser entre vous deux l'intervalle d'un siége. C'est la place
-qui représentera celle que Judas avait quittée. Elle ne sera remplie
-que par le fils du fils de Bron et de ta s&oelig;ur Enigée.</p>
-
-<p>«Quand Bron sera assis, tu diras à ton peuple que, s'ils ont gardé
-leur foi en la sainte Trinité, s'ils ont suivi les commandements que
+ton peuple; quand tu seras assis précisément à la <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> place que
+j'occupais chez Simon, tu diras à Bron de venir à ta droite, et tu le
+verras laisser entre vous deux l'intervalle d'un siége. C'est la place
+qui représentera celle que Judas avait quittée. Elle ne sera remplie
+que par le fils du fils de Bron et de ta s&oelig;ur Enigée.</p>
+
+<p>«Quand Bron sera assis, tu diras à ton peuple que, s'ils ont gardé
+leur foi en la sainte Trinité, s'ils ont suivi les commandements que
je leur avais transmis par ta bouche, ils peuvent venir prendre place
-et participer à la grâce que Notre-Seigneur réserve à ses amis.»</p>
+et participer à la grâce que Notre-Seigneur réserve à ses amis.»</p>
-<p>Joseph fit ce qui lui était commandé. Bron alla pêcher, et revint avec
-un poisson que Joseph plaça sur la table, auprès du saint vaisseau.
-Puis Bron ayant, sans en être averti, laissé une place vide entre
-Joseph et lui, tous les autres approchèrent de la table, les uns pour
+<p>Joseph fit ce qui lui était commandé. Bron alla pêcher, et revint avec
+un poisson que Joseph plaça sur la table, auprès du saint vaisseau.
+Puis Bron ayant, sans en être averti, laissé une place vide entre
+Joseph et lui, tous les autres approchèrent de la table, les uns pour
s'y asseoir, les autres pour regretter de n'y pas trouver place.
-Bientôt ceux qui étaient assis furent pénétrés d'une douceur ineffable
-qui leur fit tout oublier. Un d'entre eux, cependant, nommé Petrus,
-demanda à ceux qui étaient restés debout s'ils ne sentaient rien des
-biens dont lui-même était rempli. «Non, rien,»
-répondirent-ils.&mdash;«C'est apparemment,» dit Petrus, «que vous êtes
-salis du vilain péché <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> dont Notre-Seigneur veut que vous
-receviez la punition.»</p>
-
-<p>Alors, couverts de honte, ils sortirent de la maison, à l'exception
-d'un seul, nommé Moïse, qui fondait en larmes et faisait la plus laide
-chère du monde. Joseph cependant commanda à ses compagnons de revenir
-chaque jour participer à la même grâce, et c'est ainsi que fut faite
-la première épreuve des vertus du saint vaisseau.</p>
-
-<p>Ceux qui étaient sortis de la maison refusaient de croire à cette
-grâce qui remplissait de tant de douceurs le c&oelig;ur des autres: «Que
-sentez-vous donc?» disaient-ils en se rapprochant d'eux, «quelle est
-cette grâce dont vous nous parlez? Ce vaisseau dont vous nous vantez
-les vertus, nous ne l'avons pas vu.&mdash;«Parce qu'il ne peut frapper les
-yeux des pécheurs.&mdash;Nous laisserons donc votre compagnie; mais que
-pourrons-nous dire à ceux qui demanderont pourquoi nous vous avons
-quittés?&mdash;Vous direz que nous autres sommes restés en possession de la
-grâce de Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit.&mdash;Mais comment
-désignerons-nous le vase qui semble vous tant agréer?&mdash;Par son droit
-nom,» répondit Petrus, «vous l'appellerez <em>Gréal</em>, car il ne sera
-jamais donné à personne de le voir sans le prendre en <em>gré</em>, sans en
+Bientôt ceux qui étaient assis furent pénétrés d'une douceur ineffable
+qui leur fit tout oublier. Un d'entre eux, cependant, nommé Petrus,
+demanda à ceux qui étaient restés debout s'ils ne sentaient rien des
+biens dont lui-même était rempli. «Non, rien,»
+répondirent-ils.&mdash;«C'est apparemment,» dit Petrus, «que vous êtes
+salis du vilain péché <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> dont Notre-Seigneur veut que vous
+receviez la punition.»</p>
+
+<p>Alors, couverts de honte, ils sortirent de la maison, à l'exception
+d'un seul, nommé Moïse, qui fondait en larmes et faisait la plus laide
+chère du monde. Joseph cependant commanda à ses compagnons de revenir
+chaque jour participer à la même grâce, et c'est ainsi que fut faite
+la première épreuve des vertus du saint vaisseau.</p>
+
+<p>Ceux qui étaient sortis de la maison refusaient de croire à cette
+grâce qui remplissait de tant de douceurs le c&oelig;ur des autres: «Que
+sentez-vous donc?» disaient-ils en se rapprochant d'eux, «quelle est
+cette grâce dont vous nous parlez? Ce vaisseau dont vous nous vantez
+les vertus, nous ne l'avons pas vu.&mdash;«Parce qu'il ne peut frapper les
+yeux des pécheurs.&mdash;Nous laisserons donc votre compagnie; mais que
+pourrons-nous dire à ceux qui demanderont pourquoi nous vous avons
+quittés?&mdash;Vous direz que nous autres sommes restés en possession de la
+grâce de Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit.&mdash;Mais comment
+désignerons-nous le vase qui semble vous tant agréer?&mdash;Par son droit
+nom,» répondit Petrus, «vous l'appellerez <em>Gréal</em>, car il ne sera
+jamais donné à personne de le voir sans le prendre en <em>gré</em>, sans en
ressentir autant de plaisir que le poisson quand de la main qui le
-<span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> tient il vient à s'élancer dans l'eau.» Ils retinrent le nom
-qu'on leur disait et le répétèrent partout où ils allèrent, et depuis
-ce temps on ne désigna le vase que sous le nom de <em>Graal</em> ou <em>Gréal</em>.
-Chaque jour, quand les fidèles voyaient arriver l'heure de tierce, ils
-disaient qu'ils allaient à la grâce, c'est-à-dire à l'office du
+<span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> tient il vient à s'élancer dans l'eau.» Ils retinrent le nom
+qu'on leur disait et le répétèrent partout où ils allèrent, et depuis
+ce temps on ne désigna le vase que sous le nom de <em>Graal</em> ou <em>Gréal</em>.
+Chaque jour, quand les fidèles voyaient arriver l'heure de tierce, ils
+disaient qu'ils allaient à la grâce, c'est-à-dire à l'office du
<em>Graal</em>.</p>
-<p>Or Moïse, celui qui n'avait pas voulu se séparer des autres bons
-chrétiens, et qui, rempli de malice et d'hypocrisie, séduisait le
-peuple par son air sage et la douleur qu'il témoignait, Moïse fit
-prier instamment Joseph de lui permettre de prendre place à la table.
-«Ce n'est pas moi,» dit Joseph, «qui accorde la grâce. Dieu la refuse
-à ceux qui n'en sont pas dignes. Si Moïse veut essayer de nous
-tromper, malheur à lui!&mdash;Ah! Sire,» répondent les autres, «il témoigne
-tant de douleur de ne pas être des nôtres<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53" title="Go to footnote 53"><span class="smaller">[53]</span></a>, que nous devons l'en
-croire.&mdash;Eh bien!» dit Joseph, «je le demanderai pour vous.»</p>
-
-<p>Il se mit à genoux devant le Graal et demanda pour Moïse la faveur
-sollicitée.</p>
-
-<p>«Joseph,» répondit le Saint-Esprit, «voici le temps où sera faite
-l'épreuve du siége placé <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> entre toi et Bron. Dis à Moïse que,
-s'il est tel qu'il le prétend, il peut compter sur la grâce et
-s'asseoir avec vous.»</p>
-
-<p>Joseph étant retourné vers les siens: «Dites à Moïse que, s'il est
-digne de la grâce, nul ne peut la lui ravir; mais qu'il ne la réclame
-pas s'il ne le fait de c&oelig;ur sincère.&mdash;Je ne redoute rien,» répond
-Moïse, «dès que Joseph me permet de prendre siége avec vous.» Alors
-ils le conduisirent au milieu d'eux, dans la salle où la table était
-dressée.</p>
-
-<p>Joseph s'asseoit, Bron et chacun des autres, à leur place accoutumée.
-Alors Moïse regarde, fait le tour de la table et s'arrête devant le
-siége demeuré vide à la droite de Joseph. Il avance, il n'a plus qu'à
-s'y asseoir: aussitôt voilà que le siége et lui disparaissent comme s
-ils n'avaient jamais été, sans que le divin service soit interrompu.
-Le service achevé, Petrus dit à Joseph: «Jamais nous n'avons eu tant
-de frayeur. Dites-nous, je vous prie, ce que Moïse est devenu.&mdash;Je
-l'ignore,» répondit Joseph, «mais nous pourrons le savoir de Celui qui
-nous en a déjà tant appris.»</p>
-
-<p>Il s'agenouilla devant le vaisseau: «Sire, aussi vrai que vous avez
+<p>Or Moïse, celui qui n'avait pas voulu se séparer des autres bons
+chrétiens, et qui, rempli de malice et d'hypocrisie, séduisait le
+peuple par son air sage et la douleur qu'il témoignait, Moïse fit
+prier instamment Joseph de lui permettre de prendre place à la table.
+«Ce n'est pas moi,» dit Joseph, «qui accorde la grâce. Dieu la refuse
+à ceux qui n'en sont pas dignes. Si Moïse veut essayer de nous
+tromper, malheur à lui!&mdash;Ah! Sire,» répondent les autres, «il témoigne
+tant de douleur de ne pas être des nôtres<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53" title="Go to footnote 53"><span class="smaller">[53]</span></a>, que nous devons l'en
+croire.&mdash;Eh bien!» dit Joseph, «je le demanderai pour vous.»</p>
+
+<p>Il se mit à genoux devant le Graal et demanda pour Moïse la faveur
+sollicitée.</p>
+
+<p>«Joseph,» répondit le Saint-Esprit, «voici le temps où sera faite
+l'épreuve du siége placé <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> entre toi et Bron. Dis à Moïse que,
+s'il est tel qu'il le prétend, il peut compter sur la grâce et
+s'asseoir avec vous.»</p>
+
+<p>Joseph étant retourné vers les siens: «Dites à Moïse que, s'il est
+digne de la grâce, nul ne peut la lui ravir; mais qu'il ne la réclame
+pas s'il ne le fait de c&oelig;ur sincère.&mdash;Je ne redoute rien,» répond
+Moïse, «dès que Joseph me permet de prendre siége avec vous.» Alors
+ils le conduisirent au milieu d'eux, dans la salle où la table était
+dressée.</p>
+
+<p>Joseph s'asseoit, Bron et chacun des autres, à leur place accoutumée.
+Alors Moïse regarde, fait le tour de la table et s'arrête devant le
+siége demeuré vide à la droite de Joseph. Il avance, il n'a plus qu'à
+s'y asseoir: aussitôt voilà que le siége et lui disparaissent comme s
+ils n'avaient jamais été, sans que le divin service soit interrompu.
+Le service achevé, Petrus dit à Joseph: «Jamais nous n'avons eu tant
+de frayeur. Dites-nous, je vous prie, ce que Moïse est devenu.&mdash;Je
+l'ignore,» répondit Joseph, «mais nous pourrons le savoir de Celui qui
+nous en a déjà tant appris.»</p>
+
+<p>Il s'agenouilla devant le vaisseau: «Sire, aussi vrai que vous avez
pris chair en la vierge Marie<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54" title="Go to footnote 54"><span class="smaller">[54]</span></a> et que vous avez bien voulu
-souffrir <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> la mort pour nous, que vous m'avez délivré de prison
-et que vous avez promis de venir à moi quand je vous en prierais,
-apprenez-moi ce que Moïse est devenu, pour que je puisse le redire aux
-gens que vous avez confiés à ma garde.»</p>
+souffrir <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> la mort pour nous, que vous m'avez délivré de prison
+et que vous avez promis de venir à moi quand je vous en prierais,
+apprenez-moi ce que Moïse est devenu, pour que je puisse le redire aux
+gens que vous avez confiés à ma garde.»</p>
-<p>«Joseph,» répondit la voix, «je t'ai dit qu'en souvenir de la trahison
-de Judas, une place doit rester vide à la table que tu fondais. Elle
+<p>«Joseph,» répondit la voix, «je t'ai dit qu'en souvenir de la trahison
+de Judas, une place doit rester vide à la table que tu fondais. Elle
ne sera pas remplie avant la venue de ton petit-neveu, fils du fils de
-Bron et d'Enigée.</p>
-
-<p>«Quant à Moïse, j'ai puni son hypocrisie et l'intention qu'il avait de
-vous tromper. Comme il ne croyait pas à la grâce dont vous étiez
-remplis, il espérait vous confondre. On ne parlera plus de lui avant
-le temps où viendra le délivrer celui qui doit remplir le siége
-vide<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55" title="Go to footnote 55"><span class="smaller">[55]</span></a>. Désormais, ceux qui désavoueront ma compagnie et la tienne
-réclameront le corps de Moïse et auront grand sujet de l'accuser<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56" title="Go to footnote 56"><span class="smaller">[56]</span></a>.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> Or Bron et Enigée avaient douze enfants qui, devenus grands,
-les embarrassèrent. Enigée pria son époux de demander à Joseph ce
-qu'ils devaient en faire.&mdash;«Je vais,» répondit Joseph, «consulter le
-Saint Vaisseau.» Il se mit à genoux, et cette fois un ange fut chargé
-de lui répondre. «Dieu,» dit-il, «fera pour tes neveux ce que tu peux
-désirer. Il leur permet à tous de prendre femmes, à la condition de se
-laisser conduire par celui d'entre eux qui n'en prendra pas.»</p>
-
-<p>Bron, quand ces paroles lui furent rapportées, réunit ses enfants et
-leur demanda quelle vie ils voulaient mener. Onze répondirent qu'ils
-désiraient se marier. Le père leur chercha et trouva des femmes
+Bron et d'Enigée.</p>
+
+<p>«Quant à Moïse, j'ai puni son hypocrisie et l'intention qu'il avait de
+vous tromper. Comme il ne croyait pas à la grâce dont vous étiez
+remplis, il espérait vous confondre. On ne parlera plus de lui avant
+le temps où viendra le délivrer celui qui doit remplir le siége
+vide<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55" title="Go to footnote 55"><span class="smaller">[55]</span></a>. Désormais, ceux qui désavoueront ma compagnie et la tienne
+réclameront le corps de Moïse et auront grand sujet de l'accuser<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56" title="Go to footnote 56"><span class="smaller">[56]</span></a>.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> Or Bron et Enigée avaient douze enfants qui, devenus grands,
+les embarrassèrent. Enigée pria son époux de demander à Joseph ce
+qu'ils devaient en faire.&mdash;«Je vais,» répondit Joseph, «consulter le
+Saint Vaisseau.» Il se mit à genoux, et cette fois un ange fut chargé
+de lui répondre. «Dieu,» dit-il, «fera pour tes neveux ce que tu peux
+désirer. Il leur permet à tous de prendre femmes, à la condition de se
+laisser conduire par celui d'entre eux qui n'en prendra pas.»</p>
+
+<p>Bron, quand ces paroles lui furent rapportées, réunit ses enfants et
+leur demanda quelle vie ils voulaient mener. Onze répondirent qu'ils
+désiraient se marier. Le père leur chercha et trouva des femmes
auxquelles il les unit dans <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> les formes primitives de sainte
-Église<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57" title="Go to footnote 57"><span class="smaller">[57]</span></a>. Il leur recommanda de garder loyalement la foi de mariage,
-et d'être toujours purs et unis de c&oelig;ur et de pensées.</p>
+Église<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57" title="Go to footnote 57"><span class="smaller">[57]</span></a>. Il leur recommanda de garder loyalement la foi de mariage,
+et d'être toujours purs et unis de c&oelig;ur et de pensées.</p>
-<p>Un seul, nommé Alain, dit qu'il se laisserait écorcher avant de
-prendre femme. Bron le conduisit à son oncle Joseph, qui l'accueillit
-en riant: «Alain doit m'appartenir,» dit-il; «je vous prie, ma s&oelig;ur
-et mon frère, de me le donner.»&mdash;Alors, le prenant entre ses bras: Mon
-beau neveu,» dit-il, «réjouissez-vous, Notre-Seigneur vous a choisi
-pour glorifier son nom. Vous serez le chef de vos frères, et vous les
-gouvernerez.»</p>
+<p>Un seul, nommé Alain, dit qu'il se laisserait écorcher avant de
+prendre femme. Bron le conduisit à son oncle Joseph, qui l'accueillit
+en riant: «Alain doit m'appartenir,» dit-il; «je vous prie, ma s&oelig;ur
+et mon frère, de me le donner.»&mdash;Alors, le prenant entre ses bras: Mon
+beau neveu,» dit-il, «réjouissez-vous, Notre-Seigneur vous a choisi
+pour glorifier son nom. Vous serez le chef de vos frères, et vous les
+gouvernerez.»</p>
<p>Il revint au Graal, pour demander comment il devait instruire son
-neveu. «Joseph,» répondit la voix, «ton neveu est sage et prêt à
+neveu. «Joseph,» répondit la voix, «ton neveu est sage et prêt à
recevoir tes instructions. Tu lui feras confidence du grand amour que
-je te porte et à tous ceux qui sont endoctrinés sagement. Tu lui
+je te porte et à tous ceux qui sont endoctrinés sagement. Tu lui
conteras comment je vins en terre pour y souffrir mort honteuse;
-comment tu lavas mes plaies et reçus mon sang dans ce vaisseau; et
-comment j'ai fait le plus précieux don à toi, à ton lignage et à tous
-ceux qui voudront mériter <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> d'y avoir part. Grâce à ce don,
-vous serez bien accueillis partout, vous ne déplairez à personne; je
+comment tu lavas mes plaies et reçus mon sang dans ce vaisseau; et
+comment j'ai fait le plus précieux don à toi, à ton lignage et à tous
+ceux qui voudront mériter <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> d'y avoir part. Grâce à ce don,
+vous serez bien accueillis partout, vous ne déplairez à personne; je
soutiendrai votre cause dans toutes les cours, et vous n'y serez
-jamais condamnés pour des délits que vous n'aurez pas commis. Quand
+jamais condamnés pour des délits que vous n'aurez pas commis. Quand
Alain sera instruit de tout cela, apporte le saint vaisseau;
montre-lui le sang qui sortit de mon corps; avertis-le des ruses
-qu'emploie l'ennemi pour décevoir ceux que j'aime: surtout, qu'il se
-garde de colère, la colère aveugle les hommes et les éloigne de la
-bonne voie: qu'il se défie des plaisirs de la chair et n'hésite pas à
+qu'emploie l'ennemi pour décevoir ceux que j'aime: surtout, qu'il se
+garde de colère, la colère aveugle les hommes et les éloigne de la
+bonne voie: qu'il se défie des plaisirs de la chair et n'hésite pas à
glorifier mon nom devant tous ceux dont il approchera. Il aura la
-garde de ses frères et s&oelig;urs; il les conduira dans la contrée la
-plus reculée de l'Occident.</p>
+garde de ses frères et s&oelig;urs; il les conduira dans la contrée la
+plus reculée de l'Occident.</p>
-<p>«Demain, quand vous serez tous assemblés, une grande clarté descendra
-sur vous, vous apportera un bref à l'adresse de Petrus, pour l'avertir
-de prendre congé de vous. Ne lui désignez pas la route à suivre;
-lui-même vous indiquera celle qui conduit aux Vaus d'Avaron<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58" title="Go to footnote 58"><span class="smaller">[58]</span></a>; il y
-demeurera jusqu'à l'arrivée du <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> fils d'Alain, qui lui révélera
-la vertu de ton saint vaisseau, et lui apprendra ce que Moïse est
-devenu.»</p>
+<p>«Demain, quand vous serez tous assemblés, une grande clarté descendra
+sur vous, vous apportera un bref à l'adresse de Petrus, pour l'avertir
+de prendre congé de vous. Ne lui désignez pas la route à suivre;
+lui-même vous indiquera celle qui conduit aux Vaus d'Avaron<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58" title="Go to footnote 58"><span class="smaller">[58]</span></a>; il y
+demeurera jusqu'à l'arrivée du <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> fils d'Alain, qui lui révélera
+la vertu de ton saint vaisseau, et lui apprendra ce que Moïse est
+devenu.»</p>
-<p>Joseph fit ce qui lui était commandé. Il enseigna le jeune Alain, que
-Dieu remplit de sa grâce. Il lui conta ce qu'il savait lui-même de
-Jésus-Christ et ce que la voix lui en avait encore appris.</p>
+<p>Joseph fit ce qui lui était commandé. Il enseigna le jeune Alain, que
+Dieu remplit de sa grâce. Il lui conta ce qu'il savait lui-même de
+Jésus-Christ et ce que la voix lui en avait encore appris.</p>
<p>Puis, le lendemain, ils furent tous au service du Graal, et virent
-descendre du ciel une main lumineuse qui déposa le bref sur la sainte
-table. Joseph le prit, et appelant Petrus: «Beau frère, Jésus, qui
-nous racheta d'enfer, vous a nommé son messager. Voici le bref qui
-vous revêt de cet office: apprenez-nous de quel côté vous pensez
-aller.&mdash;Vers Occident,» répond Petrus, «dans une terre sauvage, nommée
-les Vaus d'Avaron; c'est là que j'attendrai tout de la bonté de Dieu.»</p>
+descendre du ciel une main lumineuse qui déposa le bref sur la sainte
+table. Joseph le prit, et appelant Petrus: «Beau frère, Jésus, qui
+nous racheta d'enfer, vous a nommé son messager. Voici le bref qui
+vous revêt de cet office: apprenez-nous de quel côté vous pensez
+aller.&mdash;Vers Occident,» répond Petrus, «dans une terre sauvage, nommée
+les Vaus d'Avaron; c'est là que j'attendrai tout de la bonté de Dieu.»</p>
<p>Cependant les onze enfants de Bron, conduits par Alain qu'ils
-agréèrent pour leur guide, avaient pris congé de leurs parents. Ils se
-rendirent en terres lointaines, annonçant à tous ceux qu'ils
-rencontraient le nom de Jésus. Partout Alain gagnait la faveur de ceux
-qui l'écoutaient.</p>
-
-<p>Mais Petrus, cédant aux prières de ses amis, consentait à demeurer un
-jour de plus au milieu d'eux. Et l'ange du Seigneur dit à Joseph:
-<span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> «Petrus a bien fait de retarder son départ; Dieu veut le
-rendre témoin des vertus du Graal. Bron, que le Seigneur avait déjà
-choisi pour pêcher le poisson, gardera le Graal après toi. Il
+agréèrent pour leur guide, avaient pris congé de leurs parents. Ils se
+rendirent en terres lointaines, annonçant à tous ceux qu'ils
+rencontraient le nom de Jésus. Partout Alain gagnait la faveur de ceux
+qui l'écoutaient.</p>
+
+<p>Mais Petrus, cédant aux prières de ses amis, consentait à demeurer un
+jour de plus au milieu d'eux. Et l'ange du Seigneur dit à Joseph:
+<span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> «Petrus a bien fait de retarder son départ; Dieu veut le
+rendre témoin des vertus du Graal. Bron, que le Seigneur avait déjà
+choisi pour pêcher le poisson, gardera le Graal après toi. Il
apprendra de toi comment il se doit maintenir, et quel amour
-Jésus-Christ eut pour toi. Tu lui diras les paroles douces, précieuses
-et saintes appelées <em>les secrets du Graal</em>. Puis tu lui remettras le
-saint vaisseau, et désormais ceux qui voudront lui donner son vrai nom
-l'appelleront <em>le Riche Pêcheur</em>.»</p>
-
-<p>Puis l'ange du Seigneur ajouta: «Tous tes compagnons doivent se
-diriger vers l'Occident: Bron, le Riche Pêcheur, prendra la même route
-et s'arrêtera où le c&oelig;ur lui dira. Il y attendra le fils de son
-fils, pour lui remettre le vase et la grâce attachée à sa possession.
-Celui-ci en sera le dernier dépositaire. Ainsi se trouvera accompli le
-symbole de la bienheureuse Trinité, par les trois prud'hommes qui
-auront eu le vase en garde. Pour toi, après avoir remis le Graal à
-Bron, tu quitteras le siècle et entreras dans la joie perdurable
-réservée aux amis de Dieu<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59" title="Go to footnote 59"><span class="smaller">[59]</span></a>.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> Joseph fit ce que lui commandait la voix. Le lendemain, après
-le service du Graal, il apprit à tous ses compagnons ce qu'il avait
-entendu, à l'exception de la parole sacrée que Jésus-Christ lui avait
-révélée dans la prison; parole seulement transmise au Riche Pêcheur,
-qui la mit en écrit avec d'autres secrets que les laïques ne doivent
+Jésus-Christ eut pour toi. Tu lui diras les paroles douces, précieuses
+et saintes appelées <em>les secrets du Graal</em>. Puis tu lui remettras le
+saint vaisseau, et désormais ceux qui voudront lui donner son vrai nom
+l'appelleront <em>le Riche Pêcheur</em>.»</p>
+
+<p>Puis l'ange du Seigneur ajouta: «Tous tes compagnons doivent se
+diriger vers l'Occident: Bron, le Riche Pêcheur, prendra la même route
+et s'arrêtera où le c&oelig;ur lui dira. Il y attendra le fils de son
+fils, pour lui remettre le vase et la grâce attachée à sa possession.
+Celui-ci en sera le dernier dépositaire. Ainsi se trouvera accompli le
+symbole de la bienheureuse Trinité, par les trois prud'hommes qui
+auront eu le vase en garde. Pour toi, après avoir remis le Graal à
+Bron, tu quitteras le siècle et entreras dans la joie perdurable
+réservée aux amis de Dieu<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59" title="Go to footnote 59"><span class="smaller">[59]</span></a>.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> Joseph fit ce que lui commandait la voix. Le lendemain, après
+le service du Graal, il apprit à tous ses compagnons ce qu'il avait
+entendu, à l'exception de la parole sacrée que Jésus-Christ lui avait
+révélée dans la prison; parole seulement transmise au Riche Pêcheur,
+qui la mit en écrit avec d'autres secrets que les laïques ne doivent
pas entendre.</p>
-<p>Le troisième jour après le départ de Petrus, Bron, désormais gardien
-du Graal, dit à Joseph: «J'ai la volonté de m'éloigner, je te demande
-congé de le faire.&mdash;De grand c&oelig;ur,» répond Joseph, «car ta volonté
-est celle de Dieu.» C'est ainsi qu'il se sépara du Riche Pêcheur, dont
-on a depuis tant parlé<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60" title="Go to footnote 60"><span class="smaller">[60]</span></a>.</p>
+<p>Le troisième jour après le départ de Petrus, Bron, désormais gardien
+du Graal, dit à Joseph: «J'ai la volonté de m'éloigner, je te demande
+congé de le faire.&mdash;De grand c&oelig;ur,» répond Joseph, «car ta volonté
+est celle de Dieu.» C'est ainsi qu'il se sépara du Riche Pêcheur, dont
+on a depuis tant parlé<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60" title="Go to footnote 60"><span class="smaller">[60]</span></a>.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> Messire Robert de Boron dit: «Maintenant il conviendrait de
+<p><span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> Messire Robert de Boron dit: «Maintenant il conviendrait de
savoir conter ce que devint Alain, le fils de Bron; en quelle terre il
-parvint; quel héritier put naître de lui, et quelle femme put le
+parvint; quel héritier put naître de lui, et quelle femme put le
nourrir.&mdash;Il faudrait dire la vie que Petrus mena, en quels lieux il
aborda, en quels lieux on devra le retrouver.&mdash;Il faudrait apprendre
-ce que Moïse devint, après avoir été si longuement perdu;&mdash;puis enfin
-où alla le Riche Pêcheur, où il s'arrêtera et comment on pourra
-revenir à lui.</p>
+ce que Moïse devint, après avoir été si longuement perdu;&mdash;puis enfin
+où alla le Riche Pêcheur, où il s'arrêtera et comment on pourra
+revenir à lui.</p>
-<p>«Ces quatre choses séparées, il faudrait les réunir et les exposer,
-chacune comme elles doivent l'être: mais nul homme ne les pourrait
+<p>«Ces quatre choses séparées, il faudrait les réunir et les exposer,
+chacune comme elles doivent l'être: mais nul homme ne les pourrait
assembler, s'il n'a d'abord entendu conter les autres parties de la
-grande et véridique histoire du Graal; et dans le temps où je la
-retraçais<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61" title="Go to footnote 61"><span class="smaller">[61]</span></a>, avec feu monseigneur Gautier, qui était de Mont-Belial,
-elle n'avait encore été retracée par nulle personne mortelle.
-Maintenant je fais savoir à tous ceux qui auront mon &oelig;uvre que, si
-Dieu me donne vie et santé, j'ai l'intention de reprendre ces quatre
-parties, pourvu que j'en trouve la matière en livre. Mais, pour le
-moment, je laisse non-seulement la branche que j'avais jusque-là
-<span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> poursuivie, mais même les trois autres qui en dépendaient,
-pour m'attacher à la cinquième, en promettant de revenir un jour aux
-précédentes. Car, si je négligeais d'en avertir, je ne sais personne
-au monde qui ne dût les croire perdues, et qui pût deviner pourquoi je
-les aurais laissées.»</p>
+grande et véridique histoire du Graal; et dans le temps où je la
+retraçais<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61" title="Go to footnote 61"><span class="smaller">[61]</span></a>, avec feu monseigneur Gautier, qui était de Mont-Belial,
+elle n'avait encore été retracée par nulle personne mortelle.
+Maintenant je fais savoir à tous ceux qui auront mon &oelig;uvre que, si
+Dieu me donne vie et santé, j'ai l'intention de reprendre ces quatre
+parties, pourvu que j'en trouve la matière en livre. Mais, pour le
+moment, je laisse non-seulement la branche que j'avais jusque-là
+<span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> poursuivie, mais même les trois autres qui en dépendaient,
+pour m'attacher à la cinquième, en promettant de revenir un jour aux
+précédentes. Car, si je négligeais d'en avertir, je ne sais personne
+au monde qui ne dût les croire perdues, et qui pût deviner pourquoi je
+les aurais laissées.»</p>
<h3><span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> TRANSITION.</h3>
<p>Tel est le premier livre ou, pour mieux parler, l'introduction
-primitive de tous les Romans de la Table ronde. Après l'histoire de
-<cite>Joseph d'Arimathie</cite>, Robert de Boron, laissant en réserve la suite
-des aventures d'Alain, de Bron, de Petrus et de Moïse, aborde une
+primitive de tous les Romans de la Table ronde. Après l'histoire de
+<cite>Joseph d'Arimathie</cite>, Robert de Boron, laissant en réserve la suite
+des aventures d'Alain, de Bron, de Petrus et de Moïse, aborde une
autre <em>laisse</em> ou branche, celle de <cite>Merlin</cite>, dont nous trouverons la
-seule forme entièrement conservée, dans le roman en prose du même nom.</p>
+seule forme entièrement conservée, dans le roman en prose du même nom.</p>
<p>Mais occupons-nous d'abord du roman en prose du <cite>Saint-Graal</cite>,
-deuxième forme de la légende de <em>Joseph</em> que Robert de Boron avait
-versifiée.</p>
+deuxième forme de la légende de <em>Joseph</em> que Robert de Boron avait
+versifiée.</p>
-<p>Ce n'est plus, comme dans le poëme, un interprète plus ou moins exact
-de la légende galloise du <em>Graal</em>; c'est l'auteur du <cite>Graal</cite> qui,
-parlant en son nom, va rapporter à Jésus-Christ lui-même la rédaction,
+<p>Ce n'est plus, comme dans le poëme, un interprète plus ou moins exact
+de la légende galloise du <em>Graal</em>; c'est l'auteur du <cite>Graal</cite> qui,
+parlant en son nom, va rapporter à Jésus-Christ lui-même la rédaction,
la communication du livre.</p>
-<p>Cet auteur ne se nomme pas, et nous a donné de sa réserve trois
-raisons peu satisfaisantes. S'il se faisait connaître, dit-il, on
-aurait peine <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> à croire que Dieu eût révélé d'aussi grands
-secrets à une personne aussi humble; on n'aurait pas pour le livre le
-respect qu'il mérite; enfin on rendrait l'auteur responsable des
-fautes et des méprises que peuvent commettre les copistes. Ces
+<p>Cet auteur ne se nomme pas, et nous a donné de sa réserve trois
+raisons peu satisfaisantes. S'il se faisait connaître, dit-il, on
+aurait peine <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> à croire que Dieu eût révélé d'aussi grands
+secrets à une personne aussi humble; on n'aurait pas pour le livre le
+respect qu'il mérite; enfin on rendrait l'auteur responsable des
+fautes et des méprises que peuvent commettre les copistes. Ces
raisons, dis-je, ne sont pas bonnes. Dieu, qui lui ordonnait de
-transcrire le livre, ne lui avait pas en même temps recommandé de
-cacher son nom; s'il avait été jugé digne de recevoir une telle
+transcrire le livre, ne lui avait pas en même temps recommandé de
+cacher son nom; s'il avait été jugé digne de recevoir une telle
faveur, il ne devait pas prendre souci de ce qu'en diraient les
-envieux; enfin la crainte des méprises et des interpolations que
+envieux; enfin la crainte des méprises et des interpolations que
pouvaient commettre les copistes ne devait pas lui causer plus
-d'inquiétude qu'elle n'en avait causé à Moïse, aux Apôtres, à tant
-d'auteurs sacrés ou profanes. Il ne s'est pas nommé, pour entourer sa
-prétendue révélation d'un mystère plus impénétrable; mais c'est là ce
-qu'il ne pouvait dire: seulement il eût pu se dispenser d'alléguer
+d'inquiétude qu'elle n'en avait causé à Moïse, aux Apôtres, à tant
+d'auteurs sacrés ou profanes. Il ne s'est pas nommé, pour entourer sa
+prétendue révélation d'un mystère plus impénétrable; mais c'est là ce
+qu'il ne pouvait dire: seulement il eût pu se dispenser d'alléguer
d'autres excuses.</p>
-<p>Il s'est donné pour un prêtre, retiré dans un ermitage éloigné de tous
-chemins frayés. Laissons-le maintenant parler en abrégeant son récit:</p>
+<p>Il s'est donné pour un prêtre, retiré dans un ermitage éloigné de tous
+chemins frayés. Laissons-le maintenant parler en abrégeant son récit:</p>
-<p>«Le jeudi saint de l'année 717, après avoir achevé l'office de
-Ténèbres, je m'endormis, et bientôt je crus entendre d'une voix
-éclatante ces mots: <em>Éveille-toi: écoute d'une <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> trois, et de
-trois une.</em> J'ouvris les yeux, je me vis entouré d'une splendeur
+<p>«Le jeudi saint de l'année 717, après avoir achevé l'office de
+Ténèbres, je m'endormis, et bientôt je crus entendre d'une voix
+éclatante ces mots: <em>Éveille-toi: écoute d'une <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> trois, et de
+trois une.</em> J'ouvris les yeux, je me vis entouré d'une splendeur
extraordinaire. Devant moi se tenait un homme de la plus merveilleuse
-beauté: «As-tu bien compris mes paroles?» dit-il.&mdash;«Sire, je n'oserais
-l'assurer.&mdash;C'est la reconnaissance de la Trinité. Tu doutais que dans
-les trois personnes il n'y eût qu'une seule déité, une seule
+beauté: «As-tu bien compris mes paroles?» dit-il.&mdash;«Sire, je n'oserais
+l'assurer.&mdash;C'est la reconnaissance de la Trinité. Tu doutais que dans
+les trois personnes il n'y eût qu'une seule déité, une seule
puissance. Peux-tu maintenant dire qui je suis?&mdash;Sire, mes yeux sont
-mortels; votre grande clarté m'éblouit, et la langue d'un homme ne
-peut exprimer ce qui est au-dessus de l'humanité.»</p>
+mortels; votre grande clarté m'éblouit, et la langue d'un homme ne
+peut exprimer ce qui est au-dessus de l'humanité.»</p>
-<p>«L'inconnu se baissa vers moi et souffla sur mon visage. Aussitôt mes
-sens se développèrent, ma bouche se remplit d'une infinité de
+<p>«L'inconnu se baissa vers moi et souffla sur mon visage. Aussitôt mes
+sens se développèrent, ma bouche se remplit d'une infinité de
langages. Mais, quand je voulus parler, je crus voir jaillir de mes
-lèvres un brandon de feu qui arrêta les premiers mots que je voulus
-prononcer. «Prends confiance,» me dit l'inconnu. «Je suis la source de
-toute vérité, la fontaine de toute sagesse. Je suis le Grand Maître,
-celui dont Nicodème a dit: <em>Nous savons que vous êtes Dieu.</em> Je viens,
-après avoir confirmé ta foi, te révéler le plus grand secret du
-monde.»</p>
-
-<p>«Alors il me tendit un livre qui eût aisément tenu dans le creux de la
-paume: «Je te confie,» dit-il, «la plus grande merveille que <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span>
-l'homme puisse jamais recevoir. C'est un livre écrit de ma main, qu'il
+lèvres un brandon de feu qui arrêta les premiers mots que je voulus
+prononcer. «Prends confiance,» me dit l'inconnu. «Je suis la source de
+toute vérité, la fontaine de toute sagesse. Je suis le Grand Maître,
+celui dont Nicodème a dit: <em>Nous savons que vous êtes Dieu.</em> Je viens,
+après avoir confirmé ta foi, te révéler le plus grand secret du
+monde.»</p>
+
+<p>«Alors il me tendit un livre qui eût aisément tenu dans le creux de la
+paume: «Je te confie,» dit-il, «la plus grande merveille que <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span>
+l'homme puisse jamais recevoir. C'est un livre écrit de ma main, qu'il
faut lire du c&oelig;ur, aucune langue mortelle ne pouvant en prononcer
-les paroles sans agir sur les quatre éléments, troubler les cieux,
+les paroles sans agir sur les quatre éléments, troubler les cieux,
agiter les airs, fendre la terre et changer la couleur des eaux. C'est
pour tout homme qui l'ouvrira d'un c&oelig;ur pur la joie du corps et de
-l'âme, et quiconque le verra n'aura pas à craindre de mort subite,
-quelle que soit même l'énormité de ses péchés.»</p>
+l'âme, et quiconque le verra n'aura pas à craindre de mort subite,
+quelle que soit même l'énormité de ses péchés.»</p>
-<p>«La grande lumière que j'avais eu déjà tant de peine à soutenir
+<p>«La grande lumière que j'avais eu déjà tant de peine à soutenir
s'accrut alors au point de m'aveugler. Je tombai sans connaissance,
et, quand je sentis mes esprits revenir, je ne vis plus rien autour de
moi, et j'aurais tenu pour songe ce qui venait de m'arriver, si je
-n'eusse retrouvé dans ma main le livre que le Grand Maître m'avait
-donné. Je me relevai alors, rempli d'une douce joie; je fis mes
-prières, puis je regardai le livre et y trouvai au premier titre:
-<em>C'est le commencement de ton lignage</em>. Après l'avoir lu jusqu'à
-Prime<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62" title="Go to footnote 62"><span class="smaller">[62]</span></a>, il me sembla l'avoir à peine commencé, tant il y avait de
-lettres dans ces petites pages. Je lus encore jusqu'à Tierce, et
-continuai à suivre les <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> degrés de mon lignage et le récit de
-la bonne vie de ceux qui m'avaient précédé. Auprès d'eux, je n'étais
-qu'une ombre d'homme, tant j'étais loin de les égaler en vertu. En
-avançant dans le livre, je lus: <em>Ici commence le saint Graal</em>. Puis,
-le troisième titre: <em>C'est le commencement des Peurs</em>. Puis un
-quatrième titre: <em>C'est le commencement des Merveilles</em>. Un éclair
-brilla devant mes yeux, suivi d'un coup de tonnerre. La lumière
-persista, je n'en pus soutenir l'éclat, et tombai une seconde fois
+n'eusse retrouvé dans ma main le livre que le Grand Maître m'avait
+donné. Je me relevai alors, rempli d'une douce joie; je fis mes
+prières, puis je regardai le livre et y trouvai au premier titre:
+<em>C'est le commencement de ton lignage</em>. Après l'avoir lu jusqu'à
+Prime<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62" title="Go to footnote 62"><span class="smaller">[62]</span></a>, il me sembla l'avoir à peine commencé, tant il y avait de
+lettres dans ces petites pages. Je lus encore jusqu'à Tierce, et
+continuai à suivre les <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> degrés de mon lignage et le récit de
+la bonne vie de ceux qui m'avaient précédé. Auprès d'eux, je n'étais
+qu'une ombre d'homme, tant j'étais loin de les égaler en vertu. En
+avançant dans le livre, je lus: <em>Ici commence le saint Graal</em>. Puis,
+le troisième titre: <em>C'est le commencement des Peurs</em>. Puis un
+quatrième titre: <em>C'est le commencement des Merveilles</em>. Un éclair
+brilla devant mes yeux, suivi d'un coup de tonnerre. La lumière
+persista, je n'en pus soutenir l'éclat, et tombai une seconde fois
sans connaissance.</p>
-<p>«J'ignore combien de temps je demeurai ainsi. Quand je me relevai, je
-me trouvai dans une obscurité profonde. Peu à peu le jour revint, le
-soleil reprit sa clarté, je me sentis pénétré des odeurs les plus
-délicieuses, et j'entendis les plus doux chants que j'eusse encore
-entendus; les voix d'où ils partaient semblaient me toucher, mais je
+<p>«J'ignore combien de temps je demeurai ainsi. Quand je me relevai, je
+me trouvai dans une obscurité profonde. Peu à peu le jour revint, le
+soleil reprit sa clarté, je me sentis pénétré des odeurs les plus
+délicieuses, et j'entendis les plus doux chants que j'eusse encore
+entendus; les voix d'où ils partaient semblaient me toucher, mais je
ne les voyais ni ne pouvais les atteindre. Elles louaient
Notre-Seigneur et disaient en refrain: <em>Honneur et gloire au Vainqueur
-de la mort, à la source de la vie perdurable</em>!</p>
+de la mort, à la source de la vie perdurable</em>!</p>
-<p>«Ces paroles huit fois répétées, les voix s'arrêtèrent; j'entendis un
+<p>«Ces paroles huit fois répétées, les voix s'arrêtèrent; j'entendis un
grand bruissement d'ailes, suivi d'un parfait silence: il ne resta que
-les parfums dont la douceur me pénétrait.</p>
+les parfums dont la douceur me pénétrait.</p>
-<p>«None arriva, je me croyais encore aux premières lueurs du matin.
-Alors je fermai le livre et commençai le service du vendredi saint.
-On <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> ne consacre pas ce jour-là, parce que Notre-Seigneur l'a
-choisi pour y mourir. En présence de la réalité, on ne doit pas
-recourir à la figure; et, si l'on consacre les autres jours, c'est en
-mémoire du vrai sacrifice du vendredi<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63" title="Go to footnote 63"><span class="smaller">[63]</span></a>.</p>
+<p>«None arriva, je me croyais encore aux premières lueurs du matin.
+Alors je fermai le livre et commençai le service du vendredi saint.
+On <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> ne consacre pas ce jour-là, parce que Notre-Seigneur l'a
+choisi pour y mourir. En présence de la réalité, on ne doit pas
+recourir à la figure; et, si l'on consacre les autres jours, c'est en
+mémoire du vrai sacrifice du vendredi<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63" title="Go to footnote 63"><span class="smaller">[63]</span></a>.</p>
-<p>«Comme je me disposais à recevoir mon Sauveur et que j'avais déjà fait
+<p>«Comme je me disposais à recevoir mon Sauveur et que j'avais déjà fait
trois parts de pain, un ange vint, me prit par les mains et me dit:
-«Tu ne dois pas employer ces trois parts, avant d'avoir vu ce que je
-vais te montrer.» Alors il m'éleva dans les airs, non en corps, mais
-en esprit, et me transporta dans un lieu où je fus inondé d'une joie
+«Tu ne dois pas employer ces trois parts, avant d'avoir vu ce que je
+vais te montrer.» Alors il m'éleva dans les airs, non en corps, mais
+en esprit, et me transporta dans un lieu où je fus inondé d'une joie
que nulles langues ne sauraient exprimer, nulles oreilles entendre,
-nuls c&oelig;urs ressentir. Je ne mentirais pas en disant que j'étais au
-troisième ciel où fut transporté saint Paul; mais, pour n'être pas
-accusé de vanité, je dirai seulement que là me fut découvert le grand
+nuls c&oelig;urs ressentir. Je ne mentirais pas en disant que j'étais au
+troisième ciel où fut transporté saint Paul; mais, pour n'être pas
+accusé de vanité, je dirai seulement que là me fut découvert le grand
secret que, suivant saint Paul, aucune parole humaine ne pourrait
-exprimer. L'ange me dit: «Tu as vu de grandes merveilles, prépare-toi
-à la vue de plus grandes.» Il me porta plus haut encore, dans un lieu
+exprimer. L'ange me dit: «Tu as vu de grandes merveilles, prépare-toi
+à la vue de plus grandes.» Il me porta plus haut encore, dans un lieu
cent fois <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> plus clair que le verre, et cent fois plus
-étincelant de couleurs. Là j'eus vision de la Trinité, de la
-distinction du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et de leur réunion
-dans une même forme, une même déité, une même puissance. Que les
-envieux ne me reprochent pas d'aller ici contre l'autorité de saint
-Jean l'Évangéliste, quand il nous a dit que <em>les yeux mortels ne
-verront et ne pourront voir jamais le Père éternel</em>; car saint Jean
-entendait les yeux du corps, tandis que l'âme peut voir, quand elle
-est séparée du corps, ce que le corps l'empêcherait d'apercevoir.</p>
-
-<p>«Comme j'étais en telle contemplation, je sentis le firmament
-trembler, au bruit du plus éclatant tonnerre. Une infinité de Vertus
-célestes entourèrent la Trinité, puis se laissèrent tomber comme en
-pâmoison. L'ange alors me prit et me ramena où il m'avait pris. Avant
-de rendre à mon âme son enveloppe ordinaire, il me demanda si j'avais
-vu de grandes merveilles.&mdash;«Ah! si grandes,» répondis-je, «que nulle
+étincelant de couleurs. Là j'eus vision de la Trinité, de la
+distinction du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et de leur réunion
+dans une même forme, une même déité, une même puissance. Que les
+envieux ne me reprochent pas d'aller ici contre l'autorité de saint
+Jean l'Évangéliste, quand il nous a dit que <em>les yeux mortels ne
+verront et ne pourront voir jamais le Père éternel</em>; car saint Jean
+entendait les yeux du corps, tandis que l'âme peut voir, quand elle
+est séparée du corps, ce que le corps l'empêcherait d'apercevoir.</p>
+
+<p>«Comme j'étais en telle contemplation, je sentis le firmament
+trembler, au bruit du plus éclatant tonnerre. Une infinité de Vertus
+célestes entourèrent la Trinité, puis se laissèrent tomber comme en
+pâmoison. L'ange alors me prit et me ramena où il m'avait pris. Avant
+de rendre à mon âme son enveloppe ordinaire, il me demanda si j'avais
+vu de grandes merveilles.&mdash;«Ah! si grandes,» répondis-je, «que nulle
langue ne pourrait les raconter.&mdash;Reprends donc ton corps, et,
-maintenant que tu n'as plus de doutes sur la Trinité, va dignement
-recevoir celui que tu as appris à connaître.»</p>
-
-<p>L'ermite, ainsi rentré en possession de son corps, ne vit plus
-l'ange, mais seulement le livre, <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> qu'il lut après avoir
-communié et qu'il déposa dans la châsse où l'on enfermait la boîte aux
-hosties. Il ferma le coffre à la clef, retourna dans son <em>habitacle</em>,
-et ne voulut plus toucher au livre avant d'avoir chanté le service de
-Pâques. Mais quelle fut sa surprise et sa douleur quand, après
-l'office, il ouvrit la châsse et ne l'y retrouva plus, quoique la
-porte n'en eût pas été défermée! Bientôt une voix lui apporta ces
-paroles: «Pourquoi t'étonner que ton livre ne soit plus où tu l'avais
-enfermé? Dieu n'est-il pas sorti du sépulcre sans en remuer la pierre?
-Voici ce que le Grand Maître te commande: demain matin, après avoir
-chanté la messe, tu déjeuneras, puis entreras dans le sentier qui mène
-au grand chemin. Ce chemin te conduira à celui de la Prise, auprès du
-Perron. Tu te détourneras un peu et prendras vers la droite le sentier
+maintenant que tu n'as plus de doutes sur la Trinité, va dignement
+recevoir celui que tu as appris à connaître.»</p>
+
+<p>L'ermite, ainsi rentré en possession de son corps, ne vit plus
+l'ange, mais seulement le livre, <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> qu'il lut après avoir
+communié et qu'il déposa dans la châsse où l'on enfermait la boîte aux
+hosties. Il ferma le coffre à la clef, retourna dans son <em>habitacle</em>,
+et ne voulut plus toucher au livre avant d'avoir chanté le service de
+Pâques. Mais quelle fut sa surprise et sa douleur quand, après
+l'office, il ouvrit la châsse et ne l'y retrouva plus, quoique la
+porte n'en eût pas été défermée! Bientôt une voix lui apporta ces
+paroles: «Pourquoi t'étonner que ton livre ne soit plus où tu l'avais
+enfermé? Dieu n'est-il pas sorti du sépulcre sans en remuer la pierre?
+Voici ce que le Grand Maître te commande: demain matin, après avoir
+chanté la messe, tu déjeuneras, puis entreras dans le sentier qui mène
+au grand chemin. Ce chemin te conduira à celui de la Prise, auprès du
+Perron. Tu te détourneras un peu et prendras vers la droite le sentier
qui conduit au carrefour des Huit Voies, dans la plaine de Valestoc.
-Arrivé à la fontaine de Pleurs, où fut jadis la grande tuerie, tu
-trouveras une bête étrange chargée de te guider. Quand tes yeux la
-perdront de vue, tu entreras dans la terre de Norgave<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64" title="Go to footnote 64"><span class="smaller">[64]</span></a>, et là sera
-le terme de ta quête.»</p>
+Arrivé à la fontaine de Pleurs, où fut jadis la grande tuerie, tu
+trouveras une bête étrange chargée de te guider. Quand tes yeux la
+perdront de vue, tu entreras dans la terre de Norgave<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64" title="Go to footnote 64"><span class="smaller">[64]</span></a>, et là sera
+le terme de ta quête.»</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> «Le lendemain,» reprend ici l'ermite, «je fis ce qui m'était
-commandé. Je sortis de mon habitacle en faisant le signe de la croix
+<p><span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> «Le lendemain,» reprend ici l'ermite, «je fis ce qui m'était
+commandé. Je sortis de mon habitacle en faisant le signe de la croix
sur la porte et sur moi. Je passai le Perron, arrivai au Val des
-morts, que je reconnus aisément pour y avoir autrefois vu combattre
+morts, que je reconnus aisément pour y avoir autrefois vu combattre
les deux meilleurs chevaliers du monde. Je marchai pendant une lieue
galloise<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65" title="Go to footnote 65"><span class="smaller">[65]</span></a> et j'arrivai au carrefour: devant moi, sur le bord d'une
-fontaine, s'élevait une croix, et sous la croix gisait la bête dont
-l'ange m'avait parlé. En me voyant, elle se leva; plus je la
-regardais, moins je reconnaissais sa nature. Elle avait la tête et le
-cou d'une brebis, de la blancheur de la neige tombée. Ses pieds, ses
-jambes, étaient d'un chien noir, sa croupe et son corps d'un renard,
-son poil et sa queue d'un lion. Dès qu'elle me vit faire le signe de
-la croix, elle se leva, gagna le carrefour et prit à droite la
-première voie. Je la suivis d'aussi près que mon âge et ma faiblesse
-le permettaient: à l'heure de Vêpres, elle quitta le grand chemin
-frayé pour aborder une longue coudrière, dans laquelle elle marcha
-jusqu'à la chute du jour. Alors nous nous enfonçâmes dans une vallée
-profonde ombragée d'une épaisse forêt. Nous arrivâmes ainsi devant
-<span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> une loge<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66" title="Go to footnote 66"><span class="smaller">[66]</span></a>: à la porte se tenait un vieillard en habit de
-religion. Le prud'homme en me voyant ôta son chaperon, se mit à
-genoux, et demanda ma bénédiction.&mdash;«Je suis,» lui dis-je, «un pécheur
-comme vous, et ne puis vous la donner.» Mais j'eus beau faire, il ne
-se leva qu'après avoir été béni. Alors il me prit par la main, me
+fontaine, s'élevait une croix, et sous la croix gisait la bête dont
+l'ange m'avait parlé. En me voyant, elle se leva; plus je la
+regardais, moins je reconnaissais sa nature. Elle avait la tête et le
+cou d'une brebis, de la blancheur de la neige tombée. Ses pieds, ses
+jambes, étaient d'un chien noir, sa croupe et son corps d'un renard,
+son poil et sa queue d'un lion. Dès qu'elle me vit faire le signe de
+la croix, elle se leva, gagna le carrefour et prit à droite la
+première voie. Je la suivis d'aussi près que mon âge et ma faiblesse
+le permettaient: à l'heure de Vêpres, elle quitta le grand chemin
+frayé pour aborder une longue coudrière, dans laquelle elle marcha
+jusqu'à la chute du jour. Alors nous nous enfonçâmes dans une vallée
+profonde ombragée d'une épaisse forêt. Nous arrivâmes ainsi devant
+<span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> une loge<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66" title="Go to footnote 66"><span class="smaller">[66]</span></a>: à la porte se tenait un vieillard en habit de
+religion. Le prud'homme en me voyant ôta son chaperon, se mit à
+genoux, et demanda ma bénédiction.&mdash;«Je suis,» lui dis-je, «un pécheur
+comme vous, et ne puis vous la donner.» Mais j'eus beau faire, il ne
+se leva qu'après avoir été béni. Alors il me prit par la main, me
conduisit dans sa loge et me fit partager son repas. J'y reposai la
-nuit, et le lendemain, après avoir chanté, comme le bon homme m'en
-avait prié, je me remis en chemin, et trouvai à la fin de l'enclos la
-bête qui m'avait conduit jusque-là. Je continuai à la suivre dans la
-forêt, et nous arrivâmes, vers midi, dans une belle lande<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67" title="Go to footnote 67"><span class="smaller">[67]</span></a>: là
-s'élevait le Pin dit <em>des aventures</em>, sous lequel coulait une belle
-fontaine, dont le sable était rouge comme feu ardent, et l'eau froide
-comme glace. Chaque jour elle devenait à trois reprises verte comme
-émeraude et amère comme fiel. La bête se coucha sous le Pin: comme
-j'allais m'asseoir auprès d'elle, je vis venir à moi sur un cheval en
-sueur un valet qui, descendant près de la fontaine, détacha de son
-cou une toile et <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> me dit à genoux: «Madame vous salue, celle
-qui dut au Chevalier au cercle d'or sa délivrance<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68" title="Go to footnote 68"><span class="smaller">[68]</span></a>, le jour que
-celui que bien connaissez vit la grande merveille. Elle vous envoie à
-manger.» Il développa la toile, en tira des &oelig;ufs, un gâteau blanc
+nuit, et le lendemain, après avoir chanté, comme le bon homme m'en
+avait prié, je me remis en chemin, et trouvai à la fin de l'enclos la
+bête qui m'avait conduit jusque-là. Je continuai à la suivre dans la
+forêt, et nous arrivâmes, vers midi, dans une belle lande<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67" title="Go to footnote 67"><span class="smaller">[67]</span></a>: là
+s'élevait le Pin dit <em>des aventures</em>, sous lequel coulait une belle
+fontaine, dont le sable était rouge comme feu ardent, et l'eau froide
+comme glace. Chaque jour elle devenait à trois reprises verte comme
+émeraude et amère comme fiel. La bête se coucha sous le Pin: comme
+j'allais m'asseoir auprès d'elle, je vis venir à moi sur un cheval en
+sueur un valet qui, descendant près de la fontaine, détacha de son
+cou une toile et <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> me dit à genoux: «Madame vous salue, celle
+qui dut au Chevalier au cercle d'or sa délivrance<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68" title="Go to footnote 68"><span class="smaller">[68]</span></a>, le jour que
+celui que bien connaissez vit la grande merveille. Elle vous envoie à
+manger.» Il développa la toile, en tira des &oelig;ufs, un gâteau blanc
et chaud, un hanap et un barillet plein de cervoise. Je mangeai avec
-appétit, puis je dis au valet de recueillir ce qui restait et de le
-reporter à la dame en lui rendant grâce de son envoi.</p>
+appétit, puis je dis au valet de recueillir ce qui restait et de le
+reporter à la dame en lui rendant grâce de son envoi.</p>
-<p>«Le valet s'éloigna, et je repris mon chemin à la suite de la bête.
-Nous sortîmes du bois au déclin du jour, et arrivâmes à un carrefour,
-devant une croix de bois. Là s'arrêta la bête: j'entendis un bruit de
-chevaux, puis parurent trois chevaliers. «Bien êtes-vous venu!» me dit
+<p>«Le valet s'éloigna, et je repris mon chemin à la suite de la bête.
+Nous sortîmes du bois au déclin du jour, et arrivâmes à un carrefour,
+devant une croix de bois. Là s'arrêta la bête: j'entendis un bruit de
+chevaux, puis parurent trois chevaliers. «Bien êtes-vous venu!» me dit
le premier en descendant; il me prit par la main, me pria de venir
-héberger chez lui. «Emmenez les chevaux,» dit-il à son écuyer. Je
-suivis les deux chevaliers jusqu'à l'hôtel. Le premier crut me
-reconnaître à un signe que j'avais sur moi; il m'avait vu dans un lieu
+héberger chez lui. «Emmenez les chevaux,» dit-il à son écuyer. Je
+suivis les deux chevaliers jusqu'à l'hôtel. Le premier crut me
+reconnaître à un signe que j'avais sur moi; il m'avait vu dans un lieu
qu'il me nomma. Mais je ne voulus rien lui dire de ce que j'avais en
-pensée, si bien qu'il n'insista pas et se contenta de me recevoir
+pensée, si bien qu'il n'insista pas et se contenta de me recevoir
aussi bien que possible.</p>
-<p>«Je repartis le matin, et reconnus la bête à la <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> porte de mon
-hôte, en prenant congé. Vers l'heure de Tierce, nous trouvâmes une
-voie qui conduisait à l'issue de la forêt, et je vis, au milieu d'une
-grande prairie, une belle église appuyée sur de grands bâtiments,
-devant une eau qu'on appelait le <em>Lac de la Reine</em>. Dans l'église
-étaient de belles nonnes qui chantaient l'office de tierce à haute et
-agréable voix. Elles m'accueillirent, me firent chanter à mon tour,
-puis me donnèrent à déjeuner; mais en vain me prièrent-elles de
-séjourner: je pris congé d'elles et rentrai dans la forêt à la suite
-de la bête. Quand vint le soir, je jetai les yeux sur une dalle au
-bord du chemin; et j'y aperçus des lettres fermées que je m'empressai
-de déplier; j'y lus: «Le Grand Maître te mande que tu achèveras ta
-quête, cette nuit même.» Je me tournai vers la bête, et ne la vis
-plus; elle avait disparu. Je me repris à lire les lettres où j'appris
-ce qui me restait à faire.</p>
-
-<p>«La forêt commençait à s'éclaircir: sur un tertre à demi-lieue de
-distance s'élevait une belle chapelle, d'où j'entendis partir une
-clameur épouvantable. Je hâtai le pas, j'arrivai à la porte, en
-travers de laquelle était étendu de son long un homme entièrement
-pâmé. Je fis devant son visage le signe de la croix; il se leva, et je
-m'aperçus à ses yeux égarés qu'il avait le diable au corps. Je dis au
-démon de sortir, mais il me répondit <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> qu'il n'en ferait rien,
-qu'il était venu de par Dieu, et que de par Dieu seul il sortirait.
-J'entrai alors dans la chapelle, et la première chose que je vis sur
-l'autel fut le livre que je cherchais. J'en rendis grâce à
-Notre-Seigneur et le portai devant le forcené. Le diable alors se prit
-à hurler: «N'avance pas davantage,» criait-il, «je vois bien qu'il me
-faut partir; mais je ne le puis, à cause du signe de la croix que tu
-as fait sur la bouche de cet homme.»&mdash;«Cherche,» répondis-je, «une
-autre issue.» Il s'échappa par le bas, en poussant des hurlements
-hideux, comme s'il eût renversé sur son passage tous les arbres de la
-forêt. Je pris alors entre mes bras le forcené, et le portai devant
-l'autel, où je le gardai toute la nuit. Le matin je lui demandai ce
-qu'il voulait manger.&mdash;«Ma nourriture ordinaire.&mdash;Et quelle
-est-elle?&mdash;Des herbes, des racines, des fruits sauvages. Voilà
+<p>«Je repartis le matin, et reconnus la bête à la <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> porte de mon
+hôte, en prenant congé. Vers l'heure de Tierce, nous trouvâmes une
+voie qui conduisait à l'issue de la forêt, et je vis, au milieu d'une
+grande prairie, une belle église appuyée sur de grands bâtiments,
+devant une eau qu'on appelait le <em>Lac de la Reine</em>. Dans l'église
+étaient de belles nonnes qui chantaient l'office de tierce à haute et
+agréable voix. Elles m'accueillirent, me firent chanter à mon tour,
+puis me donnèrent à déjeuner; mais en vain me prièrent-elles de
+séjourner: je pris congé d'elles et rentrai dans la forêt à la suite
+de la bête. Quand vint le soir, je jetai les yeux sur une dalle au
+bord du chemin; et j'y aperçus des lettres fermées que je m'empressai
+de déplier; j'y lus: «Le Grand Maître te mande que tu achèveras ta
+quête, cette nuit même.» Je me tournai vers la bête, et ne la vis
+plus; elle avait disparu. Je me repris à lire les lettres où j'appris
+ce qui me restait à faire.</p>
+
+<p>«La forêt commençait à s'éclaircir: sur un tertre à demi-lieue de
+distance s'élevait une belle chapelle, d'où j'entendis partir une
+clameur épouvantable. Je hâtai le pas, j'arrivai à la porte, en
+travers de laquelle était étendu de son long un homme entièrement
+pâmé. Je fis devant son visage le signe de la croix; il se leva, et je
+m'aperçus à ses yeux égarés qu'il avait le diable au corps. Je dis au
+démon de sortir, mais il me répondit <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> qu'il n'en ferait rien,
+qu'il était venu de par Dieu, et que de par Dieu seul il sortirait.
+J'entrai alors dans la chapelle, et la première chose que je vis sur
+l'autel fut le livre que je cherchais. J'en rendis grâce à
+Notre-Seigneur et le portai devant le forcené. Le diable alors se prit
+à hurler: «N'avance pas davantage,» criait-il, «je vois bien qu'il me
+faut partir; mais je ne le puis, à cause du signe de la croix que tu
+as fait sur la bouche de cet homme.»&mdash;«Cherche,» répondis-je, «une
+autre issue.» Il s'échappa par le bas, en poussant des hurlements
+hideux, comme s'il eût renversé sur son passage tous les arbres de la
+forêt. Je pris alors entre mes bras le forcené, et le portai devant
+l'autel, où je le gardai toute la nuit. Le matin je lui demandai ce
+qu'il voulait manger.&mdash;«Ma nourriture ordinaire.&mdash;Et quelle
+est-elle?&mdash;Des herbes, des racines, des fruits sauvages. Voilà
trente-trois ans que je suis ermite, et depuis neuf ans je n'ai pas
-mangé autre chose.»</p>
-
-<p>«Je le laissai, pour dire mes heures et chanter ma messe: quand je
-revins, il dormait; je m'assis près de lui et je cédai au sommeil. Je
-crus voir en dormant un vieillard qui, passant devant moi, déposait
-pommes et poires dans mon giron. Je trouvai à mon réveil ce
-vieillard, qui en me donnant de ses fruits m'annonça <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> que,
-tous les jours de ma vie, le Grand Maître me ferait le même envoi. Je
-réveillai l'autre prud'homme et lui présentai un fruit qu'il mangea
-très-volontiers, comme celui qui de longtemps n'avait rien pris. Je
+mangé autre chose.»</p>
+
+<p>«Je le laissai, pour dire mes heures et chanter ma messe: quand je
+revins, il dormait; je m'assis près de lui et je cédai au sommeil. Je
+crus voir en dormant un vieillard qui, passant devant moi, déposait
+pommes et poires dans mon giron. Je trouvai à mon réveil ce
+vieillard, qui en me donnant de ses fruits m'annonça <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> que,
+tous les jours de ma vie, le Grand Maître me ferait le même envoi. Je
+réveillai l'autre prud'homme et lui présentai un fruit qu'il mangea
+très-volontiers, comme celui qui de longtemps n'avait rien pris. Je
restai huit jours avec lui, ne trouvant rien que de bon dans ce qu'il
-disait et faisait. En prenant congé, il m'avoua que le démon s'était
-emparé de lui pour le seul péché qu'il eût commis depuis qu'il avait
+disait et faisait. En prenant congé, il m'avoua que le démon s'était
+emparé de lui pour le seul péché qu'il eût commis depuis qu'il avait
pris l'habit religieux. Voyez un peu la justice de Notre-Seigneur: ce
prud'homme le servait depuis trente-trois ans le mieux qu'il pouvait;
-pour un seul péché, le démon prit possession de lui, et, s'il était
-mort sans l'avoir confessé, il serait devenu la proie de l'enfer;
-tandis que le plus méchant homme, s'il fait à la fin de ses jours une
-bonne confession, rentre pour jamais en grâce avec Dieu, et monte dans
+pour un seul péché, le démon prit possession de lui, et, s'il était
+mort sans l'avoir confessé, il serait devenu la proie de l'enfer;
+tandis que le plus méchant homme, s'il fait à la fin de ses jours une
+bonne confession, rentre pour jamais en grâce avec Dieu, et monte dans
le Paradis.</p>
-<p>«Je repris le chemin de mon ermitage avec le livre qui m'était rendu.
-Je le déposai dans la châsse où d'abord je l'avais mis; je fis le
-service de Vêpres et Complies, je mangeai ce que le Seigneur me fit
-apporter, puis je m'endormis. Le Grand Maître vint à moi durant mon
-somme et me dit: «Au premier jour ouvrable de la semaine qui commence
-demain, tu te mettras à la transcription du livret que je t'ai donné;
-tu finiras avant l'Ascension. Le monde en sera saisi ce jour-là même
-où je montai <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> au Ciel. Tu trouveras dans l'armoire placée
-derrière l'autel ce qu'il faut pour écrire.» Le matin venu, j'allai à
-l'armoire, et j'y trouvai ce qui convient à l'écrivain, encre, plume,
-parchemin et couteau. Après avoir chanté ma messe, je pris le livre,
-et, le lundi de la quinzaine de Pâques, je commençai à écrire, en
-partant du crucifiement de Notre-Seigneur, ce que l'on va lire<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69" title="Go to footnote 69"><span class="smaller">[69]</span></a>.»</p>
+<p>«Je repris le chemin de mon ermitage avec le livre qui m'était rendu.
+Je le déposai dans la châsse où d'abord je l'avais mis; je fis le
+service de Vêpres et Complies, je mangeai ce que le Seigneur me fit
+apporter, puis je m'endormis. Le Grand Maître vint à moi durant mon
+somme et me dit: «Au premier jour ouvrable de la semaine qui commence
+demain, tu te mettras à la transcription du livret que je t'ai donné;
+tu finiras avant l'Ascension. Le monde en sera saisi ce jour-là même
+où je montai <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> au Ciel. Tu trouveras dans l'armoire placée
+derrière l'autel ce qu'il faut pour écrire.» Le matin venu, j'allai à
+l'armoire, et j'y trouvai ce qui convient à l'écrivain, encre, plume,
+parchemin et couteau. Après avoir chanté ma messe, je pris le livre,
+et, le lundi de la quinzaine de Pâques, je commençai à écrire, en
+partant du crucifiement de Notre-Seigneur, ce que l'on va lire<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69" title="Go to footnote 69"><span class="smaller">[69]</span></a>.»</p>
<h2><span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> LIVRE II.<br>
<span class="smaller">LE<br>
@@ -3446,3690 +3408,3690 @@ SAINT-GRAAL.</span></h2>
SAINT-GRAAL.</h3>
<h4>I.<br>
-<span class="smaller">JOSEPH ET SON FILS JOSEPHE ARRIVENT À SARRAS.&mdash;SACRE DE
+<span class="smaller">JOSEPH ET SON FILS JOSEPHE ARRIVENT À SARRAS.&mdash;SACRE DE
JOSEPHE.&mdash;PREMIER SACRIFICE DE LA MESSE.</span></h4>
-<p>Nous ne nous arrêterons pas sur le début du Saint-Graal: il est, à peu
-de chose près, le même que celui du poëme de Robert de Boron. Le
-romancier s'évertue pour la première fois, en supposant que Joseph
-avait été marié, que sa femme se nommait Enigée<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70" title="Go to footnote 70"><span class="smaller">[70]</span></a> et qu'il avait eu
-un <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> fils dont le nom différait du sien par l'addition d'un <em>e</em>
-final. Josephe, dans tout le cours du récit, dominera Joseph; il sera
-l'objet de toutes les grâces divines et le souverain pontife de la
-religion nouvelle. Baptisé par saint Philippe évêque de Jérusalem, il
-avait nécessairement plus de quarante ans quand Vespasien tira de
-prison son père.</p>
-
-<p>Nous quittons le poëme de Robert de Boron pour suivre les deux Joseph
-et leurs parents, nouvellement baptisés, sur le chemin qui conduit à
-Sarras, ville principale d'un royaume du même nom qui confinait à
-l'Égypte. C'est de cette ville, qui devait une des premières adopter
+<p>Nous ne nous arrêterons pas sur le début du Saint-Graal: il est, à peu
+de chose près, le même que celui du poëme de Robert de Boron. Le
+romancier s'évertue pour la première fois, en supposant que Joseph
+avait été marié, que sa femme se nommait Enigée<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70" title="Go to footnote 70"><span class="smaller">[70]</span></a> et qu'il avait eu
+un <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> fils dont le nom différait du sien par l'addition d'un <em>e</em>
+final. Josephe, dans tout le cours du récit, dominera Joseph; il sera
+l'objet de toutes les grâces divines et le souverain pontife de la
+religion nouvelle. Baptisé par saint Philippe évêque de Jérusalem, il
+avait nécessairement plus de quarante ans quand Vespasien tira de
+prison son père.</p>
+
+<p>Nous quittons le poëme de Robert de Boron pour suivre les deux Joseph
+et leurs parents, nouvellement baptisés, sur le chemin qui conduit à
+Sarras, ville principale d'un royaume du même nom qui confinait à
+l'Égypte. C'est de cette ville, qui devait une des premières adopter
la fausse religion de Mahomet, que tirent leur nom ceux qui croient
-aujourd'hui à ce faux prophète.</p>
+aujourd'hui à ce faux prophète.</p>
-<p>Ils n'emportaient avec eux d'autre trésor, d'autres provisions, que la
-sainte écuelle rendue par Jésus-Christ lui-même à Joseph d'Arimathie:
-Joseph à la présence de cette précieuse relique avait dû de ne pas
-sentir la faim ni la soif: les quarante années de sa captivité
-n'avaient été qu'un instant pour lui. Avant d'arriver à Sarras, il
+<p>Ils n'emportaient avec eux d'autre trésor, d'autres provisions, que la
+sainte écuelle rendue par Jésus-Christ lui-même à Joseph d'Arimathie:
+Joseph à la présence de cette précieuse relique avait dû de ne pas
+sentir la faim ni la soif: les quarante années de sa captivité
+n'avaient été qu'un instant pour lui. Avant d'arriver à Sarras, il
avait entendu le Fils de Dieu lui commander, comme autrefois Dieu le
-Père à Moïse, de faire une arche ou châsse, pour y enfermer ce vase.
-Les chrétiens qu'il conduisait devaient faire à l'avenir leurs
-dévotions <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> devant l'arche. À Joseph et à son fils seuls le
+Père à Moïse, de faire une arche ou châsse, pour y enfermer ce vase.
+Les chrétiens qu'il conduisait devaient faire à l'avenir leurs
+dévotions <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> devant l'arche. À Joseph et à son fils seuls le
droit de l'ouvrir, de regarder dans le vase, de le prendre dans leurs
mains. Deux hommes choisis entre tous devaient porter l'arche sur
-leurs épaules, toutes les fois que la caravane serait en marche.</p>
-
-<p>En arrivant à Sarras, Joseph apprit que le roi du pays, Évalac le
-Méconnu, était en guerre avec le roi d'Égypte Tolomée<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71" title="Go to footnote 71"><span class="smaller">[71]</span></a>, et qu'il
-venait d'être vaincu dans une grande bataille. Doué du don de
-l'éloquence, Joseph se présenta devant lui pour lui déclarer que, s'il
-voulait reprendre l'avantage sur les Égyptiens, il devait renoncer à
-ses idoles et reconnaître Dieu en trois personnes. Son discours
-présente un excellent résumé des dogmes de la foi chrétienne; rien n'y
-paraît oublié, et c'est encore la doctrine exposée dans nos
-catéchismes.</p>
-
-<p>Évalac eut la nuit suivante une vision qui lui fit comprendre le Dieu
-trinitaire, la seconde Personne revêtue de l'enveloppe mortelle et
-conçue dans le sein d'une Vierge immaculée. Le Saint-Esprit vint en
-même temps avertir Joseph que son fils Josephe était choisi <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span>
-pour garder le saint vase; qu'il serait ordonné prêtre de la main de
-Jésus-Christ; qu'il aurait le pouvoir de transmettre le sacerdoce à
-ceux qu'il en jugerait dignes, comme ceux-ci le transmettraient à leur
-tour, dans les contrées où Dieu les établirait<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72" title="Go to footnote 72"><span class="smaller">[72]</span></a>.</p>
-
-<p>Le Saint-Esprit dit à Joseph: «Quand l'aube prochaine éclairera
+leurs épaules, toutes les fois que la caravane serait en marche.</p>
+
+<p>En arrivant à Sarras, Joseph apprit que le roi du pays, Évalac le
+Méconnu, était en guerre avec le roi d'Égypte Tolomée<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71" title="Go to footnote 71"><span class="smaller">[71]</span></a>, et qu'il
+venait d'être vaincu dans une grande bataille. Doué du don de
+l'éloquence, Joseph se présenta devant lui pour lui déclarer que, s'il
+voulait reprendre l'avantage sur les Égyptiens, il devait renoncer à
+ses idoles et reconnaître Dieu en trois personnes. Son discours
+présente un excellent résumé des dogmes de la foi chrétienne; rien n'y
+paraît oublié, et c'est encore la doctrine exposée dans nos
+catéchismes.</p>
+
+<p>Évalac eut la nuit suivante une vision qui lui fit comprendre le Dieu
+trinitaire, la seconde Personne revêtue de l'enveloppe mortelle et
+conçue dans le sein d'une Vierge immaculée. Le Saint-Esprit vint en
+même temps avertir Joseph que son fils Josephe était choisi <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span>
+pour garder le saint vase; qu'il serait ordonné prêtre de la main de
+Jésus-Christ; qu'il aurait le pouvoir de transmettre le sacerdoce à
+ceux qu'il en jugerait dignes, comme ceux-ci le transmettraient à leur
+tour, dans les contrées où Dieu les établirait<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72" title="Go to footnote 72"><span class="smaller">[72]</span></a>.</p>
+
+<p>Le Saint-Esprit dit à Joseph: «Quand l'aube prochaine éclairera
l'arche, quand tes soixante-cinq compagnons auront fait leurs
-génuflexions devant elle, je prendrai ton fils, je l'ordonnerai
-prêtre, je lui donnerai ma chair et mon sang à garder.»</p>
+génuflexions devant elle, je prendrai ton fils, je l'ordonnerai
+prêtre, je lui donnerai ma chair et mon sang à garder.»</p>
-<p>Et le lendemain, la même voix divine, parlant <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> aux chrétiens
-assemblés: «Écoutez, nouveaux enfants! Les anciens prophètes eurent le
-don de mon Saint-Esprit; vous l'obtiendrez également, et vous aurez
+<p>Et le lendemain, la même voix divine, parlant <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> aux chrétiens
+assemblés: «Écoutez, nouveaux enfants! Les anciens prophètes eurent le
+don de mon Saint-Esprit; vous l'obtiendrez également, et vous aurez
bien plus encore, car vous aurez chaque jour mon corps en votre
-compagnie, tel que je le revêtis sur la terre. La seule différence,
-c'est que vous ne me verrez pas en cette semblance. Ô mon serviteur
-Josephe! je t'ai jugé digne de recevoir en ta garde la chair et le
+compagnie, tel que je le revêtis sur la terre. La seule différence,
+c'est que vous ne me verrez pas en cette semblance. Ô mon serviteur
+Josephe! je t'ai jugé digne de recevoir en ta garde la chair et le
sang de ton Sauveur. Je t'ai reconnu pour le plus pur des mortels et
-le plus exempt de péchés, le mieux dégagé de convoitise, d'orgueil et
-de mensonge: ton c&oelig;ur est chaste, ton corps est vierge; reçois le
-don le plus élevé que mortel puisse souhaiter: seul tu le recevras de
+le plus exempt de péchés, le mieux dégagé de convoitise, d'orgueil et
+de mensonge: ton c&oelig;ur est chaste, ton corps est vierge; reçois le
+don le plus élevé que mortel puisse souhaiter: seul tu le recevras de
ma main, et tous ceux qui l'auront plus tard devront le recevoir de la
-tienne. Ouvre la porte de l'arche, et demeure ferme à la vue de ce qui
-te sera découvert.»</p>
+tienne. Ouvre la porte de l'arche, et demeure ferme à la vue de ce qui
+te sera découvert.»</p>
<p>Alors Josephe ouvrit l'arche en tremblant de tous ses membres.</p>
-<p>Il vit dedans un homme vêtu d'une robe plus rouge et plus éclatante
-que le feu ardent. Tels étaient aussi ses pieds, ses mains et son
+<p>Il vit dedans un homme vêtu d'une robe plus rouge et plus éclatante
+que le feu ardent. Tels étaient aussi ses pieds, ses mains et son
visage.</p>
-<p>Cinq anges l'entouraient, vêtus de même, et portant chacun six ailes
+<p>Cinq anges l'entouraient, vêtus de même, et portant chacun six ailes
flamboyantes. L'un tenait une grande croix sanglante; le second trois
-clous d'où le sang paraissait dégoutter; le <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> troisième une
-lance dont le fer était également rouge de sang; le quatrième étendait
-devant le visage de l'homme une ceinture ensanglantée; dans la main du
-cinquième était une verge tortillée, également humide de sang. Sur une
-bande que les cinq anges tenaient développée, il y avait des lettres
+clous d'où le sang paraissait dégoutter; le <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> troisième une
+lance dont le fer était également rouge de sang; le quatrième étendait
+devant le visage de l'homme une ceinture ensanglantée; dans la main du
+cinquième était une verge tortillée, également humide de sang. Sur une
+bande que les cinq anges tenaient développée, il y avait des lettres
qui disaient: <em>Ce sont les armes avec lesquelles le Juge de tout le
monde a vaincu la mort</em>; et sur le front de l'homme d'autres lettres
blanches: <em>En cette forme viendrai-je juger toutes choses, au jour
-épouvantable</em>.</p>
+épouvantable</em>.</p>
-<p>La terre sous les pieds de l'homme paraissait couverte d'une rosée
+<p>La terre sous les pieds de l'homme paraissait couverte d'une rosée
sanglante qui la rendait toute vermeille.</p>
-<p>Et l'arche semblait avoir alors dix fois sa première étendue. Les cinq
-anges circulaient sans peine dans l'intérieur autour de l'homme,
+<p>Et l'arche semblait avoir alors dix fois sa première étendue. Les cinq
+anges circulaient sans peine dans l'intérieur autour de l'homme,
qu'ils contemplaient les yeux remplis de larmes.</p>
-<p>Josephe, ébloui de tout ce qu'il voyait, ne put prononcer une parole;
-il s'inclina, baissa la tête et restait tout abîmé dans ses pensées,
-quand la voix céleste l'appela; aussitôt il releva le front et vit un
+<p>Josephe, ébloui de tout ce qu'il voyait, ne put prononcer une parole;
+il s'inclina, baissa la tête et restait tout abîmé dans ses pensées,
+quand la voix céleste l'appela; aussitôt il releva le front et vit un
autre tableau.</p>
-<p>L'homme était attaché sur la croix que tenaient les cinq anges. Les
-clous étaient entrés dans ses pieds et dans ses mains; la ceinture
-serrait le milieu de son corps, sa tête retombait sur la poitrine; on
-eût dit un homme dans les angoisses <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> de la mort. Le fer de la
-lance pénétrait dans le côté, d'où jaillissait un ruisselet d'eau et
-de sang; sous les pieds était l'écuelle de Joseph, recueillant le sang
-qui dégouttait des mains et du côté; elle en était remplie au point de
-donner à croire qu'elle allait déborder.</p>
-
-<p>Puis les clous parurent se détacher, et l'homme tomber à terre la tête
-la première. Alors Josephe, d'un mouvement involontaire, se jeta en
-avant pour le soutenir: comme il avançait un pied dans l'arche, cinq
-anges s'élancèrent, les uns vibrant contre lui la pointe de leurs
-épées, les autres élevant leurs lances comme prêtes à le frapper. Il
-essaya pourtant de passer, tant il avait à c&oelig;ur de venir en aide à
-celui qu'il reconnaissait déjà pour son Sauveur et son Dieu; mais la
-force invincible d'un ange le retint malgré lui.</p>
-
-<p>Comme il demeurait immobile, Joseph, incliné à quelque distance,
-s'inquiétait de voir son fils arrêté au seuil de l'arche: il se leva
-et se rapprocha de lui. Mais Josephe, le retenant de la main: «Ah!
-père,» dit-il, «ne me touche pas, ne m'enlève pas de la gloire où je
-suis. L'Esprit-Saint me transporte par-delà la terre.» Ces mots
-redoublèrent la curiosité du père, et, sans égard pour la défense, il
-se laissa tomber à genoux devant l'arche, en cherchant à découvrir ce
-qui se passait à l'intérieur.</p>
+<p>L'homme était attaché sur la croix que tenaient les cinq anges. Les
+clous étaient entrés dans ses pieds et dans ses mains; la ceinture
+serrait le milieu de son corps, sa tête retombait sur la poitrine; on
+eût dit un homme dans les angoisses <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> de la mort. Le fer de la
+lance pénétrait dans le côté, d'où jaillissait un ruisselet d'eau et
+de sang; sous les pieds était l'écuelle de Joseph, recueillant le sang
+qui dégouttait des mains et du côté; elle en était remplie au point de
+donner à croire qu'elle allait déborder.</p>
+
+<p>Puis les clous parurent se détacher, et l'homme tomber à terre la tête
+la première. Alors Josephe, d'un mouvement involontaire, se jeta en
+avant pour le soutenir: comme il avançait un pied dans l'arche, cinq
+anges s'élancèrent, les uns vibrant contre lui la pointe de leurs
+épées, les autres élevant leurs lances comme prêtes à le frapper. Il
+essaya pourtant de passer, tant il avait à c&oelig;ur de venir en aide à
+celui qu'il reconnaissait déjà pour son Sauveur et son Dieu; mais la
+force invincible d'un ange le retint malgré lui.</p>
+
+<p>Comme il demeurait immobile, Joseph, incliné à quelque distance,
+s'inquiétait de voir son fils arrêté au seuil de l'arche: il se leva
+et se rapprocha de lui. Mais Josephe, le retenant de la main: «Ah!
+père,» dit-il, «ne me touche pas, ne m'enlève pas de la gloire où je
+suis. L'Esprit-Saint me transporte par-delà la terre.» Ces mots
+redoublèrent la curiosité du père, et, sans égard pour la défense, il
+se laissa tomber à genoux devant l'arche, en cherchant à découvrir ce
+qui se passait à l'intérieur.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> Il y vit un petit autel couvert d'un linge blanc sous un
-premier drap vermeil. Sur l'autel étaient posés trois clous et un fer
+premier drap vermeil. Sur l'autel étaient posés trois clous et un fer
de lance. Un vase d'or en forme de hanap occupait la place du milieu.
-La toile blanche jetée sur le hanap ne lui permit pas de distinguer le
+La toile blanche jetée sur le hanap ne lui permit pas de distinguer le
couvercle et ce qu'il enfermait. Devant l'autel, il vit trois mains
tenir une croix vermeille et deux cierges, mais il ne sut pas
-reconnaître à quels corps ces mains appartenaient.</p>
-
-<p>Il entendit un léger bruit; une porte s'ouvrit et laissa voir une
-chambre dans laquelle deux anges tenaient, l'un une aiguière, l'autre
-un gettoir ou aspersoir. Après eux venaient deux autres anges portant
-deux grands bassins d'or, et à leur cou deux toiles de merveilleuse
-finesse. Trois autres portaient des encensoirs d'or illuminés de
-pierres précieuses, et de leur autre main des boîtes pleines d'encens,
-de myrrhe et d'épices dont la suave odeur se répandait à l'entour. Ils
-sortirent de la chambre les uns après les autres. Puis un septième
-ange, ayant sur son front des lettres qui disaient: <em>Je suis appelé la
+reconnaître à quels corps ces mains appartenaient.</p>
+
+<p>Il entendit un léger bruit; une porte s'ouvrit et laissa voir une
+chambre dans laquelle deux anges tenaient, l'un une aiguière, l'autre
+un gettoir ou aspersoir. Après eux venaient deux autres anges portant
+deux grands bassins d'or, et à leur cou deux toiles de merveilleuse
+finesse. Trois autres portaient des encensoirs d'or illuminés de
+pierres précieuses, et de leur autre main des boîtes pleines d'encens,
+de myrrhe et d'épices dont la suave odeur se répandait à l'entour. Ils
+sortirent de la chambre les uns après les autres. Puis un septième
+ange, ayant sur son front des lettres qui disaient: <em>Je suis appelé la
force du haut Seigneur</em>, tenait dans ses mains un drap vert comme
-émeraude qui enveloppait la sainte écuelle. Trois anges allèrent à sa
+émeraude qui enveloppait la sainte écuelle. Trois anges allèrent à sa
rencontre portant des cierges dont la flamme produisait les plus
-belles couleurs du monde. Alors Josephe vit paraître Jésus-Christ
-<span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> lui-même sous l'apparence qu'il avait en pénétrant dans sa
-prison, et tel qu'il s'était levé du sépulcre. Seulement son corps
-était enveloppé des vêtements qui appartiennent au sacerdoce.</p>
+belles couleurs du monde. Alors Josephe vit paraître Jésus-Christ
+<span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> lui-même sous l'apparence qu'il avait en pénétrant dans sa
+prison, et tel qu'il s'était levé du sépulcre. Seulement son corps
+était enveloppé des vêtements qui appartiennent au sacerdoce.</p>
-<p>L'ange chargé du gettoir puisa dans l'aiguière, et en arrosa les
-nouveaux chrétiens; mais les deux Joseph pouvaient seuls le suivre des
+<p>L'ange chargé du gettoir puisa dans l'aiguière, et en arrosa les
+nouveaux chrétiens; mais les deux Joseph pouvaient seuls le suivre des
yeux.</p>
-<p>Alors Joseph s'adressant à son fils: «Sais-tu maintenant, beau fils,
-quel homme conduit cette belle compagnie?&mdash;Oui, mon père; c'est celui
-dont David a dit au Psautier: «<em>Dieu a commandé à ses anges de le
-garder partout où il ira.</em>»</p>
+<p>Alors Joseph s'adressant à son fils: «Sais-tu maintenant, beau fils,
+quel homme conduit cette belle compagnie?&mdash;Oui, mon père; c'est celui
+dont David a dit au Psautier: «<em>Dieu a commandé à ses anges de le
+garder partout où il ira.</em>»</p>
-<p>Tout le cortége passa devant eux et parcourut les détours du palais
-que le roi Évalac avait mis à leur disposition; palais que Daniel,
-jadis, dans une intention prophétique, avait appelé le Palais
+<p>Tout le cortége passa devant eux et parcourut les détours du palais
+que le roi Évalac avait mis à leur disposition; palais que Daniel,
+jadis, dans une intention prophétique, avait appelé le Palais
spirituel. Et quand ils arrivaient devant l'arche et avant d'y
-rentrer, chacun des anges s'inclinait une première fois pour
-Jésus-Christ, debout dans le fond; une seconde fois pour l'arche.</p>
-
-<p>Notre-Seigneur s'approchant alors de Josephe: «Apprends,» lui dit-il,
-«l'intention de cette eau que tu as vu jeter de part et d'autre. C'est
-la purification des lieux où le mauvais esprit a séjourné. La
-présence du <span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> Saint-Esprit les avait déjà sanctifiés, mais j'ai
-voulu te donner l'exemple de ce que tu feras, partout où mon service
-sera célébré.&mdash;Mon Seigneur,» demanda Josephe, «comment l'eau
-pourra-t-elle purifier, si elle n'est pas elle-même purifiée?&mdash;Elle le
-sera par le signe de la rédemption que tu lui imposeras, en prononçant
-ces paroles: <em>Que ce soit au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit!</em></p>
-
-<p>«Maintenant je vais te conférer la grâce suprême que je t'ai promise;
-le sacrement de ma chair et de mon sang, que, cette première fois, mon
+rentrer, chacun des anges s'inclinait une première fois pour
+Jésus-Christ, debout dans le fond; une seconde fois pour l'arche.</p>
+
+<p>Notre-Seigneur s'approchant alors de Josephe: «Apprends,» lui dit-il,
+«l'intention de cette eau que tu as vu jeter de part et d'autre. C'est
+la purification des lieux où le mauvais esprit a séjourné. La
+présence du <span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> Saint-Esprit les avait déjà sanctifiés, mais j'ai
+voulu te donner l'exemple de ce que tu feras, partout où mon service
+sera célébré.&mdash;Mon Seigneur,» demanda Josephe, «comment l'eau
+pourra-t-elle purifier, si elle n'est pas elle-même purifiée?&mdash;Elle le
+sera par le signe de la rédemption que tu lui imposeras, en prononçant
+ces paroles: <em>Que ce soit au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit!</em></p>
+
+<p>«Maintenant je vais te conférer la grâce suprême que je t'ai promise;
+le sacrement de ma chair et de mon sang, que, cette première fois, mon
peuple verra clairement, pour que tous puissent, devant les rois et
-les princes du monde, témoigner que je t'ai choisi pour être le
-<span class="smcap">PREMIER PASTEUR</span> de mes nouvelles brebis, et pour établir les pasteurs
-chargés de nommer ceux qui, dans les âges suivants, gouverneront mon
-peuple. Moïse avait conduit et gouverné les fils d'Israël par la
-puissance que je lui avais donnée: de même seras-tu le guide et le
+les princes du monde, témoigner que je t'ai choisi pour être le
+<span class="smcap">PREMIER PASTEUR</span> de mes nouvelles brebis, et pour établir les pasteurs
+chargés de nommer ceux qui, dans les âges suivants, gouverneront mon
+peuple. Moïse avait conduit et gouverné les fils d'Israël par la
+puissance que je lui avais donnée: de même seras-tu le guide et le
gardien de ce nouveau peuple: ils apprendront de ta bouche comment ils
me doivent servir, et comment ils pourront demeurer dans la vraie
-créance.»</p>
+créance.»</p>
-<p>Jésus-Christ prit alors Josephe par la main droite et l'attira vers
-lui. Tout le peuple assemblé <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> le vit clairement ainsi que les
-anges dont il était environné.</p>
+<p>Jésus-Christ prit alors Josephe par la main droite et l'attira vers
+lui. Tout le peuple assemblé <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> le vit clairement ainsi que les
+anges dont il était environné.</p>
-<p>Et quand Josephe eut fait le signe de la croix, voilà qu'un homme aux
-longs cheveux blancs sortit de l'arche, portant à son cou le plus
-riche et le plus beau vêtement que jamais on put imaginer. En même
-temps parut un autre homme, jeune et de beauté merveilleuse, tenant
+<p>Et quand Josephe eut fait le signe de la croix, voilà qu'un homme aux
+longs cheveux blancs sortit de l'arche, portant à son cou le plus
+riche et le plus beau vêtement que jamais on put imaginer. En même
+temps parut un autre homme, jeune et de beauté merveilleuse, tenant
dans l'une de ses mains une crosse, dans l'autre une mitre de
-blancheur éclatante. Ils couvrirent Josephe du vêtement épiscopal, en
-commençant par les sandales, puis le reste du costume, depuis ce
-temps-là consacré. Ils assirent le nouveau prélat dans une chaire dont
-on ne pouvait distinguer la matière, mais étincelante des plus riches
+blancheur éclatante. Ils couvrirent Josephe du vêtement épiscopal, en
+commençant par les sandales, puis le reste du costume, depuis ce
+temps-là consacré. Ils assirent le nouveau prélat dans une chaire dont
+on ne pouvait distinguer la matière, mais étincelante des plus riches
pierreries que la terre ait jamais fournies<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73" title="Go to footnote 73"><span class="smaller">[73]</span></a>.</p>
<p>Alors tous les anges vinrent devant lui. Notre-Seigneur le sacra et
l'oignit de l'huile prise dans l'ampoule que tenait celui des anges
-qui l'avait arrêté précédemment au seuil de l'arche. <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> De la
-même ampoule fut prise l'onction qui, plus tard, servit à sacrer les
-rois chrétiens de la Grande-Bretagne jusqu'au père d'Artus, le roi
+qui l'avait arrêté précédemment au seuil de l'arche. <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> De la
+même ampoule fut prise l'onction qui, plus tard, servit à sacrer les
+rois chrétiens de la Grande-Bretagne jusqu'au père d'Artus, le roi
Uter-Pendragon. Notre-Seigneur lui mit ensuite la crosse en main, et
lui passa dans un de ses doigts l'anneau que nul mortel ne pourrait
-contrefaire, nulle force de pierre séparer. «Josephe,» lui dit-il, «je
-t'ai oint et sacré évêque en présence de tout mon peuple. Apprends le
-sens des vêtements que je t'ai choisis: les sandales avertissent de ne
+contrefaire, nulle force de pierre séparer. «Josephe,» lui dit-il, «je
+t'ai oint et sacré évêque en présence de tout mon peuple. Apprends le
+sens des vêtements que je t'ai choisis: les sandales avertissent de ne
pas faire un pas inutile, et de tenir les pieds si nets qu'ils
n'entrent dans nulle maligne souillure, et ne marchent que pour donner
-conseil et bon exemple à ceux qui en auraient besoin.</p>
+conseil et bon exemple à ceux qui en auraient besoin.</p>
-<p>«Les deux robes qui couvrent la première jupe sont blanches, pour
-répondre aux deux vertus s&oelig;urs, la chasteté et la virginité. Le
-capuchon qui enferme la tête est l'emblème, et de l'humilité qui fait
-marcher le visage incliné vers la terre, et de la patience que les
-ennuis et les contrariétés ne détournent pas de la droite voie.</p>
+<p>«Les deux robes qui couvrent la première jupe sont blanches, pour
+répondre aux deux vertus s&oelig;urs, la chasteté et la virginité. Le
+capuchon qui enferme la tête est l'emblème, et de l'humilité qui fait
+marcher le visage incliné vers la terre, et de la patience que les
+ennuis et les contrariétés ne détournent pas de la droite voie.</p>
-<p>«Le n&oelig;ud suspendu au bras gauche indique l'abstinence; on le place
-ainsi parce que le propre de ce bras est de répandre, comme le propre
+<p>«Le n&oelig;ud suspendu au bras gauche indique l'abstinence; on le place
+ainsi parce que le propre de ce bras est de répandre, comme le propre
du bras droit est de retenir. Le lien du col, semblable au joug des
-b&oelig;ufs, <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> signifie obéissance à l'égard de toutes les bonnes
-gens. Enfin la chape ou vêtement supérieur est vermeille, pour
-exprimer la charité, qui doit être brûlante comme le charbon ardent.</p>
-
-<p>«Le bâton recourbé que doit tenir la main gauche a deux sens:
-vengeance et miséricorde. Vengeance pour la pointe qui le termine;
-miséricorde en raison de sa courbure. L'évêque doit en effet commencer
-par exhorter charitablement le pécheur: mais, s'il le voit trop
-endurci, il ne doit pas hésiter à le frapper.</p>
-
-<p>«L'anneau passé au doigt est le signe du mariage contracté par
-l'évêque avec l'Église, mariage que nulle puissance ne peut dissoudre.</p>
-
-<p>«Le chapeau cornu signifie confession. Il est blanc, en raison de la
-netteté que l'absolution donne. Les deux cornes répondent l'une au
-repentir, l'autre à la satisfaction: car l'absolution ne porte ses
-fruits qu'après la satisfaction ou pénitence accomplie.»</p>
-
-<p>Après ces enseignements, Notre-Seigneur avertit Josephe qu'en
-l'élevant à la dignité d'évêque, il le rendait responsable des âmes
-dont il allait avoir la direction. Et dans le même temps qu'il le
-chargeait du gouvernement des âmes, il laissait à son père le soin de
-gouverner <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> les corps et de pourvoir à tous les besoins de la
+b&oelig;ufs, <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> signifie obéissance à l'égard de toutes les bonnes
+gens. Enfin la chape ou vêtement supérieur est vermeille, pour
+exprimer la charité, qui doit être brûlante comme le charbon ardent.</p>
+
+<p>«Le bâton recourbé que doit tenir la main gauche a deux sens:
+vengeance et miséricorde. Vengeance pour la pointe qui le termine;
+miséricorde en raison de sa courbure. L'évêque doit en effet commencer
+par exhorter charitablement le pécheur: mais, s'il le voit trop
+endurci, il ne doit pas hésiter à le frapper.</p>
+
+<p>«L'anneau passé au doigt est le signe du mariage contracté par
+l'évêque avec l'Église, mariage que nulle puissance ne peut dissoudre.</p>
+
+<p>«Le chapeau cornu signifie confession. Il est blanc, en raison de la
+netteté que l'absolution donne. Les deux cornes répondent l'une au
+repentir, l'autre à la satisfaction: car l'absolution ne porte ses
+fruits qu'après la satisfaction ou pénitence accomplie.»</p>
+
+<p>Après ces enseignements, Notre-Seigneur avertit Josephe qu'en
+l'élevant à la dignité d'évêque, il le rendait responsable des âmes
+dont il allait avoir la direction. Et dans le même temps qu'il le
+chargeait du gouvernement des âmes, il laissait à son père le soin de
+gouverner <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> les corps et de pourvoir à tous les besoins de la
compagnie<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74" title="Go to footnote 74"><span class="smaller">[74]</span></a>.</p>
-<p>«Avance maintenant, Josephe,» ajouta Notre-Seigneur, «viens offrir le
-sacrifice de ma chair et de mon sang, à la vue de tout mon peuple.»
+<p>«Avance maintenant, Josephe,» ajouta Notre-Seigneur, «viens offrir le
+sacrifice de ma chair et de mon sang, à la vue de tout mon peuple.»
Tous alors virent Josephe entrer dans l'arche, et les anges aller et
venir autour de lui. Ce fut le premier sacrement de l'autel. Josephe
-mit peu de temps à l'accomplir; il ne dit que ces paroles de
-Jésus-Christ à la Cène: <em>Tenez et mangez, c'est le vrai corps qui sera
-tourmenté pour vous et pour les nations.</em> Puis, en prenant le vin:
+mit peu de temps à l'accomplir; il ne dit que ces paroles de
+Jésus-Christ à la Cène: <em>Tenez et mangez, c'est le vrai corps qui sera
+tourmenté pour vous et pour les nations.</em> Puis, en prenant le vin:
<em>Tenez et buvez, c'est le sang de la loi nouvelle, c'est mon propre
-sang, qui sera répandu en rémission des péchés.</em> Il prononça ces
-paroles en posant le pain sur la patène du calice; soudain le pain
+sang, qui sera répandu en rémission des péchés.</em> Il prononça ces
+paroles en posant le pain sur la patène du calice; soudain le pain
devint chair, le vin sang. Il vit clairement entre ses mains le corps
-d'un enfant dont le sang paraissait recueilli dans le calice. Troublé,
-interdit à cette vue, il ne savait plus que faire: il demeurait
+d'un enfant dont le sang paraissait recueilli dans le calice. Troublé,
+interdit à cette vue, il ne savait plus que faire: il demeurait
immobile, et les larmes coulaient de ses yeux en abondance.
-Notre-Seigneur lui dit: «Démembre ce que tu tiens, et fais-en trois
-pièces.»&mdash;«Ah! Seigneur,» répondit Josephe, «ayez pitié de votre
-serviteur! Jamais je n'aurai la <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> force de démembrer si belle
-créature!&mdash;Fais mon commandement,» reprit le Seigneur, «ou renonce à
-ta part dans mon héritage.»</p>
-
-<p>Alors Josephe sépara la tête, puis le tronc du reste du corps, aussi
-facilement que si les chairs eussent été cuites; mais il n'obéit
+Notre-Seigneur lui dit: «Démembre ce que tu tiens, et fais-en trois
+pièces.»&mdash;«Ah! Seigneur,» répondit Josephe, «ayez pitié de votre
+serviteur! Jamais je n'aurai la <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> force de démembrer si belle
+créature!&mdash;Fais mon commandement,» reprit le Seigneur, «ou renonce à
+ta part dans mon héritage.»</p>
+
+<p>Alors Josephe sépara la tête, puis le tronc du reste du corps, aussi
+facilement que si les chairs eussent été cuites; mais il n'obéit
qu'avec crainte, soupirs et grande abondance de larmes.</p>
-<p>Et comme il commençait à faire la séparation, tous les anges tombèrent
-à genoux devant l'autel et demeurèrent ainsi jusqu'à ce que
-Notre-Seigneur dît à Josephe: «Qu'attends-tu maintenant? Reçois ce qui
-est devant toi, c'est-à-dire ton Sauveur.» Josephe se mit à genoux,
-frappa sa poitrine et implora le pardon de ses péchés. En se relevant,
-il ne vit plus sur la patène que l'apparence d'un pain. Il le prit,
-l'éleva, rendit grâces à Notre-Seigneur, ouvrit la bouche et voulut
-l'y porter; mais le pain était devenu un corps entier: il essaya de
-l'éloigner de son visage; une force invincible le fit pénétrer dans sa
-bouche. Dès qu'il fut entré, il se sentit inondé de toutes les
-douceurs et suavités les plus ineffables. Il saisit ensuite le calice,
-but le vin qui s'y trouvait renfermé, et qui s'était, en approchant de
-ses lèvres, transformé en véritable sang.</p>
-
-<p>Le sacrifice achevé, un ange prit le calice et la patène et les mit
-l'un sur l'autre. Sur la patène <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> se trouvaient plusieurs
+<p>Et comme il commençait à faire la séparation, tous les anges tombèrent
+à genoux devant l'autel et demeurèrent ainsi jusqu'à ce que
+Notre-Seigneur dît à Josephe: «Qu'attends-tu maintenant? Reçois ce qui
+est devant toi, c'est-à-dire ton Sauveur.» Josephe se mit à genoux,
+frappa sa poitrine et implora le pardon de ses péchés. En se relevant,
+il ne vit plus sur la patène que l'apparence d'un pain. Il le prit,
+l'éleva, rendit grâces à Notre-Seigneur, ouvrit la bouche et voulut
+l'y porter; mais le pain était devenu un corps entier: il essaya de
+l'éloigner de son visage; une force invincible le fit pénétrer dans sa
+bouche. Dès qu'il fut entré, il se sentit inondé de toutes les
+douceurs et suavités les plus ineffables. Il saisit ensuite le calice,
+but le vin qui s'y trouvait renfermé, et qui s'était, en approchant de
+ses lèvres, transformé en véritable sang.</p>
+
+<p>Le sacrifice achevé, un ange prit le calice et la patène et les mit
+l'un sur l'autre. Sur la patène <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> se trouvaient plusieurs
apparences de morceaux de pain. Un second ange posa ses deux mains sur
-la patène, l'éleva et l'emporta hors de l'arche. Un troisième prit la
-toile et suivit le second. Dès qu'ils furent hors de l'arche et à la
-vue de tout le peuple, une voix dit: «Mon petit peuple nouvellement
-régénéré, j'apporte la rançon; c'est mon corps qui, pour le sauver,
-voulut naître et mourir. Prends garde de recevoir avec recueillement
-cette faveur. Nul n'en peut être digne, s'il n'est pur d'&oelig;uvres et
-de pensées, et s'il n'a ferme créance.»</p>
-
-<p>Alors l'ange qui portait la patène s'agenouilla; il reçut dignement le
-Sauveur, et chacun des assistants après lui. Tous, en ouvrant la
+la patène, l'éleva et l'emporta hors de l'arche. Un troisième prit la
+toile et suivit le second. Dès qu'ils furent hors de l'arche et à la
+vue de tout le peuple, une voix dit: «Mon petit peuple nouvellement
+régénéré, j'apporte la rançon; c'est mon corps qui, pour le sauver,
+voulut naître et mourir. Prends garde de recevoir avec recueillement
+cette faveur. Nul n'en peut être digne, s'il n'est pur d'&oelig;uvres et
+de pensées, et s'il n'a ferme créance.»</p>
+
+<p>Alors l'ange qui portait la patène s'agenouilla; il reçut dignement le
+Sauveur, et chacun des assistants après lui. Tous, en ouvrant la
bouche, reconnaissaient, au lieu du morceau de pain, un enfant
-admirablement formé. Quand ils furent tous remplis de la délicieuse
-nourriture, les anges retournèrent dans l'arche et déposèrent les
+admirablement formé. Quand ils furent tous remplis de la délicieuse
+nourriture, les anges retournèrent dans l'arche et déposèrent les
objets dont ils venaient de se servir. Josephe quitta les habits dont
-Notre-Seigneur l'avait revêtu, referma l'arche, et le peuple fut
-congédié.</p>
-
-<p>Pour complément de cette grande cérémonie, Josephe, appelant un de ses
-cousins nommé Lucain, dont il connaissait la prud'homie, le chargea
-particulièrement de la garde de l'arche, durant la nuit et le jour.
-C'est à <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> l'exemple de Lucain qu'on trouve encore aujourd'hui,
-dans les grandes églises, un ministre désigné sous le nom de
-<em>trésorier</em>, chargé de la garde des reliques et des ornements de la
+Notre-Seigneur l'avait revêtu, referma l'arche, et le peuple fut
+congédié.</p>
+
+<p>Pour complément de cette grande cérémonie, Josephe, appelant un de ses
+cousins nommé Lucain, dont il connaissait la prud'homie, le chargea
+particulièrement de la garde de l'arche, durant la nuit et le jour.
+C'est à <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> l'exemple de Lucain qu'on trouve encore aujourd'hui,
+dans les grandes églises, un ministre désigné sous le nom de
+<em>trésorier</em>, chargé de la garde des reliques et des ornements de la
maison de Dieu.</p>
<h4>II.<br>
-<span class="smaller">ÉVALAC, ROI DE SARRAS.&mdash;SERAPHE, SON SEROURGE.&mdash;THOLOMÉE SERASTE, ROI
-D'ÉGYPTE.&mdash;BAPTÊME D'ÉVALAC ET DE SERAPHE, SOUS LES NOMS DE MORDRAIN
-ET DE NASCIEN.&mdash;VOYAGE DE MORDRAIN.&mdash;L'ÎLE DU PORT PÉRILLEUX.</span></h4>
+<span class="smaller">ÉVALAC, ROI DE SARRAS.&mdash;SERAPHE, SON SEROURGE.&mdash;THOLOMÉE SERASTE, ROI
+D'ÉGYPTE.&mdash;BAPTÊME D'ÉVALAC ET DE SERAPHE, SOUS LES NOMS DE MORDRAIN
+ET DE NASCIEN.&mdash;VOYAGE DE MORDRAIN.&mdash;L'ÎLE DU PORT PÉRILLEUX.</span></h4>
-<p>Le roi de Sarras, Évalac, était surnommé le Méconnu, parce qu'on ne
-savait rien de sa famille et de sa patrie. Il en avait fait mystère à
+<p>Le roi de Sarras, Évalac, était surnommé le Méconnu, parce qu'on ne
+savait rien de sa famille et de sa patrie. Il en avait fait mystère à
tout le monde; aussi Josephe le surprit-il grandement en lui rappelant
-l'histoire de ses premières années, et comment il était fils d'un
+l'histoire de ses premières années, et comment il était fils d'un
savetier<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75" title="Go to footnote 75"><span class="smaller">[75]</span></a> de la ville de Meaux, en France. Quand la nouvelle
-s'était répandue dans le monde du prochain <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> avénement du Roi
-des rois, l'empereur César Auguste, assiégé des plus vives
-inquiétudes, s'était préparé à combattre celui qu'il pensait devoir
-être un conquérant. Il avait ordonné de lever un denier par tête dans
-toute l'étendue de l'Empire; et comme la France passait pour nourrir
-la plus fière des nations soumises à Rome, il lui avait demandé cent
+s'était répandue dans le monde du prochain <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> avénement du Roi
+des rois, l'empereur César Auguste, assiégé des plus vives
+inquiétudes, s'était préparé à combattre celui qu'il pensait devoir
+être un conquérant. Il avait ordonné de lever un denier par tête dans
+toute l'étendue de l'Empire; et comme la France passait pour nourrir
+la plus fière des nations soumises à Rome, il lui avait demandé cent
chevaliers, cent jeunes demoiselles, filles de chevaliers, et cent
-enfants mâles âgés de moins de cinq ans. Le choix dans Meaux était
-tombé sur les deux filles du comte de la ville, nommé Sevin, et sur le
-jeune Évalac. On les conduisit à Rome, où bientôt furent remarquées la
-bonne grâce et la beauté de l'enfant, si bien que personne ne doutait
-de sa naissance généreuse. Sous le règne de Tibère, il fut attaché au
-service du comte Félix, gouverneur de Syrie, et avait trouvé grâce
-devant lui; le comte l'avait armé chevalier en lui confiant le
+enfants mâles âgés de moins de cinq ans. Le choix dans Meaux était
+tombé sur les deux filles du comte de la ville, nommé Sevin, et sur le
+jeune Évalac. On les conduisit à Rome, où bientôt furent remarquées la
+bonne grâce et la beauté de l'enfant, si bien que personne ne doutait
+de sa naissance généreuse. Sous le règne de Tibère, il fut attaché au
+service du comte Félix, gouverneur de Syrie, et avait trouvé grâce
+devant lui; le comte l'avait armé chevalier en lui confiant le
commandement de ses hommes d'armes. On parla beaucoup alors de ses
-prouesses; mais un jour, s'étant pris de querelle avec le fils du
-gouverneur, il le tua et s'enfuit pour éviter la vengeance du père. Le
-roi d'Égypte, Tholomée Seraste<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76" title="Go to footnote 76"><span class="smaller">[76]</span></a>, lui offrit alors <span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> des
-soudées, et lui dut la conquête du royaume de Sarras, qui confinait à
-l'Égypte. Pour le récompenser, il l'investit de la couronne de Sarras,
+prouesses; mais un jour, s'étant pris de querelle avec le fils du
+gouverneur, il le tua et s'enfuit pour éviter la vengeance du père. Le
+roi d'Égypte, Tholomée Seraste<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76" title="Go to footnote 76"><span class="smaller">[76]</span></a>, lui offrit alors <span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> des
+soudées, et lui dut la conquête du royaume de Sarras, qui confinait à
+l'Égypte. Pour le récompenser, il l'investit de la couronne de Sarras,
sous la condition d'un simple hommage.</p>
-<p>Mais Évalac, dans la suite, avait voulu se rendre indépendant. Afin de
-punir sa désobéissance, Tholomée étant entré dans ses États l'eût
-apparemment détrôné, sans la protection miraculeuse du Dieu des
-chrétiens. Grâce au bouclier marqué d'une croix que Josephe lui remit,
-grâce aux exploits du duc Seraphe, son serourge ou beau-frère, Évalac
-triompha de ce puissant ennemi, Tholomée fut vaincu. Le roi de Sarras,
-plusieurs fois averti par des songes longuement racontés et expliqués,
-reconnut l'impuissance de ses idoles, et reçut des mains de Josephe le
-baptême avec le nom de Mordrain<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77" title="Go to footnote 77"><span class="smaller">[77]</span></a>; son exemple fut imité par
-Seraphe, qui, sous le nom de Nascien, devait être l'objet des
-prédilections divines. Mais, avant de suivre dans leurs voyages ces
+<p>Mais Évalac, dans la suite, avait voulu se rendre indépendant. Afin de
+punir sa désobéissance, Tholomée étant entré dans ses États l'eût
+apparemment détrôné, sans la protection miraculeuse du Dieu des
+chrétiens. Grâce au bouclier marqué d'une croix que Josephe lui remit,
+grâce aux exploits du duc Seraphe, son serourge ou beau-frère, Évalac
+triompha de ce puissant ennemi, Tholomée fut vaincu. Le roi de Sarras,
+plusieurs fois averti par des songes longuement racontés et expliqués,
+reconnut l'impuissance de ses idoles, et reçut des mains de Josephe le
+baptême avec le nom de Mordrain<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77" title="Go to footnote 77"><span class="smaller">[77]</span></a>; son exemple fut imité par
+Seraphe, qui, sous le nom de Nascien, devait être l'objet des
+prédilections divines. Mais, avant de suivre dans leurs voyages ces
princes nouvellement convertis, il faut dire un mot de la reine
Saracinthe, femme de Mordrain.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> C'était la fille du duc d'Orcanie, et la s&oelig;ur de Seraphe
-ou Nascien. Il y avait trente ans qu'un saint ermite nommé Saluste
-l'avait convertie, et, depuis qu'elle était devenue reine de Sarras,
-elle n'attendait qu'un moment favorable pour essayer d'ôter le bandeau
-qui couvrait les yeux de son époux. Mais l'honneur de répandre la
-<em>bonne nouvelle</em> dans cette contrée était réservé aux deux Joseph.
+<p><span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> C'était la fille du duc d'Orcanie, et la s&oelig;ur de Seraphe
+ou Nascien. Il y avait trente ans qu'un saint ermite nommé Saluste
+l'avait convertie, et, depuis qu'elle était devenue reine de Sarras,
+elle n'attendait qu'un moment favorable pour essayer d'ôter le bandeau
+qui couvrait les yeux de son époux. Mais l'honneur de répandre la
+<em>bonne nouvelle</em> dans cette contrée était réservé aux deux Joseph.
Nous citerons un seul trait de leurs travaux apostoliques.</p>
-<p>Tandis que le père baptisait les gens du royaume de Sarras, le fils
+<p>Tandis que le père baptisait les gens du royaume de Sarras, le fils
suivait Nascien en Orcanie et faisait aux idoles une guerre
-impitoyable. Dans le temple de la ville d'Orcan était une figure posée
-sur le maître-autel. Josephe dénoua sa ceinture et se plaça devant
-elle, en conjurant le démon d'en sortir d'une façon visible; en même
-temps il jeta la ceinture autour du cou de l'idole, et la traîna en
+impitoyable. Dans le temple de la ville d'Orcan était une figure posée
+sur le maître-autel. Josephe dénoua sa ceinture et se plaça devant
+elle, en conjurant le démon d'en sortir d'une façon visible; en même
+temps il jeta la ceinture autour du cou de l'idole, et la traîna en
dehors du temple jusqu'aux pieds de Mordrain. Le diable poussait des
-cris aigus qui faisaient accourir de tous côtés la foule. «Pourquoi me
-tourmenter ainsi?» disait-il à Josephe.&mdash;«Tu le sauras: mais
-j'apprends en ce moment la mort de Tholomée Seraste, dis-moi pourquoi
-tu l'as tué.&mdash;Je répondrai, si tu me desserres le cou.» Josephe,
-lâchant la ceinture et prenant l'idole par le haut de la tête: «Parle
-maintenant.&mdash;Je voyais les miracles que <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> Dieu opérait,
-j'étais témoin du baptême d'Évalac, je craignais pour l'âme de
-Tholomée; alors je pris la figure d'un messager et je vins lui dire
-qu'Évalac voulait le faire pendre; que je le garantirais, s'il voulait
-se donner à moi. Il me fit hommage: je pris la forme d'un griffon, il
-monta sur moi en croupe; et quand je me fus élevé à une certaine
-hauteur, je le laissai choir et se casser les os.»</p>
+cris aigus qui faisaient accourir de tous côtés la foule. «Pourquoi me
+tourmenter ainsi?» disait-il à Josephe.&mdash;«Tu le sauras: mais
+j'apprends en ce moment la mort de Tholomée Seraste, dis-moi pourquoi
+tu l'as tué.&mdash;Je répondrai, si tu me desserres le cou.» Josephe,
+lâchant la ceinture et prenant l'idole par le haut de la tête: «Parle
+maintenant.&mdash;Je voyais les miracles que <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> Dieu opérait,
+j'étais témoin du baptême d'Évalac, je craignais pour l'âme de
+Tholomée; alors je pris la figure d'un messager et je vins lui dire
+qu'Évalac voulait le faire pendre; que je le garantirais, s'il voulait
+se donner à moi. Il me fit hommage: je pris la forme d'un griffon, il
+monta sur moi en croupe; et quand je me fus élevé à une certaine
+hauteur, je le laissai choir et se casser les os.»</p>
<p>Josephe remit alors sa ceinture au cou de l'idole, et la promena par
-toutes les rues de la ville. «Voilà,» disait-il à la foule, «voilà les
+toutes les rues de la ville. «Voilà,» disait-il à la foule, «voilà les
dieux dont vous aviez peur! Frappez vos poitrines et reconnaissez un
-seul Dieu en trois personnes!» Ensuite il demanda au diable son nom:
-«Je suis Ascalaphas, chargé de porter aux gens et de répandre dans le
-monde les méchants bruits, les fausses nouvelles.»</p>
+seul Dieu en trois personnes!» Ensuite il demanda au diable son nom:
+«Je suis Ascalaphas, chargé de porter aux gens et de répandre dans le
+monde les méchants bruits, les fausses nouvelles.»</p>
-<p>Tout n'était pas fini avec Ascalaphas. La plupart des habitants
-d'Orcan avaient accepté le baptême, les autres avaient résolu de
+<p>Tout n'était pas fini avec Ascalaphas. La plupart des habitants
+d'Orcan avaient accepté le baptême, les autres avaient résolu de
quitter le pays pour s'y soustraire. Ils avaient pris un mauvais
-parti: à peine eurent-ils franchi les portes de la ville qu'ils
-tombèrent frappés de mort. Josephe, auquel on apprit cette nouvelle,
-accourut; le premier objet qu'il aperçut fut le démon qu'il venait de
+parti: à peine eurent-ils franchi les portes de la ville qu'ils
+tombèrent frappés de mort. Josephe, auquel on apprit cette nouvelle,
+accourut; le premier objet qu'il aperçut fut le démon qu'il venait de
conjurer, et qui gambadait sur <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> les corps de toutes ces
-victimes. «Regarde, Josephe,» criait Ascalaphas, «regarde comme je
-sais venger ton Dieu de ses ennemis!&mdash;Et qui t'en a donné le
-droit?&mdash;Jésus-Christ lui-même.&mdash;Tu as menti!» Disant ces mots, il
-courut à lui dans l'intention de le lier. Mais un ange au visage
-ardent lui ferma le passage et lui perça la cuisse d'une lance dont le
-fer demeura dans la plaie. «Cela,» dit-il, «t'apprendra à ne plus
-retarder le baptême des bonnes gens, pour aller au secours des ennemis
-de ma loi.» À douze jours de là, Nascien, curieux indiscret, voulut
-voir ce que contenait la sainte écuelle: il souleva la patène et
+victimes. «Regarde, Josephe,» criait Ascalaphas, «regarde comme je
+sais venger ton Dieu de ses ennemis!&mdash;Et qui t'en a donné le
+droit?&mdash;Jésus-Christ lui-même.&mdash;Tu as menti!» Disant ces mots, il
+courut à lui dans l'intention de le lier. Mais un ange au visage
+ardent lui ferma le passage et lui perça la cuisse d'une lance dont le
+fer demeura dans la plaie. «Cela,» dit-il, «t'apprendra à ne plus
+retarder le baptême des bonnes gens, pour aller au secours des ennemis
+de ma loi.» À douze jours de là, Nascien, curieux indiscret, voulut
+voir ce que contenait la sainte écuelle: il souleva la patène et
comprit toutes les merveilles qui devaient advenir dans le pays choisi
-pour être le dépositaire de cette précieuse relique. Il fut puni d'un
-aveuglement subit. Mais l'ange qui avait blessé Josephe reparut et,
-prenant en main le fût de la lance dont le fer était demeuré dans la
-plaie, il l'approcha de Josephe, le posa sur le fer dont elle était
-séparée. De la plaie sortirent de grosses et nombreuses gouttes de
-sang: l'ange les recueillit, en humecta le bout du fût, et le
-rejoignit au fer, de façon qu'on ne put désormais deviner que l'arme
-eût été tronquée. Seulement, à l'entrée de la période aventureuse, on
-verra les gouttes de sang s'échapper de la lance, et l'arme ira
-blesser un autre homme du <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> même lignage et de même vertu que
-Josephe. C'est là ce que la seconde partie du livre de <cite>Lancelot</cite>
-devra nous raconter. L'ange vint ensuite à Nascien, humecta ses yeux
-d'une certaine liqueur, et lui rendit la vue que son indiscrétion lui
+pour être le dépositaire de cette précieuse relique. Il fut puni d'un
+aveuglement subit. Mais l'ange qui avait blessé Josephe reparut et,
+prenant en main le fût de la lance dont le fer était demeuré dans la
+plaie, il l'approcha de Josephe, le posa sur le fer dont elle était
+séparée. De la plaie sortirent de grosses et nombreuses gouttes de
+sang: l'ange les recueillit, en humecta le bout du fût, et le
+rejoignit au fer, de façon qu'on ne put désormais deviner que l'arme
+eût été tronquée. Seulement, à l'entrée de la période aventureuse, on
+verra les gouttes de sang s'échapper de la lance, et l'arme ira
+blesser un autre homme du <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> même lignage et de même vertu que
+Josephe. C'est là ce que la seconde partie du livre de <cite>Lancelot</cite>
+devra nous raconter. L'ange vint ensuite à Nascien, humecta ses yeux
+d'une certaine liqueur, et lui rendit la vue que son indiscrétion lui
avait fait perdre<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78" title="Go to footnote 78"><span class="smaller">[78]</span></a>.</p>
-<p>Josephe, guéri de la plaie angélique, acheva la conversion de tous les
+<p>Josephe, guéri de la plaie angélique, acheva la conversion de tous les
gens de Sarras et d'Orcanie. Des soixante-deux, soixante-cinq ou
-soixante-douze parents sortis avec lui de Jérusalem, il en sacra
-trentre-trois, comme évêques d'autant de cités dans ces deux contrées.
-Les autres, après avoir été ordonnés prêtres, furent dispersés dans
+soixante-douze parents sortis avec lui de Jérusalem, il en sacra
+trentre-trois, comme évêques d'autant de cités dans ces deux contrées.
+Les autres, après avoir été ordonnés prêtres, furent dispersés dans
les villes moins importantes.</p>
-<p>Il découvrit ensuite les lieux où reposaient les corps de deux ermites
-à l'un desquels la reine Saracinthe, femme de Mordrain, avait dû sa
-conversion. Un livret conservé dans chacune des fosses disait, le
-premier: «Ci gist Saluste de Bethléem, le beau sergent de
-Jésus-Christ, qui fut trente-sept ans ermite, et ne mangea plus aucune
-viande accommodée de la main des hommes.» Le second: «Ci gist
-Hermoines, de Tarse, qui vécut trentre-quatre ans et sept mois, sans
-changer une fois de <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> souliers ni de vêtements.» Les deux corps
-furent transportés, l'un à Sarras, l'autre en Orcanie, et devinrent
-l'objet d'une dévotion que des miracles multipliés ne laissèrent pas
+<p>Il découvrit ensuite les lieux où reposaient les corps de deux ermites
+à l'un desquels la reine Saracinthe, femme de Mordrain, avait dû sa
+conversion. Un livret conservé dans chacune des fosses disait, le
+premier: «Ci gist Saluste de Bethléem, le beau sergent de
+Jésus-Christ, qui fut trente-sept ans ermite, et ne mangea plus aucune
+viande accommodée de la main des hommes.» Le second: «Ci gist
+Hermoines, de Tarse, qui vécut trentre-quatre ans et sept mois, sans
+changer une fois de <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> souliers ni de vêtements.» Les deux corps
+furent transportés, l'un à Sarras, l'autre en Orcanie, et devinrent
+l'objet d'une dévotion que des miracles multipliés ne laissèrent pas
ralentir.</p>
-<p>Josephe eut ensuite à purifier le roi Mordrain, nouvellement converti,
-d'une dernière souillure qui avait résisté à l'eau du baptême. Ce
+<p>Josephe eut ensuite à purifier le roi Mordrain, nouvellement converti,
+d'une dernière souillure qui avait résisté à l'eau du baptême. Ce
prince avait fait depuis longtemps construire dans les parois de sa
-chambre une cellule réservée à certaine idole féminine dont il était
-épris. C'était, dit le roman, une image de beauté merveilleuse que le
-roi habillait lui-même des robes les plus riches. Dès que la reine
-Saracinthe était levée, il prenait une petite clef qui pénétrait dans
+chambre une cellule réservée à certaine idole féminine dont il était
+épris. C'était, dit le roman, une image de beauté merveilleuse que le
+roi habillait lui-même des robes les plus riches. Dès que la reine
+Saracinthe était levée, il prenait une petite clef qui pénétrait dans
une fissure imperceptible de la muraille, atteignait un petit maillet
-qu'elle écartait pour laisser une grande barre de fer se dresser en
-permettant d'ouvrir une porte secrète. Le roi tirait alors à lui
+qu'elle écartait pour laisser une grande barre de fer se dresser en
+permettant d'ouvrir une porte secrète. Le roi tirait alors à lui
l'idole et lui faisait partager sa couche. Quand il en avait eu son
plaisir, il la faisait rentrer dans sa cellule, la porte se refermait,
et sur le maillet retombait la barre de fer qui la rendait
-impénétrable à tous. Il y avait quinze ans qu'il se complaisait dans
+impénétrable à tous. Il y avait quinze ans qu'il se complaisait dans
cette honteuse habitude, quand un songe dont Josephe lui donna
-l'explication lui prouva que rien ne pouvait rester caché aux amis de
+l'explication lui prouva que rien ne pouvait rester caché aux amis de
Dieu. Il confessa son crime, <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> fit venir la reine, son serourge
-et Josephe, puis, en leur présence, jeta l'idole dans les flammes en
-témoignant le plus grand repentir.</p>
+et Josephe, puis, en leur présence, jeta l'idole dans les flammes en
+témoignant le plus grand repentir.</p>
<p>Ce fut le dernier acte de Josephe dans le pays de Sarras. Une voix
-céleste l'avertit de prendre congé du roi et d'emmener avec lui la
-plupart de ses compagnons pour aller prêcher la foi nouvelle chez les
-Gentils. Dans le cours de ce grand voyage, les denrées venant à leur
+céleste l'avertit de prendre congé du roi et d'emmener avec lui la
+plupart de ses compagnons pour aller prêcher la foi nouvelle chez les
+Gentils. Dans le cours de ce grand voyage, les denrées venant à leur
manquer, il s'agenouilla devant l'arche du saint vase pour implorer le
secours de Dieu. Alors eut lieu le repas spirituel dont Robert de
-Boron avait parlé le premier, mais qu'il avait eu soin de distinguer
+Boron avait parlé le premier, mais qu'il avait eu soin de distinguer
de la communion eucharistique. Dans notre roman, les deux tables ici
-n'en font réellement qu'une, et l'hérésie se trouve parfaitement
-accentuée. On en va juger.</p>
-
-<p>La voix dit à Joseph: «Fais mettre les nappes sur l'herbe fraîche: que
-ton peuple se place à l'entour. Quand ils seront disposés à manger,
-dis à ton fils Josephe de prendre le vase, et de faire avec lui trois
-fois le tour de la nappe. Aussitôt ceux qui seront purs de c&oelig;ur
-seront remplis de toutes les douceurs du monde. Ils feront de même,
-chaque jour, à l'heure de Prime. Mais, dès qu'ils auront cédé au
-vilain péché de luxure, ils perdront la grâce d'où leur arrivait tant
-de délices. Quand tu auras <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> ainsi établi le premier repas, tu
-iras vers ta femme Enigée, et tu la connaîtras charnellement. Elle
-concevra un fils qui recevra en baptême le non de Galaad le Fort. Il
-aura grande force et foi robuste: si bien qu'il prévaudra contre tous
-les mécréants de son temps.»</p>
-
-<p>Joseph fit ce qui lui était commandé, et son fils, ceint d'une étole
-bénite, après avoir fait les trois tours vint s'asseoir à la droite de
-son père, mais en laissant entre deux l'intervalle d'une place. Puis
-il posa le vase couvert d'une patène et de cette toile fine que nous
-appelons corporal<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79" title="Go to footnote 79"><span class="smaller">[79]</span></a>. Tous furent aussitôt remplis de la grâce divine
-au point de n'avoir rien qu'il leur pût venir en pensée de désirer. Le
-repas achevé, Josephe replaça le Graal dans l'arche, comme il y était
+n'en font réellement qu'une, et l'hérésie se trouve parfaitement
+accentuée. On en va juger.</p>
+
+<p>La voix dit à Joseph: «Fais mettre les nappes sur l'herbe fraîche: que
+ton peuple se place à l'entour. Quand ils seront disposés à manger,
+dis à ton fils Josephe de prendre le vase, et de faire avec lui trois
+fois le tour de la nappe. Aussitôt ceux qui seront purs de c&oelig;ur
+seront remplis de toutes les douceurs du monde. Ils feront de même,
+chaque jour, à l'heure de Prime. Mais, dès qu'ils auront cédé au
+vilain péché de luxure, ils perdront la grâce d'où leur arrivait tant
+de délices. Quand tu auras <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> ainsi établi le premier repas, tu
+iras vers ta femme Enigée, et tu la connaîtras charnellement. Elle
+concevra un fils qui recevra en baptême le non de Galaad le Fort. Il
+aura grande force et foi robuste: si bien qu'il prévaudra contre tous
+les mécréants de son temps.»</p>
+
+<p>Joseph fit ce qui lui était commandé, et son fils, ceint d'une étole
+bénite, après avoir fait les trois tours vint s'asseoir à la droite de
+son père, mais en laissant entre deux l'intervalle d'une place. Puis
+il posa le vase couvert d'une patène et de cette toile fine que nous
+appelons corporal<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79" title="Go to footnote 79"><span class="smaller">[79]</span></a>. Tous furent aussitôt remplis de la grâce divine
+au point de n'avoir rien qu'il leur pût venir en pensée de désirer. Le
+repas achevé, Josephe replaça le Graal dans l'arche, comme il y était
auparavant<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80" title="Go to footnote 80"><span class="smaller">[80]</span></a>.</p>
-<p>Le lendemain de ce grand jour, la voix dit à Josephe: «Va-t'en droit à
-la mer: il te faut aller habiter la terre promise à ta lignée:
-<span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> quand tu seras arrivé sur le rivage, à défaut de navire, tu
-avanceras le premier, étendras ta chemise en guise de nef: elle se
-développera en raison du nombre de ceux qui seront exempts de péché
-mortel.»</p>
-
-<p>Josephe, arrivé sur le bord de la mer, ôta de son dos la chemise, et
-l'ayant étendue sur l'eau, monta le premier sur l'une des manches,
-puis son père Joseph sur l'autre. Devant eux se placèrent Nascien et
-les porteurs de l'arche; les flots qui les soutenaient ne mouillèrent
-pas même la plante de leurs pieds. Enigée, Bron, Éliab et leurs douze
-enfants, montèrent sur le milieu de la chemise, qui s'étendit en
-proportion du nombre de ceux qui arrivaient; leur exemple décida tous
-les autres, ils se trouvèrent ainsi au nombre de cent quarante-huit.
-Deux juifs à demi convertis, Moïse et Simon son père, bien que peu
-confiants dans la vertu de la chemise, voulurent essayer d'y passer: à
-peine avaient-ils fait trois pas que les flots les entourèrent et que
-les autres gens demeurés sur le rivage eurent grand'peine à les
+<p>Le lendemain de ce grand jour, la voix dit à Josephe: «Va-t'en droit à
+la mer: il te faut aller habiter la terre promise à ta lignée:
+<span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> quand tu seras arrivé sur le rivage, à défaut de navire, tu
+avanceras le premier, étendras ta chemise en guise de nef: elle se
+développera en raison du nombre de ceux qui seront exempts de péché
+mortel.»</p>
+
+<p>Josephe, arrivé sur le bord de la mer, ôta de son dos la chemise, et
+l'ayant étendue sur l'eau, monta le premier sur l'une des manches,
+puis son père Joseph sur l'autre. Devant eux se placèrent Nascien et
+les porteurs de l'arche; les flots qui les soutenaient ne mouillèrent
+pas même la plante de leurs pieds. Enigée, Bron, Éliab et leurs douze
+enfants, montèrent sur le milieu de la chemise, qui s'étendit en
+proportion du nombre de ceux qui arrivaient; leur exemple décida tous
+les autres, ils se trouvèrent ainsi au nombre de cent quarante-huit.
+Deux juifs à demi convertis, Moïse et Simon son père, bien que peu
+confiants dans la vertu de la chemise, voulurent essayer d'y passer: à
+peine avaient-ils fait trois pas que les flots les entourèrent et que
+les autres gens demeurés sur le rivage eurent grand'peine à les
recueillir. Pour Josephe et tous ceux qui l'avaient suivi, ils
-s'éloignèrent, malgré les prières de ceux qui étaient demeurés à
-terre, et qui les conjuraient d'attendre. «Ah! folles gens,» leur dit
-Josephe, «le péché de luxure vous a retardés. Vous n'êtes pas à la
-fin de vos peines; <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> faites pénitence et méritez de nous
-rejoindre bientôt.»</p>
-
-<p>Après quelques jours de traversée, Josephe et ses compagnons
-abordèrent dans la Grande-Bretagne, où nous les prierons de nous
+s'éloignèrent, malgré les prières de ceux qui étaient demeurés à
+terre, et qui les conjuraient d'attendre. «Ah! folles gens,» leur dit
+Josephe, «le péché de luxure vous a retardés. Vous n'êtes pas à la
+fin de vos peines; <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> faites pénitence et méritez de nous
+rejoindre bientôt.»</p>
+
+<p>Après quelques jours de traversée, Josephe et ses compagnons
+abordèrent dans la Grande-Bretagne, où nous les prierons de nous
attendre, pour nous donner le temps de retourner aux autres
personnages du roman, et d'abord au roi Mordrain.</p>
-<p>Il avait été, peu de jours après le départ de Josephe, visité par un
-nouveau songe qui lui exposa d'une façon très-claire pour nous, mais
-pour lui très-obscure, la destinée glorieuse des enfants qui devaient
-naître de lui et de Nascien, son serourge. Comme il en demandait
-vainement l'explication à ceux qui l'entouraient, voilà qu'une tempête
-effroyable ébranle le palais; il est pris aux cheveux par une main
-sortant d'un nuage, et transporté au milieu des mers sur une roche
-aiguë, située à dix-sept journées de Sarras. Grande fut la douleur des
-barons du pays en apprenant qu'il avait disparu. Nascien fut accusé de
-l'avoir tué, dans l'espoir de régner à sa place. Excités par un
-traître chevalier nommé Calafer, les barons saisirent Nascien et le
-jetèrent en prison, en lui déclarant qu'il n'en sortirait pas avant
-que le roi Mordrain ne leur fût rendu.</p>
-
-<p>La roche aride sur laquelle celui-ci avait été déposé était appelée
-la Roche du Port périlleux. <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> Elle se dressait au milieu de la
-mer, sur la ligne qui de la terre d'Égypte conduit directement à
-l'Irlande. Si loin que l'&oelig;il pouvait s'étendre, on apercevait à
-droite les côtes d'Espagne, à gauche les terres qui formaient la
-dernière ceinture de l'Océan. Quelques débris de constructions
-annonçaient pourtant que la Roche avait été jadis habitée. Elle avait
-en effet servi longtemps de repaire à un insigne brigand nommé Focart,
-qui sur la plus haute pointe avait fait dresser un château où
-pouvaient héberger vingt de ses compagnons; mais, comme ils étaient
+<p>Il avait été, peu de jours après le départ de Josephe, visité par un
+nouveau songe qui lui exposa d'une façon très-claire pour nous, mais
+pour lui très-obscure, la destinée glorieuse des enfants qui devaient
+naître de lui et de Nascien, son serourge. Comme il en demandait
+vainement l'explication à ceux qui l'entouraient, voilà qu'une tempête
+effroyable ébranle le palais; il est pris aux cheveux par une main
+sortant d'un nuage, et transporté au milieu des mers sur une roche
+aiguë, située à dix-sept journées de Sarras. Grande fut la douleur des
+barons du pays en apprenant qu'il avait disparu. Nascien fut accusé de
+l'avoir tué, dans l'espoir de régner à sa place. Excités par un
+traître chevalier nommé Calafer, les barons saisirent Nascien et le
+jetèrent en prison, en lui déclarant qu'il n'en sortirait pas avant
+que le roi Mordrain ne leur fût rendu.</p>
+
+<p>La roche aride sur laquelle celui-ci avait été déposé était appelée
+la Roche du Port périlleux. <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> Elle se dressait au milieu de la
+mer, sur la ligne qui de la terre d'Égypte conduit directement à
+l'Irlande. Si loin que l'&oelig;il pouvait s'étendre, on apercevait à
+droite les côtes d'Espagne, à gauche les terres qui formaient la
+dernière ceinture de l'Océan. Quelques débris de constructions
+annonçaient pourtant que la Roche avait été jadis habitée. Elle avait
+en effet servi longtemps de repaire à un insigne brigand nommé Focart,
+qui sur la plus haute pointe avait fait dresser un château où
+pouvaient héberger vingt de ses compagnons; mais, comme ils étaient
ordinairement trois ou quatre fois plus nombreux, les autres se
-tenaient dans plusieurs galères arrêtées sous un petit abri couvert,
+tenaient dans plusieurs galères arrêtées sous un petit abri couvert,
et, toutes les nuits, ils allumaient un grand brandon pour avertir les
-vaisseaux de passage de venir se reposer dans cet îlot, comme dans un
-port de salut. Mais les abords en étaient si dangereux que les
-bâtiments se brisaient contre les rochers, de sorte que les passagers
-ne pouvaient échapper soit à la fureur des flots, soit à celle des
-brigands, qui mettaient à mort ceux que la mer n'avait pas engloutis.</p>
-
-<p>Focart jouissait du fruit de ses crimes, quand le grand Pompée,
-empereur, passa de Grèce en Syrie, après avoir mis sous le joug de
+vaisseaux de passage de venir se reposer dans cet îlot, comme dans un
+port de salut. Mais les abords en étaient si dangereux que les
+bâtiments se brisaient contre les rochers, de sorte que les passagers
+ne pouvaient échapper soit à la fureur des flots, soit à celle des
+brigands, qui mettaient à mort ceux que la mer n'avait pas engloutis.</p>
+
+<p>Focart jouissait du fruit de ses crimes, quand le grand Pompée,
+empereur, passa de Grèce en Syrie, après avoir mis sous le joug de
Rome tout l'Orient. En apprenant le mauvais <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> repaire de la
-Roche du Port périlleux, il jura de purger la terre de ces odieux
-brigands, et ne perdit pas un moment pour mettre en état de voguer une
+Roche du Port périlleux, il jura de purger la terre de ces odieux
+brigands, et ne perdit pas un moment pour mettre en état de voguer une
petite flotte bien garnie de bons et vaillants chevaliers. Il savait
-quels écueils bordaient la Roche, et il sut les éviter en approchant à
-la nuit serrée. Focart n'en fut pas moins averti de son approche, et,
-donnant le signal aux larrons qui ne quittaient pas les galères, il
-entra lui-même dans une d'elles et commanda l'attaque de la flottille
-romaine. Mais les soldats de Pompée s'étaient munis de grands crocs,
-avec lesquels ils abordèrent les galères, l'épée à la main, et
-parvinrent à couler la plus redoutable. Les autres furent abandonnées,
-et les brigands regagnèrent à grande peine la Roche, où les Romains
-les poursuivirent en tâtonnant çà et là. De la hauteur, Focart faisait
-tomber sur eux d'énormes poutres et d'autres débris de mâts qui
-tuèrent une partie des assaillants et contraignirent les autres à
-regagner les vaisseaux. Mais, au point du jour, Pompée reprit
-l'offensive: malgré l'âpreté du lieu et les difficultés de la montée,
-les Romains forcèrent les brigands à chercher un refuge dans une
-caverne creusée sous leur château, et qu'ils fermèrent de toutes les
-planches et bruyères qu'ils avaient accumulés. Pompée y fit mettre le
-feu; alors, pour éviter d'être <span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> étouffés, Focart ordonna de
+quels écueils bordaient la Roche, et il sut les éviter en approchant à
+la nuit serrée. Focart n'en fut pas moins averti de son approche, et,
+donnant le signal aux larrons qui ne quittaient pas les galères, il
+entra lui-même dans une d'elles et commanda l'attaque de la flottille
+romaine. Mais les soldats de Pompée s'étaient munis de grands crocs,
+avec lesquels ils abordèrent les galères, l'épée à la main, et
+parvinrent à couler la plus redoutable. Les autres furent abandonnées,
+et les brigands regagnèrent à grande peine la Roche, où les Romains
+les poursuivirent en tâtonnant çà et là. De la hauteur, Focart faisait
+tomber sur eux d'énormes poutres et d'autres débris de mâts qui
+tuèrent une partie des assaillants et contraignirent les autres à
+regagner les vaisseaux. Mais, au point du jour, Pompée reprit
+l'offensive: malgré l'âpreté du lieu et les difficultés de la montée,
+les Romains forcèrent les brigands à chercher un refuge dans une
+caverne creusée sous leur château, et qu'ils fermèrent de toutes les
+planches et bruyères qu'ils avaient accumulés. Pompée y fit mettre le
+feu; alors, pour éviter d'être <span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> étouffés, Focart ordonna de
verser de grandes tonnes d'eau sur les flammes, qui, prenant la
-direction opposée, contraignirent les Romains à reculer à leur tour.
+direction opposée, contraignirent les Romains à reculer à leur tour.
Les brigands sortirent et reprirent l'offensive. Les soldats de
-Pompée, forcés de reculer l'un sur l'autre, avaient peine à défendre
-leur vie. L'empereur Pompée seul ne quitta pas la place: revêtu de ses
-armes, il attendit Focart, s'élança la hache à la main sur lui, finit
-par l'abattre et lui trancher la tête. Cependant les Romains, honteux
-d'avoir un instant abandonné leur empereur, étaient revenus à la
-charge; les brigands ne leur opposèrent plus qu'une faible résistance.
-Tous furent mis à mort, leurs corps jetés à la mer, et, depuis ce
-temps, le Port périlleux cessa d'être l'effroi des navigateurs; mais
+Pompée, forcés de reculer l'un sur l'autre, avaient peine à défendre
+leur vie. L'empereur Pompée seul ne quitta pas la place: revêtu de ses
+armes, il attendit Focart, s'élança la hache à la main sur lui, finit
+par l'abattre et lui trancher la tête. Cependant les Romains, honteux
+d'avoir un instant abandonné leur empereur, étaient revenus à la
+charge; les brigands ne leur opposèrent plus qu'une faible résistance.
+Tous furent mis à mort, leurs corps jetés à la mer, et, depuis ce
+temps, le Port périlleux cessa d'être l'effroi des navigateurs; mais
son approche inspirait toujours une certaine terreur, et personne ne
s'avisait d'y aborder.</p>
-<p>Ce fut là peut-être le plus insigne exploit de Pompée: jamais il
-n'avait fait plus grande preuve de courage et d'intrépidité.
-L'histoire cependant n'en a pas parlé, parce que ce grand homme avait
-quelque honte des indignes ennemis qui lui avaient donné tant de peine
-à détruire<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81" title="Go to footnote 81"><span class="smaller">[81]</span></a>. En reprenant le chemin de Rome, <span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> il passa par
-Jérusalem, et ne craignit pas de faire du temple de Salomon l'étable
-de ses chevaux. Dans la cité sainte était alors un vieillard pieux et
-sage; ce fut le père du prêtre Siméon, qui devait plus tard recevoir
-la sainte Vierge quand elle présenta son Fils. Cet homme alla trouver
-Pompée et s'écria: «Malheur à moi qui ai vu les enfants de Dieu manger
-dehors, et les chiens assis à la table qui leur était préparée!
-Malheur à moi qui ai vu les lieux saints devenir des chambres privées
-à l'usage des porcs!» Puis, s'adressant à l'empereur: «Pompée,» lui
-dit-il, «on voit bien que tu as fréquenté Focart et que tu l'as choisi
-pour modèle; mais ton impiété a courroucé le Tout-Puissant, et tu
-sentiras le poids de sa vengeance.» À compter de ce jour, la victoire
-abandonna Pompée: il n'entra plus dans une seule ville qu'il n'en
-sortît honteusement; il ne livra plus de combats qu'il ne fût jeté
-hors des lices. Sa première gloire fut oubliée, et l'on ne se souvint
+<p>Ce fut là peut-être le plus insigne exploit de Pompée: jamais il
+n'avait fait plus grande preuve de courage et d'intrépidité.
+L'histoire cependant n'en a pas parlé, parce que ce grand homme avait
+quelque honte des indignes ennemis qui lui avaient donné tant de peine
+à détruire<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81" title="Go to footnote 81"><span class="smaller">[81]</span></a>. En reprenant le chemin de Rome, <span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> il passa par
+Jérusalem, et ne craignit pas de faire du temple de Salomon l'étable
+de ses chevaux. Dans la cité sainte était alors un vieillard pieux et
+sage; ce fut le père du prêtre Siméon, qui devait plus tard recevoir
+la sainte Vierge quand elle présenta son Fils. Cet homme alla trouver
+Pompée et s'écria: «Malheur à moi qui ai vu les enfants de Dieu manger
+dehors, et les chiens assis à la table qui leur était préparée!
+Malheur à moi qui ai vu les lieux saints devenir des chambres privées
+à l'usage des porcs!» Puis, s'adressant à l'empereur: «Pompée,» lui
+dit-il, «on voit bien que tu as fréquenté Focart et que tu l'as choisi
+pour modèle; mais ton impiété a courroucé le Tout-Puissant, et tu
+sentiras le poids de sa vengeance.» À compter de ce jour, la victoire
+abandonna Pompée: il n'entra plus dans une seule ville qu'il n'en
+sortît honteusement; il ne livra plus de combats qu'il ne fût jeté
+hors des lices. Sa première gloire fut oubliée, et l'on ne se souvint
plus que de ses revers.</p>
-<p>Telle était donc la Roche du Port périlleux, sur laquelle le roi
-Mordrain avait été transporté. Plus il regardait autour de lui, plus
-il perdait l'espoir de vivre en un tel lieu. Tout à coup il voit
-approcher une petite nef, d'une forme singulièrement agréable. Le mât,
-les voiles et les cordages étaient de la blancheur <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> de la
-fleur de lis, et au-dessus de la nef était dressée une croix
-vermeille. Quand elle eut touché la roche, un nuage de délicieuses
-odeurs se répandit à l'entour et parvint jusqu'à Mordrain, déjà
-rassuré par la vue de la croix. Un homme de la plus excellente beauté
-se leva dans la nef, et demanda au roi qui il était, d'où il venait,
-et comment il se trouvait là. «Je suis chrétien,» répondit Mordrain,
-«mais j'ignore comment je me trouve ici; et vous, beau voyageur, vous
-plairait-il de m'apprendre ce que vous êtes et ce que vous savez
-faire?&mdash;Je suis,» répondit l'inconnu, «ménestrel d'un métier qui n'a
+<p>Telle était donc la Roche du Port périlleux, sur laquelle le roi
+Mordrain avait été transporté. Plus il regardait autour de lui, plus
+il perdait l'espoir de vivre en un tel lieu. Tout à coup il voit
+approcher une petite nef, d'une forme singulièrement agréable. Le mât,
+les voiles et les cordages étaient de la blancheur <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> de la
+fleur de lis, et au-dessus de la nef était dressée une croix
+vermeille. Quand elle eut touché la roche, un nuage de délicieuses
+odeurs se répandit à l'entour et parvint jusqu'à Mordrain, déjà
+rassuré par la vue de la croix. Un homme de la plus excellente beauté
+se leva dans la nef, et demanda au roi qui il était, d'où il venait,
+et comment il se trouvait là. «Je suis chrétien,» répondit Mordrain,
+«mais j'ignore comment je me trouve ici; et vous, beau voyageur, vous
+plairait-il de m'apprendre ce que vous êtes et ce que vous savez
+faire?&mdash;Je suis,» répondit l'inconnu, «ménestrel d'un métier qui n'a
pas son pareil. Je sais faire d'une femme laide et d'un homme laid la
plus belle des femmes et le plus beau des hommes. Tout ce que l'on
sait, on l'apprend de moi; je donne au pauvre la richesse, la sagesse
-au fou, la puissance au faible.»&mdash;«Voilà,» dit Mordrain, d'admirables
-secrets; mais ne me direz-vous pas qui vous êtes?»&mdash;«Qui veut
-justement m'appeler me nomme Tout en tout.»</p>
+au fou, la puissance au faible.»&mdash;«Voilà,» dit Mordrain, d'admirables
+secrets; mais ne me direz-vous pas qui vous êtes?»&mdash;«Qui veut
+justement m'appeler me nomme Tout en tout.»</p>
-<p>&mdash;«C'est,» dit Mordrain, «un beau nom; bien plus, il me semble par le
-signe dont votre nef est parée que vous êtes chrétien.&mdash;«Vous dites
+<p>&mdash;«C'est,» dit Mordrain, «un beau nom; bien plus, il me semble par le
+signe dont votre nef est parée que vous êtes chrétien.&mdash;«Vous dites
vrai, sachez que sans cela il n'y a pas d'&oelig;uvre parfaitement bonne.
-Ce signe vous assure contre tous les maux; <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> malheur à qui
-s'accompagnerait d'une autre bannière; il ne pourrait venir de Dieu.»</p>
-
-<p>Mordrain, en l'écoutant, sentait son corps pénétré de mille douceurs:
-il oubliait qu'il était privé depuis deux jours de toute nourriture.
-«Pourriez-vous m'apprendre,» lui dit-il, «si je dois être tiré d'ici
-ou y demeurer toute ma vie?&mdash;Eh quoi!» répondit l'inconnu, «n'as-tu
-pas ta créance en Jésus-Christ, et ne sais-tu pas qu'il n'oublie
-jamais ceux qui l'aiment? Il les chérit plus qu'ils ne s'aiment
-eux-mêmes; comment, avec un si bon et si puissant gardien, s'inquiéter
+Ce signe vous assure contre tous les maux; <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> malheur à qui
+s'accompagnerait d'une autre bannière; il ne pourrait venir de Dieu.»</p>
+
+<p>Mordrain, en l'écoutant, sentait son corps pénétré de mille douceurs:
+il oubliait qu'il était privé depuis deux jours de toute nourriture.
+«Pourriez-vous m'apprendre,» lui dit-il, «si je dois être tiré d'ici
+ou y demeurer toute ma vie?&mdash;Eh quoi!» répondit l'inconnu, «n'as-tu
+pas ta créance en Jésus-Christ, et ne sais-tu pas qu'il n'oublie
+jamais ceux qui l'aiment? Il les chérit plus qu'ils ne s'aiment
+eux-mêmes; comment, avec un si bon et si puissant gardien, s'inquiéter
du lendemain?</p>
-<p>«Ne fais pas comme ceux-là qui disent: Dieu a trop affaire ailleurs
-pour avoir le temps de penser à moi, et s'il voulait s'occuper d'une
-si faible créature, il n'y suffirait jamais. Ceux qui parlent ainsi
-sont plus hérétiques que popelicans.»</p>
+<p>«Ne fais pas comme ceux-là qui disent: Dieu a trop affaire ailleurs
+pour avoir le temps de penser à moi, et s'il voulait s'occuper d'une
+si faible créature, il n'y suffirait jamais. Ceux qui parlent ainsi
+sont plus hérétiques que popelicans.»</p>
-<p>Ces paroles jetèrent Mordrain dans une profonde et délicieuse rêverie.
-Quand il releva la tête, il ne vit plus la nef ni le bel homme qui la
+<p>Ces paroles jetèrent Mordrain dans une profonde et délicieuse rêverie.
+Quand il releva la tête, il ne vit plus la nef ni le bel homme qui la
conduisait; tout avait disparu. Combien alors il regretta de ne pas
-l'avoir assez regardé! car il ne doutait plus que ne ce fût un
-messager de Dieu ou Dieu lui-même.</p>
+l'avoir assez regardé! car il ne doutait plus que ne ce fût un
+messager de Dieu ou Dieu lui-même.</p>
<p>Tournant alors ses regards vers Galerne<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82" title="Go to footnote 82"><span class="smaller">[82]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> il vit
-approcher une seconde nef, richement équipée; les voiles en étaient
-noires ainsi que tous les agrès; elle semblait avancer d'elle-même et
-sans aucun secours. Quant elle eut touché le bord de la roche, une
-femme se leva, dont la beauté lui parut des plus merveilleuses. Comme
-il lui eut donné la bienvenue: «Je l'ai,» répondit la belle dame,
-«puisque je trouve enfin l'homme que je cherchais. Oui, j'ai désiré
-t'entretenir, Évalac, depuis que je suis au monde. Laisse-moi te
-conduire, te faire connaître un lieu plus délicieux que tout ce que tu
-as jamais rêvé.&mdash;Grand merci, dame,» répondit Mordrain, «j'ignore
+approcher une seconde nef, richement équipée; les voiles en étaient
+noires ainsi que tous les agrès; elle semblait avancer d'elle-même et
+sans aucun secours. Quant elle eut touché le bord de la roche, une
+femme se leva, dont la beauté lui parut des plus merveilleuses. Comme
+il lui eut donné la bienvenue: «Je l'ai,» répondit la belle dame,
+«puisque je trouve enfin l'homme que je cherchais. Oui, j'ai désiré
+t'entretenir, Évalac, depuis que je suis au monde. Laisse-moi te
+conduire, te faire connaître un lieu plus délicieux que tout ce que tu
+as jamais rêvé.&mdash;Grand merci, dame,» répondit Mordrain, «j'ignore
comment je suis ici et dans quelle intention; mais je sais que j'en
-dois sortir par la volonté de celui qui m'y transporta.&mdash;Viens avec
-moi;» reprit la dame; «viens partager tout ce que je possède.&mdash;Dame,
+dois sortir par la volonté de celui qui m'y transporta.&mdash;Viens avec
+moi;» reprit la dame; «viens partager tout ce que je possède.&mdash;Dame,
si riche que vous soyez, vous n'avez pas le pouvoir d'un homme qui
-passa naguère ici: vous ne pourriez comme lui faire d'un pauvre un
-riche, d'un insensé un sage. D'ailleurs, sans le signe de la croix, il
+passa naguère ici: vous ne pourriez comme lui faire d'un pauvre un
+riche, d'un insensé un sage. D'ailleurs, sans le signe de la croix, il
m'a dit qu'on ne saurait rien faire de bien, et je ne le vois pas sur
-vos voiles.&mdash;Ah!» reprit la dame, «quelle erreur! Et tu le sais mieux
-que personne, puisque tu as éprouvé une infinité d'ennuis et de
-mécomptes, depuis que tu as pris cette nouvelle créance. <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> Tu
-as renoncé à toutes les joies, à tous les plaisirs; souviens-toi des
-épouvantes de ton palais: Seraphe, ton serourge, en a perdu le sens et
-n'a plus que quelques jours à vivre.&mdash;Quoi! sauriez-vous d'aussi
-tristes nouvelles de Nascien?&mdash;Oui, je les sais; à l'instant même où
-tu fus enlevé, il a été mortellement frappé: il me serait pourtant
-aisé de te rendre tes domaines et ta couronne; il te suffirait de
-venir avec moi, pour éviter de mourir ici de faim. Je connais bien
-celui qui prétendait faire de noir blanc, et d'un méchant un
+vos voiles.&mdash;Ah!» reprit la dame, «quelle erreur! Et tu le sais mieux
+que personne, puisque tu as éprouvé une infinité d'ennuis et de
+mécomptes, depuis que tu as pris cette nouvelle créance. <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> Tu
+as renoncé à toutes les joies, à tous les plaisirs; souviens-toi des
+épouvantes de ton palais: Seraphe, ton serourge, en a perdu le sens et
+n'a plus que quelques jours à vivre.&mdash;Quoi! sauriez-vous d'aussi
+tristes nouvelles de Nascien?&mdash;Oui, je les sais; à l'instant même où
+tu fus enlevé, il a été mortellement frappé: il me serait pourtant
+aisé de te rendre tes domaines et ta couronne; il te suffirait de
+venir avec moi, pour éviter de mourir ici de faim. Je connais bien
+celui qui prétendait faire de noir blanc, et d'un méchant un
prud'homme: c'est un enchanteur. Jadis il fut amoureux de moi: je ne
-l'écoutai pas, et sa jalousie lui fait chercher les moyens de priver
-mes amis des plaisirs que je leur offre.» Ces paroles firent une
+l'écoutai pas, et sa jalousie lui fait chercher les moyens de priver
+mes amis des plaisirs que je leur offre.» Ces paroles firent une
grande impression sur Mordrain; en la voyant instruite de ce qui lui
-était arrivé, il ne pouvait se défendre de croire un peu ce qu'elle
-annonçait. «Qu'as-tu donc à rêver?» lui dit encore la dame, «approche
-et laisse-toi conduire dans un lieu où tes vrais amis t'attendent.
-Mais hâte-toi, car je m'en vais.» Mordrain ne trouvait rien à
-répondre, n'osant ni résister ni condescendre à ce qu'elle lui
-demandait. Cependant la dame leva l'ancre et s'éloigna, disant à
-demi-voix: «Le meilleur arbre est celui qui porte des fruits
-tardifs.» Ces mots tirèrent <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> Mordrain de sa rêverie; il releva
-la tête, vit les flots s'agiter, une horrible tempête s'élever, et la
-nef disparaître dans un tourbillon écumeux.</p>
-
-<p>Comme il regrettait de n'avoir pas demandé à cette belle dame qui elle
-était et d'où elle sortait, il revint sur tout ce qu'elle lui avait
+était arrivé, il ne pouvait se défendre de croire un peu ce qu'elle
+annonçait. «Qu'as-tu donc à rêver?» lui dit encore la dame, «approche
+et laisse-toi conduire dans un lieu où tes vrais amis t'attendent.
+Mais hâte-toi, car je m'en vais.» Mordrain ne trouvait rien à
+répondre, n'osant ni résister ni condescendre à ce qu'elle lui
+demandait. Cependant la dame leva l'ancre et s'éloigna, disant à
+demi-voix: «Le meilleur arbre est celui qui porte des fruits
+tardifs.» Ces mots tirèrent <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> Mordrain de sa rêverie; il releva
+la tête, vit les flots s'agiter, une horrible tempête s'élever, et la
+nef disparaître dans un tourbillon écumeux.</p>
+
+<p>Comme il regrettait de n'avoir pas demandé à cette belle dame qui elle
+était et d'où elle sortait, il revint sur tout ce qu'elle lui avait
dit; que jamais il n'aurait de joie ni de paix tant qu'il garderait sa
-créance: il se représenta les richesses, les honneurs et les
-prospérités qu'il avait longtemps eus, les terreurs, les ennuis qui
-l'accompagnaient depuis qu'il avait reçu le baptême, si bien que le
-trouble de son c&oelig;ur le fit tomber presque en désespérance.</p>
-
-<p>Pour comble d'épouvante, la mer fut battue d'une horrible tempête.
-Mordrain, dans la crainte d'être submergé par les flots déchaînés,
-gravit péniblement la roche jusqu'à l'entrée sombre de la caverne. Il
-voulait y entrer pour se mettre à couvert des vents, de la pluie et
-des vagues, quand il se sentit arrêté par une force invincible, comme
+créance: il se représenta les richesses, les honneurs et les
+prospérités qu'il avait longtemps eus, les terreurs, les ennuis qui
+l'accompagnaient depuis qu'il avait reçu le baptême, si bien que le
+trouble de son c&oelig;ur le fit tomber presque en désespérance.</p>
+
+<p>Pour comble d'épouvante, la mer fut battue d'une horrible tempête.
+Mordrain, dans la crainte d'être submergé par les flots déchaînés,
+gravit péniblement la roche jusqu'à l'entrée sombre de la caverne. Il
+voulait y entrer pour se mettre à couvert des vents, de la pluie et
+des vagues, quand il se sentit arrêté par une force invincible, comme
si deux mains l'eussent violemment retenu par les cheveux. La nuit
-vint, il se crut engouffré dans un abîme sans fond; à force de
+vint, il se crut engouffré dans un abîme sans fond; à force de
souffrir, il cessa de sentir et tomba dans une faiblesse dont il ne
-revint qu'au retour du jour, quand la mer se fut calmée et que la
-pluie, la grêle et les vents se furent apaisés. Alors il fit le signe
+revint qu'au retour du jour, quand la mer se fut calmée et que la
+pluie, la grêle et les vents se furent apaisés. Alors il fit le signe
de la croix, s'inclina vers Orient, dans <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> la direction de
-Jérusalem, et pria longuement. Comme il se relevait, il vit revenir à
-lui la nef et le bel homme qui l'avait une première fois visité.</p>
+Jérusalem, et pria longuement. Comme il se relevait, il vit revenir à
+lui la nef et le bel homme qui l'avait une première fois visité.</p>
<p>Celui-ci lui reprocha ses doutes et la complaisance avec laquelle il
-s'était laissé prendre à la beauté d'une femme. Il devait s'en
-rapporter, non pas à ses yeux, mais au cri de son c&oelig;ur. Le c&oelig;ur
-seul devait être interrogé, car les yeux sont la vue du corps, et le
-c&oelig;ur seul est la vue de l'âme. «Cette femme qui t'a semblé si belle
-et si richement vêtue l'était cent fois davantage quand elle avait
-entrée dans ma maison; elle y avait tout à souhait, rien ne lui était
-refusé: je l'ai réellement beaucoup aimée; mais elle espéra devenir
-plus grande et plus puissante que moi-même. Son orgueil la perdit, je
-la chassai de ma cour, et depuis ce temps elle cherche à se venger sur
-tous ceux auxquels j'accorde mes grâces particulières; tous les moyens
+s'était laissé prendre à la beauté d'une femme. Il devait s'en
+rapporter, non pas à ses yeux, mais au cri de son c&oelig;ur. Le c&oelig;ur
+seul devait être interrogé, car les yeux sont la vue du corps, et le
+c&oelig;ur seul est la vue de l'âme. «Cette femme qui t'a semblé si belle
+et si richement vêtue l'était cent fois davantage quand elle avait
+entrée dans ma maison; elle y avait tout à souhait, rien ne lui était
+refusé: je l'ai réellement beaucoup aimée; mais elle espéra devenir
+plus grande et plus puissante que moi-même. Son orgueil la perdit, je
+la chassai de ma cour, et depuis ce temps elle cherche à se venger sur
+tous ceux auxquels j'accorde mes grâces particulières; tous les moyens
lui sont bons pour les rendre aussi coupables et aussi malheureux
-qu'elle-même.»</p>
-
-<p>Après le départ du Saint-Esprit, car c'était Dieu lui-même, la belle
-femme revint, ou plutôt le démon qui avait pris cette forme. Elle sut
-encore ébranler un instant la foi de Mordrain en lui annonçant
-mensongèrement la mort de Seraphe et de Saracinthe, en lui découvrant
-<span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> les immenses richesses dont sa nef était remplie; mais elle
-ne le décida pas à la suivre. Le lendemain, Mordrain, exténué de faim
-et de lassitude, vit assez près de lui un pain noir qu'il se hâta de
-saisir. Comme il le portait avidement à ses lèvres, il entendit un
+qu'elle-même.»</p>
+
+<p>Après le départ du Saint-Esprit, car c'était Dieu lui-même, la belle
+femme revint, ou plutôt le démon qui avait pris cette forme. Elle sut
+encore ébranler un instant la foi de Mordrain en lui annonçant
+mensongèrement la mort de Seraphe et de Saracinthe, en lui découvrant
+<span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> les immenses richesses dont sa nef était remplie; mais elle
+ne le décida pas à la suivre. Le lendemain, Mordrain, exténué de faim
+et de lassitude, vit assez près de lui un pain noir qu'il se hâta de
+saisir. Comme il le portait avidement à ses lèvres, il entendit un
immense bruissement dans les airs, comme si tous les habitants du ciel
-se fussent réunis sur sa tête. Un oiseau des plus merveilleux lui
-arracha le pain des mains. Il avait la tête d'un serpent noir et
-cornu, les yeux et les dents rouges comme charbons embrasés, le cou
+se fussent réunis sur sa tête. Un oiseau des plus merveilleux lui
+arracha le pain des mains. Il avait la tête d'un serpent noir et
+cornu, les yeux et les dents rouges comme charbons embrasés, le cou
d'un dragon, la poitrine d'un lion, les pieds d'un aigle, et deux
-ailes dont l'une, placée au haut de la poitrine, avait la force et
+ailes dont l'une, placée au haut de la poitrine, avait la force et
l'apparence de l'acier, aussi tranchante que le glaive le mieux
-effilé; l'autre, au milieu des reins, était blanche comme la neige et
-bruyante comme la tempête, agitant les branches des plus grands
-arbres. Enfin l'extrémité de sa queue présentait une épée flamboyante
+effilé; l'autre, au milieu des reins, était blanche comme la neige et
+bruyante comme la tempête, agitant les branches des plus grands
+arbres. Enfin l'extrémité de sa queue présentait une épée flamboyante
capable de foudroyer tout ce qu'elle touchait.</p>
-<p>Les docteurs disent que cet oiseau apparaît seulement dans le cas où
-le Seigneur veut inspirer au pécheur qu'il aime une épouvante
-salutaire. À son approche, tous les autres oiseaux du ciel prennent la
-fuite, comme les ténèbres devant le soleil. Sa nature est de rester
+<p>Les docteurs disent que cet oiseau apparaît seulement dans le cas où
+le Seigneur veut inspirer au pécheur qu'il aime une épouvante
+salutaire. À son approche, tous les autres oiseaux du ciel prennent la
+fuite, comme les ténèbres devant le soleil. Sa nature est de rester
seul sur la terre. Ils naissent pourtant au nombre de trois et sont
-conçus sans accouplement. <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> Quand la mère a pondu trois
+conçus sans accouplement. <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> Quand la mère a pondu trois
&oelig;ufs, elle sent en elle une froideur glaciale, si bien que, pour
-les faire éclore, elle a recours à une pierre nommée piratite, que
-l'on trouve dans la vallée d'Ébron, et dont la propriété est
-d'échauffer et brûler tout ce qui vient à la frotter. Si elle est
-doucement touchée, elle retient sa chaleur première, et dès que
-l'oiseau l'a trouvée, il la lève avec précaution, la dépose sur son
-nid, et la frotte assez pour qu'elle embrase le nid et fasse éclore
-les &oelig;ufs. Bientôt, enflammée par le mouvement qu'elle s'est donné,
-la mère est réduite dans une cendre que ses nouveau-nés dévorent à
-défaut d'autres aliments. Ils naissent deux mâles et une femelle: le
-désir de posséder la femelle rend les deux frères ennemis mortels. Ils
-s'attaquent, se déchirent et meurent des coups terribles qu'ils se
-sont mutuellement portés. Si bien que la femelle, restée seule, se
+les faire éclore, elle a recours à une pierre nommée piratite, que
+l'on trouve dans la vallée d'Ébron, et dont la propriété est
+d'échauffer et brûler tout ce qui vient à la frotter. Si elle est
+doucement touchée, elle retient sa chaleur première, et dès que
+l'oiseau l'a trouvée, il la lève avec précaution, la dépose sur son
+nid, et la frotte assez pour qu'elle embrase le nid et fasse éclore
+les &oelig;ufs. Bientôt, enflammée par le mouvement qu'elle s'est donné,
+la mère est réduite dans une cendre que ses nouveau-nés dévorent à
+défaut d'autres aliments. Ils naissent deux mâles et une femelle: le
+désir de posséder la femelle rend les deux frères ennemis mortels. Ils
+s'attaquent, se déchirent et meurent des coups terribles qu'ils se
+sont mutuellement portés. Si bien que la femelle, restée seule, se
reproduit comme on vient de voir: on lui donne le nom de Serpelion.</p>
-<p>Il est fâcheux qu'un oiseau si merveilleux et si rare ne vienne ici
+<p>Il est fâcheux qu'un oiseau si merveilleux et si rare ne vienne ici
que pour effrayer le pauvre roi Mordrain et pour lui enlever son pain
-bis. Mais à ces moments d'angoisse succédèrent des heures plus
-riantes: le roi, sans avoir mangé, se trouva parfaitement rassasié: le
-bel homme revint le visiter à plusieurs reprises, et pourtant ses
-exhortations ne l'empêchèrent pas de céder <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> à une dernière
-séduction de la belle femme; mais il avait déjà tant souffert! Il se
-voyait transporté sur une roche aride et hideuse, dont une partie
-venait de se fendre et tomber avec fracas dans la mer; à la grêle la
-plus dure, à la gelée la plus rude, succédait une température
-embrasée; pas un abri contre les vents, la gelée, la grêle, les
+bis. Mais à ces moments d'angoisse succédèrent des heures plus
+riantes: le roi, sans avoir mangé, se trouva parfaitement rassasié: le
+bel homme revint le visiter à plusieurs reprises, et pourtant ses
+exhortations ne l'empêchèrent pas de céder <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> à une dernière
+séduction de la belle femme; mais il avait déjà tant souffert! Il se
+voyait transporté sur une roche aride et hideuse, dont une partie
+venait de se fendre et tomber avec fracas dans la mer; à la grêle la
+plus dure, à la gelée la plus rude, succédait une température
+embrasée; pas un abri contre les vents, la gelée, la grêle, les
ardeurs plus insupportables encore d'un soleil de plomb: devant lui,
une nef aux brillantes couleurs qui lui promettait un doux abri, la
plus somptueuse abondance de toutes choses, l'amour de la plus belle
-femme du monde. Il avait été inaccessible à tant de séductions. Les
-orages avaient cessé, la grande ardeur du jour était tombée, l'air
-était redevenu pur et serein, quand il vit approcher une grande nef au
-châtelet de laquelle étaient suspendus deux écus; c'étaient, il n'en
+femme du monde. Il avait été inaccessible à tant de séductions. Les
+orages avaient cessé, la grande ardeur du jour était tombée, l'air
+était redevenu pur et serein, quand il vit approcher une grande nef au
+châtelet de laquelle étaient suspendus deux écus; c'étaient, il n'en
douta pas, le sien et celui de Nascien, son serourge. Il entendit les
-hennissements de son cheval qu'il n'eut pas de peine à reconnaître, à
-la façon dont il piaffait et grattait des pieds. La nef ayant touché
+hennissements de son cheval qu'il n'eut pas de peine à reconnaître, à
+la façon dont il piaffait et grattait des pieds. La nef ayant touché
la roche, Mordrain s'en approcha et la vit remplie d'hommes noblement
-vêtus; le premier chevalier qu'il aperçut était le frère de son
-sénéchal tué dans la dernière bataille d'Orcan. Le chevalier salua le
-roi: «Sire,» lui dit-il en pleurant, «j'apporte de tristes nouvelles:
+vêtus; le premier chevalier qu'il aperçut était le frère de son
+sénéchal tué dans la dernière bataille d'Orcan. Le chevalier salua le
+roi: «Sire,» lui dit-il en pleurant, «j'apporte de tristes nouvelles:
vous avez perdu le meilleur de vos <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> amis, le duc Seraphe,
-votre serourge. Il est là, mort, dans cette nef.» En même temps il lui
-tendit la main, le fit entrer dans la nef, lui montra la bière qui
+votre serourge. Il est là, mort, dans cette nef.» En même temps il lui
+tendit la main, le fit entrer dans la nef, lui montra la bière qui
semblait recouvrir le corps de Nascien, puis leva le drap qui le
-cachait et Mordrain reconnut la figure de son beau-frère. Il tomba
-sans connaissance: quand il revint à lui, la Roche du Port périlleux
-était à si grande distance qu'à peine pouvait-il encore la distinguer
-comme un point dans l'espace. Heureusement la douleur ne l'empêcha pas
+cachait et Mordrain reconnut la figure de son beau-frère. Il tomba
+sans connaissance: quand il revint à lui, la Roche du Port périlleux
+était à si grande distance qu'à peine pouvait-il encore la distinguer
+comme un point dans l'espace. Heureusement la douleur ne l'empêcha pas
de faire le signe de la croix, et soudain disparurent les hommes et
-les femmes qu'il avait vus, la bière même et ce qu'elle contenait. Il
+les femmes qu'il avait vus, la bière même et ce qu'elle contenait. Il
demeura seul dans la nef, regrettant l'illusion qui l'avait fait
-contrevenir aux ordres de Dieu en quittant la Roche du Port périlleux.</p>
-
-<p>Alors apparut le bel homme qui l'avait si souvent réconforté de bonnes
-paroles: «Essuie tes larmes,» lui dit-il, «mais prépare-toi à de
-nouvelles épreuves. D'abord tu ne mangeras pas avant d'être réuni à
-Nascien, et ta délivrance suivra de près son arrivée. C'est l'esprit
-de mensonge qui t'annonçait sa mort; c'est le démon qui, sous la forme
-d'une belle femme, puis sous celle d'un chevalier, était enfin parvenu
-à te pousser dans cette nef: le signe de la croix dont tu as su
-t'armer fit disparaître les mauvais esprits. <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> Garde-toi mieux
-à l'avenir de tels artifices.»</p>
+contrevenir aux ordres de Dieu en quittant la Roche du Port périlleux.</p>
+
+<p>Alors apparut le bel homme qui l'avait si souvent réconforté de bonnes
+paroles: «Essuie tes larmes,» lui dit-il, «mais prépare-toi à de
+nouvelles épreuves. D'abord tu ne mangeras pas avant d'être réuni à
+Nascien, et ta délivrance suivra de près son arrivée. C'est l'esprit
+de mensonge qui t'annonçait sa mort; c'est le démon qui, sous la forme
+d'une belle femme, puis sous celle d'un chevalier, était enfin parvenu
+à te pousser dans cette nef: le signe de la croix dont tu as su
+t'armer fit disparaître les mauvais esprits. <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> Garde-toi mieux
+à l'avenir de tels artifices.»</p>
<p>Le bel homme disparut, et la nef vogua sur les flots, pendant deux
-jours et deux nuits. Le troisième jour, Mordrain vit approcher un
-homme que deux oiseaux soutenaient à fleur d'eau; cet homme, en les
+jours et deux nuits. Le troisième jour, Mordrain vit approcher un
+homme que deux oiseaux soutenaient à fleur d'eau; cet homme, en les
abordant, fit sur la mer un grand signe de croix, puis de ses deux
-mains arrosa toutes les parties de la nef. «Mordrain,» dit-il,
-«apprends quel est ton gardien, de par Jésus-Christ. Je suis Saluste,
-celui qui te doit une belle église dans la ville de Sarras. L'Agneau
-me charge de te découvrir le sens du dernier songe que tu as fait,
-avant de quitter tes États. Tu vis jaillir de la poitrine de ton neveu
-un grand lac d'où sortaient huit fleuves également purs et limpides;
-puis un neuvième plus pur et plus grand que les autres. Un homme de la
-semblance du vrai Dieu crucifié entra dans ce lac, y lava ses pieds et
+mains arrosa toutes les parties de la nef. «Mordrain,» dit-il,
+«apprends quel est ton gardien, de par Jésus-Christ. Je suis Saluste,
+celui qui te doit une belle église dans la ville de Sarras. L'Agneau
+me charge de te découvrir le sens du dernier songe que tu as fait,
+avant de quitter tes États. Tu vis jaillir de la poitrine de ton neveu
+un grand lac d'où sortaient huit fleuves également purs et limpides;
+puis un neuvième plus pur et plus grand que les autres. Un homme de la
+semblance du vrai Dieu crucifié entra dans ce lac, y lava ses pieds et
ses bras. Du lac il passa dans les huit premiers fleuves, et, quand il
-vint au neuvième, il ôta le reste de ses vêtements, et s'y plongea
-tout-à-fait. Or le lac indique le fils qui naîtra de ton neveu, et que
-Dieu visitera toujours, en raison de ses bonnes pensées et de ses
+vint au neuvième, il ôta le reste de ses vêtements, et s'y plongea
+tout-à-fait. Or le lac indique le fils qui naîtra de ton neveu, et que
+Dieu visitera toujours, en raison de ses bonnes pensées et de ses
bonnes &oelig;uvres. De ce fils descendront en droite ligne et l'un de
-l'autre huit personnages héritiers de la bonté de leur premier
-auteur. Mais le neuvième <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> l'emportera sur eux tous, en vertu,
-en mérite, en valeur, en grands faits d'armes; Jésus-Christ se
-baignera tout à fait dans ses &oelig;uvres: et si le songe t'a fait voir
-le Seigneur entièrement nu avant de se joindre à lui, c'est qu'il
-entend lui découvrir tous ses mystères, ne rien avoir de caché pour
-lui et lui permettre enfin de pénétrer tous les secrets du Graal<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83" title="Go to footnote 83"><span class="smaller">[83]</span></a>.»</p>
-
-<p>Saint Saluste, ayant ainsi parlé, disparut.</p>
-
-<p>Telles furent les aventures du roi Évalac devenu Mordrain, jusqu'au
-jour où il retrouvera les personnages qui composent sa famille. Nous
-reviendrons à lui quand nous aurons dit les non moins surprenantes
-épreuves réservées à Nascien son serourge, à Saracinthe sa femme, à
-Célidoine son neveu. Le récit en est fort long dans le roman; nous
-l'abrégerons, autant que nous le pourrons sans nuire à la clarté de
+l'autre huit personnages héritiers de la bonté de leur premier
+auteur. Mais le neuvième <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> l'emportera sur eux tous, en vertu,
+en mérite, en valeur, en grands faits d'armes; Jésus-Christ se
+baignera tout à fait dans ses &oelig;uvres: et si le songe t'a fait voir
+le Seigneur entièrement nu avant de se joindre à lui, c'est qu'il
+entend lui découvrir tous ses mystères, ne rien avoir de caché pour
+lui et lui permettre enfin de pénétrer tous les secrets du Graal<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83" title="Go to footnote 83"><span class="smaller">[83]</span></a>.»</p>
+
+<p>Saint Saluste, ayant ainsi parlé, disparut.</p>
+
+<p>Telles furent les aventures du roi Évalac devenu Mordrain, jusqu'au
+jour où il retrouvera les personnages qui composent sa famille. Nous
+reviendrons à lui quand nous aurons dit les non moins surprenantes
+épreuves réservées à Nascien son serourge, à Saracinthe sa femme, à
+Célidoine son neveu. Le récit en est fort long dans le roman; nous
+l'abrégerons, autant que nous le pourrons sans nuire à la clarté de
l'ensemble de la composition.</p>
<h4><span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> III.<br>
-<span class="smaller">AVENTURES DE NASCIEN.&mdash;L'ÎLE TOURNOYANTE.&mdash;LA NEF DE SALOMON.</span></h4>
+<span class="smaller">AVENTURES DE NASCIEN.&mdash;L'ÃŽLE TOURNOYANTE.&mdash;LA NEF DE SALOMON.</span></h4>
-<p>On a vu que Nascien avait été accusé de la disparition de son
-beau-frère, le roi Mordrain. Calafer, le plus méchant de ses
+<p>On a vu que Nascien avait été accusé de la disparition de son
+beau-frère, le roi Mordrain. Calafer, le plus méchant de ses
accusateurs, l'avait fait jeter en prison avec son jeune fils,
-l'aimable Célidoine. Mais il ne put l'y retenir longtemps; Nascien,
-favorisé d'un songe prophétique, vit une main entr'ouvrir la voûte de
-son cachot, le saisir par les cheveux et le transporter à treize
-journées de sa ville d'Orbérique, dans une île que nous allons
-décrire. À quelque temps de là, l'impie Calafer fut lui-même foudroyé,
-après avoir vu le jeune Célidoine échapper miraculeusement à la mort
-qu'il lui réservait. Nous suivrons d'abord Nascien dans les lieux où
-la main mystérieuse vient de le déposer.</p>
-
-<p>C'était une île située au milieu de la mer d'Occident; les gens du
-pays l'appelaient l'île Tournoyante, et ce n'était pas sans raison,
+l'aimable Célidoine. Mais il ne put l'y retenir longtemps; Nascien,
+favorisé d'un songe prophétique, vit une main entr'ouvrir la voûte de
+son cachot, le saisir par les cheveux et le transporter à treize
+journées de sa ville d'Orbérique, dans une île que nous allons
+décrire. À quelque temps de là, l'impie Calafer fut lui-même foudroyé,
+après avoir vu le jeune Célidoine échapper miraculeusement à la mort
+qu'il lui réservait. Nous suivrons d'abord Nascien dans les lieux où
+la main mystérieuse vient de le déposer.</p>
+
+<p>C'était une île située au milieu de la mer d'Occident; les gens du
+pays l'appelaient l'île Tournoyante, et ce n'était pas sans raison,
<span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> ainsi qu'on va l'exposer; car ici l'on n'avance rien qu'on
n'en donne l'explication: sans cela on ne verrait dans le Graal qu'un
-enlacement de paroles, et l'on n'en garderait qu'une idée confuse;
+enlacement de paroles, et l'on n'en garderait qu'une idée confuse;
mais dans ce livre, qui est l'histoire de toutes les histoires, il ne
faut laisser aucun doute sur rien de ce qu'on rapporte.</p>
-<p>Avant le commencement de toutes choses, les quatre éléments confondus
-n'étaient qu'une masse inerte et sans forme arrêtée. Le fondateur du
-monde<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84" title="Go to footnote 84"><span class="smaller">[84]</span></a> disposa d'abord le ciel, dont il fit le séjour du feu, la
-voûte et la dernière limite de l'univers. Entre le feu, qui de sa
-nature est extrêmement léger, et la terre, qui est extrêmement lourde,
-il plaça l'air, puis creusa des lits plus ou moins vastes pour
-recueillir les eaux. Mais, avant cette séparation, chacun des
-éléments, en luttant et en se pénétrant, avait perdu quelque chose de
-ses propriétés naturelles; c'était une sorte de rouille, d'écume ou de
-scorie, qui tenait de tous les quatre, et formait comme une cinquième
-substance de tout ce que les autres avaient rejeté. Or l'harmonie
-établie par le divin Créateur aurait été troublée, <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> si l'on
-n'avait pu se débarrasser de ce fâcheux résidu.</p>
-
-<p>Et comme cette masse, où se confondait la légèreté de l'air et du feu
+<p>Avant le commencement de toutes choses, les quatre éléments confondus
+n'étaient qu'une masse inerte et sans forme arrêtée. Le fondateur du
+monde<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84" title="Go to footnote 84"><span class="smaller">[84]</span></a> disposa d'abord le ciel, dont il fit le séjour du feu, la
+voûte et la dernière limite de l'univers. Entre le feu, qui de sa
+nature est extrêmement léger, et la terre, qui est extrêmement lourde,
+il plaça l'air, puis creusa des lits plus ou moins vastes pour
+recueillir les eaux. Mais, avant cette séparation, chacun des
+éléments, en luttant et en se pénétrant, avait perdu quelque chose de
+ses propriétés naturelles; c'était une sorte de rouille, d'écume ou de
+scorie, qui tenait de tous les quatre, et formait comme une cinquième
+substance de tout ce que les autres avaient rejeté. Or l'harmonie
+établie par le divin Créateur aurait été troublée, <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> si l'on
+n'avait pu se débarrasser de ce fâcheux résidu.</p>
+
+<p>Et comme cette masse, où se confondait la légèreté de l'air et du feu
avec la pesanteur, la froideur de l'eau et de la terre, se trouvait
-également repoussée par la terre et par le ciel, en faisant d'inutiles
-efforts pour se rattacher à l'un ou à l'autre, il lui arriva de planer
-un jour sur la mer d'Occident, entre l'île Onagrine et le port au
-Tigre. Là se rencontre une énorme masse d'aimant, et l'on sait que
-l'aimant a la propriété d'attirer le fer. La rouille ferrugineuse qui
+également repoussée par la terre et par le ciel, en faisant d'inutiles
+efforts pour se rattacher à l'un ou à l'autre, il lui arriva de planer
+un jour sur la mer d'Occident, entre l'île Onagrine et le port au
+Tigre. Là se rencontre une énorme masse d'aimant, et l'on sait que
+l'aimant a la propriété d'attirer le fer. La rouille ferrugineuse qui
formait une grande partie de la masse fut ainsi retenue par cette
-roche sous-marine, mais non pas assez pour vaincre toute résistance de
-la part du résidu des autres éléments; si bien que, l'air et le feu
-tendant à s'élever, l'eau à s'étendre, la terre à s'abaisser et la
-rouille ferrugineuse à suivre l'aimant, il résulta de ces efforts
-contraires une sorte d'état stationnaire pour la masse, et d'agitation
+roche sous-marine, mais non pas assez pour vaincre toute résistance de
+la part du résidu des autres éléments; si bien que, l'air et le feu
+tendant à s'élever, l'eau à s'étendre, la terre à s'abaisser et la
+rouille ferrugineuse à suivre l'aimant, il résulta de ces efforts
+contraires une sorte d'état stationnaire pour la masse, et d'agitation
pour ses diverses parties. Retenue par l'aimant, elle pivota sur
-elle-même, d'après les évolutions du ciel et des constellations.
-Ainsi, par le mouvement en sens contraire de son quadruple élément,
-igné, vaporeux, liquide et terrestre, fut-elle condamnée à une sorte
-de tourmente perpétuelle. Voilà pourquoi ce rebut des Éléments avait
-reçu le nom de l'île Tournoyante. Sa longueur <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> n'était pas
+elle-même, d'après les évolutions du ciel et des constellations.
+Ainsi, par le mouvement en sens contraire de son quadruple élément,
+igné, vaporeux, liquide et terrestre, fut-elle condamnée à une sorte
+de tourmente perpétuelle. Voilà pourquoi ce rebut des Éléments avait
+reçu le nom de l'île Tournoyante. Sa longueur <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> n'était pas
moindre de douze cent quatre-vingts stades, et sa largeur de huit cent
-douze stades. Le stade est la seizième partie d'une lieue<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85" title="Go to footnote 85"><span class="smaller">[85]</span></a>; l'île
+douze stades. Le stade est la seizième partie d'une lieue<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85" title="Go to footnote 85"><span class="smaller">[85]</span></a>; l'île
Tournoyante avait donc quatre-vingts lieues de large sur
quatre-vingt-sept de longueur.</p>
-<p>Au reste, ajoute ici notre conteur, le Livre ne garantit pas que l'île
-Tournoyante ne fût encore d'une plus grande étendue; il se contente
+<p>Au reste, ajoute ici notre conteur, le Livre ne garantit pas que l'île
+Tournoyante ne fût encore d'une plus grande étendue; il se contente
d'affirmer qu'elle avait au moins celle qu'il lui assigne. Le Graal
-dit quelquefois moins, mais jamais plus que la vérité. Nul mortel
-assurément ne connaîtra tout-à-fait ce que renferme le Graal, mais au
+dit quelquefois moins, mais jamais plus que la vérité. Nul mortel
+assurément ne connaîtra tout-à-fait ce que renferme le Graal, mais au
moins pouvons-nous promettre qu'on n'y trouvera jamais rien qui
-s'écarte de la vérité. Et qui oserait douter des paroles écrites par
-Jésus-Christ lui-même, c'est-à-dire par la source de toutes les
-vérités? On sait que Notre-Seigneur, avant de monter au ciel, avait
-seulement deux fois tracé des lettres. La première fois, quand il fit
-la digne oraison de la Patenôtre; il la traça de son pouce sur la
-pierre. La seconde fois, quand, les Juifs ayant amené la femme
-adultère, il écrivit sur le sable: «Que celui de vous tous qui est
-sans péché lui <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> jette la première pierre.» Puis, un instant
-après, il ajouta: «Ah! terre, comment oses-tu accuser la terre!» Comme
-s'il eût écrit: «Homme, fait de si vile argile, comment peux-tu punir
-chez les autres les péchés que tu es si disposé toi-même à commettre!»</p>
-
-<p>Et vous ne trouverez pas un seul clerc assez téméraire pour dire que
-Jésus-Christ, tant qu'il fut enveloppé des liens de la chair humaine,
-ait écrit autre chose. Mais, depuis sa résurrection, il écrivit le
-Saint-Graal. Grande serait donc la folie qui révoquerait en doute ce
-qu'on lit dans une histoire tracée de la propre main du Fils de Dieu,
-quand il eut dépouillé le corps mortel et revêtu la céleste
-majesté<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86" title="Go to footnote 86"><span class="smaller">[86]</span></a>.</p>
-
-<p>Nascien, après avoir longtemps examiné les lieux, descendit vers le
-point où la mer lui semblait plus proche, et, quand il aperçut les
-flots, il distingua en même temps, dans la plaine liquide, une nef qui
-arrivait à lui. Plus elle approchait, plus il la voyait grande et
+s'écarte de la vérité. Et qui oserait douter des paroles écrites par
+Jésus-Christ lui-même, c'est-à-dire par la source de toutes les
+vérités? On sait que Notre-Seigneur, avant de monter au ciel, avait
+seulement deux fois tracé des lettres. La première fois, quand il fit
+la digne oraison de la Patenôtre; il la traça de son pouce sur la
+pierre. La seconde fois, quand, les Juifs ayant amené la femme
+adultère, il écrivit sur le sable: «Que celui de vous tous qui est
+sans péché lui <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> jette la première pierre.» Puis, un instant
+après, il ajouta: «Ah! terre, comment oses-tu accuser la terre!» Comme
+s'il eût écrit: «Homme, fait de si vile argile, comment peux-tu punir
+chez les autres les péchés que tu es si disposé toi-même à commettre!»</p>
+
+<p>Et vous ne trouverez pas un seul clerc assez téméraire pour dire que
+Jésus-Christ, tant qu'il fut enveloppé des liens de la chair humaine,
+ait écrit autre chose. Mais, depuis sa résurrection, il écrivit le
+Saint-Graal. Grande serait donc la folie qui révoquerait en doute ce
+qu'on lit dans une histoire tracée de la propre main du Fils de Dieu,
+quand il eut dépouillé le corps mortel et revêtu la céleste
+majesté<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86" title="Go to footnote 86"><span class="smaller">[86]</span></a>.</p>
+
+<p>Nascien, après avoir longtemps examiné les lieux, descendit vers le
+point où la mer lui semblait plus proche, et, quand il aperçut les
+flots, il distingua en même temps, dans la plaine liquide, une nef qui
+arrivait à lui. Plus elle approchait, plus il la voyait grande et
somptueuse. Elle parut jeter l'ancre sur le rivage; <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> alors il
-s'étonna de ne voir et de n'entendre personne sur le pont, et voulut
-juger par lui-même si la beauté de l'intérieur répondait à celle du
-dehors. Mais il fut arrêté par une inscription chaldéenne dont le sens
-était:</p>
+s'étonna de ne voir et de n'entendre personne sur le pont, et voulut
+juger par lui-même si la beauté de l'intérieur répondait à celle du
+dehors. Mais il fut arrêté par une inscription chaldéenne dont le sens
+était:</p>
<p><em>Toi qui veux entrer ici, prends garde d'avoir une foi parfaite. Il
-n'y a ici que foi et vraie créance. Si tu faiblis sur ce point,
-n'espère jamais de moi le moindre secours.</em></p>
+n'y a ici que foi et vraie créance. Si tu faiblis sur ce point,
+n'espère jamais de moi le moindre secours.</em></p>
-<p>Nascien réfléchit un instant, et ne trouva dans son esprit aucun doute
-sur la vraie créance; il mit hardiment le pied dans la nef. Il la
+<p>Nascien réfléchit un instant, et ne trouva dans son esprit aucun doute
+sur la vraie créance; il mit hardiment le pied dans la nef. Il la
visita dans toutes ses parties, et ne put retenir son admiration de la
voir si belle, si somptueuse et si solidement construite. Revenant sur
ses pas, il vit, dans le milieu de la salle principale, de longs
rideaux blancs qu'il souleva: ils entouraient un lit beau, grand et
-riche. Sur le chevet était posée une couronne d'or; aux pieds, une
-épée qui jetait grande clarté, étendue en travers du lit et à demi
-tirée du fourreau. La poignée était faite d'une pierre qui semblait
-offrir la réunion de toutes les couleurs, et chacune de ces couleurs
-avait, ainsi qu'on le dira plus tard, une vertu particulière. La
-poignée de l'épée<a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87" title="Go to footnote 87"><span class="smaller">[87]</span></a> était faite de <span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> deux côtes, fournies
-l'une par le serpent nommé Palaguste, qu'on trouve surtout dans le
-pays de Calédonie: quand on la touche, on devient insensible à
+riche. Sur le chevet était posée une couronne d'or; aux pieds, une
+épée qui jetait grande clarté, étendue en travers du lit et à demi
+tirée du fourreau. La poignée était faite d'une pierre qui semblait
+offrir la réunion de toutes les couleurs, et chacune de ces couleurs
+avait, ainsi qu'on le dira plus tard, une vertu particulière. La
+poignée de l'épée<a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87" title="Go to footnote 87"><span class="smaller">[87]</span></a> était faite de <span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> deux côtes, fournies
+l'une par le serpent nommé Palaguste, qu'on trouve surtout dans le
+pays de Calédonie: quand on la touche, on devient insensible à
l'ardeur du soleil, on a toujours le corps frais et dispos. L'autre
-côte venait d'un poisson de grandeur médiocre, nommé Cortenans, et
+côte venait d'un poisson de grandeur médiocre, nommé Cortenans, et
qu'on trouve dans le fleuve d'Euphrate. Celui qui la touche oublie
-aussitôt les sujets qu'il avait eus jusque-là de tristesse ou de joie,
-pour être tout entier à la pensée qui lui avait fait saisir l'épée. Le
-drap vermeil sur lequel cette épée était placée laissait voir des
-lettres qui disaient: <em>Je suis merveilleuse à voir, plus merveilleuse
-à connaître. Le privilége de m'employer n'appartiendra qu'à un seul,
-lequel surpassera en bonté tous les autres hommes qui sont nés ou à
-naître.</em></p>
-
-<p>Nascien lut ensuite les lettres tracées sur la partie découverte de la
+aussitôt les sujets qu'il avait eus jusque-là de tristesse ou de joie,
+pour être tout entier à la pensée qui lui avait fait saisir l'épée. Le
+drap vermeil sur lequel cette épée était placée laissait voir des
+lettres qui disaient: <em>Je suis merveilleuse à voir, plus merveilleuse
+à connaître. Le privilége de m'employer n'appartiendra qu'à un seul,
+lequel surpassera en bonté tous les autres hommes qui sont nés ou à
+naître.</em></p>
+
+<p>Nascien lut ensuite les lettres tracées sur la partie découverte de la
lame; elles disaient: <em>Que nul ne soit assez hardi pour achever de me
tirer, s'il ne sait mieux frapper que personne. Tout autre serait puni
-de sa témérité par une mort soudaine.</em></p>
+de sa témérité par une mort soudaine.</em></p>
-<p>Il examina ensuite le fourreau, dont il ne put reconnaître la
-véritable matière. Il était de la couleur d'une feuille de rose, et
+<p>Il examina ensuite le fourreau, dont il ne put reconnaître la
+véritable matière. Il était de la couleur d'une feuille de rose, et
portait une inscription en lettres d'or et d'azur. Quant aux bandes
-ou <em>renges</em> qui tenaient le fourreau, <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> elles étaient tout à
-fait indignes d'un si noble emploi; on eût dit de la mauvaise étoupe
-de chanvre, si bien qu'en les prenant pour lever l'épée, on n'aurait
-pas manqué de les déchiqueter. Voici le sens des lettres tracées sur
+ou <em>renges</em> qui tenaient le fourreau, <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> elles étaient tout à
+fait indignes d'un si noble emploi; on eût dit de la mauvaise étoupe
+de chanvre, si bien qu'en les prenant pour lever l'épée, on n'aurait
+pas manqué de les déchiqueter. Voici le sens des lettres tracées sur
le fourreau:</p>
-<p><em>Qui me portera devra être le plus preux de tous les hommes; et tant
-qu'il portera ces renges autour du corps, il n'aura pas à craindre
-d'être honni. Malheur à qui voudra remplacer les renges; il attirera
-sur lui les plus grandes calamités. Il n'est réservé de les changer
-qu'à la main d'une femme, fille de roi et de reine. Elle seule pourra
+<p><em>Qui me portera devra être le plus preux de tous les hommes; et tant
+qu'il portera ces renges autour du corps, il n'aura pas à craindre
+d'être honni. Malheur à qui voudra remplacer les renges; il attirera
+sur lui les plus grandes calamités. Il n'est réservé de les changer
+qu'à la main d'une femme, fille de roi et de reine. Elle seule pourra
les remplacer par une chose qu'elle portera sur elle et qu'elle aimera
-le plus. Elle nous donnera, à l'épée et à moi, le vrai nom qui nous
+le plus. Elle nous donnera, à l'épée et à moi, le vrai nom qui nous
appartient.</em></p>
-<p>Et Nascien, ayant voulu voir encore si les deux côtés de l'épée
-étaient semblables, y porta la main et tourna la lame dans l'autre
-sens. Il vit qu'elle était de couleur de sang, et qu'on lisait sur la
+<p>Et Nascien, ayant voulu voir encore si les deux côtés de l'épée
+étaient semblables, y porta la main et tourna la lame dans l'autre
+sens. Il vit qu'elle était de couleur de sang, et qu'on lisait sur la
partie que le fourreau n'enfermait pas: <em>Qui plus me prisera aura le
plus sujet de se plaindre de moi. Qui devrait me trouver la plus
-favorable me trouvera la plus dangereuse, au moins pour la première
+favorable me trouvera la plus dangereuse, au moins pour la première
fois.</em></p>
-<p>Tels étaient donc le lit, la couronne, l'épée et ses renges. Mais il y
+<p>Tels étaient donc le lit, la couronne, l'épée et ses renges. Mais il y
avait encore trois fuseaux dont l'intention semblera plus
-merveilleuse. <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> Le premier était dressé au milieu du bois de
-lit. Du côté opposé s'en trouvait un autre dressé de la même manière.
-Un troisième était posé en travers du lit et comme chevillé aux deux
-autres. De ces fuseaux, le premier était blanc comme la neige, le
-second vermeil comme sang; on eût dit le troisième fait de la plus
-belle émeraude. Ces couleurs ne devaient rien à l'invention humaine.
-Et, comme on pourrait douter de ce qu'on vient de dire, il est à
-propos d'en expliquer le sens et la véritable origine. Cela nous
-écartera un peu de notre sujet, mais l'histoire en est agréable à
-entendre; d'ailleurs, de la connaissance de ces fuseaux dépend celle
+merveilleuse. <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> Le premier était dressé au milieu du bois de
+lit. Du côté opposé s'en trouvait un autre dressé de la même manière.
+Un troisième était posé en travers du lit et comme chevillé aux deux
+autres. De ces fuseaux, le premier était blanc comme la neige, le
+second vermeil comme sang; on eût dit le troisième fait de la plus
+belle émeraude. Ces couleurs ne devaient rien à l'invention humaine.
+Et, comme on pourrait douter de ce qu'on vient de dire, il est à
+propos d'en expliquer le sens et la véritable origine. Cela nous
+écartera un peu de notre sujet, mais l'histoire en est agréable à
+entendre; d'ailleurs, de la connaissance de ces fuseaux dépend celle
de la nef.</p>
-<p class="p2">Quand Ève la pécheresse, prêtant l'oreille aux conseils de l'Ennemi,
-eut cueilli le fruit défendu, elle arracha de l'arbre, avec la seconde
-pomme, le rameau auquel elle était attachée. Adam la prit, et laissa
-le rameau entre les mains d'Ève, qui le garda sans y penser, comme il
-arrive souvent à ceux qui retiennent en main une chose qu'ils auraient
-aussi bien pu laisser tomber. À peine eurent-ils mangé le fruit, que
-leur nature fut transformée: ils se regardèrent, rougirent à la vue de
-leur chair, et se hâtèrent de couvrir de la main leurs parties
+<p class="p2">Quand Ève la pécheresse, prêtant l'oreille aux conseils de l'Ennemi,
+eut cueilli le fruit défendu, elle arracha de l'arbre, avec la seconde
+pomme, le rameau auquel elle était attachée. Adam la prit, et laissa
+le rameau entre les mains d'Ève, qui le garda sans y penser, comme il
+arrive souvent à ceux qui retiennent en main une chose qu'ils auraient
+aussi bien pu laisser tomber. À peine eurent-ils mangé le fruit, que
+leur nature fut transformée: ils se regardèrent, rougirent à la vue de
+leur chair, et se hâtèrent de couvrir de la main leurs parties
honteuses.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> Ève cependant avait toujours le rameau à la main. En sortant
-du paradis, elle le regarda; il était du plus beau vert, et, comme il
+<p><span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> Ève cependant avait toujours le rameau à la main. En sortant
+du paradis, elle le regarda; il était du plus beau vert, et, comme il
venait de l'arbre funeste, occasion de leur perte, elle dit qu'en
-souvenir de son péché, elle le conserverait tant qu'elle pourrait, et
-le placerait dans un lieu où elle irait souvent le voir, pour y
-pleurer sa désobéissance. Comme il n'y avait pas encore de huche ou de
-boîte où l'on pût renfermer quelque chose, elle piqua le rameau en
+souvenir de son péché, elle le conserverait tant qu'elle pourrait, et
+le placerait dans un lieu où elle irait souvent le voir, pour y
+pleurer sa désobéissance. Comme il n'y avait pas encore de huche ou de
+boîte où l'on pût renfermer quelque chose, elle piqua le rameau en
terre, et se promit de ne pas l'oublier.</p>
-<p>La tige crût aussitôt et prit racine; mais nous devons le dire: tant
-qu'Ève le tint à la main, il était pour elle une enseigne de
-réparation, et lui représentait la postérité qu'elle devait avoir.
-Dans l'état où Dieu l'avait créée et mise dans le Paradis, elle devait
-demeurer vierge, n'étant pas vouée à la mort; mais, après sa chute et
-celle d'Adam, le genre humain devait se perpétuer par elle; et, le
-rameau lui paraissant une image de sa postérité, elle lui souriait en
-disant: «Ne vous désolez pas; vous n'avez pas à jamais perdu
-l'héritage dont nous vous avons privés.» Maintenant, si l'on demande
+<p>La tige crût aussitôt et prit racine; mais nous devons le dire: tant
+qu'Ève le tint à la main, il était pour elle une enseigne de
+réparation, et lui représentait la postérité qu'elle devait avoir.
+Dans l'état où Dieu l'avait créée et mise dans le Paradis, elle devait
+demeurer vierge, n'étant pas vouée à la mort; mais, après sa chute et
+celle d'Adam, le genre humain devait se perpétuer par elle; et, le
+rameau lui paraissant une image de sa postérité, elle lui souriait en
+disant: «Ne vous désolez pas; vous n'avez pas à jamais perdu
+l'héritage dont nous vous avons privés.» Maintenant, si l'on demande
pourquoi ce ne fut pas Adam qui emporta du Paradis le rameau, l'homme
-étant de plus haute nature que la femme, nous répondrons que la femme
-dut le retenir, parce <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> que par elle était la vie perdue, et
-par elle devait-elle être recouvrée.</p>
+étant de plus haute nature que la femme, nous répondrons que la femme
+dut le retenir, parce <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> que par elle était la vie perdue, et
+par elle devait-elle être recouvrée.</p>
<p>Le rameau devint un grand arbre: sa tige, ses branches, ses feuilles
-et son écorce furent de la blancheur de la neige tombée. La blancheur
-est la couleur de la chasteté. Et vous devez savoir ici qu'entre
-virginité et chasteté, la distance est grande. La première est un don
-qui appartient à toute femme qui n'a jamais subi d'assemblage charnel;
-la seconde est une haute vertu propre à celles qui n'ont jamais eu le
-moindre désir de cet assemblage, telle qu'Ève était encore, le jour
-qu'elle fut chassée du Paradis et qu'elle planta le rameau en terre.</p>
-
-<p>La beauté, la vigueur de l'arbre sous lequel ils aimaient à se
-reposer, les engagea bientôt à en détacher quelques autres rameaux
-qu'ils plantèrent, et qui prirent également racine. Ils en formèrent
-une espèce de forêt, et tous conservèrent la blancheur éclatante de
-celui dont ils venaient. Or, il arriva qu'un jour (c'était, dit la
-sainte bouche de Jésus-Christ, un vendredi), comme ils reposaient à
+et son écorce furent de la blancheur de la neige tombée. La blancheur
+est la couleur de la chasteté. Et vous devez savoir ici qu'entre
+virginité et chasteté, la distance est grande. La première est un don
+qui appartient à toute femme qui n'a jamais subi d'assemblage charnel;
+la seconde est une haute vertu propre à celles qui n'ont jamais eu le
+moindre désir de cet assemblage, telle qu'Ève était encore, le jour
+qu'elle fut chassée du Paradis et qu'elle planta le rameau en terre.</p>
+
+<p>La beauté, la vigueur de l'arbre sous lequel ils aimaient à se
+reposer, les engagea bientôt à en détacher quelques autres rameaux
+qu'ils plantèrent, et qui prirent également racine. Ils en formèrent
+une espèce de forêt, et tous conservèrent la blancheur éclatante de
+celui dont ils venaient. Or, il arriva qu'un jour (c'était, dit la
+sainte bouche de Jésus-Christ, un vendredi), comme ils reposaient à
l'ombre du premier arbre, ils entendirent une voix qui leur ordonnait
-de se réunir charnellement. Mais telle fut leur confusion et leur
-vergogne, qu'ils ne purent supporter la vue ni même la pensée d'une
-&oelig;uvre aussi vilaine, l'homme ici n'étant pas moins honteux
-<span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> que la femme. Ils se regardèrent longtemps sans avoir le
-courage d'aller au delà, si bien que notre sire eut pitié de leur
-embarras. Et comme il avait la ferme volonté de former l'humain
-lignage et de lui donner la place que la dixième légion de ses anges
+de se réunir charnellement. Mais telle fut leur confusion et leur
+vergogne, qu'ils ne purent supporter la vue ni même la pensée d'une
+&oelig;uvre aussi vilaine, l'homme ici n'étant pas moins honteux
+<span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> que la femme. Ils se regardèrent longtemps sans avoir le
+courage d'aller au delà, si bien que notre sire eut pitié de leur
+embarras. Et comme il avait la ferme volonté de former l'humain
+lignage et de lui donner la place que la dixième légion de ses anges
avait perdue par son orgueil, il fit descendre sur eux un nuage qui ne
leur permit pas de se voir l'un l'autre.</p>
-<p>Étonnés de cette obscurité soudaine, qu'ils attribuèrent à la bonté de
-Dieu, ils s'appelèrent de la voix et, sans se voir, se rapprochèrent,
-se touchèrent, et enfin se joignirent charnellement. Alors ils
-sentirent quelque allégement de leur péché; Adam avait engendré, Ève
-avait conçu Abel le juste, celui qui rendit toujours loyalement à son
-créateur ce qu'il lui devait.</p>
-
-<p>Au moment de cette conception, l'arbre, qui avait été jusque-là d'une
-blancheur éclatante, devint vert et de la couleur de l'herbe des prés.
-Pour la première fois il commença à fleurir et porter des fruits. Et
-tous ceux qui, à compter de ce moment, descendirent de lui, furent
+<p>Étonnés de cette obscurité soudaine, qu'ils attribuèrent à la bonté de
+Dieu, ils s'appelèrent de la voix et, sans se voir, se rapprochèrent,
+se touchèrent, et enfin se joignirent charnellement. Alors ils
+sentirent quelque allégement de leur péché; Adam avait engendré, Ève
+avait conçu Abel le juste, celui qui rendit toujours loyalement à son
+créateur ce qu'il lui devait.</p>
+
+<p>Au moment de cette conception, l'arbre, qui avait été jusque-là d'une
+blancheur éclatante, devint vert et de la couleur de l'herbe des prés.
+Pour la première fois il commença à fleurir et porter des fruits. Et
+tous ceux qui, à compter de ce moment, descendirent de lui, furent
comme lui de couleur verte. Mais ceux qu'il avait produits avant la
-conception d'Abel restèrent blancs et privés de fleurs et de fruits.</p>
+conception d'Abel restèrent blancs et privés de fleurs et de fruits.</p>
-<p>Cet arbre et ceux qui en vinrent conservèrent leur verdure jusqu'au
-temps où Abel <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> devint pour son frère Caïn un objet de haine et
+<p>Cet arbre et ceux qui en vinrent conservèrent leur verdure jusqu'au
+temps où Abel <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> devint pour son frère Caïn un objet de haine et
de jalousie. Un jour, comme Abel avait conduit ses brebis assez loin
-du manoir de son père, et près de l'arbre de vie enlevé du Paradis
-terrestre, la grande chaleur du jour l'engagea à se reposer sous
-l'ombrage de cet arbre. Comme il commençait à sommeiller, il entendit
-venir Caïn, et se levant aussitôt: «Soyez le bienvenu, mon frère!»
-dit-il. L'autre lui rendit son salut, en l'invitant à se rasseoir;
-mais, comme Abel se tournait pour le faire, Caïn, tirant un couteau
-recourbé, le lui plongea dans la poitrine. Il était né le vendredi, et
-ce fut un autre jour de vendredi qu'il reçut la mort.</p>
-
-<p>Notre-Seigneur maudit Caïn, mais il ne maudit pas l'arbre sous lequel
-Abel avait été tué. Seulement il lui ôta sa couleur verte et le rendit
-entièrement vermeil, en mémoire du sang qu'il avait vu répandre. Il ne
+du manoir de son père, et près de l'arbre de vie enlevé du Paradis
+terrestre, la grande chaleur du jour l'engagea à se reposer sous
+l'ombrage de cet arbre. Comme il commençait à sommeiller, il entendit
+venir Caïn, et se levant aussitôt: «Soyez le bienvenu, mon frère!»
+dit-il. L'autre lui rendit son salut, en l'invitant à se rasseoir;
+mais, comme Abel se tournait pour le faire, Caïn, tirant un couteau
+recourbé, le lui plongea dans la poitrine. Il était né le vendredi, et
+ce fut un autre jour de vendredi qu'il reçut la mort.</p>
+
+<p>Notre-Seigneur maudit Caïn, mais il ne maudit pas l'arbre sous lequel
+Abel avait été tué. Seulement il lui ôta sa couleur verte et le rendit
+entièrement vermeil, en mémoire du sang qu'il avait vu répandre. Il ne
produisit plus ni fleurs ni fruits; nul de ses rameaux ne reprit en
-terre; d'ailleurs ce fut le plus bel arbre qu'on pût voir.</p>
+terre; d'ailleurs ce fut le plus bel arbre qu'on pût voir.</p>
-<p>Tous ces arbres, les blancs, qui étaient nés avant la conception
-d'Abel, les verts, produits avant le crime de Caïn, et l'arbre
-vermeil, unique de sa couleur et nommé d'abord arbre de mort, puis
+<p>Tous ces arbres, les blancs, qui étaient nés avant la conception
+d'Abel, les verts, produits avant le crime de Caïn, et l'arbre
+vermeil, unique de sa couleur et nommé d'abord arbre de mort, puis
arbre de vie, puis arbre d'aide et de confort, tous ces arbres,
-disons-nous, subsistèrent et ne perdirent leurs vertus ni leur
-<span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> beauté, à l'époque du déluge; ils conservaient encore leur
-premier éclat au temps où régna le grand roi Salomon, fils de David.
-Dieu avait donné à ce roi sens et discrétion outre mesure d'homme; il
+disons-nous, subsistèrent et ne perdirent leurs vertus ni leur
+<span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> beauté, à l'époque du déluge; ils conservaient encore leur
+premier éclat au temps où régna le grand roi Salomon, fils de David.
+Dieu avait donné à ce roi sens et discrétion outre mesure d'homme; il
savait tout ce qu'on peut savoir de la force des herbes, du mouvement
-des étoiles, de la vertu des pierres précieuses; et cependant il fut
-tellement aveuglé et déçu par la beauté d'une femme, qu'il en oublia
-ce qu'il devait à Dieu. Il devinait bien que cette femme le trompait
+des étoiles, de la vertu des pierres précieuses; et cependant il fut
+tellement aveuglé et déçu par la beauté d'une femme, qu'il en oublia
+ce qu'il devait à Dieu. Il devinait bien que cette femme le trompait
et lui faisait toutes les hontes qu'elle pouvait imaginer; mais il
l'aimait trop pour avoir la force de s'en garder, tant il est vrai que
-toute la science de l'homme ne saurait empêcher la femme de le
-décevoir, quand elle en a pris la résolution; et ce n'est pas
-d'aujourd'hui qu'on peut en voir la preuve, mais à partir du
+toute la science de l'homme ne saurait empêcher la femme de le
+décevoir, quand elle en a pris la résolution; et ce n'est pas
+d'aujourd'hui qu'on peut en voir la preuve, mais à partir du
commencement du monde.</p>
-<p>Voilà pourquoi Salomon a dit, dans son livre appelé Paraboles: «J'ai
-fait le tour du monde; j'ai parcouru les mers et les terres habitées;
-je n'ai pas rencontré une prude femme.» Le soir même où il avait écrit
-cela, il entendit une voix céleste qui dit: «Salomon, ne prends pas en
-tel dédain les femmes; si le mal vint d'abord par la première dans le
+<p>Voilà pourquoi Salomon a dit, dans son livre appelé Paraboles: «J'ai
+fait le tour du monde; j'ai parcouru les mers et les terres habitées;
+je n'ai pas rencontré une prude femme.» Le soir même où il avait écrit
+cela, il entendit une voix céleste qui dit: «Salomon, ne prends pas en
+tel dédain les femmes; si le mal vint d'abord par la première dans le
monde, une autre doit un jour apporter aux hommes plus de joie qu'ils
-n'avaient éprouvé de peines. Par la femme sera guérie la blessure
-<span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> faite par la femme. Et c'est de ton lignage que la guérison
-viendra.»</p>
-
-<p>Cette vision le fit repentir de ce qu'il avait dit et pensé à la honte
-des femmes. Il se mit alors à chercher, à consulter toutes les
-écritures, et parvint enfin à pressentir la venue de la bonne sainte
-Marie, dans le sein virginal de laquelle devait être conçu
-l'Homme-Dieu. Il se réjouit en pensant que cette dame bienheureuse
-appartiendrait à son lignage, mais un seul doute lui restait:
-serait-elle la dernière de sa postérité? La nuit suivante, une voix
-lui vint ôter ses inquiétudes: «Salomon,» dit-elle, «longtemps après
+n'avaient éprouvé de peines. Par la femme sera guérie la blessure
+<span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> faite par la femme. Et c'est de ton lignage que la guérison
+viendra.»</p>
+
+<p>Cette vision le fit repentir de ce qu'il avait dit et pensé à la honte
+des femmes. Il se mit alors à chercher, à consulter toutes les
+écritures, et parvint enfin à pressentir la venue de la bonne sainte
+Marie, dans le sein virginal de laquelle devait être conçu
+l'Homme-Dieu. Il se réjouit en pensant que cette dame bienheureuse
+appartiendrait à son lignage, mais un seul doute lui restait:
+serait-elle la dernière de sa postérité? La nuit suivante, une voix
+lui vint ôter ses inquiétudes: «Salomon,» dit-elle, «longtemps après
la Vierge bienheureuse, un chevalier, le dernier de ta race, passera
-en sainteté de m&oelig;urs, en vaillance de chevalerie, tous ceux qui
-auront été ou seront avant ou après lui. Le soleil n'efface pas mieux
-les rayons de la lune, Josué, ton serourge, n'est pas plus au-dessus
+en sainteté de m&oelig;urs, en vaillance de chevalerie, tous ceux qui
+auront été ou seront avant ou après lui. Le soleil n'efface pas mieux
+les rayons de la lune, Josué, ton serourge, n'est pas plus au-dessus
de tous les autres chevaliers de ton temps<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88" title="Go to footnote 88"><span class="smaller">[88]</span></a>, que celui-ci
-n'effacera et ne surmontera la bonté, la prouesse de tous les
-chevaliers de tous les siècles.»</p>
+n'effacera et ne surmontera la bonté, la prouesse de tous les
+chevaliers de tous les siècles.»</p>
-<p>Tout ravi que fût Salomon de ces nouvelles, <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> il regrettait
-encore que l'avénement de ce chevalier fût remis à une époque trop
-éloignée pour lui laisser la moindre espérance de le voir. Deux mille
-ans et plus devaient séparer son siècle de celui de son dernier et
+<p>Tout ravi que fût Salomon de ces nouvelles, <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> il regrettait
+encore que l'avénement de ce chevalier fût remis à une époque trop
+éloignée pour lui laisser la moindre espérance de le voir. Deux mille
+ans et plus devaient séparer son siècle de celui de son dernier et
glorieux descendant. Si seulement il pouvait trouver un moyen de lui
-faire savoir que sa venue avait été prévue et pressentie! Il rêvait
-jour et nuit à cela, si bien que sa femme s'aperçut de ses
-préoccupations; elle en prit ombrage, pensant qu'il avait peut-être
-découvert quelqu'une de ses ruses et tromperies. Une nuit qu'elle le
-vit mieux disposé, plus enjoué que d'ordinaire, elle lui demanda quel
-était le sujet de ses longues rêveries. Salomon savait que nul homme
-n'était capable de résoudre la difficulté qui le tourmentait; mais
-peut-être, se dit-il, la femme, dont l'esprit est plus subtil, y
-parviendrait-elle. Il lui découvrit donc toute sa pensée, ce qu'il
-avait deviné, et ce que la voix céleste lui avait appris; enfin son
-désir de faire parvenir au dernier chevalier de son lignage la preuve
-que le roi Salomon avait prédit ses hauts faits et connu le temps de
-son avénement.</p>
-
-<p>«Sire,» fait alors la dame, «je vous demande trois jours pour penser à
-ce que vous m'avez dit.» Et, la troisième nuit venue: «J'ai,»
-dit-elle, «longuement cherché comment le dernier chevalier de votre
-lignage <span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> pourrait savoir que vous avez prévu son avénement, et
-voici le moyen que j'ai trouvé: vous manderez tous les charpentiers de
-votre royaume; quand ils seront réunis, vous leur ordonnerez de
+faire savoir que sa venue avait été prévue et pressentie! Il rêvait
+jour et nuit à cela, si bien que sa femme s'aperçut de ses
+préoccupations; elle en prit ombrage, pensant qu'il avait peut-être
+découvert quelqu'une de ses ruses et tromperies. Une nuit qu'elle le
+vit mieux disposé, plus enjoué que d'ordinaire, elle lui demanda quel
+était le sujet de ses longues rêveries. Salomon savait que nul homme
+n'était capable de résoudre la difficulté qui le tourmentait; mais
+peut-être, se dit-il, la femme, dont l'esprit est plus subtil, y
+parviendrait-elle. Il lui découvrit donc toute sa pensée, ce qu'il
+avait deviné, et ce que la voix céleste lui avait appris; enfin son
+désir de faire parvenir au dernier chevalier de son lignage la preuve
+que le roi Salomon avait prédit ses hauts faits et connu le temps de
+son avénement.</p>
+
+<p>«Sire,» fait alors la dame, «je vous demande trois jours pour penser à
+ce que vous m'avez dit.» Et, la troisième nuit venue: «J'ai,»
+dit-elle, «longuement cherché comment le dernier chevalier de votre
+lignage <span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> pourrait savoir que vous avez prévu son avénement, et
+voici le moyen que j'ai trouvé: vous manderez tous les charpentiers de
+votre royaume; quand ils seront réunis, vous leur ordonnerez de
construire une nef d'un bois qui ne puisse redouter de l'eau ou du
temps la moindre pourriture, avant quatre mille ans. Pendant qu'ils
-disposeront cette nef, je me chargerai du reste.»</p>
+disposeront cette nef, je me chargerai du reste.»</p>
<p>Salomon prit confiance en ces paroles. Le lendemain, il manda les
charpentiers, auxquels il donna ses ordres; la nef fut construite en
-six mois. La dame alors: «Sire, puisque ce chevalier doit passer en
-prouesse tous ceux qui furent ou qui après lui seront, il conviendrait
-de lui préparer une arme également supérieure à toutes les autres
-armes, et qu'il porterait en votre remembrance.&mdash;«Où trouver une telle
-arme?» demanda Salomon.&mdash;«Je le vous dirai. Il y a, dans le temple que
-vous avez fait bâtir en l'honneur de Jésus-Christ, l'épée du roi
-David, votre père. C'est la meilleure et la plus précieuse qu'on ait
-jamais forgée: prenez-la, séparez-la de sa poignée et de sa garde.
+six mois. La dame alors: «Sire, puisque ce chevalier doit passer en
+prouesse tous ceux qui furent ou qui après lui seront, il conviendrait
+de lui préparer une arme également supérieure à toutes les autres
+armes, et qu'il porterait en votre remembrance.&mdash;«Où trouver une telle
+arme?» demanda Salomon.&mdash;«Je le vous dirai. Il y a, dans le temple que
+vous avez fait bâtir en l'honneur de Jésus-Christ, l'épée du roi
+David, votre père. C'est la meilleure et la plus précieuse qu'on ait
+jamais forgée: prenez-la, séparez-la de sa poignée et de sa garde.
Vous qui connaissez la force des herbes et la vertu des pierres, vous
-ferez une poignée d'un mélange de pierres précieuses tellement subtil
+ferez une poignée d'un mélange de pierres précieuses tellement subtil
que personne ne puisse distinguer l'une de <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> l'autre, ni
-douter qu'elle ne soit faite d'une matière unique. La poignée, le
-fourreau, répondront à l'excellence de l'épée. Et quant aux renges, je
-me réserve le soin de les fournir.»</p>
+douter qu'elle ne soit faite d'une matière unique. La poignée, le
+fourreau, répondront à l'excellence de l'épée. Et quant aux renges, je
+me réserve le soin de les fournir.»</p>
<p>Salomon fit tout ce que lui conseillait sa femme: il tira du Temple
-l'épée de David, en fabriqua lui-même la poignée; mais, au lieu de
+l'épée de David, en fabriqua lui-même la poignée; mais, au lieu de
fondre ensemble un grand nombre de pierres, il en choisit une seule
-qui réunissait toutes les couleurs qu'on peut imaginer. Et, regardant
-alors l'épée, le fourreau, la garde et la poignée, ainsi qu'il était
-parvenu à les réunir, il fut convaincu que jamais chevalier n'avait
-possédé une arme pareille. «Plaise à Dieu maintenant,» s'écria-t-il,
-«que nulle autre main que celle de l'incomparable chevalier auquel
-elle est destinée ne se hasarde à la tirer du fourreau, sans en être
-aussitôt puni!&mdash;Salomon,» dit alors une voix, «ton désir sera exaucé.
-Nul ne tirera cette épée qu'il n'ait sujet de s'en repentir, si ce
-n'est celui auquel elle est destinée.»</p>
-
-<p>Restait à tracer sur l'épée les lettres qui devaient la faire
-distinguer de toutes les autres, et à fabriquer les renges qui
-devaient la joindre au côté de celui qui la posséderait. Salomon traça
+qui réunissait toutes les couleurs qu'on peut imaginer. Et, regardant
+alors l'épée, le fourreau, la garde et la poignée, ainsi qu'il était
+parvenu à les réunir, il fut convaincu que jamais chevalier n'avait
+possédé une arme pareille. «Plaise à Dieu maintenant,» s'écria-t-il,
+«que nulle autre main que celle de l'incomparable chevalier auquel
+elle est destinée ne se hasarde à la tirer du fourreau, sans en être
+aussitôt puni!&mdash;Salomon,» dit alors une voix, «ton désir sera exaucé.
+Nul ne tirera cette épée qu'il n'ait sujet de s'en repentir, si ce
+n'est celui auquel elle est destinée.»</p>
+
+<p>Restait à tracer sur l'épée les lettres qui devaient la faire
+distinguer de toutes les autres, et à fabriquer les renges qui
+devaient la joindre au côté de celui qui la posséderait. Salomon traça
les inscriptions. Quant aux renges, la femme du roi les apporta.
-Elles étaient laides, <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> misérables, faites de chanvre si mal
-lié qu'on ne pouvait y suspendre l'épée sans que bientôt elle ne dût
-s'en détacher. «Y pensez-vous?» dit Salomon; «jamais la plus vile épée
-ne tint à d'aussi viles renges.&mdash;C'est pour cela que j'entends les
-joindre à la plus merveilleuse de toutes les épées. Dans les temps à
+Elles étaient laides, <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> misérables, faites de chanvre si mal
+lié qu'on ne pouvait y suspendre l'épée sans que bientôt elle ne dût
+s'en détacher. «Y pensez-vous?» dit Salomon; «jamais la plus vile épée
+ne tint à d'aussi viles renges.&mdash;C'est pour cela que j'entends les
+joindre à la plus merveilleuse de toutes les épées. Dans les temps à
venir, une demoiselle saura bien les changer contre d'autres plus
-dignes de la soutenir. Et l'on reconnaîtra ici l'influence des deux
-femmes dont je vous entends parler; car, de même que la Vierge
-bienheureuse réparera le tort de notre première mère, ainsi la
-demoiselle ôtera les renges qui déshonorent votre épée, et les
-remplacera par les plus belles et les plus précieuses du monde.» Plus
-la dame parlait, et plus Salomon s'émerveillait de la subtilité de son
+dignes de la soutenir. Et l'on reconnaîtra ici l'influence des deux
+femmes dont je vous entends parler; car, de même que la Vierge
+bienheureuse réparera le tort de notre première mère, ainsi la
+demoiselle ôtera les renges qui déshonorent votre épée, et les
+remplacera par les plus belles et les plus précieuses du monde.» Plus
+la dame parlait, et plus Salomon s'émerveillait de la subtilité de son
esprit et de la justesse de ses inventions. Il fit alors transporter
-dans la nef un lit du bois le plus précieux, sur lequel il mit, comme
-on a vu, la couronne et l'épée du roi David.</p>
+dans la nef un lit du bois le plus précieux, sur lequel il mit, comme
+on a vu, la couronne et l'épée du roi David.</p>
-<p>Mais la dame aperçut qu'il manquait encore quelque chose à la
+<p>Mais la dame aperçut qu'il manquait encore quelque chose à la
perfection de l'&oelig;uvre. Elle conduisit des charpentiers devant
-l'arbre de vie sous lequel Abel avait été tué: «Vous voyez,» leur
-dit-elle, «cet arbre vermeil, et ces autres arbres, les uns blancs,
+l'arbre de vie sous lequel Abel avait été tué: «Vous voyez,» leur
+dit-elle, «cet arbre vermeil, et ces autres arbres, les uns blancs,
les autres verts; vous allez en couper trois fuseaux, <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> l'un
-vermeil, l'autre vert et l'autre blanc.» Les charpentiers hésitèrent,
-parce que, jusqu'alors, personne n'avait eu la hardiesse de toucher à
-la première de ces tiges. Mais enfin, cédant aux menaces de la dame,
-ils l'entamèrent de leurs cognées. Quelle ne fut pas leur surprise
+vermeil, l'autre vert et l'autre blanc.» Les charpentiers hésitèrent,
+parce que, jusqu'alors, personne n'avait eu la hardiesse de toucher à
+la première de ces tiges. Mais enfin, cédant aux menaces de la dame,
+ils l'entamèrent de leurs cognées. Quelle ne fut pas leur surprise
quand ils en virent jaillir des gouttes de sang, abondantes comme si
-elles fussent sorties d'un bras d'homme nouvellement coupé! Ils
-n'osaient continuer, mais il fallut obéir à de nouvelles injonctions
-de la dame. Les trois fuseaux furent portés dans la nef, et disposés
-comme on a vu: «Sachez,» dit la dame, «que personne ne verra ces trois
-fuseaux sans penser au paradis terrestre, à la naissance et à la mort
-d'Abel.» Comme elle disait ces mots, on apprit que les charpentiers
-qui avaient tranché les fuseaux étaient frappés d'aveuglement. Salomon
-accusa justement sa femme de leur malheur et déposa dans la nef un
-bref où ces lignes étaient tracées:</p>
-
-<p>«<em>Ô bon chevalier, qui dois être le dernier de ma race, si tu veux
-conserver paix, vertu, et sagesse, garde-toi de la subtilité des
-femmes. Rien n'est plus à craindre que la femme. Si tu la crois, ton
-sens ni ta prouesse ne t'empêcheront pas d'être trompé.</em>»</p>
+elles fussent sorties d'un bras d'homme nouvellement coupé! Ils
+n'osaient continuer, mais il fallut obéir à de nouvelles injonctions
+de la dame. Les trois fuseaux furent portés dans la nef, et disposés
+comme on a vu: «Sachez,» dit la dame, «que personne ne verra ces trois
+fuseaux sans penser au paradis terrestre, à la naissance et à la mort
+d'Abel.» Comme elle disait ces mots, on apprit que les charpentiers
+qui avaient tranché les fuseaux étaient frappés d'aveuglement. Salomon
+accusa justement sa femme de leur malheur et déposa dans la nef un
+bref où ces lignes étaient tracées:</p>
+
+<p>«<em>Ô bon chevalier, qui dois être le dernier de ma race, si tu veux
+conserver paix, vertu, et sagesse, garde-toi de la subtilité des
+femmes. Rien n'est plus à craindre que la femme. Si tu la crois, ton
+sens ni ta prouesse ne t'empêcheront pas d'être trompé.</em>»</p>
<p>Puis, au chevet du lit et sous la couronne, il mit un autre bref
exposant les vertus de la <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> nef, du lit, des fuseaux et de
-l'épée, enfin l'intention qu'avait eue le roi Salomon en la faisant
+l'épée, enfin l'intention qu'avait eue le roi Salomon en la faisant
construire. Cette intention ne suffisait pas pour expliquer la
-véritable signification de l'&oelig;uvre; la voix céleste crut devoir le
-lui révéler dans un songe: «Cette nef,» dit-elle, représentera ma
-nouvelle maison et sera l'image de l'Église, dans laquelle on ne doit
-pas entrer si l'on n'est simple de foi, pur de péché, ou du moins
-repentant des outrages que l'on aurait commis envers la majesté de
-Dieu. Les nefs ordinaires ont été faites pour contenir ceux qui
-veulent passer d'un rivage à un autre rivage; la nef de sainte Église
-est destinée à soutenir les chrétiens sur la mer du monde, pour les
-conduire au port de salut, qui est le ciel.»</p>
+véritable signification de l'&oelig;uvre; la voix céleste crut devoir le
+lui révéler dans un songe: «Cette nef,» dit-elle, représentera ma
+nouvelle maison et sera l'image de l'Église, dans laquelle on ne doit
+pas entrer si l'on n'est simple de foi, pur de péché, ou du moins
+repentant des outrages que l'on aurait commis envers la majesté de
+Dieu. Les nefs ordinaires ont été faites pour contenir ceux qui
+veulent passer d'un rivage à un autre rivage; la nef de sainte Église
+est destinée à soutenir les chrétiens sur la mer du monde, pour les
+conduire au port de salut, qui est le ciel.»</p>
<p>Salomon, ayant alors recouvert sa nef d'un drap de soie que la
pourriture ne pouvait atteindre, la fit transporter sur la rive de mer
-la plus prochaine. Puis on dressa près de là par son ordre plusieurs
+la plus prochaine. Puis on dressa près de là par son ordre plusieurs
pavillons qu'il vint occuper, lui, sa femme et une partie de leurs
gens.</p>
<p>Le Roi ne fut pas longtemps sans souhaiter d'entrer dans la nef, en la
-voyant si belle et si remplie de précieux objets; mais il fut retenu
-par une voix qui lui cria: «Arrête, si tu ne veux mourir; laisse la
-nef flotter à l'aventure. Elle sera vue maintes fois avant d'être
-rencontrée <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> par celui qui doit en découvrir tous les
-mystères.»</p>
+voyant si belle et si remplie de précieux objets; mais il fut retenu
+par une voix qui lui cria: «Arrête, si tu ne veux mourir; laisse la
+nef flotter à l'aventure. Elle sera vue maintes fois avant d'être
+rencontrée <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> par celui qui doit en découvrir tous les
+mystères.»</p>
<p>Alors le vent enfla les voiles, la nef prit le large, et se perdit
-bientôt dans le lointain.</p>
-
-<p class="poem10">Telle était donc la nef qui s'était arrêtée devant l'île Tournoyante
-où le duc Nascien venait d'être transporté. Sa grande foi lui avait
-permis d'y entrer et de bien considérer le lit, la couronne et l'épée.
-Mais il ne put conserver jusqu'à la fin sa robuste créance, et, à la
-vue des trois fuseaux qui, suivant les lettres, étaient de la couleur
-primitive du bois qui les avait fournis: «Non,» dit-il, «je ne puis me
-persuader que tant de merveilles soient réelles: il faut qu'il y ait
-ici quelque chose de mensonger.» À peine eut-il prononcé ces mots que
+bientôt dans le lointain.</p>
+
+<p class="poem10">Telle était donc la nef qui s'était arrêtée devant l'île Tournoyante
+où le duc Nascien venait d'être transporté. Sa grande foi lui avait
+permis d'y entrer et de bien considérer le lit, la couronne et l'épée.
+Mais il ne put conserver jusqu'à la fin sa robuste créance, et, à la
+vue des trois fuseaux qui, suivant les lettres, étaient de la couleur
+primitive du bois qui les avait fournis: «Non,» dit-il, «je ne puis me
+persuader que tant de merveilles soient réelles: il faut qu'il y ait
+ici quelque chose de mensonger.» À peine eut-il prononcé ces mots que
la nef s'entr'ouvrit sous ses pieds et le laissa glisser dans la mer.
-Heureusement il se hâta de recommander son âme à Dieu, et, à force de
-nager, il regagna l'île Tournoyante, d'où il était passé dans la nef:
-alors il demanda pardon à Dieu, pria beaucoup, s'endormit, et, quand
-il se réveilla, il ne vit plus la nef de Salomon, qui avait poursuivi
+Heureusement il se hâta de recommander son âme à Dieu, et, à force de
+nager, il regagna l'île Tournoyante, d'où il était passé dans la nef:
+alors il demanda pardon à Dieu, pria beaucoup, s'endormit, et, quand
+il se réveilla, il ne vit plus la nef de Salomon, qui avait poursuivi
sa route.</p>
-<p>Nous laisserons Nascien dans l'île Tournoyante, et nous vous parlerons
+<p>Nous laisserons Nascien dans l'île Tournoyante, et nous vous parlerons
de son fils.</p>
-<p class="p2">Célidoine était né sous les plus heureuses <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> influences
-célestes. Le soleil était en plein midi quand sa mère l'avait mis au
-monde; aussitôt on avait vu l'astre rebrousser chemin vers l'horizon,
-et la lune paraître au couchant dans tout son éclat. On en conclut que
+<p class="p2">Célidoine était né sous les plus heureuses <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> influences
+célestes. Le soleil était en plein midi quand sa mère l'avait mis au
+monde; aussitôt on avait vu l'astre rebrousser chemin vers l'horizon,
+et la lune paraître au couchant dans tout son éclat. On en conclut que
l'enfant aurait toutes les vertus et toute la science que pouvait
-avoir un homme, et on lui donna le nom de Célidoine, c'est-à-dire,
-donné par le ciel.</p>
-
-<p>Cet enfant, que l'odieux Calafer avait fait enfermer dans le même
-souterrain que son père, avait été délivré d'une façon non moins
-miraculeuse. Après l'enlèvement de Nascien, dont nous avons parlé, le
-tyran avait ordonné que l'on précipitât Célidoine du sommet de la plus
-haute tour d'Orbérique: à peine les bourreaux de Calafer l'eurent-ils
-laissé tomber que neuf mains dont les corps étaient cachés par un
-nuage l'arrêtèrent et le transportèrent au loin. C'est à quelques
-jours de là que la foudre céleste avait atteint Calafer.</p>
-
-<p>Les traversées de Célidoine offrent moins d'incidents que celles de
-Mordrain et de Nascien. Les neuf mains qui l'avaient enlevé le
-conduisent dans une île lointaine où vient aborder le roi de Perse
-Label, dont il explique les songes multipliés, dont il prédit la mort
-prochaine et qu'il décide à recevoir le baptême, la veille de sa mort.
-Puis, abandonné dans une légère nacelle à la merci des flots par les
+avoir un homme, et on lui donna le nom de Célidoine, c'est-à-dire,
+donné par le ciel.</p>
+
+<p>Cet enfant, que l'odieux Calafer avait fait enfermer dans le même
+souterrain que son père, avait été délivré d'une façon non moins
+miraculeuse. Après l'enlèvement de Nascien, dont nous avons parlé, le
+tyran avait ordonné que l'on précipitât Célidoine du sommet de la plus
+haute tour d'Orbérique: à peine les bourreaux de Calafer l'eurent-ils
+laissé tomber que neuf mains dont les corps étaient cachés par un
+nuage l'arrêtèrent et le transportèrent au loin. C'est à quelques
+jours de là que la foudre céleste avait atteint Calafer.</p>
+
+<p>Les traversées de Célidoine offrent moins d'incidents que celles de
+Mordrain et de Nascien. Les neuf mains qui l'avaient enlevé le
+conduisent dans une île lointaine où vient aborder le roi de Perse
+Label, dont il explique les songes multipliés, dont il prédit la mort
+prochaine et qu'il décide à recevoir le baptême, la veille de sa mort.
+Puis, abandonné dans une légère nacelle à la merci des flots par les
Persans <span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> qui lui reprochaient d'avoir converti leur souverain,
il fait rencontre de la nef de Salomon, dans laquelle il lui est
-permis d'entrer et qui le conduit dans l'île Tournoyante où il
-retrouve son père Nascien. Après s'être mutuellement raconté leurs
-aventures précédentes, ils rentrent dans la nef de Salomon qui les
-mène dans une autre île habitée par un cruel géant. Nascien, pour le
-combattre, va prendre l'épée de David, qu'il tire de son mystérieux
-fourreau; mais aussitôt la poignée s'en détache et la lame tombe à
-terre devant lui. Il reconnaît alors qu'il a témérairement agi en
-voulant se servir de l'arme destinée au dernier de ses descendants;
-puis, apercevant une autre épée couchée près de la première, il la
-prend, va combattre le géant et le frappe d'un coup mortel. Ils
+permis d'entrer et qui le conduit dans l'île Tournoyante où il
+retrouve son père Nascien. Après s'être mutuellement raconté leurs
+aventures précédentes, ils rentrent dans la nef de Salomon qui les
+mène dans une autre île habitée par un cruel géant. Nascien, pour le
+combattre, va prendre l'épée de David, qu'il tire de son mystérieux
+fourreau; mais aussitôt la poignée s'en détache et la lame tombe à
+terre devant lui. Il reconnaît alors qu'il a témérairement agi en
+voulant se servir de l'arme destinée au dernier de ses descendants;
+puis, apercevant une autre épée couchée près de la première, il la
+prend, va combattre le géant et le frappe d'un coup mortel. Ils
remontent ensuite dans la nef de Salomon et continuent leur voyage,
-dont la direction est abandonnée à la volonté céleste, jusqu'à ce
+dont la direction est abandonnée à la volonté céleste, jusqu'à ce
qu'ils rencontrent la nacelle du roi Mordrain qui, en rapprochant de
-l'épée de David la poignée que Nascien en avait séparée, voit les deux
-parties se rejoindre comme elles étaient auparavant<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89" title="Go to footnote 89"><span class="smaller">[89]</span></a>. Puis une voix
+l'épée de David la poignée que Nascien en avait séparée, voit les deux
+parties se rejoindre comme elles étaient auparavant<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89" title="Go to footnote 89"><span class="smaller">[89]</span></a>. Puis une voix
leur ordonne de quitter sur-le-champ la nef et de rentrer dans la
-nacelle qui <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> leur avait amené le roi Mordrain. Nascien, plus
-irrésolu que les deux autres, sent une épée flamboyante descendre sur
-son épaule gauche et y faire une large et douloureuse ouverture.
-«C'est,» dit une voix «la punition de la faute que tu as commise en
-tirant du fourreau l'épée de David.» La douleur contraignit Nascien de
-tomber à terre, mais ne put lui arracher le moindre murmure. Il crut
-au contraire que cette blessure était un nouveau témoignage de l'amour
+nacelle qui <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> leur avait amené le roi Mordrain. Nascien, plus
+irrésolu que les deux autres, sent une épée flamboyante descendre sur
+son épaule gauche et y faire une large et douloureuse ouverture.
+«C'est,» dit une voix «la punition de la faute que tu as commise en
+tirant du fourreau l'épée de David.» La douleur contraignit Nascien de
+tomber à terre, mais ne put lui arracher le moindre murmure. Il crut
+au contraire que cette blessure était un nouveau témoignage de l'amour
que Dieu lui portait, puisqu'il le punissait en ce monde au lieu de
-lui préparer une seconde vie éternellement malheureuse.</p>
+lui préparer une seconde vie éternellement malheureuse.</p>
<p>Ici notre auteur laisse le roi Mordrain, le duc Nascien et le jeune
-Célidoine, pour nous entretenir de la reine Sarracinthe et de la
-duchesse Flégétine, femme de Nascien, demeurées dans le royaume de
-Sarras après l'éloignement de leurs époux.</p>
+Célidoine, pour nous entretenir de la reine Sarracinthe et de la
+duchesse Flégétine, femme de Nascien, demeurées dans le royaume de
+Sarras après l'éloignement de leurs époux.</p>
<h4><span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> IV.<br>
-<span class="smaller">VOYAGE DES MESSAGERS EN QUÊTE DE MORDRAIN, DE NASCIEN ET DE CÉLIDOINE.</span></h4>
+<span class="smaller">VOYAGE DES MESSAGERS EN QUÊTE DE MORDRAIN, DE NASCIEN ET DE CÉLIDOINE.</span></h4>
<p>La nouvelle de la mort de Calafer et de la disparition de Nascien fut,
-on peut le croire, un grand sujet d'étonnement pour la bonne et belle
-duchesse Flégétine. Nascien son époux lui apparut bientôt en songe,
-pour la consoler et l'avertir que Dieu voulait les réunir un jour et
-établir leur postérité dans une contrée lointaine, vers Occident. La
-dame prit aussitôt la résolution de quitter sa ville d'Orbérique et de
-suivre pour sa <em>quête</em> la direction assez vague que la vision lui
-avait indiquée. Elle venait de partir, accompagnée d'un vavasseur
-loyal, quand la reine Sarracinthe, écoutant une impulsion analogue,
-chargeait cinq fidèles sergents d'entreprendre un autre voyage en
-quête de Mordrain. Les messagers partirent, munis d'un bref qui
-devait, à l'occasion, leur servir de lettres de créance, et où se
-trouvaient indiqués le but de leur voyage et l'histoire des épreuves
+on peut le croire, un grand sujet d'étonnement pour la bonne et belle
+duchesse Flégétine. Nascien son époux lui apparut bientôt en songe,
+pour la consoler et l'avertir que Dieu voulait les réunir un jour et
+établir leur postérité dans une contrée lointaine, vers Occident. La
+dame prit aussitôt la résolution de quitter sa ville d'Orbérique et de
+suivre pour sa <em>quête</em> la direction assez vague que la vision lui
+avait indiquée. Elle venait de partir, accompagnée d'un vavasseur
+loyal, quand la reine Sarracinthe, écoutant une impulsion analogue,
+chargeait cinq fidèles sergents d'entreprendre un autre voyage en
+quête de Mordrain. Les messagers partirent, munis d'un bref qui
+devait, à l'occasion, leur servir de lettres de créance, et où se
+trouvaient indiqués le but de leur voyage et l'histoire des épreuves
subies <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> par le roi Mordrain, le duc Nascien et le jeune
-Célidoine.</p>
+Célidoine.</p>
-<p>Les cinq prud'hommes prirent leur chemin vers Égypte, et arrivèrent
-dans la ville de Coquehan, patrie de l'aïeul de la bonne dame Marie
-l'Égyptienne. Avertis, dans un songe, qu'ils faisaient fausse route,
+<p>Les cinq prud'hommes prirent leur chemin vers Égypte, et arrivèrent
+dans la ville de Coquehan, patrie de l'aïeul de la bonne dame Marie
+l'Égyptienne. Avertis, dans un songe, qu'ils faisaient fausse route,
et que celui qu'ils cherchaient errait en ce moment sur la mer de
-Grèce, ils revinrent sur leurs pas et entrèrent dans Alexandrie, où
+Grèce, ils revinrent sur leurs pas et entrèrent dans Alexandrie, où
ils ensevelirent un de leurs compagnons qui n'avait pu supporter la
chaleur excessive du climat.</p>
-<p>Sur le rivage ils aperçurent une nef qui semblait abandonnée. Grande
+<p>Sur le rivage ils aperçurent une nef qui semblait abandonnée. Grande
fut leur surprise, en l'abordant, de trouver sur le pont et dans le
-fond de la nef deux cents cadavres. Ils regardèrent çà et là, et
-découvrirent enfin une jeune dame qui fondait en pleurs. Comment et
-par quelle aventure se trouvait-elle en pareil lieu? «Seigneurs,» leur
-dit-elle, «si vous promettez de m'épargner, je vous le dirai: les gens
-que vous voyez étaient sujets du roi Label, mon père; il prit envie,
-il y a quelque temps, au roi Ménélau, un de mes oncles, d'aller voir
+fond de la nef deux cents cadavres. Ils regardèrent çà et là, et
+découvrirent enfin une jeune dame qui fondait en pleurs. Comment et
+par quelle aventure se trouvait-elle en pareil lieu? «Seigneurs,» leur
+dit-elle, «si vous promettez de m'épargner, je vous le dirai: les gens
+que vous voyez étaient sujets du roi Label, mon père; il prit envie,
+il y a quelque temps, au roi Ménélau, un de mes oncles, d'aller voir
son fils, gouverneur de Syrie. Il se mit en mer et me permit de
-l'accompagner. Le roi de Tarse, qui depuis longtemps était en guerre
-avec lui, ayant avis de son départ, fit équiper un grand nombre de
-nefs et vint <span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> croiser et attaquer la nôtre. Le combat fut long
-et des plus acharnés, mais il fallut céder au nombre; mon oncle mourut
-les armes à la main: ceux qui l'accompagnaient eurent le même sort;
-c'est eux dont les corps sont étendus devant vous. Par une sorte de
-compassion pour ma jeunesse, la vie que j'aurais tant désiré perdre me
-fut laissée. C'est à vous de voir s'il ne conviendrait pas mieux de me
-faire mourir.»</p>
-
-<p>Les messagers furent touchés de ce récit, mais résolurent de profiter
-de la nef pour continuer leur quête. Ils demandèrent à la fille du roi
-Label s'il lui conviendrait de les accompagner. La demoiselle répondit
-que, s'ils s'engageaient à ne pas lui faire de honte, elle les
-suivrait volontiers partout où il leur plairait d'aller. Leur premier
-soin fut d'aviser au moyen de débarrasser la nef de tous les cadavres,
-et de les mettre à l'abri de la dent des ours et des lions. Aidés par
-les gens du pays, ils creusèrent une large fosse où furent déposés les
+l'accompagner. Le roi de Tarse, qui depuis longtemps était en guerre
+avec lui, ayant avis de son départ, fit équiper un grand nombre de
+nefs et vint <span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> croiser et attaquer la nôtre. Le combat fut long
+et des plus acharnés, mais il fallut céder au nombre; mon oncle mourut
+les armes à la main: ceux qui l'accompagnaient eurent le même sort;
+c'est eux dont les corps sont étendus devant vous. Par une sorte de
+compassion pour ma jeunesse, la vie que j'aurais tant désiré perdre me
+fut laissée. C'est à vous de voir s'il ne conviendrait pas mieux de me
+faire mourir.»</p>
+
+<p>Les messagers furent touchés de ce récit, mais résolurent de profiter
+de la nef pour continuer leur quête. Ils demandèrent à la fille du roi
+Label s'il lui conviendrait de les accompagner. La demoiselle répondit
+que, s'ils s'engageaient à ne pas lui faire de honte, elle les
+suivrait volontiers partout où il leur plairait d'aller. Leur premier
+soin fut d'aviser au moyen de débarrasser la nef de tous les cadavres,
+et de les mettre à l'abri de la dent des ours et des lions. Aidés par
+les gens du pays, ils creusèrent une large fosse où furent déposés les
deux cents corps; on les recouvrit d'une large pierre avec cette
-inscription: <em>Ci-gisent les gens de Label, tués par ceux de Tarse; les
-messagers en quête de Nascien les ensevelirent par un pieux respect
-de leur humanité</em><a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90" title="Go to footnote 90"><span class="smaller">[90]</span></a>. Ils garnirent <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> ensuite la nef de tout
-ce qui pouvait les soutenir durant une traversée aussi aventureuse;
-mais vainement cherchèrent-ils un pilote: la nuit venue, ils
-s'endormirent tous dans la nef. Comme les voiles étaient restées
-tendues, voilà qu'un souffle puissant ébranla le vaisseau, le poussa
-en pleine mer, si bien que le lendemain, au réveil, ils n'aperçurent
-plus le rivage et se trouvèrent sans maître et sans pilote, voguant
-aussi rapidement que l'émerillon quand on le poursuit ou qu'il
+inscription: <em>Ci-gisent les gens de Label, tués par ceux de Tarse; les
+messagers en quête de Nascien les ensevelirent par un pieux respect
+de leur humanité</em><a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90" title="Go to footnote 90"><span class="smaller">[90]</span></a>. Ils garnirent <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> ensuite la nef de tout
+ce qui pouvait les soutenir durant une traversée aussi aventureuse;
+mais vainement cherchèrent-ils un pilote: la nuit venue, ils
+s'endormirent tous dans la nef. Comme les voiles étaient restées
+tendues, voilà qu'un souffle puissant ébranla le vaisseau, le poussa
+en pleine mer, si bien que le lendemain, au réveil, ils n'aperçurent
+plus le rivage et se trouvèrent sans maître et sans pilote, voguant
+aussi rapidement que l'émerillon quand on le poursuit ou qu'il
poursuit une proie.</p>
-<p>Ils ne manquèrent pas de se mettre à genoux, et d'implorer à chaudes
-larmes la protection céleste. Le matin du quatrième jour, leur nef fut
-poussée contre une île hérissée de rochers et se fendit en quatre
-morceaux. Des quatre messagers, deux furent noyés, les deux autres
-gagnèrent les rochers qui bordaient cette île. Pour la demoiselle,
-elle se soutenait sur une planche en implorant la pitié de ses
-compagnons de voyage. L'un d'eux, au risque de se noyer lui-même, ôta
-ses vêtements, s'élança vers elle à la nage, et la traîna jusqu'à
+<p>Ils ne manquèrent pas de se mettre à genoux, et d'implorer à chaudes
+larmes la protection céleste. Le matin du quatrième jour, leur nef fut
+poussée contre une île hérissée de rochers et se fendit en quatre
+morceaux. Des quatre messagers, deux furent noyés, les deux autres
+gagnèrent les rochers qui bordaient cette île. Pour la demoiselle,
+elle se soutenait sur une planche en implorant la pitié de ses
+compagnons de voyage. L'un d'eux, au risque de se noyer lui-même, ôta
+ses vêtements, s'élança vers elle à la nage, et la traîna jusqu'à
l'endroit qui les avait recueillis.</p>
-<p>Alors ils regardèrent de tous côtés et aperçurent à la droite de la
-roche un petit sentier qui conduisait à la cime d'une montagne fermée
-par les rochers du rivage opposé. À mesure qu'ils avançaient, ils
-découvraient de bonnes <span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> terres, des vergers, des jardins
-depuis longtemps incultes; puis un château grand et fort à merveille,
+<p>Alors ils regardèrent de tous côtés et aperçurent à la droite de la
+roche un petit sentier qui conduisait à la cime d'une montagne fermée
+par les rochers du rivage opposé. À mesure qu'ils avançaient, ils
+découvraient de bonnes <span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> terres, des vergers, des jardins
+depuis longtemps incultes; puis un château grand et fort à merveille,
bien que plusieurs pans de muraille en fussent abattus. Dans une
-enceinte démantelée s'élevait un palais ruiné, mais somptueux,
-construit en marbre de couleurs variées, dont plusieurs piliers
-étaient encore debout. Quel prince avait possédé, quel maître avait pu
-construire un si merveilleux édifice? En regardant de tous côtés, ils
-découvrirent, sous un portique de marbre incrusté d'or, d'argent et
-d'agate, un lit, le plus riche du monde, dont les quatre pieds étaient
-émaillés et couverts de pierres précieuses. Sous le lit avait été
-déposée une tombe d'ivoire ornée de figures d'oiseaux et sur laquelle
-on lisait en lettres d'or: <em>Ci-gît Ipocras, le plus grand des
-physiciens, qui fut trompé et mis à mort, par l'engin et la malice des
+enceinte démantelée s'élevait un palais ruiné, mais somptueux,
+construit en marbre de couleurs variées, dont plusieurs piliers
+étaient encore debout. Quel prince avait possédé, quel maître avait pu
+construire un si merveilleux édifice? En regardant de tous côtés, ils
+découvrirent, sous un portique de marbre incrusté d'or, d'argent et
+d'agate, un lit, le plus riche du monde, dont les quatre pieds étaient
+émaillés et couverts de pierres précieuses. Sous le lit avait été
+déposée une tombe d'ivoire ornée de figures d'oiseaux et sur laquelle
+on lisait en lettres d'or: <em>Ci-gît Ipocras, le plus grand des
+physiciens, qui fut trompé et mis à mort, par l'engin et la malice des
femmes.</em></p>
<p class="p2">L'histoire des philosophes atteste qu'Ipocras fut le plus habile de
-tous les hommes dans l'art de physique. Il vécut longtemps sans être
-grandement renommé; mais une chose qu'il fit à Rome répandit en tous
+tous les hommes dans l'art de physique. Il vécut longtemps sans être
+grandement renommé; mais une chose qu'il fit à Rome répandit en tous
lieux le bruit de sa science incomparable.</p>
-<p>C'était au temps de l'empereur Augustus César. Ipocras en entrant dans
-Rome fut étonné de voir tout le monde en deuil, comme si chacun des
-<span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> citoyens eût perdu son enfant. Une demoiselle descendait
-alors les degrés du palais; il l'arrête par le giron et la prie de lui
-apprendre la cause d'une si grande douleur: «C'est,» lui répond cette
-demoiselle, «que Gaius, le neveu de l'empereur, est en ce moment mort
-ou peu s'en faut. L'empereur n'a pas d'autre héritier, et Rome fait à
-sa mort la plus grande perte du monde, car c'était un très-bon et
-très-beau jeune homme, bien enseigné, large aumônier envers les
-pauvres gens, humble et doux envers tout le monde.&mdash;Où est le corps?»
-demanda Ipocras.&mdash;«Dans la salle de l'empereur.»</p>
-
-<p>Si l'âme, pensa Ipocras, n'est pas encore partie, je saurai bien la
-faire demeurer. Il monte les degrés du palais, et trouve à l'entrée de
+<p>C'était au temps de l'empereur Augustus César. Ipocras en entrant dans
+Rome fut étonné de voir tout le monde en deuil, comme si chacun des
+<span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> citoyens eût perdu son enfant. Une demoiselle descendait
+alors les degrés du palais; il l'arrête par le giron et la prie de lui
+apprendre la cause d'une si grande douleur: «C'est,» lui répond cette
+demoiselle, «que Gaius, le neveu de l'empereur, est en ce moment mort
+ou peu s'en faut. L'empereur n'a pas d'autre héritier, et Rome fait à
+sa mort la plus grande perte du monde, car c'était un très-bon et
+très-beau jeune homme, bien enseigné, large aumônier envers les
+pauvres gens, humble et doux envers tout le monde.&mdash;Où est le corps?»
+demanda Ipocras.&mdash;«Dans la salle de l'empereur.»</p>
+
+<p>Si l'âme, pensa Ipocras, n'est pas encore partie, je saurai bien la
+faire demeurer. Il monte les degrés du palais, et trouve à l'entrée de
la chambre une foule qui ne semblait pas permettre de passer outre.
-Toutefois il rejette en arrière le capuchon de son manteau, enfonce
-son chapeau «de bonnet<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91" title="Go to footnote 91"><span class="smaller">[91]</span></a>,» pousse et se glisse tellement entre les
+Toutefois il rejette en arrière le capuchon de son manteau, enfonce
+son chapeau «de bonnet<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91" title="Go to footnote 91"><span class="smaller">[91]</span></a>,» pousse et se glisse tellement entre les
uns et les autres qu'il arrive au lit du jeune Gaius. Il le regarde,
-pose sa main sur la poitrine, sur les tempes, puis sur le bras à
-l'endroit du pouls: «Je demande,» dit-il, «à parler à l'empereur.»</p>
+pose sa main sur la poitrine, sur les tempes, puis sur le bras à
+l'endroit du pouls: «Je demande,» dit-il, «à parler à l'empereur.»</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> L'empereur arrive: «Sire, que me donnerez-vous si je vous
-rends votre neveu sain et guéri?&mdash;Tout ce que vous demanderez. Vous
-serez à jamais mon ami, mon maître.&mdash;En prenez-vous
-l'engagement?&mdash;Oui, sauf mon honneur.&mdash;Oh! quant à votre honneur,»
-répond Ipocras, «vous n'avez rien à craindre, je le tiens plus cher
-que tout votre empire.»</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> L'empereur arrive: «Sire, que me donnerez-vous si je vous
+rends votre neveu sain et guéri?&mdash;Tout ce que vous demanderez. Vous
+serez à jamais mon ami, mon maître.&mdash;En prenez-vous
+l'engagement?&mdash;Oui, sauf mon honneur.&mdash;Oh! quant à votre honneur,»
+répond Ipocras, «vous n'avez rien à craindre, je le tiens plus cher
+que tout votre empire.»</p>
-<p>Alors il tira de son aumônière une herbe qu'il détrempa dans la
+<p>Alors il tira de son aumônière une herbe qu'il détrempa dans la
liqueur d'une fiole qu'il portait toujours sur lui; puis, faisant
-ouvrir les fenêtres, il desserra les dents de Gaius avec son petit
-canivet, et fit pénétrer dans la bouche tout ce qu'il put de son
-breuvage. Aussitôt l'enfant commence à se plaindre et entr'ouvre les
-yeux; il demande à voix basse où il était. Qu'on juge de la joie de
+ouvrir les fenêtres, il desserra les dents de Gaius avec son petit
+canivet, et fit pénétrer dans la bouche tout ce qu'il put de son
+breuvage. Aussitôt l'enfant commence à se plaindre et entr'ouvre les
+yeux; il demande à voix basse où il était. Qu'on juge de la joie de
l'empereur! Chacun des jours suivants, Gaius sentit la douleur
diminuer et les forces revenir, si bien qu'au bout d'un mois il fut
-aussi sain, aussi bien portant qu'il eût jamais été.</p>
+aussi sain, aussi bien portant qu'il eût jamais été.</p>
-<p>Dès ce moment on ne parla plus que d'Ipocras dans Rome; tous les
-malades venaient à lui et s'en retournaient guéris. Il parcourut les
+<p>Dès ce moment on ne parla plus que d'Ipocras dans Rome; tous les
+malades venaient à lui et s'en retournaient guéris. Il parcourut les
environs de Rome et conquit ainsi l'amour et la reconnaissance de tous
-ceux qui réclamèrent son secours. Il ne demandait jamais de salaire,
-mais on le comblait de présents, si bien qu'il devint très-riche. Ce
+ceux qui réclamèrent son secours. Il ne demandait jamais de salaire,
+mais on le comblait de présents, si bien qu'il devint très-riche. Ce
fut en vain que <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> l'empereur lui offrit des terres, des
-honneurs; il répondit qu'il n'avait rien à souhaiter s'il avait son
-amour. Seulement il consentit à vivre au pain, au vin et à la viande
-de l'empereur, et à recevoir de lui ses robes. Mais cela ne suffisait
-pas au c&oelig;ur de César Auguste, et voici le moyen qu'il imagina pour
-reconnaître ce qu'Ipocras avait fait pour lui.</p>
-
-<p>Il fit élever au milieu de Rome un pilier de marbre plus haut que la
-plus haute tour, et par son ordre on plaça au sommet deux images de
-pierre, représentant, l'une Ipocras, l'autre Gaius. De la main gauche,
-Ipocras tenait une tablette sur laquelle était écrit en grandes
+honneurs; il répondit qu'il n'avait rien à souhaiter s'il avait son
+amour. Seulement il consentit à vivre au pain, au vin et à la viande
+de l'empereur, et à recevoir de lui ses robes. Mais cela ne suffisait
+pas au c&oelig;ur de César Auguste, et voici le moyen qu'il imagina pour
+reconnaître ce qu'Ipocras avait fait pour lui.</p>
+
+<p>Il fit élever au milieu de Rome un pilier de marbre plus haut que la
+plus haute tour, et par son ordre on plaça au sommet deux images de
+pierre, représentant, l'une Ipocras, l'autre Gaius. De la main gauche,
+Ipocras tenait une tablette sur laquelle était écrit en grandes
lettres d'or:</p>
-<p><em>C'est Ipocras, le premier des philosophes, lequel mit de mort à vie
+<p><em>C'est Ipocras, le premier des philosophes, lequel mit de mort à vie
le neveu de l'Empereur, Gaius dont voici l'image.</em></p>
-<p>Le jour même où ces images furent découvertes, l'empereur prit Ipocras
-par la main et le conduisit aux fenêtres de son palais d'où l'on
-pouvait voir le pilier. «Quelles sont,» dit Ipocras, «ces deux
-images?&mdash;Vous pouvez bien le voir,» répond l'empereur; «vous savez
-assez de lettres pour lire celles qui sont là tracées.&mdash;Elles sont
-bien éloignées,» dit Ipocras. Cependant il prit un miroir et avisa les
-lettres. Il les vit retournées, mais n'en reconnut pas moins ce
-qu'elles signifiaient. «Sire,» dit-il à <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> l'empereur, «vous
-auriez bien pu, sauf votre grâce, vous dispenser de dresser ces
-images: je n'en vaudrai pas mieux pour elles. Elles ont coûté grand,
-et peu valent. Mon véritable gain, c'est votre amour que j'ai conquis.
-Et, comme dit la vieille sentence: Qui à prud'homme s'accompagne est
-assez payé de son service.»</p>
-
-<p>Dans le temps qu'Ipocras était en si grand honneur à Rome, une dame,
-née des parties de Gaule, vint séjourner dans cette noble ville. Elle
-était d'une grande beauté; tout annonçait en elle une naissance
-illustre. Elle serait venue pour épouser l'empereur, qu'elle n'eût pas
-porté des vêtements plus riches et mieux assortis à sa personne.
-L'empereur, en la voyant si belle, voulut qu'elle fût de son hôtel,
-qu'elle prît de ses viandes. On lui donna pour elle seule une chambre,
-et des dames et demoiselles pour lui faire compagnie. Elle vivait déjà
-depuis quelque temps à Rome, quand un jour l'empereur, Ipocras et
-quelques autres chevaliers de la cour s'arrêtèrent devant sa chambre.
-Dès qu'elle les entendit parler, elle entr'ouvrit sa porte, et les
+<p>Le jour même où ces images furent découvertes, l'empereur prit Ipocras
+par la main et le conduisit aux fenêtres de son palais d'où l'on
+pouvait voir le pilier. «Quelles sont,» dit Ipocras, «ces deux
+images?&mdash;Vous pouvez bien le voir,» répond l'empereur; «vous savez
+assez de lettres pour lire celles qui sont là tracées.&mdash;Elles sont
+bien éloignées,» dit Ipocras. Cependant il prit un miroir et avisa les
+lettres. Il les vit retournées, mais n'en reconnut pas moins ce
+qu'elles signifiaient. «Sire,» dit-il à <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> l'empereur, «vous
+auriez bien pu, sauf votre grâce, vous dispenser de dresser ces
+images: je n'en vaudrai pas mieux pour elles. Elles ont coûté grand,
+et peu valent. Mon véritable gain, c'est votre amour que j'ai conquis.
+Et, comme dit la vieille sentence: Qui à prud'homme s'accompagne est
+assez payé de son service.»</p>
+
+<p>Dans le temps qu'Ipocras était en si grand honneur à Rome, une dame,
+née des parties de Gaule, vint séjourner dans cette noble ville. Elle
+était d'une grande beauté; tout annonçait en elle une naissance
+illustre. Elle serait venue pour épouser l'empereur, qu'elle n'eût pas
+porté des vêtements plus riches et mieux assortis à sa personne.
+L'empereur, en la voyant si belle, voulut qu'elle fût de son hôtel,
+qu'elle prît de ses viandes. On lui donna pour elle seule une chambre,
+et des dames et demoiselles pour lui faire compagnie. Elle vivait déjà
+depuis quelque temps à Rome, quand un jour l'empereur, Ipocras et
+quelques autres chevaliers de la cour s'arrêtèrent devant sa chambre.
+Dès qu'elle les entendit parler, elle entr'ouvrit sa porte, et les
rayons du soleil, qui frappaient alors sur l'or dont les deux images
-étaient décorées, vinrent retomber sur son visage et l'éblouirent au
-point de l'empêcher de voir l'empereur. À quelques moments de là,
-voulant savoir ce qui <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> l'avait ainsi éblouie, elle aperçut les
-deux images sur le pilier; on lui dit que c'était Gaius, le neveu de
-l'empereur, et celui qui avait ramené Gaius de mort à vie,
-c'est-à-dire Ipocras, le plus sage des philosophes. «Oh!» reprit-elle,
-«celui-là qui peut ramener un homme de mort à vie n'est pas encore né.
+étaient décorées, vinrent retomber sur son visage et l'éblouirent au
+point de l'empêcher de voir l'empereur. À quelques moments de là,
+voulant savoir ce qui <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> l'avait ainsi éblouie, elle aperçut les
+deux images sur le pilier; on lui dit que c'était Gaius, le neveu de
+l'empereur, et celui qui avait ramené Gaius de mort à vie,
+c'est-à-dire Ipocras, le plus sage des philosophes. «Oh!» reprit-elle,
+«celui-là qui peut ramener un homme de mort à vie n'est pas encore né.
Que cet Ipocras soit le premier des philosophes, j'y consens; mais, si
je voulais m'en entremettre, je n'aurais besoin que d'un jour pour en
-faire le plus grand fou de la ville.»</p>
-
-<p>Le mot fut rapporté à Ipocras, qui le prit en dédain, parce qu'il
-avait été dit par une femme. Toutefois il pria l'empereur de lui
-donner les moyens de voir celle qui avait ainsi parlé.&mdash;«Je vous la
-montrerai demain, quand nous irons faire nos prières au Temple.» De
-son côté, la dame, à partir de ce jour, prit un plus grand soin de se
-parer, pour arrêter plus sûrement les regards d'Ipocras.</p>
-
-<p>Le lendemain, à heure de Primes, l'empereur alla, comme il en avait
-l'habitude, au Temple, et mena Ipocras avec lui. Ils se placèrent aux
-siéges réservés des clercs. La dame de Gaule eut soin de se mettre en
-face, et, quand elle se leva pour l'offrande, on admira la beauté de
-son visage et de ses vêtements. L'empereur alors faisant un signe à
-Ipocras: «La voilà,» dit-il. Ipocras suivit des yeux la dame à
-l'aller <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> et au retour; elle, en passant devant leurs siéges,
-jeta sur lui à la dérobée un regard doux et amoureux; puis, revenue à
+faire le plus grand fou de la ville.»</p>
+
+<p>Le mot fut rapporté à Ipocras, qui le prit en dédain, parce qu'il
+avait été dit par une femme. Toutefois il pria l'empereur de lui
+donner les moyens de voir celle qui avait ainsi parlé.&mdash;«Je vous la
+montrerai demain, quand nous irons faire nos prières au Temple.» De
+son côté, la dame, à partir de ce jour, prit un plus grand soin de se
+parer, pour arrêter plus sûrement les regards d'Ipocras.</p>
+
+<p>Le lendemain, à heure de Primes, l'empereur alla, comme il en avait
+l'habitude, au Temple, et mena Ipocras avec lui. Ils se placèrent aux
+siéges réservés des clercs. La dame de Gaule eut soin de se mettre en
+face, et, quand elle se leva pour l'offrande, on admira la beauté de
+son visage et de ses vêtements. L'empereur alors faisant un signe à
+Ipocras: «La voilà,» dit-il. Ipocras suivit des yeux la dame à
+l'aller <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> et au retour; elle, en passant devant leurs siéges,
+jeta sur lui à la dérobée un regard doux et amoureux; puis, revenue à
sa place, elle ne cessa de le regarder, si bien qu'Ipocras fut
-aussitôt troublé, surpris et enflammé. À la fin du service, il eut
-grand'peine à regagner son hôtel, se mit au lit et resta plusieurs
-jours sans manger, le c&oelig;ur gonflé, les yeux remplis de larmes, et
-tellement confus qu'il aimait mieux se laisser mourir que d'en révéler
+aussitôt troublé, surpris et enflammé. À la fin du service, il eut
+grand'peine à regagner son hôtel, se mit au lit et resta plusieurs
+jours sans manger, le c&oelig;ur gonflé, les yeux remplis de larmes, et
+tellement confus qu'il aimait mieux se laisser mourir que d'en révéler
la cause.</p>
-<p>Toute la ville de Rome fut consternée en apprenant que le grand
-philosophe était atteint d'un mal qu'il ne pouvait ou ne voulait
-guérir. Son hôtel était constamment rempli des gens qui venaient
-demander s'il n'y avait aucune espérance de le sauver. Un jour toutes
-les dames de la cour se réunirent pour aller le voir, et du nombre se
+<p>Toute la ville de Rome fut consternée en apprenant que le grand
+philosophe était atteint d'un mal qu'il ne pouvait ou ne voulait
+guérir. Son hôtel était constamment rempli des gens qui venaient
+demander s'il n'y avait aucune espérance de le sauver. Un jour toutes
+les dames de la cour se réunirent pour aller le voir, et du nombre se
trouva la belle Gauloise, dans la plus riche parure du monde. Quand il
-les eut toutes remerciées de leur visite, et qu'elles commencèrent à
-prendre congé, il fit avertir la belle dame de rester, pour lui parler
-un instant seul à seule. Elle se douta déjà de son intention, et
-revenant près de son lit: «Ipocras, beau doux ami,» lui dit-elle,
-«est-il vrai que vous désiriez me parler? Je suis prête à faire tout
-ce qu'il vous plaira de demander.&mdash;Ah! dame,» répondit Ipocras, «je
-n'aurais pas le moindre mal, si vous m'aviez dit cela plus tôt.
-<span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> Je meurs par vous, pour l'amour dont vous m'avez brûlé. Et si
-je ne vous ai entre mes bras, comme amant pouvant tout réclamer de son
-amie, je n'éviterai pas de mourir.&mdash;Que dites-vous là?» répond la
-dame, «mieux vaudrait que je fusse morte, moi et cent autres telles
-que moi, à la condition de vous laisser vivre. Reprenez courage:
+les eut toutes remerciées de leur visite, et qu'elles commencèrent à
+prendre congé, il fit avertir la belle dame de rester, pour lui parler
+un instant seul à seule. Elle se douta déjà de son intention, et
+revenant près de son lit: «Ipocras, beau doux ami,» lui dit-elle,
+«est-il vrai que vous désiriez me parler? Je suis prête à faire tout
+ce qu'il vous plaira de demander.&mdash;Ah! dame,» répondit Ipocras, «je
+n'aurais pas le moindre mal, si vous m'aviez dit cela plus tôt.
+<span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> Je meurs par vous, pour l'amour dont vous m'avez brûlé. Et si
+je ne vous ai entre mes bras, comme amant pouvant tout réclamer de son
+amie, je n'éviterai pas de mourir.&mdash;Que dites-vous là?» répond la
+dame, «mieux vaudrait que je fusse morte, moi et cent autres telles
+que moi, à la condition de vous laisser vivre. Reprenez courage:
buvez, mangez, tenez-vous en joie; nous prendrons notre temps, et je
-n'entends rien vous refuser.&mdash;Grand merci, dame: pensez à votre
-promesse, quand vous me reverrez à la cour.»</p>
+n'entends rien vous refuser.&mdash;Grand merci, dame: pensez à votre
+promesse, quand vous me reverrez à la cour.»</p>
-<p>Elle sortit, et Ipocras, à partir de ce moment, revint en couleur, en
+<p>Elle sortit, et Ipocras, à partir de ce moment, revint en couleur, en
bonne disposition. Il ne refusa plus les aliments, se leva, et
-quelques jours suffirent pour que la nouvelle de la guérison du grand
-philosophe se répandît dans toute la ville. Il reparut à la cour, et
-Dieu sait l'accueil et la belle chère qu'on lui fit; mais personne ne
-le reçut plus gracieusement que la dame gauloise qui, mettant sa main
+quelques jours suffirent pour que la nouvelle de la guérison du grand
+philosophe se répandît dans toute la ville. Il reparut à la cour, et
+Dieu sait l'accueil et la belle chère qu'on lui fit; mais personne ne
+le reçut plus gracieusement que la dame gauloise qui, mettant sa main
dans la sienne, le fit monter au haut de la tour du palais, jusqu'aux
-créneaux auxquels une longue et forte corde était attachée.
-«Voyez-vous cette corde, bel ami?» dit-elle.&mdash;«Oui.&mdash;Savez-vous quel
+créneaux auxquels une longue et forte corde était attachée.
+«Voyez-vous cette corde, bel ami?» dit-elle.&mdash;«Oui.&mdash;Savez-vous quel
est son usage? Nullement.&mdash;Je vais vous le dire. Dans une des chambres
-de la tour où nous sommes est enfermé Glaucus, le fils du roi de
+de la tour où nous sommes est enfermé Glaucus, le fils du roi de
Babylone. On ne veut pas <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> que sa porte soit jamais ouverte:
quand il doit manger on pose sa viande dans la corbeille que vous
-voyez attachée près de la terre, et on la fait monter jusqu'à la
-petite fenêtre qui répond à sa chambre. Beau très-doux ami,
-écoutez-moi bien; si vous souhaitez faire de moi votre volonté, vous
-viendrez devant la fenêtre de ma chambre, au-dessous de celle de
-Glaucus: dès qu'il fera nuit, vous vous placerez dans la corbeille;
-nous tirerons la corde jusqu'à nous, moi et ma demoiselle; vous
+voyez attachée près de la terre, et on la fait monter jusqu'à la
+petite fenêtre qui répond à sa chambre. Beau très-doux ami,
+écoutez-moi bien; si vous souhaitez faire de moi votre volonté, vous
+viendrez devant la fenêtre de ma chambre, au-dessous de celle de
+Glaucus: dès qu'il fera nuit, vous vous placerez dans la corbeille;
+nous tirerons la corde jusqu'à nous, moi et ma demoiselle; vous
entrerez, et nous pourrons converser librement jusqu'au point du jour:
-vous descendrez comme vous serez monté, et nous continuerons à nous
-voir aussi souvent qu'il nous plaira.»</p>
+vous descendrez comme vous serez monté, et nous continuerons à nous
+voir aussi souvent qu'il nous plaira.»</p>
-<p>Ipocras, loin d'entendre malice à ces paroles, remercia grandement la
-dame et promit bien de faire ce qu'elle lui proposait, sitôt que la
-nuit serait venue, et que l'empereur serait couché. Mais il arrive
+<p>Ipocras, loin d'entendre malice à ces paroles, remercia grandement la
+dame et promit bien de faire ce qu'elle lui proposait, sitôt que la
+nuit serait venue, et que l'empereur serait couché. Mais il arrive
trop souvent qu'on se promet grand plaisir de ce qui doit causer le
plus d'ennui, et ce fut justement le cas d'Ipocras. Il ne pouvait
-détourner les yeux du solier où reposait la dame qu'il devait visiter,
+détourner les yeux du solier où reposait la dame qu'il devait visiter,
et il lui tardait de voir arriver la nuit. Enfin les sergents
-cornèrent le souper: les nappes mises, l'empereur s'assit et fit
+cornèrent le souper: les nappes mises, l'empereur s'assit et fit
asseoir autour de lui ses chevaliers et Ipocras, auquel chacun
-portait honneur: car il était beau bachelier, <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> le teint brun
-et amoureux, agréable en paroles, et toujours vêtu de belles robes. Il
+portait honneur: car il était beau bachelier, <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> le teint brun
+et amoureux, agréable en paroles, et toujours vêtu de belles robes. Il
but et mangea beaucoup au souper, il fut plus avenant, mieux parlant
-que jamais, comme celui qui comptait avoir bientôt joie et liesse de
-sa mie. Au sortir de table, l'empereur annonça qu'il irait le
+que jamais, comme celui qui comptait avoir bientôt joie et liesse de
+sa mie. Au sortir de table, l'empereur annonça qu'il irait le
lendemain chasser avant le point du jour, et se retira de bonne heure,
-tandis qu'Ipocras passa chez les dames pour converser et s'ébatre avec
-elles jusqu'au moment où chacun prit congé pour aller reposer. Minuit
+tandis qu'Ipocras passa chez les dames pour converser et s'ébatre avec
+elles jusqu'au moment où chacun prit congé pour aller reposer. Minuit
arriva: quand tout le monde fut endormi du premier sommeil, Ipocras se
-leva, se chaussa, se vêtit et s'en vint doucement au corbillon. La
-dame et sa demoiselle étaient en aguet à leur fenêtre: elles tirèrent
-la corde jusqu'à la hauteur de la chambre où Ipocras pensait entrer;
-puis elles continuèrent à tirer, si bien que, le corbillon s'éleva
-plus de deux lances au-dessus de leur fenêtre. Alors elles attachèrent
-la corde à un crochet enfoncé dans la tour, et crièrent: «Tenez-vous
-en joie, Ipocras, ainsi doit-on mener les musards tels que vous.»</p>
-
-<p>Or ce corbillon n'était pas là pour transporter les denrées au fils du
-roi de Babylone: il servait à exposer les malfaiteurs avant d'en faire
-justice, comme les piloris établis aujourd'hui dans les bonnes
+leva, se chaussa, se vêtit et s'en vint doucement au corbillon. La
+dame et sa demoiselle étaient en aguet à leur fenêtre: elles tirèrent
+la corde jusqu'à la hauteur de la chambre où Ipocras pensait entrer;
+puis elles continuèrent à tirer, si bien que, le corbillon s'éleva
+plus de deux lances au-dessus de leur fenêtre. Alors elles attachèrent
+la corde à un crochet enfoncé dans la tour, et crièrent: «Tenez-vous
+en joie, Ipocras, ainsi doit-on mener les musards tels que vous.»</p>
+
+<p>Or ce corbillon n'était pas là pour transporter les denrées au fils du
+roi de Babylone: il servait à exposer les malfaiteurs avant d'en faire
+justice, comme les piloris établis aujourd'hui dans les bonnes
villes. On peut juger <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> quelles furent la douleur et la
confusion d'Ipocras en entendant les paroles de la dame, et en se
-voyant ainsi trompé. Il demeura dans cette corbeille toute la nuit et
-le lendemain jusqu'à vêpres: car l'empereur ne revint de la chasse que
+voyant ainsi trompé. Il demeura dans cette corbeille toute la nuit et
+le lendemain jusqu'à vêpres: car l'empereur ne revint de la chasse que
tard, et ne put auparavant savoir mot de ce qui ne manqua pas de faire
-l'entretien de toute la ville. Dès que le jour fut levé, et qu'on
-aperçut le corbillon empli: «Allons voir,» se dit-on l'un l'autre,
-«allons voir quel est le malfaiteur qu'on a exposé, si c'est un voleur
-ou bien un meurtrier.» Et quand on reconnut que c'était Ipocras, le
-sage philosophe, le bruit devint plus fort que jamais. «Eh quoi! c'est
-Ipocras!&mdash;Eh! qu'a-t-il fait? Comment a-t-il pu mériter si grande
-honte?»&mdash;On avertit les sénateurs, on s'enquiert d'eux si le jugement
+l'entretien de toute la ville. Dès que le jour fut levé, et qu'on
+aperçut le corbillon empli: «Allons voir,» se dit-on l'un l'autre,
+«allons voir quel est le malfaiteur qu'on a exposé, si c'est un voleur
+ou bien un meurtrier.» Et quand on reconnut que c'était Ipocras, le
+sage philosophe, le bruit devint plus fort que jamais. «Eh quoi! c'est
+Ipocras!&mdash;Eh! qu'a-t-il fait? Comment a-t-il pu mériter si grande
+honte?»&mdash;On avertit les sénateurs, on s'enquiert d'eux si le jugement
vient d'eux ou de l'empereur; mais personne ne sait en donner raison.
-«L'empereur,» disait-on, «n'a pu ordonner cela; il aimait trop
-Ipocras; il sera très-courroucé en apprenant qu'on l'a si indignement
-traité: il faut descendre la corbeille.&mdash;Non,» disaient les autres,
-«encore ne savons-nous bien si l'empereur n'a pas eu ses raisons
+«L'empereur,» disait-on, «n'a pu ordonner cela; il aimait trop
+Ipocras; il sera très-courroucé en apprenant qu'on l'a si indignement
+traité: il faut descendre la corbeille.&mdash;Non,» disaient les autres,
+«encore ne savons-nous bien si l'empereur n'a pas eu ses raisons
d'agir ainsi. En tout cas, il aura bien mal reconnu les grands
-services qu'Ipocras a rendus à lui et à tant d'autres bonnes gens de
-la ville.»</p>
+services qu'Ipocras a rendus à lui et à tant d'autres bonnes gens de
+la ville.»</p>
<p>Ainsi parlaient petits et grands autour de la <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> corbeille, si
-haut levée qu'une pelote la mieux lancée n'aurait pu l'atteindre. Pour
-Ipocras, il avait remonté son chaperon, et se tenait si profondément
-pensif qu'il se fût laissé volontiers tomber, sans l'espoir qu'il
+haut levée qu'une pelote la mieux lancée n'aurait pu l'atteindre. Pour
+Ipocras, il avait remonté son chaperon, et se tenait si profondément
+pensif qu'il se fût laissé volontiers tomber, sans l'espoir qu'il
gardait de se venger. Cependant l'empereur revint de sa chasse, tout
-joyeux de la venaison qu'il rapportait. Il aperçut le corbillon, et
-demanda quel était le malfaiteur qu'on y avait exposé. «Eh! Sire, ne
+joyeux de la venaison qu'il rapportait. Il aperçut le corbillon, et
+demanda quel était le malfaiteur qu'on y avait exposé. «Eh! Sire, ne
le savez-vous pas? c'est Ipocras, votre grand ami; n'est-ce pas vous
-qui avez ordonné de le punir ainsi?&mdash;Moi, puissants dieux! avez-vous
-pu le croire? Qui osa lui faire un tel affront? Malheur à lui, je le
-ferai pendre. Qu'on descende la corbeille, et qu'on m'amène Ipocras.»</p>
+qui avez ordonné de le punir ainsi?&mdash;Moi, puissants dieux! avez-vous
+pu le croire? Qui osa lui faire un tel affront? Malheur à lui, je le
+ferai pendre. Qu'on descende la corbeille, et qu'on m'amène Ipocras.»</p>
<p>Il fut sur-le-champ descendu. L'empereur, en le voyant venir, courut
-au-devant et lui jetant les bras au cou: «Ah! mon cher Ipocras, qui
-vous a pu faire une pareille honte?&mdash;Sire,» répondit-il tristement,
-«je ne sais, et, quand je le connaîtrais, je ne saurais dire pourquoi.
-Je dois attendre patiemment le moment d'en avoir satisfaction.»
-Quelque soin que prît l'empereur de lui en faire dire plus, il ne put
-y parvenir; Ipocras, évitant avec grand soin de parler de rien qui pût
+au-devant et lui jetant les bras au cou: «Ah! mon cher Ipocras, qui
+vous a pu faire une pareille honte?&mdash;Sire,» répondit-il tristement,
+«je ne sais, et, quand je le connaîtrais, je ne saurais dire pourquoi.
+Je dois attendre patiemment le moment d'en avoir satisfaction.»
+Quelque soin que prît l'empereur de lui en faire dire plus, il ne put
+y parvenir; Ipocras, évitant avec grand soin de parler de rien qui pût
rappeler sa triste aventure.</p>
-<p>Seulement, à partir de ce jour, il cessa de <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> visiter les
-malades et de répondre à ceux qui vinrent le consulter sur leurs
-infirmités. L'empereur, auquel tout le monde se plaignait du silence
-d'Ipocras, eut beau le prier, il répondit qu'il avait perdu toute sa
-science, et qu'il ne la pourrait retrouver qu'après avoir obtenu
+<p>Seulement, à partir de ce jour, il cessa de <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> visiter les
+malades et de répondre à ceux qui vinrent le consulter sur leurs
+infirmités. L'empereur, auquel tout le monde se plaignait du silence
+d'Ipocras, eut beau le prier, il répondit qu'il avait perdu toute sa
+science, et qu'il ne la pourrait retrouver qu'après avoir obtenu
vengeance de la honte qu'on lui avait faite.</p>
-<p>Revenons maintenant à la belle dame, la plus heureuse d'entre toutes
-les femmes, pour avoir ainsi trompé le plus sage des hommes. Elle ne
-s'en tint pas encore là; mais, faisant venir un orfèvre de Rome
+<p>Revenons maintenant à la belle dame, la plus heureuse d'entre toutes
+les femmes, pour avoir ainsi trompé le plus sage des hommes. Elle ne
+s'en tint pas encore là; mais, faisant venir un orfèvre de Rome
qu'elle connaissait beaucoup, et, comme elle, venu des parties de la
Gaule, elle lui dit, sous le sceau du secret, ce qu'elle avait fait
-d'Ipocras. «Je vous prie maintenant,» lui dit-elle, «de disposer pour
-moi une table dorée de votre meilleur travail, avec l'image d'Ipocras
-au moment où il entre dans la corbeille, à laquelle tiendra une corde.
-Dès que vous l'aurez faite, vous attendrez la nuit, et vous la
-porterez vous-même sur le pilier où sont déjà les images d'Ipocras et
+d'Ipocras. «Je vous prie maintenant,» lui dit-elle, «de disposer pour
+moi une table dorée de votre meilleur travail, avec l'image d'Ipocras
+au moment où il entre dans la corbeille, à laquelle tiendra une corde.
+Dès que vous l'aurez faite, vous attendrez la nuit, et vous la
+porterez vous-même sur le pilier où sont déjà les images d'Ipocras et
de Gaius. Surtout, si vous aimez votre vie, faites que personne ne
-sache rien de tout cela.» L'orfèvre promit tout, et la table qu'il
-exécuta fut plus belle, l'image d'Ipocras plus fidèle que la dame ne
-l'avait espéré.</p>
+sache rien de tout cela.» L'orfèvre promit tout, et la table qu'il
+exécuta fut plus belle, l'image d'Ipocras plus fidèle que la dame ne
+l'avait espéré.</p>
-<p>Quand il fut parvenu secrètement à la fixer <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> sur le pilier,
+<p>Quand il fut parvenu secrètement à la fixer <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> sur le pilier,
durant une nuit des plus sombres, toute la ville la vit flamboyer le
lendemain aux premiers rayons du soleil. Ce fut pour tous un nouveau
-sujet de surprise et de chuchotements qui tournaient encore à la honte
+sujet de surprise et de chuchotements qui tournaient encore à la honte
d'Ipocras: on se souvenait de son aventure, on se demandait qui
-pouvait l'avoir aussi bien représentée. L'empereur était alors absent
+pouvait l'avoir aussi bien représentée. L'empereur était alors absent
de la ville: quand il y revint, un de ses premiers soins fut de
-paraître aux fenêtres avec Ipocras. Ayant arrêté les yeux sur les deux
-images: «Quel sens a cette nouvelle table,» dit-il au philosophe, «et
-qui a pu oser la placer sans mon ordre?&mdash;Ah! Sire,» répondit Ipocras,
-n'y voyez-vous pas l'intention d'ajouter à ma honte? Si vous m'aimez,
+paraître aux fenêtres avec Ipocras. Ayant arrêté les yeux sur les deux
+images: «Quel sens a cette nouvelle table,» dit-il au philosophe, «et
+qui a pu oser la placer sans mon ordre?&mdash;Ah! Sire,» répondit Ipocras,
+n'y voyez-vous pas l'intention d'ajouter à ma honte? Si vous m'aimez,
ordonnez, je vous prie, que la table et les statues soient abattues
sur-le-champ; autrement, je quitterai la ville et vous ne me reverrez
-jamais.»</p>
+jamais.»</p>
-<p>L'empereur fit ce qu'Ipocras désirait, et c'est ainsi qu'on perdit le
-souvenir du séjour du grand médecin dans la ville et de ses
-merveilleuses guérisons. La dame ne s'en félicita que plus d'avoir
-réduit à néant la renommée de celui qu'on disait le plus sage des
+<p>L'empereur fit ce qu'Ipocras désirait, et c'est ainsi qu'on perdit le
+souvenir du séjour du grand médecin dans la ville et de ses
+merveilleuses guérisons. La dame ne s'en félicita que plus d'avoir
+réduit à néant la renommée de celui qu'on disait le plus sage des
hommes. Pour Ipocras, on ne le vit plus rire et se jouer avec les
-dames: il restait dans sa chambre et répondait à peine à ceux qui se
-présentaient pour jouir de son entretien. Un jour qu'il était
-<span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> tristement appuyé à l'une des fenêtres du palais, il vit
-sortir, d'un trou pratiqué sous les degrés, un nain boiteux et noir,
-au visage écrasé, aux yeux éraillés, aux cheveux hérissés, en un mot,
-la plus laide créature que l'on pût imaginer. Le malheureux vivait des
-reliefs de la table et des aumônes que lui faisaient les gens du
-palais. L'empereur, ému de compassion, lui avait permis de placer dans
-ce trou un méchant lit et d'en faire sa demeure ordinaire.</p>
+dames: il restait dans sa chambre et répondait à peine à ceux qui se
+présentaient pour jouir de son entretien. Un jour qu'il était
+<span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> tristement appuyé à l'une des fenêtres du palais, il vit
+sortir, d'un trou pratiqué sous les degrés, un nain boiteux et noir,
+au visage écrasé, aux yeux éraillés, aux cheveux hérissés, en un mot,
+la plus laide créature que l'on pût imaginer. Le malheureux vivait des
+reliefs de la table et des aumônes que lui faisaient les gens du
+palais. L'empereur, ému de compassion, lui avait permis de placer dans
+ce trou un méchant lit et d'en faire sa demeure ordinaire.</p>
<p>Ipocras choisit ce monstre pour l'instrument de sa vengeance. Il alla
cueillir une herbe dont il connaissait la vertu, fit sur elle un
-certain charme, et quand il l'eut conjurée comme il l'entendait, il
-s'en vint au bossu, et se mit à parler et plaisanter avec lui.
-«Vois-tu,» lui dit-il, «cette herbe que je tiens à la main? Si tu
-pouvais la faire toucher à la plus belle femme, à celle que tu
-aimerais le mieux, tu la rendrais aussitôt amoureuse de toi, et tu
-ferais d'elle ta volonté.&mdash;Ah!» reprit le bossu, «vous me gabez, sire
-Ipocras. Si j'avais une herbe pareille, j'éprouverais sa vertu près de
-la plus belle dame de Rome, celle qui vint de Gaule.&mdash;Promets-moi,»
-reprend Ipocras, «que tu ne la feras toucher à nulle autre et que tu
+certain charme, et quand il l'eut conjurée comme il l'entendait, il
+s'en vint au bossu, et se mit à parler et plaisanter avec lui.
+«Vois-tu,» lui dit-il, «cette herbe que je tiens à la main? Si tu
+pouvais la faire toucher à la plus belle femme, à celle que tu
+aimerais le mieux, tu la rendrais aussitôt amoureuse de toi, et tu
+ferais d'elle ta volonté.&mdash;Ah!» reprit le bossu, «vous me gabez, sire
+Ipocras. Si j'avais une herbe pareille, j'éprouverais sa vertu près de
+la plus belle dame de Rome, celle qui vint de Gaule.&mdash;Promets-moi,»
+reprend Ipocras, «que tu ne la feras toucher à nulle autre et que tu
me garderas le secret.&mdash;Je vous le promets sur ma foi et sur nos
-dieux.»</p>
+dieux.»</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> L'herbe fut donnée, et le lendemain, de grand matin, le nain
-se plaça sur la voie que l'on suivait pour aller au temple. Quand la
-dame de Gaule passa devant lui, il s'approcha, et, tout en riant: «Ah!
+<p><span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> L'herbe fut donnée, et le lendemain, de grand matin, le nain
+se plaça sur la voie que l'on suivait pour aller au temple. Quand la
+dame de Gaule passa devant lui, il s'approcha, et, tout en riant: «Ah!
Madame, que vous avez la jambe belle et blanche! Heureux le chevalier
-qui pourrait la toucher!» La dame était en petits souliers ouverts que
-l'on appelle escarpins; le nain l'arrêta par le pan de son hermine,
-et, portant l'autre main sur le soulier étroitement chaussé, appliqua
-l'herbe sur le bas de la jambe, en disant: «Faites-moi l'aumône,
-Madame, ou donnez-moi votre amour.» La dame passa tête baissée sans
-mot répondre: mais sous sa guimpe elle ne put se tenir de sourire.
-Arrivée au temple avec les autres, elle se sentit tout émue et ne put
-dire sa prière. Elle devint toute rouge, en ne pouvant détourner du
-nain sa pensée: si bien qu'elle fit un grand effort pour ne pas
-revenir à l'endroit où il lui avait parlé. Elle ne suivit pas ses
-demoiselles au retour du temple, mais retourna précipitamment à sa
+qui pourrait la toucher!» La dame était en petits souliers ouverts que
+l'on appelle escarpins; le nain l'arrêta par le pan de son hermine,
+et, portant l'autre main sur le soulier étroitement chaussé, appliqua
+l'herbe sur le bas de la jambe, en disant: «Faites-moi l'aumône,
+Madame, ou donnez-moi votre amour.» La dame passa tête baissée sans
+mot répondre: mais sous sa guimpe elle ne put se tenir de sourire.
+Arrivée au temple avec les autres, elle se sentit tout émue et ne put
+dire sa prière. Elle devint toute rouge, en ne pouvant détourner du
+nain sa pensée: si bien qu'elle fit un grand effort pour ne pas
+revenir à l'endroit où il lui avait parlé. Elle ne suivit pas ses
+demoiselles au retour du temple, mais retourna précipitamment à sa
chambre, se jeta sur son lit, fondit en larmes et en soupirs tout le
-reste du jour et la nuit suivante. Quand vint la minuit, tout éperdue,
+reste du jour et la nuit suivante. Quand vint la minuit, tout éperdue,
elle quitta sa couche, et s'en alla seule vers le repaire du nain,
-dont la porte était demeurée entr'ouverte. Elle y pénétra, comme si
-elle eût été poursuivie. «Qui est là?» <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> dit-elle.&mdash;«Dame!»
-répondit le nain, «votre ami, qui vous attendait.» Aussitôt elle se
-précipita sur lui, les bras ouverts, et l'embrassa mille fois. L'heure
-de primes arriva qu'elle le tenait encore fortement serré contre son
+dont la porte était demeurée entr'ouverte. Elle y pénétra, comme si
+elle eût été poursuivie. «Qui est là?» <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> dit-elle.&mdash;«Dame!»
+répondit le nain, «votre ami, qui vous attendait.» Aussitôt elle se
+précipita sur lui, les bras ouverts, et l'embrassa mille fois. L'heure
+de primes arriva qu'elle le tenait encore fortement serré contre son
beau corps. Or Ipocras, averti par son valet, l'avait vue arriver aux
-degrés. Il courut éveiller l'empereur: «Venez, Sire, voir merveilles,
-venez, vous et vos chevaliers.» Ils descendirent le degré, et
-arrivèrent au lit du nain, qu'ils trouvèrent amoureusement uni à la
-belle Gauloise échevelée.</p>
-
-<p>«En vérité,» dit l'empereur en parlant à ses chevaliers, «voilà bien
-ce qui prouve que la femme est la plus vile chose du monde.»
-L'emperière, bientôt appelée à voir ce tableau, en témoigna une honte
-extrême en songeant que toutes les autres femmes souffriraient de
-l'affront. Comme l'empereur ne voulut pas permettre à la dame de
-rentrer au palais dans ses chambres, il n'y eut personne à Rome qui ne
-vînt la visiter sur la couche de l'affreux nain, qu'elle ne pouvait,
-malgré son dépit, s'empêcher de regarder amoureusement. Telle était
-l'indignation générale qu'on parlait de mettre le feu au lit et de les
-brûler tous deux: mais Ipocras s'y opposa vivement, et se contenta
-d'engager l'empereur à les marier et à donner à la dame la charge de
-lavandière du palais. <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> Le mariage fut donc célébré à deux
-jours de là; on leur donna dix livrées de terre et un logis près des
-degrés. La dame savait travailler en fils d'or et de soie: elle fit
-des ceintures, des aumônières, des chaperons de drap ornés d'oiseaux
-et de toute espèce de bêtes; elle amassa dans sa nouvelle condition de
+degrés. Il courut éveiller l'empereur: «Venez, Sire, voir merveilles,
+venez, vous et vos chevaliers.» Ils descendirent le degré, et
+arrivèrent au lit du nain, qu'ils trouvèrent amoureusement uni à la
+belle Gauloise échevelée.</p>
+
+<p>«En vérité,» dit l'empereur en parlant à ses chevaliers, «voilà bien
+ce qui prouve que la femme est la plus vile chose du monde.»
+L'emperière, bientôt appelée à voir ce tableau, en témoigna une honte
+extrême en songeant que toutes les autres femmes souffriraient de
+l'affront. Comme l'empereur ne voulut pas permettre à la dame de
+rentrer au palais dans ses chambres, il n'y eut personne à Rome qui ne
+vînt la visiter sur la couche de l'affreux nain, qu'elle ne pouvait,
+malgré son dépit, s'empêcher de regarder amoureusement. Telle était
+l'indignation générale qu'on parlait de mettre le feu au lit et de les
+brûler tous deux: mais Ipocras s'y opposa vivement, et se contenta
+d'engager l'empereur à les marier et à donner à la dame la charge de
+lavandière du palais. <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> Le mariage fut donc célébré à deux
+jours de là; on leur donna dix livrées de terre et un logis près des
+degrés. La dame savait travailler en fils d'or et de soie: elle fit
+des ceintures, des aumônières, des chaperons de drap ornés d'oiseaux
+et de toute espèce de bêtes; elle amassa dans sa nouvelle condition de
grandes richesses, dont elle fit part au nain, qu'elle ne cessa
-d'aimer uniquement, jusqu'à sa mort; et quand, après dix ans, elle le
-perdit, elle demeura en viduité et ne voulut jamais entendre à d'autre
+d'aimer uniquement, jusqu'à sa mort; et quand, après dix ans, elle le
+perdit, elle demeura en viduité et ne voulut jamais entendre à d'autre
amour.</p>
-<p>Ainsi parvint Ipocras à se venger de la belle dame gauloise, et à
-prouver que la sagesse de l'homme pouvait l'emporter sur la subtilité
-de la femme. Dès lors il reprit son ancienne sérénité. Il consentit à
-visiter, à guérir les malades, et à faire l'agrément des dames et des
+<p>Ainsi parvint Ipocras à se venger de la belle dame gauloise, et à
+prouver que la sagesse de l'homme pouvait l'emporter sur la subtilité
+de la femme. Dès lors il reprit son ancienne sérénité. Il consentit à
+visiter, à guérir les malades, et à faire l'agrément des dames et des
demoiselles, avec lesquelles il passait tout le temps qu'il ne donnait
-pas soit à l'empereur, soit à ceux qui se réclamaient de sa haute
+pas soit à l'empereur, soit à ceux qui se réclamaient de sa haute
science.</p>
-<p>C'est en ce temps-là qu'un chevalier, revenant à Rome après un grand
-voyage, se rendit au palais, où l'empereur, après l'avoir fait asseoir
-à sa table, lui demanda de quel pays il arrivait. «Sire, de la terre
-de Galilée, où je vis faire les choses les plus merveilleuses à un
-homme de ce pays. C'est pourtant un <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> pauvre hère; mais il faut
-avoir été témoin de ses &oelig;uvres pour y ajouter la moindre
-foi.&mdash;Voyons,» dit Ipocras, «racontez-nous ces grandes
+<p>C'est en ce temps-là qu'un chevalier, revenant à Rome après un grand
+voyage, se rendit au palais, où l'empereur, après l'avoir fait asseoir
+à sa table, lui demanda de quel pays il arrivait. «Sire, de la terre
+de Galilée, où je vis faire les choses les plus merveilleuses à un
+homme de ce pays. C'est pourtant un <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> pauvre hère; mais il faut
+avoir été témoin de ses &oelig;uvres pour y ajouter la moindre
+foi.&mdash;Voyons,» dit Ipocras, «racontez-nous ces grandes
merveilles.&mdash;Sire, il fait voir les aveugles, il fait entendre les
-sourds, il fait marcher droit les boiteux.&mdash;Oh!» fit Ipocras, «tout
+sourds, il fait marcher droit les boiteux.&mdash;Oh!» fit Ipocras, «tout
cela, je le puis faire aussi bien que lui.&mdash;Il fait plus encore: il
-donne de l'entendement à ceux qui en étaient privés.&mdash;Je ne vois en
-cela rien que je ne puisse faire.&mdash;Mais voilà ce que vous n'oseriez
-vous vanter d'accomplir: il a fait revenir de mort à vie un homme qui
-durant trois jours avait été dans le tombeau. Pour cela, il n'eut
+donne de l'entendement à ceux qui en étaient privés.&mdash;Je ne vois en
+cela rien que je ne puisse faire.&mdash;Mais voilà ce que vous n'oseriez
+vous vanter d'accomplir: il a fait revenir de mort à vie un homme qui
+durant trois jours avait été dans le tombeau. Pour cela, il n'eut
besoin que de l'appeler: le mort se leva mieux portant qu'il n'avait
-jamais été.»</p>
+jamais été.»</p>
-<p>«Au nom de Dieu,» dit Ipocras, «s'il a fait ce que vous contez là, il
+<p>«Au nom de Dieu,» dit Ipocras, «s'il a fait ce que vous contez là, il
faut qu'il soit au-dessus de tous les hommes dont on ait jamais
-parlé.&mdash;Comment,» dit l'empereur, «l'appelle-t-on?&mdash;Sire, on l'appelle
-Jésus de Nazareth, et ceux qui le connaissent ne doutent pas qu'il ne
-soit un grand prophète.&mdash;Puisqu'il en est ainsi», dit Ipocras, «je
-n'aurai pas de repos avant d'être allé en Galilée pour le voir de mes
+parlé.&mdash;Comment,» dit l'empereur, «l'appelle-t-on?&mdash;Sire, on l'appelle
+Jésus de Nazareth, et ceux qui le connaissent ne doutent pas qu'il ne
+soit un grand prophète.&mdash;Puisqu'il en est ainsi», dit Ipocras, «je
+n'aurai pas de repos avant d'être allé en Galilée pour le voir de mes
propres yeux. S'il en sait plus que moi, je serai son disciple; et, si
-j'en sais plus que lui, je prétends qu'il soit le mien.»</p>
+j'en sais plus que lui, je prétends qu'il soit le mien.»</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> Il prit congé de l'empereur à quelques jours de là, et se
+<p><span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> Il prit congé de l'empereur à quelques jours de là, et se
dirigea vers la mer. Dans le port arrivait justement Antoine, roi de
Perse, menant le plus grand deuil du monde pour son fils Dardane, qui
-venait de succomber après une longue maladie<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92" title="Go to footnote 92"><span class="smaller">[92]</span></a>. Ipocras, apprenant
+venait de succomber après une longue maladie<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92" title="Go to footnote 92"><span class="smaller">[92]</span></a>. Ipocras, apprenant
ces nouvelles, descendit de sa mule et alla trouver le roi; puis, sans
-lui parler, il se tourna vers la couche où Dardane était étendu comme
-celui qu'on se dispose à ensevelir. Il l'examina avec attention: le
-pouls ne battait plus, les lèvres seules, légèrement colorées,
-laissaient quelque soupçon d'un dernier souffle de vie. Il demanda un
+lui parler, il se tourna vers la couche où Dardane était étendu comme
+celui qu'on se dispose à ensevelir. Il l'examina avec attention: le
+pouls ne battait plus, les lèvres seules, légèrement colorées,
+laissaient quelque soupçon d'un dernier souffle de vie. Il demanda un
peu de laine, il en tira un petit flocon qu'il posa devant les narines
-du gisant. Ipocras vit alors les fils légèrement venteler, et, se
-tournant aussitôt vers le roi Antoine: «Que me donnerez-vous, Sire, si
+du gisant. Ipocras vit alors les fils légèrement venteler, et, se
+tournant aussitôt vers le roi Antoine: «Que me donnerez-vous, Sire, si
je vous rends votre fils?&mdash;Tout ce qu'il vous conviendra de
-demander.&mdash;C'est bien! je ne réclamerai qu'un don; et je vous en
-parlerai plus tard.» Alors Ipocras prit un certain électuaire, qu'en
-ouvrant la bouche du malade, il fit pénétrer sur la langue. Quelques
-minutes après, Dardane poussa un soupir, ouvrit les yeux et demanda
-où il était. Ipocras ne le perdit pas un instant <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> de vue, le
-ramena peu à peu des bords du tombeau à la plus parfaite santé, si
-bien que, le huitième jour, il put se lever et monter à cheval comme
-s'il n'avait jamais eu le moindre mal. Cette guérison fit encore plus
+demander.&mdash;C'est bien! je ne réclamerai qu'un don; et je vous en
+parlerai plus tard.» Alors Ipocras prit un certain électuaire, qu'en
+ouvrant la bouche du malade, il fit pénétrer sur la langue. Quelques
+minutes après, Dardane poussa un soupir, ouvrit les yeux et demanda
+où il était. Ipocras ne le perdit pas un instant <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> de vue, le
+ramena peu à peu des bords du tombeau à la plus parfaite santé, si
+bien que, le huitième jour, il put se lever et monter à cheval comme
+s'il n'avait jamais eu le moindre mal. Cette guérison fit encore plus
de bruit que celle de Gaius; les simples gens disaient qu'il avait
-ressuscité un mort, et qu'il était un dieu plutôt qu'un homme; les
+ressuscité un mort, et qu'il était un dieu plutôt qu'un homme; les
autres se contentaient de le regarder comme le plus grand, le plus
sage des philosophes.</p>
-<p>Antoine ne savait comment il pourrait reconnaître le grand service
-qu'Ipocras venait de lui rendre; et, comme son intention était d'aller
-visiter le roi de Tyr, qui avait épousé sa fille, il proposa à Ipocras
-de le conduire en Syrie. Ils se mirent en mer, et arrivèrent après une
-heureuse traversée. Antoine, en présentant Ipocras à son gendre, lui
-raconta comment il avait rendu la santé à son fils, et le roi de Tyr
-prit en si grande amitié le philosophe qu'il s'engagea, comme Antoine,
-à lui accorder tout ce qu'il lui demanderait, à la condition de rester
-quelque temps auprès de lui.</p>
-
-<p>Ce prince avait une fille de l'âge de douze ans, très-belle et
+<p>Antoine ne savait comment il pourrait reconnaître le grand service
+qu'Ipocras venait de lui rendre; et, comme son intention était d'aller
+visiter le roi de Tyr, qui avait épousé sa fille, il proposa à Ipocras
+de le conduire en Syrie. Ils se mirent en mer, et arrivèrent après une
+heureuse traversée. Antoine, en présentant Ipocras à son gendre, lui
+raconta comment il avait rendu la santé à son fils, et le roi de Tyr
+prit en si grande amitié le philosophe qu'il s'engagea, comme Antoine,
+à lui accorder tout ce qu'il lui demanderait, à la condition de rester
+quelque temps auprès de lui.</p>
+
+<p>Ce prince avait une fille de l'âge de douze ans, très-belle et
avenante, autant qu'on pouvait l'imaginer. Ipocras ne fut pas
longtemps sans en devenir amoureux. Un jour, se tenant entre le roi
-de Perse et celui de Tyr: «Chacun <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> de vous,» leur dit-il, «me
+de Perse et celui de Tyr: «Chacun <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> de vous,» leur dit-il, «me
doit un don. Le moment est venu de vous acquitter. Vous, roi de Tyr,
je vous demande la main de votre fille. Et vous, roi de Perse, je vous
-demande de faire en sorte qu'elle me soit accordée.» Les deux rois,
-d'abord fort étonnés, demandèrent le temps de se conseiller. «En
-vérité,» dit le roi de Tyr, «je n'entends pas que ma fille me fasse
-manquer à mon serment.&mdash;Je vous approuve,» reprit le roi Antoine,
-«car, pour m'acquitter envers Ipocras, j'irais jusqu'à vous enlever la
-demoiselle, afin de la lui donner.» Ainsi devint Ipocras le gendre du
-roi de Tyr; les noces furent belles et somptueuses. On s'étonnerait
+demande de faire en sorte qu'elle me soit accordée.» Les deux rois,
+d'abord fort étonnés, demandèrent le temps de se conseiller. «En
+vérité,» dit le roi de Tyr, «je n'entends pas que ma fille me fasse
+manquer à mon serment.&mdash;Je vous approuve,» reprit le roi Antoine,
+«car, pour m'acquitter envers Ipocras, j'irais jusqu'à vous enlever la
+demoiselle, afin de la lui donner.» Ainsi devint Ipocras le gendre du
+roi de Tyr; les noces furent belles et somptueuses. On s'étonnerait
aujourd'hui d'un semblable mariage; mais autrefois les philosophes
-étaient en aussi grand honneur que s'ils avaient tenu le plus puissant
-état. Les temps sont bien changés.</p>
-
-<p>Après les noces, Ipocras, s'adressant à ceux qui connaissaient le
-mieux la mer, les pria de lui indiquer une île voisine de Tyr qui lui
-offrît une habitation agréable et sûre. Ils lui indiquèrent l'île
-alors appelée <em>au Géant</em>, parce qu'elle avait appartenu à un des plus
-puissants géants dont on ait parlé, et qu'avait mis à mort Hercule,
+étaient en aussi grand honneur que s'ils avaient tenu le plus puissant
+état. Les temps sont bien changés.</p>
+
+<p>Après les noces, Ipocras, s'adressant à ceux qui connaissaient le
+mieux la mer, les pria de lui indiquer une île voisine de Tyr qui lui
+offrît une habitation agréable et sûre. Ils lui indiquèrent l'île
+alors appelée <em>au Géant</em>, parce qu'elle avait appartenu à un des plus
+puissants géants dont on ait parlé, et qu'avait mis à mort Hercule,
parent du fort Samson. Ipocras s'y fit conduire, et, la trouvant bien
-à son gré, donna le plan de ces belles constructions, <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> dont
-les messagers en quête de Nascien avaient admiré les dernières traces.</p>
+à son gré, donna le plan de ces belles constructions, <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> dont
+les messagers en quête de Nascien avaient admiré les dernières traces.</p>
-<p>Or la fille du roi de Tyr, orgueilleuse de sa naissance, avait à
-contre-c&oelig;ur épousé un simple philosophe: elle ne put l'aimer, et ne
-songeait qu'aux moyens de le tromper et de se défaire de lui. Il n'en
-était pas ainsi d'Ipocras, qui la chérissait plus que lui-même, mais
+<p>Or la fille du roi de Tyr, orgueilleuse de sa naissance, avait à
+contre-c&oelig;ur épousé un simple philosophe: elle ne put l'aimer, et ne
+songeait qu'aux moyens de le tromper et de se défaire de lui. Il n'en
+était pas ainsi d'Ipocras, qui la chérissait plus que lui-même, mais
qui, depuis l'aventure de la dame de Gaule, ne se fiait en aucune
femme. Il avait fait une coupe merveilleuse dans laquelle tous les
-poisons, même les plus subtils, perdaient leur force, par la vertu des
-pierres précieuses qu'il y avait incrustées. Maintes fois, sa femme
-lui prépara des boissons envenimées, qu'elle détrempait du sang de
-crapauds et couleuvres; Ipocras les prenait sans en être pour cela
-moins sain et moins allègre: si bien qu'elle s'aperçut de la vertu de
-la coupe. Alors elle fit tant qu'elle parvint à s'en emparer; tout
-aussitôt elle la jeta dans la mer. Grand dommage assurément, car nous
-ne pensons pas qu'on l'ait encore retrouvée.</p>
-
-<p>Il en fit une autre aussitôt, moins belle, mais de plus grande vertu;
-car il suffisait de la poser sur table pour enlever à toutes les
-viandes qu'on y étalait leur puissance pernicieuse. Il fallut bien que
-la méchante femme renonçât à l'espoir de faire ainsi mourir son mari.
-Et c'était <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> déjà beaucoup de l'avoir détourné de se rendre en
-Judée pour y voir les merveilles accomplies par Notre-Seigneur
-Jésus-Christ, qui eût été son sauveur, comme il sera celui de tous les
+poisons, même les plus subtils, perdaient leur force, par la vertu des
+pierres précieuses qu'il y avait incrustées. Maintes fois, sa femme
+lui prépara des boissons envenimées, qu'elle détrempait du sang de
+crapauds et couleuvres; Ipocras les prenait sans en être pour cela
+moins sain et moins allègre: si bien qu'elle s'aperçut de la vertu de
+la coupe. Alors elle fit tant qu'elle parvint à s'en emparer; tout
+aussitôt elle la jeta dans la mer. Grand dommage assurément, car nous
+ne pensons pas qu'on l'ait encore retrouvée.</p>
+
+<p>Il en fit une autre aussitôt, moins belle, mais de plus grande vertu;
+car il suffisait de la poser sur table pour enlever à toutes les
+viandes qu'on y étalait leur puissance pernicieuse. Il fallut bien que
+la méchante femme renonçât à l'espoir de faire ainsi mourir son mari.
+Et c'était <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> déjà beaucoup de l'avoir détourné de se rendre en
+Judée pour y voir les merveilles accomplies par Notre-Seigneur
+Jésus-Christ, qui eût été son sauveur, comme il sera celui de tous les
hommes qui ont cru et qui croiront en lui.</p>
<p>Il arriva que le roi Antoine, tenant grande cour, fit prier Ipocras de
venir le voir: Ipocras y consentit, emmenant avec lui sa femme, qu'il
-aimait toujours sans qu'elle lui en sût le moindre gré. La cour fut
-grande et somptueuse, les festins abondants et multipliés. Un jour, en
-sortant de table, après avoir bu et mangé plus que de coutume,
+aimait toujours sans qu'elle lui en sût le moindre gré. La cour fut
+grande et somptueuse, les festins abondants et multipliés. Un jour, en
+sortant de table, après avoir bu et mangé plus que de coutume,
Ipocras, voulant prendre l'air, conduisit sa femme devant les loges,
-ou galeries, qui répondaient à la cour. Comme ils étaient appuyés sur
+ou galeries, qui répondaient à la cour. Comme ils étaient appuyés sur
le bord des loges, ils virent passer devant eux une truie en chaleur
-que suivait un verrat. «Regardez cette bête,» dit alors Ipocras. «Si
-on la tuait au moment où elle est ainsi échauffée, il n'est pas
-d'homme qui pût impunément manger de la tête.&mdash;Sire, que dites-vous
-là?» fit sa femme. «Comment! on en mourrait, et sans
-remède?&mdash;Assurément; à moins qu'on ne bût aussitôt de l'eau dans
-laquelle la hure aurait été cuite.»</p>
-
-<p>La dame fit grande attention à ces paroles: elle n'en laissa rien
+que suivait un verrat. «Regardez cette bête,» dit alors Ipocras. «Si
+on la tuait au moment où elle est ainsi échauffée, il n'est pas
+d'homme qui pût impunément manger de la tête.&mdash;Sire, que dites-vous
+là?» fit sa femme. «Comment! on en mourrait, et sans
+remède?&mdash;Assurément; à moins qu'on ne bût aussitôt de l'eau dans
+laquelle la hure aurait été cuite.»</p>
+
+<p>La dame fit grande attention à ces paroles: elle n'en laissa rien
voir, sourit et changea de <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> conversation. On entendit alors le
son des tambours et des instruments; Ipocras la quitta pour aller aux
-ménétriers. Elle, sans perdre de temps, appela le maître-queux, et lui
-désignant la truie: «Monseigneur Ipocras désire manger de la tête de
-cette bête à souper, ayez soin d'en mettre dans son écuelle: voici
-pour votre récompense. Et vous aurez encore soin, quand la tête sera
-préparée, de jeter l'eau dans laquelle elle aura bouilli sur un tas de
-pierres ou dans un fumier.&mdash;Je n'y manquerai pas,» dit le queux. Il
-accommoda la tête; on corna le souper, les nappes furent mises; quand
-on eut lavé, le roi s'assit, et fit placer Ipocras et les autres. Or,
-Ipocras était l'homme du monde qui aimait le mieux un rôt de tête de
-porc. Dès qu'il en vit son écuelle chargée, il se fit un plaisir d'en
-manger. Mais à peine le premier morceau eut-il passé le n&oelig;ud de la
+ménétriers. Elle, sans perdre de temps, appela le maître-queux, et lui
+désignant la truie: «Monseigneur Ipocras désire manger de la tête de
+cette bête à souper, ayez soin d'en mettre dans son écuelle: voici
+pour votre récompense. Et vous aurez encore soin, quand la tête sera
+préparée, de jeter l'eau dans laquelle elle aura bouilli sur un tas de
+pierres ou dans un fumier.&mdash;Je n'y manquerai pas,» dit le queux. Il
+accommoda la tête; on corna le souper, les nappes furent mises; quand
+on eut lavé, le roi s'assit, et fit placer Ipocras et les autres. Or,
+Ipocras était l'homme du monde qui aimait le mieux un rôt de tête de
+porc. Dès qu'il en vit son écuelle chargée, il se fit un plaisir d'en
+manger. Mais à peine le premier morceau eut-il passé le n&oelig;ud de la
gorge qu'il sentit une grande oppression dans son pouls et dans son
-haleine. Alors son premier mot fut: «Je suis un homme mort, et je
-meurs par ma faute; qui n'est pas maître de son secret ne l'est pas de
-celui des autres.» Il quitta la table aussitôt, courut à la cuisine et
-demanda au maître queux l'eau dans laquelle avait été mise la tête de
-la truie.&mdash;«Je l'ai jetée,» dit l'autre, sur le fumier que vous
-voyez.» Ipocras y <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> courut, essaya d'aspirer quelques gouttes
-de cette eau, mais en vain; la fièvre, une soif ardente le saisit: et
-quand il sentit qu'il n'avait plus que quelques instants à vivre, il
-fit approcher le roi et lui dit: «Sire, je ne devais avoir confiance
-en aucune femme, je meurs par ma faute.&mdash;Ne connaissez-vous,» dit
-Antoine, «aucun remède?&mdash;Il y en a bien un; ce serait une grande table
-de marbre qu'une femme entièrement nue parviendrait à chauffer au
-point de la rendre brûlante.&mdash;Eh bien! faisons l'essai, et, puisque
-votre femme est la cause de votre mort, c'est elle que nous étendrons
-sur le marbre.&mdash;Oh! non,» dit Ipocras, «elle en pourrait
-mourir.&mdash;Comment!» reprit le roi, «je ne vous comprends pas. Vous
+haleine. Alors son premier mot fut: «Je suis un homme mort, et je
+meurs par ma faute; qui n'est pas maître de son secret ne l'est pas de
+celui des autres.» Il quitta la table aussitôt, courut à la cuisine et
+demanda au maître queux l'eau dans laquelle avait été mise la tête de
+la truie.&mdash;«Je l'ai jetée,» dit l'autre, sur le fumier que vous
+voyez.» Ipocras y <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> courut, essaya d'aspirer quelques gouttes
+de cette eau, mais en vain; la fièvre, une soif ardente le saisit: et
+quand il sentit qu'il n'avait plus que quelques instants à vivre, il
+fit approcher le roi et lui dit: «Sire, je ne devais avoir confiance
+en aucune femme, je meurs par ma faute.&mdash;Ne connaissez-vous,» dit
+Antoine, «aucun remède?&mdash;Il y en a bien un; ce serait une grande table
+de marbre qu'une femme entièrement nue parviendrait à chauffer au
+point de la rendre brûlante.&mdash;Eh bien! faisons l'essai, et, puisque
+votre femme est la cause de votre mort, c'est elle que nous étendrons
+sur le marbre.&mdash;Oh! non,» dit Ipocras, «elle en pourrait
+mourir.&mdash;Comment!» reprit le roi, «je ne vous comprends pas. Vous
craignez pour la vie de celle qui vous donne la mort! Tout le monde
-doit la haïr, et vous l'aimez encore! Oh! que c'est bien là nature
+doit la haïr, et vous l'aimez encore! Oh! que c'est bien là nature
d'homme et de femme! Plus nous les aimons, plus nous plions devant
-leurs volontés, et plus elles se donnent de mal afin de nous perdre.»
+leurs volontés, et plus elles se donnent de mal afin de nous perdre.»
Mais Ipocras parlait ainsi pour mieux assurer sa vengeance. La dame
-fut donc étendue sur le marbre, et, le froid de la pierre la gagnant
-peu à peu, elle mourut dans de cruelles angoisses, une heure avant
-Ipocras, qui ne put s'empêcher de dire: «Elle voulait ma mort, elle
+fut donc étendue sur le marbre, et, le froid de la pierre la gagnant
+peu à peu, elle mourut dans de cruelles angoisses, une heure avant
+Ipocras, qui ne put s'empêcher de dire: «Elle voulait ma mort, elle
ne l'a pas vue, je vivrai plus qu'elle. Je demande <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> au roi,
-pour dernière grâce, qu'il me fasse conduire dans l'île qui,
-désormais, sera nommée l'île d'Ipocras. Je désire que mon corps soit
-déposé dans la tombe qu'on trouvera sous le portique, et qu'on trace
+pour dernière grâce, qu'il me fasse conduire dans l'île qui,
+désormais, sera nommée l'île d'Ipocras. Je désire que mon corps soit
+déposé dans la tombe qu'on trouvera sous le portique, et qu'on trace
sur la dalle de marbre les lettres qui diront:</p>
-<p>«<em>Ci-gît Ipocras, qui souffrit et mourut par l'engin et la malice des
-femmes</em><a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93" title="Go to footnote 93"><span class="smaller">[93]</span></a>.»</p>
+<p>«<em>Ci-gît Ipocras, qui souffrit et mourut par l'engin et la malice des
+femmes</em><a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93" title="Go to footnote 93"><span class="smaller">[93]</span></a>.»</p>
<h4>V.<br>
-<span class="smaller">LES CHRÉTIENS ARRIVENT LES UNS APRÈS LES AUTRES SUR LES CÔTES DE LA
+<span class="smaller">LES CHRÉTIENS ARRIVENT LES UNS APRÈS LES AUTRES SUR LES CÔTES DE LA
GRANDE-BRETAGNE.</span></h4>
<p>On ne retrouve pas, et il s'en faut de beaucoup, dans toutes les
-parties du Saint-Graal, l'agrément de l'histoire d'Ipocras et de la
-nef de Salomon. Le romancier n'évite pas les répétitions, les
-digressions ascétiques, les incidents qui font perdre <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> de vue
-le but. Nous passerons rapidement à travers ces landes péniblement
-arides. Au point où nous sommes arrivés, il nous reste à conduire tous
-les nouveaux chrétiens sur le rivage de la Grande-Bretagne où les
-attend déjà Joseph d'Arimathie. Tandis que les deux belles-s&oelig;urs,
-la reine Sarracinthe et la duchesse Flégétine, soupirent après le
-retour des cinq messagers qu'elles ont envoyés en quête de leurs
-époux, le jeune Célidoine, comme on l'a vu plus haut, a retrouvé son
-père Nascien dans l'<em>Île Tournoyante</em> où il avait été transporté. De
-là, recueillis par la nef de Salomon, ils ont pu rejoindre en pleine
+parties du Saint-Graal, l'agrément de l'histoire d'Ipocras et de la
+nef de Salomon. Le romancier n'évite pas les répétitions, les
+digressions ascétiques, les incidents qui font perdre <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> de vue
+le but. Nous passerons rapidement à travers ces landes péniblement
+arides. Au point où nous sommes arrivés, il nous reste à conduire tous
+les nouveaux chrétiens sur le rivage de la Grande-Bretagne où les
+attend déjà Joseph d'Arimathie. Tandis que les deux belles-s&oelig;urs,
+la reine Sarracinthe et la duchesse Flégétine, soupirent après le
+retour des cinq messagers qu'elles ont envoyés en quête de leurs
+époux, le jeune Célidoine, comme on l'a vu plus haut, a retrouvé son
+père Nascien dans l'<em>Île Tournoyante</em> où il avait été transporté. De
+là, recueillis par la nef de Salomon, ils ont pu rejoindre en pleine
mer le navire qui conduisait le roi Mordrain.</p>
-<p>Quant aux messagers, nous les avons laissés dans l'île d'Ipocras avec
-la demoiselle de Perse, fille du roi Label; ils y sont visités à
-plusieurs reprises et par le démon, qui, sous diverses formes, les
-invite à revenir au culte des idoles, et par Jésus-Christ, qui les
-fortifie dans leur nouvelle créance. Le roi Mordrain et le duc Nascien
-nous ont habitués déjà aux épreuves de ce genre. Disons seulement que,
-s'étant remis en mer, ils rejoignent ceux qu'ils cherchaient. Mais à
+<p>Quant aux messagers, nous les avons laissés dans l'île d'Ipocras avec
+la demoiselle de Perse, fille du roi Label; ils y sont visités à
+plusieurs reprises et par le démon, qui, sous diverses formes, les
+invite à revenir au culte des idoles, et par Jésus-Christ, qui les
+fortifie dans leur nouvelle créance. Le roi Mordrain et le duc Nascien
+nous ont habitués déjà aux épreuves de ce genre. Disons seulement que,
+s'étant remis en mer, ils rejoignent ceux qu'ils cherchaient. Mais à
peine se sont-ils reconnus, que saint Hermoine, cet ermite auquel
-Nascien avait dédié une église dans sa ville d'Orbérique, fend les
-eaux sur un léger esquif et vient prendre Célidoine pour le <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span>
+Nascien avait dédié une église dans sa ville d'Orbérique, fend les
+eaux sur un léger esquif et vient prendre Célidoine pour le <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span>
conduire en Grande-Bretagne. Cependant Mordrain et Nascien retournent
en Orient, sans doute pour avoir occasion d'introduire dans leurs
-récits un nouveau personnage, le fils naturel du roi de Sarras, nommé
+récits un nouveau personnage, le fils naturel du roi de Sarras, nommé
Grimaud ou Grimal, le Grimaldi des Italiens. Ses aventures nous
-occuperont tout à l'heure. Disons tout de suite que Nascien, avant
-d'obéir au nouvel ordre céleste qu'il reçoit de retourner en Occident,
-est arrêté par le géant Farin, parent éloigné de Samson <em>Fortin</em>, ou
-le fort, et par Nabor, son sénéchal, que Flégétine avait envoyé pour
-l'obliger à revenir à Orbérique. Le géant est tué par Nabor, et Nabor
-est frappé de mort subite, au moment où il va lui-même immoler
+occuperont tout à l'heure. Disons tout de suite que Nascien, avant
+d'obéir au nouvel ordre céleste qu'il reçoit de retourner en Occident,
+est arrêté par le géant Farin, parent éloigné de Samson <em>Fortin</em>, ou
+le fort, et par Nabor, son sénéchal, que Flégétine avait envoyé pour
+l'obliger à revenir à Orbérique. Le géant est tué par Nabor, et Nabor
+est frappé de mort subite, au moment où il va lui-même immoler
Nascien. La nef de Salomon transporte ensuite sur le rivage du pays de
-Galles Nascien et les chrétiens qui n'avaient pas su profiter de la
-chemise de Josephe, pour faire cette longue traversée. Dans la ville
-de Galeford, Nascien retrouve son fils Célidoine travaillant à
-convertir le duc Ganor. Le roi de Northumberland veut obliger Ganor à
+Galles Nascien et les chrétiens qui n'avaient pas su profiter de la
+chemise de Josephe, pour faire cette longue traversée. Dans la ville
+de Galeford, Nascien retrouve son fils Célidoine travaillant à
+convertir le duc Ganor. Le roi de Northumberland veut obliger Ganor à
garder ses idoles, et perd une grande bataille; Nascien lui tranche la
-tête, est reconnu roi de Northumberland, et les habitants de la
-contrée reçoivent la religion que les Asiatiques leur apportent.</p>
-
-<p>Il y avait pourtant à Galeford cinquante obstinés qui, pour éviter le
-baptême, résolurent <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> de quitter le pays. À peine entrés en
-mer, une horrible tempête engloutit leur vaisseau et rejette leurs
-cadavres sur le rivage. Ganor, sur l'avis de Josephe, fit élever une
-tour fermée de murailles sous lesquelles on déposa le corps des
-cinquante naufragés. Ce monument, appelé la Tour du <em>Jugement</em> ou des
-<em>Merveilles</em>, donnera lieu plus tard à de grandes aventures. La tour
-brûle d'un feu permanent qui en défend l'approche aux profanes, et
-trois chevaliers de la cour d'Artus pourront seuls pénétrer dans
-l'enceinte, avant d'accomplir les épreuves qui doivent précéder la
-découverte du Graal.</p>
-
-<p>Pour l'évêque Josephe, après avoir achevé la conversion des habitants
+tête, est reconnu roi de Northumberland, et les habitants de la
+contrée reçoivent la religion que les Asiatiques leur apportent.</p>
+
+<p>Il y avait pourtant à Galeford cinquante obstinés qui, pour éviter le
+baptême, résolurent <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> de quitter le pays. À peine entrés en
+mer, une horrible tempête engloutit leur vaisseau et rejette leurs
+cadavres sur le rivage. Ganor, sur l'avis de Josephe, fit élever une
+tour fermée de murailles sous lesquelles on déposa le corps des
+cinquante naufragés. Ce monument, appelé la Tour du <em>Jugement</em> ou des
+<em>Merveilles</em>, donnera lieu plus tard à de grandes aventures. La tour
+brûle d'un feu permanent qui en défend l'approche aux profanes, et
+trois chevaliers de la cour d'Artus pourront seuls pénétrer dans
+l'enceinte, avant d'accomplir les épreuves qui doivent précéder la
+découverte du Graal.</p>
+
+<p>Pour l'évêque Josephe, après avoir achevé la conversion des habitants
du Northumberland, il revient sur ses pas et entre dans le pays de
-Norgalles. Là règne le roi Crudel, qui, loin de recevoir avec bonté
-les chrétiens, les fait jeter en prison et défend qu'on leur porte la
-moindre nourriture. Jésus-Christ devient alors leur pourvoyeur, et,
-pendant les quarante jours que dure leur captivité, ils croient, grâce
-à la présence du saint Graal, que toutes les meilleures épices leur
+Norgalles. Là règne le roi Crudel, qui, loin de recevoir avec bonté
+les chrétiens, les fait jeter en prison et défend qu'on leur porte la
+moindre nourriture. Jésus-Christ devient alors leur pourvoyeur, et,
+pendant les quarante jours que dure leur captivité, ils croient, grâce
+à la présence du saint Graal, que toutes les meilleures épices leur
sont abondamment servies.</p>
-<p>Le roi Mordrain, avant d'être une seconde fois averti de quitter
-Sarras, avait confié le gouvernement de son royaume aux deux barons
-auxquels il se fiait le plus, tandis que Grimaud, son fils bâtard,
-résidait dans la ville de Baruth <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> ou Beyrout. Mordrain reparut
-en Bretagne avec une armée considérable, cette fois emmenant avec lui
-la reine Sarracinthe, la duchesse Flégétine et la fille du roi Label,
-baptisée sous ce même nom de Sarracinthe. Un seul incident marque la
-traversée de Mordrain.</p>
+<p>Le roi Mordrain, avant d'être une seconde fois averti de quitter
+Sarras, avait confié le gouvernement de son royaume aux deux barons
+auxquels il se fiait le plus, tandis que Grimaud, son fils bâtard,
+résidait dans la ville de Baruth <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> ou Beyrout. Mordrain reparut
+en Bretagne avec une armée considérable, cette fois emmenant avec lui
+la reine Sarracinthe, la duchesse Flégétine et la fille du roi Label,
+baptisée sous ce même nom de Sarracinthe. Un seul incident marque la
+traversée de Mordrain.</p>
-<p>Le châtelain de la Coine (Iconium), qui faisait partie de la flotte,
+<p>Le châtelain de la Coine (Iconium), qui faisait partie de la flotte,
nourrissait depuis longtemps un coupable amour pour la duchesse
-Flégétine; mais il la savait trop vertueuse pour la solliciter. Un
-démon offrit de lui rendre la duchesse favorable, s'il voulait faire
-un pacte avec lui. Le châtelain renia Dieu et fit hommage au malin
-esprit, lequel, prenant aussitôt les traits de Flégétine, permit au
-châtelain d'assouvir sa passion criminelle. Alors une violente tempête
-s'éleva sur la mer et menaça d'engloutir toute la flotte; un saint
-ermite, éclairé par un songe, conseille au roi d'arroser d'eau bénite
-le vaisseau qui portait le châtelain. On voit aussitôt la fausse
-duchesse entraîner dans l'abîme le châtelain de la Coine, en criant:
-«J'emporte ce qui m'appartient.» L'orage s'apaise, et la flotte fend
-tranquillement les flots jusqu'à l'endroit de la Grande-Bretagne où
-l'Humbre tombe dans la mer, à trois petites lieues de Galeford<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94" title="Go to footnote 94"><span class="smaller">[94]</span></a>.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> À peine installé, Mordrain, obéissant à la voix céleste,
+Flégétine; mais il la savait trop vertueuse pour la solliciter. Un
+démon offrit de lui rendre la duchesse favorable, s'il voulait faire
+un pacte avec lui. Le châtelain renia Dieu et fit hommage au malin
+esprit, lequel, prenant aussitôt les traits de Flégétine, permit au
+châtelain d'assouvir sa passion criminelle. Alors une violente tempête
+s'éleva sur la mer et menaça d'engloutir toute la flotte; un saint
+ermite, éclairé par un songe, conseille au roi d'arroser d'eau bénite
+le vaisseau qui portait le châtelain. On voit aussitôt la fausse
+duchesse entraîner dans l'abîme le châtelain de la Coine, en criant:
+«J'emporte ce qui m'appartient.» L'orage s'apaise, et la flotte fend
+tranquillement les flots jusqu'à l'endroit de la Grande-Bretagne où
+l'Humbre tombe dans la mer, à trois petites lieues de Galeford<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94" title="Go to footnote 94"><span class="smaller">[94]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> À peine installé, Mordrain, obéissant à la voix céleste,
partagea le lit de la bonne reine Sarracinthe, et engendra en elle un
fils, plus tard roi de Sarras. La reconnaissance du roi Mordrain et
-des dames avec Nascien et Célidoine est suivie du long récit d'un
+des dames avec Nascien et Célidoine est suivie du long récit d'un
double combat entre les Northumberlandois nouvellement convertis et
-les Norgallois. On y retrouve plusieurs épisodes de la bataille livrée
-par Évalac et Seraphe au roi d'Égypte Tholomée. Ici Crudel, le roi de
-Norgalles, est immolé par Mordrain, et les sujets de Crudel consentent
-à reconnaître un Dieu qui fait ainsi triompher ceux qui croient en
-lui. Les deux Joseph, enfermés dans les prisons de Crudel et privés de
+les Norgallois. On y retrouve plusieurs épisodes de la bataille livrée
+par Évalac et Seraphe au roi d'Égypte Tholomée. Ici Crudel, le roi de
+Norgalles, est immolé par Mordrain, et les sujets de Crudel consentent
+à reconnaître un Dieu qui fait ainsi triompher ceux qui croient en
+lui. Les deux Joseph, enfermés dans les prisons de Crudel et privés de
nourriture depuis quarante jours<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95" title="Go to footnote 95"><span class="smaller">[95]</span></a>, avaient, par bonheur, ainsi que
-nous l'avons dit plus haut, été repus par la grâce de Jésus-Christ et
-du Graal. Le chevalier, envoyé par Mordrain dans le souterrain où ils
-avaient été jetés, fut d'abord ébloui de la clarté dont les arceaux
-étaient illuminés, et qui semblait l'effet de trente cierges ardents.
+nous l'avons dit plus haut, été repus par la grâce de Jésus-Christ et
+du Graal. Le chevalier, envoyé par Mordrain dans le souterrain où ils
+avaient été jetés, fut d'abord ébloui de la clarté dont les arceaux
+étaient illuminés, et qui semblait l'effet de trente cierges ardents.
Il appela les deux Joseph, <span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> leur apprit la mort de Crudel,
-l'arrivée de Mordrain et la conversion des Norgallois: une belle
-église fut bâtie dans la cité de Norgalles. Mais ici le roi Mordrain,
-si lent à croire et si facilement disposé à la défiance, reçoit le
-châtiment de sa curiosité téméraire, comme on le va voir.</p>
+l'arrivée de Mordrain et la conversion des Norgallois: une belle
+église fut bâtie dans la cité de Norgalles. Mais ici le roi Mordrain,
+si lent à croire et si facilement disposé à la défiance, reçoit le
+châtiment de sa curiosité téméraire, comme on le va voir.</p>
<p>Josephe avait fait porter dans la chambre de ce prince l'arche qui
-contenait le Graal. Les chrétiens se rendirent au service ordinaire,
-puis allèrent recevoir la grâce. Le roi, qui lui-même en avait
-ressenti les délicieux effets, dit qu'il ne souhaitait rien tant que
-de voir de ses yeux, dans l'arche, l'intérieur du sanctuaire d'où
-semblait venir le don de cette grâce. Malgré les blessures qu'il avait
-reçues dans les combats précédents, il se lève de son lit, passe sur
-sa chemise un surcot et s'avance jusqu'à la porte de l'arche, en telle
-sorte que sa tête et ses épaules étaient dans l'intérieur. Alors il
-considéra la sainte écuelle placée près du calice dont Josephe se
-servait pour accomplir le sacrement. Il vit l'évêque revêtu des beaux
-vêtements dans lesquels il avait été sacré de la main de Jésus-Christ.
+contenait le Graal. Les chrétiens se rendirent au service ordinaire,
+puis allèrent recevoir la grâce. Le roi, qui lui-même en avait
+ressenti les délicieux effets, dit qu'il ne souhaitait rien tant que
+de voir de ses yeux, dans l'arche, l'intérieur du sanctuaire d'où
+semblait venir le don de cette grâce. Malgré les blessures qu'il avait
+reçues dans les combats précédents, il se lève de son lit, passe sur
+sa chemise un surcot et s'avance jusqu'à la porte de l'arche, en telle
+sorte que sa tête et ses épaules étaient dans l'intérieur. Alors il
+considéra la sainte écuelle placée près du calice dont Josephe se
+servait pour accomplir le sacrement. Il vit l'évêque revêtu des beaux
+vêtements dans lesquels il avait été sacré de la main de Jésus-Christ.
Tout en les admirant, il reportait vivement ses regards sur la sainte
-écuelle qui lui offrait bien d'autres sujets d'admiration. Nul esprit
-ne pourrait penser, nulle bouche dire tout ce qui lui fut découvert.
-Il s'était, jusqu'à présent, tenu agenouillé, la <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> tête et les
-épaules en avant: il se relève, et tout aussitôt sent dans tous ses
+écuelle qui lui offrait bien d'autres sujets d'admiration. Nul esprit
+ne pourrait penser, nulle bouche dire tout ce qui lui fut découvert.
+Il s'était, jusqu'à présent, tenu agenouillé, la <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> tête et les
+épaules en avant: il se relève, et tout aussitôt sent dans tous ses
membres un tremblement, un frisson qui devait l'avertir de son
-imprudence. Mais il ne put se décider à faire un mouvement en arrière.
-Il portait même la tête plus en avant, quand une voix terrible sortant
-d'une nuée flamboyante: «Après mon courroux, ma vengeance. Tu as été
-contre mes commandements et mes défenses; tu n'étais pas encore digne
-de voir si clairement mes secrets et mes mystères. Résigne-toi donc à
-demeurer paralysé de tous les membres, jusqu'à l'arrivée du dernier et
+imprudence. Mais il ne put se décider à faire un mouvement en arrière.
+Il portait même la tête plus en avant, quand une voix terrible sortant
+d'une nuée flamboyante: «Après mon courroux, ma vengeance. Tu as été
+contre mes commandements et mes défenses; tu n'étais pas encore digne
+de voir si clairement mes secrets et mes mystères. Résigne-toi donc à
+demeurer paralysé de tous les membres, jusqu'à l'arrivée du dernier et
du meilleur des preux, qui, en te prenant dans ses bras, te remettra
-dans l'état où tu avais été jusqu'à présent.»</p>
+dans l'état où tu avais été jusqu'à présent.»</p>
<p>La voix cessa, et Mordrain tomba lourdement comme une masse de plomb:
de tous ses membres il ne conserva que l'usage de la langue, et ne put
-de lui-même faire le moindre mouvement. Les premières paroles qu'il
-prononça furent: «Ô mon Dieu! soyez adoré! Je vous remercie de m'avoir
-frappé; j'ai mérité votre courroux pour avoir osé surprendre vos
-secrets.»</p>
+de lui-même faire le moindre mouvement. Les premières paroles qu'il
+prononça furent: «Ô mon Dieu! soyez adoré! Je vous remercie de m'avoir
+frappé; j'ai mérité votre courroux pour avoir osé surprendre vos
+secrets.»</p>
-<p>Les deux Joseph, Nascien, Ganor, Célidoine, Bron et Pierre, entourant
-alors le roi, le saisirent et l'emportèrent sur son lit, non sans
+<p>Les deux Joseph, Nascien, Ganor, Célidoine, Bron et Pierre, entourant
+alors le roi, le saisirent et l'emportèrent sur son lit, non sans
pleurer en voyant son corps devenu mou et flasque, comme le ventre
-d'une bête <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> nouvellement écorchée. Pour Mordrain, il répétait
-qu'au prix de la santé qu'il avait perdue, il ne voudrait pas ignorer
-ce qu'il avait vu dans l'arche. «Qu'avez-vous donc tant vu?» demanda
-le duc Ganor.&mdash;«La fin,» reprit-il, «et le commencement du monde; la
-sagesse de toutes les sagesses; la bonté de toutes les bontés; la
+d'une bête <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> nouvellement écorchée. Pour Mordrain, il répétait
+qu'au prix de la santé qu'il avait perdue, il ne voudrait pas ignorer
+ce qu'il avait vu dans l'arche. «Qu'avez-vous donc tant vu?» demanda
+le duc Ganor.&mdash;«La fin,» reprit-il, «et le commencement du monde; la
+sagesse de toutes les sagesses; la bonté de toutes les bontés; la
merveille de toutes les merveilles. Mais la bouche est incapable
-d'exprimer ce que mes regards ont pu reconnaître. Ne me demandez rien
-de plus.»</p>
-
-<p>Sarracinthe et Flégétine arrivèrent à leur tour pour gémir de
-l'infirmité du roi Mordrain. Sans perdre de temps, celui-ci fit
-approcher Célidoine et sa filleule, la jeune Sarracinthe. «Je vais
-vous parler,» leur dit-il, de la part de Dieu. Josephe, il vous faut
-procéder au mariage de ces deux enfants; leur union mettra le comble à
-tous mes v&oelig;ux.» Le lendemain, en présence des nouveaux chrétiens de
-la cité de Longuetown, Célidoine et la fille du roi de Perse furent
-mariés par Josephe; les noces durèrent huit jours, pendant lesquelles
+d'exprimer ce que mes regards ont pu reconnaître. Ne me demandez rien
+de plus.»</p>
+
+<p>Sarracinthe et Flégétine arrivèrent à leur tour pour gémir de
+l'infirmité du roi Mordrain. Sans perdre de temps, celui-ci fit
+approcher Célidoine et sa filleule, la jeune Sarracinthe. «Je vais
+vous parler,» leur dit-il, de la part de Dieu. Josephe, il vous faut
+procéder au mariage de ces deux enfants; leur union mettra le comble à
+tous mes v&oelig;ux.» Le lendemain, en présence des nouveaux chrétiens de
+la cité de Longuetown, Célidoine et la fille du roi de Perse furent
+mariés par Josephe; les noces durèrent huit jours, pendant lesquelles
Nascien, le roi de Northumberland, investit son fils du royaume de
Norgalles, et le couronna dans cette ville de Longuetown<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96" title="Go to footnote 96"><span class="smaller">[96]</span></a>. Le menu
<span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> peuple fit hommage au nouveau souverain, qui disposa
-généreusement en leur faveur du grand trésor amassé par le roi Crudel
-auquel il succédait.</p>
-
-<p>Ce mariage ne pouvait rester stérile. La jeune Sarracinthe mit au
-monde, avant que l'année ne fût révolue, un fils qu'on nomma Nascien
-et qui dut succéder à son père.</p>
-
-<p>Après être restés quinze jours à Longuetown, il fallut se séparer; le
-saint Graal fut ramené à Galeford avec le roi <em>Mehaignié</em>, comme on
-désignera maintenant Mordrain; on le transporta péniblement en
-litière. Célidoine demeura dans ses nouveaux domaines, et le
-romancier, en s'étendant longuement sur ses bons déportements,
-remarque qu'il chevauchait souvent de ville en ville, et de châteaux
-en châteaux, fondant églises et chapelles, faisant instruire aux
+généreusement en leur faveur du grand trésor amassé par le roi Crudel
+auquel il succédait.</p>
+
+<p>Ce mariage ne pouvait rester stérile. La jeune Sarracinthe mit au
+monde, avant que l'année ne fût révolue, un fils qu'on nomma Nascien
+et qui dut succéder à son père.</p>
+
+<p>Après être restés quinze jours à Longuetown, il fallut se séparer; le
+saint Graal fut ramené à Galeford avec le roi <em>Mehaignié</em>, comme on
+désignera maintenant Mordrain; on le transporta péniblement en
+litière. Célidoine demeura dans ses nouveaux domaines, et le
+romancier, en s'étendant longuement sur ses bons déportements,
+remarque qu'il chevauchait souvent de ville en ville, et de châteaux
+en châteaux, fondant églises et chapelles, faisant instruire aux
lettres les petits enfants, et gagnant mieux de jour en jour l'amour
de tous ses hommes.</p>
-<p>Nascien retourna dans le pays de Northumberland avec Flégétine. Comme
-son fils, il fut grand fondateur d'églises, grand ami de l'instruction
+<p>Nascien retourna dans le pays de Northumberland avec Flégétine. Comme
+son fils, il fut grand fondateur d'églises, grand ami de l'instruction
des enfants.</p>
-<p>À Galeford vinrent, avec le roi Mehaignié, la reine Sarracinthe,
-Ganor, Joseph et son fils. <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> Peu de jours après leur arrivée,
-la femme de Joseph mit au monde un fils qui, d'après l'avertissement
-céleste, fut nommé Galaad le Fort. Le roi Mehaignié, voyant accompli
-tout ce qu'il avait souhaité, dit à son beau-frère Nascien: «Je
-voudrais qu'il vous plût me transporter dans un hospice ou ermitage
-éloigné de toute autre habitation. Le monde et moi n'avons plus aucun
-besoin l'un de l'autre; je serais un trop pénible fardeau pour ceux
-que d'autres soins réclament. Trouvez-moi l'asile que je désire,
+<p>À Galeford vinrent, avec le roi Mehaignié, la reine Sarracinthe,
+Ganor, Joseph et son fils. <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> Peu de jours après leur arrivée,
+la femme de Joseph mit au monde un fils qui, d'après l'avertissement
+céleste, fut nommé Galaad le Fort. Le roi Mehaignié, voyant accompli
+tout ce qu'il avait souhaité, dit à son beau-frère Nascien: «Je
+voudrais qu'il vous plût me transporter dans un hospice ou ermitage
+éloigné de toute autre habitation. Le monde et moi n'avons plus aucun
+besoin l'un de l'autre; je serais un trop pénible fardeau pour ceux
+que d'autres soins réclament. Trouvez-moi l'asile que je désire,
pendant que vous et votre s&oelig;ur vivez encore: car, si j'attendais
votre mort, je risquerais de rester au milieu de gens qui ne me
-seraient rien.»</p>
-
-<p>Nascien demanda l'avis de Josephe. «Le roi Mehaignié,» dit l'évêque,
-«a raison. Il est bien éloigné du temps où la mort le visitera; nous
-ni les enfants de nos enfants ne lui survivrons. Près d'ici, à sept
-lieues galloises, nous trouverons le réduit d'un bon ermite qui
-l'accueillera et se réjouira de pouvoir le servir. C'est là qu'il
-convient de transporter le roi Mehaignié.»</p>
-
-<p>Quand fut disposée la litière sur laquelle on l'étendit, il partit
-accompagné du roi Nascien, du duc Ganor, des deux Joseph et de la
-reine Sarracinthe. L'ermitage où ils s'arrêtèrent était éloigné,
+seraient rien.»</p>
+
+<p>Nascien demanda l'avis de Josephe. «Le roi Mehaignié,» dit l'évêque,
+«a raison. Il est bien éloigné du temps où la mort le visitera; nous
+ni les enfants de nos enfants ne lui survivrons. Près d'ici, à sept
+lieues galloises, nous trouverons le réduit d'un bon ermite qui
+l'accueillera et se réjouira de pouvoir le servir. C'est là qu'il
+convient de transporter le roi Mehaignié.»</p>
+
+<p>Quand fut disposée la litière sur laquelle on l'étendit, il partit
+accompagné du roi Nascien, du duc Ganor, des deux Joseph et de la
+reine Sarracinthe. L'ermitage où ils s'arrêtèrent était éloigné,
comme avait dit Josephe, de toute habitation. <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> On lui avait
-donné le nom de Milingène, qui en chaldéen a le sens de «engendré de
-miel», en raison des vertus et de la bonté des prudhommes qui
-l'avaient tour à tour occupé. On déposa le roi Mehaignié à l'angle
-avancé de l'autel, sur un lit enfermé dans une espèce de prosne en
-fer<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97" title="Go to footnote 97"><span class="smaller">[97]</span></a>. De là pouvait-il voir le <em lang="la">Corpus Domini</em> toutes les fois que
-l'ermite faisait le sacrement. Dans l'enceinte de fer était pratiquée
+donné le nom de Milingène, qui en chaldéen a le sens de «engendré de
+miel», en raison des vertus et de la bonté des prudhommes qui
+l'avaient tour à tour occupé. On déposa le roi Mehaignié à l'angle
+avancé de l'autel, sur un lit enfermé dans une espèce de prosne en
+fer<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97" title="Go to footnote 97"><span class="smaller">[97]</span></a>. De là pouvait-il voir le <em lang="la">Corpus Domini</em> toutes les fois que
+l'ermite faisait le sacrement. Dans l'enceinte de fer était pratiquée
une petite porte qui lui permettait de suivre des yeux le service de
-l'ermite. Quand il fut là déposé, le roi demanda qu'on lui présentât
-l'écu qu'il avait autrefois porté en combattant Tolomée-Seraste, et
+l'ermite. Quand il fut là déposé, le roi demanda qu'on lui présentât
+l'écu qu'il avait autrefois porté en combattant Tolomée-Seraste, et
qui sur un fond blanc portait l'empreinte d'une croix vermeille. On le
-pendit au-dessus du lit, et le roi Mehaignié dit en le regardant:
-«Beau sire Dieu! aussi vrai que j'ai vu sans en être digne une partie
-de vos secrets, faites que nul ne tente de pendre cet écu à son col,
-sans être aussitôt châtié, à l'exception de celui qui doit mener à
-fin les merveilles du <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> royaume aventureux, et mériter d'avoir
-après moi la garde du vaisseau précieux.» On verra que Dieu accueillit
-favorablement cette prière. Depuis ce moment, le roi Mehaignié ne prit
-aucune autre nourriture qu'une hostie consacrée par l'ermite, et que
-celui-ci lui posait dans la bouche, après la messe. Il était entré
-dans l'ermitage l'an de grâce 58, la veille de la saint Barthélemy
-apôtre.</p>
-
-<p>La reine Sarracinthe résista à toutes les prières que lui firent
-Nascien, Ganor et les deux Joseph pour retourner avec eux à Galeford.
-Elle préféra demeurer auprès du roi Mehaignié, jusqu'aux jours où,
-plus avancée dans sa grossesse, elle revint à Galeford pour donner
-naissance à l'enfant qui lui avait été prédit, et qui fut nommé
-Éliézer. Quittons maintenant la Grande-Bretagne, où déjà nous avons
-établi les rois Mordrain, Nascien et Célidoine, où sont nés les
-infants Nascien, Galaad et Éliézer, et retournons pour la dernière
-fois en Syrie et en Égypte<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98" title="Go to footnote 98"><span class="smaller">[98]</span></a>.</p>
+pendit au-dessus du lit, et le roi Mehaignié dit en le regardant:
+«Beau sire Dieu! aussi vrai que j'ai vu sans en être digne une partie
+de vos secrets, faites que nul ne tente de pendre cet écu à son col,
+sans être aussitôt châtié, à l'exception de celui qui doit mener à
+fin les merveilles du <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> royaume aventureux, et mériter d'avoir
+après moi la garde du vaisseau précieux.» On verra que Dieu accueillit
+favorablement cette prière. Depuis ce moment, le roi Mehaignié ne prit
+aucune autre nourriture qu'une hostie consacrée par l'ermite, et que
+celui-ci lui posait dans la bouche, après la messe. Il était entré
+dans l'ermitage l'an de grâce 58, la veille de la saint Barthélemy
+apôtre.</p>
+
+<p>La reine Sarracinthe résista à toutes les prières que lui firent
+Nascien, Ganor et les deux Joseph pour retourner avec eux à Galeford.
+Elle préféra demeurer auprès du roi Mehaignié, jusqu'aux jours où,
+plus avancée dans sa grossesse, elle revint à Galeford pour donner
+naissance à l'enfant qui lui avait été prédit, et qui fut nommé
+Éliézer. Quittons maintenant la Grande-Bretagne, où déjà nous avons
+établi les rois Mordrain, Nascien et Célidoine, où sont nés les
+infants Nascien, Galaad et Éliézer, et retournons pour la dernière
+fois en Syrie et en Égypte<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98" title="Go to footnote 98"><span class="smaller">[98]</span></a>.</p>
<h4><span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> VI.<br>
<span class="smaller">HISTOIRE DE GRIMAUD.</span></h4>
-<p>Grimaud, nous l'avons dit, était un fils naturel du roi Mordrain.
-Après le départ de son père, il s'était rendu dans Orbérique pour
-défendre cette ville assiégée par le roi d'Égypte, successeur de
-Tolomée-Seraste. Il avait alors seize ans, et déjà c'était un
+<p>Grimaud, nous l'avons dit, était un fils naturel du roi Mordrain.
+Après le départ de son père, il s'était rendu dans Orbérique pour
+défendre cette ville assiégée par le roi d'Égypte, successeur de
+Tolomée-Seraste. Il avait alors seize ans, et déjà c'était un
bachelier incomparable; grand, beau, gracieux, vaillant, rempli de
sagesse. Il chantait bien, il avait appris les lettres tant
-chrétiennes que païennes. Son arrivée dans Orbérique, en ranimant le
-courage des assiégés, fut le signal d'une heureuse succession de
+chrétiennes que païennes. Son arrivée dans Orbérique, en ranimant le
+courage des assiégés, fut le signal d'une heureuse succession de
sorties et d'attaques dans lesquelles il conserva toujours l'avantage.
-Le récit de ces combats multipliés semble animer le romancier d'une
-verve toujours nouvelle. Ce ne sont que surprises, stratagèmes,
-combats acharnés, prudentes retraites. Grimaud forme toujours les
+Le récit de ces combats multipliés semble animer le romancier d'une
+verve toujours nouvelle. Ce ne sont que surprises, stratagèmes,
+combats acharnés, prudentes retraites. Grimaud forme toujours les
meilleurs plans, combat toujours aux premiers rangs, immole les chefs
-les plus redoutés, et <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> sait le mieux profiter de ses
-avantages. Après avoir résisté sept ans aux Égyptiens, les habitants
-d'Orbérique s'accordèrent à désirer de le voir succéder à leur roi
-Mordrain, dont on n'espérait plus le retour. Mais Grimaud aurait cru
-commettre un méfait en acceptant la couronne, avant d'être assuré que
-son père y eût renoncé. Et quand il vit qu'il ne pourrait résister au
-v&oelig;u des gens du pays, il quitta furtivement la ville. Puis, dès
-qu'il se vit à l'abri des poursuites, il renvoya le seul écuyer qui
-l'avait accompagné, pour avertir Agénor, gouverneur de Sarras, qu'il
-avait résolu de visiter l'Occident, dans l'espoir d'y retrouver son
-père et de le décider à revenir.</p>
-
-<p>Il commença sa quête en entrant vers la chute du jour dans une forêt.
-Le chant des oiseaux et la douceur du temps l'avaient plongé dans une
-profonde rêverie, d'où il n'était sorti qu'en sentant une branche
-d'arbre contre laquelle s'était heurté son front. Il était engagé dans
-une voie peu sûre; il voulut continuer, et fit bientôt rencontre d'une
-quarantaine de fourrageurs égyptiens qui menaçaient de mort un pauvre
-ermite, s'il ne leur découvrait un trésor caché, suivant eux, près de
+les plus redoutés, et <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> sait le mieux profiter de ses
+avantages. Après avoir résisté sept ans aux Égyptiens, les habitants
+d'Orbérique s'accordèrent à désirer de le voir succéder à leur roi
+Mordrain, dont on n'espérait plus le retour. Mais Grimaud aurait cru
+commettre un méfait en acceptant la couronne, avant d'être assuré que
+son père y eût renoncé. Et quand il vit qu'il ne pourrait résister au
+v&oelig;u des gens du pays, il quitta furtivement la ville. Puis, dès
+qu'il se vit à l'abri des poursuites, il renvoya le seul écuyer qui
+l'avait accompagné, pour avertir Agénor, gouverneur de Sarras, qu'il
+avait résolu de visiter l'Occident, dans l'espoir d'y retrouver son
+père et de le décider à revenir.</p>
+
+<p>Il commença sa quête en entrant vers la chute du jour dans une forêt.
+Le chant des oiseaux et la douceur du temps l'avaient plongé dans une
+profonde rêverie, d'où il n'était sorti qu'en sentant une branche
+d'arbre contre laquelle s'était heurté son front. Il était engagé dans
+une voie peu sûre; il voulut continuer, et fit bientôt rencontre d'une
+quarantaine de fourrageurs égyptiens qui menaçaient de mort un pauvre
+ermite, s'il ne leur découvrait un trésor caché, suivant eux, près de
sa retraite. Attaquer les malfaiteurs, les frapper, les tuer ou mettre
en fuite, fut pour Grimaud l'affaire d'un moment; le bon ermite,
-après l'avoir remercié, <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> le retint pour la nuit dans son
-ermitage et lui prédit la meilleure fortune, s'il n'oubliait pas, dans
-le cours de ses aventures, trois recommandations: la première, de
-préférer les chemins ferrés aux voies étroites et peu battues; la
+après l'avoir remercié, <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> le retint pour la nuit dans son
+ermitage et lui prédit la meilleure fortune, s'il n'oubliait pas, dans
+le cours de ses aventures, trois recommandations: la première, de
+préférer les chemins ferrés aux voies étroites et peu battues; la
seconde, de ne prendre jamais pour confident ni pour compagnon un
-homme roux; la troisième, de ne jamais loger chez le vieux mari d'une
+homme roux; la troisième, de ne jamais loger chez le vieux mari d'une
jeune femme. Grimaud promit de suivre les bons avis du pieux
-solitaire. Puis il revêtit ses armes à l'exception du heaume, monta à
-cheval et continua sa route à travers la forêt. Bientôt il fit
-rencontre d'une caravane de marchands réunis autour d'une belle
+solitaire. Puis il revêtit ses armes à l'exception du heaume, monta à
+cheval et continua sa route à travers la forêt. Bientôt il fit
+rencontre d'une caravane de marchands réunis autour d'une belle
fontaine qu'ombrageait un grand sycomore. Ces voyageurs reposaient
-pour donner à leurs chevaux le temps de paître. Grimaud les salua; les
-marchands, reconnaissant à ses armes, à son écu, à son grand coursier,
-qu'ils avaient devant eux un chevalier, se levèrent et le prièrent de
-partager leur repas. Grimaud accepta, et, de son côté, leur fit offre
-de services. «Nous devons,» disent les marchands, «gagner à l'entrée
-de la nuit l'hôtel d'un de nos amis; mais il y a pour y arriver un pas
-assez difficile à traverser; nous vous prions de vouloir bien nous
-accompagner et d'accepter le même gîte.&mdash;J'y consens; prenez seulement
-les devants, restez dans le chemin le mieux <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> frayé, et je ne
-tarderai pas à vous rejoindre.»</p>
-
-<p>Ils partirent pendant que Grimaud, retenu par l'agrément du lieu, se
-laissait surprendre au sommeil. En se réveillant, il remonta et suivit
-le meilleur chemin jusqu'à la sortie de la forêt; mais, arrivé là, il
+pour donner à leurs chevaux le temps de paître. Grimaud les salua; les
+marchands, reconnaissant à ses armes, à son écu, à son grand coursier,
+qu'ils avaient devant eux un chevalier, se levèrent et le prièrent de
+partager leur repas. Grimaud accepta, et, de son côté, leur fit offre
+de services. «Nous devons,» disent les marchands, «gagner à l'entrée
+de la nuit l'hôtel d'un de nos amis; mais il y a pour y arriver un pas
+assez difficile à traverser; nous vous prions de vouloir bien nous
+accompagner et d'accepter le même gîte.&mdash;J'y consens; prenez seulement
+les devants, restez dans le chemin le mieux <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> frayé, et je ne
+tarderai pas à vous rejoindre.»</p>
+
+<p>Ils partirent pendant que Grimaud, retenu par l'agrément du lieu, se
+laissait surprendre au sommeil. En se réveillant, il remonta et suivit
+le meilleur chemin jusqu'à la sortie de la forêt; mais, arrivé là, il
entendit de grands cris, un grand cliquetis d'armes. C'est que les
-marchands, engagés dans un étroit sentier qui semblait plus direct,
-avaient été assaillis par une bande de quinze voleurs, pourvus de
-chapeaux de fer et de gambesons, armés d'épées, de couteaux aigus et
-de grandes plommées. Ils ne trouvaient qu'une faible résistance de la
-part de gens qui n'avaient d'autre arme que des épées et des bâtons.
-Plusieurs furent blessés, les autres se répandirent çà et là en
-appelant à leur aide, tandis que les larrons détroussaient leurs
-quarante chevaux chargés des plus précieuses marchandises. Grimaud,
-entendant des cris, se hâta de lacer son heaume, et revint sur ses pas
-jusqu'au chemin fourché que les marchands avaient eu, malgré son avis,
+marchands, engagés dans un étroit sentier qui semblait plus direct,
+avaient été assaillis par une bande de quinze voleurs, pourvus de
+chapeaux de fer et de gambesons, armés d'épées, de couteaux aigus et
+de grandes plommées. Ils ne trouvaient qu'une faible résistance de la
+part de gens qui n'avaient d'autre arme que des épées et des bâtons.
+Plusieurs furent blessés, les autres se répandirent çà et là en
+appelant à leur aide, tandis que les larrons détroussaient leurs
+quarante chevaux chargés des plus précieuses marchandises. Grimaud,
+entendant des cris, se hâta de lacer son heaume, et revint sur ses pas
+jusqu'au chemin fourché que les marchands avaient eu, malgré son avis,
l'imprudence de choisir: il atteignit les brigands et renversa les
-premiers qui se présentèrent. À mesure qu'il les désarçonnait, les
-marchands dispersés revenaient à lui et achevaient de tuer ceux qu'il
-avait abattus. Sauvés par la valeur du chevalier inconnu, ils lui
-rendirent mille actions de grâces. <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> «Qu'au moins,» dit
-Grimaud, «cela vous apprenne à ne jamais quitter la grande voie pour
-le chemin de traverse.»</p>
-
-<p>Le château, c'est-à-dire la ville fortifiée dans laquelle se trouvait
-l'hôtel des marchands, se nommait Methonias. Elle était entourée de
-murs et de belles et fortes tournelles, habitée par nombre de
-bourgeois riches et aisés. L'hôte chez lequel ils arrivèrent était
-d'un grand âge: il avait une femme jeune et belle, mais assez
-orgueilleuse pour refuser de partager le lit de son vieil époux.</p>
-
-<p>Les marchands descendirent les premiers; Grimaud en arrivant vit à
-l'entrée de la porte le prud'homme, et près de lui sa femme, brillante
-et richement parée, comme pour une grande fête annuelle. Il se souvint
-de la recommandation de l'ermite et détourna son cheval. «Quoi! sire,»
-lui dirent les marchands, «ne voulez-vous héberger avec nous? L'hôte
-est riche et courtois, vous n'avez pas à craindre d'être mal reçu.&mdash;Il
-en sera ce que vous voudrez, mais je trouve cet hôtel dangereux pour
-vous et pour moi. Je prendrai logis près de vous, non avec vous.»</p>
-
-<p>Il frappa à la maison voisine, occupée par un bachelier de prime
-barbe, dont la femme brune, belle, gracieuse et de même âge, aimait
-son mari autant qu'elle en était aimée. Six des <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> marchands,
+premiers qui se présentèrent. À mesure qu'il les désarçonnait, les
+marchands dispersés revenaient à lui et achevaient de tuer ceux qu'il
+avait abattus. Sauvés par la valeur du chevalier inconnu, ils lui
+rendirent mille actions de grâces. <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> «Qu'au moins,» dit
+Grimaud, «cela vous apprenne à ne jamais quitter la grande voie pour
+le chemin de traverse.»</p>
+
+<p>Le château, c'est-à-dire la ville fortifiée dans laquelle se trouvait
+l'hôtel des marchands, se nommait Methonias. Elle était entourée de
+murs et de belles et fortes tournelles, habitée par nombre de
+bourgeois riches et aisés. L'hôte chez lequel ils arrivèrent était
+d'un grand âge: il avait une femme jeune et belle, mais assez
+orgueilleuse pour refuser de partager le lit de son vieil époux.</p>
+
+<p>Les marchands descendirent les premiers; Grimaud en arrivant vit à
+l'entrée de la porte le prud'homme, et près de lui sa femme, brillante
+et richement parée, comme pour une grande fête annuelle. Il se souvint
+de la recommandation de l'ermite et détourna son cheval. «Quoi! sire,»
+lui dirent les marchands, «ne voulez-vous héberger avec nous? L'hôte
+est riche et courtois, vous n'avez pas à craindre d'être mal reçu.&mdash;Il
+en sera ce que vous voudrez, mais je trouve cet hôtel dangereux pour
+vous et pour moi. Je prendrai logis près de vous, non avec vous.»</p>
+
+<p>Il frappa à la maison voisine, occupée par un bachelier de prime
+barbe, dont la femme brune, belle, gracieuse et de même âge, aimait
+son mari autant qu'elle en était aimée. Six des <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> marchands,
pour ne pas laisser Grimaud sans compagnie, voulurent partager son
-hôtel. Le bachelier et la dame vinrent à leur rencontre, et les
-accueillirent en gens des mieux appris. Les chevaux, conduits à
-l'étable, furent abondamment fournis de litière, d'avoine et de foin;
-l'hôte reçut la lance, l'écu et le heaume du chevalier; la dame prit
-son épée et le conduisit dans une belle chambre où elle le désarma,
-prépara l'eau chaude dont elle voulut elle-même laver son visage et
-son cou noirci et camoussé par les armes et les luttes précédentes;
+hôtel. Le bachelier et la dame vinrent à leur rencontre, et les
+accueillirent en gens des mieux appris. Les chevaux, conduits à
+l'étable, furent abondamment fournis de litière, d'avoine et de foin;
+l'hôte reçut la lance, l'écu et le heaume du chevalier; la dame prit
+son épée et le conduisit dans une belle chambre où elle le désarma,
+prépara l'eau chaude dont elle voulut elle-même laver son visage et
+son cou noirci et camoussé par les armes et les luttes précédentes;
elle l'essuya avec une toile blanche et douce, puis lui mit sur les
-épaules un manteau vert fourré d'écureuil, pour prévenir le passage
-trop subit du frais à l'excessive chaleur. Alors le chevalier monta au
-solier: avant de penser à reposer, il alla s'appuyer sur la fenêtre,
-pour recevoir le vent frais; car on était en été, et la chaleur était
+épaules un manteau vert fourré d'écureuil, pour prévenir le passage
+trop subit du frais à l'excessive chaleur. Alors le chevalier monta au
+solier: avant de penser à reposer, il alla s'appuyer sur la fenêtre,
+pour recevoir le vent frais; car on était en été, et la chaleur était
grande.</p>
-<p>Comme il laissait courir son regard çà et là, il aperçut un clerc aux
-cheveux roux, mais élégamment vêtu, qui allait et venait devant
-l'hôtel du prud'homme. La jeune épouse du vieillard avança bientôt la
-tête, et le clerc, après lui avoir témoigné l'intention de passer la
-nuit avec elle, s'éloigna. Grimaud vint alors prendre place au souper
-plantureux et bien servi. Les nappes ôtées, ils allèrent, le
+<p>Comme il laissait courir son regard çà et là, il aperçut un clerc aux
+cheveux roux, mais élégamment vêtu, qui allait et venait devant
+l'hôtel du prud'homme. La jeune épouse du vieillard avança bientôt la
+tête, et le clerc, après lui avoir témoigné l'intention de passer la
+nuit avec elle, s'éloigna. Grimaud vint alors prendre place au souper
+plantureux et bien servi. Les nappes ôtées, ils allèrent, le
bachelier, les six <span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> marchands et Grimaud, promener dans le
jardin, pendant que la dame faisait dresser les lits dans une chambre
-du rez-de-chaussée dont la porte et les fenêtres s'ouvraient comme on
-voulait sur la rue. Cela fait, elle rejoignit les hôtes dans le
-jardin. «Tout,» leur dit-elle, «est prêt, et vous pourrez aller
-reposer quand il vous plaira.» On donna de nouveau pâture de blé aux
-chevaux, et le bachelier se sépara d'eux. Grimaud fit un premier
-somme, se vêtit, vint à la fenêtre et écouta si tout dans la rue était
+du rez-de-chaussée dont la porte et les fenêtres s'ouvraient comme on
+voulait sur la rue. Cela fait, elle rejoignit les hôtes dans le
+jardin. «Tout,» leur dit-elle, «est prêt, et vous pourrez aller
+reposer quand il vous plaira.» On donna de nouveau pâture de blé aux
+chevaux, et le bachelier se sépara d'eux. Grimaud fit un premier
+somme, se vêtit, vint à la fenêtre et écouta si tout dans la rue était
tranquille.</p>
-<p>Il était alors environ minuit. Grimaud ne fut pas longtemps sans
-entendre le clerc frapper à la porte où reposait la dame de l'autre
-hôtel. Il la vit sortir en chemise, le corps seulement enveloppé d'un
-léger et court manteau. Aussitôt ils s'embrassèrent, firent leur
-volonté l'un de l'autre sur la voie même, avant de rentrer ensemble
-dans la maison. Peu de temps après qu'ils eurent fermé la porte sur
-eux, Grimaud entend des cris perçants, des gémissements étouffés. Il
-prend son épée et sort sans être aperçu de personne. Le bruit
-augmente, on entend crier: «Au larron! au larron!» Et cependant le
-clerc, monté au solier et n'osant revenir par où il était entré,
-s'élançait par la fenêtre sur la voie. Mais un des marchands l'avait
-prévenu et avait tenté de le frapper de son bâton; <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> le clerc
-venait d'esquiver le coup quand Grimaud courut à lui l'épée nue:
-l'obscurité de la nuit ne lui permettant pas de bien distinguer le
-clerc, il l'atteignit seulement au talon, qu'il sépara du pied et
+<p>Il était alors environ minuit. Grimaud ne fut pas longtemps sans
+entendre le clerc frapper à la porte où reposait la dame de l'autre
+hôtel. Il la vit sortir en chemise, le corps seulement enveloppé d'un
+léger et court manteau. Aussitôt ils s'embrassèrent, firent leur
+volonté l'un de l'autre sur la voie même, avant de rentrer ensemble
+dans la maison. Peu de temps après qu'ils eurent fermé la porte sur
+eux, Grimaud entend des cris perçants, des gémissements étouffés. Il
+prend son épée et sort sans être aperçu de personne. Le bruit
+augmente, on entend crier: «Au larron! au larron!» Et cependant le
+clerc, monté au solier et n'osant revenir par où il était entré,
+s'élançait par la fenêtre sur la voie. Mais un des marchands l'avait
+prévenu et avait tenté de le frapper de son bâton; <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> le clerc
+venait d'esquiver le coup quand Grimaud courut à lui l'épée nue:
+l'obscurité de la nuit ne lui permettant pas de bien distinguer le
+clerc, il l'atteignit seulement au talon, qu'il sépara du pied et
qu'il ramassa, pendant que le clerc, surmontant la douleur de sa
-blessure, s'éloignait à toutes jambes; Grimaud, de son côté, rentra
+blessure, s'éloignait à toutes jambes; Grimaud, de son côté, rentra
dans son logis, se recoucha et dormit jusqu'au jour.</p>
<p>Au matin, les marchands furent grandement surpris en voyant deux de
-leurs compagnons blessés, le corps et la gorge ensanglantés et près de
-rendre l'âme. Leurs trousses avaient été ouvertes, mais non vidées,
-parce que le temps avait fait défaut au larron qui les avait aussi
-cruellement traités. Quel était le coupable? Comment, dans une maison
-aussi honorablement connue, avait-on pu préparer un pareil guet-apens?
-On se perdait en soupçons, en conjectures. Un malfaiteur était sorti
-de la maison en entendant les cris: <em>Au larron!</em> il avait été vu, et
-l'un des marchands l'avait frappé: le prévôt, le châtelain, toléraient
-donc des larrons dans la ville: qui maintenant voudrait y séjourner,
-quand on y commettait impunément de pareils crimes? Le châtelain,
-personne fort honnête et fort loyale, ressentait un profond chagrin;
+leurs compagnons blessés, le corps et la gorge ensanglantés et près de
+rendre l'âme. Leurs trousses avaient été ouvertes, mais non vidées,
+parce que le temps avait fait défaut au larron qui les avait aussi
+cruellement traités. Quel était le coupable? Comment, dans une maison
+aussi honorablement connue, avait-on pu préparer un pareil guet-apens?
+On se perdait en soupçons, en conjectures. Un malfaiteur était sorti
+de la maison en entendant les cris: <em>Au larron!</em> il avait été vu, et
+l'un des marchands l'avait frappé: le prévôt, le châtelain, toléraient
+donc des larrons dans la ville: qui maintenant voudrait y séjourner,
+quand on y commettait impunément de pareils crimes? Le châtelain,
+personne fort honnête et fort loyale, ressentait un profond chagrin;
mais nul indice ne le mettait sur la trace des malfaiteurs.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> Grimaud dit au châtelain: «Si vous m'en croyez, sire, vous
+<p><span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> Grimaud dit au châtelain: «Si vous m'en croyez, sire, vous
ferez passer devant le corps des trois victimes tous les gens de cette
ville, sans exception. Quand le tour des coupables arrivera, on ne
doit pas douter que les plaies qu'ils ont faites ne se rouvrent et ne
-saignent de nouveau.&mdash;Je ferai,» dit le châtelain, «ce que vous
-demandez.»</p>
+saignent de nouveau.&mdash;Je ferai,» dit le châtelain, «ce que vous
+demandez.»</p>
-<p>Tous les habitants, sans exception d'âge ou de sexe, furent avertis de
-se rendre sur la place où les corps étaient exposés. À mesure qu'ils
+<p>Tous les habitants, sans exception d'âge ou de sexe, furent avertis de
+se rendre sur la place où les corps étaient exposés. À mesure qu'ils
passaient, Grimaud leur faisait tourner les talons, sans donner raison
-de cette action. Quand tous les bourgeois furent passés: «C'est
-maintenant,» dit Grimaud, «le tour des clercs.» On les avertit, et le
+de cette action. Quand tous les bourgeois furent passés: «C'est
+maintenant,» dit Grimaud, «le tour des clercs.» On les avertit, et le
clerc roux eut beau se cacher et feindre une maladie, il fallut se
-présenter comme les autres. Å peine parut-il sur la place que les
-plaies des morts crevèrent et répandirent des ruisseaux de sang.
-Grimaud s'approcha et lui fit mettre à nu les pieds. «Pourquoi
-n'avez-vous qu'un talon?&mdash;Parce,» dit l'autre, «que je me suis coupé
-par mégarde en fendant une bûche.&mdash;Vous mentez,» répond Grimaud, «vous
-l'avez perdu au moment où vous veniez de sauter d'une fenêtre, à telle
-enseigne que je l'ai recueilli; le voici.» On rapprocha le talon du
+présenter comme les autres. Å peine parut-il sur la place que les
+plaies des morts crevèrent et répandirent des ruisseaux de sang.
+Grimaud s'approcha et lui fit mettre à nu les pieds. «Pourquoi
+n'avez-vous qu'un talon?&mdash;Parce,» dit l'autre, «que je me suis coupé
+par mégarde en fendant une bûche.&mdash;Vous mentez,» répond Grimaud, «vous
+l'avez perdu au moment où vous veniez de sauter d'une fenêtre, à telle
+enseigne que je l'ai recueilli; le voici.» On rapprocha le talon du
pied qui l'avait perdu, et le clerc, ne pouvant plus dissimuler,
-avoua <span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> tout ce qu'il avait fait. «Quelle était donc ton
-intention, traître roux?&mdash;De tuer tous les marchands, d'emporter ce
-qu'ils possédaient, et de passer en terres lointaines avec la dame qui
-m'avait donné son amour.»</p>
-
-<p>«&mdash;Je te sais bon gré de tes aveux,» reprit le châtelain, «mais
-dis-moi, le maître et la dame de la maison savaient-ils et
-approuvaient-ils ce que tu entendais faire?&mdash;Ni l'un ni l'autre,» dit
-le clerc. «Il n'y a pas au monde de meilleur homme que le mari; quant
-à sa femme, elle a mis tout en usage pour me détourner de mes projets.
-Je fus même obligé de la menacer de mort si elle en parlait à
-personne; et c'est pour avoir, en se retirant, poussé de grands
-gémissements, que l'éveil fut donné et que les cris me forcèrent à
-prendre la fuite.»</p>
-
-<p>«Il ne reste plus,» dit le châtelain, «qu'à faire bonne justice.» On
-amena un roncin vigoureux; le clerc fut étroitement lié à la queue,
-traîné par les rues de la ville et à travers champs, jusqu'à ce que
-ses membres, détachés l'un après l'autre, fussent jetés et dispersés
-çà et là. Quant à la dame, elle fut enfermée dans une tour pour le
+avoua <span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> tout ce qu'il avait fait. «Quelle était donc ton
+intention, traître roux?&mdash;De tuer tous les marchands, d'emporter ce
+qu'ils possédaient, et de passer en terres lointaines avec la dame qui
+m'avait donné son amour.»</p>
+
+<p>«&mdash;Je te sais bon gré de tes aveux,» reprit le châtelain, «mais
+dis-moi, le maître et la dame de la maison savaient-ils et
+approuvaient-ils ce que tu entendais faire?&mdash;Ni l'un ni l'autre,» dit
+le clerc. «Il n'y a pas au monde de meilleur homme que le mari; quant
+à sa femme, elle a mis tout en usage pour me détourner de mes projets.
+Je fus même obligé de la menacer de mort si elle en parlait à
+personne; et c'est pour avoir, en se retirant, poussé de grands
+gémissements, que l'éveil fut donné et que les cris me forcèrent à
+prendre la fuite.»</p>
+
+<p>«Il ne reste plus,» dit le châtelain, «qu'à faire bonne justice.» On
+amena un roncin vigoureux; le clerc fut étroitement lié à la queue,
+traîné par les rues de la ville et à travers champs, jusqu'à ce que
+ses membres, détachés l'un après l'autre, fussent jetés et dispersés
+çà et là. Quant à la dame, elle fut enfermée dans une tour pour le
reste de ses jours. Le prud'homme conserva le bon renom qu'il
-méritait; on enterra les trois marchands tués, on pansa ou guérit les
-autres; et, comme <span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> il y avait sur le rivage de la mer, à sept
+méritait; on enterra les trois marchands tués, on pansa ou guérit les
+autres; et, comme <span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> il y avait sur le rivage de la mer, à sept
lieues de Methonias, un navire qui les attendait pour les transporter
en Grande-Bretagne, Grimaud accepta l'offre qu'ils firent tous de le
-conduire. Les marchands, en prenant congé de leur hôte, lui laissèrent
+conduire. Les marchands, en prenant congé de leur hôte, lui laissèrent
pour marquer leur reconnaissance un des chevaux que les larrons de la
-forêt avaient abandonnés. Grimaud entendit la messe, sella son cheval,
-et revêtit ses armes à l'exception du heaume (car en ce temps-là les
-chevaliers ne se mettaient pas en chemin sans être armés). Puis il
-prit congé de son hôte et du châtelain, que Grimaud reconnut pour un
+forêt avaient abandonnés. Grimaud entendit la messe, sella son cheval,
+et revêtit ses armes à l'exception du heaume (car en ce temps-là les
+chevaliers ne se mettaient pas en chemin sans être armés). Puis il
+prit congé de son hôte et du châtelain, que Grimaud reconnut pour un
proche parent, et qui lui avait fait le meilleur accueil du monde.</p>
-<p>Ils trouvèrent la nef sur le rivage et se mirent en mer. Les premières
-journées furent belles: un vent favorable les fit passer devant l'île
-d'Ipocras, et côtoyer sans danger la roche du Port-Périlleux. Mais au
-sixième jour une forte tempête les jeta violemment sur la côte de
-l'île qu'on appelait <em>Onagrine</em>.</p>
-
-<p>L'île Onagrine était habitée par Tharus le grand, un géant féroce qui
-n'avait pas moins de quatorze pieds à la mesure de ce temps, et avait
-voué aux chrétiens une haine implacable; si bien qu'il faisait mourir
-tous ceux qu'il soupçonnait de tenir à la foi nouvelle.</p>
-
-<p>Il avait enlevé la fille du roi Résus d'Arcoménie, <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> la belle
-Recesse, qui gémissait d'être contrainte à recevoir ses caresses, et
-soupirait après le jour qui la délivrerait de ce monstre. Autant les
-habitants de l'île abhorraient le géant Tharus, autant ils aimaient et
-plaignaient la belle et vertueuse Recesse. Des fenêtres de son
-château, Tharus vit la nef des marchands que les flots poussaient
+<p>Ils trouvèrent la nef sur le rivage et se mirent en mer. Les premières
+journées furent belles: un vent favorable les fit passer devant l'île
+d'Ipocras, et côtoyer sans danger la roche du Port-Périlleux. Mais au
+sixième jour une forte tempête les jeta violemment sur la côte de
+l'île qu'on appelait <em>Onagrine</em>.</p>
+
+<p>L'île Onagrine était habitée par Tharus le grand, un géant féroce qui
+n'avait pas moins de quatorze pieds à la mesure de ce temps, et avait
+voué aux chrétiens une haine implacable; si bien qu'il faisait mourir
+tous ceux qu'il soupçonnait de tenir à la foi nouvelle.</p>
+
+<p>Il avait enlevé la fille du roi Résus d'Arcoménie, <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> la belle
+Recesse, qui gémissait d'être contrainte à recevoir ses caresses, et
+soupirait après le jour qui la délivrerait de ce monstre. Autant les
+habitants de l'île abhorraient le géant Tharus, autant ils aimaient et
+plaignaient la belle et vertueuse Recesse. Des fenêtres de son
+château, Tharus vit la nef des marchands que les flots poussaient
violemment au rivage. Il se leva, demanda ses armes, la peau de
serpent qui lui servait de heaume, sa masse, un faussart et trois
-javelots. Dans cet attirail il alla défier Grimaud qui ne perdit pas
-un instant pour lacer son heaume et monter à cheval. L'issue du
-combat, longuement raconté, mais dont les vives couleurs sont autant
+javelots. Dans cet attirail il alla défier Grimaud qui ne perdit pas
+un instant pour lacer son heaume et monter à cheval. L'issue du
+combat, longuement raconté, mais dont les vives couleurs sont autant
de lieux communs de ces sortes de descriptions, se termina, comme on
-le pense bien, par la mort de Tharus et la délivrance des insulaires,
+le pense bien, par la mort de Tharus et la délivrance des insulaires,
dont la plupart, suivant l'exemple de la princesse Recesse,
-demandèrent et reçurent le baptême. La dame conserva son nom, qui
-répondait au sens de <em>Pleine de bien</em>; et quant aux autres, chacun
-trouva le nom qu'il devait désormais porter tracé dans la paume de sa
-main. Il y eut pourtant un certain nombre de païens qui refusèrent le
-baptême. Ils firent même une guerre cruelle aux nouveaux chrétiens,
+demandèrent et reçurent le baptême. La dame conserva son nom, qui
+répondait au sens de <em>Pleine de bien</em>; et quant aux autres, chacun
+trouva le nom qu'il devait désormais porter tracé dans la paume de sa
+main. Il y eut pourtant un certain nombre de païens qui refusèrent le
+baptême. Ils firent même une guerre cruelle aux nouveaux chrétiens,
comme on le dira plus tard dans les autres branches du roman.</p>
-<p>La dame n'avait pas vu son vaillant libérateur <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> sans éprouver
-le désir d'en être aimée; et tout porte à croire que Grimaud eût
-répondu volontiers à ce qu'elle attendait de lui, s'il ne se fût
+<p>La dame n'avait pas vu son vaillant libérateur <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> sans éprouver
+le désir d'en être aimée; et tout porte à croire que Grimaud eût
+répondu volontiers à ce qu'elle attendait de lui, s'il ne se fût
souvenu qu'il venait de lui servir de parrain. Voici comment elle lui
raconta son histoire.</p>
-<p>«Parrain,» dit-elle, «mon père, le roi Résus, était allé visiter un de
-ses frères en Arphanie, quand il survint dans notre terre d'Arcoménie
+<p>«Parrain,» dit-elle, «mon père, le roi Résus, était allé visiter un de
+ses frères en Arphanie, quand il survint dans notre terre d'Arcoménie
une grande flotte de gens de Cornouaille, sortis de la race des
-géants. On ne leur opposa pas de résistance. Tharus, un d'entre eux,
-m'ayant aperçue sur le bord de la mer comme je m'ébattais avec mes
-compagnes, m'enleva, et, charmé de ma beauté, de ma jeunesse, me
-conduisit bientôt dans cette île Onagrine dont il avait hérité après
-la mort de son oncle, vaincu et tué par le duc Nascien
-d'Orbérique<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99" title="Go to footnote 99"><span class="smaller">[99]</span></a>. Il fallut me résigner à lui servir de concubine, et à
-feindre des sentiments bien opposés à ceux que j'avais réellement.
-Car, on le dit en commun proverbe: Souvent déchausse-t-on le pied
-qu'on aimerait mieux trancher. Vous m'avez délivrée de ce tyran
-détesté; mais maintenant que vais-je devenir? Comment retourner vers
-mon père, qui ne me pardonnera pas d'avoir quitté le <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> culte
+géants. On ne leur opposa pas de résistance. Tharus, un d'entre eux,
+m'ayant aperçue sur le bord de la mer comme je m'ébattais avec mes
+compagnes, m'enleva, et, charmé de ma beauté, de ma jeunesse, me
+conduisit bientôt dans cette île Onagrine dont il avait hérité après
+la mort de son oncle, vaincu et tué par le duc Nascien
+d'Orbérique<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99" title="Go to footnote 99"><span class="smaller">[99]</span></a>. Il fallut me résigner à lui servir de concubine, et à
+feindre des sentiments bien opposés à ceux que j'avais réellement.
+Car, on le dit en commun proverbe: Souvent déchausse-t-on le pied
+qu'on aimerait mieux trancher. Vous m'avez délivrée de ce tyran
+détesté; mais maintenant que vais-je devenir? Comment retourner vers
+mon père, qui ne me pardonnera pas d'avoir quitté le <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> culte
de ses idoles? Comment demeurer ici, quand les habitants ne m'ont pas
fait hommage, et quand je ne suis pas souveraine par droit
-héréditaire? Ils ne me porteront révérence qu'autant qu'il leur
-plaira, et ne choisiront pas sans doute une femme pour être leur
+héréditaire? Ils ne me porteront révérence qu'autant qu'il leur
+plaira, et ne choisiront pas sans doute une femme pour être leur
reine. Ah! si je pouvais compter sur un vaillant et hardi chevalier
-qui partageât mes honneurs, je tremblerais moins pour l'avenir.»</p>
+qui partageât mes honneurs, je tremblerais moins pour l'avenir.»</p>
-<p>Grimaud la consola de son mieux. Il réunit ensuite les nouveaux
-chrétiens devant le palais, et leur fit jurer de reconnaître pour leur
-souveraine la princesse Recesse, qui reçut leur hommage, et dès lors
-cessa de craindre. Grimaud et les marchands prirent congé d'elle, et
-après quelques jours de traversée, abordèrent sur les frontières de
+<p>Grimaud la consola de son mieux. Il réunit ensuite les nouveaux
+chrétiens devant le palais, et leur fit jurer de reconnaître pour leur
+souveraine la princesse Recesse, qui reçut leur hommage, et dès lors
+cessa de craindre. Grimaud et les marchands prirent congé d'elle, et
+après quelques jours de traversée, abordèrent sur les frontières de
Norgalles, en vue de la fameuse <em>Tour des Merveilles</em>.</p>
-<p>«En quelle contrée abordons-nous?» demanda Grimaud aux six marchands.
-«Sire,» répondit l'un d'eux nommé Antoine, «nous sommes à l'entrée du
-Northumberland et à la sortie de Norgalles, là où commence le duché de
-Galeford, dont le château principal est à la distance de quatre lieues
-galloises.&mdash;Galeford?» répéta Grimaud, «mais comment savoir si c'est
-la ville de ce nom que je cherche?&mdash;C'est bien elle,» reprit Antoine,
-«car en toute la Grande-Bretagne il n'y <span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> a pas d'autre
-château du même nom.&mdash;Montons donc sur-le-champ, car j'ai la plus
-grande envie d'y arriver.»</p>
+<p>«En quelle contrée abordons-nous?» demanda Grimaud aux six marchands.
+«Sire,» répondit l'un d'eux nommé Antoine, «nous sommes à l'entrée du
+Northumberland et à la sortie de Norgalles, là où commence le duché de
+Galeford, dont le château principal est à la distance de quatre lieues
+galloises.&mdash;Galeford?» répéta Grimaud, «mais comment savoir si c'est
+la ville de ce nom que je cherche?&mdash;C'est bien elle,» reprit Antoine,
+«car en toute la Grande-Bretagne il n'y <span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> a pas d'autre
+château du même nom.&mdash;Montons donc sur-le-champ, car j'ai la plus
+grande envie d'y arriver.»</p>
<p>Ils chevauchent entre deux vallons au milieu de beaux arbres qui
-abritaient le plus épais pâturage; cette verdure ombragée s'étendait
-de deux journées dans le Northumberland et de trois journées dans le
-Norgalles. Une montagne la séparait du château de Galeford. Avant
-d'arriver, ils rencontrèrent plusieurs chevaliers qu'ils reconnurent
-d'abord comme chrétiens, puis comme attachés aux nouveaux rois de la
-contrée. Le premier d'entre eux était Clamacide, un des barons de
-Sarras, devenu sénéchal de Northumberland. Ils firent un récit mutuel
-des incidents qui leur étaient survenus, comment la cité de Sarras
-était prise et celle d'Orbérique assiégée; comment Nascien était
-devenu roi de Northumberland, Célidoine roi de Norgalles et époux de
-la fille du roi Label; comment Mordrain avait été <em>Mehaignié</em> et
-devait attendre pour sa guérison l'avénement du dernier de sa race;
-comment enfin Énigée, femme de Joseph, avait mis Galaad au monde, et
-la reine Sarracinthe Éliézer, alors dans sa onzième année. Ces récits
-émerveillèrent Grimaud, qui se réjouit de tout ce qu'on lui apprit du
-jeune Éliézer. La rencontre de Grimaud avec la reine Sarracinthe,
-avec Éliézer, avec Nascien, <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> Célidoine et le roi Mehaignié ne
-fut pas moins arrosée de douces larmes. Il fut convenu qu'Éliézer
-demanderait à ses parents la permission de retourner en Orient avec
-Grimaud et l'armée que le roi Mordrain, onze ans auparavant, avait
+abritaient le plus épais pâturage; cette verdure ombragée s'étendait
+de deux journées dans le Northumberland et de trois journées dans le
+Norgalles. Une montagne la séparait du château de Galeford. Avant
+d'arriver, ils rencontrèrent plusieurs chevaliers qu'ils reconnurent
+d'abord comme chrétiens, puis comme attachés aux nouveaux rois de la
+contrée. Le premier d'entre eux était Clamacide, un des barons de
+Sarras, devenu sénéchal de Northumberland. Ils firent un récit mutuel
+des incidents qui leur étaient survenus, comment la cité de Sarras
+était prise et celle d'Orbérique assiégée; comment Nascien était
+devenu roi de Northumberland, Célidoine roi de Norgalles et époux de
+la fille du roi Label; comment Mordrain avait été <em>Mehaignié</em> et
+devait attendre pour sa guérison l'avénement du dernier de sa race;
+comment enfin Énigée, femme de Joseph, avait mis Galaad au monde, et
+la reine Sarracinthe Éliézer, alors dans sa onzième année. Ces récits
+émerveillèrent Grimaud, qui se réjouit de tout ce qu'on lui apprit du
+jeune Éliézer. La rencontre de Grimaud avec la reine Sarracinthe,
+avec Éliézer, avec Nascien, <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> Célidoine et le roi Mehaignié ne
+fut pas moins arrosée de douces larmes. Il fut convenu qu'Éliézer
+demanderait à ses parents la permission de retourner en Orient avec
+Grimaud et l'armée que le roi Mordrain, onze ans auparavant, avait
conduite en Bretagne. La reine Sarracinthe consentit avec douleur au
-départ de son fils. Puis toute la compagnie se rendit à l'ermitage où
-était déposé le roi Méhaignié, lequel confirma les projets de Grimaud
-et fit entre Éliézer et lui le partage de ses domaines de Syrie.
+départ de son fils. Puis toute la compagnie se rendit à l'ermitage où
+était déposé le roi Méhaignié, lequel confirma les projets de Grimaud
+et fit entre Éliézer et lui le partage de ses domaines de Syrie.
Grimaud, quoique fils naturel, eut le royaume du roi Label,
-c'est-à-dire l'ancien pays de Madian, auquel fut réuni le duché
-d'Orbérique, ancien fief de Nascien. Éliézer, armé chevalier devant le
-roi Méhaignié, fut roi de Sarras qu'ils allaient reconquérir.</p>
+c'est-à-dire l'ancien pays de Madian, auquel fut réuni le duché
+d'Orbérique, ancien fief de Nascien. Éliézer, armé chevalier devant le
+roi Méhaignié, fut roi de Sarras qu'ils allaient reconquérir.</p>
-<p>Nous les laisserons retourner en Orient, chasser les Égyptiens, tuer
+<p>Nous les laisserons retourner en Orient, chasser les Égyptiens, tuer
le roi Oclefaus-Seraste et ses deux fils, recevoir enfin l'hommage des
-habitants de Sarras, d'Orbérique et de Madian. Si nous entendons
+habitants de Sarras, d'Orbérique et de Madian. Si nous entendons
encore parler d'eux, ce sera dans les autres branches du cycle<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100" title="Go to footnote 100"><span class="smaller">[100]</span></a>.</p>
<h4><span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> VII.<br>
-<span class="smaller">MOÏSE, SIMÉON ET CANAAN.&mdash;LES TOMBES DE FEU.&mdash;LES ÉPÉES DRESSÉES.</span></h4>
+<span class="smaller">MOÃSE, SIMÉON ET CANAAN.&mdash;LES TOMBES DE FEU.&mdash;LES ÉPÉES DRESSÉES.</span></h4>
-<p>Josephe, en quittant le roi Méhaignié, poursuivit le cours de ses
-prédications. Le père, le fils et les Juifs convertis qui les avaient
-suivis en Occident s'arrêtèrent d'abord dans une ville nommée
+<p>Josephe, en quittant le roi Méhaignié, poursuivit le cours de ses
+prédications. Le père, le fils et les Juifs convertis qui les avaient
+suivis en Occident s'arrêtèrent d'abord dans une ville nommée
Kamaloth<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101" title="Go to footnote 101"><span class="smaller">[101]</span></a>, et tel fut l'effet de leurs exhortations, que tout le
-peuple de la province demanda et reçut le baptême. Le roi Avred le
-Roux (Alfred), n'osant résister au mouvement général, feignit d'être
-lui-même converti, et, pour mieux tromper Josephe, reçut le baptême de
-sa propre main. Mais à peine les chrétiens avaient-ils quitté la ville
-pour continuer leurs prédications, en laissant dans Kamaloth douze
-prêtres chargés d'entretenir la bonne semence, que le méchant Avred
-jeta le masque, renia son baptême et contraignit ses sujets à
-<span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> suivre son coupable exemple. Les douze prêtres voulurent
-résister: on les saisit, on les attacha à la grande croix que Josephe
-avait fait élever près de la ville; ils furent battus de verges, puis
-lapidés par les mêmes gens qui, peu de temps auparavant, avaient
-confessé la religion nouvelle. Ce crime ne pouvait rester impuni.
+peuple de la province demanda et reçut le baptême. Le roi Avred le
+Roux (Alfred), n'osant résister au mouvement général, feignit d'être
+lui-même converti, et, pour mieux tromper Josephe, reçut le baptême de
+sa propre main. Mais à peine les chrétiens avaient-ils quitté la ville
+pour continuer leurs prédications, en laissant dans Kamaloth douze
+prêtres chargés d'entretenir la bonne semence, que le méchant Avred
+jeta le masque, renia son baptême et contraignit ses sujets à
+<span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> suivre son coupable exemple. Les douze prêtres voulurent
+résister: on les saisit, on les attacha à la grande croix que Josephe
+avait fait élever près de la ville; ils furent battus de verges, puis
+lapidés par les mêmes gens qui, peu de temps auparavant, avaient
+confessé la religion nouvelle. Ce crime ne pouvait rester impuni.
Comme il revenait de couvrir de boue la croix nouvelle, Avred
-rencontra sur son chemin sa femme, son fils et son frère: aussitôt,
-saisi d'une fureur infernale, il se jeta sur eux et les étrangla tous
-trois, en dépit des efforts du peuple pour les arracher de ses mains.
-Puis, courant comme un forcené parmi les rues, il arriva devant un
-four nouvellement allumé et s'élança dans le brasier ardent, qui
-réduisit en cendres son corps maudit. Effrayés de ce qu'ils venaient
-de voir, les gens de Kamaloth ne doutèrent plus du pouvoir du Dieu des
-chrétiens, et s'empressèrent d'envoyer des messagers à Josephe pour le
+rencontra sur son chemin sa femme, son fils et son frère: aussitôt,
+saisi d'une fureur infernale, il se jeta sur eux et les étrangla tous
+trois, en dépit des efforts du peuple pour les arracher de ses mains.
+Puis, courant comme un forcené parmi les rues, il arriva devant un
+four nouvellement allumé et s'élança dans le brasier ardent, qui
+réduisit en cendres son corps maudit. Effrayés de ce qu'ils venaient
+de voir, les gens de Kamaloth ne doutèrent plus du pouvoir du Dieu des
+chrétiens, et s'empressèrent d'envoyer des messagers à Josephe pour le
prier de leur pardonner et de les relever de leur apostasie. Josephe
-revint donc sur ses pas, les arrosa tous d'eau bénite, reçut de
-nouveau leur promesse de vivre et mourir chrétiens, et, jetant les
-yeux sur la croix encore souillée du sang des douze martyrs et de la
-boue qu'on leur avait jetée: «Cette croix,» dit-il, «sera désormais
-appelée la <em>Croix Noire</em>, en souvenir de la noire trahison d'Avred le
-Roux.» <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> Le nom est jusqu'à présent demeuré. Avant de
-s'éloigner une seconde fois de Kamaloth, Josephe institua un évêque et
-fit construire une belle église sous l'invocation de saint Étienne
+revint donc sur ses pas, les arrosa tous d'eau bénite, reçut de
+nouveau leur promesse de vivre et mourir chrétiens, et, jetant les
+yeux sur la croix encore souillée du sang des douze martyrs et de la
+boue qu'on leur avait jetée: «Cette croix,» dit-il, «sera désormais
+appelée la <em>Croix Noire</em>, en souvenir de la noire trahison d'Avred le
+Roux.» <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> Le nom est jusqu'à présent demeuré. Avant de
+s'éloigner une seconde fois de Kamaloth, Josephe institua un évêque et
+fit construire une belle église sous l'invocation de saint Étienne
martyr.</p>
-<p>Ici notre romancier se reprend au poëme de Robert de Boron<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102" title="Go to footnote 102"><span class="smaller">[102]</span></a>.
-Durant les courses de Josephe à travers les provinces de la
-Grande-Bretagne, il arriva que les provisions vinrent à faire défaut,
+<p>Ici notre romancier se reprend au poëme de Robert de Boron<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102" title="Go to footnote 102"><span class="smaller">[102]</span></a>.
+Durant les courses de Josephe à travers les provinces de la
+Grande-Bretagne, il arriva que les provisions vinrent à faire défaut,
et que ses compagnons sentirent les angoisses de la faim. Josephe fit
-arrêter l'arche et disposer la table carrée au milieu d'une plaine.
-Après avoir dit ses oraisons, il posa le saint vaisseau au milieu de
-la table, et s'assit le premier en invitant les chrétiens à suivre son
-exemple, pour savourer la divine nourriture réservée à tous ceux dont
-les pensées demeuraient pures et chastes.</p>
-
-<p>Josephe avait eu soin de laisser entre son père et lui l'espace d'un
-siége vide. Bron se plaça près de Joseph et tous les autres à la
-suite, d'après leur rang de parenté, la table s'étendant d'elle-même
-en proportion de ceux qui méritaient d'en approcher. Un seul des
-parents de Joseph ne put trouver où s'asseoir; il se nommait Moïse. Il
-eut beau aller d'un côté à l'autre, il n'y avait puisqu'un seul siége
-à occuper, celui qu'avaient <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> laissé entre eux les deux Joseph.
-«Pourquoi ne m'assoirais-je pas là?» se dit-il; «j'en suis aussi digne
-que personne.» Cependant Josephe avait posé devant lui le Graal,
-qu'une toile recouvrait des trois côtés opposés à son visage; il
-sentit l'arrivée de la grâce, et tous les chrétiens assis ne tardèrent
-pas à la partager et à la savourer dans un respectueux silence.</p>
-
-<p>Moïse avança d'un pas: comme il se disposait à prendre le siége vide,
-Josephe le regarda avec une surprise partagée par les autres chrétiens
-que leurs péchés privaient de la grâce. Ceux qui étaient assis virent
+arrêter l'arche et disposer la table carrée au milieu d'une plaine.
+Après avoir dit ses oraisons, il posa le saint vaisseau au milieu de
+la table, et s'assit le premier en invitant les chrétiens à suivre son
+exemple, pour savourer la divine nourriture réservée à tous ceux dont
+les pensées demeuraient pures et chastes.</p>
+
+<p>Josephe avait eu soin de laisser entre son père et lui l'espace d'un
+siége vide. Bron se plaça près de Joseph et tous les autres à la
+suite, d'après leur rang de parenté, la table s'étendant d'elle-même
+en proportion de ceux qui méritaient d'en approcher. Un seul des
+parents de Joseph ne put trouver où s'asseoir; il se nommait Moïse. Il
+eut beau aller d'un côté à l'autre, il n'y avait puisqu'un seul siége
+à occuper, celui qu'avaient <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> laissé entre eux les deux Joseph.
+«Pourquoi ne m'assoirais-je pas là?» se dit-il; «j'en suis aussi digne
+que personne.» Cependant Josephe avait posé devant lui le Graal,
+qu'une toile recouvrait des trois côtés opposés à son visage; il
+sentit l'arrivée de la grâce, et tous les chrétiens assis ne tardèrent
+pas à la partager et à la savourer dans un respectueux silence.</p>
+
+<p>Moïse avança d'un pas: comme il se disposait à prendre le siége vide,
+Josephe le regarda avec une surprise partagée par les autres chrétiens
+que leurs péchés privaient de la grâce. Ceux qui étaient assis virent
alors trois mains sortir d'un blanc nuage, ondoyant comme un drap
-mouillé; l'une de ces mains prit Moïse par les cheveux, les deux
-autres par les bras; ainsi fut-il soulevé en haut: alors, tout à coup,
-entouré de flammes dévorantes, il fut transporté loin de la vue des
-convives. L'histoire dit qu'il fut conduit dans la forêt d'Arnantes
+mouillé; l'une de ces mains prit Moïse par les cheveux, les deux
+autres par les bras; ainsi fut-il soulevé en haut: alors, tout à coup,
+entouré de flammes dévorantes, il fut transporté loin de la vue des
+convives. L'histoire dit qu'il fut conduit dans la forêt d'Arnantes
(ou Darnantes), et que son corps y demeura au milieu des flammes, sans
-en être consumé.</p>
-
-<p>Le châtiment de Moïse ne troubla pas le bonheur dont jouissaient les
-convives, au nombre de soixante-dix. À l'heure de tierce, dès qu'ils
-revinrent à eux-mêmes, ils ne manquèrent pas, en se levant, de
-demander à Josephe ce que Moïse était devenu. «Ne m'interrogez pas;
-vous le saurez plus tard.&mdash;Au moins,» dit <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> Pierre,
-«expliquez-nous comment cette table, qui semble faite pour treize
-convives, s'étend en proportion du nombre de ceux qui se
-présentent.&mdash;Elle s'étend,» répond Josephe, «en faveur de quiconque
-est digne de s'y asseoir. Celui qui doit siéger près de moi sera
-vierge et sans impureté; les autres doivent rester libres de tout
-péché mortel. La place vide représente celle que Judas occupait à la
-Cène. Après son crime, personne ne l'a remplie avant que Matthias n'en
-fût jugé digne. Notre-Seigneur, en me choisissant pour porter sa
-parole dans certaines contrées, à l'exemple des apôtres, m'a donné en
+en être consumé.</p>
+
+<p>Le châtiment de Moïse ne troubla pas le bonheur dont jouissaient les
+convives, au nombre de soixante-dix. À l'heure de tierce, dès qu'ils
+revinrent à eux-mêmes, ils ne manquèrent pas, en se levant, de
+demander à Josephe ce que Moïse était devenu. «Ne m'interrogez pas;
+vous le saurez plus tard.&mdash;Au moins,» dit <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> Pierre,
+«expliquez-nous comment cette table, qui semble faite pour treize
+convives, s'étend en proportion du nombre de ceux qui se
+présentent.&mdash;Elle s'étend,» répond Josephe, «en faveur de quiconque
+est digne de s'y asseoir. Celui qui doit siéger près de moi sera
+vierge et sans impureté; les autres doivent rester libres de tout
+péché mortel. La place vide représente celle que Judas occupait à la
+Cène. Après son crime, personne ne l'a remplie avant que Matthias n'en
+fût jugé digne. Notre-Seigneur, en me choisissant pour porter sa
+parole dans certaines contrées, à l'exemple des apôtres, m'a donné en
garde le saint vaisseau dans lequel son divin corps est journellement
-sacré et sanctifié. Plus tard, au temps du roi Artus, sera établie une
-troisième table pour représenter la Trinité.»</p>
+sacré et sanctifié. Plus tard, au temps du roi Artus, sera établie une
+troisième table pour représenter la Trinité.»</p>
-<p>Ils continuèrent leur route vers l'Écosse, traversèrent de belles
-forêts et atteignirent une grande plaine arrosée d'un vivier limpide.
+<p>Ils continuèrent leur route vers l'Écosse, traversèrent de belles
+forêts et atteignirent une grande plaine arrosée d'un vivier limpide.
Alors ils eurent faim, et Josephe les avertit de se mettre tous en
-état de recevoir la grâce, petits et grands, justes et pécheurs. Puis,
-s'adressant à Alain le Gros, le plus jeune des fils de Bron, il lui
-ordonna d'aller tendre un filet sur le vivier. Alain obéit et prit un
-grand poisson qui fut aussitôt mis sur la braise et préparé comme il
-convenait. Josephe fit mettre les tables et étendre les nappes; ils
-s'assirent <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> sur l'herbe fraîche, dans l'ordre accoutumé.
-«Pierre,» dit Josephe, «prenez le saint vaisseau, faites avec lui le
-tour des tables, pendant que je ferai les parts du poisson.» Dès que
-Pierre eut fait ce qui lui était demandé, tous se sentirent remplis de
-la grâce, et se crurent nourris des plus douces épices, des plus
-savoureux mets. Ils restèrent dans cet état jusqu'à l'heure de tierce.</p>
-
-<p>Bron alors demanda à son neveu ce qu'il entendait faire de ses douze
-fils. «Nous saurons d'eux,» répondit Josephe, «quelles sont leurs
-dispositions». Les onze premiers souhaitèrent de prendre femmes pour
-continuer leur lignée; Alain le Gros seul déclara ne pas vouloir se
-marier. C'est lui que le conte appellera désormais le <em>Riche Pêcheur</em>,
-ainsi que tous ceux qui furent après lui saisis du saint Graal, et
-portèrent couronne. Mais cet Alain ne fut pas roi comme eux, et ne
-doit pas être confondu avec le roi Alain ou Hélain, issu de Célidoine.
-Ajoutons que le vivier dans lequel fut pêché le gros poisson reçut, à
-partir de ce jour, le nom de l'<em>étang Alain</em>.</p>
-
-<p>Nos chrétiens passent de cette contrée vers les abords de Brocéliande,
-que nous devons craindre de confondre avec la célèbre forêt de la
-Petite-Bretagne qui portait le même nom, et dont il sera parlé si
-souvent dans les autres <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> branches. Près de l'endroit où ils
-s'arrêtèrent s'élevait le château de La Roche, autrement nommé
-Rochefort. Un païen tout armé se présenta devant Josephe et lui
+état de recevoir la grâce, petits et grands, justes et pécheurs. Puis,
+s'adressant à Alain le Gros, le plus jeune des fils de Bron, il lui
+ordonna d'aller tendre un filet sur le vivier. Alain obéit et prit un
+grand poisson qui fut aussitôt mis sur la braise et préparé comme il
+convenait. Josephe fit mettre les tables et étendre les nappes; ils
+s'assirent <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> sur l'herbe fraîche, dans l'ordre accoutumé.
+«Pierre,» dit Josephe, «prenez le saint vaisseau, faites avec lui le
+tour des tables, pendant que je ferai les parts du poisson.» Dès que
+Pierre eut fait ce qui lui était demandé, tous se sentirent remplis de
+la grâce, et se crurent nourris des plus douces épices, des plus
+savoureux mets. Ils restèrent dans cet état jusqu'à l'heure de tierce.</p>
+
+<p>Bron alors demanda à son neveu ce qu'il entendait faire de ses douze
+fils. «Nous saurons d'eux,» répondit Josephe, «quelles sont leurs
+dispositions». Les onze premiers souhaitèrent de prendre femmes pour
+continuer leur lignée; Alain le Gros seul déclara ne pas vouloir se
+marier. C'est lui que le conte appellera désormais le <em>Riche Pêcheur</em>,
+ainsi que tous ceux qui furent après lui saisis du saint Graal, et
+portèrent couronne. Mais cet Alain ne fut pas roi comme eux, et ne
+doit pas être confondu avec le roi Alain ou Hélain, issu de Célidoine.
+Ajoutons que le vivier dans lequel fut pêché le gros poisson reçut, à
+partir de ce jour, le nom de l'<em>étang Alain</em>.</p>
+
+<p>Nos chrétiens passent de cette contrée vers les abords de Brocéliande,
+que nous devons craindre de confondre avec la célèbre forêt de la
+Petite-Bretagne qui portait le même nom, et dont il sera parlé si
+souvent dans les autres <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> branches. Près de l'endroit où ils
+s'arrêtèrent s'élevait le château de La Roche, autrement nommé
+Rochefort. Un païen tout armé se présenta devant Josephe et lui
demanda ce qu'il venait faire, lui et ses compagnons, dans ces
-parages. «Nous sommes chrétiens, et notre intention est d'annoncer par
-le pays la vérité.&mdash;Qu'est-ce que votre vérité?» Josephe alors exposa
-les principes de la doctrine chrétienne; le païen, dont l'esprit était
-subtil, lui tint tête en cherchant à contester ce qui lui était conté
-de Jésus-Christ et de sa douce mère. «Mais enfin,» ajouta-t-il, «si tu
+parages. «Nous sommes chrétiens, et notre intention est d'annoncer par
+le pays la vérité.&mdash;Qu'est-ce que votre vérité?» Josephe alors exposa
+les principes de la doctrine chrétienne; le païen, dont l'esprit était
+subtil, lui tint tête en cherchant à contester ce qui lui était conté
+de Jésus-Christ et de sa douce mère. «Mais enfin,» ajouta-t-il, «si tu
ne mens pas dans ce que tu nous as dit de ton Dieu, je t'offre une
-belle occasion de le mettre en évidence. Je vais de ce pas chez mon
-frère, atteint d'une plaie jugée incurable par tous les médecins; si
-tu parviens à la guérir, je promets de devenir chrétien et de décider
-mon frère à suivre mon exemple.&mdash;Et moi,» répondit Josephe, «si vous
-parlez sincèrement, je promets de rendre à votre frère la meilleure
-santé qu'il ait jamais eue.»</p>
-
-<p>Il fit signe à ses compagnons de l'attendre et suivit le cavalier
-païen. Arrivés à l'entrée du château, voilà qu'un lion sort de la
-forêt voisine, fond sur Agron (c'était le nom du païen) et l'étrangle
-comme il eût fait d'un poussin. Josephe continua son chemin sans
-paraître ému; mais les gens du pays, qui avaient vu le lion <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span>
-s'élancer sur Agron, accusèrent Josephe de l'avoir évoqué par ses
-enchantements; ils le saisissent, le lient et le conduisent à la
-forteresse. Comme ils voulaient le pousser dans une noire prison: «Eh
-quoi!» leur dit-il, «je suis venu pour rendre la santé à votre duc
-Matagran, et vous me traitez ainsi!» Il avait à peine prononcé ces
-mots que le sénéchal du pays s'avance furieux et le frappe de son
-épée, précisément à l'endroit où il avait été jadis frappé par l'ange.
-La lame se brisa en deux, et le premier tronçon demeura dans la plaie.
-«Je suis venu,» dit Josephe, «pour guérir les malades, et c'est vous
-qui me blessez! Conduisez-moi soit à votre maître, soit dans le temple
-de vos dieux, et vous verrez si vous ne vous êtes pas mépris sur mon
-compte.»</p>
+belle occasion de le mettre en évidence. Je vais de ce pas chez mon
+frère, atteint d'une plaie jugée incurable par tous les médecins; si
+tu parviens à la guérir, je promets de devenir chrétien et de décider
+mon frère à suivre mon exemple.&mdash;Et moi,» répondit Josephe, «si vous
+parlez sincèrement, je promets de rendre à votre frère la meilleure
+santé qu'il ait jamais eue.»</p>
+
+<p>Il fit signe à ses compagnons de l'attendre et suivit le cavalier
+païen. Arrivés à l'entrée du château, voilà qu'un lion sort de la
+forêt voisine, fond sur Agron (c'était le nom du païen) et l'étrangle
+comme il eût fait d'un poussin. Josephe continua son chemin sans
+paraître ému; mais les gens du pays, qui avaient vu le lion <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span>
+s'élancer sur Agron, accusèrent Josephe de l'avoir évoqué par ses
+enchantements; ils le saisissent, le lient et le conduisent à la
+forteresse. Comme ils voulaient le pousser dans une noire prison: «Eh
+quoi!» leur dit-il, «je suis venu pour rendre la santé à votre duc
+Matagran, et vous me traitez ainsi!» Il avait à peine prononcé ces
+mots que le sénéchal du pays s'avance furieux et le frappe de son
+épée, précisément à l'endroit où il avait été jadis frappé par l'ange.
+La lame se brisa en deux, et le premier tronçon demeura dans la plaie.
+«Je suis venu,» dit Josephe, «pour guérir les malades, et c'est vous
+qui me blessez! Conduisez-moi soit à votre maître, soit dans le temple
+de vos dieux, et vous verrez si vous ne vous êtes pas mépris sur mon
+compte.»</p>
<a id="img002" name="img002"></a>
<div class="figcenter">
<img src="images/img002.jpg" width="350" height="553" alt="" title="Josephe.">
</div>
-<p>On le conduisit au temple, et tout aussitôt il se mit à prêcher la
-sainte loi. Le peuple l'écoutait avec attention: «Si,» lui dit-on,
-«vous rendez la santé à tous nos infirmes, nous croirons en votre
-Dieu.» Josephe se mit alors à genoux et fit une prière fervente; avant
-qu'il fût relevé, le tonnerre éclata, une lueur de feu descendit sur
-les idoles de Jupin, Mahon, Tervagan et Cahu, et les réduisit en
+<p>On le conduisit au temple, et tout aussitôt il se mit à prêcher la
+sainte loi. Le peuple l'écoutait avec attention: «Si,» lui dit-on,
+«vous rendez la santé à tous nos infirmes, nous croirons en votre
+Dieu.» Josephe se mit alors à genoux et fit une prière fervente; avant
+qu'il fût relevé, le tonnerre éclata, une lueur de feu descendit sur
+les idoles de Jupin, Mahon, Tervagan et Cahu, et les réduisit en
poudre. Tous ceux qui, parmi les assistants, souffraient de quelque
-mal, les boiteux, les aveugles, les borgnes, sentirent qu'ils étaient
-délivrés de leurs <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> maux, si bien que c'était à qui demanderait
-à hauts cris le baptême.</p>
-
-<p>Matagran, averti de la rumeur, se rendit au temple à son tour: il
-avait été, longtemps avant, atteint d'une pointe de flèche qui lui
-demeurait en la tête. «Chrétien,» dit-il à Josephe, «je recevrai le
-baptême comme toutes ces gens, si tu me guéris et si tu rends la vie à
-mon Frère Agron.» Josephe, sans répondre, fait tenir droit le duc
-Matagran; il étend les mains autour de sa tête, et fait sur l'endroit
-entamé le signe de la croix. On voit aussitôt le fer de la flèche
-poindre, sortir, et Matagran s'écrier, transporté de joie, qu'il ne
+mal, les boiteux, les aveugles, les borgnes, sentirent qu'ils étaient
+délivrés de leurs <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> maux, si bien que c'était à qui demanderait
+à hauts cris le baptême.</p>
+
+<p>Matagran, averti de la rumeur, se rendit au temple à son tour: il
+avait été, longtemps avant, atteint d'une pointe de flèche qui lui
+demeurait en la tête. «Chrétien,» dit-il à Josephe, «je recevrai le
+baptême comme toutes ces gens, si tu me guéris et si tu rends la vie à
+mon Frère Agron.» Josephe, sans répondre, fait tenir droit le duc
+Matagran; il étend les mains autour de sa tête, et fait sur l'endroit
+entamé le signe de la croix. On voit aussitôt le fer de la flèche
+poindre, sortir, et Matagran s'écrier, transporté de joie, qu'il ne
sent plus la moindre douleur.</p>
-<p>Restait Agron dont le corps, déjà séparé de l'âme, lui fut amené.
-Josephe haussa la main, fit le signe de la croix, aussitôt on vit les
-deux parties séparées de la gorge se rejoindre; Agron se leva et
-s'écria qu'il revenait du purgatoire où il commençait à brûler en
-flammes ardentes. On conçoit aisément qu'après tant de merveilles, les
-deux frères fussent disposés à croire aux vérités de la nouvelle
-religion. Pour le sénéchal qui avait blessé Josephe, il vint
-humblement demander pardon. Josephe toucha le tronçon de l'épée
-demeuré dans la cuisse et le fit sortir de la plaie qui sur-le-champ
-se referma. Prenant alors les deux tronçons de la lame: «À Dieu
-<span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> ne plaise,» dit-il, «que cette bonne épée soit ressoudée,
-sinon par celui qui doit accomplir l'aventure du siége périlleux de la
+<p>Restait Agron dont le corps, déjà séparé de l'âme, lui fut amené.
+Josephe haussa la main, fit le signe de la croix, aussitôt on vit les
+deux parties séparées de la gorge se rejoindre; Agron se leva et
+s'écria qu'il revenait du purgatoire où il commençait à brûler en
+flammes ardentes. On conçoit aisément qu'après tant de merveilles, les
+deux frères fussent disposés à croire aux vérités de la nouvelle
+religion. Pour le sénéchal qui avait blessé Josephe, il vint
+humblement demander pardon. Josephe toucha le tronçon de l'épée
+demeuré dans la cuisse et le fit sortir de la plaie qui sur-le-champ
+se referma. Prenant alors les deux tronçons de la lame: «À Dieu
+<span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> ne plaise,» dit-il, «que cette bonne épée soit ressoudée,
+sinon par celui qui doit accomplir l'aventure du siége périlleux de la
Table-Ronde, au temps du roi Artus; et que la pointe cesse de saigner
-avant que les deux parties ne soient rejointes.»</p>
-
-<p>Après avoir ainsi destiné cette épée, Josephe établit des prêtres dans
-la contrée, pour y faire le service divin dans une nouvelle église
-qu'il dédia à Notre-Dame. Là fut déposée l'épée dans un bel écrin; là
-fut aussi mis en terre le frère de Matagran qui ne vécut pas au-delà
-de huit jours après sa résurrection<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103" title="Go to footnote 103"><span class="smaller">[103]</span></a>. Josephe alors retourna vers
-ses compagnons, arrêtés sur la rivière de <em>Colice</em>, et leur raconta
-toutes les merveilles que Dieu venait d'opérer par son ministère.</p>
-
-<p>Cette rivière de Colice tombait dans un bras de mer et portait de
-grands vaisseaux. Elle traversait la forêt de Brocéliande et fermait
-la voie devant eux. Comment la traverser? «Vous avez,» dit Josephe,
-«passé de plus grandes eaux. Mettez-vous en prières, et le Seigneur
-viendra à notre aide.» Ils se jetèrent à genoux, le visage tourné
-vers l'Orient. Bientôt <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> ils voient sortir de la forêt de
-Brocéliande un grand cerf blanc, portant au col une chaîne d'argent,
-et escorté par quatre lions. Josephe fait un salut en les voyant: le
+avant que les deux parties ne soient rejointes.»</p>
+
+<p>Après avoir ainsi destiné cette épée, Josephe établit des prêtres dans
+la contrée, pour y faire le service divin dans une nouvelle église
+qu'il dédia à Notre-Dame. Là fut déposée l'épée dans un bel écrin; là
+fut aussi mis en terre le frère de Matagran qui ne vécut pas au-delà
+de huit jours après sa résurrection<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103" title="Go to footnote 103"><span class="smaller">[103]</span></a>. Josephe alors retourna vers
+ses compagnons, arrêtés sur la rivière de <em>Colice</em>, et leur raconta
+toutes les merveilles que Dieu venait d'opérer par son ministère.</p>
+
+<p>Cette rivière de Colice tombait dans un bras de mer et portait de
+grands vaisseaux. Elle traversait la forêt de Brocéliande et fermait
+la voie devant eux. Comment la traverser? «Vous avez,» dit Josephe,
+«passé de plus grandes eaux. Mettez-vous en prières, et le Seigneur
+viendra à notre aide.» Ils se jetèrent à genoux, le visage tourné
+vers l'Orient. Bientôt <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> ils voient sortir de la forêt de
+Brocéliande un grand cerf blanc, portant au col une chaîne d'argent,
+et escorté par quatre lions. Josephe fait un salut en les voyant: le
cerf s'avance vers la Colice, et la passe tranquillement ainsi que les
-lions, sans que leurs pieds soient plus mouillés que s'ils eussent
-traversé une rivière glacée.</p>
-
-<p>Josephe dit alors: «Vous tous mes parents, qui êtes de la Table du
-Saint-Graal, suivez-moi; que les pécheurs seuls attendent un nouveau
-secours.» Il suivit la ligne que le cerf avait tracée sur la rivière
-en la traversant, et parvint le premier de l'autre côté du rivage, où
-tous ses compagnons le rejoignirent, à l'exception des deux grands
-pécheurs, Siméon et Canaan.</p>
-
-<p>Or, ce Canaan avait douze frères, qui tous supplièrent Josephe de ne
-pas le laisser ainsi abandonné. Josephe, cédant à leurs prières,
+lions, sans que leurs pieds soient plus mouillés que s'ils eussent
+traversé une rivière glacée.</p>
+
+<p>Josephe dit alors: «Vous tous mes parents, qui êtes de la Table du
+Saint-Graal, suivez-moi; que les pécheurs seuls attendent un nouveau
+secours.» Il suivit la ligne que le cerf avait tracée sur la rivière
+en la traversant, et parvint le premier de l'autre côté du rivage, où
+tous ses compagnons le rejoignirent, à l'exception des deux grands
+pécheurs, Siméon et Canaan.</p>
+
+<p>Or, ce Canaan avait douze frères, qui tous supplièrent Josephe de ne
+pas le laisser ainsi abandonné. Josephe, cédant à leurs prières,
repassa la Colice et prit par la main les deux retardataires. Mais, en
-dépit de son exemple et de ses exhortations, il ne put les décider à
-poser le premier pied sur les eaux, si bien qu'il dut revenir seul à
-l'autre bord. Heureusement, en apparence, un vaisseau monté par des
-marchands païens passa devant eux. Canaan et Siméon les prièrent de
-les prendre sur leur navire pour les transporter de l'autre côté. Les
-païens consentirent à les déposer près des <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> autres chrétiens:
-mais à peine étaient-ils débarqués qu'une tempête s'éleva; un horrible
+dépit de son exemple et de ses exhortations, il ne put les décider à
+poser le premier pied sur les eaux, si bien qu'il dut revenir seul à
+l'autre bord. Heureusement, en apparence, un vaisseau monté par des
+marchands païens passa devant eux. Canaan et Siméon les prièrent de
+les prendre sur leur navire pour les transporter de l'autre côté. Les
+païens consentirent à les déposer près des <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> autres chrétiens:
+mais à peine étaient-ils débarqués qu'une tempête s'éleva; un horrible
tourbillon de vent engloutit le vaisseau et ceux qui le montaient.
-«Dieu,» dit alors Josephe, a puni ces païens, apparemment parce qu'ils
-nous ont ramené deux faux chrétiens, indignes de rester dans notre
-compagnie.»</p>
+«Dieu,» dit alors Josephe, a puni ces païens, apparemment parce qu'ils
+nous ont ramené deux faux chrétiens, indignes de rester dans notre
+compagnie.»</p>
<p>Puis il leur donna l'explication du grand cerf qu'ils avaient vu.
-«C'est,» dit-il, «l'image du Fils de Dieu, blanc parce qu'il est
-exempt de souillure. La chaîne de son cou rappelle les liens dont fut
-attaché Jésus-Christ avant de mourir: les quatre lions sont les quatre
-Évangélistes.»</p>
-
-<p>La forêt de Darnantes confinait à celle de Brocéliande. Les chrétiens
-s'engagèrent dans ses détours, et arrivèrent devant un hôpital de
-construction très-ancienne. C'est là qu'avait été transporté le corps
-de Moïse, et mis dans une tombe de pierre ardente, d'où s'échappaient
-des flammes dont la chaleur se répandait à grande distance. «Ah!
-Josephe,» s'écria le malheureux, quand il le vit arriver, «ah! digne
-évêque de Jésus-Christ, prie notre Seigneur d'adoucir un peu mes
-souffrances; non de les terminer, car il ne sera donné de me délivrer
-qu'à celui qui, sous le règne d'Artus, occupera le siége périlleux de
-la Table-Ronde.» La prière de Josephe fit descendre <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> sur la
-tombe de Moïse une pluie bienfaisante qui amortit la violence des
-flammes, au point de diminuer de moitié les souffrances du pauvre
-pécheur. Josephe et ses compagnons poursuivirent leur voyage. Après
-avoir reposé dans une belle plaine, ils allèrent le lendemain de grand
-matin à la grâce, c'est-à-dire à la Table du Graal, où tous furent
-largement repus, à l'exception de Canaan et de Siméon, le père de
-Moïse. Cette exclusion les rendit encore moins dignes d'y participer,
-par l'envie qu'ils conçurent aussitôt contre les bons chrétiens, et
-par leur désir de tirer une odieuse vengeance de leurs frères.
-«N'est-ce pas,» se dirent-ils, «une honte insupportable d'être ainsi
-privés seuls d'une faveur prodiguée à nos frères et à tant
-d'autres?&mdash;Qu'ils se gardent de moi,» reprit Canaan, surtout mes
-frères, car je suis bien résolu de ne pas laisser passer la première
-nuit sans les frapper.&mdash;Et moi,» dit Siméon, «c'est à Pierre, mon
-cousin, que je m'en prendrai.&mdash;Tu feras bien,» dit Canaan. «Le premier
+«C'est,» dit-il, «l'image du Fils de Dieu, blanc parce qu'il est
+exempt de souillure. La chaîne de son cou rappelle les liens dont fut
+attaché Jésus-Christ avant de mourir: les quatre lions sont les quatre
+Évangélistes.»</p>
+
+<p>La forêt de Darnantes confinait à celle de Brocéliande. Les chrétiens
+s'engagèrent dans ses détours, et arrivèrent devant un hôpital de
+construction très-ancienne. C'est là qu'avait été transporté le corps
+de Moïse, et mis dans une tombe de pierre ardente, d'où s'échappaient
+des flammes dont la chaleur se répandait à grande distance. «Ah!
+Josephe,» s'écria le malheureux, quand il le vit arriver, «ah! digne
+évêque de Jésus-Christ, prie notre Seigneur d'adoucir un peu mes
+souffrances; non de les terminer, car il ne sera donné de me délivrer
+qu'à celui qui, sous le règne d'Artus, occupera le siége périlleux de
+la Table-Ronde.» La prière de Josephe fit descendre <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> sur la
+tombe de Moïse une pluie bienfaisante qui amortit la violence des
+flammes, au point de diminuer de moitié les souffrances du pauvre
+pécheur. Josephe et ses compagnons poursuivirent leur voyage. Après
+avoir reposé dans une belle plaine, ils allèrent le lendemain de grand
+matin à la grâce, c'est-à-dire à la Table du Graal, où tous furent
+largement repus, à l'exception de Canaan et de Siméon, le père de
+Moïse. Cette exclusion les rendit encore moins dignes d'y participer,
+par l'envie qu'ils conçurent aussitôt contre les bons chrétiens, et
+par leur désir de tirer une odieuse vengeance de leurs frères.
+«N'est-ce pas,» se dirent-ils, «une honte insupportable d'être ainsi
+privés seuls d'une faveur prodiguée à nos frères et à tant
+d'autres?&mdash;Qu'ils se gardent de moi,» reprit Canaan, surtout mes
+frères, car je suis bien résolu de ne pas laisser passer la première
+nuit sans les frapper.&mdash;Et moi,» dit Siméon, «c'est à Pierre, mon
+cousin, que je m'en prendrai.&mdash;Tu feras bien,» dit Canaan. «Le premier
de nous qui aura fini attendra l'autre sous le figuier que tu vois de
-ce côté du champ.»</p>
+ce côté du champ.»</p>
-<p>La nuit vint: quand Canaan crut ses frères plongés dans le premier
-sommeil, il s'approcha, un couteau à pointe recourbée dans la main.
-<span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> Tous les douze furent frappés et mis à mort. Pendant qu'il
-revenait tranquillement s'asseoir sous le figuier, l'odieux Siméon,
-armé d'une pointe envenimée, s'approchait de Pierre endormi, et
+<p>La nuit vint: quand Canaan crut ses frères plongés dans le premier
+sommeil, il s'approcha, un couteau à pointe recourbée dans la main.
+<span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> Tous les douze furent frappés et mis à mort. Pendant qu'il
+revenait tranquillement s'asseoir sous le figuier, l'odieux Siméon,
+armé d'une pointe envenimée, s'approchait de Pierre endormi, et
voulait le frapper au milieu du corps; mais le couteau alla seulement
-percer l'épaule, si bien que Pierre éveillé ne le laissa pas redoubler
-et se mit à crier: <em>Au secours!</em> de toutes ses forces. On accourut, on
-arriva: «Qu'avez-vous, Pierre?&mdash;Vous le voyez au sang qui coule de ma
-blessure; c'est Siméon, je l'ai reconnu, qui est ainsi venu pour me
-tuer.» On cherche Siméon, on le joint; il n'hésite pas à reconnaître
-son crime; il avait voulu tuer Pierre. Autant en dit Canaan quand, à
-la vue des douze frères étendus sans vie, les autres chrétiens
-demandèrent s'il n'était pas le meurtrier. «Oui, je ne pouvais les
-souffrir plus favorisés que je ne l'étais de la grâce et de la Table
-du Graal.» Conduits devant Josephe, Bron, le Riche Pêcheur et les
+percer l'épaule, si bien que Pierre éveillé ne le laissa pas redoubler
+et se mit à crier: <em>Au secours!</em> de toutes ses forces. On accourut, on
+arriva: «Qu'avez-vous, Pierre?&mdash;Vous le voyez au sang qui coule de ma
+blessure; c'est Siméon, je l'ai reconnu, qui est ainsi venu pour me
+tuer.» On cherche Siméon, on le joint; il n'hésite pas à reconnaître
+son crime; il avait voulu tuer Pierre. Autant en dit Canaan quand, à
+la vue des douze frères étendus sans vie, les autres chrétiens
+demandèrent s'il n'était pas le meurtrier. «Oui, je ne pouvais les
+souffrir plus favorisés que je ne l'étais de la grâce et de la Table
+du Graal.» Conduits devant Josephe, Bron, le Riche Pêcheur et les
autres, tous dirent qu'il fallait en faire rigoureuse justice. Ils
-furent condamnés à être enterrés vivants, à la place même où le crime
-avait été commis.</p>
-
-<p>La première fosse fut creusée pour Siméon. Comme on l'y conduisait,
-les mains liées derrière le dos, le ciel tout à coup s'obscurcit, des
-hommes en feu traversèrent les airs, puis <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> vinrent saisir
-Siméon et l'emportèrent loin de là, sans que les autres chrétiens
-pussent savoir dans quel lieu il allait être déposé.</p>
-
-<p>Canaan fut à son tour conduit à la fosse qui lui était destinée. On le
-recouvrit de terre, et comme il en avait déjà jusqu'aux épaules, il
-témoigna un si profond repentir de son forfait qu'il n'y eut personne
-qui n'en fût ému. «Ah! sire Josephe,» s'écriait-il, «je suis le plus
-grand criminel du monde; il n'est pourtant aucun péché, si grand qu'il
-soit, que notre Dieu ne pardonne comme un père à son enfant, s'il voit
-que l'enfant en ait un véritable repentir. Que mon corps soit
-tourmenté, que mes douleurs se prolongent au-delà de la mort, mais que
-mon âme ne soit pas éternellement condamnée au séjour des réprouvés!
-Et vous, mes parents, mes anciens amis, de grâce déliez-moi les mains,
-et consentez à ensevelir les douze frères que j'ai immolés, autour de
-ma tombe. Peut-être leur innocence protégera-t-elle mon iniquité:
-peut-être les lettres que vous tracerez sur les pierres
-inviteront-elles les voyageurs à prier pour eux et pour moi!»</p>
-
-<p>Josephe et les chrétiens furent touchés de son repentir et firent ce
-qu'il désirait. On l'ensevelit les mains déliées, on creusa douze
-fosses autour de la sienne, on y enferma ses douze <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> frères,
-et chacune des fosses fut fermée d'une grande pierre sur laquelle on
-traça le nom des victimes; sur celle de Canaan fut écrit: <em>Ci-gist
-Canaan, né de la cité de Jérusalem, qui par envie mit à mort ses douze
-frères.</em></p>
-
-<p>Josephe dit alors: «Nous avons oublié une chose importante: les treize
-frères que nous venons d'inhumer avaient porté les armes et fait en
+furent condamnés à être enterrés vivants, à la place même où le crime
+avait été commis.</p>
+
+<p>La première fosse fut creusée pour Siméon. Comme on l'y conduisait,
+les mains liées derrière le dos, le ciel tout à coup s'obscurcit, des
+hommes en feu traversèrent les airs, puis <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> vinrent saisir
+Siméon et l'emportèrent loin de là, sans que les autres chrétiens
+pussent savoir dans quel lieu il allait être déposé.</p>
+
+<p>Canaan fut à son tour conduit à la fosse qui lui était destinée. On le
+recouvrit de terre, et comme il en avait déjà jusqu'aux épaules, il
+témoigna un si profond repentir de son forfait qu'il n'y eut personne
+qui n'en fût ému. «Ah! sire Josephe,» s'écriait-il, «je suis le plus
+grand criminel du monde; il n'est pourtant aucun péché, si grand qu'il
+soit, que notre Dieu ne pardonne comme un père à son enfant, s'il voit
+que l'enfant en ait un véritable repentir. Que mon corps soit
+tourmenté, que mes douleurs se prolongent au-delà de la mort, mais que
+mon âme ne soit pas éternellement condamnée au séjour des réprouvés!
+Et vous, mes parents, mes anciens amis, de grâce déliez-moi les mains,
+et consentez à ensevelir les douze frères que j'ai immolés, autour de
+ma tombe. Peut-être leur innocence protégera-t-elle mon iniquité:
+peut-être les lettres que vous tracerez sur les pierres
+inviteront-elles les voyageurs à prier pour eux et pour moi!»</p>
+
+<p>Josephe et les chrétiens furent touchés de son repentir et firent ce
+qu'il désirait. On l'ensevelit les mains déliées, on creusa douze
+fosses autour de la sienne, on y enferma ses douze <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> frères,
+et chacune des fosses fut fermée d'une grande pierre sur laquelle on
+traça le nom des victimes; sur celle de Canaan fut écrit: <em>Ci-gist
+Canaan, né de la cité de Jérusalem, qui par envie mit à mort ses douze
+frères.</em></p>
+
+<p>Josephe dit alors: «Nous avons oublié une chose importante: les treize
+frères que nous venons d'inhumer avaient porté les armes et fait en
mainte occasion preuve de vaillance et de prud'homie; il conviendrait
-d'indiquer sur la pierre de leur tombeau qu'ils avaient été
-chevaliers. Vous y déposerez leurs épées, et sachez qu'il ne sera
-donné à personne de les déplacer.»</p>
+d'indiquer sur la pierre de leur tombeau qu'ils avaient été
+chevaliers. Vous y déposerez leurs épées, et sachez qu'il ne sera
+donné à personne de les déplacer.»</p>
<p>On fit ce que Josephe demandait, et, le lendemain, ils furent bien
-émerveillés quand ils virent les épées se tenir dressées sur la pointe
-de la lame, sans que personne y eût touché. Pour la tombe de Canaan,
-ils la virent brûler comme ferait une bûche sèche jetée sur un brasier
-enflammé. «Ce feu,» dit Josephe, «durera jusqu'au temps du roi Artus,
-et sera éteint par un chevalier qui, bien que pécheur, surmontera en
-chevalerie ses compagnons. En raison de sa prouesse, et malgré le
-honteux péché dont il sera souillé, il lui sera donné d'éteindre les
-flammes de ce tombeau. On le nommera Lancelot; par lui sera engendré
-en péché le bon chevalier Galaad, qui, par <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> la pureté de ses
+émerveillés quand ils virent les épées se tenir dressées sur la pointe
+de la lame, sans que personne y eût touché. Pour la tombe de Canaan,
+ils la virent brûler comme ferait une bûche sèche jetée sur un brasier
+enflammé. «Ce feu,» dit Josephe, «durera jusqu'au temps du roi Artus,
+et sera éteint par un chevalier qui, bien que pécheur, surmontera en
+chevalerie ses compagnons. En raison de sa prouesse, et malgré le
+honteux péché dont il sera souillé, il lui sera donné d'éteindre les
+flammes de ce tombeau. On le nommera Lancelot; par lui sera engendré
+en péché le bon chevalier Galaad, qui, par <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> la pureté de ses
m&oelig;urs et la grandeur de son courage, mettra fin aux temps
-aventureux de la Grande-Bretagne.»</p>
-
-<p>C'est ainsi que Josephe se plaisait à indiquer ce qui plus tard devait
-arriver, en montrant comment les choses étranges dont ils étaient
-témoins devaient se lier à ce que verraient les hommes d'un autre âge.
-Quand il invita ses compagnons à reprendre leur voyage et leurs
-prédications, un d'entre eux, le prêtre Pharan, demanda la permission
-de rester auprès des tombes, d'ériger là une chapelle, et d'y offrir
-chaque jour le saint sacrifice, en appelant sur l'âme de Canaan la
-miséricorde divine. La chapelle, aussitôt commencée, fut achevée quand
-le sire de la contrée, le comte Basain, se convertit à la foi
-chrétienne. Elle est encore aujourd'hui telle que Pharan l'avait
-élevée.</p>
+aventureux de la Grande-Bretagne.»</p>
+
+<p>C'est ainsi que Josephe se plaisait à indiquer ce qui plus tard devait
+arriver, en montrant comment les choses étranges dont ils étaient
+témoins devaient se lier à ce que verraient les hommes d'un autre âge.
+Quand il invita ses compagnons à reprendre leur voyage et leurs
+prédications, un d'entre eux, le prêtre Pharan, demanda la permission
+de rester auprès des tombes, d'ériger là une chapelle, et d'y offrir
+chaque jour le saint sacrifice, en appelant sur l'âme de Canaan la
+miséricorde divine. La chapelle, aussitôt commencée, fut achevée quand
+le sire de la contrée, le comte Basain, se convertit à la foi
+chrétienne. Elle est encore aujourd'hui telle que Pharan l'avait
+élevée.</p>
<h4><span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> VIII.<br>
-<span class="smaller">AVENTURES DE PIERRE. SON ÉTABLISSEMENT.</span></h4>
+<span class="smaller">AVENTURES DE PIERRE. SON ÉTABLISSEMENT.</span></h4>
-<p>Pierre, dont jusqu'à présent le romancier avait à peine parlé, va
-maintenant jouer dans les récits un rôle qui semble devoir quelque
-chose à la légende de Tristan.</p>
+<p>Pierre, dont jusqu'à présent le romancier avait à peine parlé, va
+maintenant jouer dans les récits un rôle qui semble devoir quelque
+chose à la légende de Tristan.</p>
-<p>Siméon l'avait frappé d'un glaive empoisonné: sa plaie, au lieu de se
+<p>Siméon l'avait frappé d'un glaive empoisonné: sa plaie, au lieu de se
fermer, s'ouvrait plus grande et plus douloureuse de jour en jour. Il
ne put suivre Josephe dans ses derniers voyages, et fut contraint de
-s'arrêter près de la tombe de Canaan, déjà gardée par le prêtre
-Pharan, qui connaissait assez bien l'art de guérir. Comme on ne
-supposait pas que le fer dont il avait été frappé fût empoisonné, on
-n'eut pas recours au véritable remède, si bien que, le mal s'aggravant
-tous les jours, Pierre dit à Pharan: «Je vois, bel ami, que je ne
-guérirai pas ici; Dieu veut sans doute que je visite un autre pays
-pour y recouvrer la santé. Veuillez me conduire sur le bord de
-<span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> la mer; elle n'est pas très-éloignée, j'y trouverai peut-être
-un peu de soulagement.»</p>
-
-<p>Pharan se mit en quête d'un âne sur le dos duquel il posa son pauvre
-ami. Ils atteignirent le rivage et ne trouvèrent à bord qu'une légère
-nacelle, dont la voile était tendue et prête à prendre le large.
-Pierre rendit grâce à Notre-Seigneur: «Beau doux ami,» dit-il,
-«descendez-moi et me transportez dans cette nacelle; elle me conduira
-à la grâce de Dieu, et sans doute où je trouverai la fin de mes
-maux.&mdash;Ah! sire,» répond Pharan, «voulez-vous affronter la mer, faible
-et souffrant comme vous êtes? Au moins laissez-moi vous
-accompagner.&mdash;Posez-moi d'abord dans la nacelle,» répond Pierre; «puis
-je vous dirai ma volonté.»</p>
+s'arrêter près de la tombe de Canaan, déjà gardée par le prêtre
+Pharan, qui connaissait assez bien l'art de guérir. Comme on ne
+supposait pas que le fer dont il avait été frappé fût empoisonné, on
+n'eut pas recours au véritable remède, si bien que, le mal s'aggravant
+tous les jours, Pierre dit à Pharan: «Je vois, bel ami, que je ne
+guérirai pas ici; Dieu veut sans doute que je visite un autre pays
+pour y recouvrer la santé. Veuillez me conduire sur le bord de
+<span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> la mer; elle n'est pas très-éloignée, j'y trouverai peut-être
+un peu de soulagement.»</p>
+
+<p>Pharan se mit en quête d'un âne sur le dos duquel il posa son pauvre
+ami. Ils atteignirent le rivage et ne trouvèrent à bord qu'une légère
+nacelle, dont la voile était tendue et prête à prendre le large.
+Pierre rendit grâce à Notre-Seigneur: «Beau doux ami,» dit-il,
+«descendez-moi et me transportez dans cette nacelle; elle me conduira
+à la grâce de Dieu, et sans doute où je trouverai la fin de mes
+maux.&mdash;Ah! sire,» répond Pharan, «voulez-vous affronter la mer, faible
+et souffrant comme vous êtes? Au moins laissez-moi vous
+accompagner.&mdash;Posez-moi d'abord dans la nacelle,» répond Pierre; «puis
+je vous dirai ma volonté.»</p>
<p>Pharan, tout en pleurant, le prit dans ses bras et le transporta dans
-la nacelle, le plus doucement qu'il put: «Grand merci, beau doux ami,»
-dit Pierre, «vous avez fait ce que je vous avais demandé: maintenant,
-j'ai le désir de m'éloigner seul. Retournez à votre chapelle, vous
-prierez Notre-Seigneur de procurer ma guérison. Si vous voyez Josephe,
-dites-lui que j'eus de bonnes raisons de m'éloigner de lui. Le c&oelig;ur
-me le dit: je retrouverai la santé aux lieux où Dieu va me conduire.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> Pharan sortit de la nacelle en pleurant. Le vent aussitôt
+la nacelle, le plus doucement qu'il put: «Grand merci, beau doux ami,»
+dit Pierre, «vous avez fait ce que je vous avais demandé: maintenant,
+j'ai le désir de m'éloigner seul. Retournez à votre chapelle, vous
+prierez Notre-Seigneur de procurer ma guérison. Si vous voyez Josephe,
+dites-lui que j'eus de bonnes raisons de m'éloigner de lui. Le c&oelig;ur
+me le dit: je retrouverai la santé aux lieux où Dieu va me conduire.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> Pharan sortit de la nacelle en pleurant. Le vent aussitôt
enfla la voile: Pharan la suivit des yeux, tant qu'il put l'apercevoir
-dans le lointain; puis il remonta sur son âne et retourna tristement à
-la chapelle, en songeant aux dangers de Pierre, au peu d'espérance
+dans le lointain; puis il remonta sur son âne et retourna tristement à
+la chapelle, en songeant aux dangers de Pierre, au peu d'espérance
qu'il avait de jamais le revoir.</p>
<p>Pendant quatre jours, la nacelle vogua rapidement sur les flots sans
-qu'elle parût approcher d'aucune terre. Le cinquième jour, Pierre,
-épuisé de faim, souffrant de lassitude, s'endormit. On était au temps
-des plus grandes chaleurs, et, pour être mieux à son aise, il avait à
-grand'peine quitté sa cotte et sa chemise, quand la nacelle s'arrêta
-devant une île dans laquelle, à peu de distance du rivage, s'élevait
-un grand château, demeure ordinaire du roi Orcan. C'était, au jugement
-des païens, un des plus forts chevaliers de son temps.</p>
-
-<p>Comme la nacelle touchait à la rive, la fille du roi, belle et
-avenante, y vint prendre le frais et s'ébattre avec ses compagnes.
+qu'elle parût approcher d'aucune terre. Le cinquième jour, Pierre,
+épuisé de faim, souffrant de lassitude, s'endormit. On était au temps
+des plus grandes chaleurs, et, pour être mieux à son aise, il avait à
+grand'peine quitté sa cotte et sa chemise, quand la nacelle s'arrêta
+devant une île dans laquelle, à peu de distance du rivage, s'élevait
+un grand château, demeure ordinaire du roi Orcan. C'était, au jugement
+des païens, un des plus forts chevaliers de son temps.</p>
+
+<p>Comme la nacelle touchait à la rive, la fille du roi, belle et
+avenante, y vint prendre le frais et s'ébattre avec ses compagnes.
Elle approcha de la barque et fut grandement surprise d'y trouver un
homme nu et endormi. En voyant la plaie qui lui rongeait le haut de
-l'épaule: «Voyez,» dit-elle, «la pâleur et la maigreur de cet homme;
-comment n'est-il pas mort d'une aussi cruelle blessure? En vérité,
-c'eût été grand dommage; malgré sa <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> maigreur, on ne peut
-méconnaître la beauté de son corps. Pourquoi ne puis-je le mettre
-entre les mains du chrétien que mon père retient en prison, et qui
-sait comment on guérit les plus fortes blessures!»</p>
-
-<p>Ces paroles, dites à demi-voix, réveillèrent Pierron, dont grande fut
+l'épaule: «Voyez,» dit-elle, «la pâleur et la maigreur de cet homme;
+comment n'est-il pas mort d'une aussi cruelle blessure? En vérité,
+c'eût été grand dommage; malgré sa <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> maigreur, on ne peut
+méconnaître la beauté de son corps. Pourquoi ne puis-je le mettre
+entre les mains du chrétien que mon père retient en prison, et qui
+sait comment on guérit les plus fortes blessures!»</p>
+
+<p>Ces paroles, dites à demi-voix, réveillèrent Pierron, dont grande fut
la surprise en voyant devant sa nacelle plusieurs demoiselles
-richement vêtues. La fille du roi, quand il ouvrit les yeux, dit: «Qui
-êtes-vous, jeune homme?&mdash;Dame, je suis un chevalier chrétien, né à
-Jérusalem: je me suis abandonné à la mer, dans l'espoir de trouver un
-homme assez sage pour connaître mon mal et le guérir.&mdash;Se peut-il,»
-reprit la demoiselle, «que vous soyiez chrétien! Hélas! mon père
-déteste les chrétiens et ne les souffre pas dans sa terre. Toutefois,
-en vous voyant si malade, j'ai grand désir de travailler à votre
-guérison. Que ne puis-je vous tenir dans nos chambres! je vous ferais
-visiter par un mire de votre créance, qui sans doute trouverait la
-médecine qu'il vous faut. Mais, si mon père venait à le savoir, nous
-serions perdus, vous et moi.&mdash;Ah! demoiselle,» reprit Pierron, «au nom
-de votre Dieu, non pour moi, mais en considération de gentillesse et
-de franchise, faites-moi parler au chrétien que vous dites.» Quand
+richement vêtues. La fille du roi, quand il ouvrit les yeux, dit: «Qui
+êtes-vous, jeune homme?&mdash;Dame, je suis un chevalier chrétien, né à
+Jérusalem: je me suis abandonné à la mer, dans l'espoir de trouver un
+homme assez sage pour connaître mon mal et le guérir.&mdash;Se peut-il,»
+reprit la demoiselle, «que vous soyiez chrétien! Hélas! mon père
+déteste les chrétiens et ne les souffre pas dans sa terre. Toutefois,
+en vous voyant si malade, j'ai grand désir de travailler à votre
+guérison. Que ne puis-je vous tenir dans nos chambres! je vous ferais
+visiter par un mire de votre créance, qui sans doute trouverait la
+médecine qu'il vous faut. Mais, si mon père venait à le savoir, nous
+serions perdus, vous et moi.&mdash;Ah! demoiselle,» reprit Pierron, «au nom
+de votre Dieu, non pour moi, mais en considération de gentillesse et
+de franchise, faites-moi parler au chrétien que vous dites.» Quand
elle l'entend si doucement parler, elle <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> regarde ses
-compagnes, comme pour savoir leur avis. «Si vous voulez,» dit l'une
-d'elles, «tant de bien à cet homme, sa guérison est entre vos mains.
-Il nous sera facile à nous toutes de le soulever, de le faire sortir
-de la nacelle, et de le transporter à l'entrée de votre jardin; de là,
-nous le conduirons au préau, et du préau dans votre chambre<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104" title="Go to footnote 104"><span class="smaller">[104]</span></a>. Une
-fois là, vous trouverez aisément le moyen d'avertir le chrétien de
-venir visiter la plaie de ce dolent chevalier.»</p>
-
-<p>Alors toutes en même temps le lèvent aussi doucement qu'elles peuvent,
+compagnes, comme pour savoir leur avis. «Si vous voulez,» dit l'une
+d'elles, «tant de bien à cet homme, sa guérison est entre vos mains.
+Il nous sera facile à nous toutes de le soulever, de le faire sortir
+de la nacelle, et de le transporter à l'entrée de votre jardin; de là,
+nous le conduirons au préau, et du préau dans votre chambre<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104" title="Go to footnote 104"><span class="smaller">[104]</span></a>. Une
+fois là, vous trouverez aisément le moyen d'avertir le chrétien de
+venir visiter la plaie de ce dolent chevalier.»</p>
+
+<p>Alors toutes en même temps le lèvent aussi doucement qu'elles peuvent,
le descendent sur le rivage et l'emportent jusqu'au jardin, du jardin
-dans le préau, et du préau à la chambre de la demoiselle, fille du
+dans le préau, et du préau à la chambre de la demoiselle, fille du
roi. Elles le couchent dans un lit, pour y reposer autant que ses
-douleurs le permettraient. «Comment vous va-t-il?»
-demandèrent-elles.&mdash;«Oh! bien mal, demoiselles, et sans doute je ne
-vivrai pas jusqu'à la fin du jour.&mdash;Il n'y a donc pas de temps à
-perdre.» Et la fille du roi se hâta d'aller parler au geôlier de son
-père; elle fit tant auprès de lui, qu'il lui confia pour quelques
-<span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> heures le chrétien qu'il avait charge de garder. «Ah!
-demoiselle,» dit le prisonnier comme on détachait ses chaînes, «que
-voulez-vous faire de moi? Que gagnerez-vous à ma mort?&mdash;Je ne veux pas
-vous faire mourir,» répond-elle; «suivez-moi dans ma chambre; vous
-verrez pourquoi je vous fais sortir d'ici.»</p>
-
-<p>Elle marche alors devant lui; quand ils furent arrivés: «Voici,»
-dit-elle, «un chrétien que nous avons trouvé sur la rive de mer. Il
-est bien malade; si vous pouvez le guérir, je vous ôterai de prison et
-vous renverrai comblé de mes dons; car j'ai grande compassion de ses
-douleurs.»</p>
+douleurs le permettraient. «Comment vous va-t-il?»
+demandèrent-elles.&mdash;«Oh! bien mal, demoiselles, et sans doute je ne
+vivrai pas jusqu'à la fin du jour.&mdash;Il n'y a donc pas de temps à
+perdre.» Et la fille du roi se hâta d'aller parler au geôlier de son
+père; elle fit tant auprès de lui, qu'il lui confia pour quelques
+<span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> heures le chrétien qu'il avait charge de garder. «Ah!
+demoiselle,» dit le prisonnier comme on détachait ses chaînes, «que
+voulez-vous faire de moi? Que gagnerez-vous à ma mort?&mdash;Je ne veux pas
+vous faire mourir,» répond-elle; «suivez-moi dans ma chambre; vous
+verrez pourquoi je vous fais sortir d'ici.»</p>
+
+<p>Elle marche alors devant lui; quand ils furent arrivés: «Voici,»
+dit-elle, «un chrétien que nous avons trouvé sur la rive de mer. Il
+est bien malade; si vous pouvez le guérir, je vous ôterai de prison et
+vous renverrai comblé de mes dons; car j'ai grande compassion de ses
+douleurs.»</p>
<p>Le prisonnier, ravi de pouvoir soulager un homme de sa loi, approche
-de Pierre et lui demande s'il est depuis longtemps malade. «Il y a
-plus de quinze jours; la plaie que j'ai reçue s'est constamment
-élargie; les mires, jusqu'à présent, n'y ont rien
-entendu.&mdash;Demoiselle,» dit le prisonnier, «faites porter le malade sur
-le préau, je verrai mieux la nature de la plaie.» Quand on eut fait ce
+de Pierre et lui demande s'il est depuis longtemps malade. «Il y a
+plus de quinze jours; la plaie que j'ai reçue s'est constamment
+élargie; les mires, jusqu'à présent, n'y ont rien
+entendu.&mdash;Demoiselle,» dit le prisonnier, «faites porter le malade sur
+le préau, je verrai mieux la nature de la plaie.» Quand on eut fait ce
qu'il demandait, il regarda avec la plus grande attention la partie
-malade. «Il y a,» dit-il, «du venin dans la plaie; il faudrait, pour
-en être maître, commencer par l'en séparer. Toutefois ayez bon
-courage, je promets de vous <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> guérir avant un mois.» Alors il
-s'éloigna, chercha çà et là dans le préau les herbes qu'il voulait
-employer, les réunit, en fit une apostume qu'il appliqua sur le mal,
-et, avant que le mois fût passé, Pierre, revenu dans sa première
-santé, parut devant la demoiselle, plus beau que dans ses plus belles
-années, quand il était parti de Jérusalem.</p>
-
-<p>Il y avait en ce temps un roi d'Irlande nommé Maraban, vassal du roi
-Luce de la Grande-Bretagne. Le jour même où la demoiselle avait trouvé
-Pierron, il était venu voir le roi Orcan, vassal comme lui du roi
+malade. «Il y a,» dit-il, «du venin dans la plaie; il faudrait, pour
+en être maître, commencer par l'en séparer. Toutefois ayez bon
+courage, je promets de vous <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> guérir avant un mois.» Alors il
+s'éloigna, chercha çà et là dans le préau les herbes qu'il voulait
+employer, les réunit, en fit une apostume qu'il appliqua sur le mal,
+et, avant que le mois fût passé, Pierre, revenu dans sa première
+santé, parut devant la demoiselle, plus beau que dans ses plus belles
+années, quand il était parti de Jérusalem.</p>
+
+<p>Il y avait en ce temps un roi d'Irlande nommé Maraban, vassal du roi
+Luce de la Grande-Bretagne. Le jour même où la demoiselle avait trouvé
+Pierron, il était venu voir le roi Orcan, vassal comme lui du roi
Luce. Il arriva que le bouteiller d'Orcan, pour se venger d'une
offense, versa du poison dans la coupe du fils de Maraban, de sorte
-que le jeune homme en mourut; le roi d'Irlande, persuadé que le venin
-lui avait été donné par l'ordre d'Orcan, se rendit à la cour du roi de
-la Grande-Bretagne, et demanda justice. Orcan répondit à l'appel, nia
-le crime, tendit son gage contre l'accusateur, et déclara qu'il était
-prêt à combattre de son corps, ou du corps d'un de ses chevaliers. Il
-fit cette réserve, parce que le roi Maraban passait pour le plus fort
-jouteur et le plus vaillant qu'on eût vu depuis longtemps. Les gages
-furent retenus, les otages livrés et le jour de la bataille fixé.</p>
-
-<p>Alors, voulant connaître s'il y avait parmi ses <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> hommes un
+que le jeune homme en mourut; le roi d'Irlande, persuadé que le venin
+lui avait été donné par l'ordre d'Orcan, se rendit à la cour du roi de
+la Grande-Bretagne, et demanda justice. Orcan répondit à l'appel, nia
+le crime, tendit son gage contre l'accusateur, et déclara qu'il était
+prêt à combattre de son corps, ou du corps d'un de ses chevaliers. Il
+fit cette réserve, parce que le roi Maraban passait pour le plus fort
+jouteur et le plus vaillant qu'on eût vu depuis longtemps. Les gages
+furent retenus, les otages livrés et le jour de la bataille fixé.</p>
+
+<p>Alors, voulant connaître s'il y avait parmi ses <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> hommes un
champion plus fort et plus habile que lui, Orcan s'avisa d'un
-expédient qui devait l'éclairer sur ce point. Il feignit une grande
-maladie, et quand on lui demanda la cause de son mal: «C'est,» dit-il,
-«une profonde tristesse. J'apprends que le roi Maraban vient d'envoyer
-ici un chevalier qui se vante d'abattre dans une seule journée douze
+expédient qui devait l'éclairer sur ce point. Il feignit une grande
+maladie, et quand on lui demanda la cause de son mal: «C'est,» dit-il,
+«une profonde tristesse. J'apprends que le roi Maraban vient d'envoyer
+ici un chevalier qui se vante d'abattre dans une seule journée douze
de mes meilleurs hommes. Il sera tous les matins au point du jour sous
l'arbre du Rond-Pin. Qu'allons-nous faire? Ne trouverai-je personne en
-état d'abattre son orgueil; et pourra-t-il, à son retour en Irlande,
-se vanter de n'avoir rencontré dans ma terre aucun chevalier assez
-hardi pour se mesurer avec lui?&mdash;Non assurément,» répondent les
-chevaliers; «nous serons demain au nombre de douze au rendez-vous, et
+état d'abattre son orgueil; et pourra-t-il, à son retour en Irlande,
+se vanter de n'avoir rencontré dans ma terre aucun chevalier assez
+hardi pour se mesurer avec lui?&mdash;Non assurément,» répondent les
+chevaliers; «nous serons demain au nombre de douze au rendez-vous, et
nous pourrions, au besoin, en trouver d'autres pour mettre cet
-Irlandais à la raison.»</p>
+Irlandais à la raison.»</p>
<p>Le roi les remercia, puis les pria de le laisser dormir. Et quand la
-nuit fut venue, il appela son sénéchal. «Faites apporter des armes
-déguisées, étendez une couverture sombre sur mon cheval: je veux
+nuit fut venue, il appela son sénéchal. «Faites apporter des armes
+déguisées, étendez une couverture sombre sur mon cheval: je veux
sortir avant le point du jour et ne reviendrai que le soir. Si
-quelqu'un demande à me parler, dites que je suis trop malade pour
+quelqu'un demande à me parler, dites que je suis trop malade pour
recevoir. Surtout, gardez-vous de dire un mot de ma sortie et de mon
-retour.»</p>
+retour.»</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> Le roi s'arma, monta à cheval, passa le pont du château et
-atteignit le Rond-Pin, où il attendit jusqu'à l'heure de prime. Alors
-arrivèrent douze chevaliers entièrement armés, à l'exception des
+<p><span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> Le roi s'arma, monta à cheval, passa le pont du château et
+atteignit le Rond-Pin, où il attendit jusqu'à l'heure de prime. Alors
+arrivèrent douze chevaliers entièrement armés, à l'exception des
lances; car, dans tous les temps, on en trouvait sous le Pin un grand
choix, comme dans l'endroit le plus ordinairement choisi pour les
-joutes, les tournois et les combats. Dès que les chevaux eurent repris
-haleine, chacun d'eux saisit un glaive à sa convenance, et, de son
-côté, le roi, s'étant mis en mesure, attendit le premier chevalier et
-l'abattit à la première course. Le second se présente et va rejoindre
-le premier; ainsi des dix autres dont le roi fut assez mécontent de
-demeurer vainqueur; car, tout vaillant et vigoureux qu'il fût, il
-savait que le roi d'Irlande était encore meilleur champion.
-S'adressant alors aux chevaliers désarçonnés: «Seigneurs,» dit-il,
-«reprenez vos chevaux, vous êtes pourtant mes prisonniers et je
+joutes, les tournois et les combats. Dès que les chevaux eurent repris
+haleine, chacun d'eux saisit un glaive à sa convenance, et, de son
+côté, le roi, s'étant mis en mesure, attendit le premier chevalier et
+l'abattit à la première course. Le second se présente et va rejoindre
+le premier; ainsi des dix autres dont le roi fut assez mécontent de
+demeurer vainqueur; car, tout vaillant et vigoureux qu'il fût, il
+savait que le roi d'Irlande était encore meilleur champion.
+S'adressant alors aux chevaliers désarçonnés: «Seigneurs,» dit-il,
+«reprenez vos chevaux, vous êtes pourtant mes prisonniers et je
pourrais disposer de vous comme je l'entends. Allez trouver le roi
-Orcan, et rendez-vous à lui. Il saura qui je suis, en apprenant que je
-vous ai vaincus; car nous avons fait de compagnie maintes besognes.»</p>
+Orcan, et rendez-vous à lui. Il saura qui je suis, en apprenant que je
+vous ai vaincus; car nous avons fait de compagnie maintes besognes.»</p>
-<p>Le roi, après qu'ils furent éloignés, entra, pour ne pas être reconnu,
-dans la forêt voisine; et, la nuit venue, il retourna au château,
-traversa le jardin et gagna le pied de la tour où <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span>
-l'attendait le sénéchal. Quand on l'eut désarmé, il se mit au lit et
-fit entrer les barons, qui lui demandèrent comment il se portait:
-«Toujours assez mal,» répondit-il, «mais j'espère en guérir; ne soyez
-pas inquiets, et continuez à faire belle chère.»</p>
+<p>Le roi, après qu'ils furent éloignés, entra, pour ne pas être reconnu,
+dans la forêt voisine; et, la nuit venue, il retourna au château,
+traversa le jardin et gagna le pied de la tour où <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span>
+l'attendait le sénéchal. Quand on l'eut désarmé, il se mit au lit et
+fit entrer les barons, qui lui demandèrent comment il se portait:
+«Toujours assez mal,» répondit-il, «mais j'espère en guérir; ne soyez
+pas inquiets, et continuez à faire belle chère.»</p>
<p>Le lendemain il donna audience. Les chevaliers vaincus vinrent
-confesser leur mésaventure et se mirent en sa prison.&mdash;«Oui,» leur dit
-le roi, «je devine quel est ce chevalier. Et j'ai honte pour vous
-d'apprendre qu'un seul homme vous ait vaincus. D'autres, je l'espère,
-se présenteront et soutiendront mieux l'honneur de ma chevalerie.»
-Mais le bruit de la défaite des douze chevaliers, cités comme les plus
-braves de la terre d'Orcan, détourna les autres de tenter l'aventure;
+confesser leur mésaventure et se mirent en sa prison.&mdash;«Oui,» leur dit
+le roi, «je devine quel est ce chevalier. Et j'ai honte pour vous
+d'apprendre qu'un seul homme vous ait vaincus. D'autres, je l'espère,
+se présenteront et soutiendront mieux l'honneur de ma chevalerie.»
+Mais le bruit de la défaite des douze chevaliers, cités comme les plus
+braves de la terre d'Orcan, détourna les autres de tenter l'aventure;
si bien que chaque jour le roi, qu'on croyait malade, sortait de grand
matin et revenait le soir, sans avoir combattu et sans que personne
-devinât quel était le chevalier du Rond-Pin.</p>
+devinât quel était le chevalier du Rond-Pin.</p>
-<p>La nouvelle de ces défis et de la victoire du vassal irlandais arriva
-jusqu'aux oreilles de Pierre, qui depuis sa guérison vivait
-secrètement logé dans les chambres de la fille du roi. «Qu'avez-vous?»
-lui dit un jour la demoiselle, «vous êtes plus pensif qu'à
+<p>La nouvelle de ces défis et de la victoire du vassal irlandais arriva
+jusqu'aux oreilles de Pierre, qui depuis sa guérison vivait
+secrètement logé dans les chambres de la fille du roi. «Qu'avez-vous?»
+lui dit un jour la demoiselle, «vous êtes plus pensif qu'à
l'ordinaire. N'y aurait-il aucun moyen de vous mettre le <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span>
-c&oelig;ur plus à l'aise?&mdash;Ce moyen, demoiselle, est à votre
-disposition.&mdash;Parlez, et vous me verrez prête à le saisir.</p>
-
-<p>«&mdash;Je vous dirai donc que le bruit de la prouesse de ce chevalier
-d'Irlande m'a mis en grande pensée: et quand j'ai appris que le roi
-Orcan avait fait crier un ban pour inviter ses barons à le combattre,
-je me suis dit que si tel ban avait été crié dans la terre où je suis
-né, je n'aurais pas manqué, pour un royaume, de revêtir mes armes et
-d'aller m'éprouver contre lui. C'est pour ne pouvoir le faire
-aujourd'hui que vous me voyez si triste et si dolent.»</p>
-
-<p>Alors la fille d'Orcan pensa que si ce chevalier n'était pas de grande
-prouesse, il ne parlerait pas ainsi: «Consolez-vous donc, Pierre,» lui
-dit-elle, «vous ne manquerez pas la joute pour défaut d'armes ou de
+c&oelig;ur plus à l'aise?&mdash;Ce moyen, demoiselle, est à votre
+disposition.&mdash;Parlez, et vous me verrez prête à le saisir.</p>
+
+<p>«&mdash;Je vous dirai donc que le bruit de la prouesse de ce chevalier
+d'Irlande m'a mis en grande pensée: et quand j'ai appris que le roi
+Orcan avait fait crier un ban pour inviter ses barons à le combattre,
+je me suis dit que si tel ban avait été crié dans la terre où je suis
+né, je n'aurais pas manqué, pour un royaume, de revêtir mes armes et
+d'aller m'éprouver contre lui. C'est pour ne pouvoir le faire
+aujourd'hui que vous me voyez si triste et si dolent.»</p>
+
+<p>Alors la fille d'Orcan pensa que si ce chevalier n'était pas de grande
+prouesse, il ne parlerait pas ainsi: «Consolez-vous donc, Pierre,» lui
+dit-elle, «vous ne manquerez pas la joute pour défaut d'armes ou de
cheval. C'est moi qui vous les fournirai; mais je tremble en pensant
que vous allez courir un grand danger, en vous mesurant contre celui
-qui n'a pas jusqu'à présent trouvé de vainqueur.»</p>
+qui n'a pas jusqu'à présent trouvé de vainqueur.»</p>
<p>Elle ne perdit pas un moment pour lui faire apporter de bonnes armes
et pour s'assurer d'un cheval. Puis elle conduisit Pierre par la main
-du préau dans le jardin, en lui indiquant la route à suivre jusqu'au
-Rond-Pin. Pierre passa le reste de la nuit dans la forêt <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span>
-voisine; il ôta le frein et la selle de son cheval, et s'endormit
-jusqu'au point du jour. En s'éveillant il revint à son cheval, lui
-remit le frein et la selle, laça son heaume, reprit son écu, remonta à
-cheval et retourna vers le Pin, où le roi se trouvait déjà, attendant,
-sans trop l'espérer, un chevalier qui consentît à se mesurer avec lui.</p>
-
-<p>Après s'être salués, ils s'éloignent et reviennent l'un vers l'autre
-avec la rapidité d'un cerf poursuivi par les chiens. Telle est la
-violence de leur premier choc que les écus ne les garantissent pas et
-qu'ils sentent le fer pénétrer dans leurs chairs blanches et tendres.
-Mais le glaive du roi fut brisé, tandis que celui de Pierre fit voler
-le roi par-dessus la croupe de son cheval, et tellement étourdi
-qu'Orcan ne put de longtemps penser à se relever.</p>
-
-<p>Pierre alors descendit, et tirant du fourreau l'épée: «Chevalier,»
-dit-il, «vous avez perdu votre joute; mais peut-être serez-vous plus
-heureux à la prise des épées<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105" title="Go to footnote 105"><span class="smaller">[105]</span></a>.» En même temps, il lève le brand,
-et se couvre la tête de l'écu. Le roi se met en garde le mieux qu'il
+du préau dans le jardin, en lui indiquant la route à suivre jusqu'au
+Rond-Pin. Pierre passa le reste de la nuit dans la forêt <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span>
+voisine; il ôta le frein et la selle de son cheval, et s'endormit
+jusqu'au point du jour. En s'éveillant il revint à son cheval, lui
+remit le frein et la selle, laça son heaume, reprit son écu, remonta à
+cheval et retourna vers le Pin, où le roi se trouvait déjà, attendant,
+sans trop l'espérer, un chevalier qui consentît à se mesurer avec lui.</p>
+
+<p>Après s'être salués, ils s'éloignent et reviennent l'un vers l'autre
+avec la rapidité d'un cerf poursuivi par les chiens. Telle est la
+violence de leur premier choc que les écus ne les garantissent pas et
+qu'ils sentent le fer pénétrer dans leurs chairs blanches et tendres.
+Mais le glaive du roi fut brisé, tandis que celui de Pierre fit voler
+le roi par-dessus la croupe de son cheval, et tellement étourdi
+qu'Orcan ne put de longtemps penser à se relever.</p>
+
+<p>Pierre alors descendit, et tirant du fourreau l'épée: «Chevalier,»
+dit-il, «vous avez perdu votre joute; mais peut-être serez-vous plus
+heureux à la prise des épées<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105" title="Go to footnote 105"><span class="smaller">[105]</span></a>.» En même temps, il lève le brand,
+et se couvre la tête de l'écu. Le roi se met en garde le mieux qu'il
peut; mais il avait plus besoin de repos que de bataille.</p>
-<p>La lutte fut pourtant longue et opiniâtre. <span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> Le sang coula de
+<p>La lutte fut pourtant longue et opiniâtre. <span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> Le sang coula de
part et d'autre; ils s'atteignirent en cent endroits, tous deux
grandement surpris de trouver dans leur adversaire tant de prouesse.
-Enfin le roi, épuisé de forces, tomba sans mouvement et baigné dans
-son sang. Pierre aussitôt lui arrachant le heaume: «Reconnaissez,
-chevalier, que vous êtes vaincu, ou vous êtes mort.&mdash;Non,» répond
-faiblement le roi en ouvrant les yeux, «tu peux me tuer, non me faire
+Enfin le roi, épuisé de forces, tomba sans mouvement et baigné dans
+son sang. Pierre aussitôt lui arrachant le heaume: «Reconnaissez,
+chevalier, que vous êtes vaincu, ou vous êtes mort.&mdash;Non,» répond
+faiblement le roi en ouvrant les yeux, «tu peux me tuer, non me faire
dire une seule parole dont je puisse rougir moi et tous les autres
-rois.&mdash;Comment! sire,» dit Pierre, «seriez-vous donc roi
-couronné?&mdash;Oui, vous avez vaincu le roi Orcan.» Ces paroles portèrent
+rois.&mdash;Comment! sire,» dit Pierre, «seriez-vous donc roi
+couronné?&mdash;Oui, vous avez vaincu le roi Orcan.» Ces paroles portèrent
le trouble et le regret dans le c&oelig;ur de Pierron. Il tendit au roi
-son épée: «Ah! sire,» dit-il, pardonnez-moi; je n'aurais jamais jouté
+son épée: «Ah! sire,» dit-il, pardonnez-moi; je n'aurais jamais jouté
contre vous, si je vous eusse connu.</p>
-<p>«&mdash;En vérité,» reprit Orcan, «voici la première fois que le vainqueur
-demande grâce au vaincu. Qui êtes-vous donc?&mdash;Sire, un chevalier de
-terre étrangère, de la cité de Jérusalem. J'ai nom Pierre, et je suis
-chrétien. L'aventure m'a conduit dans votre château. J'étais en
-arrivant navré d'une plaie envenimée: grâce à Dieu, à votre fille et
-au chrétien, votre prisonnier, j'ai recouvré la santé. J'entendis
+<p>«&mdash;En vérité,» reprit Orcan, «voici la première fois que le vainqueur
+demande grâce au vaincu. Qui êtes-vous donc?&mdash;Sire, un chevalier de
+terre étrangère, de la cité de Jérusalem. J'ai nom Pierre, et je suis
+chrétien. L'aventure m'a conduit dans votre château. J'étais en
+arrivant navré d'une plaie envenimée: grâce à Dieu, à votre fille et
+au chrétien, votre prisonnier, j'ai recouvré la santé. J'entendis
parler du ban que vous aviez fait crier; votre fille voulut bien me
procurer un <span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> cheval et des armes; mais j'ai grand regret
-d'avoir aussi mal reconnu le bon accueil que j'ai reçu de votre fille
-et dans votre hôtel. Pardonnez-moi de vous avoir combattu.</p>
+d'avoir aussi mal reconnu le bon accueil que j'ai reçu de votre fille
+et dans votre hôtel. Pardonnez-moi de vous avoir combattu.</p>
-<p>«&mdash;Non-seulement,» dit le roi, «je vous pardonne, mais je vous tiens
+<p>«&mdash;Non-seulement,» dit le roi, «je vous pardonne, mais je vous tiens
de mes meilleurs amis, bien que votre loi me soit odieuse. Maintenant,
-j'entends à vous demander un grand service. Consentez à combattre à ma
-place le roi Maraban, qui me met en cause pour un méfait que je n'ai
-pas commis. Il n'est rien après cela que je ne sois disposé à vous
-accorder de tout ce qu'il vous plaira de réclamer de moi. Seulement
-vous aurez soin de cacher votre nom et votre créance; car si Maraban
-venait à savoir que vous êtes chrétien, il pourrait refuser de jouter
-contre un homme d'une autre loi que la sienne.»</p>
-
-<p>Ils revinrent alors au château où le sénéchal, en ouvrant, courut à
-l'étrier d'Orcan, puis à celui de son compagnon. Pierre fut conduit
-dans la chambre du roi: dès qu'ils furent désarmés, Orcan envoya
-quérir sa fille qui, en apercevant Pierron, trembla de tous ses
-membres. «Belle fille,» dit le roi, «connaissez-vous cet homme?&mdash;Sire,
+j'entends à vous demander un grand service. Consentez à combattre à ma
+place le roi Maraban, qui me met en cause pour un méfait que je n'ai
+pas commis. Il n'est rien après cela que je ne sois disposé à vous
+accorder de tout ce qu'il vous plaira de réclamer de moi. Seulement
+vous aurez soin de cacher votre nom et votre créance; car si Maraban
+venait à savoir que vous êtes chrétien, il pourrait refuser de jouter
+contre un homme d'une autre loi que la sienne.»</p>
+
+<p>Ils revinrent alors au château où le sénéchal, en ouvrant, courut à
+l'étrier d'Orcan, puis à celui de son compagnon. Pierre fut conduit
+dans la chambre du roi: dès qu'ils furent désarmés, Orcan envoya
+quérir sa fille qui, en apercevant Pierron, trembla de tous ses
+membres. «Belle fille,» dit le roi, «connaissez-vous cet homme?&mdash;Sire,
non: je ne pense pas.&mdash;Allons! il ne s'agit plus de feindre, et si
-vous l'avez jusqu'à présent bien traité, il faut le traiter cent fois
+vous l'avez jusqu'à présent bien traité, il faut le traiter cent fois
mieux encore, <span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> comme le meilleur chevalier du monde, celui qui
-m'a vaincu. Encore m'a-t-il promis davantage, en consentant à devenir
-mon champion contre Maraban.» La demoiselle ne cacha pas la joie que
-lui causaient ces paroles, et promit d'obéir à son père, en traitant
+m'a vaincu. Encore m'a-t-il promis davantage, en consentant à devenir
+mon champion contre Maraban.» La demoiselle ne cacha pas la joie que
+lui causaient ces paroles, et promit d'obéir à son père, en traitant
Pierron du mieux qu'elle pourrait.</p>
-<p>Tous les deux étaient couverts de plaies; mais les médecins appelés
-déclarèrent qu'il n'y en avait aucune qui ne fût cicatrisée avant un
-mois. Or c'était justement dans un mois que le champ devait être
-ouvert à Maraban.</p>
+<p>Tous les deux étaient couverts de plaies; mais les médecins appelés
+déclarèrent qu'il n'y en avait aucune qui ne fût cicatrisée avant un
+mois. Or c'était justement dans un mois que le champ devait être
+ouvert à Maraban.</p>
-<p>Le jour arriva: Orcan et Pierre se rendirent à Londres où se trouvait
-déjà Maraban, qui renouvela devant Luce sa première accusation. Le roi
+<p>Le jour arriva: Orcan et Pierre se rendirent à Londres où se trouvait
+déjà Maraban, qui renouvela devant Luce sa première accusation. Le roi
de Bretagne demanda au roi Orcan s'il entendait combattre en personne
-ou présenter un champion. Pierre aussitôt s'avança et tendit son gage
+ou présenter un champion. Pierre aussitôt s'avança et tendit son gage
que Luce joignit au gage de Maraban.</p>
-<p>On ne pouvait deviner dans le palais quel était le chevalier assez
-téméraire pour se mesurer contre le roi d'Irlande. On savait seulement
-que c'était un des barons du roi Orcan. L'issue du combat prouva que
-Pierre n'avait pas trop compté sur ses forces. Après une lutte
-acharnée qui dura depuis l'heure de prime jusqu'à none, Maraban fut
-renversé; Pierre lui trancha la tête et vint la présenter <span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> au
-roi: «Sire,» dit-il, «pensez-vous que monseigneur le roi Orcan soit
-purgé de l'accusation portée contre lui?&mdash;Assurément,» répond Luce,
-«vous en avez assez fait pour m'obliger à reconnaître en vous le
-meilleur chevalier de notre temps. Aussi suis-je désireux de vous
+<p>On ne pouvait deviner dans le palais quel était le chevalier assez
+téméraire pour se mesurer contre le roi d'Irlande. On savait seulement
+que c'était un des barons du roi Orcan. L'issue du combat prouva que
+Pierre n'avait pas trop compté sur ses forces. Après une lutte
+acharnée qui dura depuis l'heure de prime jusqu'à none, Maraban fut
+renversé; Pierre lui trancha la tête et vint la présenter <span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> au
+roi: «Sire,» dit-il, «pensez-vous que monseigneur le roi Orcan soit
+purgé de l'accusation portée contre lui?&mdash;Assurément,» répond Luce,
+«vous en avez assez fait pour m'obliger à reconnaître en vous le
+meilleur chevalier de notre temps. Aussi suis-je désireux de vous
retenir. Y consentez-vous?&mdash;Pour le moment, sire, je dois retourner
-d'où je viens.» Luce, dans l'espoir de s'attacher Pierre, avertit
+d'où je viens.» Luce, dans l'espoir de s'attacher Pierre, avertit
Orcan qu'il viendrait le visiter dans huit jours et qu'il aurait alors
besoin d'entretenir le chevalier vainqueur de Maraban.</p>
-<p>Orcan et Pierron, à leur retour, virent arriver au-devant d'eux tous
+<p>Orcan et Pierron, à leur retour, virent arriver au-devant d'eux tous
les hommes de la terre, jonchant de fleurs la voie sur leur passage et
-criant: «Bienvenu soit le meilleur de tous les bons, le vainqueur du
-roi Maraban!»</p>
+criant: «Bienvenu soit le meilleur de tous les bons, le vainqueur du
+roi Maraban!»</p>
-<p>Quand ils furent reposés, le roi prenant à part Pierron: «Sire
+<p>Quand ils furent reposés, le roi prenant à part Pierron: «Sire
chevalier, je n'oublie pas ma promesse de ne rien refuser de tout ce
-qu'il vous plairait me demander, fût-ce le don de ma couronne.&mdash;Grand
-merci, sire; je réclamerai de vous une seule chose, elle tournera
-mieux à votre profit que vous ne pouvez en ce moment le penser.
-Consentez à vous rendre chrétien.» Sans attendre la réponse du roi,
-il lui exposa la nouvelle <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> croyance, la fausseté de ses
-idoles, la vérité de l'Évangile et les preuves de cette vérité. Si
-bien qu'après deux jours d'enseignements, le roi se trouva désabusé,
-convaincu, et demanda le baptême. Un ermite, habitant secret de la
-forêt du Rond-Pin, le purifia dans les eaux saintes. Tous les
-habitants de l'île suivirent un si bon exemple, et personne ne le fit
+qu'il vous plairait me demander, fût-ce le don de ma couronne.&mdash;Grand
+merci, sire; je réclamerai de vous une seule chose, elle tournera
+mieux à votre profit que vous ne pouvez en ce moment le penser.
+Consentez à vous rendre chrétien.» Sans attendre la réponse du roi,
+il lui exposa la nouvelle <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> croyance, la fausseté de ses
+idoles, la vérité de l'Évangile et les preuves de cette vérité. Si
+bien qu'après deux jours d'enseignements, le roi se trouva désabusé,
+convaincu, et demanda le baptême. Un ermite, habitant secret de la
+forêt du Rond-Pin, le purifia dans les eaux saintes. Tous les
+habitants de l'île suivirent un si bon exemple, et personne ne le fit
avec plus d'ardeur que la demoiselle, fille du roi. On changea sur les
-fonts le nom d'Orcan en celui de Lamer; et en considération de son
-premier nom, l'île qu'il gouvernait ne fut plus, à partir de ce
+fonts le nom d'Orcan en celui de Lamer; et en considération de son
+premier nom, l'île qu'il gouvernait ne fut plus, à partir de ce
moment, connue que sous celui d'Orcanie<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106" title="Go to footnote 106"><span class="smaller">[106]</span></a>.</p>
-<p>«Maintenant,» dit le roi Lamer, «j'ai fait, Pierron, ce que vous
-m'avez demandé; je réclame à mon tour, beau doux ami, un don de vous;
-me l'accorderez-vous?&mdash;Assurément, s'il est en mon pouvoir de le
-faire.&mdash;Or bien, vous connaissez ma fille Camille; elle est née de
-rois et de reines: je vous prie de la prendre à femme, et j'entends en
-même temps vous saisir de mes terres et de ma couronne. Ainsi
-pourrez-vous me rendre le plus heureux des hommes.&mdash;Ah! sire,» dit
-Pierron, «je n'osais espérer tant de bonheur. J'aimais d'amour votre
-belle fille; jamais elle <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> n'en eût rien su, si vous ne m'aviez
-auparavant permis de lui en parler.» Le roi lui tendit les bras, ils
-se baisèrent sur la bouche en signe de foi mutuelle. Camille fut
-aussitôt fiancée à Pierron; puis vinrent le mariage et les noces
-auxquelles assista le roi Luce qui, tout en regrettant que Pierre fût
-chrétien, espérait toujours qu'il voudrait bien l'accompagner jusqu'à
+<p>«Maintenant,» dit le roi Lamer, «j'ai fait, Pierron, ce que vous
+m'avez demandé; je réclame à mon tour, beau doux ami, un don de vous;
+me l'accorderez-vous?&mdash;Assurément, s'il est en mon pouvoir de le
+faire.&mdash;Or bien, vous connaissez ma fille Camille; elle est née de
+rois et de reines: je vous prie de la prendre à femme, et j'entends en
+même temps vous saisir de mes terres et de ma couronne. Ainsi
+pourrez-vous me rendre le plus heureux des hommes.&mdash;Ah! sire,» dit
+Pierron, «je n'osais espérer tant de bonheur. J'aimais d'amour votre
+belle fille; jamais elle <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> n'en eût rien su, si vous ne m'aviez
+auparavant permis de lui en parler.» Le roi lui tendit les bras, ils
+se baisèrent sur la bouche en signe de foi mutuelle. Camille fut
+aussitôt fiancée à Pierron; puis vinrent le mariage et les noces
+auxquelles assista le roi Luce qui, tout en regrettant que Pierre fût
+chrétien, espérait toujours qu'il voudrait bien l'accompagner jusqu'à
Londres.</p>
-<p>Mais il était loin de penser, en arrivant, que Pierre le sermonnerait
-assez bien pour lui faire sentir la vanité des dieux auxquels il
-croyait, et la vérité, la bonté de la loi de Jésus-Christ. Luce
-consentit à recevoir le baptême, à la condition que Pierre
+<p>Mais il était loin de penser, en arrivant, que Pierre le sermonnerait
+assez bien pour lui faire sentir la vanité des dieux auxquels il
+croyait, et la vérité, la bonté de la loi de Jésus-Christ. Luce
+consentit à recevoir le baptême, à la condition que Pierre
l'adopterait pour son compagnon d'armes et de chevalerie. Tant que
-Pierre vécut, il aima le roi Luce plus que tout autre, et ne laissa
+Pierre vécut, il aima le roi Luce plus que tout autre, et ne laissa
passer aucune occasion de le servir.</p>
-<p>Ainsi (dit ici notre romancier) fut chrestienné le roi Luce, et avec
+<p>Ainsi (dit ici notre romancier) fut chrestienné le roi Luce, et avec
lui tous ses hommes, par les exhortations de Pierre. Messire Robert de
-Boron, qui mit, avant nous, ce livre de latin en français, s'y accorde
+Boron, qui mit, avant nous, ce livre de latin en français, s'y accorde
fort bien, ainsi que la vieille histoire. Toutefois, le livre de Brut
ne le dit pas et ne s'y accorde aucunement. La raison, c'est que celui
qui le mit en roman ne savait rien de la haute histoire du
Saint-Graal. Cela suffit pour expliquer le silence qu'il a <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span>
-gardé sur Pierron. Mais, pour dissimuler son ignorance, il s'est
-contenté d'ajouter au récit qu'il adoptait, ces mots: <em>Ainsi le
+gardé sur Pierron. Mais, pour dissimuler son ignorance, il s'est
+contenté d'ajouter au récit qu'il adoptait, ces mots: <em>Ainsi le
racontent aucunes gens</em><a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107" title="Go to footnote 107"><span class="smaller">[107]</span></a>.</p>
<h4>X.<br>
<span class="smaller">DESCENDANCES.&mdash;CONCLUSION.</span></h4>
-<p>Pierre fut roi d'Orcanie après Lamer, et engendra dans sa femme un
-fils qui reçut le nom d'Herlan. Avant de mourir, il demanda que son
-corps fût déposé dans l'église de Saint-Philippe qu'il avait fait
-ériger dans la cité d'Orcanie. Son <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> fils Herlan lui succéda,
+<p>Pierre fut roi d'Orcanie après Lamer, et engendra dans sa femme un
+fils qui reçut le nom d'Herlan. Avant de mourir, il demanda que son
+corps fût déposé dans l'église de Saint-Philippe qu'il avait fait
+ériger dans la cité d'Orcanie. Son <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> fils Herlan lui succéda,
prince valeureux et loyal, qui, de la fille du roi d'Irlande, eut un
-fils nommé Mélian. À Mélian succéda son fils Argiste, orné de grand
-savoir, et qui épousa une Saxonne de haut lignage. Il en eut un fils,
-le roi Hédos, un des meilleurs chevaliers d'Orcanie. La femme d'Hédos,
-fille du roi de Norgales, fut mère du roi Loth d'Orcanie, qui épousa
+fils nommé Mélian. À Mélian succéda son fils Argiste, orné de grand
+savoir, et qui épousa une Saxonne de haut lignage. Il en eut un fils,
+le roi Hédos, un des meilleurs chevaliers d'Orcanie. La femme d'Hédos,
+fille du roi de Norgales, fut mère du roi Loth d'Orcanie, qui épousa
la s&oelig;ur d'Artus, belle et plaisante entre toutes. De ce mariage
vinrent quatre fils, dont l'histoire parlera longuement. Le premier et
le plus fameux de tous, dans les livres bretons, fut Gauvain, bon
chevalier et hardi de la main, mais trop incontinent de sa nature. Le
second, Agravain, moins luxurieux, mais aussi moins bon chevalier, et
-le plus orgueilleux des hommes. Gaheriet, le troisième, beau, preux et
-hardi, eut grandement à souffrir durant sa vie et mourut assez peu
+le plus orgueilleux des hommes. Gaheriet, le troisième, beau, preux et
+hardi, eut grandement à souffrir durant sa vie et mourut assez peu
glorieusement de la main soit du roi Bohor de Gannes, soit de
-Lancelot, je ne sais lequel. Le quatrième, Guerres, eut les vertus de
-prouesse et de loyauté: peut-être le meilleur des quatre et pour sa
-valeur égal à Gauvain, quoi qu'en disent les <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> histoires
-bretonnes. Un cinquième chevalier, Mordret, passait généralement
-encore pour être fils du roi Loth: la vérité, c'est que le roi Artus
-l'avait engendré dans sa propre s&oelig;ur, la reine d'Orcanie, une nuit
+Lancelot, je ne sais lequel. Le quatrième, Guerres, eut les vertus de
+prouesse et de loyauté: peut-être le meilleur des quatre et pour sa
+valeur égal à Gauvain, quoi qu'en disent les <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> histoires
+bretonnes. Un cinquième chevalier, Mordret, passait généralement
+encore pour être fils du roi Loth: la vérité, c'est que le roi Artus
+l'avait engendré dans sa propre s&oelig;ur, la reine d'Orcanie, une nuit
qu'il pensait partager la couche de la belle dame d'Irlande. Ses
regrets et ceux de la reine furent grands quand ils reconnurent la
-méprise. C'était d'ailleurs avant son mariage avec la noble et belle
-Genièvre<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108" title="Go to footnote 108"><span class="smaller">[108]</span></a>.</p>
-
-<p>Suivons maintenant les dernières gestes des deux Joseph. Éliab ou
-Enigée, femme de Joseph d'Arimathie, mourut à Galeford et fut
-ensevelie dans une abbaye voisine. Joseph d'Arimathie dut à son tour
-quitter le siècle pour se réunir à Jésus-Christ qui l'avait tant aimé.
-On l'enterra dans l'abbaye de Glare, en Écosse.</p>
-
-<p>Restaient l'évêque Josephe et son frère Galaad. En laissant Pierre
-avec Pharan près du tombeau de Canaan, Josephe avait pris le chemin
-d'Écosse et répandu la semence évangélique dans toutes les parties de
-ce royaume et de l'Irlande. Il revint à Galeford et rendit grâces à
-Dieu de voir la ville accrue d'églises, d'abbayes et de population.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> Surtout il fut surpris de retrouver son frère Galaad qu'il
-avait laissé petit enfant, beau, vigoureux, sensé, adroit aux armes et
-nouvellement armé chevalier de la main de son oncle Nascien, le roi de
+méprise. C'était d'ailleurs avant son mariage avec la noble et belle
+Genièvre<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108" title="Go to footnote 108"><span class="smaller">[108]</span></a>.</p>
+
+<p>Suivons maintenant les dernières gestes des deux Joseph. Éliab ou
+Enigée, femme de Joseph d'Arimathie, mourut à Galeford et fut
+ensevelie dans une abbaye voisine. Joseph d'Arimathie dut à son tour
+quitter le siècle pour se réunir à Jésus-Christ qui l'avait tant aimé.
+On l'enterra dans l'abbaye de Glare, en Écosse.</p>
+
+<p>Restaient l'évêque Josephe et son frère Galaad. En laissant Pierre
+avec Pharan près du tombeau de Canaan, Josephe avait pris le chemin
+d'Écosse et répandu la semence évangélique dans toutes les parties de
+ce royaume et de l'Irlande. Il revint à Galeford et rendit grâces à
+Dieu de voir la ville accrue d'églises, d'abbayes et de population.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> Surtout il fut surpris de retrouver son frère Galaad qu'il
+avait laissé petit enfant, beau, vigoureux, sensé, adroit aux armes et
+nouvellement armé chevalier de la main de son oncle Nascien, le roi de
Northumberland.</p>
-<p>Bientôt il reçut un message de la part des gens du royaume d'Hofelise
-qui lui demandaient un roi, à la place de celui qu'ils avaient perdu.
-Josephe ne voulut pas leur répondre avant d'avoir pris conseil au duc
-Ganor et au roi Nascien. «Sire,» dirent-ils, «notre avis est que vous
-ne pouvez choisir un prince plus propre à gouverner cette terre que
-votre frère Galaad, dont on connaît déjà la prouesse et la prud'homie.
-Si nous le désignons, c'est moins en considération de vous que dans la
-pensée de faire une chose agréable au Seigneur-Dieu.»</p>
-
-<p>Josephe ne s'en tint pas à ce premier conseil. Il invita douze des
-plus prud'hommes et des plus sages du pays d'Hofelise à venir conférer
+<p>Bientôt il reçut un message de la part des gens du royaume d'Hofelise
+qui lui demandaient un roi, à la place de celui qu'ils avaient perdu.
+Josephe ne voulut pas leur répondre avant d'avoir pris conseil au duc
+Ganor et au roi Nascien. «Sire,» dirent-ils, «notre avis est que vous
+ne pouvez choisir un prince plus propre à gouverner cette terre que
+votre frère Galaad, dont on connaît déjà la prouesse et la prud'homie.
+Si nous le désignons, c'est moins en considération de vous que dans la
+pensée de faire une chose agréable au Seigneur-Dieu.»</p>
+
+<p>Josephe ne s'en tint pas à ce premier conseil. Il invita douze des
+plus prud'hommes et des plus sages du pays d'Hofelise à venir conférer
avec lui: il demanda leur avis sur le roi qu'il convenait de choisir.
-Tous firent la même réponse; si bien que Josephe appelant Galaad:
-«Tenez, beau frère,» dit-il, «je vous investis du royaume d'Hofelise,
+Tous firent la même réponse; si bien que Josephe appelant Galaad:
+«Tenez, beau frère,» dit-il, «je vous investis du royaume d'Hofelise,
par le conseil des prud'hommes de cette terre. Je savais que vous
-méritiez de porter couronne; mais comme vous êtes mon frère, je ne
+méritiez de porter couronne; mais comme vous êtes mon frère, je ne
vous aurais <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> pas choisi, si les autres ne vous eussent
-volontairement désigné d'eux-mêmes.»</p>
+volontairement désigné d'eux-mêmes.»</p>
<p>Ils partirent, Josephe, Nascien, Ganor et Galaad, pour la terre
-d'Hofelise. Reçus à grande joie et grandes fêtes par le peuple de la
-contrée, Galaad fut couronné pompeusement le jour de Pentecôte, dans
-la cité de Palagu, alors la plus importante du pays. Ce fut l'évêque
-Josephe qui le sacra, et répandit sur lui la sainte huile. Galaad
-régna glorieusement et se fit si bien aimer, qu'en mémoire de lui la
+d'Hofelise. Reçus à grande joie et grandes fêtes par le peuple de la
+contrée, Galaad fut couronné pompeusement le jour de Pentecôte, dans
+la cité de Palagu, alors la plus importante du pays. Ce fut l'évêque
+Josephe qui le sacra, et répandit sur lui la sainte huile. Galaad
+régna glorieusement et se fit si bien aimer, qu'en mémoire de lui la
terre perdit son ancien nom d'Hofelise pour prendre celui de Galles
-qu'elle conservera jusqu'à la fin des siècles.</p>
+qu'elle conservera jusqu'à la fin des siècles.</p>
<p>Un soir que le roi Galaad chevauchait seul au travers d'une grande
-plaine, après avoir chassé toute la journée, il perdit la trace de ses
-hommes et de ses chiens, ne sut pas retrouver son chemin et ne réussit
-qu'à s'égarer davantage. La lune qui l'avait longtemps éclairé avait
-cessé de luire quand, à l'heure de minuit, il distingua devant lui une
+plaine, après avoir chassé toute la journée, il perdit la trace de ses
+hommes et de ses chiens, ne sut pas retrouver son chemin et ne réussit
+qu'à s'égarer davantage. La lune qui l'avait longtemps éclairé avait
+cessé de luire quand, à l'heure de minuit, il distingua devant lui une
grande flamme qui semblait jaillir d'une fosse ouverte. Il s'approche,
-et bientôt il entend une voix: «Galaad, beau cousin, c'est par mon
-péché que j'ai mérité les tourments que je souffre.» Le roi surpris
-dit à son tour: «Chose qui me parles et qui te dis mon cousin,
-apprends-moi qui tu es.&mdash;Je suis Siméon, dont tu as <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> souvent
+et bientôt il entend une voix: «Galaad, beau cousin, c'est par mon
+péché que j'ai mérité les tourments que je souffre.» Le roi surpris
+dit à son tour: «Chose qui me parles et qui te dis mon cousin,
+apprends-moi qui tu es.&mdash;Je suis Siméon, dont tu as <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> souvent
entendu parler. C'est moi qui voulus tuer Pierron. Je ne te demande
-pas de prier pour que mon supplice cesse entièrement; daigne seulement
-implorer la bonté de Dieu pour qu'il soit un peu moins cruel et moins
-douloureux.&mdash;Siméon» reprit Galaad, «j'ai souvent entendu parler de
-toi. Tu es bien de ma parenté, tu peux donc être assuré que je ferai
+pas de prier pour que mon supplice cesse entièrement; daigne seulement
+implorer la bonté de Dieu pour qu'il soit un peu moins cruel et moins
+douloureux.&mdash;Siméon» reprit Galaad, «j'ai souvent entendu parler de
+toi. Tu es bien de ma parenté, tu peux donc être assuré que je ferai
ce que tu demandes. Je fonderai une abbaye dans laquelle on ne cessera
de prier pour toi, et je recommanderai qu'on y transporte mon corps
-quand mon âme en sera séparée. Mais, dis-moi, les tourments que tu
+quand mon âme en sera séparée. Mais, dis-moi, les tourments que tu
souffres finiront-ils un jour?&mdash;Oui, mais au temps du roi Artus, quand
-viendra m'en délivrer un chevalier du même nom que toi. À lui seul est
-réservé le pouvoir d'éteindre le feu qui me tourmente, parce qu'il
+viendra m'en délivrer un chevalier du même nom que toi. À lui seul est
+réservé le pouvoir d'éteindre le feu qui me tourmente, parce qu'il
sera le plus chaste et le plus pur de tous ceux qui auront avant lui
-vécu.»</p>
-
-<p>Galaad ayant quitté Siméon retrouva la voie perdue, revint à ses gens,
-et, sans perdre de temps, appela maçons et charpentiers pour
-construire une abbaye qu'il dédia à la sainte Trinité. Ce fut là que,
-d'après ses ordres, on l'ensevelit, après qu'on l'eut revêtu de ses
-armes, chausses et haubert, le heaume à son côté, la couronne à ses
-pieds. La lance posée sur son corps ne dut jamais être levée par
+vécu.»</p>
+
+<p>Galaad ayant quitté Siméon retrouva la voie perdue, revint à ses gens,
+et, sans perdre de temps, appela maçons et charpentiers pour
+construire une abbaye qu'il dédia à la sainte Trinité. Ce fut là que,
+d'après ses ordres, on l'ensevelit, après qu'on l'eut revêtu de ses
+armes, chausses et haubert, le heaume à son côté, la couronne à ses
+pieds. La lance posée sur son corps ne dut jamais être levée par
<span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> un autre que Lancelot du Lac, comme on le verra dans la suite
-de l'histoire. Or Galaad avait épousé la fille du roi des
-Îles-Lointaines; il en eut un fils, nommé Lianor, roi de Galles après
+de l'histoire. Or Galaad avait épousé la fille du roi des
+Îles-Lointaines; il en eut un fils, nommé Lianor, roi de Galles après
lui. De Lianor descendait en droite ligne le roi Urien de Galles, qui
fit tant de prouesses au temps d'Artus, et fut chevalier de la Table
-ronde. Urien perdit la vie dans les plaines de Salebière, durant la
-dernière bataille où mourut Mordret et où le roi Artus fut
-mortellement navré.</p>
+ronde. Urien perdit la vie dans les plaines de Salebière, durant la
+dernière bataille où mourut Mordret et où le roi Artus fut
+mortellement navré.</p>
<p>Ainsi descendaient les rois de Galles en ligne directe de Joseph
-d'Arimathie, père de Galaad.</p>
+d'Arimathie, père de Galaad.</p>
-<p>Josephe se consola de la mort de son père et de sa mère, en recevant
-un message du roi Mehaignié qui le priait de venir le visiter. «Sire,»
-dit en le voyant Mordrain, «soyez le bienvenu! j'ai grandement désiré
+<p>Josephe se consola de la mort de son père et de sa mère, en recevant
+un message du roi Mehaignié qui le priait de venir le visiter. «Sire,»
+dit en le voyant Mordrain, «soyez le bienvenu! j'ai grandement désiré
de vous revoir. Comment le faites-vous?&mdash;Mieux que je n'ai fait depuis
longtemps, sire roi; car, avant l'heure des prochaines primes, je dois
-passer de ce siècle à la vie éternelle.</p>
+passer de ce siècle à la vie éternelle.</p>
-<p>«&mdash;Hélas!» dit en pleurant Mordrain, «faut-il prendre aussi congé de
+<p>«&mdash;Hélas!» dit en pleurant Mordrain, «faut-il prendre aussi congé de
vous, et seul demeurer sur cette terre d'exil! Par vous et par la
-lumière dont vous m'avez éclairé, j'ai quitté mon pays et mes hommes.
+lumière dont vous m'avez éclairé, j'ai quitté mon pays et mes hommes.
Si je vous perds, laissez-moi du moins vos armes pour me servir de
-réconfort et de remembrance.&mdash;Volontiers,» <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> répond Josephe;
-«faites apporter l'écu que je vous donnai, quand vous allâtes
-combattre Tolomé Seraste.»</p>
-
-<p>Comme on apportait l'écu, il prit à Josephe un violent saignement de
-nez. Il humecta les doigts dans le sang qu'il répandait et traça sur
-l'écu une large croix vermeille. «Voilà, sire, le souvenir que je vous
-laisse. Tant que durera l'écu, la croix qui le traverse conservera son
-éclat et sa fraîcheur. Que personne n'essaye de suspendre l'écu à son
-cou, s'il ne veut être aussitôt puni, jusqu'au dernier des bons, le
-vaillant, le chaste Galaad, auquel il sera donné de le porter.»</p>
-
-<p>Le roi voulut qu'on approchât l'écu de son visage; il le baisa à
-plusieurs reprises, puis demanda à Josephe dans quel endroit il
-convenait de le garder. «Il restera,» dit Josephe, à cette place,
-jusqu'au jour où vous apprendrez le lieu que Nascien aura choisi pour
-sa sépulture. Vous le ferez déposer sur sa tombe, et c'est là que
-viendra le prendre le bon chevalier Galaad, cinq jours après avoir été
-armé chevalier.»</p>
-
-<p>Josephe mourut le lendemain au point du jour et fut enterré dans
-l'abbaye de Glare, en Écosse, auprès de son père. Il y avait, dans le
-temps que son âme passa dans l'autre monde, une grande famine en
-Écosse; elle cessa tout à <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> coup, à l'arrivée de son corps.
-D'autres miracles avertirent les gens du pays de la vénération qu'ils
-devaient à jamais témoigner pour ses reliques.</p>
-
-<p>Il ne faut pas oublier que Josephe, avant de mourir, avait revêtu son
-cousin Alain le Gros du don du Saint-Graal, en lui laissant la liberté
-d'en revêtir après lui celui qu'il jugerait le plus digne d'un pareil
-honneur. Alain s'éloigna de Galeford, emmenant avec lui ses frères,
-tous mariés, à l'exception de Josué. Il marcha sans autre direction
+réconfort et de remembrance.&mdash;Volontiers,» <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> répond Josephe;
+«faites apporter l'écu que je vous donnai, quand vous allâtes
+combattre Tolomé Seraste.»</p>
+
+<p>Comme on apportait l'écu, il prit à Josephe un violent saignement de
+nez. Il humecta les doigts dans le sang qu'il répandait et traça sur
+l'écu une large croix vermeille. «Voilà, sire, le souvenir que je vous
+laisse. Tant que durera l'écu, la croix qui le traverse conservera son
+éclat et sa fraîcheur. Que personne n'essaye de suspendre l'écu à son
+cou, s'il ne veut être aussitôt puni, jusqu'au dernier des bons, le
+vaillant, le chaste Galaad, auquel il sera donné de le porter.»</p>
+
+<p>Le roi voulut qu'on approchât l'écu de son visage; il le baisa à
+plusieurs reprises, puis demanda à Josephe dans quel endroit il
+convenait de le garder. «Il restera,» dit Josephe, à cette place,
+jusqu'au jour où vous apprendrez le lieu que Nascien aura choisi pour
+sa sépulture. Vous le ferez déposer sur sa tombe, et c'est là que
+viendra le prendre le bon chevalier Galaad, cinq jours après avoir été
+armé chevalier.»</p>
+
+<p>Josephe mourut le lendemain au point du jour et fut enterré dans
+l'abbaye de Glare, en Écosse, auprès de son père. Il y avait, dans le
+temps que son âme passa dans l'autre monde, une grande famine en
+Écosse; elle cessa tout à <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> coup, à l'arrivée de son corps.
+D'autres miracles avertirent les gens du pays de la vénération qu'ils
+devaient à jamais témoigner pour ses reliques.</p>
+
+<p>Il ne faut pas oublier que Josephe, avant de mourir, avait revêtu son
+cousin Alain le Gros du don du Saint-Graal, en lui laissant la liberté
+d'en revêtir après lui celui qu'il jugerait le plus digne d'un pareil
+honneur. Alain s'éloigna de Galeford, emmenant avec lui ses frères,
+tous mariés, à l'exception de Josué. Il marcha sans autre direction
que celle de Dieu et parvint ainsi dans le pays de la <em>Terre Foraine</em>,
-dont le roi, depuis longtemps frappé de lèpre, accepta le baptême en
-récompense de sa guérison miraculeuse. Ce roi s'appelait Calafer;
+dont le roi, depuis longtemps frappé de lèpre, accepta le baptême en
+récompense de sa guérison miraculeuse. Ce roi s'appelait Calafer;
Alain, en le baptisant, changea son nom en celui d'Alfasan. Alfasan
-avait une fille qu'il donna en mariage à Josué, frère d'Alain.</p>
+avait une fille qu'il donna en mariage à Josué, frère d'Alain.</p>
-<p>Celui-ci avait déposé le saint vaisseau dans la grande salle du palais
+<p>Celui-ci avait déposé le saint vaisseau dans la grande salle du palais
d'Alfasan; le roi voulut dormir, la nuit des noces de sa fille, dans
-une chambre voisine. Après le premier somme, il ouvre les yeux et
+une chambre voisine. Après le premier somme, il ouvre les yeux et
regarde autour de lui. Sur une table ronde d'argent se trouvait le
-Graal: au-devant, un homme, revêtu des ornements sacerdotaux, semblait
-officier; à l'entour, nombre de voix rendaient grâce à Notre-Seigneur.
-Alfasan ne voyait pas d'où les chants partaient, <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> seulement
+Graal: au-devant, un homme, revêtu des ornements sacerdotaux, semblait
+officier; à l'entour, nombre de voix rendaient grâce à Notre-Seigneur.
+Alfasan ne voyait pas d'où les chants partaient, <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> seulement
il entendait un immense battement d'ailes, comme si tous les oiseaux
-du ciel eussent été là rassemblés. L'office achevé, le saint vaisseau
-fut reporté dans la grande salle, et le roi vit entrer un homme de
-feu, armé d'un glaive: «Alfasan,» lui dit-il, «il est à peine un homme
+du ciel eussent été là rassemblés. L'office achevé, le saint vaisseau
+fut reporté dans la grande salle, et le roi vit entrer un homme de
+feu, armé d'un glaive: «Alfasan,» lui dit-il, «il est à peine un homme
assez saint parmi ceux qui vivent aujourd'hui, qui puisse reposer ici
-sans recevoir le châtiment de sa témérité.» En même temps, il laisse
+sans recevoir le châtiment de sa témérité.» En même temps, il laisse
aller son glaive et lui perce les deux cuisses d'outre en outre.
-«C'est ici,» dit-il, «le palais aventureux, où nul ne doit à l'avenir
-pénétrer, s'il n'est le meilleur des bons chevaliers.»</p>
-
-<p>Le lendemain, le roi raconta ce qui lui était arrivé et la punition
-qu'il avait reçue. Il mourut à quelques jours de là. Dans les âges
-suivants, tout chevalier assez hardi pour méconnaître cette défense
-était trouvé mort le lendemain dans son lit. Le seul Gauvain, en
-considération de ses prouesses, en sortit vivant, mais après avoir
-subi tant de honte et d'ennui qu'il eût donné le royaume de Logres
-pour n'y être pas entré.</p>
-
-<p>Le Palais aventureux avait été construit au milieu d'une ville
-nouvelle, qui, en l'honneur du Saint-Graal, fut appelée <em>Corbenic</em>,
-mot qui, en chaldéen, répondrait au français: <em>le très-saint vase</em>.
-Le roi Alfasan fut enterré dans <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> une église de cette ville,
-dédiée à Notre-Dame.</p>
-
-<p>De Josué et de la fille du roi Alfasan naquit Almonadap, marié à l'une
+«C'est ici,» dit-il, «le palais aventureux, où nul ne doit à l'avenir
+pénétrer, s'il n'est le meilleur des bons chevaliers.»</p>
+
+<p>Le lendemain, le roi raconta ce qui lui était arrivé et la punition
+qu'il avait reçue. Il mourut à quelques jours de là. Dans les âges
+suivants, tout chevalier assez hardi pour méconnaître cette défense
+était trouvé mort le lendemain dans son lit. Le seul Gauvain, en
+considération de ses prouesses, en sortit vivant, mais après avoir
+subi tant de honte et d'ennui qu'il eût donné le royaume de Logres
+pour n'y être pas entré.</p>
+
+<p>Le Palais aventureux avait été construit au milieu d'une ville
+nouvelle, qui, en l'honneur du Saint-Graal, fut appelée <em>Corbenic</em>,
+mot qui, en chaldéen, répondrait au français: <em>le très-saint vase</em>.
+Le roi Alfasan fut enterré dans <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> une église de cette ville,
+dédiée à Notre-Dame.</p>
+
+<p>De Josué et de la fille du roi Alfasan naquit Almonadap, marié à l'une
des filles du roi Luce de la Grande-Bretagne. Ses successeurs furent
le bon Cartelois, Manuel et Lambour, tous rois de la Terre Foraine,
-tous surnommés <em>Riches pêcheurs</em>.</p>
-
-<p>Ce dernier roi Lambour eut à soutenir la guerre contre un puissant
-voisin, nommé Narthan, et nouvellement converti. Narthan, vaincu dans
-une grande bataille, avait fui jusqu'à la mer, quand il vit approcher
-une nef si merveilleusement belle que, par curiosité et pour esquiver
-la poursuite des vainqueurs, il y entra et vit sur le lit l'épée dont
-on a déjà parlé. C'était, en effet, la nef que Nascien avait vue jadis
-arrêtée devant l'Île Tournante; c'était l'&oelig;uvre du grand roi
+tous surnommés <em>Riches pêcheurs</em>.</p>
+
+<p>Ce dernier roi Lambour eut à soutenir la guerre contre un puissant
+voisin, nommé Narthan, et nouvellement converti. Narthan, vaincu dans
+une grande bataille, avait fui jusqu'à la mer, quand il vit approcher
+une nef si merveilleusement belle que, par curiosité et pour esquiver
+la poursuite des vainqueurs, il y entra et vit sur le lit l'épée dont
+on a déjà parlé. C'était, en effet, la nef que Nascien avait vue jadis
+arrêtée devant l'Île Tournante; c'était l'&oelig;uvre du grand roi
Salomon.</p>
-<p>Narthan tira l'épée du fourreau, revint sur ses pas, et, rencontrant
-le roi Lambour, haussa la lame, le frappa sur le heaume: l'arme était
+<p>Narthan tira l'épée du fourreau, revint sur ses pas, et, rencontrant
+le roi Lambour, haussa la lame, le frappa sur le heaume: l'arme était
si tranchante qu'elle fendit en deux le heaume, le corps du roi et le
-cheval qu'il montait. Tel fut le premier essai de l'épée de Salomon.
+cheval qu'il montait. Tel fut le premier essai de l'épée de Salomon.
Mais la mort du roi fut le signal de grands malheurs; la Terre Foraine
-et le pays de Galles demeurèrent longtemps sans culture, si bien qu'on
+et le pays de Galles demeurèrent longtemps sans culture, si bien qu'on
changea pour un temps le nom des deux royaumes en celui de <em>Terre
-Gaste</em> ou déserte. Pour le roi <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> Narthan, après l'épreuve qu'il
-avait faite de la bonne trempe de l'épée, il voulut aller la remettre
-dans le fourreau. Mais, au moment où il la replaçait, lui-même tomba
-frappé de mort subite auprès du lit, et son corps demeura là gisant,
-jusqu'au moment où vint l'en tirer une pucelle, au temps de la fin des
-aventures. Car les lettres qu'on lisait à l'entrée de la nef de
-Salomon empêchaient quiconque en prenait connaissance de passer outre.</p>
-
-<p>Lambour eut pour successeur le roi Pelehan, surnommé le Mehaignié,
-pour avoir perdu l'usage de ses deux jambes. Il ne devait en être
-guéri que par Galaad, le bon chevalier<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109" title="Go to footnote 109"><span class="smaller">[109]</span></a>. De Pelehan descendit le
-roi Pheles ou plutôt Pelles, beau chevalier, dont la fille passa de
-beauté toutes les autres femmes de la Grande-Bretagne, à l'exception
-de la reine Genièvre. C'est en cette demoiselle que Lancelot engendra
-Galaad, celui qui devait mettre à fin toutes les aventures. Il est
-vrai qu'il fut conçu en péché, mais Dieu n'eut égard qu'aux grands et
-vaillants princes dont il était descendu et à ses bonnes &oelig;uvres
+Gaste</em> ou déserte. Pour le roi <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> Narthan, après l'épreuve qu'il
+avait faite de la bonne trempe de l'épée, il voulut aller la remettre
+dans le fourreau. Mais, au moment où il la replaçait, lui-même tomba
+frappé de mort subite auprès du lit, et son corps demeura là gisant,
+jusqu'au moment où vint l'en tirer une pucelle, au temps de la fin des
+aventures. Car les lettres qu'on lisait à l'entrée de la nef de
+Salomon empêchaient quiconque en prenait connaissance de passer outre.</p>
+
+<p>Lambour eut pour successeur le roi Pelehan, surnommé le Mehaignié,
+pour avoir perdu l'usage de ses deux jambes. Il ne devait en être
+guéri que par Galaad, le bon chevalier<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109" title="Go to footnote 109"><span class="smaller">[109]</span></a>. De Pelehan descendit le
+roi Pheles ou plutôt Pelles, beau chevalier, dont la fille passa de
+beauté toutes les autres femmes de la Grande-Bretagne, à l'exception
+de la reine Genièvre. C'est en cette demoiselle que Lancelot engendra
+Galaad, celui qui devait mettre à fin toutes les aventures. Il est
+vrai qu'il fut conçu en péché, mais Dieu n'eut égard qu'aux grands et
+vaillants princes dont il était descendu et à ses bonnes &oelig;uvres
personnelles.</p>
-<p>Passons maintenant à Nascien, devenu roi de Northumberland, et à son
-fils Célidoine, <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> devenu roi de Norgales. Le même jour
-moururent les deux s&oelig;urs Saracinthe et Flégétine, et le roi
-Nascien. Les reines furent ensevelies dans l'abbaye, résidence du roi
-Mehaignié; pour Nascien, il préféra reposer dans une abbaye plus
-éloignée, où Mordrain ne manqua pas de faire porter l'écu que le seul
-Galaad devait avoir le droit de pendre à son cou.</p>
+<p>Passons maintenant à Nascien, devenu roi de Northumberland, et à son
+fils Célidoine, <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> devenu roi de Norgales. Le même jour
+moururent les deux s&oelig;urs Saracinthe et Flégétine, et le roi
+Nascien. Les reines furent ensevelies dans l'abbaye, résidence du roi
+Mehaignié; pour Nascien, il préféra reposer dans une abbaye plus
+éloignée, où Mordrain ne manqua pas de faire porter l'écu que le seul
+Galaad devait avoir le droit de pendre à son cou.</p>
-<p>Célidoine vécut douze ans après son père et se fit aimer de ses
-peuples autant que lui-même aima le Seigneur. Il était grand clerc et
+<p>Célidoine vécut douze ans après son père et se fit aimer de ses
+peuples autant que lui-même aima le Seigneur. Il était grand clerc et
savait surtout lire dans les astres; si bien qu'ayant reconnu
-l'approche de plusieurs années de disette, il fit faire avant qu'elles
-arrivassent de grands amas de blé qui maintinrent en abondance le
-Norgales, tandis que tous les autres pays étaient en proie à la
+l'approche de plusieurs années de disette, il fit faire avant qu'elles
+arrivassent de grands amas de blé qui maintinrent en abondance le
+Norgales, tandis que tous les autres pays étaient en proie à la
famine. Et ce n'est pas tout: les Saxons, apprenant qu'on trouvait du
-blé dans le royaume de Norgales, armèrent une flotte et firent une
-descente sur les côtes. Célidoine, averti de leur arrivée par les
-astres, ne leur laissa pas le temps de mettre leurs chevaux à terre;
-il parut à la tête d'une armée formidable et les extermina sans
-trouver la moindre résistance.</p>
-
-<p>Célidoine fut enseveli à Kamalot, et eut pour successeur son fils
-Narpus. Nascien II succéda à Narpus, Élain le Gros à Nascien II, Jonas
-à Élain. Ce Jonas, ayant quitté la terre de son <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> père pour
-aller en Gaule, épousa la fille du roi Mathanas. Un fils qu'il eut,
-nommé Lancelot, revint dans la Grande-Bretagne, hérita du Norgales, et
-prit à femme la fille du roi d'Irlande. Mais il renvoya dans les
-Gaules ses deux fils, qui partagèrent les domaines du roi Mathanas,
-leur aïeul. L'aîné, Ban, fut roi de Benoïc; le second, Bohort, fut roi
-de Gannes. Ban eut deux enfants, l'un bâtard, l'autre légitime. Le
-bâtard fut Hector des Mares, l'autre le très-renommé Lancelot du Lac.
+blé dans le royaume de Norgales, armèrent une flotte et firent une
+descente sur les côtes. Célidoine, averti de leur arrivée par les
+astres, ne leur laissa pas le temps de mettre leurs chevaux à terre;
+il parut à la tête d'une armée formidable et les extermina sans
+trouver la moindre résistance.</p>
+
+<p>Célidoine fut enseveli à Kamalot, et eut pour successeur son fils
+Narpus. Nascien II succéda à Narpus, Élain le Gros à Nascien II, Jonas
+à Élain. Ce Jonas, ayant quitté la terre de son <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> père pour
+aller en Gaule, épousa la fille du roi Mathanas. Un fils qu'il eut,
+nommé Lancelot, revint dans la Grande-Bretagne, hérita du Norgales, et
+prit à femme la fille du roi d'Irlande. Mais il renvoya dans les
+Gaules ses deux fils, qui partagèrent les domaines du roi Mathanas,
+leur aïeul. L'aîné, Ban, fut roi de Benoïc; le second, Bohort, fut roi
+de Gannes. Ban eut deux enfants, l'un bâtard, l'autre légitime. Le
+bâtard fut Hector des Mares, l'autre le très-renommé Lancelot du Lac.
Pour le roi Bohort, ses deux fils furent Lyonel et Bohort. Et
maintenant que nous avons fait le compte de la descendance royale du
-lignage de Joseph d'Arimathie, nous terminerons par le récit de ce qui
-advint au roi Lancelot, père des deux rois Ban et Bohort.</p>
+lignage de Joseph d'Arimathie, nous terminerons par le récit de ce qui
+advint au roi Lancelot, père des deux rois Ban et Bohort.</p>
-<p>Près d'une ville de son domaine s'élevait le château de Bellegarde,
-habité par une dame de sa parenté, des plus belles et des plus
+<p>Près d'une ville de son domaine s'élevait le château de Bellegarde,
+habité par une dame de sa parenté, des plus belles et des plus
vertueuses femmes de son temps: elle vivait dans une mortification
-continuelle; mais, en dépit de son désir d'échapper à l'attention des
-autres, il en fut d'elle comme d'un cierge dont la clarté ne peut se
-dissimuler, quand il est posé sur le chandelier. Le roi Lancelot
-entendit parler des perfections de la dame et désira la mieux
-connaître. Bientôt sa compagnie lui fut si agréable qu'à la faveur
-des mêmes sentiments de vertu <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> et de piété, il s'établit entre
-eux un commerce de l'amitié la plus tendre et la plus pure. Peu de
+continuelle; mais, en dépit de son désir d'échapper à l'attention des
+autres, il en fut d'elle comme d'un cierge dont la clarté ne peut se
+dissimuler, quand il est posé sur le chandelier. Le roi Lancelot
+entendit parler des perfections de la dame et désira la mieux
+connaître. Bientôt sa compagnie lui fut si agréable qu'à la faveur
+des mêmes sentiments de vertu <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> et de piété, il s'établit entre
+eux un commerce de l'amitié la plus tendre et la plus pure. Peu de
jours passaient sans qu'ils se visitassent l'un l'autre, si bien que
-les méchantes gens ne tardèrent pas à le remarquer pour en médire. «Le
-roi,» disaient-ils, «aime cette dame d'un fol amour, et l'on ne
-comprend pas que son mari n'en ressente aucun ombrage.» Le frère du
-châtelain lui dit un jour: «Comment souffrez-vous que le roi Lancelot
+les méchantes gens ne tardèrent pas à le remarquer pour en médire. «Le
+roi,» disaient-ils, «aime cette dame d'un fol amour, et l'on ne
+comprend pas que son mari n'en ressente aucun ombrage.» Le frère du
+châtelain lui dit un jour: «Comment souffrez-vous que le roi Lancelot
vive avec votre femme comme il le fait? Pour moi, je m'en serais
-depuis longtemps vengé.&mdash;Frère,» répondit le châtelain, «croyez que si
-je pensais avoir la preuve des intentions que vous prêtez au roi, je
-ne le souffrirais pas un instant.» Tant lui dit le frère que le mari
-demeura convaincu de son déshonneur. On était alors aux derniers jours
-de carême, et, la sainteté du temps ajoutant à la ferveur de la dame
-et du roi, ils se plaisaient mieux que jamais à ranimer mutuellement
+depuis longtemps vengé.&mdash;Frère,» répondit le châtelain, «croyez que si
+je pensais avoir la preuve des intentions que vous prêtez au roi, je
+ne le souffrirais pas un instant.» Tant lui dit le frère que le mari
+demeura convaincu de son déshonneur. On était alors aux derniers jours
+de carême, et, la sainteté du temps ajoutant à la ferveur de la dame
+et du roi, ils se plaisaient mieux que jamais à ranimer mutuellement
leur amour des choses spirituelles. Le jour du vendredi saint, le roi
-sortit pour aller visiter un ermitage situé au milieu de la <em>Forêt
-Périlleuse</em>, et entendre le service divin. Il n'avait avec lui que
-deux serviteurs. Il arrive, se confesse, reprend le même chemin, et
-bientôt, ayant soif, il s'arrête devant une belle fontaine et
-s'incline pour y puiser de l'eau. Le duc l'avait secrètement <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span>
-suivi; quand il le vit penché sur l'eau, il s'approcha et le frappa de
-son épée: la tête détachée du tronc tomba dans la fontaine. Non
-content d'avoir ainsi tué le roi Lancelot, il voulut reprendre la tête
-et la couper en morceaux; à peine eut-il plongé la main dans la
-fontaine que l'eau, jusqu'alors très-froide, se prit à bouillonner
-d'une telle violence que le duc eut à peine le temps de retirer ses
-doigts devenus charbons. Il reconnut alors qu'il avait offensé Dieu,
-et que sa victime était innocente du crime dont il avait cru tirer
-vengeance. «Prenez ce corps,» dit-il aux deux sergents, «mettez-le en
-terre, et que personne ne sache de quelle façon est mort le roi.» Ils
-enterrèrent Lancelot près de l'ermitage, et reprirent le chemin du
-château. Comme ils en approchaient, un enfant vint dire au duc: «Vous
-ne savez pas les nouvelles, sire? Les ténèbres couvrent votre château;
-ceux qui s'y trouvent ne voient goutte, et cela, depuis midi.» C'était
-précisément l'heure où le duc avait frappé le roi. «Je vois,» dit-il
-alors à ses compagnons, «que nous avons mal exploité; mais je veux
-juger par moi-même de ces ténèbres.» Il s'approcha, franchit le seuil
-de la première porte; aussitôt un côté des créneaux se détachant de la
-muraille tomba sur lui et l'écrasa. Telle fut la vengeance prise
+sortit pour aller visiter un ermitage situé au milieu de la <em>Forêt
+Périlleuse</em>, et entendre le service divin. Il n'avait avec lui que
+deux serviteurs. Il arrive, se confesse, reprend le même chemin, et
+bientôt, ayant soif, il s'arrête devant une belle fontaine et
+s'incline pour y puiser de l'eau. Le duc l'avait secrètement <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span>
+suivi; quand il le vit penché sur l'eau, il s'approcha et le frappa de
+son épée: la tête détachée du tronc tomba dans la fontaine. Non
+content d'avoir ainsi tué le roi Lancelot, il voulut reprendre la tête
+et la couper en morceaux; à peine eut-il plongé la main dans la
+fontaine que l'eau, jusqu'alors très-froide, se prit à bouillonner
+d'une telle violence que le duc eut à peine le temps de retirer ses
+doigts devenus charbons. Il reconnut alors qu'il avait offensé Dieu,
+et que sa victime était innocente du crime dont il avait cru tirer
+vengeance. «Prenez ce corps,» dit-il aux deux sergents, «mettez-le en
+terre, et que personne ne sache de quelle façon est mort le roi.» Ils
+enterrèrent Lancelot près de l'ermitage, et reprirent le chemin du
+château. Comme ils en approchaient, un enfant vint dire au duc: «Vous
+ne savez pas les nouvelles, sire? Les ténèbres couvrent votre château;
+ceux qui s'y trouvent ne voient goutte, et cela, depuis midi.» C'était
+précisément l'heure où le duc avait frappé le roi. «Je vois,» dit-il
+alors à ses compagnons, «que nous avons mal exploité; mais je veux
+juger par moi-même de ces ténèbres.» Il s'approcha, franchit le seuil
+de la première porte; aussitôt un côté des créneaux se détachant de la
+muraille tomba sur lui et l'écrasa. Telle fut la vengeance prise
<span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> par Notre-Seigneur de la mort du roi Lancelot. Depuis ce
-jour, la fontaine de la Forêt Périlleuse ne cessa de bouillir jusqu'au
-moment où Galaad, le fils de Lancelot, vint la visiter.</p>
+jour, la fontaine de la Forêt Périlleuse ne cessa de bouillir jusqu'au
+moment où Galaad, le fils de Lancelot, vint la visiter.</p>
<p>Il y eut une autre merveille plus grande encore. De la tombe dans
-laquelle on avait déposé le corps du roi sortirent, à partir de ce
-moment, des gouttes de sang qui avaient la vertu de guérir les
+laquelle on avait déposé le corps du roi sortirent, à partir de ce
+moment, des gouttes de sang qui avaient la vertu de guérir les
blessures de ceux qui en humectaient leurs plaies. Si bien qu'il y
-avait, sur le chemin qui conduisait à la fontaine, un concours de gens
-navrés qui venaient y chercher leur soulagement.</p>
+avait, sur le chemin qui conduisait à la fontaine, un concours de gens
+navrés qui venaient y chercher leur soulagement.</p>
<p>Or il arriva qu'un jour un lion, poursuivant un cerf, l'atteignit
-devant cette tombe et le tua. Comme il commençait à le dévorer,
+devant cette tombe et le tua. Comme il commençait à le dévorer,
survint un second lion qui lui disputa la proie: ils se prirent des
-dents et des ongles, jusqu'à ce que de guerre lasse ils s'arrêtèrent,
-labourés de plaies mortelles. L'un des lions s'étendit sur la tombe,
+dents et des ongles, jusqu'à ce que de guerre lasse ils s'arrêtèrent,
+labourés de plaies mortelles. L'un des lions s'étendit sur la tombe,
et, voyant que des gouttes de sang en jaillissaient, il les recueillit
-sur sa langue, en lécha ses plaies, qui sur-le-champ se refermèrent.
-L'autre lion imita son exemple et fut également guéri; si bien que les
+sur sa langue, en lécha ses plaies, qui sur-le-champ se refermèrent.
+L'autre lion imita son exemple et fut également guéri; si bien que les
deux animaux, en se regardant, perdirent toute envie de recommencer le
combat, et, bien plus, devenus grands amis, ils ne voulurent plus se
quitter. L'un se coucha au chevet, l'autre au pied de la tombe,
-<span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> comme pour la dérober à tous les yeux. Quand les chevaliers y
+<span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> comme pour la dérober à tous les yeux. Quand les chevaliers y
venaient pour humecter leurs plaies du sang salutaire, les lions les
-empêchaient d'approcher et les étranglaient s'ils tentaient de le
+empêchaient d'approcher et les étranglaient s'ils tentaient de le
faire. Quand la faim les prenait, l'un allait en chasse, l'autre
-demeurait à la garde de la tombe. La merveille dura jusqu'au temps de
-Lancelot du Lac, qui combattit les lions et les mit tous deux à mort.</p>
+demeurait à la garde de la tombe. La merveille dura jusqu'au temps de
+Lancelot du Lac, qui combattit les lions et les mit tous deux à mort.</p>
<p class="p2 center">FIN DU SAINT GRAAL.</p>
@@ -7137,178 +7099,178 @@ Lancelot du Lac, qui combattit les lions et les mit tous deux à mort.</p>
<p>Robert de Boron nous avait avertis, dans les derniers vers de <cite>Joseph
d'Arimathie</cite>, qu'il laissait les branches de Bron, d'Alain, de Petrus
-et de Moïse, promettant de les reprendre quand il aurait pu lire le
-roman nouvellement publié du <cite>Saint-Graal</cite>. Ce roman nous a donné la
-suite des récits commencés par Robert; on y trouve en effet la
+et de Moïse, promettant de les reprendre quand il aurait pu lire le
+roman nouvellement publié du <cite>Saint-Graal</cite>. Ce roman nous a donné la
+suite des récits commencés par Robert; on y trouve en effet la
conclusion des aventures de Petrus, d'Alain et de Bron: ce qui s'y
-voit ajouté au compte de Moïse nous prépare à ce qu'on en devra dire à
-la fin du <cite>Lancelot</cite>. Que Boron ait continué son poëme sur les mêmes
-données, ou qu'il ait renoncé à le continuer, peu nous importe: il
-n'aurait pu que suivre la ligne tracée par l'auteur du <cite>Saint-Graal</cite>.
-Ainsi, d'un côté, il a pu renoncer à l'espèce d'engagement qu'il avait
-pris; de l'autre, on conçoit le peu de soin qu'on aura mis à conserver
-la suite de ses premiers récits, s'il les avait en effet continués.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> En attendant que ce livre du Graal lui tombât entre les
-mains, Boron s'attacha à une autre légende, celle de <em>Merlin</em>. Pour la
+voit ajouté au compte de Moïse nous prépare à ce qu'on en devra dire à
+la fin du <cite>Lancelot</cite>. Que Boron ait continué son poëme sur les mêmes
+données, ou qu'il ait renoncé à le continuer, peu nous importe: il
+n'aurait pu que suivre la ligne tracée par l'auteur du <cite>Saint-Graal</cite>.
+Ainsi, d'un côté, il a pu renoncer à l'espèce d'engagement qu'il avait
+pris; de l'autre, on conçoit le peu de soin qu'on aura mis à conserver
+la suite de ses premiers récits, s'il les avait en effet continués.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> En attendant que ce livre du Graal lui tombât entre les
+mains, Boron s'attacha à une autre légende, celle de <em>Merlin</em>. Pour la
composer, il n'avait pas besoin du <em>Saint-Graal</em>; il lui suffisait
d'ouvrir le roman de <cite>Brut</cite>, de notre Wace<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110" title="Go to footnote 110"><span class="smaller">[110]</span></a>, traducteur de
l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite> de Geoffroi de Monmouth, et de laisser, sur
-cette première donnée, un peu de champ libre à son imagination.</p>
-
-<p>Il écrivit encore ce livre en vers, comme la suite du <cite>Joseph
-d'Arimathie</cite>. Nous n'avons conservé de cette continuation que les cinq
-cents premiers vers; le temps a dévoré le reste. Mais, comme nous
-avons déjà dit, l'ouvrage entier fut heureusement réduit en prose vers
-la fin du douzième siècle, fort peu de temps après la publication du
-poëme; et les exemplaires nombreux tirés de cette habile réduction
-suppléent à l'original que l'on n'a pas retrouvé.</p>
-
-<p>Le <cite>Merlin</cite> finit avec le récit du couronnement d'Artus: on l'a
-prolongé, dans la plupart des copies qui nous restent, jusqu'à la mort
-du héros breton. Ainsi, de deux ouvrages composés par deux auteurs,
+cette première donnée, un peu de champ libre à son imagination.</p>
+
+<p>Il écrivit encore ce livre en vers, comme la suite du <cite>Joseph
+d'Arimathie</cite>. Nous n'avons conservé de cette continuation que les cinq
+cents premiers vers; le temps a dévoré le reste. Mais, comme nous
+avons déjà dit, l'ouvrage entier fut heureusement réduit en prose vers
+la fin du douzième siècle, fort peu de temps après la publication du
+poëme; et les exemplaires nombreux tirés de cette habile réduction
+suppléent à l'original que l'on n'a pas retrouvé.</p>
+
+<p>Le <cite>Merlin</cite> finit avec le récit du couronnement d'Artus: on l'a
+prolongé, dans la plupart des copies qui nous restent, jusqu'à la mort
+du héros breton. Ainsi, de deux ouvrages composés par deux auteurs,
on a fait l'&oelig;uvre unique <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> d'un seul auteur. C'est aux
-assembleurs du treizième siècle qu'il est juste de faire remonter
-cette confusion<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111" title="Go to footnote 111"><span class="smaller">[111]</span></a>. Ce qu'ils ont appelé la seconde partie du
-<cite>Merlin</cite> doit porter le nom de roman d'<cite>Artus</cite>, et ne peut être de
+assembleurs du treizième siècle qu'il est juste de faire remonter
+cette confusion<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111" title="Go to footnote 111"><span class="smaller">[111]</span></a>. Ce qu'ils ont appelé la seconde partie du
+<cite>Merlin</cite> doit porter le nom de roman d'<cite>Artus</cite>, et ne peut être de
Robert de Boron; il nous sera facile de le prouver.</p>
-<p>I<sup>o</sup> Robert de Boron, après avoir raconté le couronnement d'Artus,
-reconnu par les rois et barons feudataires pour fils et héritier
-d'Uter-Pendragon; après l'avoir fait sacrer par l'archevêque
+<p>I<sup>o</sup> Robert de Boron, après avoir raconté le couronnement d'Artus,
+reconnu par les rois et barons feudataires pour fils et héritier
+d'Uter-Pendragon; après l'avoir fait sacrer par l'archevêque
Dubricius, et couronner par les rois et barons, conclut par ces mots:</p>
-<p>«Ensi fu Artus esleu et fait rois dou roiaume de Logres, et tint la
-terre et le roiaume longuement en pès.» (Msc. 747, fol. 102.)</p>
+<p>«Ensi fu Artus esleu et fait rois dou roiaume de Logres, et tint la
+terre et le roiaume longuement en pès.» (Msc. 747, fol. 102.)</p>
-<p>Mais au début de l'<cite>Artus</cite>, dont la première laisse suit immédiatement
-la dernière du <cite>Merlin</cite>, nous voyons les rois feudataires indignés
-d'être convoqués par un roi d'aventure qu'ils ne reconnaissent pas
-pour le fils d'Uter-Pendragon et qu'ils n'ont pas couronné. En
-conséquence, ils lui déclarent une guerre à mort.</p>
+<p>Mais au début de l'<cite>Artus</cite>, dont la première laisse suit immédiatement
+la dernière du <cite>Merlin</cite>, nous voyons les rois feudataires indignés
+d'être convoqués par un roi d'aventure qu'ils ne reconnaissent pas
+pour le fils d'Uter-Pendragon et qu'ils n'ont pas couronné. En
+conséquence, ils lui déclarent une guerre à mort.</p>
-<p>Est-ce le même auteur qui, d'une ligne à l'autre, se serait ainsi
+<p>Est-ce le même auteur qui, d'une ligne à l'autre, se serait ainsi
contredit?</p>
<p>II<sup>o</sup> Robert de Boron avait promis, en finissant le <cite>Joseph
d'Arimathie</cite>, de reprendre la suite des aventures d'Alain le Gros,
-quand il aurait <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> lu le grand livre du <cite>Graal</cite>, où elles
-devaient se trouver, et où elles se trouvent effectivement.</p>
+quand il aurait <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> lu le grand livre du <cite>Graal</cite>, où elles
+devaient se trouver, et où elles se trouvent effectivement.</p>
-<p>Le <cite>Saint-Graal</cite> avait paru, dans le temps même où il achevait le
-<cite>Joseph</cite>; il avait donc pu le lire pendant qu'il écrivait le <cite>Merlin</cite>.
-C'est pourquoi, se trouvant alors en état d'acquitter une partie des
+<p>Le <cite>Saint-Graal</cite> avait paru, dans le temps même où il achevait le
+<cite>Joseph</cite>; il avait donc pu le lire pendant qu'il écrivait le <cite>Merlin</cite>.
+C'est pourquoi, se trouvant alors en état d'acquitter une partie des
promesses qu'il avait faites, il finit le <cite>Merlin</cite> par ces lignes
-qu'un seul manuscrit nous a conservées:</p>
+qu'un seul manuscrit nous a conservées:</p>
-<p>«<em>Et tint le roiaume longtems en pès.</em> Et je, Robers de Boron qui cest
-livre retrais.... ne doi plus parler d'Artus, tant que j'aie parlé
-d'Alain, le fils de Bron, et que j'aie devisé par raison por quelles
+<p>«<em>Et tint le roiaume longtems en pès.</em> Et je, Robers de Boron qui cest
+livre retrais.... ne doi plus parler d'Artus, tant que j'aie parlé
+d'Alain, le fils de Bron, et que j'aie devisé par raison por quelles
choses les poines de Bretaigne furent establies; et, ensi com li
-livres le reconte, me convient à parler et retraire qués hom fu Alain,
-et quele vie il mena et qués oirs oissi de lui, et quele vie si oir
-menerent. Et quant tems sera et leus, et je aurai de cetui parlé, si
-reparlerai d'Artu et prendrai les paroles de lui et de sa vie à
-s'election et à son sacre.» (Man. n<sup>o</sup> 747, fol. 102 v<sup>o</sup>)<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112" title="Go to footnote 112"><span class="smaller">[112]</span></a>.</p>
-
-<p>Ces lignes, que les assembleurs ont senti la <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> nécessité de
-supprimer, appartenaient évidemment à la première rédaction en prose
-du poëme de <cite>Merlin</cite>, et répondent aux derniers vers perdus de ce
-poëme. Mais, au lieu de trouver après le <cite>Merlin</cite>, comme l'annonçait
-Robert de Boron, cette histoire d'Alain et de sa postérité, nous
-passons aujourd'hui sans intermédiaire au récit des guerres soulevées
-par les barons, aussitôt après le couronnement d'Artus.</p>
-
-<p>Voici la conclusion à tirer de ce double rapprochement:</p>
+livres le reconte, me convient à parler et retraire qués hom fu Alain,
+et quele vie il mena et qués oirs oissi de lui, et quele vie si oir
+menerent. Et quant tems sera et leus, et je aurai de cetui parlé, si
+reparlerai d'Artu et prendrai les paroles de lui et de sa vie à
+s'election et à son sacre.» (Man. n<sup>o</sup> 747, fol. 102 v<sup>o</sup>)<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112" title="Go to footnote 112"><span class="smaller">[112]</span></a>.</p>
+
+<p>Ces lignes, que les assembleurs ont senti la <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> nécessité de
+supprimer, appartenaient évidemment à la première rédaction en prose
+du poëme de <cite>Merlin</cite>, et répondent aux derniers vers perdus de ce
+poëme. Mais, au lieu de trouver après le <cite>Merlin</cite>, comme l'annonçait
+Robert de Boron, cette histoire d'Alain et de sa postérité, nous
+passons aujourd'hui sans intermédiaire au récit des guerres soulevées
+par les barons, aussitôt après le couronnement d'Artus.</p>
+
+<p>Voici la conclusion à tirer de ce double rapprochement:</p>
<p>1<sup>o</sup> Robert de Boron n'a pas eu de part au livre du <cite>Saint-Graal</cite>,
-écrit dans le temps même où il composait le <cite>Joseph d'Arimathie</cite>.</p>
+écrit dans le temps même où il composait le <cite>Joseph d'Arimathie</cite>.</p>
-<p>2<sup>o</sup> Après avoir pris connaissance du <cite>Graal</cite>, il eut l'intention de
+<p>2<sup>o</sup> Après avoir pris connaissance du <cite>Graal</cite>, il eut l'intention de
continuer, sinon les histoires de Bron et de Petrus, au moins celle
d'Alain le Gros.</p>
<p>3<sup>o</sup> Les assembleurs, trouvant l'histoire d'Alain suffisamment
-éclaircie dans le <cite>Graal</cite>, ont laissé de côté la rédaction poétique
-qu'en <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> avait faite Robert de Boron; ils y ont substitué le
-livre d'<cite>Artus</cite>, qu'ils se contentèrent de raccorder, tant bien que
+éclaircie dans le <cite>Graal</cite>, ont laissé de côté la rédaction poétique
+qu'en <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> avait faite Robert de Boron; ils y ont substitué le
+livre d'<cite>Artus</cite>, qu'ils se contentèrent de raccorder, tant bien que
mal, au livre de <cite>Merlin</cite> pour en devenir la continuation.</p>
<p>Ainsi le livre qu'on appelle aujourd'hui le roman de <cite>Merlin</cite> contient
-deux parties distinctes. La première, qui seule doit conserver le nom
-de <cite>Merlin</cite>, est l'&oelig;uvre réduite en prose de Robert de Boron. La
+deux parties distinctes. La première, qui seule doit conserver le nom
+de <cite>Merlin</cite>, est l'&oelig;uvre réduite en prose de Robert de Boron. La
seconde, dont le vrai nom est le <cite>Roman d'Artus</cite>, sort d'une main
-anonyme, peut-être la même à laquelle on devait déjà le <cite>Saint-Graal</cite>.</p>
-
-<p>J'ai si longtemps hésité avant de m'arrêter à ces conclusions, qu'on
-me pardonnera peut-être d'y revenir à plusieurs reprises, comme pour
-mieux affirmer le résultat de mes recherches successives. Je n'ai pas
-dissipé tous les nuages, éclairci toutes les obscurités; mais ce que
-j'ai découvert, je crois l'avoir bien vu; et si je ne me suis pas
-trompé, c'est un pas de plus fait sur le terrain de nos origines
-littéraires.</p>
-
-<p>Le magnifique début du <cite>Merlin</cite> se lie à l'ensemble de la tradition et
-des croyances bretonnes. Pour justifier l'autorité des prophéties
-attribuées à ce personnage, il fallait reconnaître à leur auteur une
-nature et des facultés supérieures à la nature et aux facultés des
+anonyme, peut-être la même à laquelle on devait déjà le <cite>Saint-Graal</cite>.</p>
+
+<p>J'ai si longtemps hésité avant de m'arrêter à ces conclusions, qu'on
+me pardonnera peut-être d'y revenir à plusieurs reprises, comme pour
+mieux affirmer le résultat de mes recherches successives. Je n'ai pas
+dissipé tous les nuages, éclairci toutes les obscurités; mais ce que
+j'ai découvert, je crois l'avoir bien vu; et si je ne me suis pas
+trompé, c'est un pas de plus fait sur le terrain de nos origines
+littéraires.</p>
+
+<p>Le magnifique début du <cite>Merlin</cite> se lie à l'ensemble de la tradition et
+des croyances bretonnes. Pour justifier l'autorité des prophéties
+attribuées à ce personnage, il fallait reconnaître à leur auteur une
+nature et des facultés supérieures à la nature et aux facultés des
autres hommes. On n'osa pas mettre Merlin en commerce direct avec
-Dieu, et le placer sur la <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> même ligne que les Daniel et les
-Isaïe; mais on admit, d'un côté, que le démon avait présidé à sa
-naissance, de l'autre, qu'il avait été purifié de cette énorme tache
-originelle par la piété, l'innocence et la chasteté de sa mère. C'est
-à Robert de Boron que nous croyons pouvoir accorder l'honneur de cette
-belle création de la mère de Merlin: pure, humble et pieuse, telle que
-la Vierge Marie nous est elle-même représentée. Fils d'un ange de
-ténèbres ennemi des hommes, Merlin aurait dû plutôt venir en aide aux
-méchants, aux oppresseurs de son pays; il n'eût pas connu les secrets
+Dieu, et le placer sur la <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> même ligne que les Daniel et les
+Isaïe; mais on admit, d'un côté, que le démon avait présidé à sa
+naissance, de l'autre, qu'il avait été purifié de cette énorme tache
+originelle par la piété, l'innocence et la chasteté de sa mère. C'est
+à Robert de Boron que nous croyons pouvoir accorder l'honneur de cette
+belle création de la mère de Merlin: pure, humble et pieuse, telle que
+la Vierge Marie nous est elle-même représentée. Fils d'un ange de
+ténèbres ennemi des hommes, Merlin aurait dû plutôt venir en aide aux
+méchants, aux oppresseurs de son pays; il n'eût pas connu les secrets
de l'avenir, car, ainsi que l'avait fait remarquer Guillaume de
-Newburg<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113" title="Go to footnote 113"><span class="smaller">[113]</span></a>, les démons savent ce qui a été, non ce que l'avenir
-réserve. Mais la mère de Merlin, victime d'une illusion involontaire,
-ne devait pas être punie dans son fils. Dieu donna donc à Merlin des
-facultés supérieures qui, formant une sorte d'équilibre avec celles
-qu'il tenait de son père, lui permirent de distinguer le juste et le
-vrai, en un mot, de choisir entre la route qui descendait à l'enfer et
+Newburg<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113" title="Go to footnote 113"><span class="smaller">[113]</span></a>, les démons savent ce qui a été, non ce que l'avenir
+réserve. Mais la mère de Merlin, victime d'une illusion involontaire,
+ne devait pas être punie dans son fils. Dieu donna donc à Merlin des
+facultés supérieures qui, formant une sorte d'équilibre avec celles
+qu'il tenait de son père, lui permirent de distinguer le juste et le
+vrai, en un mot, de choisir entre la route qui descendait à l'enfer et
celle qui montait au paradis. On pouvait donc, sans offenser Dieu,
-croire à ses prophéties, et la Bretagne pouvait l'honorer comme le
-plus zélé défenseur de son indépendance. <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> C'est ainsi que le
-démon qui l'avait mis au monde pour en faire l'instrument de ses
-volontés, vit tous ses plans déjoués, et n'en recueillit qu'un nouveau
+croire à ses prophéties, et la Bretagne pouvait l'honorer comme le
+plus zélé défenseur de son indépendance. <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> C'est ainsi que le
+démon qui l'avait mis au monde pour en faire l'instrument de ses
+volontés, vit tous ses plans déjoués, et n'en recueillit qu'un nouveau
sujet de confusion.</p>
-<p>De cette première création, l'imagination poétique de la race bretonne
+<p>De cette première création, l'imagination poétique de la race bretonne
a su tirer un admirable parti. Merlin a non-seulement la connaissance
-parfaite de l'avenir et du passé; il peut revêtir toutes les formes,
-changer l'aspect de tous les objets. Il voit ce qui peut conduire à
-l'heureux succès des entreprises; il est naturellement bon, juste,
-secourable. Cependant le démon ne perd pas tous ses droits; Merlin ne
-peut surmonter les exigences de la chair, il ne commande pas à ses
-sens; il a, pour les faiblesses de ses amis, des prévenances qu'il
-serait impossible de justifier. Lui-même est tellement désarmé devant
-les femmes que, tout en voyant l'abîme dans lequel Viviane veut le
-plonger, il n'aura pas la force de s'en détourner.</p>
-
-<p>J'ai dit que Robert de Boron avait trouvé dans Geoffroy de Monmouth
-les éléments du livre de <cite>Merlin</cite>; quelle énorme distance cependant
-entre les récits du moine bénédictin et la grande scène par laquelle
-va débuter le romancier français! Scène toute biblique, que seront
-heureux d'imiter les plus grands poëtes des trois derniers siècles,
+parfaite de l'avenir et du passé; il peut revêtir toutes les formes,
+changer l'aspect de tous les objets. Il voit ce qui peut conduire à
+l'heureux succès des entreprises; il est naturellement bon, juste,
+secourable. Cependant le démon ne perd pas tous ses droits; Merlin ne
+peut surmonter les exigences de la chair, il ne commande pas à ses
+sens; il a, pour les faiblesses de ses amis, des prévenances qu'il
+serait impossible de justifier. Lui-même est tellement désarmé devant
+les femmes que, tout en voyant l'abîme dans lequel Viviane veut le
+plonger, il n'aura pas la force de s'en détourner.</p>
+
+<p>J'ai dit que Robert de Boron avait trouvé dans Geoffroy de Monmouth
+les éléments du livre de <cite>Merlin</cite>; quelle énorme distance cependant
+entre les récits du moine bénédictin et la grande scène par laquelle
+va débuter le romancier français! Scène toute biblique, que seront
+heureux d'imiter les plus grands poëtes des trois derniers siècles,
les Tasse, les Milton, <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> les Goethe et les Klopstock. Aucun
-d'eux cependant ne connaissait peut-être l'&oelig;uvre qui les avait
-devancés; mais quand une forme est introduite dans l'expression et le
-développement des sentiments et des idées, c'est un nouvel élément de
-conception mis à la portée de tous; et ceux qui ne dédaignent pas de
-s'en servir n'ont pas besoin de connaître celui qui l'a pour la
-première fois employé. D'ailleurs le début du <cite>Merlin</cite> doit beaucoup
-lui-même aux premiers chapitres de Job, et aux beaux versets dialogués
+d'eux cependant ne connaissait peut-être l'&oelig;uvre qui les avait
+devancés; mais quand une forme est introduite dans l'expression et le
+développement des sentiments et des idées, c'est un nouvel élément de
+conception mis à la portée de tous; et ceux qui ne dédaignent pas de
+s'en servir n'ont pas besoin de connaître celui qui l'a pour la
+première fois employé. D'ailleurs le début du <cite>Merlin</cite> doit beaucoup
+lui-même aux premiers chapitres de Job, et aux beaux versets dialogués
de la liturgie pascale: <em lang="la">Attollite portas, Principes, vestras...&mdash;Quis
-est iste rex gloriæ?</em> versets eux-mêmes empruntés à l'évangile
-apocryphe de Nicodème<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114" title="Go to footnote 114"><span class="smaller">[114]</span></a>. Arrêtons-nous, et laissons la parole à
+est iste rex gloriæ?</em> versets eux-mêmes empruntés à l'évangile
+apocryphe de Nicodème<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114" title="Go to footnote 114"><span class="smaller">[114]</span></a>. Arrêtons-nous, et laissons la parole à
Robert de Boron.</p>
<h2><span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> TABLE<br>
DES NOMS DE LIEUX ET DE PERSONNES<br>
-CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115" title="Go to footnote 115"><span class="smaller">[115]</span></a>.</h2>
+CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115" title="Go to footnote 115"><span class="smaller">[115]</span></a>.</h2>
<div class="index">
<div>A.</div>
@@ -7328,13 +7290,13 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<p class="min4em"><i>Agned Cabregonium</i>; Catburg.
<a href="#page49">49</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Agravain</span>, frère de Gauvain.
+<p class="min4em"><span class="smcap">Agravain</span>, frère de Gauvain.
<a href="#page61">61</a><br></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Aimoin</span>, historien.
<a href="#page25">25</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Alain</span>, descendant de Noé,&mdash;roi de la Petite-Bretagne.
+<p class="min4em"><span class="smcap">Alain</span>, descendant de Noé,&mdash;roi de la Petite-Bretagne.
<a href="#page52">52</a>,
<a href="#page92">92</a>,
<a href="#page99">99</a>,
@@ -7348,7 +7310,7 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<a href="#page105">105</a>,
<a href="#page108">108</a></p>
-<p class="min4em"><i>Albion</i> (l'île d').
+<p class="min4em"><i>Albion</i> (l'île d').
<a href="#page25">25</a>,
<a href="#page51">51</a>,
<a href="#page53">53</a>,
@@ -7357,7 +7319,7 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<p class="min4em"><span class="smcap">Alexandre le Grand</span>.
<a href="#page69">69</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Alexandre</span>, évêque de Lincoln; fait écrire les prophéties de Merlin.
+<p class="min4em"><span class="smcap">Alexandre</span>, évêque de Lincoln; fait écrire les prophéties de Merlin.
<a href="#page27">27</a>,
<a href="#page58">58</a>,
<a href="#page70">70</a>,
@@ -7405,16 +7367,16 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<a href="#page99">99</a>,
<a href="#page104">104</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Anséis de Carthage</span> (geste d').
+<p class="min4em"><span class="smcap">Anséis de Carthage</span> (geste d').
<a href="#page11">11</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Apulée</span>. Ses <i>Métamorphoses</i>,
+<p class="min4em"><span class="smcap">Apulée</span>. Ses <i>Métamorphoses</i>,
<a href="#page15">15</a>,</p>
-<p class="min2em">Son <i>Démon de Socrate</i>.
+<p class="min2em">Son <i>Démon de Socrate</i>.
<a href="#page57">57</a>,
<a href="#page76">76</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Arméniens</span> (les).
+<p class="min4em"><span class="smcap">Arméniens</span> (les).
<a href="#page98">98</a></p>
<p class="min4em"><i>Armorique</i>.
@@ -7424,7 +7386,7 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<a href="#page52">52</a>,
<a href="#page99">99</a></p>
-<p class="min4em"><i>Arnante</i>, forêt du Northumberland.
+<p class="min4em"><i>Arnante</i>, forêt du Northumberland.
<a href="#page81">81</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Artus-Arthur-Arturus</span>, fils du roi Uter-Pendragon,
@@ -7470,7 +7432,7 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<p class="min4em"><i>Aspremont</i> (geste d').
<a href="#page12">12</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Athénée</span>.
+<p class="min4em"><span class="smcap">Athénée</span>.
<a href="#page7">7</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Augustin</span> (saint).
@@ -7481,7 +7443,7 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<a href="#page41">41</a>,
<a href="#page67">67</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Aurélius Ambroise</span>, roi breton.
+<p class="min4em"><span class="smcap">Aurélius Ambroise</span>, roi breton.
<a href="#page45">45</a>,
<a href="#page53">53</a>,
<a href="#page59">59</a>,
@@ -7490,17 +7452,17 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<p class="min4em"><span class="smcap">Ausone</span>.
<a href="#page7">7</a></p>
-<p class="min4em"><i>Avalon</i> (île d'),
+<p class="min4em"><i>Avalon</i> (île d'),
<a href="#page11">11</a>,
<a href="#page41">41</a>,
<a href="#page47">47</a>,
<a href="#page61">61</a>,
<a href="#page69">69</a>,</p>
-<p class="min2em">synonyme breton des Champs-Élysées.
+<p class="min2em">synonyme breton des Champs-Élysées.
<a href="#page87">87</a>,
<a href="#page88">88</a></p>
-<p class="min4em"><i>Azariæ montes</i>.
+<p class="min4em"><i>Azariæ montes</i>.
<a href="#page36">36</a></p>
@@ -7509,20 +7471,20 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<p class="min4em"><span class="smcap">Babyloniens</span> (les).
<a href="#page69">69</a></p>
-<p class="min2em"><i>Bangor</i>, monastère.
+<p class="min2em"><i>Bangor</i>, monastère.
<a href="#page94">94</a>,
<a href="#page99">99</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Barinthe</span>, pilote.
<a href="#page87">87</a></p>
-<p class="min4em"><i>Bassas</i>, rivière près de Nort-Berwick.
+<p class="min4em"><i>Bassas</i>, rivière près de Nort-Berwick.
<a href="#page49">49</a></p>
<p class="min4em"><i>Bath</i> ou <i>Mont-Baton</i>,
<a href="#page46">46</a>,
<a href="#page49">49</a>,</p>
-<p class="min2em">fondée par le roi Bladus.
+<p class="min2em">fondée par le roi Bladus.
<a href="#page52">52</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Baudemagus</span>.
@@ -7531,7 +7493,7 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<p class="min4em"><span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> <span class="smcap">Bavo</span> I, roi des Belges.
<a href="#page45">45</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Bède</span> (le Vénérable) historien,
+<p class="min4em"><span class="smcap">Bède</span> (le Vénérable) historien,
<a href="#page28">28</a>,
<a href="#page32">32</a>,
<a href="#page33">33</a>,
@@ -7543,10 +7505,10 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<a href="#page95">95</a>,
<a href="#page96">96</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Benoît de Sainte-Maure</span>, auteur du roman de Troie.
+<p class="min4em"><span class="smcap">Benoît de Sainte-Maure</span>, auteur du roman de Troie.
<a href="#page51">51</a></p>
-<p class="min4em"><i>Berne</i> (bibliothèque de).
+<p class="min4em"><i>Berne</i> (bibliothèque de).
<a href="#page31">31</a></p>
<p class="min4em"><i>Bernicie</i>.
@@ -7557,20 +7519,20 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<a href="#page62">62</a>,
<a href="#page91">91</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Bladus</span>, le Dédale des <i>Métamorphoses</i>.
+<p class="min4em"><span class="smcap">Bladus</span>, le Dédale des <i>Métamorphoses</i>.
<a href="#page40">40</a>,
<a href="#page52">52</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Blanchefleur</span>.
<a href="#page22">22</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Bliombéris</span>.
+<p class="min4em"><span class="smcap">Bliombéris</span>.
<a href="#page61">61</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Boniface</span>, archidiacre romain.
<a href="#page97">97</a></p>
-<p class="min4em"><i>Boron</i>, village du comté de Montbéliart.
+<p class="min4em"><i>Boron</i>, village du comté de Montbéliart.
<a href="#page110">110</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Boron</span> (Robert de)
@@ -7593,7 +7555,7 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<a href="#page118">118</a>,
<a href="#page119">119</a></p>
-<p class="min4em"><i>Brequehen</i>, forêt du Northumberland.
+<p class="min4em"><i>Brequehen</i>, forêt du Northumberland.
<a href="#page81">81</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Brennus</span>.
@@ -7633,7 +7595,7 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<a href="#page86">86</a></p>
<a id="bretons" name="bretons"></a>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Bretons</span> d'Angleterre et de France, ont donné naissance aux Romans de la Table Ronde,
+<p class="min4em"><span class="smcap">Bretons</span> d'Angleterre et de France, ont donné naissance aux Romans de la Table Ronde,
<a href="#page4">4</a>,
<a href="#page5">5</a>;</p>
<p class="min2em">leurs lais,
@@ -7645,7 +7607,7 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<a href="#page16">16</a>,
<a href="#page17">17</a>,
<a href="#page34">34</a>;</p>
-<p class="min2em">leurs églises,
+<p class="min2em">leurs églises,
<a href="#page96">96</a>,
<a href="#page98">98</a>,
<a href="#page99">99</a>.</p>
@@ -7684,10 +7646,10 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<a href="#page113">113</a>,
<a href="#page114">114</a></p>
-<p class="min4em"><i>Brocéliande</i>, forêt de la Cornouaille armoricaine.
+<p class="min4em"><i>Brocéliande</i>, forêt de la Cornouaille armoricaine.
<a href="#page81">81</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Bron</span>, beau-frère de Joseph.
+<p class="min4em"><span class="smcap">Bron</span>, beau-frère de Joseph.
<a href="#page103">103</a>,
<a href="#page105">105</a>,
<a href="#page108">108</a></p>
@@ -7740,18 +7702,18 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<p class="min4em"><i>Carnac</i> (pierres de)
<a href="#page16">16</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Casibelaun</span>, rival de César
+<p class="min4em"><span class="smcap">Casibelaun</span>, rival de César
<a href="#page52">52</a></p>
-<p class="min4em"><i>Célidon</i>, <i>Calidon</i>, ou <i>Calédonienne</i>, forêt en Écosse
+<p class="min4em"><i>Célidon</i>, <i>Calidon</i>, ou <i>Calédonienne</i>, forêt en Écosse
<a href="#page49">49</a>,
<a href="#page81">81</a>,
<a href="#page89">89</a></p>
-<p class="min4em"><i>Cénis</i> (le mont)
+<p class="min4em"><i>Cénis</i> (le mont)
<a href="#page113">113</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">César</span> (J.)
+<p class="min4em"><span class="smcap">César</span> (J.)
<a href="#page7">7</a>,
<a href="#page52">52</a>,
<a href="#page66">66</a></p>
@@ -7773,7 +7735,7 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<p class="min4em"><span class="smcap">Chrestien de Troyes</span>
<a href="#page115">115</a></p>
-<p class="min4em"><i>Chypre</i> (île de)
+<p class="min4em"><i>Chypre</i> (île de)
<a href="#page114">114</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Constant</span>, fils de Constantin,
@@ -7782,7 +7744,7 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<p class="min2em">ses fils
<a href="#page76">76</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Constantin</span>, frère d'Audran, roi de la Petite-Bretagne,
+<p class="min4em"><span class="smcap">Constantin</span>, frère d'Audran, roi de la Petite-Bretagne,
<a href="#page52">52</a>,
<a href="#page53">53</a>,
<a href="#page58">58</a></p>
@@ -7793,7 +7755,7 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<p class="min4em"><span class="smcap">Cosaques</span>, leurs chanteurs
<a href="#page20">20</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Courson</span> (M. Aurélien de)
+<p class="min4em"><span class="smcap">Courson</span> (M. Aurélien de)
<a href="#page38">38</a></p>
<div class="p2">D.</div>
@@ -7804,7 +7766,7 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<p class="min4em"><span class="smcap">David</span>, fils de Salomon
<a href="#page68">68</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Dédale</span>
+<p class="min4em"><span class="smcap">Dédale</span>
<a href="#page40">40</a></p>
<p class="min4em"><i>Demetie</i>, partie du pays de Galles,
@@ -7812,10 +7774,10 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<a href="#page76">76</a>,
<a href="#page81">81</a></p>
-<p class="min4em"><span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> <span class="smcap">Deschamps</span> (Eustache) cité
+<p class="min4em"><span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> <span class="smcap">Deschamps</span> (Eustache) cité
<a href="#page9">9</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Diane</span>, sa prêtresse
+<p class="min4em"><span class="smcap">Diane</span>, sa prêtresse
<a href="#page40">40</a>,
<a href="#page51">51</a></p>
@@ -7825,19 +7787,19 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<p class="min4em"><i>Dorset</i>
<a href="#page117">117</a></p>
-<p class="min4em"><i>Douglas</i>, rivière du Lothian
+<p class="min4em"><i>Douglas</i>, rivière du Lothian
<a href="#page49">49</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Du Cange</span>
<a href="#page102">102</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Dudon de Saint-Quentin</span>, cité
+<p class="min4em"><span class="smcap">Dudon de Saint-Quentin</span>, cité
<a href="#page7">7</a></p>
<div class="p2">E.</div>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Écossais</span>,
+<p class="min4em"><span class="smcap">Écossais</span>,
<a href="#page66">66</a>,
<a href="#page67">67</a>,
<a href="#page68">68</a>,</p>
@@ -7845,7 +7807,7 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<a href="#page96">96</a>,
<a href="#page97">97</a></p>
-<p class="min4em"><i>Écry</i>, en Picardie (aujourd'hui <i>Asfeld</i>)
+<p class="min4em"><i>Écry</i>, en Picardie (aujourd'hui <i>Asfeld</i>)
<a href="#page113">113</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Edmond</span> (saint), roi d'Estangle
@@ -7854,22 +7816,22 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<p class="min4em"><span class="smcap">Edwin</span>, successeur d'Alfred
<a href="#page67">67</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Égyptiens</span>
+<p class="min4em"><span class="smcap">Égyptiens</span>
<a href="#page69">69</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Éleuthère</span>, pape
+<p class="min4em"><span class="smcap">Éleuthère</span>, pape
<a href="#page52">52</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Élidur</span>, roi breton
+<p class="min4em"><span class="smcap">Élidur</span>, roi breton
<a href="#page52">52</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Énée</span>, aïeul de Brutus
+<p class="min4em"><span class="smcap">Énée</span>, aïeul de Brutus
<a href="#page48">48</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Énide</span>
+<p class="min4em"><span class="smcap">Énide</span>
<a href="#page22">22</a></p>
-<p class="min4em">Ériri (le mont)
+<p class="min4em">Ériri (le mont)
<a href="#page55">55</a></p>
<p class="min4em"><i>Espagne</i>,
@@ -7887,7 +7849,7 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<p class="min4em"><span class="smcap">Estienne</span> I<sup>er</sup>, roi d'Angleterre
<a href="#page21">21</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Éthelbert</span>, petit-neveu d'Hengist,
+<p class="min4em"><span class="smcap">Éthelbert</span>, petit-neveu d'Hengist,
<a href="#page67">67</a>;</p>
<p class="min2em">converti par Augustin,
<a href="#page68">68</a>,
@@ -7905,7 +7867,7 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<p class="min4em"><span class="smcap">Fortunat</span>
<a href="#page7">7</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Français</span>
+<p class="min4em"><span class="smcap">Français</span>
<a href="#page23">23</a>,
<a href="#page44">44</a>,
<a href="#page108">108</a>,
@@ -7914,9 +7876,9 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<p class="min4em"><i>France</i>, Son influence sur les romans de la Table-Ronde;
<a href="#page5">5</a>,
<a href="#page70">70</a>;</p>
-<p class="min2em">son collége de Druides,
+<p class="min2em">son collége de Druides,
<a href="#page7">7</a>;</p>
-<p class="min2em">lais <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> chantés dans ses provinces
+<p class="min2em">lais <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> chantés dans ses provinces
<a href="#page11">11</a>,
<a href="#page14">14</a>,
<a href="#page16">16</a>,
@@ -7934,7 +7896,7 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<p class="min4em"><span class="smcap">Francus</span>
<a href="#page45">45</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Frédégaire</span>, historien
+<p class="min4em"><span class="smcap">Frédégaire</span>, historien
<a href="#page43">43</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Frollo</span>, roi des Gaules
@@ -7949,7 +7911,7 @@ CITÉS DANS L'INTRODUCTION<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a hre
<p class="min4em"><span class="smcap">Galehaut</span>
<a href="#page61">61</a></p>
-<p class="min4em"><i>Galles</i>. Pays, principauté, royaume,
+<p class="min4em"><i>Galles</i>. Pays, principauté, royaume,
<a href="#page6">6</a>,
<a href="#page15">15</a>,
<a href="#page34">34</a>,
@@ -8003,7 +7965,7 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<p class="min2em smcap">Walter l'Arcediaen
<a href="#page111">111</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Gautier de Chastillon</span>, auteur de l'Alexandréide
+<p class="min4em"><span class="smcap">Gautier de Chastillon</span>, auteur de l'Alexandréide
<a href="#page79">79</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Gautier de Metz</span>
@@ -8019,7 +7981,7 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<a href="#page103">103</a>,
<a href="#page111">111</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Genièvre</span>,
+<p class="min4em"><span class="smcap">Genièvre</span>,
<a href="#page22">22</a>,</p>
<p class="min2em">ou <span class="smcap">Gwanhamara</span>
<a href="#page60">60</a>,
@@ -8034,7 +7996,7 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<a href="#page24">24</a>-
<a href="#page70">70</a>;</p>
<p class="min2em">sur sa <i>Vita Merlini</i>
-<a href="#page71">71</a> à
+<a href="#page71">71</a> à
<a href="#page89">89</a>;
<a href="#page101">101</a>,
<a href="#page106">106</a>,
@@ -8064,14 +8026,14 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<a href="#page62">62</a>,
<a href="#page78">78</a></p>
-<p class="min4em"><i>Glastonbury</i>, présumée l'<i>île des Pommes</i> ou d'<i>Avalon</i>,
+<p class="min4em"><i>Glastonbury</i>, présumée l'<i>île des Pommes</i> ou d'<i>Avalon</i>,
<a href="#page88">88</a>;</p>
-<p class="min2em">monastère
+<p class="min2em">monastère
<a href="#page93">93</a>,
<a href="#page98">98</a>,
<a href="#page103">103</a></p>
-<p class="min4em"><i>Glem</i>, rivière du Northumberland
+<p class="min4em"><i>Glem</i>, rivière du Northumberland
<a href="#page49">49</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Glocester</span> (Robert comte de), patron de Geoffroy de Monmouth
@@ -8095,14 +8057,14 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<a href="#page98">98</a>,
<a href="#page99">99</a></p>
-<p class="min4em"><i>Grèce</i> (traditions venues de)
+<p class="min4em"><i>Grèce</i> (traditions venues de)
<a href="#page15">15</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Grégoire</span>, (saint), pape
+<p class="min4em"><span class="smcap">Grégoire</span>, (saint), pape
<a href="#page93">93</a>,
<a href="#page98">98</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Grégoire de Tours</span>
+<p class="min4em"><span class="smcap">Grégoire de Tours</span>
<a href="#page25">25</a>,
<a href="#page43">43</a></p>
@@ -8114,21 +8076,21 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<a href="#page84">84</a>,
<a href="#page85">85</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Guillaume</span>, archevêque de Reims
+<p class="min4em"><span class="smcap">Guillaume</span>, archevêque de Reims
<a href="#page79">79</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Guillaume d'Orange</span> (geste de)
<a href="#page11">11</a>,
<a href="#page22">22</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Guiron</span> (lai de), modèle du roman du Châtelain de Coucy,
+<p class="min4em"><span class="smcap">Guiron</span> (lai de), modèle du roman du Châtelain de Coucy,
<a href="#page8">8</a>,</p>
<p class="min2em">ou <i>Gorion</i>, <i>Goron</i>, <i>Gorhon</i>
<a href="#page11">11</a>,
<a href="#page12">12</a>,
<a href="#page23">23</a></p>
-<p class="min4em"><i>Gurmois-Castle</i>, près de Yarmouth
+<p class="min4em"><i>Gurmois-Castle</i>, près de Yarmouth
<a href="#page49">49</a></p>
<div class="p2">H.</div>
@@ -8145,7 +8107,7 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<p class="min4em"><i>Helmeslac</i>, dans le Yorkshire
<a href="#page111">111</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Hengist</span>, chef des Anglo-Saxons, père de Rowena
+<p class="min4em"><span class="smcap">Hengist</span>, chef des Anglo-Saxons, père de Rowena
<a href="#page33">33</a>,
<a href="#page37">37</a>,
<a href="#page54">54</a>,
@@ -8163,13 +8125,13 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<a href="#page92">92</a>,
<a href="#page104">104</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Hercule</span> (légende d'),
+<p class="min4em"><span class="smcap">Hercule</span> (légende d'),
<a href="#page15">15</a>,
<a href="#page40">40</a>;</p>
<p class="min2em">ses colonnes
<a href="#page36">36</a></p>
-<p class="min4em"><span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> <span class="smcap">Homère</span>
+<p class="min4em"><span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> <span class="smcap">Homère</span>
<a href="#page51">51</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Honorius</span> (l'empereur)
@@ -8188,7 +8150,7 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<p class="min4em"><span class="smcap">Hugues</span> de Lusignan, roi de Chypre
<a href="#page114">114</a></p>
-<p class="min4em"><i>Humber</i> (l'), rivière
+<p class="min4em"><i>Humber</i> (l'), rivière
<a href="#page67">67</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Huntingdon</span> (Henry de), historien
@@ -8204,14 +8166,14 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<p class="min4em"><span class="smcap">Ida</span>, fils de Eoppa, premier roi saxon de Bernicie
<a href="#page50">50</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Ignaurès</span> (lai d'), très-ancien
+<p class="min4em"><span class="smcap">Ignaurès</span> (lai d'), très-ancien
<a href="#page8">8</a>,
<a href="#page9">9</a>,
<a href="#page23">23</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Irlandais</span>, leurs bardes renommés; <span class="smcap">Irois</span>,
+<p class="min4em"><span class="smcap">Irlandais</span>, leurs bardes renommés; <span class="smcap">Irois</span>,
<a href="#page14">14</a>,</p>
-<p class="min2em">leurs légendes
+<p class="min2em">leurs légendes
<a href="#page37">37</a></p>
<p class="min4em"><i>Irlande</i>
@@ -8243,11 +8205,11 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<p class="min4em"><span class="smcap">Joseph d'Arimathie</span>,
<a href="#page52">52</a>;</p>
-<p class="min2em">Recherches sur le poème de <i>Joseph d'Arimathie</i>
-<a href="#page89">89</a> à
+<p class="min2em">Recherches sur le poème de <i>Joseph d'Arimathie</i>
+<a href="#page89">89</a> à
<a href="#page119">119</a></p>
-<p class="min4em"><i>Judée</i>
+<p class="min4em"><i>Judée</i>
<a href="#page95">95</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Juifs</span>. Leur influence sur les romans de la Table-Ronde
@@ -8293,10 +8255,10 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<a href="#page41">41</a>,
<a href="#page52">52</a></p>
-<p class="min4em"><i>Légion</i>, ou <i>Cairlion</i>, dans l'Exeter
+<p class="min4em"><i>Légion</i>, ou <i>Cairlion</i>, dans l'Exeter
<a href="#page49">49</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Léodagan</span>, roi de Carmélide
+<p class="min4em"><span class="smcap">Léodagan</span>, roi de Carmélide
<a href="#page60">60</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Le Roux de Lincy</span> (M.)
@@ -8305,12 +8267,12 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<p class="min4em"><span class="smcap">Libyens</span>
<a href="#page69">69</a></p>
-<p class="min4em"><i>Lincoln</i>, évêché
+<p class="min4em"><i>Lincoln</i>, évêché
<a href="#page73">73</a>,
<a href="#page74">74</a>,
<a href="#page78">78</a></p>
-<p class="min4em"><i>Lindisfarn</i>, monastère, auj. Holy-Island, en Écosse, à quatre lieues de Berwick
+<p class="min4em"><i>Lindisfarn</i>, monastère, auj. Holy-Island, en Écosse, à quatre lieues de Berwick
<a href="#page97">97</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Lionel</span>
@@ -8336,7 +8298,7 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<p class="min4em"><span class="smcap">Lucius</span>, empereur de Rome
<a href="#page60">60</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Lucius</span>, premier roi chrétien de la Grande-Bretagne
+<p class="min4em"><span class="smcap">Lucius</span>, premier roi chrétien de la Grande-Bretagne
<a href="#page52">52</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Ludie</span>
@@ -8350,10 +8312,10 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<div class="p2">M.</div>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Macédoniens</span>
+<p class="min4em"><span class="smcap">Macédoniens</span>
<a href="#page64">64</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Madden</span> (sir Frédéric)
+<p class="min4em"><span class="smcap">Madden</span> (sir Frédéric)
<a href="#page26">26</a>,
<a href="#page91">91</a></p>
@@ -8389,7 +8351,7 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<p class="min4em"><span class="smcap">Marie</span>. La <i>Sainte Vierge</i>.&mdash;<i>Notre-Dame</i>
<a href="#page116">116</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Marie de France</span>. Ses lais d'<i>Équitan</i>,
+<p class="min4em"><span class="smcap">Marie de France</span>. Ses lais d'<i>Équitan</i>,
<a href="#page7">7</a>;</p>
<p class="min2em">de <i>Gugemer</i> et de <i>Graelent</i>,
<a href="#page9">9</a>,
@@ -8407,10 +8369,10 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<a href="#page95">95</a>,
<a href="#page96">96</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Martigny</span> (l'abbé)
+<p class="min4em"><span class="smcap">Martigny</span> (l'abbé)
<a href="#page113">113</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Mathilde</span> (l'impératrice), comtesse d'Anjou, fille de Henry I
+<p class="min4em"><span class="smcap">Mathilde</span> (l'impératrice), comtesse d'Anjou, fille de Henry I
1,
<a href="#page30">30</a>,
<a href="#page31">31</a></p>
@@ -8431,15 +8393,15 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<p class="min4em"><span class="smcap">Maxime</span>, tyran
<a href="#page52">52</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Mèdes</span>
+<p class="min4em"><span class="smcap">Mèdes</span>
<a href="#page69">69</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Merlin</span>. Ses prophéties
+<p class="min4em"><span class="smcap">Merlin</span>. Ses prophéties
<a href="#page27">27</a>,
<a href="#page52">52</a>;</p>
-<p class="min2em">nommé Ambrosius,
+<p class="min2em">nommé Ambrosius,
<a href="#page37">37</a>;</p>
-<p class="min2em">surnommé <i>Sylvester</i>,&mdash;<i>Caledonius</i>,
+<p class="min2em">surnommé <i>Sylvester</i>,&mdash;<i>Caledonius</i>,
<a href="#page48">48</a>,
<a href="#page53">53</a>,
<a href="#page54">54</a>,
@@ -8452,7 +8414,7 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<a href="#page67">67</a>,
<a href="#page69">69</a>;</p>
<p class="min2em">Examen de la <i>Vita Merlini</i>,
-<a href="#page71">71</a> à
+<a href="#page71">71</a> à
<a href="#page89">89</a>;</p>
<p class="min2em">le roman de Merlin
<a href="#page90">90</a>,
@@ -8466,13 +8428,13 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<p class="min4em"><span class="smcap">Michel</span> (M. Francisque),
<a href="#page77">77</a>;</p>
-<p class="min2em">éditeur du poëme du Saint-Graal
+<p class="min2em">éditeur du poëme du Saint-Graal
<a href="#page116">116</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Moïse</span>, chrétien hypocrite puni
+<p class="min4em"><span class="smcap">Moïse</span>, chrétien hypocrite puni
<a href="#page108">108</a></p>
-<p class="min4em"><i>Mont Saint-Michel</i> (le Géant du)
+<p class="min4em"><i>Mont Saint-Michel</i> (le Géant du)
<a href="#page40">40</a>,
<a href="#page60">60</a></p>
@@ -8482,7 +8444,7 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<a href="#page98">98</a>,
<a href="#page99">99</a></p>
-<p class="min4em"><span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> <span class="smcap">Montbéliart</span> (Gauthier de) ou <i>Montbelial</i>
+<p class="min4em"><span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> <span class="smcap">Montbéliart</span> (Gauthier de) ou <i>Montbelial</i>
<a href="#page108">108</a>,
<a href="#page109">109</a>,
<a href="#page111">111</a>,
@@ -8491,13 +8453,13 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<a href="#page114">114</a>,
<a href="#page119">119</a></p>
-<p class="min4em"><i>Montbéliart</i> (comté de),
+<p class="min4em"><i>Montbéliart</i> (comté de),
<a href="#page108">108</a>,
<a href="#page109">109</a>,
<a href="#page110">110</a>,
<a href="#page112">112</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Montbéliart</span> (Richard, comte de)
+<p class="min4em"><span class="smcap">Montbéliart</span> (Richard, comte de)
<a href="#page118">118</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Mordred</span>
@@ -8505,7 +8467,7 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<a href="#page61">61</a>,
<a href="#page76">76</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Morgan</span> (la fée),
+<p class="min4em"><span class="smcap">Morgan</span> (la fée),
<a href="#page11">11</a>,
<a href="#page17">17</a>;</p>
<p class="min2em"><i>Morgen</i> et ses s&oelig;urs: <i>Moronoe</i>,
@@ -8522,9 +8484,9 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<div class="p2">N.</div>
<p class="min4em"><span class="smcap">Nennius</span>; Dissertation sur sa chronique,
-<a href="#page24">24</a> à
+<a href="#page24">24</a> à
<a href="#page70">70</a>;</p>
-<p class="min2em">n'a pas nommé Merlin
+<p class="min2em">n'a pas nommé Merlin
<a href="#page71">71</a>,
<a href="#page80">80</a></p>
@@ -8533,7 +8495,7 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<a href="#page64">64</a>,
<a href="#page71">71</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Noé</span>
+<p class="min4em"><span class="smcap">Noé</span>
<a href="#page48">48</a></p>
<p class="min4em"><i>Norgales</i> ou <i>North-Wales</i>
@@ -8556,7 +8518,7 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<p class="min4em"><span class="smcap">Octa</span>, fils d'Hengist
<a href="#page48">48</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">&OElig;dipe</span> (légende d')
+<p class="min4em"><span class="smcap">&OElig;dipe</span> (légende d')
<a href="#page15">15</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Onze Mille Vierges</span>
@@ -8565,7 +8527,7 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<p class="min4em"><span class="smcap">Orable</span>
<a href="#page22">22</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Orphée</span> (lai d')
+<p class="min4em"><span class="smcap">Orphée</span> (lai d')
<a href="#page14">14</a>,
<a href="#page23">23</a>,
<a href="#page73">73</a></p>
@@ -8573,15 +8535,15 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<p class="min4em"><span class="smcap">Oswald</span>, successeur d'Edwin
<a href="#page67">67</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Ovide</span>. Ses <i>Métamorphoses</i>
+<p class="min4em"><span class="smcap">Ovide</span>. Ses <i>Métamorphoses</i>
<a href="#page15">15</a>,
<a href="#page40">40</a>,
<a href="#page48">48</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Owen</span> (William), éditeur de la <i>Myvyrian Archæology of Wales</i>
+<p class="min4em"><span class="smcap">Owen</span> (William), éditeur de la <i>Myvyrian Archæology of Wales</i>
<a href="#page38">38</a></p>
-<p class="min4em"><i>Oxford</i> (évêché d')
+<p class="min4em"><i>Oxford</i> (évêché d')
<a href="#page28">28</a>,
<a href="#page111">111</a></p>
@@ -8590,13 +8552,13 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<p class="min4em"><span class="smcap">Paganini</span>
<a href="#page18">18</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Palamède</span>
+<p class="min4em"><span class="smcap">Palamède</span>
<a href="#page61">61</a></p>
<p class="min4em"><i>Paris</i>
<a href="#page20">20</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Parrie</span> (H.) et <span class="smcap">Sharp</span> (J.), éditeurs des <i>Monumenta historica britannica</i>
+<p class="min4em"><span class="smcap">Parrie</span> (H.) et <span class="smcap">Sharp</span> (J.), éditeurs des <i>Monumenta historica britannica</i>
<a href="#page29">29</a>,
<a href="#page33">33</a></p>
@@ -8622,7 +8584,7 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<p class="min4em"><span class="smcap">Philippe</span> (II), roi de France
<a href="#page92">92</a></p>
-<p class="min4em"><i>Philistinorum aræ</i>
+<p class="min4em"><i>Philistinorum aræ</i>
<a href="#page36">36</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Phrygiens</span> (les)
@@ -8643,10 +8605,10 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<p class="min4em"><span class="smcap">Pilate</span>
<a href="#page118">118</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Pirame et Tisbé</span> (lai de)
+<p class="min4em"><span class="smcap">Pirame et Tisbé</span> (lai de)
<a href="#page23">23</a></p>
-<p class="min4em"><i>Pommes</i> (île des) ou <i>Fortunée</i>
+<p class="min4em"><i>Pommes</i> (île des) ou <i>Fortunée</i>
<a href="#page86">86</a>,
<a href="#page87">87</a></p>
@@ -8658,19 +8620,19 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<p class="min4em"><span class="smcap">Rabirius</span>
<a href="#page73">73</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Rainouart</span>, transporté dans l'île d'Avalon
+<p class="min4em"><span class="smcap">Rainouart</span>, transporté dans l'île d'Avalon
<a href="#page11">11</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Renaut</span>, trouvère français, auteur du lai d'<i>Ignaurès</i>
+<p class="min4em"><span class="smcap">Renaut</span>, trouvère français, auteur du lai d'<i>Ignaurès</i>
<a href="#page8">8</a></p>
-<p class="min4em"><i>Ribroit</i>, rivière du Somersetshire
+<p class="min4em"><i>Ribroit</i>, rivière du Somersetshire
<a href="#page49">49</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Richard</span> I<sup>er</sup>, duc de Normandie
<a href="#page7">7</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Riculf</span> ou <span class="smcap">Rion</span>, prince norwégien,
+<p class="min4em"><span class="smcap">Riculf</span> ou <span class="smcap">Rion</span>, prince norwégien,
<a href="#page60">60</a>;</p>
<p class="min2em"><span class="smcap">Rion d'Irlande</span>
<a href="#page92">92</a></p>
@@ -8678,18 +8640,18 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<p class="min4em"><span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> <span class="smcap">Robert du Mont-Saint-Michel</span>
<a href="#page62">62</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Robert du Quesnet</span>, évêque de Lincoln, auquel Geoffroy de Monmouth dédie sa <i>Vita Merlini</i>
+<p class="min4em"><span class="smcap">Robert du Quesnet</span>, évêque de Lincoln, auquel Geoffroy de Monmouth dédie sa <i>Vita Merlini</i>
<a href="#page73">73</a>,
<a href="#page75">75</a>,
<a href="#page78">78</a>,
<a href="#page79">79</a>,
<a href="#page80">80</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Robert Grosseteste</span>, évêque de Lincoln
+<p class="min4em"><span class="smcap">Robert Grosseteste</span>, évêque de Lincoln
<a href="#page78">78</a>,
<a href="#page79">79</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Rodarcus</span>, roi de Galles, époux de Ganiede
+<p class="min4em"><span class="smcap">Rodarcus</span>, roi de Galles, époux de Ganiede
<a href="#page76">76</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Roland</span>. Son harpeur Graelent
@@ -8707,7 +8669,7 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<a href="#page17">17</a>;</p>
<p class="min2em">Empire,
<a href="#page46">46</a>;</p>
-<p class="min2em">Évêché,
+<p class="min2em">Évêché,
<a href="#page93">93</a>,
<a href="#page94">94</a>,
<a href="#page97">97</a>,
@@ -8735,10 +8697,10 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<p class="min4em"><i>Saint-Gali</i> (le moine de)
<a href="#page43">43</a></p>
-<p class="min4em"><i>Saint-Germain des Près</i> (abbaye de)
+<p class="min4em"><i>Saint-Germain des Près</i> (abbaye de)
<a href="#page116">116</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Saint Jean</span>. Son Évangile
+<p class="min4em"><span class="smcap">Saint Jean</span>. Son Évangile
<a href="#page63">63</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Saisnes</span> (Chanson de geste des),
@@ -8753,14 +8715,14 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<a href="#page59">59</a>,
<a href="#page103">103</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Salomon</span>, roi de Judée
+<p class="min4em"><span class="smcap">Salomon</span>, roi de Judée
<a href="#page99">99</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Salomon</span>, roi d'Armorique
<a href="#page12">12</a>,
<a href="#page99">99</a></p>
-<p class="min4em"><i>Saverne</i> (la), rivière du Somersetshire
+<p class="min4em"><i>Saverne</i> (la), rivière du Somersetshire
<a href="#page93">93</a></p>
<a id="saxons" name="saxons"></a>
@@ -8793,13 +8755,13 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<p class="min4em"><i>Sicile</i>
<a href="#page113">113</a></p>
-<p class="min4em"><span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> <span class="smcap">Sirènes</span> (les)
+<p class="min4em"><span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> <span class="smcap">Sirènes</span> (les)
<a href="#page40">40</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Solin</span>, historien fabuleux
<a href="#page40">40</a></p>
-<p class="min4em"><i>South-Wales</i>. Son église de Saint-Pierre
+<p class="min4em"><i>South-Wales</i>. Son église de Saint-Pierre
<a href="#page56">56</a></p>
<p class="min4em"><i>Stone-Henge</i> (pierres de),
@@ -8810,7 +8772,7 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<p class="min4em"><span class="smcap">Strabon</span>
<a href="#page7">7</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Suger</span>, abbé de Saint-Denis
+<p class="min4em"><span class="smcap">Suger</span>, abbé de Saint-Denis
<a href="#page25">25</a>,
<a href="#page26">26</a>,
<a href="#page43">43</a>,
@@ -8825,13 +8787,13 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<a href="#page87">87</a>,
<a href="#page88">88</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Tancré</span> (ou Tancrède), roi de Sicile
+<p class="min4em"><span class="smcap">Tancré</span> (ou Tancrède), roi de Sicile
<a href="#page114">114</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Thésée</span> (légende de)
+<p class="min4em"><span class="smcap">Thésée</span> (légende de)
<a href="#page15">15</a></p>
-<p class="min4em"><i>Tours</i>, bâtie par Turnus
+<p class="min4em"><i>Tours</i>, bâtie par Turnus
<a href="#page51">51</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Tristan</span>. Ses lais,
@@ -8852,11 +8814,11 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<a href="#page50">50</a>,
<a href="#page51">51</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Turpin</span> (l'archevêque)
+<p class="min4em"><span class="smcap">Turpin</span> (l'archevêque)
<a href="#page24">24</a>,
<a href="#page25">25</a></p>
-<p class="min4em"><i>Tweed</i>, rivière
+<p class="min4em"><i>Tweed</i>, rivière
<a href="#page83">83</a></p>
<p class="min4em"><i>Tyrrhenum mare</i>
@@ -8888,10 +8850,10 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<p class="min4em"><i>Venise</i>
<a href="#page113">113</a></p>
-<p class="min4em"><span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> <span class="smcap">Vénitiens</span> (les)
+<p class="min4em"><span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> <span class="smcap">Vénitiens</span> (les)
<a href="#page113">113</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Véronique</span> (la)
+<p class="min4em"><span class="smcap">Véronique</span> (la)
<a href="#page102">102</a>,
<a href="#page107">107</a></p>
@@ -8926,14 +8888,14 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<a href="#page75">75</a>,
<a href="#page99">99</a></p>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Walker</span>, auteur d'un <i>Mémoire sur les bardes irlandais</i>.
+<p class="min4em"><span class="smcap">Walker</span>, auteur d'un <i>Mémoire sur les bardes irlandais</i>.
<a href="#page14">14</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Warton</span>
<a href="#page14">14</a>,
<a href="#page35">35</a></p>
-<p class="min4em"><i>Wigh</i> (île de)
+<p class="min4em"><i>Wigh</i> (île de)
<a href="#page76">76</a></p>
<p class="min4em"><span class="smcap">Wilfride</span> (Saint)
@@ -8965,7 +8927,7 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
<div class="p2">Y.</div>
-<p class="min4em"><span class="smcap">Ygierne</span>, mère d'Artus
+<p class="min4em"><span class="smcap">Ygierne</span>, mère d'Artus
<a href="#page40">40</a>,
<a href="#page41">41</a>,
<a href="#page59">59</a></p>
@@ -8987,72 +8949,72 @@ une histoire des rois bretons. G. <span class="smcap">de Wallingford</span>,
</div>
<h2><span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> ADDENDA<br>
-<span class="smaller">à la page <a href="#page102">102</a>, sur le mot <em>Graal</em>.</span></h2>
+<span class="smaller">à la page <a href="#page102">102</a>, sur le mot <em>Graal</em>.</span></h2>
-<p>Il faut bien remarquer que la forme attribuée dans tous les manuscrits
-au vase où le sang du Sauveur avait été recueilli répondait à celle
-d'un calice, et que le mot graal, grael, greal ou greaux répondait
-dans ce sens à celui de plat ou large assiette. Aussi Helinand a-t-il
+<p>Il faut bien remarquer que la forme attribuée dans tous les manuscrits
+au vase où le sang du Sauveur avait été recueilli répondait à celle
+d'un calice, et que le mot graal, grael, greal ou greaux répondait
+dans ce sens à celui de plat ou large assiette. Aussi Helinand a-t-il
soin de dire: <em lang="la">de catino illo, vel paropside;</em> puis: <em lang="la">Gradalis dicitur
-gallice scutella lata et aliquantulum profunda in qua pretiosæ dapes
+gallice scutella lata et aliquantulum profunda in qua pretiosæ dapes
cum suo jure divitibus solent apponi.</em> Comment admettre alors que
-l'idée soit venue d'elle-même à nos romanciers de désigner comme un
-plat, ou large assiette, le vase, apparemment fermé, que portait
-Joseph? il faut présumer une méprise et la confusion de deux sens
-distincts. D'un côté, l'histoire de la relique était écrite dans le
+l'idée soit venue d'elle-même à nos romanciers de désigner comme un
+plat, ou large assiette, le vase, apparemment fermé, que portait
+Joseph? il faut présumer une méprise et la confusion de deux sens
+distincts. D'un côté, l'histoire de la relique était écrite dans le
<em>graduel</em>, ou <em>lectionnaire</em> des Gallois. De l'autre, le mot vulgaire
-répondant au <em>gradualis</em> latin était aussi <em>greal</em>, <em>graal</em>, ou
+répondant au <em>gradualis</em> latin était aussi <em>greal</em>, <em>graal</em>, ou
<em>grael</em>. On parla longtemps du graal ou livre liturgique des Gallois,
-comme renfermant de précieux et mystérieux récits, entre autres celui
-du calice de Joseph d'Arimathie, et l'on finit par donner à ce calice,
-apporté en Angleterre, le nom de <em>graal</em>, parce qu'on en trouvait la
-légende dans le <em>gradale</em> ou <em>graduale</em> gallois. Le secret que les
-clercs gallois faisaient de ce livre liturgique et la curiosité qu'il
-éveillait trouvent également leur justification dans la crainte de la
-désapprobation du clergé orthodoxe, et dans l'espoir d'y trouver la
-révélation des destinées de la race bretonne.</p>
-
-<p>Le grael ou graduel est le recueil des leçons et des répons chantés
-devant les degrés, <em>gradus</em>, de l'autel. <span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> Bède, en son traité
-<cite lang="la">de Remedio peccatorum</cite>, énumère les livres d'Église: <em>Psalterium,
+comme renfermant de précieux et mystérieux récits, entre autres celui
+du calice de Joseph d'Arimathie, et l'on finit par donner à ce calice,
+apporté en Angleterre, le nom de <em>graal</em>, parce qu'on en trouvait la
+légende dans le <em>gradale</em> ou <em>graduale</em> gallois. Le secret que les
+clercs gallois faisaient de ce livre liturgique et la curiosité qu'il
+éveillait trouvent également leur justification dans la crainte de la
+désapprobation du clergé orthodoxe, et dans l'espoir d'y trouver la
+révélation des destinées de la race bretonne.</p>
+
+<p>Le grael ou graduel est le recueil des leçons et des répons chantés
+devant les degrés, <em>gradus</em>, de l'autel. <span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> Bède, en son traité
+<cite lang="la">de Remedio peccatorum</cite>, énumère les livres d'Église: <em>Psalterium,
lectionarium, antiphonarium, missalem, gradalicantum</em>, etc. Dans une
-charte de l'an 1335, en faveur de la chapelle de Blainville: «Je, sire
+charte de l'an 1335, en faveur de la chapelle de Blainville: «Je, sire
de Blainville, ai garnies les dites chapelles d'un messel, et d'un
-<em>grael</em> pour les deux chapelles.»&mdash;<span lang="la">«<span class="smcap">Gradale</span>, <span class="smcap">GRADUALE</span>, id est
+<em>grael</em> pour les deux chapelles.»&mdash;<span lang="la">«<span class="smcap">Gradale</span>, <span class="smcap">GRADUALE</span>, id est
<em>responsum</em> vel <em>responsorium</em>: quia in gradibus canitur. <em>Versus
-gradales.</em>»&mdash;Et Amalaire, au onzième siècle: «Notandum est volumen,
+gradales.</em>»&mdash;Et Amalaire, au onzième siècle: «Notandum est volumen,
quod nos vocamus antiphonarium, tria habere nomina apud Romanos. Quod
dicimus <em>graduale</em>, illi vocant cantatorium, et adhuc <em>juxta morem
antiquum</em> apud illos, in aliquibus ecclesiis uno volumine
-continetur.»</span> (Du Cange.) On appelait l'office du jour le grael ou
-graal, en opposition à l'office nocturne. Aussi voyons-nous dans
-Robert de Boron que Joseph donne rendez-vous à ses compagnons chaque
-jour à heure de tierce, et les avertit d'appeler cet office le service
+continetur.»</span> (Du Cange.) On appelait l'office du jour le grael ou
+graal, en opposition à l'office nocturne. Aussi voyons-nous dans
+Robert de Boron que Joseph donne rendez-vous à ses compagnons chaque
+jour à heure de tierce, et les avertit d'appeler cet office le service
de graal. Le sens des vers est rendu plus clairement par l'ancienne
-traduction: «Et ce non de graal abeli à Joseph; et ensi venoient à
+traduction: «Et ce non de graal abeli à Joseph; et ensi venoient à
tierce, et disoient qu'il alloient au service du graal. Et des lors en
-çà fu donnée à ceste histoire le nom de Graal.»(Manuscrit Didot.) Mais
-les romanciers, poëtes et prosateurs, ne sachant plus l'origine
-véritable du mot, ont voulu l'expliquer et nous en apprendre plus
-qu'ils n'en savaient. Qui maintenant ne reconnaît dans le premier sens
+çà fu donnée à ceste histoire le nom de Graal.»(Manuscrit Didot.) Mais
+les romanciers, poëtes et prosateurs, ne sachant plus l'origine
+véritable du mot, ont voulu l'expliquer et nous en apprendre plus
+qu'ils n'en savaient. Qui maintenant ne reconnaît dans le premier sens
du mot <em>graal</em>, l'office du jour, le diurnal? Un glossaire
-latin-français du douzième siècle porte: <span class="smcap">GRADALE</span>, <em>greel, livre à
+latin-français du douzième siècle porte: <span class="smcap">GRADALE</span>, <em>greel, livre à
chanter la messe</em>. Dans le <cite lang="la">Catholicon armoricum</cite>, grasal, grael, un
-livre à chanter: <em>latinè gradale</em>. En voilà bien assez pour justifier
+livre à chanter: <em>latinè gradale</em>. En voilà bien assez pour justifier
notre explication du <em>Graal</em>.</p>
-<p>Le sens de plat, saucière, en latin <em>catinus</em>, donné à ce mot, est
-également ancien, et sans doute formé de cratera, <em>cratella</em>, comme
+<p>Le sens de plat, saucière, en latin <em>catinus</em>, donné à ce mot, est
+également ancien, et sans doute formé de cratera, <em>cratella</em>, comme
de <em>patera</em> vint <em>petella</em>, <em>paelle</em>. <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> pelle; de <em>crassus</em>,
-gras et gros, etc. Mais, je le répète, il est à peu près impossible
-que le calice fermé dans lequel Joseph était censé conserver le sang
-divin ait d'abord reçu le nom de plat, écuelle ou graal. Ceux auxquels
-on raconta des premiers la légende du sang conservé demandèrent d'où
-elle était tirée: Du <em>Graal</em>, leur répondit-on, que l'on conserve à
-Salisbury, ou à Glastonbury.&mdash;Alors le vase qu'on eût hésité à appeler
-calice fut nommé <em>Graal</em>. Et quand il fallut donner l'explication du
-mot on imagina qu'il avait été adopté parce que le vase <em>agréait</em>, et
-venait au gré de ceux qui participaient à ses vertus.</p>
+gras et gros, etc. Mais, je le répète, il est à peu près impossible
+que le calice fermé dans lequel Joseph était censé conserver le sang
+divin ait d'abord reçu le nom de plat, écuelle ou graal. Ceux auxquels
+on raconta des premiers la légende du sang conservé demandèrent d'où
+elle était tirée: Du <em>Graal</em>, leur répondit-on, que l'on conserve à
+Salisbury, ou à Glastonbury.&mdash;Alors le vase qu'on eût hésité à appeler
+calice fut nommé <em>Graal</em>. Et quand il fallut donner l'explication du
+mot on imagina qu'il avait été adopté parce que le vase <em>agréait</em>, et
+venait au gré de ceux qui participaient à ses vertus.</p>
<p class="p2 center">ERRATA.</p>
@@ -9062,10 +9024,10 @@ venait au gré de ceux qui participaient à ses vertus.</p>
<li><a href="#footnote8">P. 29, <i>note</i>.</a> Perrie, <i>lis.</i> Parrie.</li>
<li><a href="#p33l21">P. 33, <i>lig.</i> 21.</a> Shap, <i>lis.</i> Sharp.</li>
<li><a href="#p33l28">P. 33, <i>lig.</i> 28.</a> s&oelig;ur d'Hengist, <i>lis.</i> fille d'Hengist.</li>
-<li><a href="#page38">P. 38.</a> «Le <i>Brut y Brennined</i> est reconnu par les antiquaires bretons
-comme la traduction de Geoffroy de Monmouth.» Je regrette d'être
-obligé d'excepter de ce nombre mon ingénieux et savant ami, M. de la
-Villemarqué, qui persiste à soutenir toutes les assertions de W. Owen.</li>
+<li><a href="#page38">P. 38.</a> «Le <i>Brut y Brennined</i> est reconnu par les antiquaires bretons
+comme la traduction de Geoffroy de Monmouth.» Je regrette d'être
+obligé d'excepter de ce nombre mon ingénieux et savant ami, M. de la
+Villemarqué, qui persiste à soutenir toutes les assertions de W. Owen.</li>
</ul>
<h2>Notes</h2>
@@ -9075,41 +9037,41 @@ Villemarqué, qui persiste à soutenir toutes les assertions de W. Owen.</li>
<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: Marie de France. <cite>Lai d'Equitan</cite>.</p>
<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a>
-<b><a href="#footnotetag2">2</a></b>: Les deux lais d'Ignaurès et de Guiron ont été les modèles
-du beau roman du <cite>Chastelain de Coucy</cite>, écrit au commencement du
-quatorzième siècle.</p>
+<b><a href="#footnotetag2">2</a></b>: Les deux lais d'Ignaurès et de Guiron ont été les modèles
+du beau roman du <cite>Chastelain de Coucy</cite>, écrit au commencement du
+quatorzième siècle.</p>
<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a>
-<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: Les bardes irlandais étaient renommés en Angleterre et
-même en France, ainsi qu'on peut le conclure de ce passage. Ajoutons
-que sous le règne d'Étienne on voit un prince de North-Wales, Gryfydd
+<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: Les bardes irlandais étaient renommés en Angleterre et
+même en France, ainsi qu'on peut le conclure de ce passage. Ajoutons
+que sous le règne d'Étienne on voit un prince de North-Wales, Gryfydd
ap Conan, faire venir des chantres irlandais pour instruire et
-réformer les bardes gallois. (Walker, <cite>Mém. hist. sur les bardes
-irlandais</cite>, cité par M. Park, dans Warton, <cite>Dissertat.</cite> I.)</p>
+réformer les bardes gallois. (Walker, <cite>Mém. hist. sur les bardes
+irlandais</cite>, cité par M. Park, dans Warton, <cite>Dissertat.</cite> I.)</p>
<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a>
-<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: Quand nos ancêtres admettaient les chanteurs et les
-joueurs d'instruments dans toutes leurs fêtes et dans toutes leurs
-expéditions guerrières, ils nous donnaient un exemple que nous avons
-suivi. Il n'y a pas aujourd'hui un seul régiment qui n'ait son corps
-de musiciens. Seulement, au lieu de généreux chants de guerre, nous
-avons de grands effets d'instruments aussi bien appréciés des chevaux
-que des hommes. Dans le moyen âge, le roi des ménestrels n'était
+<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: Quand nos ancêtres admettaient les chanteurs et les
+joueurs d'instruments dans toutes leurs fêtes et dans toutes leurs
+expéditions guerrières, ils nous donnaient un exemple que nous avons
+suivi. Il n'y a pas aujourd'hui un seul régiment qui n'ait son corps
+de musiciens. Seulement, au lieu de généreux chants de guerre, nous
+avons de grands effets d'instruments aussi bien appréciés des chevaux
+que des hommes. Dans le moyen âge, le roi des ménestrels n'était
souvent que le chef d'orchestre d'un corps de musiciens, et je me
-souviens d'avoir vu, en 1814, des régiments, des hordes de cosaques
-marcher sur des chevaux non sellés, la lance au poing, et précédés de
+souviens d'avoir vu, en 1814, des régiments, des hordes de cosaques
+marcher sur des chevaux non sellés, la lance au poing, et précédés de
plusieurs rangs de chanteurs qui, sans instruments, produisaient les
plus grands effets.</p>
<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a>
-<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: Cette partie de l'Introduction avait été lue à l'Académie
+<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: Cette partie de l'Introduction avait été lue à l'Académie
des Inscriptions et Belles-lettres, quand mon honorable ami, sir
-Frédéric Madden, m'envoya l'étude qu'il venait de publier <cite lang="en">On Geoffroy
-of Monmouth</cite>, en échange de mon travail. Je vis avec une bien grande
+Frédéric Madden, m'envoya l'étude qu'il venait de publier <cite lang="en">On Geoffroy
+of Monmouth</cite>, en échange de mon travail. Je vis avec une bien grande
satisfaction que les conclusions du savant antiquaire anglais
s'accordaient exactement avec les miennes, pour la double date de la
-publication de l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite>. Si j'en avais eu plus tôt
-connaissance, je me serais contenté de traduire tout ce qu'il a si
+publication de l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite>. Si j'en avais eu plus tôt
+connaissance, je me serais contenté de traduire tout ce qu'il a si
bien dit de cette double date.</p>
<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a>
@@ -9118,95 +9080,95 @@ of Monmouth</cite>. In-4<sup>o</sup>, 1848, p. 7.</p>
<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a>
<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: Le nom de famille de l'archidiacre Gautier ou Walter ne
-nous est pas donné par Geoffroy. Mais, en consultant les listes
-d'anciens dignitaires de l'église d'Oxford, on a trouvé Walter of
-Wallingford, contemporain présumé de Geoffroi de Monmouth.</p>
+nous est pas donné par Geoffroy. Mais, en consultant les listes
+d'anciens dignitaires de l'église d'Oxford, on a trouvé Walter of
+Wallingford, contemporain présumé de Geoffroi de Monmouth.</p>
<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a>
<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: <i lang="la">In mirum contuli quod intra mentionem quam de regibus
-Britanniæ Gildas et Beda luculento tractatu fecerant, nihil de regibus
+Britanniæ Gildas et Beda luculento tractatu fecerant, nihil de regibus
qui ante incarnationem Christi Britanniam inhabitaverant, nihil etiam
-de Arturo cæterisque compluribus qui post incarnationem successerunt,
-reperissem: cum et gesta eorum digna æternitatis laude constarent, et
+de Arturo cæterisque compluribus qui post incarnationem successerunt,
+reperissem: cum et gesta eorum digna æternitatis laude constarent, et
a multis populis, quasi inscripta, jocunde et memoriter
-prædicentur</i><a id="footnotetag8-A" name="footnotetag8-A"></a><a href="#footnote8-A" title="Go to footnote 8-A"><span class="smaller">[8-A]</span></a>. (Epistola dedicatoria.)</p>
+prædicentur</i><a id="footnotetag8-A" name="footnotetag8-A"></a><a href="#footnote8-A" title="Go to footnote 8-A"><span class="smaller">[8-A]</span></a>. (Epistola dedicatoria.)</p>
<p><a id="footnote8-A" name="footnote8-A"></a>
-<b><a href="#footnotetag8-A">8-A</a></b>: Ce passage aurait dû empêcher les critiques anglais, et
-même les savants éditeurs des <cite lang="la">Monumenta historica Britannica</cite>, Henri
-Parrie et le Rév. John Sharp, 1848, in-folio, p. 63 de leur préface,
+<b><a href="#footnotetag8-A">8-A</a></b>: Ce passage aurait dû empêcher les critiques anglais, et
+même les savants éditeurs des <cite lang="la">Monumenta historica Britannica</cite>, Henri
+Parrie et le Rév. John Sharp, 1848, in-folio, p. 63 de leur préface,
de croire que Geoffroy de Monmouth, en citant Gildas, entendait parler
-de la <cite>Chronique de Nennius</cite>; cette chronique étant précisément
-consacrée aux rois bretons dont Gildas ne faisait pas même mention.</p>
+de la <cite>Chronique de Nennius</cite>; cette chronique étant précisément
+consacrée aux rois bretons dont Gildas ne faisait pas même mention.</p>
<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a>
-<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: <i lang="la">Hic est Arturus de quo Britonum nugæ hodièque délirant;
-dignus plane quod non fallaces somniarent fabulæ, sed veraces
-prædicarent historiæ; quippe qui labantem patriam diu sustinuerit
-infractasque civium mentes ad bellum acuerit.</i> (De Gestis Angliæ
+<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: <i lang="la">Hic est Arturus de quo Britonum nugæ hodièque délirant;
+dignus plane quod non fallaces somniarent fabulæ, sed veraces
+prædicarent historiæ; quippe qui labantem patriam diu sustinuerit
+infractasque civium mentes ad bellum acuerit.</i> (De Gestis Angliæ
Regum, lib. I.)</p>
<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a>
<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: <cite lang="la">Alvredi Beverlacens. Annales, seu Historia de gestis
-regum Britanniæ lib. IX.</cite></p>
+regum Britanniæ lib. IX.</cite></p>
<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a>
-<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: <span lang="en">«The most remarquable circumstance connected with the
+<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: <span lang="en">«The most remarquable circumstance connected with the
earlier manuscripts of Nennius is that they appear to have been
written <em>abroad</em>, and, in fact, never to have been in England... Every
thing in fact seem to show that this book was new in
England, when it fell into the hands of William of Malmsbury and Henry
of Huntingdon; and we may fairly be allowed to presume that it was
-brought from France.» (<cite>On the litterary history of Geoffroy of
+brought from France.» (<cite>On the litterary history of Geoffroy of
Monmouth</cite>. <i>London</i>, in-4<sup>o</sup>, 1848, f<sup>o</sup> 7.)</span> Cette opinion est d'autant
-plus précieuse que M. Wright ne tire aucune conséquence de l'origine
+plus précieuse que M. Wright ne tire aucune conséquence de l'origine
continentale du Nennius et de son introduction tardive en
Angleterre.</p>
<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a>
<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: Tout ce qui suit ce passage dans les manuscrits de la
chronique de Nennius n'en fait plus partie. Ce sont des additions que
-les copistes ont même eu soin de bien distinguer de ce qui précédait;
-comme la vie de saint Patrice, le récit de la mission d'Augustin,
-etc., etc. Je suis heureux de voir que mon opinion sur le véritable
-terme de la chronique de Nennius est partagée par MM. Parrie et J.
-Sharp. <span lang="la">«There is good ground for believing that all the matter in the
+les copistes ont même eu soin de bien distinguer de ce qui précédait;
+comme la vie de saint Patrice, le récit de la mission d'Augustin,
+etc., etc. Je suis heureux de voir que mon opinion sur le véritable
+terme de la chronique de Nennius est partagée par MM. Parrie et J.
+Sharp. <span lang="la">«There is good ground for believing that all the matter in the
<cite lang="la">Historia Britonum</cite>, later than the accounts of the exploits of
-Arthur, is subsequent interpolation.»</span> (<cite lang="la">Monumenta historica
-Britannica</cite>, t. I, préface, p. 64.)</p>
+Arthur, is subsequent interpolation.»</span> (<cite lang="la">Monumenta historica
+Britannica</cite>, t. I, préface, p. 64.)</p>
<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a>
-<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: Je ne prétends pas cependant nier que certaines
-traditions bretonnes n'aient été écrites même avant que l'on eût
-essayé d'écrire un livre français. Cela, pour ne pas m'être démontré,
+<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: Je ne prétends pas cependant nier que certaines
+traditions bretonnes n'aient été écrites même avant que l'on eût
+essayé d'écrire un livre français. Cela, pour ne pas m'être démontré,
n'est pas impossible: les chefs bretons et leurs bardes peuvent avoir
-senti le besoin de consigner par écrit certains vers prophétiques,
-certaines listes généalogiques, certaines traditions locales et
+senti le besoin de consigner par écrit certains vers prophétiques,
+certaines listes généalogiques, certaines traditions locales et
superstitieuses; mais, si ces feuillets existaient au temps de
-Geoffroy, on peut assurer qu'il ne les a pas consultés et qu'il ne
-laisse supposer nulle part qu'il ait connu ces triades, ces poëmes
-gallois du cinquième au onzième siècle, dont on a fait tant de bruit
+Geoffroy, on peut assurer qu'il ne les a pas consultés et qu'il ne
+laisse supposer nulle part qu'il ait connu ces triades, ces poëmes
+gallois du cinquième au onzième siècle, dont on a fait tant de bruit
et si peu de profit.</p>
<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a>
-<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: Il me semble pourtant qu'on aurait dû remarquer une
-lacune assez apparente dans l'Histoire ecclésiastique de Bède,
-précisément à l'endroit où pouvait se trouver le nom d'Artus, chef des
-guerriers bretons, sous le règne d'Aurélius Ambroise. C'est au
-chapitre XVI de son premier livre, lequel finit ainsi: <span lang="la">«Utebantur eo
+<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: Il me semble pourtant qu'on aurait dû remarquer une
+lacune assez apparente dans l'Histoire ecclésiastique de Bède,
+précisément à l'endroit où pouvait se trouver le nom d'Artus, chef des
+guerriers bretons, sous le règne d'Aurélius Ambroise. C'est au
+chapitre XVI de son premier livre, lequel finit ainsi: <span lang="la">«Utebantur eo
tempore (vers 450) duce Ambrosio Aureliano,... hoc ergo duce, <em>vires
capessunt Britones</em>, et victores provocantes ad pr&oelig;lium,
<em>victoriam</em> ipsi, Deo favente, suscipiunt. Et ex eo tempore nunc
cives, nunc hostes vincebant, usque ad annum obsessionis Badonici
-montis, quando <em>non minimas</em> eisdem hostibus <em>strages dabant: sed hæc
-postmodum</em>.»</span> Il s'agit bien ici de la victoire de Bath ou du mont
-Badon, dont on s'accorde à faire honneur à Artus. Or, après ce mot,
+montis, quando <em>non minimas</em> eisdem hostibus <em>strages dabant: sed hæc
+postmodum</em>.»</span> Il s'agit bien ici de la victoire de Bath ou du mont
+Badon, dont on s'accorde à faire honneur à Artus. Or, après ce mot,
<em lang="la">sed postmodum</em>, qu'il faut entendre, <em>mais nous en parlerons plus
-tard</em>, on doit penser que Bède reviendra sur ces grands événements
-dans les chapitres suivants. Il n'en est rien cependant: il passe à
-l'histoire de l'hérésie Pélagienne, raconte une victoire des Bretons
-due aux prières et au courage de saint Germain, puis arrive à la
-conversion des Saxons, commencée près d'un siècle après la victoire du
+tard</em>, on doit penser que Bède reviendra sur ces grands événements
+dans les chapitres suivants. Il n'en est rien cependant: il passe à
+l'histoire de l'hérésie Pélagienne, raconte une victoire des Bretons
+due aux prières et au courage de saint Germain, puis arrive à la
+conversion des Saxons, commencée près d'un siècle après la victoire du
mont Badon.</p>
<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a>
@@ -9214,8 +9176,8 @@ mont Badon.</p>
Saxones contra regibus Britannorum. Sed ipse dux erat bellorum.</i></p>
<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a>
-<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: On retrouverait peut-être cette fable dans le Roman de
-Troie de Benoît de Sainte-Maure, poëte contemporain de Geoffroy de
+<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: On retrouverait peut-être cette fable dans le Roman de
+Troie de Benoît de Sainte-Maure, poëte contemporain de Geoffroy de
Monmouth.</p>
<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a>
@@ -9223,15 +9185,15 @@ Monmouth.</p>
<em>Caermarthen</em>, dans le Southwall.</p>
<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a>
-<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: Geoffroi de Monmouth, qui n'avait assurément pas trouvé
+<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: Geoffroi de Monmouth, qui n'avait assurément pas trouvé
ce discours de Maugantius dans un ancien livre breton, reparlera dans
-le poëme <cite lang="la">de Vita Merlini</cite> de cette classe d'esprits intermédiaires:</p>
+le poëme <cite lang="la">de Vita Merlini</cite> de cette classe d'esprits intermédiaires:</p>
<p class="poem10" lang="la">
- <i>At cacodæmonibus post lunam subtus abundat,<br>
+ <i>At cacodæmonibus post lunam subtus abundat,<br>
Qui nos decipiunt et temtant, fallere docti,<br>
Et sibi multotiens ex aere corpore sumpto<br>
- Nobis apparent, et plurima sæpe sequuntur;<br>
+ Nobis apparent, et plurima sæpe sequuntur;<br>
Quin etiam coitu mulieres aggrediuntur<br>
Et faciunt gravidas, generantes more prophano.<br>
Sic igitur c&oelig;los habitatos ordine terno<br>
@@ -9239,39 +9201,39 @@ le poëme <cite lang="la">de Vita Merlini</cite> de cette classe d'esprits interm
<p class="source">(<cite lang="la">Vita Merlini</cite>, v. 780.)</p>
-<p>Apulée, dans le curieux livre du Démon de Socrate, parle en effet de
-ces esprits intermédiaires, mais il se tait des <em>Incubes</em>, dont saint
-Augustin rappelle les faits et gestes, au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> livre de la <cite>Cité de
+<p>Apulée, dans le curieux livre du Démon de Socrate, parle en effet de
+ces esprits intermédiaires, mais il se tait des <em>Incubes</em>, dont saint
+Augustin rappelle les faits et gestes, au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> livre de la <cite>Cité de
Dieu</cite>.</p>
<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a>
-<b><a href="#footnotetag19">19</a></b>: <cite lang="la">Girald. Cambr. Walliæ Descriptio. Cap. VII</cite>. (Cité par
+<b><a href="#footnotetag19">19</a></b>: <cite lang="la">Girald. Cambr. Walliæ Descriptio. Cap. VII</cite>. (Cité par
M. Th. Wright.)</p>
<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a>
<b><a href="#footnotetag20">20</a></b>: <i lang="la">Cum enim sermone sit admodum impolitus atque insipidus,
paucis eum vel transcribere vel habere curantibus, raro
invenitur</i>.&mdash;Il se pourrait ici que Guillaume de Newburg entendit par
-le livre de Gildas celui que nous attribuons à Nennius, et qui, dans
-plusieurs manuscrits du douzième siècle, porte cette attribution.</p>
+le livre de Gildas celui que nous attribuons à Nennius, et qui, dans
+plusieurs manuscrits du douzième siècle, porte cette attribution.</p>
<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a>
<b><a href="#footnotetag21">21</a></b>: <i lang="la">Pro expiandis his Britonum maculis.</i></p>
<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a>
<b><a href="#footnotetag22">22</a></b>: <i lang="la">Cum de Merlino divulgato rumore</i>. Expressions
-curieuses, qui semblent assez bien prouver que la réputation de Merlin
-était alors de date récente, même chez les Gallo-Bretons. Nennius ne
-l'avait pas même nommé. Les pages de Guillaume de Newburg citées plus
-haut (page <a href="#page65">65</a>) confirment encore le peu d'ancienneté de la tradition
+curieuses, qui semblent assez bien prouver que la réputation de Merlin
+était alors de date récente, même chez les Gallo-Bretons. Nennius ne
+l'avait pas même nommé. Les pages de Guillaume de Newburg citées plus
+haut (page <a href="#page65">65</a>) confirment encore le peu d'ancienneté de la tradition
merlinesque.</p>
<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a>
<b><a href="#footnotetag23">23</a></b>: Les tours de Merlin, ses prestiges, sont souvent
-désignés comme autant de jeux.</p>
+désignés comme autant de jeux.</p>
<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a>
-<b><a href="#footnotetag24">24</a></b>: Publiée d'après le manuscrit de Londres. Paris, Didot,
+<b><a href="#footnotetag24">24</a></b>: Publiée d'après le manuscrit de Londres. Paris, Didot,
1837; in-8.</p>
<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a>
@@ -9281,15 +9243,15 @@ désignés comme autant de jeux.</p>
Sicque ruit, mersusque fuit lignoque pependit,<br>
Et fecit vatem per terna pericula verum.</p>
-<p>Il faut remarquer que sir Walter Scott, d'après l'ancien chroniqueur
-écossais Fordun, a commis une étrange méprise en appliquant cette
-prophétie du triple genre de mort de la même personne à Merlin
-lui-même: «Merlin, according to his own prediction, perished at once
+<p>Il faut remarquer que sir Walter Scott, d'après l'ancien chroniqueur
+écossais Fordun, a commis une étrange méprise en appliquant cette
+prophétie du triple genre de mort de la même personne à Merlin
+lui-même: «Merlin, according to his own prediction, perished at once
by wood, earth and water. For being pursued with stones by the
rustics, he fell from a rock into the river Tweed, and was transfixed
-by a sharp stake fixed there for the purpose of extending a fish-net.»
-Et là-dessus de citer quatre vers dont les deux derniers appartiennent
-au poëme de Geoffroy:</p>
+by a sharp stake fixed there for the purpose of extending a fish-net.»
+Et là-dessus de citer quatre vers dont les deux derniers appartiennent
+au poëme de Geoffroy:</p>
<p class="poem10">
Inde perfossus, lapide percussus, et unda<br>
@@ -9297,27 +9259,27 @@ au poëme de Geoffroy:</p>
Sicque ruit mersusque fuit, lignoque prehensus,<br>
Et fecit vatem per terna pericula verum.</p>
-<p>Nouvelle preuve de la facilité avec laquelle les traditions se
+<p>Nouvelle preuve de la facilité avec laquelle les traditions se
transforment et se corrompent.</p>
<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a>
-<b><a href="#footnotetag26">26</a></b>: Il n'y avait rien à tirer de ce singulier épisode,
-emprunté sans doute à quelque ancien lai. On n'en retrouve aucune
+<b><a href="#footnotetag26">26</a></b>: Il n'y avait rien à tirer de ce singulier épisode,
+emprunté sans doute à quelque ancien lai. On n'en retrouve aucune
trace dans les romans de la Table ronde.</p>
<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a>
-<b><a href="#footnotetag27">27</a></b>: Morgen n'est pas encore dans le poëme la s&oelig;ur
+<b><a href="#footnotetag27">27</a></b>: Morgen n'est pas encore dans le poëme la s&oelig;ur
d'Artus.</p>
<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a>
-<b><a href="#footnotetag28">28</a></b>: «Ferebantur per ora,» dit Alfred de Beverley, vers 1160,
-«multorum narrationes de historia Britonum; notamque rusticitatis
-incurrebat qui talium narrationum scientiam non habebat.» (Cité par
+<b><a href="#footnotetag28">28</a></b>: «Ferebantur per ora,» dit Alfred de Beverley, vers 1160,
+«multorum narrationes de historia Britonum; notamque rusticitatis
+incurrebat qui talium narrationum scientiam non habebat.» (Cité par
sir Fred. Madden.)</p>
<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a>
-<b><a href="#footnotetag29">29</a></b>: Je préviens une fois pour toutes que je laisse au mot
-<em>roman</em> son ancienne signification de <em>livre écrit en français</em>.</p>
+<b><a href="#footnotetag29">29</a></b>: Je préviens une fois pour toutes que je laisse au mot
+<em>roman</em> son ancienne signification de <em>livre écrit en français</em>.</p>
<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a>
<b><a href="#footnotetag30">30</a></b>: <cite>Moines d'Occident</cite>, t. III, p. 24, 25.</p>
@@ -9326,56 +9288,56 @@ sir Fred. Madden.)</p>
<b><a href="#footnotetag31">31</a></b>: P. <a href="#page87">87</a>.</p>
<p><a id="footnote32" name="footnote32"></a>
-<b><a href="#footnotetag32">32</a></b>: Bède, après avoir parlé de cette supputation différente
-du temps pascal, ajoute pourtant: «Alia plurima unitati ecclesiasticæ
-contraria faciebant. Sed suas potius traditiones universis quæ per
-orbem concordant ecclesiis, præferebant» (lib. II, ch. <span class="smcap">II</span>).</p>
+<b><a href="#footnotetag32">32</a></b>: Bède, après avoir parlé de cette supputation différente
+du temps pascal, ajoute pourtant: «Alia plurima unitati ecclesiasticæ
+contraria faciebant. Sed suas potius traditiones universis quæ per
+orbem concordant ecclesiis, præferebant» (lib. II, ch. <span class="smcap">II</span>).</p>
<p><a id="footnote33" name="footnote33"></a>
-<b><a href="#footnotetag33">33</a></b>: <i lang="la">Quia acri erat ingenii, didicit citissimè Psalmos et
+<b><a href="#footnotetag33">33</a></b>: <i lang="la">Quia acri erat ingenii, didicit citissimè Psalmos et
aliquos codices, necdum quidem attonsus</i>.</p>
<p><a id="footnote34" name="footnote34"></a>
-<b><a href="#footnotetag34">34</a></b>: Aujourd'hui Holy-Island, en Écosse, à quatre lieues de
+<b><a href="#footnotetag34">34</a></b>: Aujourd'hui Holy-Island, en Écosse, à quatre lieues de
Berwick.</p>
<p><a id="footnote35" name="footnote35"></a>
-<b><a href="#footnotetag35">35</a></b>: <i lang="la">Animadvertit animi sagacis minimè perfectam esse
-virtutis viam quæ tradebatur a Scotis.</i></p>
+<b><a href="#footnotetag35">35</a></b>: <i lang="la">Animadvertit animi sagacis minimè perfectam esse
+virtutis viam quæ tradebatur a Scotis.</i></p>
<p lang="la"><a id="footnote36" name="footnote36"></a>
<b><a href="#footnotetag36">36</a></b>: <i>Veniens Romam, ac meditatim rerum ecclesiasticarum
quotidiana mancipatus instantia, pervenit ad amicitiam viri
sanctissimi Bonifacii... cujus magisterio quatuor Evangeliorum libros
-ex ordine didicit, computum Paschæ rationabilem et alia multa quæ in
+ex ordine didicit, computum Paschæ rationabilem et alia multa quæ in
patria nequiverat, eodem magistro tradente, percepit.</i></p>
<p><a id="footnote37" name="footnote37"></a>
<b><a href="#footnotetag37">37</a></b>: La <em>Nef de Salomon</em> dont l'imagination gallo-bretonne a
-tiré un si merveilleux parti dans le <cite>Saint-Graal</cite> et la seconde
-partie de <cite>Lancelot</cite>, doit peut-être son inspiration à l'un des
-vaisseaux fournis par le roi breton Salomon à Cadwallad.</p>
+tiré un si merveilleux parti dans le <cite>Saint-Graal</cite> et la seconde
+partie de <cite>Lancelot</cite>, doit peut-être son inspiration à l'un des
+vaisseaux fournis par le roi breton Salomon à Cadwallad.</p>
<p><a id="footnote38" name="footnote38"></a>
-<b><a href="#footnotetag38">38</a></b>: Tunc demum, revelatis etiam cæterorum sanctorum
-reliquiis, quæ propter paganorum invasionem absconditæ fuerant,
+<b><a href="#footnotetag38">38</a></b>: Tunc demum, revelatis etiam cæterorum sanctorum
+reliquiis, quæ propter paganorum invasionem absconditæ fuerant,
amissum regnum recuperarent, etc.</p>
<p><a id="footnote39" name="footnote39"></a>
-<b><a href="#footnotetag39">39</a></b>: La suite des histoires de Petrus, d'Alain et de Moïse,
+<b><a href="#footnotetag39">39</a></b>: La suite des histoires de Petrus, d'Alain et de Moïse,
se retrouve en effet dans le roman en prose du Saint-Graal.</p>
<p><a id="footnote40" name="footnote40"></a>
-<b><a href="#footnotetag40">40</a></b>: Ce qui rendait l'attribution séduisante, c'est qu'un
+<b><a href="#footnotetag40">40</a></b>: Ce qui rendait l'attribution séduisante, c'est qu'un
autre rimeur contemporain, Geoffroy Gaimar, nous apprend que Walter
-Espac ou Espec lui avait communiqué un livre d'histoires ou
-généalogies galloises:</p>
+Espac ou Espec lui avait communiqué un livre d'histoires ou
+généalogies galloises:</p>
<p class="poem10">
Il (<i>Gaimar</i>) purchassa maint essemplaire,<br>
Livres angleis et par grammaire,<br>
Et en romans et en latin;...<br>
- Il enveiad à Helmeslac<br>
+ Il enveiad à Helmeslac<br>
Pur le livre Walter Espac;<br>
Robers li bons cuens de Glocestre<br>
Fist translater icelle geste<br>
@@ -9385,99 +9347,99 @@ généalogies galloises:</p>
Li quens Robers li enveia...<br>
Geffray Gaimart cest livre escrist<br>
Et les transcendances i mist<br>
- Que li Walleis orent lessié.<br>
- Que il avoit ains purchassié,<br>
- U fust à dreit u fust à tort,<br>
+ Que li Walleis orent lessié.<br>
+ Que il avoit ains purchassié,<br>
+ U fust à dreit u fust à tort,<br>
Le bon livre d'Oxenefort<br>
Ki fu Walter l'Arcediaen;<br>
S'en amenda son livre bien.<br>
En ce tens que je le retreis<br>
- Ô monseigneur Gautier en peis<br>
+ Ô monseigneur Gautier en peis<br>
Qui de Monbelial esteit.</p>
<p><a id="footnote41" name="footnote41"></a>
-<b><a href="#footnotetag41">41</a></b>: Voyez dans le précieux <cite>Dictionnaire des Antiquités
-chrétiennes</cite> de l'abbé Martigny, l'article <cite lang="la">In pace</cite>, mot que bon
-nombre d'épitaphes portent simplement, sans l'addition de <em lang="la">requiescat:
+<b><a href="#footnotetag41">41</a></b>: Voyez dans le précieux <cite>Dictionnaire des Antiquités
+chrétiennes</cite> de l'abbé Martigny, l'article <cite lang="la">In pace</cite>, mot que bon
+nombre d'épitaphes portent simplement, sans l'addition de <em lang="la">requiescat:
Urse in pace&mdash;Achillen in pace;&mdash;Victori,&mdash;Donati, in pace.</em></p>
<p><a id="footnote42" name="footnote42"></a>
<b><a href="#footnotetag42">42</a></b>: M. le professeur Jonckbloet, de La Haye, dans un
-excellent travail sur les poëmes de Chrestien de Troyes, a mis hors de
-doute l'antériorité des romans en prose du <cite>Lancelot</cite> et de la <cite>Quête
-du Graal</cite> sur les poëmes de la <cite>Charrette</cite>, du <cite>Chevalier au Lion</cite> et
+excellent travail sur les poëmes de Chrestien de Troyes, a mis hors de
+doute l'antériorité des romans en prose du <cite>Lancelot</cite> et de la <cite>Quête
+du Graal</cite> sur les poëmes de la <cite>Charrette</cite>, du <cite>Chevalier au Lion</cite> et
de <cite>Perceval</cite>.</p>
<p><a id="footnote43" name="footnote43"></a>
-<b><a href="#footnotetag43">43</a></b>: Le seul manuscrit qui l'ait conservé vient de l'abbaye
-de Saint-Germain des Prés, et porte aujourd'hui, dans la Bibliothèque
-impériale, le n<sup>o</sup> 1987. Il est réuni à un texte de l'<em>Image du monde</em>
-de Gautier de Metz; ce qui vient encore à l'appui de l'origine
-présumée lorraine de la composition.</p>
+<b><a href="#footnotetag43">43</a></b>: Le seul manuscrit qui l'ait conservé vient de l'abbaye
+de Saint-Germain des Prés, et porte aujourd'hui, dans la Bibliothèque
+impériale, le n<sup>o</sup> 1987. Il est réuni à un texte de l'<em>Image du monde</em>
+de Gautier de Metz; ce qui vient encore à l'appui de l'origine
+présumée lorraine de la composition.</p>
<p><a id="footnote44" name="footnote44"></a>
-<b><a href="#footnotetag44">44</a></b>: J'en ai jusqu'à présent reconnu quatre manuscrits: deux
-dans la Bibliothèque impériale, un à l'Arsenal, un autre dans le
-précieux cabinet de mon honorable ami M. Ambr.-Firmin Didot.</p>
+<b><a href="#footnotetag44">44</a></b>: J'en ai jusqu'à présent reconnu quatre manuscrits: deux
+dans la Bibliothèque impériale, un à l'Arsenal, un autre dans le
+précieux cabinet de mon honorable ami M. Ambr.-Firmin Didot.</p>
<p><a id="footnote45" name="footnote45"></a>
<b><a href="#footnotetag45">45</a></b>: Robert de Boron semble penser ici que Dieu avait
interdit l'arbre de la science du bien et du mal, parce que la pomme
-fatale devait ouvrir leur imagination aux appétits charnels, et les
-priver ainsi de l'innocence dans laquelle ils avaient été créés. «Et
-ils virent qu'ils étaient nus,» se contente de dire la Genèse.</p>
+fatale devait ouvrir leur imagination aux appétits charnels, et les
+priver ainsi de l'innocence dans laquelle ils avaient été créés. «Et
+ils virent qu'ils étaient nus,» se contente de dire la Genèse.</p>
<p><a id="footnote46" name="footnote46"></a>
-<b><a href="#footnotetag46">46</a></b>: «Marie prit ensuite une livre d'huile de senteur d'un
-nard excellent et de grand prix, elle en lava les pieds de Jésus et
-les essuya avec ses cheveux; et la maison fut embaumée de cette
-liqueur.&mdash;Alors Judas l'Iscariote, qui devait le livrer, dit: «Que
+<b><a href="#footnotetag46">46</a></b>: «Marie prit ensuite une livre d'huile de senteur d'un
+nard excellent et de grand prix, elle en lava les pieds de Jésus et
+les essuya avec ses cheveux; et la maison fut embaumée de cette
+liqueur.&mdash;Alors Judas l'Iscariote, qui devait le livrer, dit: «Que
n'a-t-on vendu cette liqueur trois cents deniers et que ne les a-t-on
-donnés aux pauvres?» Ce qu'il dit, non qu'il s'intéressât pour les
-pauvres, mais parce que c'était un voleur, et qu'étant chargé de la
-bourse, il avait entre les mains ce qu'on y mettait.» (S. Jean, chap.
+donnés aux pauvres?» Ce qu'il dit, non qu'il s'intéressât pour les
+pauvres, mais parce que c'était un voleur, et qu'étant chargé de la
+bourse, il avait entre les mains ce qu'on y mettait.» (S. Jean, chap.
XI, v. 3.)</p>
<p><a id="footnote47" name="footnote47"></a>
-<b><a href="#footnotetag47">47</a></b>: Passage remarquable qui semble répondre au développement
+<b><a href="#footnotetag47">47</a></b>: Passage remarquable qui semble répondre au développement
de l'axiome: <em>Fais ce que je dis, non ce que je fais</em>. On voit ici que
-Robert de Boron n'hésite pas à regarder Pierre comme le chef de
-l'Église. On ne retrouvera plus cela dans le <cite>Saint-Graal</cite>.</p>
+Robert de Boron n'hésite pas à regarder Pierre comme le chef de
+l'Église. On ne retrouvera plus cela dans le <cite>Saint-Graal</cite>.</p>
<p><a id="footnote48" name="footnote48"></a>
<b><a href="#footnotetag48">48</a></b>:</p>
<p class="poem10">
- Séans ot un vessel mout grant,<br>
- Où Crist faiseit son sacrement.</p>
+ Séans ot un vessel mout grant,<br>
+ Où Crist faiseit son sacrement.</p>
<p>Il serait naturel d'entendre par ce mot <em>sacrement</em> l'institution de
-l'Eucharistie. Cependant l'auteur semble plutôt désigner ici le bassin
-dans lequel Jésus-Christ avait lavé ses mains en rendant grâces après
-le repas. Il y aurait alors une méprise du copiste, qui aurait mis
+l'Eucharistie. Cependant l'auteur semble plutôt désigner ici le bassin
+dans lequel Jésus-Christ avait lavé ses mains en rendant grâces après
+le repas. Il y aurait alors une méprise du copiste, qui aurait mis
<em>sacrement</em> au lieu de <em>lavement</em>. On sait que saint Jean est le seul
-qui ait parlé du <em>lavement des pieds</em>, et qu'il n'a rien dit de
-l'Eucharistie. C'est peut-être parce que les inventeurs de la légende
-du Graal connaissaient seulement l'Évangile de saint Jean, qu'ils
-conçurent l'idée d'un vase eucharistique qui donnait cette autre
-explication de la présence réelle, dans le sacrifice de la messe.</p>
+qui ait parlé du <em>lavement des pieds</em>, et qu'il n'a rien dit de
+l'Eucharistie. C'est peut-être parce que les inventeurs de la légende
+du Graal connaissaient seulement l'Évangile de saint Jean, qu'ils
+conçurent l'idée d'un vase eucharistique qui donnait cette autre
+explication de la présence réelle, dans le sacrifice de la messe.</p>
<p><a id="footnote49" name="footnote49"></a>
-<b><a href="#footnotetag49">49</a></b>: Le nom grec de lance est &#955;&#959;&#947;&#967;&#951;, d'où
+<b><a href="#footnotetag49">49</a></b>: Le nom grec de lance est &#955;&#959;&#947;&#967;&#951;, d'où
l'on a fait Longin, nom propre du soldat qui avait ouvert de sa
-<em>lance</em> le côté de Notre-Seigneur.</p>
+<em>lance</em> le côté de Notre-Seigneur.</p>
<p><a id="footnote50" name="footnote50"></a>
-<b><a href="#footnotetag50">50</a></b>: Cette circonstance se trouve dans l'Évangile de Nicodème.</p>
+<b><a href="#footnotetag50">50</a></b>: Cette circonstance se trouve dans l'Évangile de Nicodème.</p>
<p><a id="footnote51" name="footnote51"></a>
-<b><a href="#footnotetag51">51</a></b>: La peinture, au douzième siècle, employait constamment
+<b><a href="#footnotetag51">51</a></b>: La peinture, au douzième siècle, employait constamment
l'or sur les tablettes qui recevaient le dessin et la couleur, soit
-pour remplir les fonds, soit pour varier les vêtements.</p>
+pour remplir les fonds, soit pour varier les vêtements.</p>
<p><a id="footnote52" name="footnote52"></a>
-<b><a href="#footnotetag52">52</a></b>: Milton, je ne sais d'après quelle autorité, a prolongé
-de six jours le temps que les mauvais anges mirent à descendre du haut
+<b><a href="#footnotetag52">52</a></b>: Milton, je ne sais d'après quelle autorité, a prolongé
+de six jours le temps que les mauvais anges mirent à descendre du haut
des cieux dans le fond des enfers:</p>
<p class="poem10">
@@ -9488,24 +9450,24 @@ des cieux dans le fond des enfers:</p>
<p class="source">(Book I.)</p>
<p><a id="footnote53" name="footnote53"></a>
-<b><a href="#footnotetag53">53</a></b>: C'est ici qu'un feuillet du manuscrit a été enlevé. Nous
-le suppléons à l'aide de la rédaction en prose.</p>
+<b><a href="#footnotetag53">53</a></b>: C'est ici qu'un feuillet du manuscrit a été enlevé. Nous
+le suppléons à l'aide de la rédaction en prose.</p>
<p><a id="footnote54" name="footnote54"></a>
-<b><a href="#footnotetag54">54</a></b>: Ici finit la lacune dans le poëme.</p>
+<b><a href="#footnotetag54">54</a></b>: Ici finit la lacune dans le poëme.</p>
<p><a id="footnote55" name="footnote55"></a>
-<b><a href="#footnotetag55">55</a></b>: Tout cela a été changé dans la seconde composition, le
+<b><a href="#footnotetag55">55</a></b>: Tout cela a été changé dans la seconde composition, le
<cite>Saint Graal</cite>. Ce n'est plus le petit-fils de Bron, petit-neveu de
-Joseph, qui doit remplir le siége vide, c'est Galaad, à la suite des
-temps. Avant lui, Lancelot doit ouvrir le gouffre où fut précipité
-Moïse qu'il ne délivrera pas.</p>
+Joseph, qui doit remplir le siége vide, c'est Galaad, à la suite des
+temps. Avant lui, Lancelot doit ouvrir le gouffre où fut précipité
+Moïse qu'il ne délivrera pas.</p>
<p><a id="footnote56" name="footnote56"></a>
<b><a href="#footnotetag56">56</a></b>:</p>
<p class="poem10">
- Qui recréront ma compagnie<br>
+ Qui recréront ma compagnie<br>
Et la teue, ne doute mie,<br>
De Moyses se clameront<br>
Et durement l'accuseront.</p>
@@ -9513,13 +9475,13 @@ Moïse qu'il ne délivrera pas.</p>
<p>Le dernier vers jette un peu d'incertitude sur le sens. Le texte en
prose rend ainsi le passage: <em>Et cil qui recroiront ma compagnie
clameront la sepulture cors Moys</em>. Cet endroit semble rappeler d'un
-côté l'épître de saint Jude, vers 5 et 9; de l'autre l'Évangile saint
-Matthieu, ch. XXIII, § 1, 2 et 3:</p>
+côté l'épître de saint Jude, vers 5 et 9; de l'autre l'Évangile saint
+Matthieu, ch. XXIII, § 1, 2 et 3:</p>
-<p>«Jésus, parlant au peuple et à ses disciples, dit:&mdash;Les Scribes et les
-Pharisiens sont sur la <em>chaire de Moïse</em>.&mdash;Observez et faites ce
+<p>«Jésus, parlant au peuple et à ses disciples, dit:&mdash;Les Scribes et les
+Pharisiens sont sur la <em>chaire de Moïse</em>.&mdash;Observez et faites ce
qu'ils diront, mais ne faites pas comme eux; car ils disent et ne font
-pas.»</p>
+pas.»</p>
<p><a id="footnote57" name="footnote57"></a>
<b><a href="#footnotetag57">57</a></b>:</p>
@@ -9527,42 +9489,42 @@ pas.»</p>
<p class="poem10">
Prisrent les selonc la viez loi,<br>
Tous sans orgueil et sans bufoi,<br>
- En la forme de sainte Église.</p>
+ En la forme de sainte Église.</p>
<p class="source">(V. 295.)</p>
<p><a id="footnote58" name="footnote58"></a>
<b><a href="#footnotetag58">58</a></b>: Ces Vaus d'Avaron, vers Occident, rappellent les
-fontaines d'<em>Alaron</em> que le poëme de Merlin place en Grande-Bretagne:</p>
+fontaines d'<em>Alaron</em> que le poëme de Merlin place en Grande-Bretagne:</p>
<p class="poem10" lang="la">
Sic Bladudus eos, regni dum sceptra teneret,<br>
- Constituit nomenque suæ consortis <em>Alaron</em> (v. 873).</p>
+ Constituit nomenque suæ consortis <em>Alaron</em> (v. 873).</p>
<p><a id="footnote59" name="footnote59"></a>
<b><a href="#footnotetag59">59</a></b>: Il y a une sorte de contradiction entre ces vers:</p>
<p class="poem10">
Et tu, quant tout ce fait aras,<br>
- Dou siecle te départiras,<br>
+ Dou siecle te départiras,<br>
Si venras en parfaite joie<br>
Qui as boens est et si est moie;<br>
Ce est en pardurable vie....</p>
<p class="source">(V. 3395.)</p>
-<p>et ce qu'on lit plus loin, après le récit du départ de Bron:</p>
+<p>et ce qu'on lit plus loin, après le récit du départ de Bron:</p>
<p class="poem10">
Ainsi Joseph se demoura...<br>
- En la terre là ù fu nez:<br>
- Et Joseph si est demourés.</p>
+ En la terre là ù fu nez:<br>
+ Et Joseph si est demourés.</p>
<p class="source">(V. 3455.)</p>
-<p>Mais ces derniers vers sont transposés et peut-être sottement ajoutés.
-En tous cas, que Joseph soit retourné en Syrie ou soit mort après le
-départ de Bron, d'Alain et de Petrus, un voit que Robert ne le faisait
+<p>Mais ces derniers vers sont transposés et peut-être sottement ajoutés.
+En tous cas, que Joseph soit retourné en Syrie ou soit mort après le
+départ de Bron, d'Alain et de Petrus, un voit que Robert ne le faisait
pas aborder en Albion.</p>
<p><a id="footnote60" name="footnote60"></a>
@@ -9570,7 +9532,7 @@ pas aborder en Albion.</p>
<p class="poem10">
Dont furent <em>puis</em> maintes paroles<br>
- Contées, qui ne sont pas folles.</p>
+ Contées, qui ne sont pas folles.</p>
<p class="source">(V. 3457.)</p>
@@ -9579,282 +9541,282 @@ pas aborder en Albion.</p>
<p class="poem10">
Et ce tens que je la <em>retreis</em>,...<br>
- Unques <em>retraite</em> esté n'aveit.</p>
+ Unques <em>retraite</em> esté n'aveit.</p>
<p><a id="footnote62" name="footnote62"></a>
-<b><a href="#footnotetag62">62</a></b>: Six heures du matin.&mdash;<em>Tierce</em> répond à neuf; <em>Sexte</em>,
-<em>None</em> et <em>Vêpres</em> à midi, trois et six heures.</p>
+<b><a href="#footnotetag62">62</a></b>: Six heures du matin.&mdash;<em>Tierce</em> répond à neuf; <em>Sexte</em>,
+<em>None</em> et <em>Vêpres</em> à midi, trois et six heures.</p>
<p><a id="footnote63" name="footnote63"></a>
-<b><a href="#footnotetag63">63</a></b>: «Car là où la vérité vient, la figure doit arrières
+<b><a href="#footnotetag63">63</a></b>: «Car là où la vérité vient, la figure doit arrières
estre mise. Les autres jours sacre-l'en en remembrance de ce que il fu
-sacrefiés. Mais à celui jour du saint venredi fu-il veraiement
-sacrefiés; car il n'i a point de senifiance, puis que li jours est
-venus que il fu voirement sacrefiés.»</p>
+sacrefiés. Mais à celui jour du saint venredi fu-il veraiement
+sacrefiés; car il n'i a point de senifiance, puis que li jours est
+venus que il fu voirement sacrefiés.»</p>
<p><a id="footnote64" name="footnote64"></a>
-<b><a href="#footnotetag64">64</a></b>: Je n'ai retrouvé la trace d'aucun de ces noms de lieu.
-Je suis assez disposé à les croire défigurés.</p>
+<b><a href="#footnotetag64">64</a></b>: Je n'ai retrouvé la trace d'aucun de ces noms de lieu.
+Je suis assez disposé à les croire défigurés.</p>
<p><a id="footnote65" name="footnote65"></a>
-<b><a href="#footnotetag65">65</a></b>: «Une lieuve galesche.» Je crois que ces lieues sont les
-milles, dont les Anglais ont le bon sens de préférer le nom
-traditionnel à celui de <em>double kilomètre</em>.</p>
+<b><a href="#footnotetag65">65</a></b>: «Une lieuve galesche.» Je crois que ces lieues sont les
+milles, dont les Anglais ont le bon sens de préférer le nom
+traditionnel à celui de <em>double kilomètre</em>.</p>
<p><a id="footnote66" name="footnote66"></a>
-<b><a href="#footnotetag66">66</a></b>: Ancien synonyme de petit logis. Il est encore usité par
-les bûcherons et forestiers.</p>
+<b><a href="#footnotetag66">66</a></b>: Ancien synonyme de petit logis. Il est encore usité par
+les bûcherons et forestiers.</p>
<p><a id="footnote67" name="footnote67"></a>
<b><a href="#footnotetag67">67</a></b>: Ce mot reviendra si souvent qu'il faut le conserver:
-c'est une terre non cultivée, comme il y en avait tant alors.</p>
+c'est une terre non cultivée, comme il y en avait tant alors.</p>
<p><a id="footnote68" name="footnote68"></a>
-<b><a href="#footnotetag68">68</a></b>: «Requéist de sa perde» (ms. 759), «reçut» ms. 747.</p>
+<b><a href="#footnotetag68">68</a></b>: «Requéist de sa perde» (ms. 759), «reçut» ms. 747.</p>
<p><a id="footnote69" name="footnote69"></a>
-<b><a href="#footnotetag69">69</a></b>: Il y a dans ce préambule plusieurs points très-obscurs
-qui pourraient bien être autant d'interpolations, et se rattacher à
-l'intention qu'avaient les Assembleurs de faire du prêtre, auteur de
-la légende latine, le fils de Nascien, ou Nascien, dont on va bientôt
-parler. Ainsi l'allusion au combat mortel «des deux plus vaillants
-chevaliers du monde,» ainsi le «chemin de Pleurs,» peuvent s'appliquer
-au dernier épisode des romans de la Table ronde. Après la mort du roi
-Artus, Nascien, ou le fils de Nascien, aurait renoncé aux armes pour
+<b><a href="#footnotetag69">69</a></b>: Il y a dans ce préambule plusieurs points très-obscurs
+qui pourraient bien être autant d'interpolations, et se rattacher à
+l'intention qu'avaient les Assembleurs de faire du prêtre, auteur de
+la légende latine, le fils de Nascien, ou Nascien, dont on va bientôt
+parler. Ainsi l'allusion au combat mortel «des deux plus vaillants
+chevaliers du monde,» ainsi le «chemin de Pleurs,» peuvent s'appliquer
+au dernier épisode des romans de la Table ronde. Après la mort du roi
+Artus, Nascien, ou le fils de Nascien, aurait renoncé aux armes pour
prendre l'habit religieux, et c'est alors qu'il aurait eu la vision
-qui lui ordonnait de transcrire le livre divin du Graal. Rien n'était
-assurément plus absurde que de faire d'un prêtre du huitième siècle le
+qui lui ordonnait de transcrire le livre divin du Graal. Rien n'était
+assurément plus absurde que de faire d'un prêtre du huitième siècle le
contemporain d'autres personnages appartenant les uns au premier, les
-autres au cinquième siècle de notre ère. Mais, au temps de
+autres au cinquième siècle de notre ère. Mais, au temps de
Philippe-Auguste, on ne reculait pas encore devant de pareilles
-énormités. Les siècles passés ne semblaient former qu'une seule et
-grande époque, où se réunissaient toutes les célébrités de l'histoire;
-comme dans la toile peinte par Paul Delaroche pour l'hémicycle de
-l'École des Beaux-Arts.</p>
+énormités. Les siècles passés ne semblaient former qu'une seule et
+grande époque, où se réunissaient toutes les célébrités de l'histoire;
+comme dans la toile peinte par Paul Delaroche pour l'hémicycle de
+l'École des Beaux-Arts.</p>
<p><a id="footnote70" name="footnote70"></a>
-<b><a href="#footnotetag70">70</a></b>: Non sa s&oelig;ur, comme dans le poëme. Var. Éliab.</p>
+<b><a href="#footnotetag70">70</a></b>: Non sa s&oelig;ur, comme dans le poëme. Var. Éliab.</p>
<p><a id="footnote71" name="footnote71"></a>
-<b><a href="#footnotetag71">71</a></b>: Tolomeus ou <em>Tholomée</em> est le nom francisé <em>Ptolémée</em>;
-car les syllabes initiales <em>pto</em>, <em>sta</em>, <em>spa</em>, <em>stra</em>, répugnaient à
-l'ancienne langue française: on supprimait alors la première consonne,
-ou on la faisait précéder de la voyelle <em>e</em>, qui rendait la
+<b><a href="#footnotetag71">71</a></b>: Tolomeus ou <em>Tholomée</em> est le nom francisé <em>Ptolémée</em>;
+car les syllabes initiales <em>pto</em>, <em>sta</em>, <em>spa</em>, <em>stra</em>, répugnaient à
+l'ancienne langue française: on supprimait alors la première consonne,
+ou on la faisait précéder de la voyelle <em>e</em>, qui rendait la
prononciation supportable.</p>
<p><a id="footnote72" name="footnote72"></a>
-<b><a href="#footnotetag72">72</a></b>: «Cil qui tel ordre auront, des ores en avant le
-rechevront de Josephe par toutes les terres où je metrai et toi et ta
-semence.» Voilà le point où l'Église bretonne se séparait de l'Église
-catholique. Elle ne voulait pas que ses prélats reçussent leur
-consécration du Pape de Rome, et réclamait ce droit en faveur de
-l'archevêque d'York, élu lui-même par le peuple et le clergé breton.
-Mais cette prétention schismatique, ne menaçant pas d'être contagieuse
-et n'ayant pas empêché le souverain pontife, au moins à partir de la
-fin du dixième siècle, de présider au choix ou de sanctionner
-l'élection des prélats gallois et bretons, la cour de Rome, toujours
-sage et prudente, ne s'éleva pas contre l'exposition romanesque des
-origines de l'Église bretonne. Armée de l'incomparable autorité de
-l'Évangile: <em>Tu es Petrus, et super hanc petram</em>, etc., elle laissa
+<b><a href="#footnotetag72">72</a></b>: «Cil qui tel ordre auront, des ores en avant le
+rechevront de Josephe par toutes les terres où je metrai et toi et ta
+semence.» Voilà le point où l'Église bretonne se séparait de l'Église
+catholique. Elle ne voulait pas que ses prélats reçussent leur
+consécration du Pape de Rome, et réclamait ce droit en faveur de
+l'archevêque d'York, élu lui-même par le peuple et le clergé breton.
+Mais cette prétention schismatique, ne menaçant pas d'être contagieuse
+et n'ayant pas empêché le souverain pontife, au moins à partir de la
+fin du dixième siècle, de présider au choix ou de sanctionner
+l'élection des prélats gallois et bretons, la cour de Rome, toujours
+sage et prudente, ne s'éleva pas contre l'exposition romanesque des
+origines de l'Église bretonne. Armée de l'incomparable autorité de
+l'Évangile: <em>Tu es Petrus, et super hanc petram</em>, etc., elle laissa
dire les romanciers, et ne rechercha pas le livre latin sur lequel ils
s'appuyaient sans en divulguer le texte original.</p>
<p><a id="footnote73" name="footnote73"></a>
-<b><a href="#footnotetag73">73</a></b>: Ici le romancier ajoute que cette chaire était encore de
-son temps conservée dans la ville de Sarras, sous le nom de Siége
-spirituel. Jamais homme n'eut la témérité de s'y asseoir sans être
-frappé de mort ou privé de quelqu'un de ses membres. Plus tard, le roi
-d'Égypte Oclefaus essayera vainement de la mouvoir: quand il voudra
-s'y asseoir, les yeux lui voleront de la tête; il sera, le reste de
-ses jours, privé de l'usage de ses membres.</p>
+<b><a href="#footnotetag73">73</a></b>: Ici le romancier ajoute que cette chaire était encore de
+son temps conservée dans la ville de Sarras, sous le nom de Siége
+spirituel. Jamais homme n'eut la témérité de s'y asseoir sans être
+frappé de mort ou privé de quelqu'un de ses membres. Plus tard, le roi
+d'Égypte Oclefaus essayera vainement de la mouvoir: quand il voudra
+s'y asseoir, les yeux lui voleront de la tête; il sera, le reste de
+ses jours, privé de l'usage de ses membres.</p>
<p><a id="footnote74" name="footnote74"></a>
<b><a href="#footnotetag74">74</a></b>: C'est la distinction du pouvoir temporel et du pouvoir
spirituel.</p>
<p><a id="footnote75" name="footnote75"></a>
-<b><a href="#footnotetag75">75</a></b>: «D'un afaitierre de viex soliers.»</p>
+<b><a href="#footnotetag75">75</a></b>: «D'un afaitierre de viex soliers.»</p>
<p><a id="footnote76" name="footnote76"></a>
<b><a href="#footnotetag76">76</a></b>: Le surnom de Seraste semble une corruption du mot
<em>Sebastos</em>, souverain, qu'on lit sur les monnaies grecques des
-Ptolémées à la suite de leur nom. Quant à Félix, on sait qu'il fut
-réellement procurateur de Syrie. D'ailleurs le choix de la ville de
-Meaux et les éloges donnés à la France n'offrent-ils pas déjà une
-présomption en faveur de l'origine française de l'auteur?</p>
+Ptolémées à la suite de leur nom. Quant à Félix, on sait qu'il fut
+réellement procurateur de Syrie. D'ailleurs le choix de la ville de
+Meaux et les éloges donnés à la France n'offrent-ils pas déjà une
+présomption en faveur de l'origine française de l'auteur?</p>
<p><a id="footnote77" name="footnote77"></a>
-<b><a href="#footnotetag77">77</a></b>: Ce nom aurait signifié, suivant notre romancier <em>tardif
-en créance</em>. Saracinthe, <em>pleine de foi</em>. Le porte-étendard
+<b><a href="#footnotetag77">77</a></b>: Ce nom aurait signifié, suivant notre romancier <em>tardif
+en créance</em>. Saracinthe, <em>pleine de foi</em>. Le porte-étendard
Clamacides, <em>gonfalonier de N.-S.</em></p>
<p><a id="footnote78" name="footnote78"></a>
-<b><a href="#footnotetag78">78</a></b>: Cette punition de la curiosité de Nascien, géminée avec
-la punition de Mordrain, est renouvelée dans un des chapitres
+<b><a href="#footnotetag78">78</a></b>: Cette punition de la curiosité de Nascien, géminée avec
+la punition de Mordrain, est renouvelée dans un des chapitres
suivants.</p>
<p><a id="footnote79" name="footnote79"></a>
-<b><a href="#footnotetag79">79</a></b>: Corporal, linge bénit que le prêtre étend sur l'autel
+<b><a href="#footnotetag79">79</a></b>: Corporal, linge bénit que le prêtre étend sur l'autel
pour mettre le calice dessus et ensuite l'hostie. (Dictionnaire de
-l'Académie.)</p>
+l'Académie.)</p>
<p><a id="footnote80" name="footnote80"></a>
-<b><a href="#footnotetag80">80</a></b>: Il importe de remarquer que cet épisode n'est pas
-conservé dans le second texte, qui a servi de modèle aux imprimés. Là,
+<b><a href="#footnotetag80">80</a></b>: Il importe de remarquer que cet épisode n'est pas
+conservé dans le second texte, qui a servi de modèle aux imprimés. Là,
les compagnons de Joseph trouvent dans le bois, sans le demander, les
-meilleures viandes, et le Saint-Esprit ne parle à Joseph que pour lui
-ordonner de coucher avec sa femme Éliab. Comparez le ms. 749, f<sup>o</sup> 90.
-et l'éd. de Ph. Lenoir, 1523, f<sup>o</sup> 89.</p>
+meilleures viandes, et le Saint-Esprit ne parle à Joseph que pour lui
+ordonner de coucher avec sa femme Éliab. Comparez le ms. 749, f<sup>o</sup> 90.
+et l'éd. de Ph. Lenoir, 1523, f<sup>o</sup> 89.</p>
<p><a id="footnote81" name="footnote81"></a>
-<b><a href="#footnotetag81">81</a></b>: On peut admettre que ce récit est inspiré par ce que le
-romancier savait de la guerre faite par Pompée aux pirates qui
-infestaient la Méditerranée.</p>
+<b><a href="#footnotetag81">81</a></b>: On peut admettre que ce récit est inspiré par ce que le
+romancier savait de la guerre faite par Pompée aux pirates qui
+infestaient la Méditerranée.</p>
<p><a id="footnote82" name="footnote82"></a>
<b><a href="#footnotetag82">82</a></b>: Le nord-ouest.</p>
<p><a id="footnote83" name="footnote83"></a>
-<b><a href="#footnotetag83">83</a></b>: Nous nous étions contenté d'indiquer ce songe, page
+<b><a href="#footnotetag83">83</a></b>: Nous nous étions contenté d'indiquer ce songe, page
<a href="#page200">200</a>.</p>
<p><a id="footnote84" name="footnote84"></a>
<b><a href="#footnotetag84">84</a></b>: <em>Li establissieres del monde.</em> On voit que notre auteur
-croyait à l'éternité des quatre éléments, de ce que nous appelons la
-Matière.</p>
+croyait à l'éternité des quatre éléments, de ce que nous appelons la
+Matière.</p>
<p><a id="footnote85" name="footnote85"></a>
<b><a href="#footnotetag85">85</a></b>: Ce calcul est juste; et la mention des stades (<em>estas</em>)
-semble indiquer pour cette légende une origine grecque ou byzantine.</p>
+semble indiquer pour cette légende une origine grecque ou byzantine.</p>
<p><a id="footnote86" name="footnote86"></a>
-<b><a href="#footnotetag86">86</a></b>: La hardiesse et la témérité de ces derniers paragraphes
-sont réellement inconcevables. On ose ainsi placer le <cite>Saint-Graal</cite>
-au-dessus des Évangiles, puisque ceux-ci furent seulement écrits sous
-l'inspiration, et non de la propre main de Jésus-Christ. «Mais,»
-ajoute ici le prétendu secrétaire de Dieu, «il convient de revenir aux
-paroles de la véritable histoire, à laquelle ce qu'on vient de lire a
-été ajouté.»</p>
+<b><a href="#footnotetag86">86</a></b>: La hardiesse et la témérité de ces derniers paragraphes
+sont réellement inconcevables. On ose ainsi placer le <cite>Saint-Graal</cite>
+au-dessus des Évangiles, puisque ceux-ci furent seulement écrits sous
+l'inspiration, et non de la propre main de Jésus-Christ. «Mais,»
+ajoute ici le prétendu secrétaire de Dieu, «il convient de revenir aux
+paroles de la véritable histoire, à laquelle ce qu'on vient de lire a
+été ajouté.»</p>
<p><a id="footnote87" name="footnote87"></a>
<b><a href="#footnotetag87">87</a></b>: L'enhoudeure.</p>
<p><a id="footnote88" name="footnote88"></a>
-<b><a href="#footnotetag88">88</a></b>: On voit que notre auteur ne connaissait que par ouï dire
-la sainte Bible: autrement, Josué, devenu, de par les poëtes du moyen
-âge, un des Neuf preux, ne serait pas ici le contemporain de Salomon,
-et, bien plus, son beau-frère.</p>
+<b><a href="#footnotetag88">88</a></b>: On voit que notre auteur ne connaissait que par ouï dire
+la sainte Bible: autrement, Josué, devenu, de par les poëtes du moyen
+âge, un des Neuf preux, ne serait pas ici le contemporain de Salomon,
+et, bien plus, son beau-frère.</p>
<p><a id="footnote89" name="footnote89"></a>
-<b><a href="#footnotetag89">89</a></b>: Variante de la lance qui blessa Joseph, fut brisée et
-ressoudée par un ange.</p>
+<b><a href="#footnotetag89">89</a></b>: Variante de la lance qui blessa Joseph, fut brisée et
+ressoudée par un ange.</p>
<p><a id="footnote90" name="footnote90"></a>
-<b><a href="#footnotetag90">90</a></b>: «Par pitiet d'umaine semblance» (f<sup>o</sup> 143 v<sup>o</sup>).</p>
+<b><a href="#footnotetag90">90</a></b>: «Par pitiet d'umaine semblance» (f<sup>o</sup> 143 v<sup>o</sup>).</p>
<p><a id="footnote91" name="footnote91"></a>
-<b><a href="#footnotetag91">91</a></b>: «Son chapel de bonnet.» Ms. 2455, f<sup>o</sup> 145. Le bonnet
-était, je crois, la bourre de soie; nous avons plus tard transporté à
+<b><a href="#footnotetag91">91</a></b>: «Son chapel de bonnet.» Ms. 2455, f<sup>o</sup> 145. Le bonnet
+était, je crois, la bourre de soie; nous avons plus tard transporté à
la coiffure le nom du tissu.</p>
<p><a id="footnote92" name="footnote92"></a>
-<b><a href="#footnotetag92">92</a></b>: Légende géminée ou deux fois employée. Voyez plus haut
-l'histoire de la guérison de Gaius.</p>
+<b><a href="#footnotetag92">92</a></b>: Légende géminée ou deux fois employée. Voyez plus haut
+l'histoire de la guérison de Gaius.</p>
<p><a id="footnote93" name="footnote93"></a>
-<b><a href="#footnotetag93">93</a></b>: Cette belle légende d'Hippocrate, ou Ipocras, a été
-mise, à partir du XV<sup>e</sup> siècle, sur le compte de Virgile. Elle a été
-plusieurs fois imprimée, avec le titre: «<cite>Les faits merveilleux de
+<b><a href="#footnotetag93">93</a></b>: Cette belle légende d'Hippocrate, ou Ipocras, a été
+mise, à partir du XV<sup>e</sup> siècle, sur le compte de Virgile. Elle a été
+plusieurs fois imprimée, avec le titre: «<cite>Les faits merveilleux de
Virgile</cite>.</p>
<p><a id="footnote94" name="footnote94"></a>
-<b><a href="#footnotetag94">94</a></b>: L'autre texte, ms. 747, dit qu'ils approchèrent du
-royaume de Norgalles, et devant un château nommé <em>Calaf</em>. Il est en
+<b><a href="#footnotetag94">94</a></b>: L'autre texte, ms. 747, dit qu'ils approchèrent du
+royaume de Norgalles, et devant un château nommé <em>Calaf</em>. Il est en
effet bien douteux que les romanciers n'aient pas entendu conduire les
-chrétiens dans le pays de Galles.</p>
+chrétiens dans le pays de Galles.</p>
<p><a id="footnote95" name="footnote95"></a>
-<b><a href="#footnotetag95">95</a></b>: C'est une réminiscence des quarante années que Joseph
-avait passées dans la Tour dont Vespasien l'avait tiré.</p>
+<b><a href="#footnotetag95">95</a></b>: C'est une réminiscence des quarante années que Joseph
+avait passées dans la Tour dont Vespasien l'avait tiré.</p>
<p><a id="footnote96" name="footnote96"></a>
-<b><a href="#footnotetag96">96</a></b>: Longtown est une ville située à l'extrémité
-septentrionale du Cumberland: ainsi le Norgalles répond à cette
+<b><a href="#footnotetag96">96</a></b>: Longtown est une ville située à l'extrémité
+septentrionale du Cumberland: ainsi le Norgalles répond à cette
province.</p>
<p><a id="footnote97" name="footnote97"></a>
-<b><a href="#footnotetag97">97</a></b>: «Et firent son lit environner de prosne de fer.» (Ms.
+<b><a href="#footnotetag97">97</a></b>: «Et firent son lit environner de prosne de fer.» (Ms.
2455. f<sup>o</sup> 257.) <em>Prosne</em> doit venir non de <em lang="la">pr&oelig;conium</em>, mais de
-<em lang="la">proscenium</em>, et le sens primitif doit être barre de tribune, ou
-échafaud avancé; de là le prône du curé. On appelle encore, bien que
-l'Académie ne le dise pas, la petite porte à claire-voie, que l'on
-ouvre et ferme quand la véritable porte est ouverte, un <em>prône</em>.</p>
+<em lang="la">proscenium</em>, et le sens primitif doit être barre de tribune, ou
+échafaud avancé; de là le prône du curé. On appelle encore, bien que
+l'Académie ne le dise pas, la petite porte à claire-voie, que l'on
+ouvre et ferme quand la véritable porte est ouverte, un <em>prône</em>.</p>
<p><a id="footnote98" name="footnote98"></a>
-<b><a href="#footnotetag98">98</a></b>: Le curieux épisode qu'on va lire a été supprimé dans le
-plus grand nombre des manuscrits et dans les deux éditions gothiques
-du XVI<sup>e</sup> siècle.</p>
+<b><a href="#footnotetag98">98</a></b>: Le curieux épisode qu'on va lire a été supprimé dans le
+plus grand nombre des manuscrits et dans les deux éditions gothiques
+du XVI<sup>e</sup> siècle.</p>
<p><a id="footnote99" name="footnote99"></a>
<b><a href="#footnotetag99">99</a></b>: Voyez plus haut, page <a href="#page274">274</a>.</p>
<p><a id="footnote100" name="footnote100"></a>
-<b><a href="#footnotetag100">100</a></b>: Ce curieux épisode de Grimaud, emprunté à quelque récit
+<b><a href="#footnotetag100">100</a></b>: Ce curieux épisode de Grimaud, emprunté à quelque récit
oriental, est omis dans la plupart des manuscrits du Saint-Graal. Je
-ne l'ai même reconnu que dans le n<sup>o</sup> 2455.</p>
+ne l'ai même reconnu que dans le n<sup>o</sup> 2455.</p>
<p><a id="footnote101" name="footnote101"></a>
-<b><a href="#footnotetag101">101</a></b>: Aujourd'hui Colchester, à l'extrémité du comté de
+<b><a href="#footnotetag101">101</a></b>: Aujourd'hui Colchester, à l'extrémité du comté de
Sussex. C'est l'ancienne <em>Camulodunum</em>.</p>
<p><a id="footnote102" name="footnote102"></a>
<b><a href="#footnotetag102">102</a></b>: Voyez plus haut, pp. <a href="#page143">143</a>-<a href="#page146">146</a>.</p>
<p><a id="footnote103" name="footnote103"></a>
-<b><a href="#footnotetag103">103</a></b>: Mais, avant de mourir, «Matagran fist mettre en escrit
-toutes les paroles que Josephe destinoit de l'espée; et par ce
-furent-eles sceues d'oir en oir, et sont encoires jusc'à jourd'ui.»
+<b><a href="#footnotetag103">103</a></b>: Mais, avant de mourir, «Matagran fist mettre en escrit
+toutes les paroles que Josephe destinoit de l'espée; et par ce
+furent-eles sceues d'oir en oir, et sont encoires jusc'à jourd'ui.»
(Ms. 2453, f<sup>o</sup> 313.)</p>
<p><a id="footnote104" name="footnote104"></a>
<b><a href="#footnotetag104">104</a></b>: Cette distribution d'une grande habitation, le jardin,
-le préau et les appartements, n'est pas sans quelque rapport avec nos
-maisons dont le jardin s'ouvre devant les fenêtres par un large gazon,
+le préau et les appartements, n'est pas sans quelque rapport avec nos
+maisons dont le jardin s'ouvre devant les fenêtres par un large gazon,
et se continue plus ou moins loin.</p>
<p><a id="footnote105" name="footnote105"></a>
-<b><a href="#footnotetag105">105</a></b>: Le combat à pied.</p>
+<b><a href="#footnotetag105">105</a></b>: Le combat à pied.</p>
<p><a id="footnote106" name="footnote106"></a>
-<b><a href="#footnotetag106">106</a></b>: En anglais: <em>Orkney</em>, en français: <em>Îles Orcades</em>.</p>
+<b><a href="#footnotetag106">106</a></b>: En anglais: <em>Orkney</em>, en français: <em>Îles Orcades</em>.</p>
<p><a id="footnote107" name="footnote107"></a>
-<b><a href="#footnotetag107">107</a></b>: Il y aurait à dire bien des choses sur ce passage. Ce
+<b><a href="#footnotetag107">107</a></b>: Il y aurait à dire bien des choses sur ce passage. Ce
traducteur de l'histoire de Brut est sans doute notre Wace. Wace,
-ainsi que Bède, rapporte aux missionnaires envoyés par le pape
-Éleuthère, en 156 de J.-C., la conversion du roi Luce et de son
+ainsi que Bède, rapporte aux missionnaires envoyés par le pape
+Éleuthère, en 156 de J.-C., la conversion du roi Luce et de son
peuple. Et remarquons que notre romancier, au lieu de citer Geoffroi
-de Monmouth, n'allègue ici que son traducteur français, d'où l'on a
+de Monmouth, n'allègue ici que son traducteur français, d'où l'on a
droit de conjecturer qu'il ne connaissait pas le livre latin. C'est
-une nouvelle raison de penser qu'il écrivait en France et qu'il était
-Français. S'il eût écrit en Angleterre, il aurait eu beau ne pas
-savoir de lettres, c'est-à-dire de latin, la rumeur publique lui
-aurait fait connaître bien plutôt l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite> de l'Anglais
+une nouvelle raison de penser qu'il écrivait en France et qu'il était
+Français. S'il eût écrit en Angleterre, il aurait eu beau ne pas
+savoir de lettres, c'est-à-dire de latin, la rumeur publique lui
+aurait fait connaître bien plutôt l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite> de l'Anglais
Geoffroi, que le roman de <em>Brut</em> du Normand Wace.</p>
<p><a id="footnote108" name="footnote108"></a>
-<b><a href="#footnotetag108">108</a></b>: On voit ici comment ce fameux Gauvain appartenait à la
-lignée de Joseph d'Arimathie, dont Pierre, son premier ancêtre, était
+<b><a href="#footnotetag108">108</a></b>: On voit ici comment ce fameux Gauvain appartenait à la
+lignée de Joseph d'Arimathie, dont Pierre, son premier ancêtre, était
cousin germain ou issu de germain.</p>
<p><a id="footnote109" name="footnote109"></a>
-<b><a href="#footnotetag109">109</a></b>: Cet incident, répétition de l'histoire de Mordrain,
-sert à justifier un épisode de la <cite>Quête du Graal</cite>.</p>
+<b><a href="#footnotetag109">109</a></b>: Cet incident, répétition de l'histoire de Mordrain,
+sert à justifier un épisode de la <cite>Quête du Graal</cite>.</p>
<p><a id="footnote110" name="footnote110"></a>
-<b><a href="#footnotetag110">110</a></b>: J'ai déjà fait remarquer que Boron citait plusieurs
-fois le <cite>Brut</cite> et nulle part l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite>. De là l'induction
-qu'il ne connaissait pas le texte latin, et qu'il écrivait son livre
+<b><a href="#footnotetag110">110</a></b>: J'ai déjà fait remarquer que Boron citait plusieurs
+fois le <cite>Brut</cite> et nulle part l'<cite lang="la">Historia Britonum</cite>. De là l'induction
+qu'il ne connaissait pas le texte latin, et qu'il écrivait son livre
en France.</p>
<p><a id="footnote111" name="footnote111"></a>
@@ -9863,418 +9825,44 @@ en France.</p>
<p><a id="footnote112" name="footnote112"></a>
<b><a href="#footnotetag112">112</a></b>: La branche d'<cite>Artus</cite> dans quelques manuscrits, comme le
n<sup>o</sup> 370, ouvre le volume. Dans d'autres, comme le n<sup>o</sup> 747, elle est
-franchement séparée du <cite>Merlin</cite>, dont les dernières lignes emploient
-seules le haut du <em>verso</em> précédent. Dans d'autres, une grande
-initiale en marque assez bien la séparation: mais, ailleurs encore,
-les deux parties ne sont pas même distinguées par un alinéa. Après les
-derniers mots, ils continuent: «et après la mi aout que li rois Artus
-fu couronnés, tint li rois cour grand et merveilleux...» La main des
-assembleurs est facile à reconnaître dans cette fusion arbitraire.</p>
+franchement séparée du <cite>Merlin</cite>, dont les dernières lignes emploient
+seules le haut du <em>verso</em> précédent. Dans d'autres, une grande
+initiale en marque assez bien la séparation: mais, ailleurs encore,
+les deux parties ne sont pas même distinguées par un alinéa. Après les
+derniers mots, ils continuent: «et après la mi aout que li rois Artus
+fu couronnés, tint li rois cour grand et merveilleux...» La main des
+assembleurs est facile à reconnaître dans cette fusion arbitraire.</p>
<p><a id="footnote113" name="footnote113"></a>
<b><a href="#footnotetag113">113</a></b>: Voyez plus haut, p. <a href="#page65">65</a>.</p>
<p><a id="footnote114" name="footnote114"></a>
-<b><a href="#footnotetag114">114</a></b>: Le début du <cite>Merlin</cite> était déjà préparé dans les
-premières lignes du <cite>Joseph</cite>; on y voit le péché originel brouiller
-l'homme avec la justice divine, et nous rendre la propriété inévitable
-du démon, si Dieu ne consent à s'offrir lui-même pour notre rançon.</p>
+<b><a href="#footnotetag114">114</a></b>: Le début du <cite>Merlin</cite> était déjà préparé dans les
+premières lignes du <cite>Joseph</cite>; on y voit le péché originel brouiller
+l'homme avec la justice divine, et nous rendre la propriété inévitable
+du démon, si Dieu ne consent à s'offrir lui-même pour notre rançon.</p>
<p><a id="footnote115" name="footnote115"></a>
-<b><a href="#footnotetag115">115</a></b>: J'ai pensé que cette première table donnerait aux
-lecteurs des romans de la Table Ronde un moyen facile de recourir à
+<b><a href="#footnotetag115">115</a></b>: J'ai pensé que cette première table donnerait aux
+lecteurs des romans de la Table Ronde un moyen facile de recourir à
l'une ou l'autre des dissertations dont l'Introduction se compose. La
-<em>Table générale</em> terminera le quatrième et dernier volume.</p>
+<em>Table générale</em> terminera le quatrième et dernier volume.</p>
</div>
<div class="p4 tn">
-<p>Notes au lecteur de ce fichier numérique:</p>
+<p>Notes au lecteur de ce fichier numérique:</p>
-<p>&mdash;Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
-corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.<br>
+<p>&mdash;Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.<br>
-&mdash;Les corrections présentes dans l'errata ont été appliquées dans le texte.<br>
+&mdash;Les corrections présentes dans l'errata ont été appliquées dans le texte.<br>
-&mdash;Dans la note 11, "Every think in fact seem" a été remplacé par
+&mdash;Dans la note 11, "Every think in fact seem" a été remplacé par
"Every thing in fact seem".<br>
&mdash;Note 101, Colchester se trouve en fait dans l'Essex.</p>
</div>
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Les Romans de la Table Ronde (1 / 5), by Anonyme
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES ROMANS DE LA TABLE RONDE ***
-
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-such as creation of derivative works, reports, performances and
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-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
-and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
-works. See paragraph 1.E below.
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-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
-or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
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-collection are in the public domain in the United States. If an
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-are removed. Of course, we hope that you will support the Project
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+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 42743 ***</div>
</body>
</html>